Numéro 02 - 24h01 - Mai 2014

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ENTRE LIVRE ET MAGAZINE

VINGT-QUATRE HEURES UNE

N°02 - 2014

Printemps / Été —

18,50 € - 9 772295 289002 41

DOSSIER FOOT | BD - HUMEUR - PORTRAIT - REPORTAGE

ET AUSSI : DU MIEL sur les toits de Bruxelles | HASANKEYF engloutie sous les eaux | CASSEURS d’épaves | LE NÈGRE de Mandela | COUP DE GRISOU à Meulenberg | JE SUIS un homme...


Regarde de tous tes yeux, regarde ! JULES VERNE, MICHEL STROGOFF


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ÉDITO Nous avons tenu notre promesse : le n°02 de Vingt-quatre heures une est au rendez-vous ! Il faut dire que vous nous avez largement encouragés lors du lancement de ce premier mook belge. Quel accueil pour le n°01, au point de devoir faire un nouveau tirage en urgence, avec un délai d’attente qui ne vous a pas démo­ tivés. Comment ne pas se réjouir de l’engouement de nos premiers suiveurs ? Le courrier des lecteurs en témoigne ! Comment ne pas être interpellés par les nombreuses propositions d’articles, d’illustrations, de reportages photo reçues depuis octobre dernier ? Et que dire encore des autres médias qui ont salué l’arrivée d’un projet à contre courant mais qui semble répondre à un besoin profond dans le paysage médiatique belge ? Un énorme merci ! Nous vous livrons le fruit d’un travail passionné, créatif, sérieux et minutieux. Dans ce numéro, à nouveau de nombreux sujets belges. Un dossier « Foot » aux accents bien de chez nous, en marge d’un Mondial brésilien qui promet d’être assourdissant. Un portfolio sur un musée qui ferme pour mieux renaître. Des échos du tournage d’un thriller dans les Ardennes. Des incursions de l’autre côté de la frontière linguistique. Et une pincée d’élections... Également des sujets venus du Québec, du Burundi, de Turquie, d’Équateur ou encore de Syrie : autant de regards sur des réalités touchantes, difficiles, différentes, qui interrogent. Avec la complicité d’illustrateurs, photographes, bédéistes talentueux et généreux et une ligne graphique fidèle à ses débuts, mais qui se veut plus affirmée et toujours à la recherche du bon équilibre entre contenu et visuels. 24h01 continue de se positionner comme un projet romantique et rebelle qui invite ses lecteurs à la réflexion, à la rencontre d’une diversité de points de vue. 24h01 persiste dans cette volonté de se tenir loin des sentiers battus de l’information et des bourrasques de l’urgence. Artisanal, il prône l’approfondissement de sujets divergents, décalés ou moins pressants. Mais toujours en prise avec l’air du temps. Mais ne nous y trompons pas : même si notre démarche a été très bien ­accueillie, votre revue reste un projet fragile. Le journalisme d’auteur doit encore trouver ses marques face à l’infobésité ambiante. Et son financement nécessite des moyens pour poursuivre cette magnifique aventure. Nous continuons de chercher des appuis pour construire un modèle économique soutenable, nous réfléchissons aussi à faire vivre 24h01 au-delà des frontières. Mais, avant tout, on compte sur vous pour faire connaître cette forme de journalisme encore trop confidentielle dans notre petit pays. On reste ensemble ! Nathalie Cobbaut - Olivier Hauglustaine et toute l’équipe de 24h01


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D’ICI

D’AILLEURS

Rebouteux : le temps à rebours ?

Apatrides : vivre sans exister 40

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— Casseurs d’épaves 16

— Les Verdoyants au rythme des marées 118

— Coup de grisou à Meulenberg

Un long après-midi de chasse au cochon sauvage

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Je suis un homme...

Hasankeyf, engloutie sous les eaux

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D’ICI ET D’AILLEURS Art Gaming, la nouvelle vague 48

DOS S I E R

FOOT

À L’OMBRE

J’HAINE

I 76 I

I 86 I

jaune et bleu de la Butte

le stade


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HUMEURS CITOYENNES

UN AUTRE RAPPORT AUX BIENS

De l’apathie des Belges

L’économie positive au service de l’environnement

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— NON SENSE L’homme sans voix

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U-CHRONIQUE

Le nègre de Mandela

ARTITUDE

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Journal de bord d’une maquilleuse

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PORTFOLIO Tervuren fait ses adieux au Congo belge 60

REPORTAGE ILLUSTRÉ

CULTURE.NET

Kalene, le bouclier d’Alep

Transmédia : le 3.0 du journalisme ?

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— PLANÈTE TERRE Du miel sur les toits de Bruxelles 184

Courrier des lecteurs - 6

I

L’actu des mooks - 7

I

Nos contributeurs - 190

+3+ PLUS UN AUTRE REGARD

QUE LES DIABLES

I 94 I

I 102 I

depuis la tribune

nous emportent !

ALLEZ PLUS LOIN —

3 RÉFÉRENCES POUR EN SAVOIR PLUS


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COURRIER DES LECTEURS 24h01, j’adore : des articles de qualité qui me touchent, qui m’interpellent, qui suscitent réflexion, qui me font sourire, qui me content des scènes de vie de chez nous et d’ailleurs… J’aime beaucoup, à la fin de chaque article, les références à un documentaire, un livre, un film, un site web… qui permettent de creuser plus loin si le sujet m’intéresse. Et puis, sans conteste, des pages sans publicité, ça repose l’esprit !

appréciera les tentatives d’innovation comme le reportage BD (Il pleut). De fait, l’information présentée sous cette forme est une invitation de plus au lecteur à entrer dans le récit journalistique. En somme, on a apprécié cette initiative rafraîchissante et locale qui reste encore à peaufiner.

ANNICK

Son grand intérêt est de n’être qu’une revue qui ne ressemble à rien, c’est-à-dire à aucune autre ! Quelle nouveauté, quelle diversité, quelle différence, quelle joie, qu’elle est chouette et qu’elle est accessible POUR TOUS ! Alors, faites-nous beaucoup de petits, et de la même veine. Ne changez rien !

J’ai été parmi les premiers abonnés à la revue XXI et j’ai continué ensuite à suivre cette publication. Le projet 24h01 m’a dès lors d’emblée accroché tout en craignant qu’il ne s’agisse que d’un copié-collé de sa « grande sœur ». Après lecture du sommaire et des premiers articles du premier numéro, je suis séduit par ce que j’ai découvert. Je retrouve bien sûr pas mal de reflets de XXI, mais avec un contenu et un accent résolument belges. Bravo pour le choix des thématiques, de vos collaborateurs et d’un style qui se confirmera, j’espère, typiquement 24h01. J’apprécie également la relative brièveté des articles : juste ce qu’il faut pour avoir envie de poursuivre en suivant vos suggestions. JEAN LENOIR

La lecture est facile, les articles très intéressants, même vus d’un pays comme la Suisse, peut-être parce que nous connaissons les mêmes problèmes (ou à peu près !). Les sujets humains sont traités en long et en large et les illustrations excellentes (même si je n’ai pas compris la BD !). ANNE

Après une lecture approfondie de 24h01, je retiens un élément principal : les différentes formes – tantôt surprenantes et agréables, tantôt maladroites – qu’a prises l’information dans ce premier numéro. Celui-ci séduit par son aspect visuel coloré et vivant (dessins, photos, typographies) autant que par les sujets locaux abordés (Belgique et Bruxelles). Parmi ces enquêtes, certaines sont très bien réalisées. D’autres pèchent par leur superficialité, trop imprégnées de clichés. D’un autre côté, on

YVES-LAURENT SONDJI

GUY DHEUR

Vendeur de presse depuis plus de 25 ans, la curiosité de mes clients s’est vue satisfaite par le contenu rédactionnel et illustratif de votre beau magazine (livre) ! JOËL

Au début, je n’y ai pas trop cru, car je suis sceptique, critique, parce qu’il est rare que je ne bute pas sur une phrase, sur un mot, sur une tournure, même dans les articles de la « revue de notre siècle » – pour ne pas la nommer. Mais j’ai eu beau chercher : les points sont au bon endroit, les guillemets se referment et les phrases coulent comme dans un bon livre. Et au-delà de cet élégant exercice de langue française, les histoires m’ont habitée (…) Au lieu de matraquer et remplir, 24h01 inspire et crée du vide. Et puis, 24h01 m’a rappelé une chose : la Belgique a infiniment de choses à m’apprendre, les quelques dirigeants de partis ne sont pas ses seuls habitants, ses lignes de fracture et d’amitié ne se résument pas à une différence linguistique, la Belgique et sa capitale, loin d’être parfaites et liftées, à mille lieues d’être propres et exemplaires, sont belles et vivantes. Mais, maintenant que je vous ai lu et aimé, c’est trop tard, vous ne pouvez plus y couper : quand on m’apprivoise, je suis imparable de loyauté et j’ai décidé de vous être fidèle. Alors, pour qu’« on reste ensemble », je vous demande une chose : soyez-le en retour. CHARLOTTE MAISIN


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L’ACTU DES MOOKS Si 24h01 est pionnier en Belgique francophone et mixe les genres sur fond de belgitude affirmée, il existe, chez nos voisins d’outre-Quiévrain, quantité de mooks qui ont emboîté le pas de XXI, initiateur de ce mouvement en France. Plus d’une vingtaine de titres récents proposent du journalisme au long cours, généraliste ou de niche. Avec un engouement du public à la recherche d’un traitement différent de l’information. Trois titres à déguster parmi tant d’autres.

LA REVUE DESSINÉE 100 % d’info, 100 % de BD : c’est la promesse de La Revue Dessinée qui, depuis trois numéros, propose 220 pages de reportages, d’enquêtes et de documentaires, le tout en images dessinées. On retrouve parmi les auteurs : Gipi dont les albums sont des tranches de vie fortes et intimes à la fois, Daniel Casanave qui navigue entre illustration, scénographie et BD ou encore notre compatriote Jean-Philippe Stassen dont les récits sur le Rwanda nous ont secoués. Pour n’en citer que trois ! C’est le BD journalisme qui anime ce projet éditorial, dans la veine de ces nouveaux modes narratifs au service de l’information. Les sujets ? Aussi variés que ceux que l’on retrouve en presse écrite ou dans les médias audiovisuels : le lobbying pour le gaz de schiste, l’histoire de la guillotine, le dernier combat d’Allende, les galères d’un jeune agriculteur à la recherche de terres à cultiver, la centrale de Fukushima… La revue se décline en version papier, mais aussi en format numérique à découvrir sur tablette (trimestriel, 15 euros, www.larevuedessinee.fr).

DESPORTS Alors que notre dossier se consacre au foot, il aurait été dommage de ne pas signaler la revue française Desports dont le numéro 4 - à paraître le 15 mai prochain - portera sur la Coupe du monde au Brésil, avec une histoire inédite et méconnue sur chaque équipe qualifiée. Desports, « le premier magazine de sport à lire avec un marque-page », a été lancé en janvier 2013 et a d’emblée suscité beaucoup d’intérêt en ce qu’il applique le journalisme narratif au sport, dans la même veine que So Foot. Au programme : des histoires

sur le rôle politique du hockey au Québec, l’épopée du cyclisme belge sous forme d’abécédaire, le récit d’une rencontre entre Mohamed Ali et Fidel Castro… Des articles de fond à l’écriture ciselée et illustrés par des pointures comme Marrel, Matt Taylor ou encore Nicolas André, présent dans les pages de 24h01. Victor Robert, co-redac’ chef de cette revue cartonnée avec Adrien Bosc, explique : « Avec Adrien, nous pensons que le sport est une formidable façon de raconter le monde. Quand, en juin 1924, Albert Londres passe de l’enfer des bagnes au Tour de France, il n’y voit aucune rupture, mais une continuité évidente de son travail de journaliste. » (trisannuel, 20 euros, www.revuedesports.com).

PULP Revue « impertinente, décalée et curieuse », comme elle aime se qualifier, Pulp fait la part belle à l’image et lui donne la parole, en traitant le visuel sous toutes ses formes et toutes ses coutures. La démarche graphique est présente à chaque page ; l’iconographie extrêmement riche présente des touches assez vintage et chaque numéro s’organise autour d’une thématique. Le premier, paru en janvier dernier, s’intitulait : « Féminin/Masculin », en écho à l’exposition qui s’est tenue au musée d’Orsay sur l’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Le second, paru début avril, traite d’un sujet malheureusement éternel : les images de guerre et la guerre des images. Seul point d’interrogation à propos de ce magazine qui rassemble journalistes, sociologues, historiens, publicitaires et graphistes : la cible des 15-25 ans qui n’apparaît pas d’emblée évidente. Mais tout lecteur curieux devrait trouver son compte dans ce foisonnement d’infos et d’images (trimestriel, 16 euros, www.revue-pulp.fr). Nathalie Cobbaut


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REBOUTEUX

le temps à rebours ? D’ici PHILIPPE MEURISSE Illustration ERIC DELAYEN

On les appelle rebouteux, signeurs ou désenvoûteurs : autant de déclinaisons pour désigner ces soigneurs sans blouse blanche. Derniers recours quand on a tout essayé, ou parallèlement à la médecine conventionnelle dans l’espoir d’être soulagé, les guérisseurs sont partout, à portée de main. Même s’il est impossible de les dénombrer, on en recense au moins un par village. Au pied des arbres à clous et autres lieux votifs, certains font des vœux pour guérir. Pas au fin fond de l’Afrique, ni dans la forêt amazonienne, mais ici, chez nous. Et, loin de l’image d’Épinal qui les voit perdus dans les campagnes profondes et tournés vers le passé, les guérisseurs sont proches des centres urbains et usent naturellement des moyens que la vie moderne met à leur disposition. Des gens ordinaires, des soigneurs d’aujourd’hui.


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D’ici — Rebouteux : le temps à rebours ?

pouvoir dessiner ? Pourtant, avec de la pratique et de l’obstination, chacun a en soi les capacités de représenter n’importe quoi avec un crayon. Et parfois même avec goût. Moi, je ne dessine pas. Ça ne m’intéresse pas. Je suis magnétiseur ! » Mais les préjugés ont la vie dure. Le regard des autres est soit moqueur, soit méprisant. Alors, pour la majorité des gens, y compris la plupart de ses amis, il est gérant d’un bar de nuit. Juste le gérant d’un bar de nuit. « Chacun fait avec ce qu’il a, avec son histoire, celle de sa vie présente et celles des vies antérieures. Et chacun décide d’y être réceptif ou pas. J’ai toujours été ouvert à mes sensations. À l’école, je ressentais les douleurs de ceux qui m’entouraient dans la classe autour de moi, du gamin qui s’écorchait le genou dans la cour, de la prof qui s’était disputée la veille au soir avec son petit ami. Je ne retrouvais la paix que dans le sommeil : je choisissais le banc du fond et je dormais. En rentrant à la maison, j’allumais la télé et je regardais des dessins animés japonais. J’ai ainsi appris à méditer, à faire le vide dans mon esprit et à m’abstraire du monde. Je suis obligé de me fermer pour vivre parmi les gens sans ressentir leurs douleurs. Je ne me considérais pas comme les autres. Mais qui est normal ? Qu’est-ce qui est anormal ? Le fait de pouvoir détecter la douleur par simple imposition des mains, de la faire reculer ? J’ai préféré me taire. »

Un talent et du travail Un fin collier de barbe, une chemise blanche aux couleurs de son bar, Clément gère son personnel d’une main de maître. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, il court entre les tables, plaçant ici le petit couple qui sort en amoureux, là une bande d’amis. À le voir ainsi virevolter, distribuant mojitos, daïquiris et autres cocktails, qui croirait qu’il cache un secret saugrenu ? Enfin, qu’il cache… Entendons-nous bien : il n’en fait pas étalage. Pourtant, si vous le lui demandez, il vous répondra tout de go : oui, il est magnétiseur ! « Ce n’est pas un don, mais un talent et du travail. Beaucoup de travail. Ce que je fais, tout le monde en est capable. Il suffit d’apprendre. Certains y arrivent plus facilement que d’autres. Combien de personnes croient ne pas

Clément a le regard franc et rieur. Une serveuse l’interpelle pour la composition d’un cocktail. Il se lève, passe derrière le bar et ouvre sa « bible à recettes ». « J’ai commencé à travailler lorsque j’étais étudiant. J’ai d’abord été DJ, dans les chapiteaux. Puis, je suis venu ici. J’ai vite arrêté mes études. Je ne me retrouvais pas dans ce qu’on m’enseignait. Je suis resté dans ce bar. À 20 ans s’est terminée ma première vie. J’ai rencontré un ostéopathe qui m’a ouvert le chakra des mains. Il m’a beaucoup enseigné : il m’a guidé vers les chakras, le reiki, la médecine chinoise et l’acupuncture… J’ai pris ce qui m’intéressait et je l’ai adapté à mon talent. Et j’ai appris. Cela fait douze ans que j’apprends. Ma seconde vie. » Aujourd’hui, Clément vient en aide à qui le demande, à qui est prêt à l’entendre. « C’est à eux de trouver la solution. Moi, je donne juste des pistes. Je guide à mon tour, sans les prendre par la main. Chacun est maître de sa santé, même face à un médecin. Chacun est libre d’accepter un traitement ou pas. Je souhaite seulement leur rendre leur autonomie. »


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Comme saint Thomas Manon travaille dans un snack, à quelques dizaines de mètres du bar de Clément. Chaque week-end, depuis plus de vingt ans, elle accueille ses clients jusqu’à une heure fort avancée de la nuit. Il y a six mois, Clément était venu chercher un petit quelque chose à manger après son service. Manon se souvient : « J’avais de méchants maux de tête, et la figure déconfite. Il s’en est inquiété et il est allé me chercher un jus de citron dans un verre. Il l’a pris dans ses mains et l’a regardé intensément. Puis, il m’a ordonné de l’avaler cul sec. » Les gens entrent et sortent. Chaque personne qui débarrasse sa table reçoit une sucette, un large sourire, un mot gentil. La bonhomie de Manon n’est pas feinte : elle aime son travail, elle aime les gens, ses gens. Elle reconnaît les habitués, connaît leurs habitudes. Elle a vu des familles se créer, des enfants grandir. Dans son snack, elle a trouvé des amis et un mari. Sous le sourire, rien ne laisse voir la douleur que ressent Manon, hormis cette raideur de la nuque quand elle tourne la tête. « Clément est mon ami depuis plusieurs années... Mais quand même ! Que me voulait-il, avec son jus de citron ? Je devais boire, il m’expliquerait ensuite. Et j’ai bu, parce que je suis d’un naturel confiant. Moins de cinq minutes plus tard, plus la moindre trace de douleur. Alors, il m’a expliqué son talent de magnétiseur. Depuis tout ce temps que nous sommes amis, il ne m’avait jamais rien dit. J’étais un peu étonnée ! » Les maux de tête étant récurrents depuis son opération de la thyroïde, elle était contente d’être enfin soulagée sans avoir à avaler d’antalgiques. Mais Manon ne croit pas aux pouvoirs de guérison. « Oui, cela a fonctionné une fois, mais c’est juste un hasard ! Et c’était Clément ! Les autres guérisseurs, c’est arnaque et compagnie. » Il y a un mois, elle a ressenti de violentes douleurs à la nuque. Verdict : hernies cervicales. Et leur lot de souffrance. Se souvenant de l’intervention de Clément, elle a pris rendez-vous avec lui. Et comme la première fois, les douleurs sont parties… pour le reste de la soirée. « Demander à Clément d’intervenir est plus sain qu’avaler un médicament. Si je pouvais, je lui demanderais de l’aide à chaque fois que j’ai mal. Mais il habite loin de chez moi. À soixante kilomètres environ. J’ai plus vite fait d’avaler un cachet. Et surtout, comme il ne veut rien en contrepartie de son aide, j’aurais peur de l’embêter trop souvent ! »

Manon a appris à faire confiance à Clément. Au point de lui envoyer sa maman, qui souffrait après une opération. Au point de le solliciter pour soulager son fils de l’asthme. Elle insiste pourtant : elle ne croit pas aux pouvoirs des guérisseurs. Même si Clément arrive à l’apaiser, elle ira toujours voir son médecin. Elle demeure très dubitative. « Je suis comme saint Thomas : je dois voir pour croire. » Sauf qu’elle a vu et qu’elle n’est­ toujours pas sûre d’y croire. Derrière son comptoir, Manon vaque à ses occupations, passant d’une commande à l’autre, nettoyant ici, remplissant le frigo là. Elle attend. Elle n’a pas pris d’antalgique : Clément va arriver.

Un pari qui ne coûte rien Si Clément constate quotidiennement l’existence de son talent, si Manon doit voir pour croire, Guy, lui, ne croit en rien ni en personne et surtout pas en un quelconque pouvoir de guérison qui ne soit pas entériné par les facultés de médecine. Il a 40 ans, une fille de 19 ans qu’il élève seul et un tout petit chien auquel il a donné le nom d’une bière d’abbaye. Traiteur de formation, il a exercé plusieurs professions : patron de café, restaurateur, maçon… Aucune qui le retienne bien longtemps. Il boit, plus que de raison. Maintes fois, il a tenté de se délivrer de cette assuétude. Maintes fois, il est retombé dans ses travers. Il ne sait plus trop à quel saint se vouer. Guy marche dans les bois. « Je vous emmène vers un arbre à clous : l’Arcompush, l’arbre au puits. Il y a un puits depuis toujours au pied de l’arbre, d’où son nom. Autrefois, l’arbre était un robinier. Mais il était vieux et la tempête de 2009 l’a jeté au sol. Il y avait un chêne grand et fort, juste à côté : il a pris le relais. C’est fou tout ce que les gens peuvent croire ! Dieu seul sait pourquoi, ils ont prêté des pouvoirs à un arbre. Et parce qu’il est mort, son voisin hérite de ses pouvoirs. Ce n’est même pas un de ses surgeons. Ils ne sont même pas de la même essence. C’est n’importe quoi. » La forêt flamboie au soleil. Les feuilles crissent quand nos pieds s’enfoncent dans le tapis roux. Nous quittons le large chemin pour un petit sentier à peine visible. À mesure qu’il s’éloigne du chemin principal, il s’enfonce entre deux talus qui culminent bientôt à plusieurs mètres avant de déboucher sur un lieu vaguement circulaire où nous attendent une chapelle et deux arbres face à une source d’eau claire. L’un des deux arbres n’existe plus que par son tronc couché qui,


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D’ici — Rebouteux : le temps à rebours ?

rendu aux insectes et aux champignons, se désagrège peu à peu. « Les arbres sont couverts de vœux. Aussi loin que remonte la mémoire des hommes, ce coin a été un lieu de magie, de guérison. Que vous soyez malade ou que vous souffriez d’une affection, pour autant qu’elle ait un rapport avec l’eau, même éloigné, vous pouvez venir vous en soulager ici. Il vous suffit pour cela de clouer le symbole de votre mal aux troncs. Certains honorent le chêne, d’autres restent fidèles au vieux robinier. » Guy joint le geste à la parole, et cloue une capsule de bière au tronc du chêne, parmi les mouchoirs, les langes et autres bouts de tissu. « J’ai tout essayé pour arrêter de boire. Avec médecin, sans, par ma seule volonté, avec les AA, mais rien n’y a fait. Je vais recommencer une cure. J’ai rendez-vous avec mon docteur dans une heure. Alors, bien que je n’y croie pas, je suis venu déposer une capsule. Sait-on jamais ? On peut rêver, n’est-ce pas ? » Il sort son smartphone et prend une photo du chêne d’abord, de la capsule de bière ensuite. « Je ne sais pas comment ce GSM fonctionne. Je ne sais pas comment les ondes voyagent. Il y a cent ans, on aurait parlé de magie. De sorcellerie il y a cinq siècles. Pourtant, ça fonctionne. Alors il y a peut-être quelque chose ici qui guérit. Quelque chose que la science trouvera un jour ! Je fais un pari. Il ne me coûtera rien si je le perds. »

« C’est fou tout ce que les gens peuvent croire ! Dieu seul sait pourquoi, ils ont prêté des pouvoirs à un arbre. »


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DE L’IMPORTANCE DES CROYANCES Professeur en psychologie et en sciences cognitives à l’Université de Yale, Paul Bloom, dans un article intitulé « Is God an accident ? » et paru en 2005 dans la revue The Atlantic (www.theatlantic.com), soutient que la croyance en l’existence des âmes est un fait universel : nous percevant nous-mêmes comme des êtres dotés de volonté, de désirs, de pensées qui nous sont propres et indépendantes de notre corps, nous concevons l’existence d’une entité spirituelle individuelle. Nous transposons naturellement à d’autres humains ces caractéristiques, mais aussi à des animaux, à des plantes ou à des forces invisibles. Les croyances en des pouvoirs que nous ne comprenons pas ne seraient que la dérivée d’un mécanisme mental courant. Et s’il nous arrive malheur, ce mécanisme rend une volonté extérieure responsable de ce qui nous arrive. Il est donc tout aussi logique de se tourner vers cette cause invisible pour nous débarrasser de ce malheur. À la cause naturelle, nous superposons une cause surnaturelle ou une cause naturelle encore inconnue. L’humain est porté à croire en des choses qu’il ne comprend pas. Tant que le guérisseur existera, il aura des patients. Quant au guérisseur, il sait, lui, s’il est un charlatan ou s’il est sincère.

De mère en fille « Parfois, ça ne marche pas. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Mais souvent, ça fonctionne. » Petite, menue,­ Marie est habillée avec soin, sans trop d’ostentation. Elle pousse la coquetterie jusqu’à n’ennuyer personne avec son âge. Elle a 70 ans, ou un peu plus, ou un peu moins. Quel que soit le nombre de ses années, elle les porte avec grâce et douceur. Elle ne ressemble pas à l’image que l’on se fait habituellement de la veuve d’un fermier, vêtue plus de pratique que de recherche. C’est une véritable « gentlewoman farmer » qui accueille ses visiteurs dans la cour de sa ferme avec un sourire et un bonjour net et clair. « Nous sommes ici chez mon fils. Il a repris l’exploitation quand mon mari est décédé. J’occupe une aile de la ferme. À mon âge, on n’a plus besoin de grandchose ! Et mes petits-enfants ne sont pas loin. » Après quelques marches et le perron, un long couloir traverse la maison de part en part. « Voici mon petit jardin. J’ai pu le garder. C’est pour cela que vous venez, pour mon petit jardin ! Autrefois, au temps de ma grandmère, il me suffisait de me promener dans les champs, de regarder au bord des chemins, de me balader dans les bois pour trouver tout ce dont j’avais besoin

pour mes préparations. Aujourd’hui, on ne trouve plus grand-chose. Si je veux pouvoir continuer à apporter mon aide, je suis obligée de cultiver mes plantes. C’est bien du travail, mais cela me maintient en forme. J’en profite pour faire pousser des légumes. Ils viennent bien à point pour compléter ma petite pension. » Elle se baisse et déracine quelques poireaux. « Vous en voulez un ? Je vais faire une soupe. Il n’a l’air de rien, juste d’un légume à soupe. Pourtant, il peut vous aider à soigner plein de choses : panaris, problèmes urinaires, goutte. Et il peut aussi vous aider si vous avez l’humeur morose. » Et de poursuivre avec le persil, l’ail, les tomates, les choux, présentant son jardinet comme une pharmacopée, détaillant l’action d’une infusion ou la préparation d’une macération. « Je tiens tout de ma grand-mère. Le don et le savoir. Elle-même a tout hérité de sa maman. Dans notre famille, tout passe de mère en fille. Parfois, ça saute une marche. Ma mère n’a jamais eu ni le don ni le goût de soigner. Mon mari a rarement appelé le vétérinaire. Ce qui marche sur les humains fonctionne également sur les bêtes. Et elles, elles ne se posent pas de question sur l’efficacité des soins qu’on leur administre. Pas de méfiance non plus. » La voix doucement se perd et le regard part au loin.



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+

3PLUS +

++ Des livres : Soigner par l’invisible, de Olivier Schmitz, Imago, 2006. Magie, religion, science, chacune essaie à sa façon de percevoir l’invisible et de le maîtriser. Autour des soins donnés à ceux qui se perçoivent comme malades, ces trois voies convergent et souvent se chevauchent au point qu’il est difficile de les démêler. D’ailleurs, quel malade ne suit qu’une seule d’entre elles ? Dans sa thèse de doctorat, Olivier Schmitz distingue les rebouteux, qui remettent en place des membres démis, des signeurs appelés aussi barreurs de feu. Les radiesthésistes ou magnétiseurs disent travailler pour leur part sur le corps vibratoire et rééquilibrent les énergies. Les désenvoûteurs et autres désensorceleurs sont également évoqués dans l’ouvrage. Guérisseurs, magnétiseurs, rebouteux, naturopathes, étiopathes. L’énergie de la guérison en France, de Séphora Haymann, Favre, 2009. Un guide consacré aux guérisseurs de France. Qui sont-ils ? Où les trouver ? Que soignent-ils ? Qu’en dit la médecine officielle ou la religion ? Combien coûtent leurs prestations ? Comment distinguer thérapeutes sérieux et charlatans ? Enquête, portraits, témoignages et adresses. Médecins et sorciers, de Tobie Nathan et Isabelle Stengers, La Découverte, 2012. Manuel ethnopsychiatrique pour un public averti. Le psychologue et la philosophe tissent des liens entre médecine scientifique et thérapies traditionnelles. ++ Des BD : Silence, de Comès, Casterman, 1980. L’histoire se déroule dans un village imaginaire des Ardennes. Silence, un jeune simple d’esprit, est l’homme à tout faire d’Abel Mauvy, riche agriculteur. Il fait la connaissance d’une sorcière aveugle qui lui révèle le secret de ses origines ainsi que les raisons qu’ils ont tous deux de se venger d’Abel Mauvy. Lucye, de Jean-Claude Servais, Casterman, 2003. Violette mène librement sa vie au fond des bois. Elle est victime d’une série d’événements qui semblent émaner de la sorcellerie. Seule la vieille Lucye comprend ce qu’il se passe, elle seule sait quel mal frappe Violette. ++ Des films : Mon âme par toi guérie, réalisé par François Dupeyron, septembre 2013, avec Jean-Pierre Darroussin. Frédi a perdu sa mère. Elle lui a transmis un don, dont il ne veut pas entendre parler. Mais il se trouve peu à peu contraint de reconnaître que ses mains guérissent... Il s’interroge. D’où vient ce don ? Qu’importe, il l’accepte… Le guérisseur, réalisé par Yves Ciampi, 1954, avec Jean Marais. Appelé à Dinan au chevet de Mme Mériadec, tenue pour morte après une attaque cardiaque, le docteur Laurent, thérapeute-magnétiseur, la guérit par simple imposition des mains. L’Ordre des médecins le poursuit, mais en vain.


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CASSEURS

d’épaves D’ici SKAN TRIKI Photographie CHRISTOPHE LICOPPE

Le démantèlement naval dans les chantiers d’Alang en Inde et de Chittagong au Bangladesh a déjà fait couler beaucoup d’encre. La majeure partie de la flotte mondiale est recyclée sur ces plages infâmes. Pétroliers, liners, dragues, cargos, navires-citernes, paquebots, ainsi qu’une multitude d’autres navires qui dépassent souvent les deux cents mètres de long, traversent les mers pour y être désossés. Les conditions de travail des ouvriers indiens et bangladais y sont épouvantables. Exposés à de nombreuses substances chimiques nocives et travaillant sans aucune protection, ces forçats de la tôle risquent leur vie à court et à moyen terme. Malgré cette réalité dénoncée au grand jour, les grandes compagnies maritimes s’obstinent à envoyer leurs taudis flottants à Alang et Chittagong. Il existe pourtant des alternatives : c’est le cas du chantier de Van Heyghen Recycling, situé à cinq kilomètres du centre de Gand.


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D’ici — Casseurs d’épaves

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ébut d’enquête en 2013 : avec Christophe Licoppe, photographe, nous avons l’occasion de rencontrer Delphine Reuter, responsable communication à l’ONG Shipbreaking Platform. Créée en 2005, cette organisation non gouvernementale regroupe dix-sept organisations de défense de l’environnement, des droits de l’homme et des travailleurs et milite pour le respect de l’environnement et l’amélioration des conditions de travail sur les chantiers de démantèlement de navires. Lorsque nous la rencontrons, Delphine Reuter nous accueille dans les bureaux de l’ONG à Bruxelles. Une femme svelte, au sourire large et aux traits rectilignes. Elle parle d’une voix calme, mais dans ses yeux, on perçoit une certaine fébrilité. Son propos souligne l’indifférence persistante des armateurs européens à l’égard de l’homme et de la nature. Notre entretien porte sur les chantiers asiatiques et les raisons qui continuent à pousser les compagnies maritimes d’y envoyer leurs bateaux en fin de vie. Delphine Reuter confirme ce qui n’est pas un grand secret : ce sont avant tout les questions pécuniaires qui expliquent le choix des armateurs. Après ces constats qui rendent plutôt maussade, notre interlocutrice attire notre attention sur une information méconnue. Il existe, à Gand, un chantier qui démantèle les navires. — À Gand ? — Il n’est pas aussi énorme que les chantiers d’Alang et de Chittagong. Mais il s’agit quand même de l’un des plus importants d’Europe. — Et l’accès y est-il aussi délicat que celui des chantiers asiatiques ? — Habituellement, les visiteurs y sont acceptés. Peter Wynthin est le directeur de la division « Démolition navale ». Donnez-lui un coup de téléphone.

« Si le site web de Galloo affirme contribuer à un environnement meilleur et à un recyclage écologique, il est clair que se retrouver sur le chantier donne accès à une tout autre réalité. »

Novembre 2013. L’opportunité se présente de traiter cette information pour le moins intrigante. Je téléphone à Peter Wynthin. Il parle court, de manière saccadée, ses fins de phrases tombent comme des cailloux dans l’eau : — Une visite ? Ja, c’est possible. Je vais demander au patron. Appelez demain, je vous dirai quoi. Le lendemain, l’accord est donné : un rendez-vous est pris en décembre, juste avant les vacances de Noël. Le chantier de Van Heyghen Recycling est à 5 kilomètres au nord de Gand. L’entreprise est une filiale de Galloo, un groupe franco-belge qui s’occupe du


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recyclage des métaux. Van Heyghen Recycling opère dans le port maritime de Gand, entre le Noorddok et le Sifferdok. Le chantier s’étend sur une superficie de 8 hectares et possède un quai de 800 mètres de long. Relié à un canal qui rejoint la mer à environ 30 kilo­mètres au nord, il est ainsi accessible aux futures épaves qui naviguent une dernière fois jusqu’aux quais du ferrailleur. Ses clients étrangers sont principalement la Turquie, l’Égypte et l’Asie.

Dans le port maritime de Gand Nous arrivons à 7 heures du matin aux bureaux du chantier. Un bâtiment quelconque, austère. Briques rouges,

lignes nettes, châssis cendrés. L’aube se lève. Il bruine. Le froid mordille le bout des phalanges. Des camions sortent du site, chargés de métal déchiré, écartelé. À l’entrée, Peter Wynthin, le directeur du département « Démolition navale », nous accueille avec une mollasse poignée de main. Il semble nerveux. À peine un salut échangé, il nous dit sur un ton précipité : — Désolé, je n’ai que cinq minutes à vous accorder. Je suis débordé. Y a tellement de choses à faire. J’aurai plus de temps cet après-midi. Ah oui, pour accéder au chantier, rendez-vous au deuxième bureau à droite. Vous y trouverez mon collègue, il est chef d’équipe : il vous fera la visite.


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Björn Huygelier est un gaillard dans la trentaine. Cheveux courts, épaules robustes, sa silhouette trahit un léger penchant pour la bonne chère. — Dag, Messieurs. Vous voulez aller sur le chantier maintenant ? C’est le but de notre visite. — On fait d’abord un tour pour que je vous montre. Ensuite, vous pourrez aller et venir seuls. Mais faites atten­ tion : il y a des bateaux en mauvais état. Et comme il pleut, ça glisse. Björn saisit une veste épaisse, tandis que je consulte huit feuilles épinglées sur un panneau. — C’est quoi, ces fiches ? — Ce sont les bateaux actuellement à quai. On en a huit en tout. On est en train d’en découper quatre. Les autres, on les étudie : leurs réservoirs contiennent encore du fioul et on trouve de temps en temps des matières premières dans leurs cales. Il faut donc d’abord vidanger les coques de leurs contenants avec des pompes, dans la mesure du possible. Ensuite, pendant plusieurs jours, on examine comment on va procéder au découpage. On envisage également comment traiter les déchets toxiques. L’amiante, par exemple, on en retrouve dans tous les bateaux que nous devons démanteler. Une fois ces déchets extraits du navire, avant et pendant le découpage, ils sont ensuite transportés dans des centres spécialisés. Le chantier n’a pas l’infrastructure qu’il faut pour les traiter. Mais venez, on va regarder ça de plus près. Il nous conduit au fond du couloir qui mène aux infra­ structures extérieures. Il nous tend des casques et des gilets de sécurité. Nous sortons. Le chantier est clairement divisé entre le recyclage des automobiles, des wagons et autres constructions métalliques, et celui des navires. C’est ce dernier qui nous intéresse.

Des montagnes de déchets d’acier Si le site web de Galloo affirme contribuer à un environnement meilleur et à un recyclage écologique, il est clair que se retrouver sur le chantier donne accès à une tout autre réalité. À quarante mètres du bâtiment s’élèvent d’immenses tas de ferraille que nous contournons jusqu’aux premiers quais. Nous accédons à une cale où un tracteur à

cisaille déchire comme du papier la coque d’un chalutier rouge, un bateau jadis équipé d’un filet de pêche. Aucun élément de l’épave ne résiste à ces puissantes mâchoires. Soudain, le bras du tracteur bouscule la coque qui, après une longue plainte rauque, se rompt. La terre goudronnée gémit sous l’intensité du coup. La vibration arrive jusqu’à nos poitrines. Le pilote de l’appa­ reil a le visage impassible, le regard fixe, les sourcils ­froncés. Nous remarquons qu’à la proue de l’épave sont attachés deux câbles reliés à des courroies. Au bout des câbles, deux axes qui tournent et qui font progresser la carcasse sur le quai. « On amène le bateau ici quand il ne reste que la coque et le pont. Avant cela, tous les matériaux qui composent le bateau (câbles électriques, plastiques, gaines...) ont été retirés et devront être recyclés. Le treuil amène le bateau sur la cale au fur et à mesure de son découpage. Le pilote que vous voyez là manipule facilement le bras du tracteur. Il a l’habitude. À cette allure, il va terminer le cisaillage cet après-midi. Quand un bateau est entièrement découpé, la ferraille part en sidérurgie, où elle sera fondue pour une nouvelle utilisation », nous explique Björn. Dans le vacarme assourdissant, on entend tout à coup un bruit continu, perçant. C’est un autre tracteur qui traîne un conteneur rempli de débris issus des carcasses. Après l’avoir déplacé sur plusieurs dizaines de mètres, la pince saisit le container, le soulève verticalement. Il frappe la terre qui à nouveau tressaille jusqu’à nos poitrines. Et les pièces de métal glissent, parmi lesquelles des radiateurs, des barres, des moteurs. Dans un capharnaüm indescriptible, les ouvriers travaillent à de multiples tâches. Les uns découpent la tôle avec des chalumeaux, d’autres trient, d’autres amènent des pompes afin d’extraire le fioul d’une épave. Un homme casqué, accroupi, portant des lunet­ tes de soudeur dans lesquelles se reflètent les éclats scintillants de son chalumeau, finit le découpage d’une paroi, prend une hache et fait voler en éclats un boulon incandescent. Là, un autre ouvrier qui porte un scaphandre. Assis sur une chaise de fortune, il découpe patiemment une énorme plaque d’acier. Il respire par un tuyau attaché à l’arrière du scaphandre. Et le tuyau descend jusqu’à une petite boîte, ceinturée à la taille, qui filtre l’air. L’homme a les bras posés sur les genoux, ce qui l’aide à tenir fermement un long chalumeau dont la flamme atteint les 3 000 degrés. Il suit fixement du regard le sillon qui entame la pièce d’au moins dix centimètres d’épaisseur. À peine la flamme a-t-elle touché l’acier qu’une gerbe d’étincelles jaillit, vole et


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se meurt aussitôt, crépitant sur la terre humide. L’odeur âcre de la ferraille brûlée m’arrive aux narines. Me voilà qui tousse, et Björn me tapote le dos. « Avant, je travaillais dans une usine de plastiques. C’était extrêmement répétitif. Je m’ennuyais. Et puis, j’ai trouvé ce boulot. Ici au moins, la situation est à chaque fois différente. Il y a comme qui dirait du spectacle », m’avoue Björn tandis que notre attention est tout entière captée par cet homme qui manie lentement son chalumeau. La pause... Björn nous quitte. Quelques hommes se rassemblent, causent, se lancent des blagues, rigolent grassement. Et fument une cigarette, le remontant habituel avec lequel ils remplissent leurs poumons, ­ malgré les vapeurs de ferraille.

Deux grands bateaux amarrés Nous avions proposé à Peter Wynthin de nous retrouver plus tard dans la journée pour un entretien. Nous retournons au bâtiment administratif. Hélas, il ne sera disponible que dans une heure. En attendant, nous déambulons seuls sur le chantier, Björn n’ayant nullement cadenassé nos allées et venues. Tout à l’heure, nous avions remarqué deux grands bateaux amarrés à la berge qui longe le ­canal : le Conberria et le Condor. Nous reprenons les casques et les gilets de sécurité et retournons sur le chantier. Le Conberria est un cargo-transporteur de ciment, construit en 1981 et long de 106 mètres. D’apparence, il semble dans un état correct, mais il a été amené à Van Heyghen Recyling, car la coque inférieure avant a été défoncée lors d’une collision. Irrécupérable, il sera détruit. Le trou a été colmaté provisoirement afin qu’il puisse rester à quai en attendant son démantèlement. Actuellement, les hommes le vident de son essence et de la marchandise encore entreposée dans les cales. L’ensemble sera revendu. Nous empruntons la passerelle. Arrivant au premier étage du Conberria, un homme sort tout à coup d’une cabine. Il semble avoir la cinquantaine, le menton prononcé, la mâchoire saillante, les joues maigres, le front large. Il nous salue en anglais. Notre présence l’étonne. — Nous voulons en savoir plus sur la préparation d’un bateau au démantèlement.

— Ah ! Faites alors. Allez où vous voulez. Si vous désirez un moment de repos, il y a encore des fauteuils dans le salon. Le bateau vient à peine d’arriver de Norvège. Les couloirs, les chambres sentent le renfermé. Il reste partout d’innombrables empreintes d’une trentaine d’années de service. Dans la plupart des pièces, des salopettes de travail, des outils, des couvertures... jonchent le sol. Dans le salon, l’impression est un peu surréaliste : il ne manque aucun meuble. Même la bibliothèque est encore garnie. Parmi les étagères, une cassette pornographique... Il arrive que les marins s’ennuient pendant la traversée. L’état du Condor, l’autre bateau amarré à la berge, est à l’extrême opposé. C’est un cargo vieux de quarante ans. Une espèce de navire fantôme. Le pont est entièrement rouillé, crasseux, inondé. La peinture craque lorsqu’on passe la main dessus. Il traîne çà et là des cordes pourries. Nous pénétrons dans ce qui ressemble à une cuisine. La pluie ruisselle à travers les plafonds. Il ne reste qu’un frigo noir de saleté. Deux hommes découpent tout le pourtour de la pièce. Elle sera arrachée par une grue et découpée ensuite au chalumeau. Et tout cela, dans un vacarme assourdissant. Les hommes seraient vite atteints d’acouphène s’ils ne portaient pas de boules Quies. Alors que nous sommes hypnotisés par le travail et le bruit, nous remarquons des pièces qui tombent dans le canal, dont seule une partie semble être récupérée par une pelleteuse. Bien que le chantier applique sévèrement les normes d’hygiène et de sécurité, il y a toujours des risques, notamment avec les fumées qui s’échappent du métal en fusion. Les ouvriers opèrent avec vigilance, portent des casques qui filtrent l’air et tout l’équipement exigé, mais ils ne sont pas totalement à l’abri d’un accident et il arrive aussi que les mesures de protection ne soient pas respectées au pied de la lettre. Cela reste un métier risqué, même si les incidents n’ont rien à voir avec les conditions catastrophiques des chantiers d’Alang et Chittagong (voir 3PLUS). Il arrive qu’un homme s’irrite les yeux ou les poumons à cause de la fumée ou se brûle malgré les équipements de protection.

Le nerf de la guerre Une heure est passée... Nous retournons aux bureaux. Peter Wynthin nous consacre enfin quelques minutes. Nous lui demandons son avis à propos des armateurs européens qui envoient leurs navires en Asie.


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Il nous explique : « Vous savez, ici, nous appliquons des normes d’hygiène et de sécurité rigoureuses, ce qui augmente évidemment les frais. Quand un armateur nous vend son bateau, nous amortissons les dépenses en proposant un prix qui tient compte de ces frais de démantèlement. Un armateur qui utilise nos services ne touchera qu’environ 200 euros la tonne d’acier. En Asie, il en obtiendrait environ le double, voire plus. Un prix qu’il nous est impossible de pratiquer. Alors les compagnies font leurs petits calculs et envoient leurs bateaux en Asie, là où les normes environnementales et de sécurité ne sont pas respectées, mais où les tonnes d’acier sont beaucoup mieux valorisées. » Comme nous l’a expliqué Delphine Reuter, de l’ONG Shipbreaking Platform : « La cale sèche est la meilleure façon de recycler un bateau. Elle permet davantage de contrôle que les autres procédés. Mais elle a un coût très élevé. » La sécurité représente également un coût colossal. Ce qui explique pourquoi la plupart des compagnies maritimes commerciales trouvent peu intéressant de vendre leurs vieux paquebots auprès d’un opérateur européen. Et de citer la Mediterranean Shipping Company (MSC), une compagnie dont il est inutile de rappeler le succès et la réputation dans le secteur du tourisme international. « Cette compagnie aurait démantelé près de 172 navires, la plupart en Inde et au Bangladesh », nous confirme Delphine Reuter. Or comment cette compagnie justifie-t-elle que ces bateaux soient démantelés sur des rivages où la pollution, les maladies et les injustices envers les ouvriers ne cessent de croître ? Revenus de reportage, nous contactons Mediterranean Shipping Company Belgium. L’accueil me donne l’adresse mail d’Anita Wendrickx, assistante de la Direction générale. Elle est absente jusqu’à début janvier. Une semaine après les agapes de la nouvelle année, toujours aucune réponse... Ce n’est pas faute d’insister. Sa réponse me parviendra par courriel après de vains appels : « Monsieur, MSC Belgium ne peut vous aider dans cette affaire. » Au moins, la réponse a le mérite de la clarté. Le courriel me conseille également de contacter le siège social à Genève... Le siège social restera silencieux. Christine Bossard, chargée de campagne auprès de l’ONG Robin des Bois qui se bat notamment contre ­l’exportation de nos déchets vers les pays en voie de ­développement, commente ce refus de nous parler :

« Pourquoi se justifierait-elle ? La vente des bateaux usagés en Europe rapporte deux fois moins à cause de la gestion des déchets et le respect de la sécurité et des normes sociales. MSC, comme beaucoup d’autres arma­­teurs, n’a aucun scrupule et passe souvent par des compagnies fantômes qui à leur tour envoient leurs bateaux en Asie. Et comme MSC est basée en Suisse, elle n’a même pas l’obligation d’appliquer les règlements de l’Union européenne. Ses bateaux ne naviguent pas sous pavillon d’un pays membre.

DERNIER VOYAGE POUR LE PAQUEBOT CHARLESVILLE Dans la nuit du 30 mai 2013, le Charlesville a sombré en mer Baltique, au large de la Pologne. Partant de Rostock en Allemagne, il était remorqué vers le chantier de recyclage de Klapėida en Lituanie, pour y être démantelé. Construit en 1950 par Cockerill Hoboken, il fut exploité jusqu’en 1967 par la Compagnie Maritime Belge pour transporter du fret et jusqu’à 250 passagers sur la ligne reliant Anvers à Matadi au Congo. Il fut ensuite utilisé sur la ligne Rostock-Cuba par un armateur est-­ allemand, avant d’être déclassé en 1977. Le paquebot de 154 mètres, rebaptisé Georg Büchner, mouillait depuis dans le port de Rostock, où il servait d’auberge de jeunesse. Malgré des démarches pour tenter de ramener le bateau en Belgique, aucune tentative pour sauver le dernier des bateaux coloniaux belges n’a abouti et le paquebot fut finalement vendu au poids pour sa ferraille. C’est lors de son dernier voyage pour être démantelé que le Charlesville coula au large du port de Gdansk. Selon les communiqués, le remorqueur aurait effectué des manœuvres bizarres. Les plongeurs qui ont inspecté la carcasse du Charlesville gisant par 34 mètres de fond en mer Baltique ont été surpris de ne trouver aucune avarie ou fissure dans la coque, pouvant expliquer le naufrage.


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++ Des reportages : en Asie, le démantèlement se fait à même le rivage. Seuls certains ouvriers disposent d’une simple protection : un casque, une salopette et des gants. La plupart d’entre eux n’en disposent pas, marchant tête découverte, progressant dans la boue sans chaussures et soulevant de la tôle à mains nues. Souvent, quand un treuil tire une épave à puissance maximale, les ouvriers tiennent le câble afin que la procédure prenne moins de temps. Le pire est à craindre quand le câble se rompt… Les accidents sont légion sur les chantiers. L’amiante, en grande quantité dans ces navires, est enterré à peine quelques mètres sous terre et les produits toxiques sont jetés dans les rivières avoisinantes. Les ouvriers sont exposés à de nombreuses substances toxiques (cadmium, arsenic, plomb, amiante) et souffrent par ailleurs de tuberculose, de fièvre paludéenne, du choléra ou de la dysenterie. Sur YouTube, plusieurs reportages traitent de cette démolition navale en Asie (mots-clés « démantèlement naval », suivis du mot « Alang » ou « Chittagong »). Parmi ceux-ci, le documentaire Les bouffeurs de fer, réalisé par Shaheen Dill-Riaz, diffusé par Arte en 2007. Autre reportage, diffusé par la chaîne France 24, sur le paquebot France : ce navire emblématique construit dans les années cinquante et dont le lancement eut lieu en présence du Général de Gaulle le 11 mai 1960, a été également démantelé en 2007 à Alang (vidéo également disponible sur www.ina.fr). Enfin, un autre long film documentaire en plusieurs parties sur Alang, Les Fossoyeurs d’épaves, réalisé en 2008 par l’agence Babel Press, pour l’émission Envoyé spécial sur France 2. ++ Un livre : le roman Les Corbeaux d’Alang, du journaliste français Erik Emptaz, rédacteur en chef du Canard enchaîné, Grasset, 2011. À Alang, sur le plus gros chantier d’épaves du monde, un Français s’égare, une journaliste américaine enquête, un jeune Indien musulman désosse la carcasse du paquebot France... Deux hommes et une femme à la recherche de leur destin, dans un pays où le Moyen Âge entre en collision avec la mondialisation. Un road movie moderne dans une Inde qui change. ++ Deux sites : celui de l’ONG Shipbreaking Platform — www.shipbreakingplatform.org — et celui de Robin des Bois, l’association pour la protection de l’homme et de l’environnement — www.robindesbois.org. Ces ONG publient régulièrement des informations sur le démantèlement naval. On y trouve notamment des communiqués de presse donnant moult détails sur le nombre de navires appartenant à des armateurs européens, contenant des matériaux toxiques et ayant échoué sur des plages d’Asie du Sud (365 navires en 2012, un chiffre en augmentation de 75 % par rapport à 2011, dont 23 navires appartenant à la société suisse MSC).


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DE L’APATHIE

des Belges Humeurs citoyennes JEAN QUATREMER Illustration PHILIPPE DE KEMMETER

Le journaliste français Jean Quatremer n’a pas la langue dans sa poche et son fameux article, Bruxelles pas belle, publié dans Libération, ne lui a pas valu que des amis. À 24h01, on aime assez ce rôle de trublion et, à la veille des prochaines élections qui risquent à nouveau de plonger la Belgique en apnée, il a reçu carte blanche pour exprimer son point de vue très personnel sur la question…


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’indigner, c’est le ferment de l’esprit de résistance selon Stéphane Hessel. S’indigner, c’est s’opposer, refuser, se révolter. C’est l’indignation face aux injustices (fiscales) qui a mené aux révolutions anglaise, américaine ou française et, in fine, aux démocraties modernes. Le contraire de l’indignation, c’est l’apathie, la résignation, l’acceptation d’un ordre du monde sur lequel le citoyen renonce à avoir prise et le déni de réalité. Or ce qui frappe l’observateur de la Belgique moderne, c’est l’absence de capacité d’indignation : la société civile, politique, médiatique, surtout du côté francophone, est comme anesthésiée.

Il y a dans le Royaume, une capacité à considérer comme « normal » ou « inéluctable » ce qui partout ailleurs susciterait protestation, débat, manifestation. « À quoi bon ? », entend-on fréquemment, « puisque rien ne changera ». En Belgique, on renonce par avance au combat, on se revendique simple spectateur, on prend son mal en patience. On attend que le temps règle les problèmes en pariant sur les vertus du mythi­ que « compromis à la belge ». La devise du pays devrait être : « il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout », comme le disait le bon Henri Queuille, politicien français de la IIIe et IVe République.

L’approche des élections législatives du mois de mai offre un saisissant exemple de ce mal belge. Tout le monde sait que le séparatisme, incarné par la N-VA et ses satellites du CD&V et du Vlaams Belang (et je ne parle pas des franges flamingantes du SPA, du VLD et de Groen !) va triompher en Flandre. On sait aussi que les Francophones vont une nouvelle fois donner les clefs du pouvoir à Bruxelles et en Wallonie à un PS figé, clientéliste, anachronique, un vote qui va ­accroître les forces centrifuges à l’œuvre dans le pays depuis cinquante ans puisque le Nord rejette totalement l’État PS qui s’affirme pourtant comme le garant de la « Belgique de papa ». Mais politiques, journalistes et citoyens ferment les yeux : la Belgique a survécu jusque là, elle survivra encore ! Mais non, la situation n’est pas grave, car rien n’est jamais grave de ce côtéci de Quiévrain.

Vers le mur… Un déni de réalité proprement stupéfiant alors que tous les signaux virent au rouge. Loin d’avoir calmé les ardeurs revendicatives des Flamands, la sixième réforme de l’État qui vient à peine d’entrer en vigueur est déjà oubliée : les démocrates-chrétiens du CD&V et la N-VA ont d’ores et déjà promis la mise en chantier


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Humeurs citoyennes — De l’apathie des Belges

d’une septième réforme de l’État au lendemain des prochaines législatives qui va accélérer l’évaporation du pays. « Pas grave, c’est de l’agitation pré­électorale » a-t-on entendu, notamment du côté francophone. Lorsque la N-VA a rendu public, fin 2013, le programme qu’elle appliquera si elle emporte les élections (elle devrait atteindre environ 40 % des suffrages­ flamands), la réaction a été la même : vous verrez, le peuple flamand qui n’est pas indépendantiste va se détourner de la N-VA. Quelques jours plus tard, les sondages ont montré qu’au contraire, ils se retrouvaient dans cette feuille de route. Est-ce pour autant au centre des débats ? Que nenni ! La presse s’extasie à longueur de colonne sur la « réussite » du gouvernement d’Elio Di Rupo qui aurait rétabli la paix communautaire. D’ailleurs, le PS et le MR se déchirent non pas sur l’avenir du pays, mais sur l’imposition ou non des loyers à partir du « 96e immeuble » (comme l’a affirmé le patron du PS, Paul Magnette, en janvier dernier) ou sur la mainmise des socialistes sur les médias (qui est réelle), en espérant grappiller quelques points afin de devenir le premier parti francophone. Déjà, au lendemain des précédentes élections de 2010, les politiciens, les politologues et la presse expliquaient doctement que le PS et la N-VA, vainqueurs des élections au sud et au nord, n’auraient d’autre choix que de gouverner ensemble, vertu du compromis à la belge oblige. On a vu : dix-huit mois sans majorité de gouvernement, la plus longue crise politique de l’histoire des démocraties occidentales. L’affaire n’a pas servi de leçon. Et cet art du déni n’est pas nouveau. À chaque élection, le pays semble redécouvrir que la Flandre n’aime plus la Belgique alors que ce désamour structure ce qui reste de vie politique nationale depuis les années 60. Le pire est que ces crises à répétition ne mobilisent pas plus les citoyens. Mis à part quelques manifestations maigrelettes en mars 2011, essentiellement francophones, le pays semble en état de sidération : au nord, on vote N-VA en affirmant ne pas vouloir l’indépendance, au sud on croit que les Flamands ne sont pas sérieux dans leur volonté d’indépendance. Et chacun continue à courir vers le mur… Le problème est que cette indifférence citoyenne se manifeste aussi dans la plupart des domaines de la vie de la cité. La politique d’immigration et de naturalisation devient franchement raciste sous l’influence de

la N-VA ? On détourne le regard. Les bavures policières s’accumulent sans que l’État réagisse ? On r­egarde ailleurs. La Belgique est richissime, mais les inégalités sont de plus en plus grandes entre les rentiers qui échappent à l’impôt et les travailleurs assommés de taxes ? On s’en désole, mais qu’y faire ? L’épuration linguistique ne faiblit pas en Flandre ? C’est scandaleux, mais mieux vaut éviter de fâcher davantage les flamingants. Et qu’on ne vienne pas dire que le changement est possible, j’en sais quelque chose : pour avoir écrit un article, Bruxelles pas belle, pointant la mauvaise administration de la capitale de l’Europe, le tout voiture qui règne en maître, la saleté d’une ville qui pourrait être belle, la bruxellisation, un terme que je n’ai pas inventé, j’ai été cloué au pilori… Surtout ne pas faire de vague, surtout regarder ailleurs en espérant que cela s’arrangera tout seul.

« Trancher, c’est prendre le risque de rendre le pays ingouvernable, mais aussi de perdre sa place. »

Un exemple me revient sans cesse à l’esprit : au début des années 90, j’avais été surpris par le nombre de disparitions d’enfants signalées par les médias belges. On parlait de Julie et Mélissa, de Lubna et de tant d’autres, sans faire le lien entre ces affaires, sans s’émouvoir que la police soit manifestement incapable de résoudre ces affaires, sans marteler journal télévisé après journal télévisé qu’il s’agissait d’un scandale d’État. J’en avais parlé à des amis belges qui ne comprenaient manifestement pas mon indignation. Juste avant que l’affaire Dutroux éclate, j’avais proposé à mon journal, alors que je suis journaliste européen, de rédiger un article sur « ce pays où les enfants disparaissent » dans l’indifférence générale. L’actualité m’a rattrapé et la colère a alors explosé. Et les Belges ont alors fait la démonstration que l’indignation pouvait changer l’ordre des choses : les démocrates-chrétiens ont été renvoyés dans l’opposition pour la première fois depuis longtemps et une majorité libérale-socialiste-­ écologiste a pu moderniser le pays au moins sur le plan



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COUP DE GRISOU

à Meulenberg D’ici Texte et photographie QUENTIN JARDON

En octobre dernier, dans le quartier limbourgeois de Meulenberg, de jeunes émeutiers embrasent la rue le temps d’une fin de journée. Animés par une colère explosive, ils causent de nombreux dégâts matériels et blessent gravement plusieurs policiers. Ces affrontements remuent la presse flamande qui stigmatise un quartier surtout représenté par une population issue de l’immigration, où la violence semblerait faire la loi. Mais la jeunesse de Meulenberg, préoccupée par le chômage et les injustices dont elle se dit victime, présente un visage bien plus contrasté.


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D’ici — Coup de grisou à Meulenberg

L

«

a situation n’aurait jamais dégénéré si cette pierre, ce malheureux caillou n’avait pas fracassé les carreaux de la dernière voiture de police qui quittait les lieux de l’intervention.  » Alain Yzermans reproduit le mouvement sous mes yeux, un peu amèrement : sa main s’empare d’un gros caillou imaginaire pour le catapulter vers l’avant, puis ses deux grands bras imitent une explosion soudaine — une détonation digne d’un coup de grisou. Le bourgmestre d’Houthalen-Helchteren, commune voisine de Genk, vient de résumer en un geste l’éclatement de la colère dans le quartier de Meulenberg. Car c’est ainsi que la révolte des jeunes du quartier s’est déclarée, non loin des châssis à molette noirs pointés vers le ciel qui rappellent encore le passé minier de la ville. Une émeute urbaine en Flandre ? C’est le genre de dérapage auquel on a plutôt l’habitude d’assister à Molenbeek ou Paris. Pourtant, un vendredi d’octobre, vers 15 h, c’est dans le Limbourg flamand que des jeunes vont prendre la rue en otage. Il fait encore jour et les habitants sont de retour chez eux quand un corps de 80 policiers intervient dans le centre de Meulenberg. Au vu et au su de tous, ils exécutent de façon musclée un mandat d’arrêt à l’encontre d’un homme de 19 ans poursuivi pour trafic de drogue. La jeune population locale ne restera pas de marbre devant cette opération de force. Au moment où les voitures de police, toutes sirènes hurlantes, débarrassent le plancher, un « malheureux caillou » fuse dans les airs et libère de son emprise une sorte de rancœur collective, offrant alors, sous l’œil inquisiteur et omnipotent des smartphones que brandissent une poignée de témoins, le spectacle presque convenu d’une émeute : projectiles, boucliers, chiens pisteurs, coups et blessures graves, cris et ambulances — le tout devant le café Saz, unique théâtre de la colère, dont le tenancier déclarera plus tard dans les journaux : « New York a connu son 11 septembre, Houthalen vient de connaître son 11 octobre. »

Ramdam médiatique En fin de journée, le quartier retrouve un certain calme. On soigne ses blessés, on dresse un premier bilan. Mais dès le lendemain, une autre déflagration retentit : le ramdam médiatique. Alimentée par les vidéos de l’émeute postées sur les réseaux sociaux, la presse flamande multiplie rapidement les

grands titres flanqués de photos prises sur le vif : des menottes, des gyrophares, des Mercedes dans la nuit… Le syndicat policier se plaint auprès de Joëlle Milquet­(ministre de l’Intérieur) et Annemie Turtelboom (ministre de la Justice) de l’absence d’une vraie politique de sécurité à l’égard des services de police. Les journaux sont univoques et Meulenberg ne rime plus qu’avec « émeutes », « violence », « désordre ». Si en Flandre, tout le monde prend connaissance de l’incident, très rares sont les articles de presse qui s’en font l’écho en Wallonie — preuve qu’on ne lit pas la même chose selon qu’on se trouve au nord ou au sud de la frontière linguistique. « J’ai été choqué par les médias flamands qui ont tout simplifié », me confie Alain Y ­ zermans. « La presse, c’est une nécessité, doit se faire le miroir de la société contemporaine qui est en perpétuel changement. Pour l’émeute, elle n’a pas fait ce travail. Les journaux se sont contentés de montrer du doigt les jeunes de Meulenberg en utilisant des mots tapageurs, des images fortes… Tout ça, bien sûr, pour se vendre davantage. Moi, je demande une Pax Media. Qu’ils nous laissent le temps nécessaire pour que les choses s’améliorent. Qu’ils arrêtent de nous descendre pendant quelques années et de ressortir le dossier Meulenberg de leur tiroir quand ils n’ont rien à écrire. Tout le monde suit les médias, l’opinion est formée par eux. Ce qui est positif à Meulenberg ? Pas un mot. Et pourtant, il s’en passe de belles choses ici, croyez-moi. »

Rencontre avec la jeunesse du quartier Je me rends pour la première fois à Houthalen un vendredi soir. J’ai rendez-vous à la maison des jeunes de Meulenberg, la Jeugdwelzijnswerk (JWW). C’est l’hiver. Il fait nuit et humide. Les seules images qui me reviennent de ce coin du Limbourg sont celles, turbulentes, arrachées au vol par les smartphones, et celles, inquiétantes, publiées dans la presse. Malgré les précautions d’usage — « Non, il ne faut pas croire tout ce que disent les journaux ! » — , j’emprunte le sentier qui mène à travers bois vers la JWW avec une certaine appréhension. Je débouche sur une cour en graviers où sont alignés trois bâtiments identiques, en béton et sans étage, baignés dans le faible éclairage d’un lampadaire esseulé. En franchissant la porte de l’un d’eux, je découvre une dizaine de jeunes issus de l’immigration qui m’adressent un sourire à moitié rassuré. Chat échaudé craint l’eau froide : les médias les ont déjà accablés à plusieurs reprises. « Regarde cet article »,


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me montre Nora, l’une des huit employés à temps plein de la JWW. « Un journaliste du Nieuwsblad est venu ici lors de la Saint-Nicolas qu’on organisait pour les enfants du quartier. Tout s’est bien passé. Le lendemain, on découvrait dans le journal : “À Meulenberg, Saint-Nicolas réchauffe le cœur des enfants défavorisés”. Pourquoi écrire un truc pareil ? Et que vont penser les parents qui nous confient leur enfant ? Qu’ils sont pauvres, c’est ça ? »

AZIZ

— « Dès qu’il se passe un truc à Meulenberg, on est tous mis dans le même sac. Mais c’est faux, on n’est pas des cannibales ! »

Au cours de cet entretien, les jeunes de la JWW se décrispent à mesure qu’ils peuvent exprimer leur courroux, chacun à leur tour. « Dès qu’il se passe un truc à Meulenberg, on est tous mis dans le même sac. Mais c’est faux, on n’est pas des cannibales ! » Aziz a 26 ans, il est né à Hasselt et a toujours vécu à Meulenberg. « Ce qui est écrit transpire le mensonge. Je trouve ça odieux vis-à-vis des jeunes du quartier qui font ce qu’ils peuvent pour s’intégrer dans la société, alors qu’ils sont parfois entourés de cocaïnomanes qui tentent de les influencer. Moi aussi, avant, je buvais, je fumais, je ne faisais rien de bien : j’étais un mauvais exemple pour les plus jeunes. Maintenant, ma vision des choses a complètement changé. Je veux être maître de mon destin, prendre mes propres décisions. Plus tard, je serai comme Antonio, je travaillerai avec les jeunes du quartier pour les aider à emprunter la bonne voie. C’est mon objectif dans la vie. » Antonio, un grand costaud de 27 ans, l’applaudit dans un rire puissant : derrière cette fierté feinte se cache l’humilité d’un homme qui abat au quotidien, depuis deux ans, un travail considérable au service des jeunes de Meulenberg. Il assure notamment la logistique de la JWW et se charge des trajets en camionnette pour transporter les enfants d’un endroit à l’autre. Quand il se met à par-

ler, les autres disent « Ah, Antonio… » avec un sourire taquin, puis le silence s’impose autour de lui. « Le problème de communication entre la police et les jeunes est énorme. Les deux camps se regardent en chiens de faïence alors que la plupart des acteurs veulent aller dans la même direction. Au final, Meulenberg est toujours fustigé. C’est vraiment dommage, car c’est un très beau quartier, les gens passent beaucoup de temps ensemble, on organise une multitude d’activités dans un esprit de village. Mon rêve, c’est que cet esprit perdure. Quand j’aurai 80 ans, j’espère que les enfants de Meulenberg joueront encore à l’extérieur, dans une société où les relations humaines seront toujours bien vivantes. » Chacun se met alors à formuler des souhaits pour l’avenir. Tous en appellent à ce qu’un jour le monde extérieur juge leur quartier avec respect et ouverture d’esprit, sans crainte et sans a priori. Plus tard, pourtant, Sofian voudrait habiter à Hasselt « pour faire du shopping ». Le groupe de la JWW éclate de rire. Il voudrait surtout une belle maison, un bon job et une jolie femme. Antje envisage de vivre à Genk, mais le marché de l’emploi y est instable. « J’aimerais une société plus juste. Je songe à Mandela : il faut un effet de choc pour créer le changement. Est-ce possible ici ? » Anissa, 18 ans, rêve d’un travail intéressant, en Wallonie ou en Flandre. Antonio lui lance, sur le ton de la boutade : « Ça dépendra du mariage ! » Dans la bande, Younes sort clairement du lot. Du haut de ses 20 ans, il s’exprime dans un bon français et dans un anglais irréprochable. Il termine sa formation scolaire et compte devenir transporteur dès l’année prochaine, comme son père, « ou alors footballeur professionnel, même si je sais que ça n’arrivera jamais ». Pour lui, l’émeute d’octobre s’explique par deux raisons : « Primo : y’a pas de travail pour les jeunes de Meulenberg, qu’on traite comme des étrangers indésirables. Deuxio : l’attitude de la police, qui a agi de façon disproportionnée pour arrêter un gars de 19 ans. Si tu assistes à ça, c’est action-­réaction. Tu piges ? » Je comprends en tout cas que Younes, en dépit de son jeune âge, s’estime déjà très concerné par l’éducation : à la JWW, il donne souvent un coup de main, notamment en aidant les enfants dans leurs devoirs. « Mais bon, grandir à Meulenberg, c’est pas l’idéal : tu veux imiter les aînés alors que t’es entouré de mauvais exemples. Le gars que la police a arrêté le 11 octobre en fait partie. C’était mon meilleur ami avant qu’il ne sombre dans la drogue. Ça ne veut


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D’ici — Coup de grisou à Meulenberg

dont environ 1 750 d’origine étrangère, principalement turque et marocaine. Dans les autres quartiers d’Houthalen, la proportion d’immigrés est plus faible, de l’ordre de 25 %. De belles rues défilent Quelque chose reste en travers de la gorge de ces devant moi, de nombreux pins qui m’évoquent l’Itajeunes qui me font face, les yeux pourtant pétillants lie, des petites maisons mitoyennes. On longe un lac d’espoir. Quelque chose proche de l’intolérance, du où, l’été, se déroule le festival de musique électro rejet, du repli sur soi. Antonio est exaspéré par cette Extrema qui rassemble 50 000 amateurs. « Houtharéalité. « Des générations de mineurs se sont succédé len est une commune très contrastée et très étendue. ici, beaucoup d’immigrés qui ont habité ensemble, qui C’est impossible d’en faire le tour en cinq minutes », sont sortis des mines ensemble, qui ont fait de la Belcommente Antonio. « Poor people, bad people : gique ce qu’elle est aujourd’hui. Tous se sont adaptés. c’est ce qu’essayent de faire croire ceux qui ne nous Pourtant, on n’est toujours pas acceptés par les Belges. connaissent pas. Regarde plutôt comme c’est paiQuand quelqu’un à la recherche d’un travail révèle sible, ici ! » On emprunte ensuite la route principale qu’il habite Meulenberg, son nom est relégué en bas de Meulenberg, la Koolmijnlaan (avenue de la mine de la liste. » Les autres hochent la tête, ils s’agitent sur de charbon), au bout de laquelle se dressent les leur chaise, ils veulent me parler de leurs expériences deux vieux châssis à molette. Jadis, les immigrés s’insqu’ils qualifient d’injustes. Sofian, 16 ans : « Depuis les tallèrent en masse le long de événements du 11 octobre, le cette avenue aux abords de comportement de mes profs NORA la mine, comme dans les villes a changé. Je reçois des puni— voisines de Genk et Hasselt tions à gogo, pour un oui ou (voir encadré). Nora et Antopour un non. » Amira, 18 ans : « Les Flamands ont peur nio me font visiter deux salles « Quand je vais à l’école, les de nous et de notre culture, de fitness gérées par la JWW, Flamands pensent que j’hails n’essaient même pas de l’une réservée aux femmes et bite dans un quartier horrible. l’autre aux hommes, situées Ils n’osent plus venir, ils ont nous rencontrer. C’est stupide. à un jet de pierre de la peur, alors qu’il n’y a aucune On ressemble de plus en mosquée. On pénètre dans raison de nous craindre. J’en celle des femmes. « Tu vois, ressens les effets dans ma vie plus à un ghetto… » à part l’odeur, c’est plaisant, privée. C’est grave. » Lina,­ hein ? », me lance Antonio. 17 ans : « Je cherche parfois En ce lieu, les femmes se déun job d’étudiant, mais je compensent autant dans le sport prends bien vite qu’à cause que dans la parole : c’est un espace de dialogue de mes origines, ce sera mission impossible. » Jeune vital, en dehors de la vie familiale ou professionnelle. femme aux cheveux denses qu’une longue écharpe Plus loin, on passe par le Cultuurcentrum Casino, un rouge maintient en place, Nora écoute les jeunes en complexe à l’apparence luxueuse. « On tient à ce acquiesçant, puis ouvre les bras dans un mouvement que les jeunes se développent par la culture », dit englobant, comme pour dire : « Voilà, c’est comme ça Antonio. « On essaie de leur donner ce goût-là en que le cercle vicieux s’enclenche. » « Certains jeunes orga­nisant des fêtes et des spectacles à leur attens’estiment rejetés par un système en crise, par une tion. Grâce au soutien communal, on peut diminuer société intolérante, par tout ce qui les renvoie au chôsensiblement le prix des billets. » Mes guides tourismage. Ils perdent alors le contrôle de la situation et se tiques me présentent également un immense hall de rebellent soudainement », conclut-elle. sport où les jeunes viennent s’adonner au football, au basket et à la boxe dans le cadre de la JWW. « Alors, Visite guidée de Meulenberg tu vois ? Il s’en passe des trucs chouettes à Meulenberg, non ? », me répète Antonio. Je reviens à Houthalen deux semaines plus tard. Dans la camionnette d’Antonio, je bénéficie d’une visite Autre secteur, autre ambiance : nous traversons pluguidée de Meulenberg en compagnie de Nora, Lina, sieurs rues en chantier et mes cinq guides commencent Sofian et Wassin. Cinq guides pour un seul touriste : à grogner. Des grues et des bétonnières érigent de je suis verni. Meulenberg compte 3 000 habitants,

pas dire qu’il est devenu imbuvable, je l’apprécie ­toujours… »


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WASSIN, LINA ET SOFIAN

nouveaux logements sociaux, souvent accolés aux façades de maisons existantes pour économiser de la brique. Lina soupire. « Ils utilisent les terrains de jeux des enfants qui, du coup, n’ont plus nulle part où s’amuser dehors. À présent, ils préfèrent jouer devant l’ordinateur… » « À Meulenberg, quand on construit des logements, ce sont toujours des Turcs ou des Arabes qui les achètent. Jamais des Flamands », se plaint Nora. « Ils ont peur de nous et de notre culture, ils n’essaient même pas de nous rencontrer. C’est stupide. On ressemble de plus en plus à un ghetto… » Vivre dans une sorte de ghetto, c’est sans doute le terreau idéal pour faire croître un sentiment d’isolement, l’impression d’être rejeté, incompris, injustement traité par les autorités. Lors de mon entrevue avec Alain Yzermans, quelques semaines plus tard,

le bourgmestre balaie le mot de la main d’un air agacé. « Cette apparence de ghetto, c’est une vieille politique d’urbanisme liée au passé minier d’Hout­halen. C’est vrai qu’on a commis des erreurs en bâtissant des immeubles affreux et bon marché pour pouvoir loger l’afflux de nouveaux arrivants. Mais cela appartient au passé. Maintenant, on va changer ça. Le gouverneur du Limbourg vient de débloquer­ 25 millions d’euros pour qu’on construise 150 logements à Meulenberg, de taille et d’apparence différentes. » Qui va y installer ses meubles ? Des Belges de souche, au cœur d’un quartier fustigé depuis des mois par les médias ? « Je ne sais pas. Je l’espère. Il faut sortir de la logique d’opposition : eux contre nous, nous contre eux. Il faut parvenir à mélanger les gens. C’est un défi qui s’inscrit dans la durée, car cela passe par un changement des mentalités. Le racisme



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ALAIN YZERMANS

— « Le racisme a grandi partout en Flandre et c’est vrai pour Houthalen aussi. Le problème est devenu structurel : si quelqu’un dit qu’il vient de Meulenberg, son interlocuteur recule… Comment trouver un emploi, comment renforcer la mixité sociale avec de tels préjugés ? »

+ ++ Un roman : L’esprit de l’ivresse, Actes Sud, 2014. Premier roman de Loïc Merle, 35 ans, ancien militant d’extrême gauche, L’esprit de l’ivresse nous plonge dans les émeutes françaises de 2005 à travers une fiction ambitieuse qui dresse le portrait de trois individus impliqués chacun à leur manière dans la tourmente : un vieil homme, une jeune militante et un président. Merle enseignait dans une grande banlieue parisienne lors des émeutes, ce qui lui a conféré un statut de spectateur privilégié. Si beaucoup de choses ont été écrites sur ces événements, l’écrivain en donne ici un traitement qui n’est ni politique ni journalistique, mais littéraire. Ce roman est un roman du présent, c’est le portrait d’une génération née dans l’insécurité, sujette à la violence, en quête d’identité, menacée par la précarité. C’est aussi une œuvre qui se fait le chantre de la convivialité et des liens sociaux. La langue de Merle y est fulgurante et chaotique, presque ivre… comme l’esprit des émeutiers. ++ Un livre : Van Klein Chicago tot Groot Sledderlo, VormingPlus, 2008, disponible à la Buurthuis Sledderlo. Il s’agit d’un livre où des habitants du Nieuw Sledderlo, installés dans le quartier depuis plusieurs décennies, font part de leurs histoires. Préoccupés par l’image déformée du Nieuw Sledderlo, ils balaient les clichés en décrivant un district où, somme toute, il fait bon vivre.

3PLUS +

Le lecteur parcourt ainsi l’histoire du quartier de son implantation brutale jusqu’à aujourd’hui, avec sa violence, sa pauvreté, ses habitations lugubres, mais aussi ses joies et ses célébrations, ses amitiés et ses amours. ++ Deux documentaires : La tentation de l’émeute, de Benoît Grimont, 2010, 52 minutes. Ce documentaire revient, cinq ans après, dans les banlieues de Paris que les jeunes avaient enflammées en novembre 2005, lors de manifestations urbaines considérées comme les plus importantes depuis mai 1968 dans l’Hexagone. La démarche du réalisateur Benoît Grimont est de comprendre ce qui a été entrepris depuis pour éviter que l’histoire ne se répète. Il veut rendre la parole aux jeunes émeutiers, souvent ignorée par les médias, les experts et la police. Que sont devenus les « banlieusards » et que reste-t-il de leur motivation ? Dans un autre documentaire, intitulé Les raisons de la colère (2010, 52 minutes), Samuel Luret et Damien ­Vercarmer brassent plus large en établissant des ponts entre les émeutes survenues ces dernières années en Grèce, au Danemark et en Chine, souffle de révolte poussé par des étudiants, des ouvriers ou des altermondialistes. Le film s’intéresse à leur combat pour un monde meilleur.


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APATRIDES

vivre sans exister D’ailleurs DAMIEN ROULETTE Illustration MÉLODY BOULISSIÈRE

« Le terme " apatride " désigne une personne qu’aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation. » — ARTICLE 1 DE LA CONVENTION DES NATIONS UNIES DE 1954 SUR L’APATRIDIE

Quand Gérard Depardieu fit mine, en 2012, de se débarrasser de son passeport français pour danser aux côtés d’un despote caucasien, sans doute n’avait-il aucune idée de la signifi­ cation de son geste, mis sur le compte de l’impôt sur la fortune. Or on ne se détache pas de sa nationalité comme un serpent de sa mue. Par le passé, Albert Einstein avait pour sa part décidé de rejeter sa nationalité teutonne (l’Empire allemand à l’époque) en 1896 avant de devenir Suisse en 1901. Entre les deux, il ne fut rien ou plutôt il fut apatride. Un choix dans son cas. Pour certains, c’est le combat d’une vie, peut-être une cause perdue. Les récits de Puya, Mansour ou Charles, tous les trois apatrides sur le sol burundais, en attestent.


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D’ailleurs — Apatrides : vivre sans exister

E

n ce début de XXIe siècle, environ 12 millions de personnes à travers le monde sont apatrides selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). Des « sans nation » qui sont victimes de décisions administratives radicales, comme les quelque 200  000 personnes d’origine haïtienne vivant en République dominicaine et privées de tout accès à la nationalité de ce pays. Ou encore comme les russophones d’Estonie, autres accidentés de l’Histoire, à qui Tallinn, au moment de la dislocation du bloc de l’Est, n’accorda la nationalité que s’ils étaient descendants des résidents présents avant l’annexion par Moscou ou s’ils pouvaient prouver la maîtrise de la langue nationale et de l’histoire du pays. Des cas bien moins glamour que celui de Tom Hanks dans le film The Terminal, inspiré de l’histoire de Mehran Karimi Nasseri qui vécut dans le terminal 1 de Roissy-Charles de Gaulle pendant… seize ans. Chaque apatride n’a pas l’occasion de rencontrer sa Catherine Zeta-Jones pour illuminer ses soirées à attendre que la situation se débloque.

Puya, fils du néant

Nous sommes en 1998. Puya a alors 16 ans et la guerre civile bat son plein depuis cinq ans. Une journée de cours se termine. Depuis plusieurs semaines, Puya est la cible d’une tentative de lavage de cerveau par des défenseurs de la cause rebelle. « Deux gars que je considérais comme des amis à l’époque m’ont emmené un soir après les cours, ils disaient que c’était une surprise. Puis, je me suis rendu compte qu’on allait dans un camp rebelle. Là, j’ai été rossé et laissé inanimé sur le sol. Mon père m’a retrouvé quelques heures plus tard, m’a ramené à la maison, mais a refusé que l’on m’emmène à l’hôpital de peur que les rebelles ne viennent me chercher. » La seule issue pour sa famille semble être la fuite, mais, sans papiers, difficile de passer une frontière. Sa famille envisage toutes les possibilités pour l’envoyer rejoindre des parents outre-Atlantique. Trois ans plus tard, muni d’un faux acte de naissance tanzanien, Puya parvient à s’envoler pour le Canada où il obtient le statut d’étudiant, puis de réfugié. C’est le début d’une procédure administrative de quatre ans à l’issue incertaine qui le laissera dans l’angoisse d’être renvoyé dans un « pays maudit ».

À travers le monde, 12 millions de personnes ne sont reconnues par aucun des 193 pays membres que comptent les Nations Unies. Parmi elles, Puya*, dont le parcours allie le hoquet historique et la faille admi­ nistrative. Né au Burundi de parents britanniques d’origine indienne, il n’a pas eu droit à la nationalité burundaise qui se transmet de père en fils par le droit du sang. Puya n’a pas non plus été reconnu Indien malgré l’acte de naissance de son grand-père, car New Delhi applique le droit du sol. Dernière solution : la nationalité britannique, celle de ses parents et de ses frères et sœurs. En effet, malgré la décolonisation, de nombreux Indiens vivant en Afrique ont hérité du sceau britannique. Mais Puya ne peut pas non plus être un sujet de Sa Majesté. En cause, une loi qui suspendit l’octroi de la nationalité britannique de 1982 à 1985 pour les descendants de familles indiennes ayant obtenu la nationalité britannique. Puya est né en 1982… Le voilà fils du néant.

Sa demande de statut de réfugié l’oblige à affronter la bureaucratie et les démarches ad hoc. « On te prend les empreintes digitales, on fait des photos de face, de profil… Tu as l’impression d’être un criminel. Personnellement, je me suis dit que l’être humain n’avait pas beaucoup de valeur. » Le passage devant les juges de l’immigration lui sera particulièrement douloureux. « Tu subis un interrogatoire de 4 ou 5 heures, parfois indécent : “Pourquoi tu ne veux pas retourner dans ton pays ?” C’est un véritable tribunal ! » Puya montre les photos de cadavres dans les rues de Bujumbura, explique son passage à tabac par des rebelles et sa peur de retourner au Burundi.

Pendant seize ans, et sous la protection du passeport de sa mère, il suit ses études à Bujumbura sans que l’absence de nationalité lui pose un problème. Jusqu’à ce que la guerre éclate en 1993 au Burundi : elle va changer radicalement la vie de Puya et devenir paradoxalement sa planche de salut.

Le cas de Mansour * est à la fois proche et différent. Il fait partie des « Omanais » comme on les nomme communément à Bujumbura. Mansour est certes Omanais, mais n’en a pas la nationalité. Il aurait pu être Burundais, mais le droit du sang prévalant et ses parents étant Omanais (ou essayant de l’être), il ne

Au bout de quatre ans, le Graal : Puya devient officiellement Canadien. Des papiers, enfin, qu’il doit davantage à son statut de réfugié qu’à sa condition d’apatride.

Les Omanais et le vide juridique

* Nom d’emprunt afin de préserver l’anonymat, à la demande des personnes ayant témoigné pour cet article


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peut revendiquer de papiers officiels. Chez Mansour, on est donc apatride de père en fils. Depuis trois ans maintenant, une dizaine d’apatrides d’origine omanaise et vivant au Burundi s’adresse au Haut Commissariat des Réfugiés (HCR), l’agence des Nations Unies en charge de la gestion des cas d’apatridie. Leur chasse aux papiers est une ode à l’absurdité : puisqu’ils veulent être Omanais, ils doivent se rendre dans un consulat ou une ambassade du Sultanat d’Oman. Seulement, il n’y en a pas au Burundi. Il leur faut donc se rendre en Tanzanie, alors qu’il leur est techniquement interdit de traverser la frontière. Mansour fait partie des descendants des commerçants d’ivoire et d’autres richesses, descendus de la péninsule arabique au XVIe et XVIIe siècle. Ses aïeux, comme beaucoup d’autres, sont passés par Zanzibar avant d’aller, in fine, s’installer sur les rives du Tanganyika. « Ils ont construit la première maison en dur de Bujumbura », sise aujourd’hui dans le quartier asiatique de la capitale burundaise. La bâtisse daterait de 1886 et est devenue comme un symbole pour les « Omanais » qui aiment s’y retrouver pour le café matinal. « À l’époque, il n’y avait pas de carte d’identité, pas de douanes. Aujourd’hui, si l’on veut obtenir la nationalité omanaise, on nous demande de prouver que nos ancêtres l’étaient. » Assis en cercle parmi ses compatriotes (pardon, parmi ses co-apatrides), Mansour boit un « café arabe », petit, sec et fort. Comment définir l’apatridie ? « C’est simple. Tu n’es rien ! Pas de compte bancaire, pas de carte SIM, pas de permis de conduire, pas de titre de propriété, pas de scolarité… Tu vis, mais tu n’existes pas ! » Pour des raisons essentiellement politiques, le Burundi n’a pas ratifié les deux conventions internationales ayant trait à l’apatridie (voir encadré). L’action du HCR est dès lors limitée, d’autant plus qu’un statut de réfugié ne peut leur être accordé. « On ne peut se substituer à l’action des États », résume-t-on au HCR. « Tout au plus peut-on tenter d’améliorer la situation des apatrides en les mettant en contact avec Avocats Sans Frontières par exemple. » Pourtant, les Omanais ont reçu un titre de séjour permanent, valable un an et renouvelable. À côté de la mention « Nationalité : » est inscrit en caractères italiques : « stateless ». « Il s’agit d’un document délivré par l’Office national pour la protection des réfugiés et des

« Je suis trois fois apatride. Comme natif de Bohême en Autriche, comme Autrichien en Allemagne, comme juif dans le monde entier. » — GUSTAVE MAHLER, COMPOSITEUR ET PIANISTE


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D’ailleurs — Apatrides : vivre sans exister

apatrides (ONPRA) qui doit nous permettre de c­ irculer librement dans le pays. Mais en réalité, la police ne le reconnaît pas. » S’en suit une série de complications quotidiennes. « Alors on adopte un réflexe de survie et chacun se débrouille pour avoir de faux papiers avec une vraie identité, ou de vrais papiers sous une fausse identité, c’est selon. » Mansour travaille comme informaticien, parvenant même, ironie de l’histoire, à être employé par l’ONU à un certain moment. Son père traverse les frontières comme chauffeur de poids lourd, ce qui lui est normalement interdit. La vie continue comme si de rien n’était, mais toujours avec une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête. « Avec l’arrivée des passeports biométriques, tout devient plus compliqué. Heureusement, les contrôles ne sont pas encore à la hauteur et on parvient à s’en sortir. Mais lorsque tout sera plus rigoureux, c’en sera fini ! » Cette quête d’identité, de reconnaissance de droits s’est progressivement transformée en objet de conflit au sein des cercles omanais. « Aujourd’hui, les plus anciens nous demandent ce qu’on a gagné à nous battre pour des papiers. Aux plus jeunes, on répond qu’eux n’ont

rien obtenu parce qu’ils n’ont pas bougé. Notre situation ne peut pas rester telle qu’elle est ! » Il n’y a pas trente-six solutions : soit crier son désarroi et appeler au respect de ses droits, soit faire profil bas et continuer une vie dans l’illégalité en attendant le jour où... « Le problème, c’est qu’on est dans l’expectative. Soit on nous aide, soit on nous expulse, mais là, rien… Et si on nous expulse, je serais curieux de voir vers quel pays », souligne Mansour.

Charles, couturier prêt à fuir Charles* vit aussi dans l’illégalité. Il s’occupe de son échoppe de couturier près de la frontière avec la République démocratique du Congo. Peu de gens connaissent son véritable parcours. Fils d’une mère burundaise qui s’était entichée d’un jeune Français travaillant pour l’UNICEF, Charles ne verra jamais son père. Reparti en France avant sa naissance, son géniteur n’a pas reconnu la paternité. La législation au Burundi, comme celle d’autres pays d’Afrique, est par ailleurs un exemple de discrimination sexuelle. Une mère se voit obligée d’entreprendre

DEUX TRAITÉS INTERNATIONAUX RATIFIÉS PAR LA BELGIQUE Il existe deux traités internationaux encadrant le phénomène de l’apatridie. La Convention de 1954 définit le statut d’apatride et établit une protection des personnes en situation d’apatridie. Adopté en 1961, un deuxième traité fixe un cadre juridique pour prévenir les cas d’apatridie en intégrant des garanties dans les législations nationales. Le but premier étant d’assurer les droits de chaque être humain. Peu de pays ont ratifié ces deux conventions : sur 193 membres des Nations Unies, à peine 70 États ont souscrit au premier traité, et 42 au second. La Belgique a adhéré aux traités dès leur mise en place. C’est le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) qui se charge de gérer les éventuels cas d’apatridie. La Belgique, pourtant

terre d’immigration, n’est pas confrontée à un nombre important d’apatrides. Néanmoins, les statistiques sont toujours à prendre avec des pincettes. Selon un rapport du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, publié en 2008, « on est passé de plus de 14 000 apatrides en Belgique au début des années 70, à 359 apatrides au 1er janvier 2006 ». Une baisse significative qui s’explique notamment par la mise en place de cadres juridiques pour éviter les cas d’apatridie. Dans les années 1990, les apatrides arrivés en Belgique et demandeurs d’asile ou de naturalisation étaient originaires d’Europe de l’Est (principalement issus de l’ex-Yougoslavie et de l’ex-URSS). Désormais, la législation belge stipule que l’enfant d’un apatride est Belge s’il est né dans le Royaume.


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DES GROUPES D’APATRIDES À TRAVERS LE MONDE Comme dans le cas des « Omanais » du Burundi, les cas d’apatridie sont souvent collectifs lorsqu’il s’agit d’une conséquence d’un fait historique, comme l’explosion de l’URSS et l’émergence de nouveaux États. Le phénomène de l’apatridie est ainsi intimement lié aux conflits. - Les Meskhètes, déportés en masse par Staline pendant la Seconde Guerre mondiale, sont l’un des groupes touchés par la chute du bloc soviétique. - Dans l’Ouganda d’Idi Amin, des dizaines de milliers d’Asiatiques ont été expulsés de manière arbitraire et sont de fait devenus des apatrides. - Au Bangladesh, les Biharis (issus de l’ouest de l’Inde) n’ont été reconnus comme citoyens à part entière que très récemment. La question de leur nationalité n’a été résolue qu’en 2008, date de la décision de la Haute Cour bangladaise leur permettant de devenir citoyens bangladais. Les auto-

rités du pays ont alors délivré des cartes d’identité et inscrit les Bihraris sur les listes électorales, en prévision du scrutin qui devait se tenir au cours de la même année. - Les Rohingyas, minorité musulmane au Myanmar, fuient vers le Bangladesh depuis des décennies à cause des violences dont ils sont victimes. Si une partie d’entre eux bénéficient d’un statut de réfugié, ils n’en restent pas moins apatrides. Ils seraient plus de 200 000 au Bangladesh. - Outre Albert Einstein, on peut également citer Oussama Ben Laden et Daniel Cohn-Bendit comme autres exemples connus de cas d’apatridie. Ben Laden avait été déchu de sa nationalité par l’Arabie Saoudite suite aux attentats du 11-Septembre. Le député européen a, quant à lui, été sans nationalité jusqu’à l’âge de 14 ans quand il a opté pour la nationalité allemande.

+ ++ Un film : The Terminal, de Steven Spielberg, 2004, avec Tom Hanks dans le rôle principal. Il incarne Viktor Navorski, un homme coincé dans l’aéroport de New York alors que son pays, Krakozie, est en proie à un coup d’État et à une guerre civile. Ce film est inspiré de l’histoire de l’Iranien Mehran Karimi Nasseri, resté coincé à Roissy pendant seize ans ! Le film a été romancé par rapport à l’histoire réelle de Nasseri, car celle-ci ne s’est pas résumée à une simple histoire de papiers. Était-ce dû à ce séjour prolongé dans un aéroport ? Rien ne le dit, mais Mehran Karimi Nasseri a perdu la tête jusqu’à en oublier ses origines et son histoire. Il expliqua un jour aux forces de l’ordre que ses parents étaient scandinaves et demandait qu’on l’appelle Sir Alfred. Nasseri était devenu une véritable vedette à Roissy (avant même la sortie du film de Spielberg) et fut hospitalisé en juillet 2006.

3PLUS +

++ Un livre : L’apatride, de Elena Barki, L’Harmattan, 2006. Un récit raconté par une petite fille devenue apatride et dont les parents, Raphaël et Victoire, ont été contraints à un exil de leurs pays respectifs, la Turquie et la Grèce. Ballottée d’un pays à l’autre, l’héroïne narre cette difficulté de s’ancrer. ++ Un article : Pourquoi vous ne deviendrez jamais chinois, de Benoît Breville, dans le Monde diplomatique n° 718, janvier 2014. Cet article se penche sur l’acquisition de la nationalité à travers le monde. Avec un retour à la naissance des Étatsnations et l’apparition du passeport, il met en perspective la situation actuelle. La décolonisation explique pourquoi une partie des pays africains ont rejeté l’idée de double nationalité ou encore l’opposition entre droit du sang et droit du sol, née à la fin du XIXe siècle en Europe.


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ART GAMING

la nouvelle vague D’ici et D’ailleurs MICHI-HIRO TAMAÏ Illustration JANGOJIM

Dévoiler le parcours de son changement de sexe ou rendre hommage à l’érotisme féminin : le jeu Dys4ia, de la créatrice Anna ­Anthropy, et Luxuria Superbia, des Belges de Tale of Tales, prouvent que la génération Y s’est emparée du jeu vidéo pour l’emmener ailleurs. Également mû par une démarche intro­spective, Richard Hofmeier pixélise la crise économique états-unienne à travers les yeux de vendeurs de rue débutants. Ryan Green, autre développeur de jeux vidéo alternatifs, parvient même à évoquer avec justesse la maladie de son jeune fils au travers de That Dragon, Cancer. À géométrie variable, l’Art Gaming se positionne en marge de la production classique des jeux vidéo et rassemble des créateurs aux histoires aussi marquantes que celles narrées par Pedro Almodovar ou les frères Dardenne. Non contents de partager des tranches de vie fortes par joystick interposé, ces artistes quittent également les rivages de l’ultra-réalisme graphique. Rencontre avec cinq figures clefs de l’Art Gaming en 2013.


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D’ici et D’ailleurs — Art Gaming, la nouvelle vague

É

té 2013. Un quadra anonyme, le visage couvert de larmes, serre Ryan Green dans ses bras. Le quidam, véritablement ébranlé, vient d’essayer la version de démonstration de That Dragon, Cancer. Ce jeu vidéo, encore à l’état de prototype, condense sincèrement les sentiments d’un père en détresse, face à la lourde hospitalisation de Joel, son fils de 4 ans. La scène se passe dans les allées de l’Electronic Entertainment Expo (E3) de Los Angeles, le plus grand salon du jeu vidéo et du loisir interactif au monde, où règne une guerre futile entre PlayStation 4 et Xbox One. L’industrie du médium ludique, réunie au grand complet, présente ses derniers produits, où durs à cuire, muscles et fusils à pompe de consommation courante se répètent comme autant de clichés redondants. Retranché avec d’autres développeurs indépendants, à l’écart de la cohue et des blockbusters putassiers, Ryan Green, le concepteur du jeu, explique sa démarche créative avec une lucidité implacable : « Le combat de mon fils dure depuis trois ans. Les médecins lui pronostiquaient deux mois à vivre, il y a de cela deux ans. Aujourd’hui, il est toujours là. Je travaille sur ce jeu depuis deux mois, le plus honnêtement possible. À ce stade, je n’ai encore aucune certitude sur l’avenir de mon fils. Je ne fais que partager un témoignage. » La production Ouya — qui a financé le développement de That Dragon, Cancer — agrandit la famille des jeux indépendants qui élargit le champ lexical émotionnel du jeu vidéo depuis quelques années. Précarité de l’emploi aux États-Unis, identité sexuelle vacillante, temporalité de la vie, influence de la musique sur l’art abstrait... : les Art Games aux thématiques marquantes se multiplient. La presse généraliste et spécialisée n’a sans doute pas encore relevé l’ampleur de la révolution en marche. Pourtant, des événements US dédiés au jeu vidéo indépendant, comme l’IndieCade ou l’Independent Games Festival (IGF), récompensent un nombre croissant de ces témoignages introspectifs doués de mécaniques ludiques. Sans voyeurisme, That Dragon, Cancer a d’ailleurs le chic de ne pas sonner faux. D’éviter de ressembler à un produit de commande moralisateur et pédagogique façon Food Force pour l’UNICEF. En mode subjectif, ce « point & click » (1) remarquable, entouré d’une voix off gorgée de sarcasmes — très humains — demande par exemple de donner au fils malade (qu’on ne voit jamais à l’écran) un jus de pomme pour apaiser ses pleurs. Des cris de douleur soldent ce geste qui aurait dû le soulager a priori, mais en réalité lui brûle l’estomac devenu trop sensible.

« L’expression de mes sentiments et de ceux de mon épouse — qui écrit des pièces de théâtre — est d’abord passée par un blog où nous postions des poèmes, des dessins et des idées théologiques », poursuit Green, ex-directeur créatif de Soma Games, un studio de Portland (Oregon) spécialisé dans les jeux sur tablettes et smartphones. « That Dragon est le prolongement de cette démarche. La force du jeu vidéo est aussi d’investir les gens dans le rôle de père que j’ai recréé. L’implication y est plus importante que dans un film. J’essaie aussi de montrer que l’on peut vivre des instants de grâce là où tout semble contre nous. »

Joystick transgenre L’Art Gaming n’évoque toutefois pas que des témoignages tragiques. Chef de file d’un mouvement encore sans nom, mais comparable au cinéma gay et lesbien, Anna Anthropy parle de son changement de sexe dans sa nouvelle création. Effets secondaires de la prise d’hormones, perception de son identité sexuelle par son entourage, trafic de médicaments sur le Web... : les trois moments forts de Dys4ia sont directement inspirés du jeu Wario Ware sur la console GameCube, jeu spasmodique et jubilatoire qui a directement influencé la créatrice transsexuelle. « Les ressorts ludiques de ce titre de Nintendo que j’ai détournés étaient tout à fait adaptés à mon propos. Ces tranches de jeu kaléidoscopiques illustrent parfaitement la façon dont mon corps n’arrête pas de changer, la métamorphose qui s’y opère », assure tout sourire Anna Anthropy. « Chaque seconde de ma vie est différente. Je me réveille tous les matins, sans forcément me reconnaître. » Loin d’être esseulée, Anna Anthropy — qui a développé une vingtaine de jeux engagés, dont le remarqué Lesbian Spider -  Queens of Mars, créé il y a trois ans — a été rejointe par d’autres talents. Mattie Brice avec Mainichi et Kim Moss au travers du jeu Kim’s Story explorent ainsi à leur tour des questions liées à l’identité sexuelle. Le genre de thématique que le jeu vidéo commercial et mainstream évite soigneusement, car bien plus complexe et délicat à traiter qu’un champ de bataille peuplé de bad guys sud-américains envahissant les États-Unis. « En tant que femme trans attirée par les femmes, je ne peux que déplorer les stéréotypes diffusés dans les jeux actuels. Pour ne citer qu’un exemple, il suffit d’entendre les cris des femmes qui se blessent dans les


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jeux vidéo. La plupart du temps, comme dans Tomb Raider, leurs gémissements sont sexuels. La raison en est simple : la plupart des développeurs qui donnent vie à ces femmes sont des hommes qui projettent leurs fantasmes dans ces personnages. Le jeu vidéo commercial est dans un bateau qui coule, car il se répète sans cesse, tout en véhiculant des clichés machistes », poursuit Anna Anthropy. « On reste souvent avec le même genre de jeux, par et pour le même type de public. Heureusement, les choses commencent à bouger. Des développeurs marginaux qui sont extérieurs à l’industrie parviennent à s’exprimer, loin des fantasmes masculins d’Hollywood. » La remarque de la bouillonnante développeuse n’est pas lâchée au hasard. Publié il y a deux ans chez Seven Stories Press, son ouvrage Rise of the Video­ game ­Zinesters exhorte ainsi les béotiens à s’approprier le medium ludique. « J’ai d’abord créé Dys4ia pour les trans comme moi », poursuit-elle. « Mais je n’aurais jamais pensé qu’autant de gens hétérosexuels auraient de l’empathie pour mon propos et comprendraient mon combat. La réaction de mes parents a

été incroyable aussi. Mais d’une manière générale, il est difficile de faire passer le message au grand public qu’il existe des jeux vidéo réellement différents. »

La vie sexuelle des Belges Malgré une scène Art Gaming fleurissant surtout aux États-Unis, la Belgique compte parmi les rares pays européens à s’y distinguer. Pionniers du « Net Art » (2) et œuvrant sous le nom de Tale of Tales, Auriea Harvey et Michaël Samyn se sont approprié le jeu vidéo comme terrain de jeu. « Nous jouons de temps en temps, mais nous ne sommes pas des vrais “gamers”. On se définit plutôt comme des artistes numériques. Au début des années 2000, le jeu vidéo nous a néanmoins attirés et nous avons commencé à développer nos créations sur ce terreau de base. Notre amour pour l’art figuratif, le modernisme et la narration est venu alimenter nos productions », explique Michael Samyn. Depuis lors, une dizaine d’Art Games sont nés de l’imaginaire de ce couple métis, uni dans la vie et dans leur travail artistique. Traitant de la vieillesse et de la mort, The Graveyard (2008) a été nominé à l’Independent


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D’ici et D’ailleurs — Art Gaming, la nouvelle vague

Games Festival de San Francisco. Le couple s’y était également distingué en 2013 avec Bientôt l’été, une création rendant hommage au nouveau roman et particulièrement à l’adaptation cinématographique du Moderato cantabile de Marguerite Duras. L’événement californien, véritable festival Sundance du jeu vidéo, les a encore retenus cette année dans la catégorie « Nuovo Award » pour Luxuria Superbia. Sorti en novembre dernier, ce « rail shooter » (3) en apesanteur plonge le joueur dans un tunnel métaphorique proche d’un pistil de fleur. Une expérience sensuelle où le joueur est amené à titiller les parois sensibles de ce tunnel (à l’aide de la souris ou sur écran tactile) afin de voir éclore des formes et des couleurs nouvelles. Le tout en douceur, sous peine de “game over”... « Nous voulions créer un titre évoquant l’acte sexuel », poursuit Michael Samyn. « Quelque chose gorgé de sentiments positifs, loin du côté destructeur des jeux de tir dont nous détournons les codes. Ce sujet du sexe ne nous est pas venu subitement, il a mûri pendant deux ans. L’autre thématique qui nous a obsédés durant le développement de ce jeu gravitait autour de la représentation de l’espace que se faisaient les gens au Moyen Âge. » Et de fait, la réalisation visuelle de Luxuria Superbia s’appuie sur cncntrc, un blog préparatoire où l’on retrouve une collection d’images végétales, cosmologiques et liées à l’idée de tunnel. « Habituellement, le sexe dans les jeux vidéo n’est pas décrit comme un acte positif. Il se limite à nourrir un scénario ou à alimenter des mécaniques ludiques, sans plus. À travers Luxuria Superbia, nous avons découvert que le jeu vidéo entretenait un lien étroit avec le (vrai) jeu sexuel. Ce lien était curieux et excitant », conclut Michael Samyn. « Cela dit, le milieu du jeu vidéo est tellement figé dans une compréhension au premier degré qu’on a dû insister sur le fait que notre jeu n’était pas une reproduction littérale de l’acte sexuel. Certains journalistes de la presse spécialisée ont d’ailleurs regretté le manque de réalisme visuel de notre jeu… » Un ultra-réalisme cher à la production mainstream que l’on retrouve par exemple dans Killzone : Shadow Fall sur PlayStation 4 où l’on contemple le reflet détaillé d’une mégapole dans une flaque d’eau, les textures d’une poutrelle métallique rouillée à travers une tache de sang ou encore les phares d’un drone dans une brume plus vraie que nature. L’Art Gaming lui préfère des formes d’expression impressionnistes, voire totalement abstraites.


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L’Amérique de la crise Cart Life, dont le créateur Richard Hofmeier s’est vu décerner de nombreux prix, dépeint sur fond de « pixel art » noir et blanc la précarité de l’emploi aux ÉtatsUnis. Un titre proche des films sociaux de Ken Loach, où le joueur est amené à se glisser dans la peau de trois vendeurs de rue lançant leur petit business. Pas de success-story à l’américaine ici. Le courage et la persévérance ne permettent pas de devenir millionnaires et se soldent souvent par du sur place. La thématique de ce jeu reflète d’ailleurs bien le parcours professionnel chaotique de son concepteur, Richard Hofmeier. Dessin animé, sites web, pochettes de disques, illustrations pour livres d’enfant, graffitis, en-têtes pour des cartes de visite, news pour la télévision... : le développeur graphiste, originaire de l’Oregon, a même créé Off the Waffle, une borne interactive expliquant méticuleusement la différence entre une gaufre de Liège et celle de Bruxelles. Le traitement des images en 2D monochrome de Cart Life a été choisi pour des raisons financières. À l’image de la plupart de ses congénères, le créateur tourne en effet le dos à toute aide financière d’un éditeur. Mais le parti pris visuel souligne également le propos social de Cart Life. « Je préfère la simplification pour décrire un contexte comme celui de Cart Life et les pixels fonctionnent très bien dans cet univers. Même s’ils ont tendance à être surexploités dans le milieu du jeu vidéo indépendant, les pixels dégagent de la poésie », précise Hofmeier. « Par ailleurs, je me suis attaché au noir et blanc lorsque je travaillais dans un copy shop, pour de l’impression digitale. Sur le coup de minuit, je faisais des photo­ copies en douce pour mes projets artistiques. » Graphiste de formation, Richard Hofmeier raconte l’Amérique de la crise avec une justesse touchante. Son Cart Life détourne ainsi les codes des jeux de gestion et de simulation classiques pour mettre en scène ses vendeurs de rue, piégés par leur quotidien. « Il n’y a rien dans la nature des jeux vidéo qui les oblige à être violents, funs, sensationnels ou difficiles. Il n’y a aucune raison que les jeux vidéo ignorent le vrai

monde, qui est un sujet plus intéressant et complexe que n’importe quelle invasion extra-terrestre », souligne Richard Hofmeier. « Pour mieux me glisser dans la peau d’un des personnages du jeu, j’ai commencé à fumer. J’aime la poésie de la cigarette. C’est terrible, car c’est votre mortalité reflétée dans un petit bout de papier. On se tue à petit feu pour vivre. » Demandant de gérer la vie privée de ses antihéros ­urbains, Cart Life déploie un charme fou doublé de protagonistes attachants. Car on ne fait pas que battre le trottoir pour vendre des journaux ou du café dans ce jeu. Aussi insignifiantes soient-elles, certaines activités comme accompagner sa fille à l’école ou nourrir son chat peuvent nuire au micro business en développement. Un côté Sims que son créateur revendique. « J’espère toutefois que Cart Life n’évoluera pas comme Les Sims dont le premier épisode était très sarcastique. J’ai découvert ce jeu à 11 ans et je l’ai adoré, car il démontrait que l’idée d’un bonheur dépendant de l’achat de biens de consommation était méprisable », martèle-t-il. « Au fur et à mesure du succès de la franchise, la satire s’est effacée. Et en fait, tout s’est inversé. Les Sims ont même lancé la mode de la vente d’objets virtuels. C’est horrible et terrifiant. »

L’image et le son Toujours dans ce creuset de l’Art Gaming, tapissé de noir et blanc comme Cart Life et clairement inspiré de l’univers du réalisateur américain David Lynch, Limbo, développé par le studio danois Playdead, est un jeu vidéo de plate-forme et de réflexion, mettant en scène un jeune homme aux prises avec un univers sombre et hostile. Pour sa création, ce jeu a bénéficié des lumières de Jeppe Carlsen, un “game designer” qui s’est lancé dans un projet solo l’an dernier. Avec sa nouvelle création intitulée 140, ce Danois s’affranchit un peu plus encore de l’ultra-réalisme visuel en vigueur dans le jeu vidéo commercial. Au bûcher, le néoclassicisme du joystick. Comme les cubistes et les impressionnistes en leur temps, Carlsen compte parmi ces développeurs déformant la réalité pour livrer leur ressenti. Se jouant comme un Mario « old school », son 140 remplace ainsi le plombier moustachu et les



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+ ++ 2D, le beau come-back : la poignée de créateurs évoqués dans ce dossier n’est pas exhaustive. Parmi les précurseurs de la scène Art Gaming, on retiendra les Tchèques de Amanita Design qui en 2003 lâchaient Samorost. Ce point & click végétal, minéral et très Monty Python dans l’âme est jouable gratuitement sur leur site. Ces développeurs, également derrière Botanicula et Machinarium, ne sont pas les seuls à avoir remis la 2D au goût du jour puisque Sound Shapes transformait en 2012 (sur PlayStation Vita) la musique de Beck, Jim Guthrie, I Am Robot and Proud et Deadmau5 en niveaux de jeu de plate-forme. Autant d’aplats de couleurs et de paysages pixélisés traduisant avec justesse la froideur du monde de l’entreprise. Parmi les autres titres récents à essayer d’urgence, Sword & Sorcery EP et Kentucky Route Zero figurent sans peine comme les œuvres 2D majeures de leur génération (www.amanita-design.net). ++ À la vie, à la mort : l’aube et le crépuscule de la vie guident le fil rouge de nombreux Art Games. The Passage de Jason Rohrer s’est imposé comme un classique du genre, traitant avec finesse et subtilité de la naissance, du couple et de la mort. Financièrement soutenu par Sony CE, le travail

3PLUS +

de Jenova Chen, le créateur de Flower, se penchait également sur la question de l’au-delà dans son incroyable Journey, expérience 3D qui compte parmi les meilleurs jeux « intelligents » de la PlayStation 3. Plus mainstream et réalisé avec un budget pharaonique, Beyond : Two Souls du français David Cage prouvait en décembre dernier que blockbuster pouvait rimer avec narration ciselée. L’idée : suivre l’évolution d’une jeune fille en contact permanent avec l’au-delà, le tout au fil d’un thriller fantastique entendu mais bien ficelé. ++ Indie Game : The Movie se penche sur le développement précédant la sortie de jeux de plateforme indépendants aux mécaniques ludiques et aux visuels 2D singuliers. Edmund McMillen et Tommy Refenes (Super Meat Boy), Phil Fish (Fez) et Jonathan Blow (Braid), tous développeurs de jeux indépendants, se livrent ainsi face à la caméra dans leur quotidien précédant la sortie de leurs jeux. Doutes, succès, exhibition publique de leur intimité... : ce film canadien de James Swirsky et Lisanne Pajot a été lauréat du meilleur montage de documentaire au festival Sundance de 2012 et a été projeté lors du dernier KIKK festival à Namur (www.blink-works.com).


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LE NÈGRE

de Mandela U-Chronique ALAIN BERENBOOM Illustration VALENTIN DUCHENNE

UCHRONIE OU L’ART DE RÉÉCRIRE L’HISTOIRE EN TRAFIQUANT LE PASSÉ.

Non, Monsieur, je ne suis pas encore mort ! Ne me faites pas plus vieux que je ne suis ! Mandela, mon grand frère, est mon aîné de sept ans. Ne vous excusez pas. J’ai l’habitude, vous savez. Cela fait soixante ans qu’on annonce mon élimination. Si la malaria, la bilharziose, la CIA et Mobutu n’ont pas eu raison de moi, ce ne sont pas quelques stupides ploucs belges à l’épiderme blanchâtre qui auraient pu crever ma belle peau d’ébène. Pardon ? Je n’entends plus très bien. Remarquez, ça n’a pas beaucoup d’importance. Je n’ai jamais aimé écouter les autres. Maintenant, vu mon âge, plus personne ne s’en offusque.


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U-Chronique — Le nègre de Mandela

J

e vais vous confier un petit secret. Pas bien méchant. Mon plaisir, le matin, en ouvrant le journal, c’est la rubrique nécro. J’espère toujours découvrir qu’un de mes anciens copains, un de mes cadets de préférence, est passé de vie à trépas. Je ne suis jamais déçu, hi, hi, hi ! Regardez-les, tous ces castars qui se croyaient immortels parce qu’ils étaient présidents : Mobutu, Kabila, Tshombé, Kasa-Vubu. Et ce pauvre ­Albert Kalonji qui a cru se mettre à l’abri de la Faucheuse en se couronnant empereur ! Pauvre, mais pauvre Albert... Il n’y a que les diamants qui sont éternels… Pour autant, ma vie n’a pas été un lit de roses. Oh, non, missié ! Mais l’âge venant, de jadis, on ne retient que les bons moments. Et des pires, on se souvient surtout de la façon dont on s’en est tiré. Tenez, le 30 juin 1960. Sacrée journée ! La fête de l’Indépendance a été préparée par les Belges avec une telle hâte que la plupart d’entre eux n’ont même pas eu le temps d’enfiler leurs sous-vêtements sous leurs habits d’apparat ! On a frôlé de peu la catastrophe, mais, dans l’ensemble, tout s’est bien passé – d’accord, moi, j’ai commis une petite erreur, mais, comme me l’ont appris les missionnaires, errare humanum est, non ? Donc, ce 30 juin, on a mis les petits plats dans les grands et rassemblé tout le tralala. Fanfare, soldats endimanchés, officiels du monde entier, leurs médailles au vent, sérieux comme des papes, surtout les Belges avec un balai dans le cul ! Tout était parfait. Juste ce petit moment de flottement quand j’ai légèrement dérapé dans mon discours. Mon Dieu, la tête du roi et de son entourage ! J’en ris encore ! Même si ça m’a coûté très cher par la suite. Ils étaient pourtant persuadés d’avoir pris toutes les précautions. D’abord, ils avaient exigé de relire mon texte. « Quel texte ? », j’avais demandé. Je ne prépare rien. Ça, ils n’ont pas aimé. C’est la foule qui me porte, sa fièvre qui m’inspire et qui me souffle à l’oreille les mots qu’elle veut entendre. Pas de papier ? Pas de discours ! Bon. Devant leur insistance, j’ai promis de griffonner un papelard et je me suis engagé à ne pas m’en

écarter. Ça ne les a pas tout à fait calmés. Ils ont flairé chaque phrase, ausculté chaque mot, regardé sous les tapis de chaque paragraphe pour s’assurer que je ne leur cachais rien. Puis, ils me l’ont remis avec leurs corrections (en rouge comme à l’école des missionnaires). À respecter scru-pu-leu-se-ment, Monsieur le Premier ­ministre (ils n’ont pas prononcé le titre de ma fonction pour m’honorer, mais pour me menacer). J’ai juré que j’allais être un bon élève. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. Mais une fois devant le micro, je me suis rendu compte qu’avec tout ce ramdam, j’avais oublié mes feuilles à la maison. Que faire ? Je n’allais tout de même pas laisser un grand blanc s’installer, hein ? Pas le jour de notre indépendance ! Alors, j’ai improvisé. Pas exactement dans les termes qu’« ils » avaient écrits et dont je ne me souvenais pas. Je le regrette, je vous l’assure. Pa’don, missié, je suis qu’un pauv’ nèg’. Résultat des courses, une fois les lampions éteints, je me suis retrouvé embarqué manu militari direction le Katanga tandis que ce patapouf de Kasa-Vubu dansait la samba dans son palais tout neuf, ivre d’avoir récupéré tous les pouvoirs. Pauvre couillon ! Il n’a pas compris qu’il était le suivant sur la liste et que sa servilité vis-à-vis de ses maîtres ne le sauverait pas plus que moi. En deux temps, trois mouvements, Mobutu l’a vidé de son trône et achevé au fond de sa villa. Ah ! Mobutu ! Mon frère, mon disciple, mon complice. Être président de mon fan-club ne lui suffisait pas. Il voulait être président tout simplement – président, maréchal et trésorier. Regardez le résultat. Sa seule réussite ? Être parti avec la caisse. Pour le reste, il a tout raté. Même mon assassinat. Et son complice, ce minable Moïse Tshombé ? Encore plus inefficace que le maréchal. Dire qu’il s’est vanté partout qu’il avait eu ma peau ! Désolé, Moïse, Joseph-­Désiré, ça ne s’est pas passé comme ça. J’étais trop malin pour vous ! Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi tous ceux qui prétendaient avoir eu mon scalp n’ont jamais pu exhiber même une touffe de mes cheveux ? Pourquoi Tshombé a raconté que mon corps s’est volatilisé dans un bain d’acide ? Ça ne vous a pas mis la puce à



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TERVUREN

fait ses adieux au Congo belge Portfolio ISALINE GREINDL JULIE SIMON Photographie PIERRE POIVRE

La fermeture en décembre dernier du Musée de l’Afrique centrale – MRAC pour les avertis, Musée de Tervuren pour le grand public, Musée du Congo belge pour les plus anciens – a été un véritable événement. Le déplacement de l’éléphant empaillé, emblème du musée, évacué en grande pompe sous l’œil attentif des caméras, a sonné le coup d’envoi de trois années de réno­vation. Des travaux en profondeur sont prévus en vue d’offrir aux lieux une muséographie contemporaine. Jetons un dernier regard sur plus d’un siècle d’un musée en plein déménagement et sur les coulisses d’une institution scientifique de renommée mondiale aux activités méconnues du public. De fait, l’exposition permanente présentait à peine 1 % de son patrimoine. Trésors cachés du grand ­public, les collections impressionnantes dans le domaine des sciences humaines et naturelles servent tous les jours de support à la recherche et à la diffusion des connaissances.


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Portfolio — Tervuren fait ses adieux au Congo belge

Histoire d’une mégalomanie

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n 1885, le Congo devient le « jardin privé » de Léopold II, possession personnelle cyniquement dénommée « État indépendant du Congo » où il ne mit jamais les pieds. Sa politique expansionniste, les abus et les exactions commises en Afrique mettent à mal sa pseudo réputation de philanthrope humaniste civilisateur. Il devra donc se séparer du Congo… annexé par la Belgique en 1908. Le musée est un lieu à la mesure de la vision ou de la déraison d’un monarque. Localisé aux abords de

Bruxelles, le site du musée est exceptionnel : entouré d’un parc splendide, il regroupe le Palais des Colonies et d’autres pavillons. Le roi bâtisseur a eu recours pour la construction du « musée du Congo » au talent de l’architecte Charles Girault, à qui l’on doit notamment l’Arc du Cinquantenaire bruxellois et le Petit Palais à Paris. Léopold II y est omniprésent : statues, bustes, ornement de portes, décoration de la coupole. Des relents mégalomaniaques à satiété.


Le musée constitue également un incontournable de la vie du Belge, d’abord emmené par ses parents, puis à l’occasion d’une sortie d’école, y promenant enfin ses propres enfants et petits-enfants… Artefacts, faune et flore issus d’un territoire de plus de deux millions de kilomètres carrés ont été compressés dans les salles du musée. Les masques exposés et les sculptures ont peuplé au moins une fois nos rêves ou cauchemars. L’œil d’une statuette que l’on voyait désabusé, narquois ou menaçant, fait partie d’un vécu commun avec l’Afrique centrale.

© E. Deschoenmaeker

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Portfolio — Tervuren fait ses adieux au Congo belge


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Instantanés de la brousse

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es mises en scène d’animaux empaillés dans leur environnement naturel ont fait la joie des petits (et des grands) : agressivité d’un faciès de chimpanzé, goutte de sang souillant le poil de l’antilope, poésie figée des pélicans. Certaines représentations peuvent aussi provoquer dégoût ou désarroi au vu des cornes de rhinocéros arrachées et des « plaies » laissées béantes en prévention d’éventuels vols… Certains verront dans ces meurtrissures une métaphore du Congo.


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Portfolio — Tervuren fait ses adieux au Congo belge

« Dr Livingstone, I presume ? Yes, it is my name. »

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n ton très british pour évoquer la rencontre en 1871 de David Livingstone, médecin, missionnaire protestant et explorateur écossais, et de Henry Morton Stanley, journaliste autodidacte britannique ayant émigré aux États-Unis. Dans Comment j’ai retrouvé Livingstone, Stanley narre par le menu le détail de ces retrouvailles. Dans les caves du musée, reposant l’une sur l’autre, la valise de Stanley et la malle de Livingstone immortalisent la célèbre rencontre. Stanley, par son exploration opiniâtre de cette partie de l’Afrique, suscite l’intérêt de Léopold II, qui aura ­recours à ses services afin de s’approprier cette région. Stanley y conclut des contrats d’achat de terres autour du fleuve. Ce sont les débuts de la colonisation.


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Le journaliste sera la première personne à rentrer en Europe avec une cartographie du Congo au départ de l’Est : il suit le cours de la Lualaba, affluent principal du fleuve Congo, qui passe alors par « Stanley­ville » (Kisangani) et les « chutes Stanley » (chutes Boyoma). Les archives complètes de Stanley­ ont été confiées au musée par l’inter­ médiaire de la Fondation Roi Baudouin. Pendant vingt ans, ­ Stanley a consigné méthodiquement observations, comptes et avancées de ses missions dans les multiples carnets que le musée conserve jalousement. Ses notes sont patiemment transcrites, résultat d’un fastidieux et précieux travail de recopiage. Les archives sont régulièrement consultées, manipulées avec soin au moyen de gants immaculés.


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Portfolio — Tervuren fait ses adieux au Congo belge

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Comme un poisson… dans l’alcool

e département d’ichtyologie rassem­ ble quelques 900 000 spécimens dont de nombreux holotypes, premiers spécimens de nouvelles espèces mises au jour. C’est la plus grande collection au monde de poissons d’eaux douces et saumâtres d’Afrique centrale. Chaque année, de nouvelles espèces sont découvertes, stockées et répertoriées au musée, ce ­ qui permet de mieux comprendre la bio­ diversité, les équilibres, et les évolutions de cette source fondamentale de protéines pour les populations aux alentours.

Terres africaines tant convoitées Les ressources minières de la région ­suscitent depuis toujours intérêt et con­voitise. Les populations, notamment du Katan­ga et du Kivu, en subissent directement les conséquences. Dès l’ouverture du musée, les collections de minerais et leur cartographie - encore largement utilisée aujourd’hui, notamment pour la prospection - ont occupé une place de choix. 17 000 minéraux, 200 000 roches et des kilomètres de carottes géologiques occupent les rayonnages organisés du ­département. Le département des sciences de la terre agit aujourd’hui à trois niveaux dans une perspective de soutien au développement durable de cette région : recherche fonda­ mentale (connaissance et compréhen­ sion de la genèse des gisements), renforcement des capacités géologiques en Afrique et recherche interdisciplinaire en faveur d’une meilleure utilisation des ressources locales, notamment pour la réduction de la pauvreté.


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Portfolio — Tervuren fait ses adieux au Congo belge

Une muséographie obsolète

L

a dernière révision importante de la muséographie date de l’Expo 58. L’absolue nécessité d’une mise à jour ne fait aucun doute. Collections, représentations et mobilier ont évolué. Mais certains éléments ont persisté aux mêmes endroits. En témoignent le tambour loï ou encore ces bancs massifs qui ont accueilli des générations de visiteurs.

Divers sentiments ont jalonné la vie du musée : l’étonnement, la fascination, une contestation virulente et un regard renouvelé aujourd’hui avec ce projet de rénovation. Si le caractère didactique et la raison font applaudir les changements en vue, quelques générations passées en ces lieux ressentiront une certaine ambivalence, un soupçon de mélancolie. Disparaîtra effectivement la poésie d’une esthétique très « Adèle Blanc Sec », des armoires vernies, des objets entassés - le témoignage d’une vision plutôt XIXe siècle de la société - au profit d’une présentation revisitée de nos relations avec l’Afrique centrale.


© D.R.

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© J. Van de Vijver MRAC

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+ ++ Le site du musée : www.africamuseum.be, qui détaille notamment les recherches auxquelles contribue directement ou indirectement le MRAC, tout comme le processus de rénovation en cours et le master plan guidant la nouvelle muséographie. ++ Une collection de superbes masques africains : la collection Vonpischmeyer, collectionneur imaginaire tout droit sorti d’un Congo fin XIXe. Réalisation du scuplteur Olivier Goka, artisan du recyclage plastique, elle s’inspire directement de la statuaire africaine. Exposées au MRAC en

3PLUS +

2013, de nombreuses photos sont à découvrir sur le site www.flickr.com/photos/oliviergoka. ++ Un film documentaire : Kongo, une série en trois épisodes sur le Congo réalisée par Samuel Tilman, Daniel Cattier, Isabelle Christiaens et Jean-François Bastin à partir d’archives numérisées, dont celles du MRAC notamment. La série décrit la colonisation du Congo dès le XVIe siècle, ensuite l’épisode belge du début du XXe siècle, et enfin l’indépendance (www.eklektik.be/page/root/ documentaires/11/kongo.html).


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À L’OMBRE jaune et bleu de la Butte

J’HAINE le stade

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UN AUTRE REGARD depuis la tribune

QUE LES DIABLES nous emportent !

I 94 - 101 I

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DOSSIER

FOOT Le football s’apprête une fois de plus à faire parler la poudre. À quelques encablures d’un Mondial brésilien qui déchaîne déjà les passions et les portefeuilles, 24h01 consacre son dossier au sport roi et pose le doigt sur la diversité d’une « planète foot » aux accents bien de chez nous. Ancrés dans un quartier à l’atmosphère profondément bruxelloise, les supporters de l’Union Saint-Gilloise, club de troisième division au glorieux passé, continuent de croire au retour de leur équipe dans l’élite. Bertrand, spectateur égaré, écœuré par le comportement de ses semblables, se prend à éprouver quelques palpitations lors d’un match à enjeux. Joannie, fan du Standard de Liège, malvoyante et photographe amateur, nous fait partager sa manière singulière de vivre le football. Quant aux Diables Rouges, qualifiés pour le Brésil dans l’euphorie populaire, érigés en héros d’une nation divisée, Stéphane Taquet et Cyril Elophe retracent leur irrésistible ascension à travers les commentaires du sélectionneur fédéral Marc Wilmots. Place au football dans tous ses états !


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« Il rayonne dans les sports en Belgique, Parmi tous ceux qui luttent pour l’honneur, Un club fameux, dont la force magique Domine tout d’une pure splendeur. » LE CHANT DES GOALS, BOBINUS, 1912


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À L’OMBRE JAUNE ET BLEU

de la Butte Dossier GUILLAUME BALOUT Photographie BAUDOUIN LITT

Malgré quatre décennies d’anonymat sportif et de tracas financiers, l’Union Saint-Gilloise continue d’entretenir la passion et de croire à son retour dans l’élite. L’histoire de cet ancien fleuron du football belge, aujourd’hui en troisième division, est aussi celle d’un Bruxelles en voie de disparition que racontent ses supporters, de places en parvis et de vieilles brasseries en stade décati.

L

e blason de l’Union Saint-Gilloise orne la façade Art déco du stade Joseph Marien, pavoisée d’oriflammes jaune et bleu. Ce dimanche après-midi, le club bruxellois reçoit La Calamine en Division 3. Une rencontre quelque part entre l’amateurisme de haut niveau et le professionnalisme balbutiant que l’Union n’a jamais connu. Elle qui, depuis 1973, n’a plus fréquenté l’élite après l’avoir longtemps dominée.

Peu après sa création en 1897 dans la commune de Saint-Gilles, le porteur du matricule 10 devient une référence nationale puis internationale, affrontant notamment la France lors du gala de fondation de la FIFA en 1904. Et obtiendra bientôt onze titres de champion de Belgique, tous acquis au début du XXe siècle, à l’époque des arrière-grands-parents des ketjes qui

se sont donné rendez-vous au « Club House », devant l’enceinte. Dans cet estaminet, dont les murs évoquent la glorieuse « Union 60 » et ses soixante matches sans défaite – quarante-quatre victoires, seize partages – entre janvier 1933 et février 1935, il y a Andy, 16 ans, Dylan, à peine plus vieux, ou encore Greg, un ancien du haut de ses 29 ans. Tous appartiennent aux Union Bhoys, le groupe de supporters du kop adossé au parc Duden, dont les grands arbres semblent vouloir pénétrer de force dans les tribunes. À une heure du coup d’envoi, bâches et bannières sont installées autour du terrain. « Normalement, on fait ça vers midi. En fait, tout dépend de l’heure à laquelle on s’est couché la veille. Et hier soir… », confesse le noceur Dylan, l’un des meneurs, qui défend l’idée d’un


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Dossier — À l’ombre jaune et bleu de la Butte

football à contre-courant des grands clubs et championnats médiatiques. Depuis sa création en 2001, le groupe investit le promenoir, sorte d’amphithéâtre en béton parsemé de rambardes et adossé au talus. Avant l’agrandissement du stade en 1926, les joueurs accédaient à la pelouse par ce côté. Des articles de presse parlaient alors d’une jauge de 30 000 spectateurs les jours de grande affiche. Aujourd’hui, près de 2 000 personnes sont venues dans un stade amputé de ses deux gradins derrière les buts depuis 1997.

tion qui revendique septante-cinq membres. Comme beaucoup d’anciens du groupe, son comportement s’inspire de la mentalité anglo-saxonne, moins exubérante que le modèle ultra dans lequel « se reconnaissent davantage les plus jeunes ». À califourchon sur la main courante, Dylan exécute son rôle de kapo, tambour à la main et cigarette au coin des lèvres. « Ici, ici, c’est Saint-Gilles ! », martèle-t-il, parfois relayé par « le grand Robert », le plus bel organe de l’assistance avec ses puissants appels au chant.

La Butte, surnom de l’enceinte tiré de sa position en surplomb, est aussi vétuste que pittoresque. Face à une tribune principale clairsemée et aux six supporters calaminois, les Union Bhoys reprennent Le Chant des goals, hymne officiel du club créé pour son quinzième anniversaire par un certain Bobinus, dont la version musette de Jean Narcy accompagne les joueurs à leur sortie des vestiaires. En polo et long bermuda, Renaud passe inaperçu à côté de ses bruyants voisins au torse nu. Ce trentenaire est le responsable de cette associa-

À 2-0 à la mi-temps, les plateaux de bière se succèdent depuis une improbable cahute dans le sous-bois. Au troisième but des Jaune et Bleu, la sonorisation diffuse un taquin « Et 1, et 2, et 3-0 ! » à l’égard de Verts complètement dépassés. De leur côté, les Union Bhoys entonnent une adaptation de chants de supporters du Celtic Glasgow. Avant d’exiger le silence du stade pour le penalty de Steve Dessart : 5-0 et un pogo pour finir. Ce soir, l’Union retrouve les premières places de la Division 3.

« Dans les combats, maître des destinées, Il fut toujours le héros éclatant. Son nom s’évoque en de glorieux trophées Et c’est pour lui que nous allons, chantant. » Un club authentique La place Louis Morichar est à quelques rues de l’ancienne demeure de l’architecte Victor Horta, chef de file du mouvement Art nouveau en Belgique. Aux numéros 41, 42, 43 et 44, les élégants immeubles de son disciple Ernest Blérot donnent sur un vaste espace carré, réaménagé en paliers. Au pied de la pente, les enfants du quartier jouent au football et au basket en ce début d’après-midi. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les recruteurs de l’Union avaient coutume de se rendre sur cette esplanade afin d’y dénicher le futur talent jaune et bleu, alors écolier à l’athénée voisin. « À la fondation du club en 1897, avant de partir à Uccle puis au parc Duden, ses premiers terrains se trouvaient sur ce qu’on appelait alors la Plaine du Sud », explique Fabrizio Basano en désignant l’hôtel de ville de Saint-Gilles tout proche. Réalisateur et dramaturge dont seule la barbe poivre et sel trahit les 53 ans, cet

homme de culture volubile s’épanche volontiers sur sa passion unioniste, éclose tardivement. Enfant, il interroge ses origines italiennes, se demande même, jeune adulte, s’il ne doit pas rejoindre le pays de ses aïeux avant de bâtir sa propre culture footballistique au gré de déplacements à travers la Belgique et de découvrir « les matches debout, pressés, où il fallait arriver trois heures à l’avance pour avoir une place ». Mais sans jamais avoir « le sentiment de se sentir chez soi ». « J’ai alors eu besoin de m’identifier à un club », ­assure-t-il, tandis que, en contrebas de la place, trois trentenaires entament une partie de pétanque. « Dans les années 80, Saint-Gilles est devenue la commune vivante, jeune, artistique qu’elle est encore aujourd’hui. Quand je suis venu au stade, je me suis tout de suite senti à l’aise. » Les années 1990, avec la refonte de la Coupe d’Europe des clubs champions, l’introduction de l’arrêt Bosman et l’avènement de la Premier League anglaise, renforcent son désir « d’autre chose,


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d’un charme désuet, d’une nostalgie d’un football en voie de disparition ». Durant cette période, les déboires de l’Union n’affectent pas l’attachement de Fabrizio au club, largement établi sur « le mythe du retour ». « Au début, retrouver l’élite était un simple espoir chez les supporters. Désormais, on est vraiment dans ce mythe du retour. À l’Union plus qu’ailleurs, il y a un récit. Un récit dramatique. » L’été dernier, plusieurs clubs de la capitale belge ont misé sur leur renaissance, le Brussels moribond renouant avec sa légendaire appellation « RWDM », le White Star Bruxelles se relançant grâce à un fonds d’investissement dubaïote et le nouveau BX Brussels comptant bien se faire un nom parmi tous. « L’Union est un club suivi, avec un potentiel certain, qui n’a pas connu d’aventure matamoresque », estime Fabrizio, peu amène à l’égard des rivaux historiques. « Les autres clubs de la ville ne sont que des ersatz qui ont d’ailleurs perdu leur public. À Anderlecht, il y a très

peu de Bruxellois et beaucoup de Flamands. Chez nous, tu peux devenir unioniste du jour au lendemain. C’est une véritable richesse au regard de l’évolution démographique de Bruxelles, avec ses expatriés et ses nouveaux habitants. »

Gardien du temple Yves Van Ackeleyen s’étonne presque de trouver le stade Joseph Marien fermé depuis la chaussée de Bruxelles. « Viens », me lance-t-il en prenant la direction du « Chalet de la Butte », ancien restaurant d’affaires réservé aux dirigeants et partenaires de l’Union, reconverti en bureaux administratifs. L’archiviste du matricule 10 ressort du bâtiment avec un trousseau fourni : autant de clés pour accéder aux secrets des lieux. La première d’entre elles ouvre l’entrée principale, un vestibule dominé par un vitrail aux couleurs du club : comme la façade de la tribune principale, la Région


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Dossier — À l’ombre jaune et bleu de la Butte

de Bruxelles-Capitale l’a classé « monument du patrimoine immobilier protégé » en 2010. Sous ce motif Art déco, l’escalier qui menait à la loge royale est muré depuis bientôt quarante ans. Le prince Laurent est le dernier membre de la famille régnante à avoir, en 2004, visité le stade.

« C’est l’Union, c’est l’Union, C’est l’Union qui sourit ! » « C’est l’Union, C’est l’Union Saint-Gilloise. L’astre des sports grandit Dans une aube vermeille. »

Les liens de l’Union avec la royauté sont anciens. Avant la Grande Guerre, la Donation royale lui cède une partie du parc Duden pour élever son enceinte, inaugurée en 1919 et améliorée en 1926. Située dans la commune de Forest, l’Union a souvent bénéficié du soutien des autorités locales. Charles Picqué, bourgmestre socialiste de Saint-Gilles, a dirigé le club de 1993 à 2000 lorsqu’il était Ministre-Président de la Région. Aujourd’hui, c’est Jean-Marie Philips, avocat au barreau de Bruxelles et ancien président de la Ligue professionnelle de football, qui occupe la fonction d’administrateur général. « C’est un club populaire dans le sens où il est attrac­ tif », commente Yves, filant de couloirs étroits en


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bureaux sous les combles. À côté de l’économat, la salle de presse évoque davantage une salle à manger avec ses deux tables revêtues d’une nappe, les chaises en bois et une vieille pendule. « On trouvait des banquiers et des agents de finance dans les conseils d’administration de l’époque. Le club s’est davantage ouvert dans l’entre-deux-guerres quand les gens du parvis Saint-Gilles et des Marolles sont arrivés. » Lui-même incarne cette démocratisation de l’Union. Fils d’ouvriers, il a grandi au centre-ville, autour de la rue Antoine Dansaert qui n’était pas encore le quartier de dandys qu’il est devenu. Ses parents fréquentaient alors un bistrot, près du canal, tenu par le beau-frère d’un joueur. Ses premiers souvenirs de la Butte remontent loin, quand le club figurait dans l’élite au début des années 1970. « J’étais avec mon père, dans ce qu’on appelait alors “les populaires”, derrière le but. Je me vois encore jeter des marrons sur les gens et filer me cacher ! » À l’arrivée de Ghislain Bayet – ambitieux entrepreneur local – à la tête du club en 1975, l’adolescent croit, comme beaucoup, au renouveau annoncé de l’Union. Bientôt, les désillusions seront à la hauteur des promesses : au bord de la faillite à l’été 1977, le matricule 10 ne sera sauvé que par la bienveillance d’un curateur. « Dans sa volonté d’avoir un grand club en faisant table rase du passé, Ghislain Bayet a détruit beaucoup de choses. » Yves déambule ensuite dans la salle de réception, accessible de la rue par un corridor paré des portraits en noir et blanc des « Apaches », l’un des surnoms les plus connus donnés aux joueurs de l’Union. « On sait peu de choses sur ce surnom. Selon moi, on les appelait comme ça à cause de la brutalité de leur jeu. D’autres pensent que c’est à cause de l’origine sociale de leurs supporters. » À l’intérieur, Yves a accroché une vieille bannière, installé quelques panneaux retraçant l’histoire unioniste, des trophées dans une vitrine. Derrière une cloison, un bar en briques offre l’hospitalité. Au-dessus du mur lambrissé et d’un grand vitrail jaune et bleu, notre cicérone a disposé une frise de fanions d’équipes étrangères venues un jour au parc Duden. Fonctionnaire à la Communauté française, Yves a choisi de consacrer son temps libre à l’Union. À partir de 2003, sous la présidence de Giovanni Ravasio, il fait « pratiquement tout ce qu’il est possible de faire ici ». Un jour chargé de la rédaction du magazine La Butte, un autre des archives ou encore photographe officiel

UNE NOUVELLE DIRECTION AMBITIEUSE En juillet dernier, Alain Vander Borght, cadre commercial de 39 ans, a pris la présidence de l’Union Saint-Gilloise. Pour réaliser son objectif de retrouver la Division 1 « dans un délai de cinq à six ans », il s’appuie sur les moyens financiers de Jürgen Baatzsch, entrepreneur germano-belge devenu majoritaire au sein de la coopérative. La nouvelle direction refuse de communiquer sur les questions financières, mais le budget de cette saison, estimé à un million d’euros, a permis le recrutement de quelques anciens joueurs professionnels dans l’effectif. En cas de promotion dans l’élite, un réaménagement du stade Joseph Marien est envisagé afin de porter sa capacité à 8 000 ou 9 000 places assises, contre 6 000 actuellement.

pendant les matches. Quand Enrico Bové prend la direction du club en 2006, on le voit même s’occuper des abonnements, du choix des maillots, de la vente des produits dérivés ! Aujourd’hui, ce père de deux enfants gère l’actualité du club sur les réseaux sociaux où il tient un « musée virtuel ». Faute de mieux. « En 2004, on a retrouvé une coupe offerte par le Milan AC lors du match d’inauguration du stade en 1919 ! Un autre jour, c’était le maillot de notre capitaine légendaire, Jules Pappaert, mité et roulé en boule dans une valise… » Il y a trois ans, un collectionneur anglais le contacte pour lui demander d’authentifier un trophée qu’il vient d’acquérir chez un antiquaire de Londres : Yves devra alors reconnaître la coupe Van der Straeten-Ponthoz, ancêtre lointaine des compétitions européennes remportée à trois reprises par l’Union dans les années 1900.

3e mi-temps Avec l’ouverture de la brasserie de la Senne en 2010, Cantillon n’a plus le monopole du lambic traditionnel à Bruxelles. Mais garde toujours celui du cœur des amateurs de cette bière de fermentation spontanée, à l’acidité prononcée. Entre un terrain vague,


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un bazar asiatique, une épicerie roumaine et une église pentecôtiste, la brasserie se cache derrière une façade beige. Depuis 2006, Jean Van Roy perpétue ici une fabrication à l’ancienne héritée de son arrière-grand-père Paul Cantillon, l’un des premiers supporters de l’Union. Même si la brasserie se trouve à Anderlecht, territoire du grand Sporting ! « Ici, vous êtes dans le quartier de Cureghem, loin des préoccupations de nos édiles… », peste-t-il, avant d’avouer que son grand-père maternel penchait plutôt pour les Mauves jusqu’au jour où Constant Vanden Stock, alors président du Sporting et dont la famille est étroitement associée à la brasserie Belle-Vue, lui aurait promis de mener Cantillon à la banqueroute...

FABRIZIO ET SES AMIS

« C’est l’Union qui sourit, C’est l’Union, l’éternelle merveille. »

À l’entrée, derrière un amoncellement de cartons et de palettes, un vieil autocollant de l’Union rappelle que la maison s’est rangée depuis longtemps derrière ce club représentatif de « la Belgique de papa ». La démarche alerte, la quarantaine bien fermentée, Jean appartient à cette filière jaune et bleu qui se perpétue de génération en génération. « J’ai connu la descente en Promotion, mais aussi les remontées en D3 et D2. J’ai surtout des souvenirs de la tristesse de mon père qui a arrêté de suivre le club à ce momentlà. » À côté des caveaux, dans un coin aménagé en café pour la dégustation, une affiche du « Kapiteinje », estaminet unioniste du centre-ville, est placardée au mur. Cantillon n’est partenaire du club que depuis deux ans. « Il y a sept ou huit ans, on comptait encore nos sous. Et maintenant, le Club House me prend du lambic », glisse Jean entre deux discussions avec ses brasseurs. Actuellement, sept personnes, dont sa sœur Julie, travaillent ici et Jean refuse toute nouvelle offre de collaboration. « Parce qu’on ne peut pas augmenter notre production. On l’a déjà fait il y a trois ans. Et comme je suis fidèle en amitié, je ferai toujours plus pour ceux qui ont cru en nous il y a vingt ans, qui ont expliqué la particularité de cette bière à une période où personne n’en voulait. » En écho à l’histoire tourmentée de l’Union, Cantillon a donc traversé des moments délicats en même temps que celle-ci. Dans les années 1960, les brasseries bruxelloises de lambic ferment tour à tour, dépassées par la production industrielle qui bouscule saisons et méthodes d’élaboration. En 1978, Marcel Cantillon a l’idée de faire un musée de la gueuze en ouvrant sa brasserie au public. « Sans lui, la brasserie n’existerait plus », assure son petit-fils qui revendique près de 45 000 visiteurs par an. Un chiffre sans cesse en hausse


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depuis que le lambic est récemment redevenu à la mode. À l’étage, un escalier conduit sous le toit où est installé le bac refroidissoir, une large cuve en cuivre. « Des fanatiques de bière ne viennent ici que pour lui ! C’est leur Atomium, leur Manneken Pis », s’enorgueillit Jean en redescendant vers le grenier à grains. Chaque année, environ 1 700 hectolitres de lambic sont embouteillés. Une goutte parmi les 18 millions de litres de bière produite dans tout le pays. Étant donné son statut de coopérateur minoritaire à l’Union, Jean Van Roy assiste aux assemblées géné-

rales, en représentant officieux des supporters, sans faire ouvertement acte de candidature au conseil d’administration. « Ce sont les supporters qui font le club, qui sont l’identité du club. L’Union leur appartient », estime-t-il, solennel. « Mais intégrer un peu plus Cantillon dans l’Union, ce serait bien. Il faut intensifier cette image bruxelloise, attirer d’autres symboles de la ville. » Ni amer — « je n’ai pas connu les heures de gloire pour être découragé » — ni acide — « la nouvelle direction a une vraie vision » —, Jean aurait plutôt l’esprit aussi gai et fruité que sa Kriek ou sa Vigneronne à chaque fois qu’il se rend au parc Duden. « Soyons


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honnêtes : comme des dizaines de personnes, ce n’est pas pour le foot qu’on y va, mais pour les amis. Pour la “zwanze”, l’humour typiquement bruxellois, parce que ça rigole, parce qu’on y entend chanter Robert. » Moins parce que les joueurs célèbrent leur victoire avec… de la Lindemans. « C’est la seule chose qui me fait mal au stade ! »

YVES

Le brasseur attend aujourd’hui que le succès de ­Cantillon déteigne enfin sur l’Union. Les supporters se souviendront peut-être de l’écriteau affiché dans le magasin de futaille, où le lambic repose dans des tonneaux pendant trois ans : « Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui. »

Du Verschueren à l’Union Sur le Parvis de Saint-Gilles, le marché de produits biologiques attire sa traditionnelle clientèle jeune et aisée sur cette place en forme de haricot. Bordée de hauts immeubles bourgeois, elle est devenue le repaire du bon goût des nouveaux Bruxellois, l’un des exemples les plus achevés de reconversion des quartiers populaires des grandes métropoles en lieu à la mode.

JEAN

BERT

À l’angle de la rue du Fort et de la chaussée de Waterloo, le « café Verschueren » a survécu à la transition entre ces deux univers. Derrière sa façade à carreaux de céramique, l’établissement s’est paré d’Art déco, des murs lambrissés aux appliques de verre opalin au plafond. En 1880, Louis Verschueren y brassait sa propre bière. Après sa faillite à la fin des années 1990, la maison a été rachetée par la brasserie industrielle Maes. Elle est aujourd’hui exploitée par un gérant profane en football, qui respecte toutefois son histoire unioniste. Au-dessus des trois miroirs du fond, des plaques aux couleurs et noms de quelque cent cinquante clubs sont accrochées à un tableau. Autrefois, quand les supporters revenaient du stade, ils prenaient ainsi connaissance des autres résultats et des classements, le patron ayant pris soin de téléphoner dans tout le pays pour les mettre à jour. « Une fois, je me souviens qu’un touriste anglais est resté assez longtemps devant ce tableau avant de s’excuser… en disant ne pas connaître le nom de toutes ces bières ! », raconte Bert, un serveur encore amusé par cette anecdote. Lors du dépôt de bilan, les huissiers ont emporté les fameuses figurines Prior représentant les joueurs, alors installées au-dessus du comptoir.



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J’HAINE

le stade Dossier BERTRAND DEGREEF Illustration NICOLAS ANDRÉ Colorisation MGS

Une bande de parvenus tout juste sortis des jupes de leur mère, des petits branleurs à boucles d’oreilles en diamant qui roulent en Maserati et adorent se rouler des pelles en gang bang organisé dès qu’un goal est marqué. Quelle engeance, je vous l’dis. Et je ne vous parle pas (encore) des supporters. Alors que j’avais 10 ans et que je suppliais à genoux mes parents qu’ils m’autorisent à suivre le match BelgiqueURSS du Mondial 86, mon père me lâcha d’un ton agacé : « Bertrand, le foot, c’est un sport populeux. » Bien sûr, ce populeux ne signifiait pas populaire, dans le sens « qui plaît à beaucoup de monde », mais plutôt populaire comme pourrait l’être... Patrick Sébastien. Autrement dit : « Fiston,­ tu ne jouerais pas plutôt au tennis ? » Faut dire que, pour papa, le foot n’avait aucun intérêt et Ceulemans était en fait le meilleur ami de l’autre là, Coppenolle.


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Dossier — J’haine le stade

À

l’époque, je me souviens, la remarque paternelle m’avait frustré et vexé. Frustré d’abord. Non que je fusse un aficionado du ballon rond, mais la Coupe du Monde 86 reste dans les annales et manquer un match aussi important que ce huitième de finale, c’était un peu comme louper le dernier épisode de Ulysse 31, quand le barbu et ses compagnons finissent par enfin retrouver le chemin de la Terre. Impensable. Vexé ensuite parce que reconnaître que le foot était un sport populeux signifiait que je faisais moi-même partie de cette plèbe frappée d’anathème par une certaine tranche d’électeurs de centre droit. Applaudir John McEnroe qui blasphème à Roland Garros, oui. Brailler comme un malade pour encourager onze blaireaux à nuque longue, non. Soit. Mon enfance s’est donc vue privée de tous les matches de toutes les compétitions de tous les pays du monde. Dans la cour de récré, mon pote Laurent était Scifo, Olivier était Grün, Sven était Gerets. Et moi, pour ne pas décevoir papa (qui n’en a bien sûr jamais rien su), j’étais Mats Wilander. Aujourd’hui, à l’aube d’une nouvelle Coupe du Monde que l’on espère fructueuse pour nos Diables, je me repose cette question qui, il y a vingt-huit ans, avait créé comme un malaise dans ma tête idéaliste : le foot estil l’apanage d’une populace graisseuse et basse de plafond se rendant toutes les semaines au cirque en Fiat Panda tunée ? Pour répondre à cette question ô combien existentielle, un petit tour par l’arène s’imposait. Je devais flairer la bête, plonger dans le stupre et la vindicative bacchanale, rejoindre le temps d’un match ces légions de briscards avides de chopines glacées et de chants patriotiques. Je devais devenir supporter.

« Je sens d’ici l’odeur du stade. Et ça fouette grave. »

Un club ? Le Standard. Pourquoi ? Parce que quand j’étais gamin, mes camarades de classe chantaient sans arrêt : « Standard, au pouvoir, Anderlecht, c’est de la clette. » Et qu’à force de l’entendre, j’ai fini par y croire. Rien à voir donc avec un quelconque communautarisme de base. Un majeur dressé bien haut est universel. Tout le monde sait ça. Je décide donc d’assister à un match à Sclessin. Et comme le hasard fait parfois bien les choses, je compte parmi mes amis un fervent supporter de l’équipe liégeoise. Quand j’appelle Bernard au téléphone, l’énergumène me rappelle à quel point le football est une véritable religion dans sa famille. « Ma mère a failli voir le jour dans une tribune de stade, mon gars. À Amsterdam, en avril 51. Ma grandmère a perdu les eaux pendant un match amical Belgique-Pays-Bas. Un truc de dingues. Mes grandsparents s’étaient tapé la route en stop alors que ma grand-mère était enceinte de huit mois. Elle a commencé à crier pour encourager l’équipe et elle a continué à l’hosto, les pieds dans les étriers. » Et d’ajouter d’un air dépité : « La Belgique a perdu. À la frontière, le douanier a dit à mon grand-père qu’il y avait au moins un Belge qui avait gagné quelque chose ce jour-là ! L’avait de l’humour... Encore bien que c’est papy qui tenait le bébé... Sinon, pour sûr que l’douanier s’en prenait une. » Je savais que Bernard serait l’homme de la situation. Je lui demande donc s’il n’y a pas un petit match du Standard en prévision et il m’annonce que, fin décembre, il y a le classico Standard-Anderlecht, qu’il pourrait peut-être me dégoter une place et que s’il y a bien un match à ne pas rater, c’est celui-là. Tension, insultes, rots et alcool à gogo. Le cocktail parfait pour un baptême footeux sauce prolétariat. Deux semaines plus tard, il me confirme que je peux prendre la place de son cousin. On sera quatre : lui, moi, son filleul et sa mère. Son père n’accompagnera pas. Il s’est déjà pris un pavé dans l’estomac et un siège sur le coin de la gueule. Il en a marre.


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« Ca marche », que j’fais, moyennement rassuré. « On se voit le 22 décembre. Allez Standard ! » Et je raccroche avec la vague impression que je viens de mettre un doigt dans l’engrenage. Le jour J est un dimanche, il fait dégueulasse et je me lève avec un torticolis qui me contracte le dos de la nuque à l’omoplate. Pas bon, ça. Rester deux heures dans le froid au milieu de hordes surexcitées sans même pouvoir lever les bras. Au mieux, on me prend pour un fainéant. Au pire, pour un traître. Je passe la journée à tenter de détendre mon grand complexus. En vain. Match à 18 h 30. On arrive sur place une bonne heure plus tôt et on se gare à vingt minutes de marche. « Si on se gare plus près, tout va être bouché quand on va partir. Ça va prendre des heures... » Sur le chemin vers le stade, des centaines de supporters sortent de nulle part pour rejoindre l’artère principale. Le cortège me fait penser au clip de Michael Jackson, Beat it. La foule est bigarrée. Des hommes (beaucoup), des femmes (peu), des vieux, des jeunes, des enfants. Il y a du pantalon en velours, du jeans troué, du blouson bombers, de l’imper, des écrase-merdes et des mocassins. Ça gueule près des cafés, ça exhibe des panses architendues, des moustaches clairsemées, des mains pleines de muscles et de cambouis. Ça s’amasse près des terrasses et des baraques à frites, ça pisse sur les arbres et assène sa virilité comme une arme de destruction massive. Ici, il n’y a plus d’avocats, de garagistes, de contrôleurs des contributions, de banquiers ou d’ouvriers communaux. Il n’y a que des rêves qui s’effilochent, moulinés par le quotidien. Ça balance des rires gras et l’assurance de l’ogre dévoreur de vies, mais ces réunions autour d’un ballon ne sont-elles pas seulement le placebo qui aide à oublier tout le reste ? Je me faufile et les observe. Je ne me sens pas l’un des leurs. Je n’en bave pas assez tous les jours.

— En fait, me dit Bernard, les Anderlechtois n’arrivent pas au même moment et pas par le même chemin. Même les aires d’autoroute sont attribuées aux clubs au dernier moment pour éviter que des cars de supporters ne se retrouvent à faire une pause pipi côte à côte. Pour sûr qu’ils se mettraient immédiatement sur la gueule. — À ce point-là ? — Tu veux rire ? Pour accéder à leur tribune, les supporters d’Anderlecht doivent passer dans une sorte de couloir formé par des grilles hautes de plus de deux mètres sur lesquelles on a accroché une bâche. Pas question que les mauves et les rouches puissent se voir. Un simple regard suffirait à foutre le feu.


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Dossier — J’haine le stade

« Tout sera fait durant la soirée pour que les deux clans ne se croisent jamais, même pas du regard. »

« Incroyable », dis-je en me tournant vers Bernard. Je suis littéralement avalé par ce chant, il me tire en avant et je me surprends à accélérer le pas. C’est magnifique. D’un seul coup, je ne suis plus Chastrois, je suis Liégeois. J’abandonne condescendance et devient émerveillement.

Tout en marchant, nuque raide, je m’allume une clope et continue à zieuter discrètement les Vikings qui descendent leurs chopines en se tapant dans le dos à la lueur de la lune. Ça éclabousse de testostérone. Les gosses tiennent la main de leur papa et les fourgonnettes de police sont plutôt rares.

Bernard m’attrape par le bras et me file l’abonnement de son cousin. « Tu t’appelles Antoine, t’as 30 ans et, quand on passe le portique, tu fais comme si t’avais l’habitude de venir toutes les semaines. »

À cent mètres du stade, une fracture s’opère. Aussi nette que celle infligée par Witsel à Wasilewski (pour les ignorants, n’allez PAS voir la vidéo sur YouTube). Là, je peux enfin percevoir les premiers chants. Je passe un coin de rue et j’aperçois tout à coup une brèche dans la sombre uniformité de la nuit. D’entre deux gigantesques tribunes en béton s’écoule la lumière éblouissante des projecteurs en même temps qu’un hymne repris en chœur par un stade encore à moitié vide. J’en frissonne.

Merde, avec la mine d’illuminé que j’affiche, ça va être coton. Je ne me laisse pas démonter et je le suis. On progresse plus difficilement maintenant. La masse est plus dense. Des rots s’échappent, des gobelets en plastique s’amoncellent sur les trottoirs, les flics arborent l’expression placide de ceux qui en ont vu d’autres. Les chants continuent. Ça sent encore la pisse. J’arrive finalement à l’entrée. Et je dois frauder. Passer avec la carte d’un autre. Je déteste frauder. Je ne dépasse jamais dans les files, je ne saute jamais au-­dessus des barrières dans le métro et je place toujours un CD de Noël dans le lecteur quand je décore le sapin avec les enfants. Et pourtant, si je ne veux pas rester dehors à tenir compagnie aux chiens policiers, va falloir que je resquille. J’essaie de voir si le type qui vérifie les abonnements a une bonne tête. Je fais deux, trois tentatives dans le vide histoire d’être le plus naturel possible : « Voici, Monsieur », « S’il vous plaît », « Bonjour, je m’appelle Antoine, j’ai 30 ans ». Un gamin me toise, mi-effrayé, mi-amusé. Je me tire en vitesse et passe le contrôle sans dire un mot. Fastoche.

« Cette fois, ça y est, me voilà dans le Chaudron. » — On s’en boit une ? Bernard et son filleul adhèrent. Maman est déjà partie se poser dans la Tribune 2. Entre les barrières qui cernent le périmètre et le stade proprement dit, de nombreuses échoppes vendent hot dogs, burgers et autres Tricatel graillonneuses, machines à cholestérol ultra-caloriques et boissons américaines. — J’ai essayé de manger là, une fois, me fait le filleul. J’ai rien vu du match. Suis resté plié sur les chiottes pendant deux heures.


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Je note en terminant ma Jup. Puis on se met en route pour rejoindre nos places respectives. L’Enfer de Sclessin s’étale sous mes yeux ébaubis. Suis vraiment impressionné, que j’dirais même. C’est beau 30 000 personnes qui regardent ensemble dans la même direction. D’autant plus que, puisque Noël est à nos portes, des G.O. nous distribuent des bonnets à pompon pour faire bonne impression quand les joueurs entreront sur la pelouse. Coup de pot que Papy Noël soit rouge et blanc. Paraîtrait même que le bonhomme était vert à l’origine et qu’il ait viré rouge et blanc en 58 quand le club est devenu Champion de Belgique pour la première fois. N’importe nawak. On prend place sur nos sièges. Interdiction de choisir, tout est numéroté. Du coup, mon pote connaît ses voisins. « Sont sympas, mais j’les inviterais quand même pas au baptême de mes gosses. » Comme pour confirmer son propos, un type derrière moi se pointe et me serre la main, tout de go. La cinquantaine, moustache jaune, lunettes fumées, dents fumées, haleine fumée. « Salut mon gars, ça va ? Putain, j’suis nerveux depuis ce matin. J’ai rien bouffé de la journée. C’est toujours la même chose quand on joue contre ces connardslà. » Et il ponctue sa tirade d’un geste de mépris en direction de la tribune réservée aux visiteurs. Je ne sais pas trop quoi dire, alors je ne dis rien et je me retourne lentement, les cervicales toujours endolories. Je balaie le stade des yeux. Dans le rond central, des majorettes

VOO se remuent les fesses à la manière des pompom girls de l’Oncle Sam. Le peuple chante toujours, si fort que j’en avale presque mes plombages. Bernard doit crier pour m’expliquer : — À droite, dans la Tribune 3, ce sont les Ultras Inferno 1996 et les Hell Side 81. Une sacrée bande d’allumés. À gauche, Tribune 4, le PHK 04. — PHK ? — Publik Hysterik Kaos. Une autre bande d’allumés. — E t nous, on est quoi ? Les Struggle Death Méga Mort ? — Non, nous on est dans le kop. — ... — Ça veut dire « colline ». T’iras voir sur Wikipédia…

À ce moment, le PHK déroule une gigantesque bâche qui couvre presque la totalité de la tribune. Ils appellent ça un tifo. Inscrit dessus en lettres géantes : « Dites bonjour à votre pire ennemi. » En illustration, Tony Montana, alias Scarface, lâche une rafale d’arme


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Dossier — J’haine le stade

automatique, faisant gicler un sang mauve dans le coin de la toile. Appel à la haine, humour osé ou simple expression d’une rivalité antédiluvienne entre deux clubs ? Chacun se fera sa propre opinion. Perso, je préfère reluquer les guibolles des cheerleaders qui en terminent avec leur pyramide humaine. Un karaoké We will rock you et un hymne du Standard version techno-house plus tard, les vingt-deux acteurs se présentent sur la pelouse. Ça hurle. Ça chante et rechante de plus belle. Impressionnante unité qui me pousse à croire que si le foot du XXIe siècle s’apparente bien trop souvent à un salmigondis écœurant de pognon dans les vestiaires, d’agressivité dans les tribunes et de simulations pathétiques sur le terrain, force est de constater que ce sport permet aussi de générer une convivialité étonnante. En discutant avec un autre de mes amis supporters, celui-ci me faisait remarquer qu’il ne trouvait nulle part ailleurs une famille aussi unie que celle des supporters. Évidemment, ce cirque ultramédiatisé et monnayé à outrance révèle aussi un côté obscur enfoui au plus profond de chacun. « Quand je viens à un match », me dit encore cet ami, « je ne suis plus le même. Je libère toute la pression de la semaine, toutes les frustrations du boulot, toutes ces fois où je me suis retenu de gueuler sur mes mioches. Et c’est l’équipe adverse qui se prend tout. Il y a de la haine, c’est vrai, mais ça reste dans le stade. Quand je rentre en voiture après le match, j’écoute Musique 3. »

« Deux rangées de sièges plus bas, un type caresse son crâne rasé. »

Il porte un bombers, des combat shoes et ne tient pas en place. Chaque fois qu’un joueur bruxellois passe dans le coin, il se lève et brandit ses deux majeurs bien haut en hurlant « Fils de puuuute ! » Puis il se tourne vers la tribune d’Anderlecht et se remet à injurier la foule mauve. Aucune chance qu’ils l’entendent et il le sait. D’après la mère de Bernard, il s’égosille juste pour se défouler.

« C’est débile, mais pas méchant. Il est boucher et s’occupe très bien de ses clients. » J’éviterai quand même d’acheter ma dinde du réveillon dans les environs du stade. Sur le terrain, les joueurs galopent. Des panaches de fumée sortent de leur bouche, quand ce n’est pas un énorme glaviot bien senti. Le match ne m’intéresse pas vraiment. Lorsque le Standard encaisse, une pluie de jurons fleurit alentour. Quand le Standard marque, c’est le voisin de derrière qui, sans prévenir, m’empoigne les épaules et se met à me secouer comme un foutu prunier. Je voudrais me retourner pour lui dire que mon torticolis ne me permet pas un mouvement de tête aussi radical, mais j’ai le souffle coupé. À ce moment, pas de doute, j’haine le foot. Mais comment en vouloir au bonhomme ? Son visage rayonne, il danse et serre son entourage dans ses bras maigrelets. Il vit le plus beau jour de l’année, le bougre. Bye bye le chômage, le cassoulet froid, la petite tumeur au poumon, les immeubles qui s’effondrent au Bangladesh ; ciao les factures d’Electrabel, l’ongle incarné et les enfants qui en touchent pas une à l’école. Le Standard a marqué... et « contre ces connards d’Anderlecht en plus ».



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UN AUTRE REGARD depuis la tribune Dossier HÉLÈNE MOLINARI Photographie ROGER JOB

Parmi les 21 400 supporters abonnés au Standard de Liège, Joannie sort du lot : une femme, supportrice de foot, photo­graphe et… malvoyante. Malgré ce cocktail surprenant, Joannie a su s’imposer dans un univers a priori masculin suite à sa découverte de l’audio­ description, il y a quatre ans. Toujours munie de son appareil photo, elle passe sa vie au bord des terrains et ses clichés en impressionnent plus d’un.


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Dossier — Un autre regard depuis la tribune

J

oannie est tombée dans le football toute jeune et elle n’en est jamais ressortie. « À 7 ans, Joannie a reçu son premier appareil, un Kodak instantané. Au lieu de nous prendre en photo, elle est allée disposer ses Playmobil comme s’ils jouaient au foot. Les 26 photos de la pellicule y sont passées ! », se souvient Rose, sa mère. « Elle changeait à chaque fois de phase, coup franc, penalty… Même ses Barbie et les G.I. Joe de son frère jouaient au foot ! À 3 ans, elle chantait We are the champions au match. Elle y allait avec mon père. »

Marie-Claude, sa tante, se souvient aussi d’une petite fille « comme les autres, enfin presque ». « Nous avons vite compris qu’il fallait laisser tomber les robes et les poupées. Elle a toujours préféré aller au foot avec son grand-papa qui s’occupait beaucoup des jeunes de Vaux (à côté de Liège, NDLR). Si elle avait pu, c’est elle que nous aurions vue sur le terrain ! » Elle jouait bien avec les garçons du village, mais l’inscrire dans un club aurait été trop dangereux : un coup sur la tête pouvait la rendre aveugle. Joannie est en effet atteinte d’aniridie congénitale, une maladie rare dégénérative caractérisée par l’absence d’iris. « De mon œil gauche, je ne vois presque plus rien et pour l’œil droit, mon nerf optique tient à un fil. Vous allez passer sur mon côté gauche, c’est comme si vous n’étiez pas là. D’ailleurs, au stade, quand les supporters me font signe, je réponds souvent par politesse, mais je ne sais pas qui c’est, je ne les vois pas ! » Joannie a maintenant 30 ans et n’a rien perdu de ses deux passions : le football et la photographie. Que ce soit sur les terrains de football amateur ou à Sclessin

pour le Standard de Liège, elle photographie et supporte les équipes avec le même enthousiasme et la même ferveur.

Jour de match Joannie n’est pas du genre à porter une vareuse ou à s’habiller en rouge et blanc de la tête aux pieds. Un accessoire, une écharpe ou un sac suffit. Cet aprèsmidi-là, le Standard reçoit le KRC Genk. Comme pour chaque match à domicile, elle a son rituel. Venue en bus, le rendez-vous est pris au bas de la tribune T1 pour boire un verre. Jean-Marc Streel, animateur à la RTBF, nous rejoint. Avec l’ASBL ASA et la complicité du bureau d’études Plain-Pied, il a mis en place l’audiodescription en Belgique francophone. Ils sont une trentaine d’aveugles et malvoyants à profiter de ce système qui permet de suivre les matches grâce à des commentaires retransmis en direct dans un casque. Le principe est assez simple : remplacer les yeux et rentrer dans le détail de chaque action. Le terrain est divisé en quatre zones, A, B, C et D, suivant le sens des aiguilles d’une montre. Joannie poursuit : « C’est un système de casque, mais pas un casque comme les DJ, un peu comme les médecins, comme un stéthoscope. On a deux commentateurs : Jean-Marc qui est en tribune de presse et qui voit vraiment tout ce qui est à l’horizon et le stade ; et le speaker qui est en bas, au bord du terrain, et qui décrit tout ce qu’il se passe autour et sur le banc. » Jacques Massart, le speaker du stade, fait partie du duo qui anime les matches. Il y a quatre ans, c’est lui qui a convaincu Joannie de les rejoindre : « Elle y a immédiatement adhéré. Cela ne l’a pas changée humainement, mais bien son approche du foot. L’audiodescription l’aide à combiner beaucoup plus facilement ses deux passions : le foot et la photo. » Après avoir récupéré son casque des mains de JeanMarc, Joannie part s’installer en tribune. Quand elle rentre dans le stade, tout est flou : « Je me doute bien qu’il y a des joueurs, c’est pour ça que je viens, mais pour moi, c’est comme si c’était vide ! Au début, c’est frustrant, mais après vous entendez les ultras chanter et vous êtes rassurée. » Avant l’audiodescription, c’est grâce aux chants et aux réactions des supporters qu’elle arrivait à suivre le jeu. Pour son premier match, quand elle avait à peine dix ans, elle était en T2 avec son beau-père, puis elle est allée en T4 avec l’école et enfin en T3 avec son frère aîné. Depuis maintenant dix ans, elle se trouve


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en T1 et n’échangerait sa place pour rien au monde : « J’y ai tous mes repères, toutes les connaissances, donc quitter cette tribune, ce serait vraiment difficile. » Le match est sur le point de commencer. Via le casque, Joannie et les autres reçoivent la composition des équipes avant tout le monde. « Le stade est à vous, bon après-midi ! », lance alors Jean-Marc Streel. L’audiodescription donne en fait l’impression d’écouter le match à la radio, avec l’ambiance du stade et des informations beaucoup plus précises : « Les joueurs viennent de monter sur la pelouse et tournent le dos à la T2 », « Un premier fumigène est craqué », « La zone B, sur ta gauche », « Le stade est pratiquement plein ».

Avec beaucoup d’humour et des blagues de temps en temps : « Le gardien de Genk mesure 2 m 08, deux fois la taille de Joannie ! » Jacques Massart, situé sur le bord du terrain, profite de sa position pour revoir certaines actions sur un écran et peut ainsi les décrire pour Joannie et les autres. Quand il ne se passe rien, ils se mettent à discuter foot, puis reprennent de plus belle : « Kawashima dégage le ballon en zone D », « Genk repart au pressing ! ». Durant tout le match, Joannie mitraille le terrain et les tribunes. Elle ne s’arrête presque jamais de prendre des photos, si ce n’est pour râler contre l’équipe adverse. « Le match, je le vois grâce à mon appareil


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photo. Avec le support de l’audiodescription, tout est décrit, les émotions en bonus. »

ne m’entend pas ! En fait, elle est dans le trip de son audio­description. »

L’interactivité de l’audiodescription passe aussi par l’échange de SMS entre les supporters et les malvoyants. Un premier SMS de Jean-Marc arrive sur le téléphone de Joannie, puis un deuxième. Il propose de boire un verre après Standard-Anderlecht au marché de Noël.

« Petit pont ! Allez ! Oh non… », « Buuuut ! » Tout le stade, avec Joannie, se lève ! Après le troisième but, à la 76e minute, le célèbre chant Aux armes retentit dans le stade. Jean-Marc s’arrête de parler pour profiter du moment et se laisser envahir par les milliers de supporters chantant à l’unisson.

« On joue depuis vingt-trois minutes, les deux équipes sont au coude à coude. » À chaque occasion de but, les commentateurs s’enflamment dans les micros et Joannie aussi. Pour les supporters qui l’entourent, cela peut parfois être déconcertant. Jessica Keszler, une amie fan du Standard, en fait souvent l’expérience : « On est dans la même tribune, mais pendant le match, on ne se parle pas. Elle a le casque sur ses oreilles. Parfois, je m’emballe et elle s’en fout, elle

« Fin du match. » Joannie, heureuse de la victoire du Standard 3-1 contre Genk, remballe son matériel. Toujours souriante, attentive aux autres, elle part attendre Jean-Marc et Jacques devant la tribune. « Ce sont bien plus que des commentateurs, ce sont devenus des amis. Avec l’audiodescription, je me suis ouverte, je m’exprime beaucoup plus qu’avant. Avec le foot, j’ai une deuxième famille, une deuxième maison. »

INFERNO GIRLS : SECTION FÉMININE Dans un stade, les supporters que l’on qualifie de plus acharnés sont les « ultras ». À Liège, ce sont les Ultras Inferno 1996. Ils font partie du mouvement Alerta, un réseau international antifasciste, luttant contre le racisme, le « foot business » et la répression. Rien d’étonnant alors d’y trouver une section féminine : les Inferno Girls. Elles ne sont pas nombreuses, mais tout aussi actives que les hommes. Jodie et Stéphanie, 16 et 23 ans, sont supportrices du Standard depuis toujours. Jodie explique : « Je venais au stade avec des amis de ma famille et je n’avais d’yeux que pour le deuxième étage de la T3 (où se situent les I­nferno, NDLR). Je trouvais la ferveur qui y régnait magnifique ! » Après s’être renseignée sur le groupe, elle assiste à son premier match avec les Inferno ‘96 : ­­« C’était un Standard-Zulte, comment oublier ce match ? » Alors qu’elle ne connaissait personne, Jodie a tout de suite été intégrée, sans a priori ni sexisme. Stéphanie, elle, est devenue membre des Inferno il y a deux ans : « J’étais plutôt suiveuse, j’observais. » Depuis le mois de juin 2013, comme Jodie, elle est active : « Par active, je veux dire qu’on va à tous les matches, on fait les déplacements,

on suit les chants en tribune, on va aux préparations et aux installations des tifos (animation visuelle en tribune, NDLR) — des fois plusieurs jours de suite jusqu’à des heures impossibles —, on aide pour le matériel ou quand il y a des collectes de fonds, pour les Restos du Cœur par exemple. » Leur passion se traduit par un investissement quotidien, dans et en dehors des tribunes. Pour le moment, les Inferno Girls peuvent compter sur ces deux meneuses, Stéphanie et Jodie, suivies d’une dizaine de supportrices qui participent selon leur disponibilité et leurs envies. « Il faut savoir que la section a connu un moment plus calme, où il y avait seulement quelques anciennes. On fait ce qu’on peut pour la “remonter”. Je suppose que plus le temps passera, plus on sera nombreuses… Mais toujours dans certaines limites, vu le peu de filles présentes dans le stade », ajoute Stéphanie. Les Inferno Girls montrent que le football n’est pas qu’un sport d’hommes : « Être Inferno Girl ne veut absolument pas dire “la copine de”. Nous ne sommes pas bien différentes des mecs au final », précise Jodie. « Nous ne sommes pas là pour eux, mais pour le groupe ! »


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Zoom à 900 % Une fois rentrée chez elle, Joannie n’a qu’une hâte : découvrir ce qu’elle a pris en photo. « La carte SD de mon appareil, c’est comme un Kinder Surprise, je ne sais jamais ce que je vais y trouver, mais je suis sûre qu’il y a de bonnes surprises ! Un peu comme quand vous tirez à la carabine à la foire, vous tirez, mais vous ne savez pas si vous allez avoir la cible. C’est pareil, je shoote, mais je ne sais pas ce que je vais ramener ! » Joannie est obligée de zoomer à 900 %, voire plus, et de coller son visage à l’écran de son ordinateur pour pouvoir retravailler ses photos. Un premier tri lui permet de sélectionner 200 clichés sur les 1 000 pris pendant le match. Après le recadrage, elle passe aux retouches, sans jamais savoir si ses photos sont nettes. « Si je veux voir la photo en entier, je la diminue, mais alors je la vois floue. C’est pour ça que c’est difficile, donc j’essaye de jouer avec le peu que je vois. » L’audiodescription toujours en tête, Joannie essaye de retranscrire avec la photo ce qu’elle a entendu et ressenti sur le moment. Mais après cinq minutes de concentration, elle doit s’arrêter pour reposer ses yeux. Pour son amie Jessica, « Joannie arrive vraiment à faire passer une émotion particulière à travers ses photos et on se demande comment c’est possible qu’elle parvienne à isoler les gestes, les actions pendant le match. » Malgré les a priori, Joannie revendique le fait d’être photographe. Elle est bénévole pour plusieurs sites de fans et reçoit régulièrement des commandes pour des clubs amateurs ou des événements en dehors du football, comme la soirée des pompiers à Liège. Au début, Joannie avait droit à des réflexions telles que « T’y connais rien au football », « Tu fais de belles photos, mais tu ne sais pas ce qu’est le foot ». Mais après avoir exposé ses photos l’année dernière lors de la journée portes ouvertes du Standard, les regards ont changé. « Les gens se sont vraiment rendu compte de mon quotidien et aussi de ma connaissance du football. C’est vrai que, quand on voit une femme avec un appareil photo, on se dit : “Elle prend les photos des joueurs pour mater, elle s’en fout du ballon rond.” Je ne dis pas que c’est tout le temps tout rose, mais aujourd’hui, il y a davantage d’amitié et de compréhension, alors qu’avant, on me regardait un peu bizarrement. » C’est aussi lors de cette journée que Joannie a réalisé un de ses rêves : se retrouver dans le rond central de Sclessin. « Jacques m’avait fait la

surprise, il m’a carrément poussée. Je ne savais pas trop quoi faire. Il m’a présentée au public, mais je ne réalisais pas du tout qu’il parlait de moi. Et quand il a demandé d’applaudir, j’ai applaudi, comme s’il parlait de quelqu’un d’autre ! C’était impressionnant : ils ont mis le décompte pour les joueurs et je crois que c’est la première fois où j’ai fermé les yeux sans me tracasser de rien. C’était incroyable. »

FEMMES ET SUPPORTÉRISME, LA ROUTE EST LONGUE Si les analyses sur les supporters de football sont nombreuses, rares sont les chapitres ou les ouvrages consacrés aux femmes. En France, Christine Mennesson fait figure d’exception avec son article La médiatisation des supportrices de football (2008). Elle y met en avant deux figures récurrentes et stéréotypées : « la groupie, supportrice amoureuse, belle et désirable » et « la supportrice accompagnatrice, dévouée et conviviale ». Mais, comme elle le dit ellemême, « c’est le seul article que j’ai écrit sur ce thème » et, à sa connaissance, personne n’aurait suivi le pas. Il faut passer la frontière francophone pour trouver un groupe de recherche, composé de Sara Cecamore (Italie), Kristina Fraesdorf (Allemagne), Rochak Langer (Inde) et Áine Power (Irlande), qui travaille sur le phénomène. Dans une étude du CIES (Centre International d’Étude du Sport) intitulée What do women want ? (2011), ces chercheurs évoquent les principales difficultés auxquelles les femmes font face dans un monde dominé par les hommes : exclusion et machisme. Dans leur conclusion, ils préconisent une meilleure prise en compte de leur existence par les autorités, les clubs et les supporters : « Il devrait y avoir une place pour toutes sortes de supportrices dans le sport, comme il y a une place pour tous les types d’hommes. »



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QUE LES DIABLES

nous emportent ! Reportage Dessin CYRIL ELOPHE Scénario STÉPHANE TAQUET

Ce reportage couvre une période de 17 mois, depuis la nomination de Marc Wilmots comme coach fédéral, le 14 mai 2012, jusqu’au match entre la Croatie et la Belgique, le 11 octobre 2013, qui a qualifié le pays pour la Coupe du Monde 2014 au Brésil. Durant cette période, les Diables Rouges sont passés de la 54e place au classement mondial de la FIFA – un des plus mauvais résultats de leur histoire – à la 6e place – le meilleur résultat de leur histoire. Les textes sont exclusivement issus d’interviews télévisées reprises sur YouTube. La grande majorité d’entre elles proviennent de réactions « à chaud » de Marc Wilmots, sélectionneur de l’équipe nationale belge. Que les Diables nous emportent ! imagine des tranches de vie sous l’ère Wilmots.


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LE SUPPORTER

ELIO

Trente-cinq ans. Mène une vie saine pour compenser le temps passé à regarder les matches des Diables Rouges, pendant lesquels il malmène son équilibre alimentaire – par nervosité, se défend-il. Fan de la première heure, il ne lâche jamais ses Diables, parce qu’il est un type fidèle, intègre, parce qu’il est là pour ses amis, même dans l’adversité. Toutefois, le subit engouement populaire pour les Diables le perturbe. Pourquoi tous ceux qui le toisaient quand la Belgique se traînait à la 54e place du classement mondial, se pressent-ils maintenant à ses côtés ? Ce sentiment d’injustice digéré, il se sent fier et contributeur de la victoire des Diables. De par son indéfectible fidélité.

Soixante ans. N’éprouve aucune attirance pour le sport, mais s’intéresse, sinon à l’impact socio­ logique, du moins à l’aspect politico-stratégique du foot, surtout depuis le succès des Diables Rouges, dont il est désormais supporter. D’ailleurs, ne profiterait-il pas de cette occasion pour arborer un nœud papillon rouge sans devoir être soupçonné de défendre une tendance politique ? Et puis, ils tombent bien, les Diables. Pour lui, représentant important du pays, les Diables sont des alliés, ils sont les icônes rassembleuses qui manquaient à la Belgique. C’est pourquoi il passe de la presque indifférence (il a beaucoup de soucis, qu’il gère avec courage, mais ça ne suffit pas toujours), à la curiosité, à l’intérêt et enfin au pur laisser-aller lors de la victoire qualificative. D’autant plus que, cette victoire, c’est un peu comme gagner les élections : après, il faut gérer, tenir les promesses, gouverner, quoi.

LE GAMIN

LA JOURNALISTE

Dix ans. Joue au foot. Les idoles qui tapissent le mur de sa chambre sont argentines, portugaises, espagnoles, et un peu allemandes aussi – c’est inévitable dans ce domaine. La montée en puissance des Diables Rouges donne de l’ampleur et du concret à son rêve de devenir footballeur. Elle crée l’excitation toute particulière de partager avec d’autres des victoires, de les ressentir comme autant de succès personnels. Et les idoles étrangères disparaissent dans des tiroirs.

Vingt-cinq ans. Journaliste débutante. A une préférence pour les sports moteurs, mais les places sont chères. La direction l’envoie faire ses armes dans un secteur calme et morne : l’équipe nationale de football. Cependant, la fameuse chance du débutant lui sourit : les Diables Rouges prennent leur essor à une vitesse inattendue. Malgré son comportement professionnel, elle sera également gagnée par la ferveur populaire.

Note : Malgré certaines apparences, ces quatre personnages sont fictionnels.


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LES VERDOYANTS

au rythme des marées D’ailleurs BARBARA SCHAAL Illustration JULIE JOSEPH

Deux kilomètres… C’est la distance qui sépare l’Île Verte de la terre ferme. Deux petits kilomètres et pourtant, plusieurs semaines par an, en hiver, cette parcelle de terre québécoise au milieu du Saint-Laurent est presque coupée du reste du monde. Sur l’île, il n’y a ni école ni épicerie. La trentaine de Verdoyants, comme on appelle ceux qui vivent toute l­ ’année sur ce caillou de onze kilomètres carrés, ont appris la patience et l’organisation. Récemment, un tout jeune couple a choisi de s’installer sur l’île, d’adopter ce mode de vie. De quoi attiser la curiosité des plus anciens.


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C

’est la première fois que je prends l’hélicoptère. Tout ce vide autour de moi m’impressionne. Nous sommes suspendus à plusieurs centaines de mètres au-dessus du Saint-­ Laurent, je suis assise sur la banquette avant, juste à côté du pilote. De temps en temps, ça secoue, je suis un peu crispée et ça fait rire les autres passagers derrière moi. Eux, ils ont l’habitude. Pour les Verdoyants, l’hélicoptère est un moyen de transport comme un autre, la seule solution pour rejoindre la terre ferme à cette période de l’année. J’ai décidé de passer quelques jours sur l’île. Mon guide, c’est Jacques Fraser. Je l’ai rencontré sur la terre ferme en attendant le prochain hélicoptère. Il installait des pneus-neige sur sa voiture, je lui ai donné un coup de main et on est repartis ensemble pour l’héliport. Jacques, c’est un peu l’homme à tout faire de l’île. Il a pris mes bagages pour les ranger dans l’hélicoptère puis m’a aidée à grimper à bord. À l’avant bien sûr, « comme ça, tu verras mieux le paysage ! » Aider les gens à embarquer et à débarquer de l’hélicoptère, c’est l’un des nombreux métiers de Jacques. Un métier qu’il fait comme tous les autres, par plaisir, mais aussi pour « joindre les deux bouts ».

Il neige à gros flocons. Il paraît qu’on a de la chance de pouvoir traverser : l’hélicoptère a profité d’une toute petite éclaircie pour décoller. Après quelques petites minutes de vol, on arrive déjà. Notre-Dame-des-SeptDouleurs. C’est le nom de la municipalité de l’île. Un nom à donner des frissons… mais rien à voir avec ce qui m’attend ! Un ciel souvent gris et un paysage un peu tourmenté, c’est vrai. Mais au bout du compte, l’île tient sans doute plus du jardin d’Éden que de l’enfer. Sur la rive nord, de vastes plages de sable blanc auxquelles on accède par de petits sentiers, dans une forêt de sapins. Le fleuve y est tellement large qu’on se croirait en plein milieu de l’océan. Le côté opposé est plus plat. De grands espaces, des prés à perte de vue, parsemés de quelques maisons. De là, on peut voir la terre ferme, à quelques centaines de mètres seulement. Et puis, sur une pointe rocheuse, il y a le phare, qui se dresse fièrement sur sa barrière de rochers. Jacques me propose de partir en tournée avec lui le lendemain matin. En tournée ? Je vous le disais, Jacques a plusieurs métiers : il est aussi le facteur de l’île. Bien sûr, j’accepte.


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Mais en attendant, je vais aller me reposer dans la maison que l’on m’a prêtée pour la nuit. Près de la cheminée, un gros chat orange dort roulé en boule.

Le bout d’en haut Le lendemain, je rejoins Jacques devant chez lui. Je ne le reconnais pas tout de suite : il est emmitouflé dans une épaisse combinaison de ski rouge et porte un casque de moto noir. Il a déjà préparé sa motoneige pour la tournée : une machine flambant neuve, la selle recouverte d’une housse imitation léopard. En hiver, c’est le seul moyen pour se déplacer sur l’île. Jacques n’est pas devenu postier par hasard. Avant lui, son père avait occupé le poste pendant une cinquantaine d’années. Alors, pour ce Verdoyant pure souche, quoi de plus évident que de reprendre le flambeau ? Première étape : il faut récupérer le courrier qui arrive par l’hélicoptère du matin, un petit sac de jute estampillé « Poste de Canada ». À l’intérieur, une trentaine de lettres. Jacques fait sa tournée trois fois par semaine, quand l’hélicoptère peut livrer le courrier. « Le plus difficile, c’est quand il y a une tempête de neige », m’explique-t-il modestement.

Je m’installe à l’arrière et on se met en route, direction « le bout d’en haut », la partie sud-ouest de l’île. Jacques dépose le courrier dans les boîtes aux lettres et récupère les enveloppes qui sont prêtes à partir. Les adresses sont soigneusement notées, mais Jacques n’en a pas vraiment besoin « puisqu’ici tout le monde se connaît ! ».

Vivre comme sur un bateau On arrive devant le dispensaire de l’île. Paul Arseneau, l’infirmier, passe la tête par la fenêtre et nous invite à entrer. Il est arrivé sur l’île il y a quelques années, un choix qu’il n’a jamais regretté. « Pour moi, venir ici était un cadeau du ciel », s’enthousiasme-t-il. « Avant cela, j’ai travaillé pendant près de trente ans dans un hôpital. Une grosse affluence, beaucoup de stress. Quand ma fille est partie de la maison, j’ai vu l’annonce pour ce poste, et je n’ai pas hésité. » Paul vient des îles de la Madeleine, dans le golfe du Saint-Laurent. « Je suis arrivé ici avec ma chaloupe et mes grosses bottes en caoutchouc. ­Je n’ai eu aucun mal à m’intégrer ! » Le bâtiment est divisé en deux : une porte d’entrée pour


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la maison, une autre pour le dispensaire. Nous choisissons la seconde. À l’intérieur, un cabinet médical classique, froid et aseptisé. « Ne posez pas vos manteaux sur la table d’examen, c’est interdit ! », prévient Paul. Le rôle de l’infirmier est assez large : du suivi périnatal à la vaccination en passant par le suivi de la santé mentale ou encore les conseils à la contraception. « Mais dès qu’un cas est trop grave, il faut évacuer le patient vers un hôpital sur la terre ferme », explique Paul. Il y a quelques mois par exemple, un vacancier est tombé sur un rocher la tête la première. Diagnostic : un traumatisme crânien sévère. « Il a fallu six heures pour l’évacuer à bord d’un hélicoptère », se souvient l’infirmier. « Évacuer quelqu’un quand toutes les conditions climatiques sont favorables, c’est simple. Mais sinon, ça se complique ! » Quand il fait trop froid, que le ciel n’est pas dégagé ou que le

vent souffle un peu trop fort, pas question pour l’hélicoptère de décoller. Parfois, il reste cloué au sol pendant plusieurs jours. C’est pour cela qu’il y a très peu de personnes âgées sur l’île. « Quand quelqu’un a besoin de soins réguliers, l’isolement rend les choses plus difficiles », reconnaît le soignant. Accepter un poste d’infirmier à l’Île Verte ne va pas sans quelques sacrifices. « Vivre sur l’île, c’est comme vivre sur un bateau. Quand on n’aime plus ça, il faut partir. » Mais Paul Arseneau ne vit pas seul. Il a choisi d’occuper le poste avec sa compagne Suzanne, elle aussi infirmière. « On pense qu’on pourra rester sur l’île plus longtemps en étant en couple et en ayant une vie heureuse… » Avant de repartir, Paul nous présente fièrement son « unité de secours » : une petite ambulance, montée sur des skis. À l’intérieur, un lit de camp et quelques couvertures. Le tout s’accroche à un énorme engin, un monstre sur chenilles de

IL VEILLE ENCORE… Dans la pointe nord de l’île se dresse le phare blanc et rouge. Avec ses douze mètres de haut, il surplombe le Saint-Laurent. Construit en 1806, c’est le plus vieux phare du Québec, ce qui en fait la fierté des Verdoyants. Aujourd’hui, le mécanisme est bien sûr automatique, mais jusqu’en 1972, un gardien en chair et en os était chargé d’allumer, de surveiller et d’éteindre le feu. « La vocation première du phare n’est sans doute plus d’éclairer les bateaux. Mais peut-être peut-il apporter d’autres éclairages ? », philosophe Jocelyn Lindsay, le fils du dernier gardien. De nos jours, le phare se visite et les maisons du gardien et de son assistant ont été transformées en gîte. Les touristes ont accès à la petite clé dorée qui leur permet de monter

en haut du phare, de jour comme de nuit. Une seconde vie pour le lieu, qui réjouit Jocelyn Lindsay : « C’est un lieu d’accueil, pas seulement pour quelques privilégiés, mais pour des gens de toutes catégories sociales qui veulent s’y ressourcer. » Mais les touristes ne sont pas les seuls à profiter de l’endroit. « Le phare est public, il appartient aux gens de l’île. Ils peuvent y entrer et prendre un café dans la maison du gardien. Il y a aussi des conférences », explique Gérald Dionne, agent de développement de l’île. Un lieu de vie comme les Verdoyants l’ont toujours connu. « Quand on était petits, les dimanches, on venait en tracteur avec mon père. C’était un point de rencontre », se souvient Gérald Dionne.


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plus de deux mètres de haut, qui fait un boucan d’enfer et empeste l’essence à plusieurs mètres à la ronde. Mais l’avantage, c’est qu’il permet d’aller partout sur l’île, jusqu’aux recoins les plus accidentés. Notre prochaine étape, c’est le bureau municipal. Au rez-de-chaussée se trouve une toute petite bibliothèque, ouverte une heure par semaine, le mardi. Je monte quatre à quatre les escaliers en bois qui mènent au premier étage, bien décidée à rencontrer le maire. J’ai un mystère à éclaircir : combien y a-t-il vraiment de Verdoyants sur l’île ? C’est par un grand éclat de rire que le maire, Gilbert Delage, accueille ma question. « C’est parce qu’il y a plusieurs chiffres officiels », m’explique-t-il. « Il y a­ 150 élec­teurs, mais seulement 30 personnes qui vivent ici toute l’année. Ensuite, il y a ceux qui reviennent régulièrement, les week-ends, les jours fériés et les vacances. Et enfin, ceux qui viennent simplement pour passer des vacances l’été. C’est une population vraiment éclatée. On n’entre pas dans les définitions des gouvernements, ça, c’est certain ! »

Une qualité de vie qui n’a pas de prix Les insulaires vivent « au rythme des marées ». Entre mai et novembre, quand il ne gèle pas, c’est le traversier qui assure la liaison entre l’île et la terre ferme. « Sur le bateau La Richardière, on peut transporter de gros bagages et même des voitures », explique le maire. « Par contre, les voyages ne se font jamais à la même heure. Parfois, il y a trois traversées dans la journée, et d’autres fois, juste une. » Ensuite, quand des blocs de glace apparaissent sur le fleuve, l’hélicoptère prend le relais. Il peut transporter trois passagers à la fois et de petits bagages seulement. « Paradoxalement, c’est seulement quand l’hiver — le vrai — arrive que l’on revit ! » à ce moment-là, un pont de glace se forme naturellement sur le fleuve, entre l’île et la terre ferme. Les Verdoyants peuvent faire la traversée en motoneige et même y attacher des traîneaux. Quand la glace commence à fondre, l’hélicoptère assure à nouveau la traversée jusqu’au printemps. « À chaque saison, un nouveau chapitre se tourne », conclut le maire. Sur l’île ne vit qu’une petite poignée de salariés : Jacques Fraser le facteur, Paul Arseneau l’infirmier et les trois employés du bureau municipal. « Ça fait beaucoup », s’amuse le maire. « Quand on pense qu’il y a 30 personnes domiciliées sur l’île, ça fait 10 % de

la population ! » Les autres vivent principalement du tourisme l’été. « Il y a les petits commerces, les gîtes et la restauration », explique le maire. Pour des touristes qui viennent pour profiter du calme et de la nature. Pour admirer les rosiers sauvages qui envahissent l’île en été, observer les oiseaux et les mammifères marins qui longent parfois les côtes. Mais même l’été, la capacité d’accueil de l’île est limitée. Pour construire une maison, il faut avoir un grand terrain, qui donne à la fois sur le chemin central de l’île et sur le fleuve, soit du côté nord, soit du côté sud. Aujourd’hui, on compte une centaine d’habitations sur l’île. « Même avec les restrictions actuelles, on pourrait en construire beaucoup plus », redoute le maire. « Notre qualité de vie en prendrait un coup. On serait obligé de mettre des barrières et des lumières au bord du chemin… comme en ville. » Pour lui, impossible d’aller plus loin en matière d’interdiction. C’est donc aux habitants de se fixer des limi­tes. « Dans le monde, il y a très peu d’endroits comme le nôtre, où l’on vit aussi proche de la nature. Et ça, on tient à le garder. On n’est pas prêt à brader notre qualité de vie contre de l’argent », ajoute-t-il. Je remonte en selle derrière Jacques, jusqu’à notre prochaine étape : une grande maison rouge en bois.

Retrouver son équilibre sur l’île Toute la famille Dionne est attablée près du sapin, tout juste décoré. Dans un coin de la pièce, trois petites paires de bottes sèchent à côté du poêle qui crépite. Gérald, son épouse Anaïs et leurs trois enfants Clovis, Victor et Florianne, se sont lancés dans la confection de petits gâteaux de Noël. Ça sent les épices dans toute la maison. Gérald est arrivé sur l’île à l’âge de 2 ans. Lorsque Anaïs a rencontré Gérald, elle n’a pas hésité longtemps : sa place était sur l’île. « En fait, on n’en a jamais vraiment discuté. Ça s’est fait naturellement. Gérald avait déjà une maison et c’était sa terre familiale. C’était comme ça, c’était clair. » Ensemble, ils ont habité ici pendant huit ans et ont eu trois enfants. Quand Clovis, l’aîné, est entré en maternelle, le couple a d’abord voulu rester sur l’île. « Pendant un an, on a fait les allers-retours pour l’emmener à l’école », se souvient Anaïs. « Il y allait à peu près 60 % du temps. Tant qu’il était à la maternelle, ça allait, mais pour la suite, ce n’était plus possible. »



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+

3PLUS +

++ Une comédie québécoise : La grande séduction, de Jean-François Pouliot, sortie en 2004. Un jeune médecin de Montréal arrive dans la municipalité fictive de Sainte-Marie-La-Mauderne, sur une île du Saint-Laurent. Les habitants inventent tous les stratagèmes possibles pour garder leur médecin. En plaisantant, Paul Arseneau, l’infirmier de l’Île Verte aime se comparer au personnage principal de l’histoire.

++ Un reportage web : Mon fleuve, mon histoire – Portraits fluviens, par Radio Canada. Dans cette galerie de portraits de gens habités par le Saint-Laurent, on retrouve notre facteur, Jacques Fraser, en train de baliser le pont de glace, et Pierre-Henry Fontaine, qui tient un improbable musée du squelette sur l’île. Ce professeur de biologie à la retraite a installé son musée dans une ancienne grange. Plusieurs centaines de pièces y sont exposées : des os, des moulages et des squelettes complets. Le résultat d’une passion vieille de plusieurs dizaines d’années (www.radio-canada.ca).

++ Un blog : www.elisemorbidelli.com/blog-ileverte. Élise Morbidelli raconte son emménagement sur l’île avec son conjoint, Vincent : les rénovations de la maison, l’aménagement du jardin, leurs premières impressions. On y découvre de très belles photos et quelques anecdotes croustillantes. Comme l’histoire de cette paire de chaussures, cachée depuis presque trente ans dans l’isolant du grenier, avec un petit mot de leur propriétaire : « Ces souliers (…) ont écouté de la musique avec moi, se sont réchauffés au coin du feu, m’ont regardé faire l’amour et ont été témoins de quelques orgies gastronomiques. (…) Alors, si vous (les) trouvez (…) faites comme si vous ne les aviez pas vus et laissez-les reposer en paix. Ils l’ont bien mérité. »


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JE SUIS

un homme... D’ici MARINE LEPRINCE Photographie SIMON VANSTEENWINCKEL

Adrien et Symon ont un point commun et une vie de différences. Ils sont tous deux nés dans un mauvais corps, comme un malentendu. Ils m’ont chacun expliqué leur parcours, à la fois administratif et psychologique, pour retrouver le corps qui leur correspondait. Aujourd’hui, ils sont fiers de cette enveloppe corporelle qui leur ressemble enfin. Ça se voit dans leur façon de le montrer. Il faut dire que le résultat est bien mérité, après les opérations et les traitements que ce changement de sexe a nécessités. Symon, plutôt calme et posé lors notre conversation, se lâche au moment de prendre les photos des parties de ce nouveau corps qu’il préfère : il présente ses pieds en premier, qui sont maintenant légèrement recouverts d’une pilosité qui lui plaît, puis son torse, dont les cicatrices se sont estompées. Adrien, lui, aime bien sa barbe, même s’il n’a pas souvent l’occasion de la laisser pousser :­ sa copine la préfère plutôt courte. Devant un café fumant ou une bière fraîche, les moments sérieux et les sourires s’enchaînent pour m’expliquer simplement les complexités d’une transformation.


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D’ici — Je suis un homme...

ADRIEN

A

drien, 27 ans, les yeux noisette et le sourire malin, est né le 8 août 1986. À l’époque, il s’appelait Aurore et passait plus de temps dans le garage à bricoler avec son papa qu’à jouer à la poupée avec sa grande sœur. Pour certaines petites filles, c’est simplement une question de goût. Pour d’autres, c’est un peu plus que ça.

pour laisser place à un garçon ? De nature franche et honnête, Adrien n’y est pourtant pas allé par quatre chemins pour en parler. C’était un de ces moments où il faut savoir être égoïste et s’écouter, parler plus fort que les autres, que les normes et les qu’en-dira-­t-on. Parler plus fort que la dissonance intérieure qu’on ressent comme une gêne, comme une chaussure gauche au pied droit. Alors il leur a dit. À ses parents et à sa sœur d’abord, puis à ses grands-parents. Comme prévu, ses parents ont eu du mal à s’y faire. Ils ont carrément coupé les ponts pendant un an et ont cru, espéré peut-être, qu’Adrien avait renoncé. Mais il est revenu vers eux, il avait continué les démarches et était sur le point de recevoir des hormones. Il voulait qu’ils sachent qu’ils allaient avoir un fils. Qu’ils en avaient toujours eu un, d’ailleurs.

C’est sans embarras et sans hésitation qu’Adrien revient sur son enfance de petite fille. Il balaie mes inquiétudes sur l’invasion de sa vie privée et commence à répondre à mes questions devant une tasse de café fumant pour oublier l’hiver qui s’installe. Le café de la Grand-Place de Mons est bien rempli en ce 1er novembre férié. La plupart des clients, des personnes âgées, sont venus papoter au chaud par-dessus la musique d’ambiance qui comble les silences. Les plus gros problèmes résident souvent dans les plus En réalité, ça ne l’embête pas de parler de sa vie un petites choses. Aurore est devenue Adrien, et ce n’est peu hors du commun. « J’assume. Moi je sais que j’ai pas facile d’appeler quelqu’un qu’on a connu toute sa toujours été un garçon. » Lui oui, mais pas le reste vie avec un prénom par un autre, du monde. L’étiquette de « garçon­ qui sonne inconnu. C’est là qu’on se manqué » a permis de faire pas« Quand on a appelé rend compte de l’obsession de nos ser certaines choses. Aurore a fait du foot une grande partie de sa quelqu’un par un prénom sociétés à tout nommer, à mettre des étiquettes à tout le monde, jeunesse, et elle a refusé autant pendant vingt ans, à tous les maux et tous les faits. que possible le haut de maillot de Parfois, souvent, au détriment du bain pour les sorties à la plage. ce n’est pas évident de contenu. C’est un peu le cas avec En ce qui concerne l’attirance s’habituer à en utiliser la transsexualité. Le dictionnaire physique, Adrien est clair : « Les Larousse définit le transsexualisme filles me plaisaient déjà plus que un autre » comme un « n.m. trouble de l’idenles garçons. » Pour compléter une tité sexuelle dans lequel le sujet a le apparence déjà androgyne, elle sentiment que son corps n’est pas a toujours eu les cheveux courts. en concordance avec son sexe “psychologique”, mais Le coiffeur en titre a longtemps été son grand-père. appartient au sexe opposé ». C’est plus facile d’accep« Mais plus maintenant, il commence à être maladroit ter quelque chose lorsqu’on en a une définition, cela et je n’ai pas envie de me retrouver avec des coupermet d’avoir l’impression de comprendre. Mais au pures dans le cou ou une coupe des années 60 ! », fond, ce n’est finalement qu’une dénomination pour un explique Adrien en rigolant. Il ajoute : « Les coupes état humain qui reste considéré comme une anomalie. que je demandais, c’était plutôt du genre acteur du dernier film à la mode que Cendrillon, mais ça n’a Pour revenir à Adrien, il se dit compréhensif envers ses pajamais posé problème à mon grand-père, ni à mes rents : « Quand on a appelé quelqu’un par un prénom parents. Ils me laissaient faire comme je voulais, ils pendant vingt ans, ce n’est pas évident de s’habituer à étaient assez relax pour ça. » en utiliser un autre. Aujourd’hui ça va mieux, même si quelques langues fourchent de temps en temps. Ca me Cela ne l’a pas empêché de stresser quand il a fallu gêne un peu, mais pas tant que ça. » Le seul qui n’ait annoncer sa transsexualité à la famille. Comment eu aucun mal à l’appeler Adrien, c’est son grand-père. annoncer à ses parents que leur fille allait disparaître


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L’administration, ce lent géant Pour avoir le droit de changer de prénom suite à un changement de sexe en Belgique, il faut remplir une condition : prendre des hormones. Pour cela, il faut con­ sulter un psychiatre. À partir du moment où la prise d’hormones a débuté, le psychiatre peut alors faire une attestation qu’il faut ensuite déposer à la commune. C’est cette dernière qui se charge de la procédure qui dure entre trois et quatre mois. Vient alors le choix de son nouveau prénom. Comment va-t-on s’appeler pour le reste de sa vie ? Influences de ses personnages de films, séries ou livres préférés mises à part, il faut décider de sa nouvelle identité avec l’espoir qu’elle sonne juste. Pour Adrien, il n’a pas fallu chercher très loin. Ses parents avaient réfléchi à deux prénoms avant sa naissance, un pour une fille et un pour un garçon. Ils auront eu l’occasion d’utiliser les deux.

Enfin lui est venue l’idée que c’était peut-être ce corps tout entier qui n’allait pas. Adrien a commencé sa transition à l’âge de 20 ans. Entre deux gorgées de café, il en profite pour souligner l’importance du psy : « Moi je lui ai dit, en arrivant, que je n’avais pas vraiment de problèmes, mais que si je me rendais chez lui, c’était pour savoir exactement ce que j’avais. Et si ce n’était pas ça, eh bien il pouvait me le dire, et comme ça je ne faisais pas une connerie. Il faut être sûr pour ce genre de truc, parce qu’après les opérations, on ne peut pas revenir en arrière. » En mimant une espèce de casque au-dessus de sa tête avec ses mains, il m’explique qu’il a dû passer plusieurs tests bizarres lors de ses consultations. Appuyer sur un bouton quand une lumière s’allume, reconnaître des formes dans les célèbres taches d’encre de Rorschach… Un haussement d’épaules répond à mon air interrogateur. Le principal, c’est d’être bien dans sa tête et de pouvoir le montrer.

La longue procédure officielle qui permet à tout individu belge désireux de changer de sexe de le faire dans les règles impose aussi un suivi psychologique d’un an au patient. Pendant une année, il devra consulter un psychiatre à plusieurs reprises, et ce n’est qu’au terme de cette année qu’il pourra recevoir ses hormones. Quand je demande à Adrien quel effet ça fait de s’injecter les hormones, il se touche distraitement la barbe en réfléchissant. « Tu sens un peu comme une montée de chaleur. Et puis après, ce qui est cool, c’est que ça fait aussi grossir les muscles. » Et un imperceptible sourire éclaire son visage quand il contracte ses biceps pour me montrer. Bien qu’il n’ait pas eu grand-chose à dire au psychologue, Adrien reste persuadé que c’était une bonne chose de le voir. Il était arrivé tout seul à la conclusion de sa transsexualité, mais comment en être sûr à 100 % ?

L’autre étape officielle et obligatoire est le changement de sexe sur la carte d’identité. Celui-ci n’est possible qu’une fois la stérilisation faite dans le cas de transsexuels de femme à homme. Ensuite suivront d’autres opérations, qu’Adrien aurait faites de toute façon : « L’avis de ma copine ou de ma famille compte, mais honnêtement je l’aurais fait avec ou sans leur soutien. J’en avais besoin. » Et après la douleur, la récompense. « Je peux faire pipi debout ! Ca paraît bête comme ça, mais d’après toutes les conversations que j’ai eues avec des amis ou des gens sur les forums, c’est vraiment la première chose qu’on attend tous », dit-il avec un grand sourire. « Même si j’aime aussi beaucoup ma barbe ». Il la laisse pousser à l’occasion d’une convention mangas à laquelle il va se rendre avec ses amis, déguisé en un de ses personnages préférés de Naruto.

L’adolescence avait apporté son lot de questions, comme chez tout le monde. Oui, mais. Qu’est-ce qu’il se passe quand on se sent garçon, qu’on joue au foot et qu’on ignore tout type de robe et jupe pendant des années, pour se rendre compte, à 12 ans, que son corps change, mais pas comme on l’espérait ? Aurore a vu ses seins pousser et s’est fait éjecter de l’équipe de football mixte de sa ville. C’était maintenant dans une équipe de filles qu’il fallait jouer. Du coup, elle a abandonné le foot, pas assez à l’aise au milieu de ses camarades. En cours d’adolescence, le questionnement sexuel est revenu sur la table. Attirée par les filles, Aurore s’est crue lesbienne. Mais une fois intégrée à un groupe de lesbiennes, elle s’est sentie mal à l’aise.

Quelques heures plus tard, deux tasses vides témoignent du temps passé. Une immobilité qui contraste avec l’impression de s’être promené dans une vie. Nous quittons le café pour rejoindre la voiture. Alors qu’on traverse une petite rue, un monsieur nous interpelle et s’adresse à Adrien avec un accent flamand : — Excusez-moi, Monsieur, vous pourriez me dire où se trouve la Grand-Place ? — Tout à fait, vous continuez tout droit puis la première rue sur la droite et vous y êtes. — Merci bien, bonne journée ! Adrien me regarde avec un sourire, sans avoir besoin de dire quoi que ce soit. Il a toujours été un « monsieur », il suffisait de pouvoir le montrer.


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SYMON

T

même s’il avait su pourquoi il se sentait si différent oujours à Mons, mais dans un autre café, c’est des autres, il aurait quand même fallu du temps à Symon et son amie Aline qui sont assis en face Symon pour le formuler dans sa tête. de moi. Symon a eu un parcours tumultueux, mais il sourit beaucoup, non sans chercher de temps en temps le regard d’Aline. Depuis tout petit, S’accepter et être accepté Symon a senti que quelque chose clochait. Instinctivement et sans vraiment savoir pourquoi, il parlait au C’est une chose de savoir ce qui ne va pas, c’en est masculin malgré son corps de petite fille. Ce tic de une autre de l’accepter. Accepter que la personne langage l’a mené chez le psy dès l’âge de 11 ans, qu’on a toujours été soit en fait quelqu’un d’autre, pour finir en traitement pour schizophrénie à 14 ans. apprendre à se connaître et à se reconnaître. Il me Le but du traitement était simple : « On voulait me regarde sérieusement et m’explique : « J’ai accepfaire rentrer dans la norme, c’est pas normal une fille té de répondre à tes questions uniquement parce qui parle au masculin », explique Symon avec une qu’aujourd’hui, ça va. Il y a un an, j’aurais sûrement légère amertume. Pour rentrer dans le moule de la refusé, j’étais pas encore prêt. » La thérapie l’a quand normalité, auquel on essaie tous — consciemment même aidé, avoue Symon. Vers ses 20 ans, il a enfin ou pas — de se conformer, Symon s’est résigné à réussi à se définir comme un garçon. Il a progresutiliser le pronom féminin pour parler de lui-même. sivement arrêté les médicaments malgré les contreSi ça pouvait aider ses psys à penindications de son médecin et a ser qu’ils faisaient bien leur travail, recommencé à parler de lui au « J’avais l’impression c’était toujours ça de gagné. Écrimasculin avec ses amis proches. vain dans l’âme, Symon a néanAline sourit et fait des signes en que j’allais trahir moins continué à parler de lui au se pointant des deux pouces. ma mère, elle a élevé masculin dans ses textes. Jusqu’au En tant que meilleure amie, elle jour où un de ses psychiatres est une fille et elle se retrouve fait partie des rares personnes à tombé sur ses écrits et a réalisé avoir accompagné Symon dans avec un garçon. » que rien n’était clair dans la tête les diverses phases qu’il a traverde son patient. Il s’est ainsi fait sées. Quand je lui demande ce diagnostiqué schizophrène bipoqui a été le plus difficile pour lui, laire avec le traitement corresponSymon répond sans hésiter que dant : 17 médicaments différents par jour. Symon fait c’était d’en parler à sa famille. À 21 ans, il a décidé la grimace : pas exactement l’adolescence rêvée. de l’annoncer à son entourage. Sa plus grande peur était celle qu’on retrouve chez beaucoup d’enfants : C’est pourtant sans trop de rancœur qu’il excuse ses décevoir ses parents. médecins aujourd’hui : « La transsexualité, c’est pas vraiment quelque chose qu’on apprend à l’école. Symon redoutait de le dire à sa mère. « J’avais l’imPeut-être qu’ils étudient ça vite fait, mais sûrement pression que j’allais la trahir, elle a élevé une fille et elle pas assez sérieusement. J’ai vu sept psychiatres difse retrouve avec un garçon. » Mais pour sa maman, férents, mais aucun d’entre eux n’a pensé à ça… » qui a élevé Symon et son petit frère seule, l’aveu de Lui non plus, il n’avait aucune idée de ce qui le déSymon a été comme une libération. Elle savait enfin à rangeait. Comment définir un mal qu’on ne connaît quoi était dû le mal-être de son enfant, même si elle pas ? Dont on n’a rarement, voire jamais entendu s’en est voulu de ne pas l’avoir deviné plus tôt. Par parler, et que même les médecins n’ont pas décelé ? exemple quand Symon refusait qu’on l’habille avec « Je me sentais coincé dans une cage, je ne savais des robes. « Ma mère m’a toujours dit qu’elle savait même pas que ça existait. Je pense que si j’avais été que je n’étais pas malade ou psychotique, elle me dans un corps de garçon et que je voulais devenir disait que j’étais différent. » Et elle avait raison. une fille, le déclic serait peut-être venu plus vite, on en voit un peu plus à la télévision, je trouve. » Mais À partir de là, tout s’est accéléré, la prise d’hormones,


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la mammectomie… Au moment de prendre la pose, Symon me dit qu’il est plutôt content du résultat. Même si la partie de son corps qu’il préfère est ses pieds, son torse est maintenant couvert de poils et dépourvu de cicatrices, et il le montre sans aucune gêne. Symon a pris la voie non officielle parce qu’il avait entendu dire que la procédure légale était longue et compliquée. Le problème de cette option, c’est que rien n’est couvert par la mutuelle. Et il faut de toute façon passer par l’officiel pour régulariser les papiers d’identité. Symon a donc suivi une procédure hybride. Pour lui, c’est l’opération du bas, la métoïdioplastie, qui lui a réellement permis de se sentir différent. « J’avais l’impression d’être un intrus avant. » L’opération lui a permis de renaître, mais dans le bon corps cette fois. Ses tatouages sont aussi un élément important de son apparence, ils lui permettent de raconter son histoire. Il en a sur les bras et les mains, dont il aime aussi la masculinité sans trop savoir expliquer pourquoi. Pour certains de ses proches, dont sa compagne, le changement physique a été plus dur à encaisser. Bien que comprenant le besoin de Symon de se réapproprier son corps, ce qui a été vécu comme une renaissance pour lui a été un deuil pour elle. « Il a fallu quelques mois pour qu’elle s’habitue à mes nouveaux traits plus masculins, puis à mon corps, après les opérations. » Pendant la transition, Symon est passé par plusieurs phases, tant sur le plan physique que mental. D’ordinaire à l’aise dans des vêtements amples et androgynes, Symon a traversé une période où il voulait s’habiller en fille avant de quitter ce sexe définitivement. « Je me souviens, je lui prêtais des vêtements », intervient Aline qui sourit en se remémorant cette époque. Quand son changement de sexe a commencé à devenir concret, c’est le choix du prénom qui a posé problème. Sa mère n’avait pas choisi de prénom masculin pour lui, il a donc choisi Alan, le même prénom que celui du personnage de ses écrits. Puis, trouvant cela trop malsain, il s’est décidé pour Symon, le nom de jeune fille de sa maman. Avec un Y, celui qui manque à son génotype. « J’aime bien les trucs symboliques qui ont du sens », explique-t-il avec un sourire timide et un haussement d’épaules.

« Mon banquier m’appelle Madame » Le changement de prénom, sur papier comme dans la tête, ça prend du temps. Symon, tout comme son entourage, a dû s’habituer à s’appeler autrement.

« Au début quand tu y penses, ça fait bizarre, ton nouveau prénom sonne un peu comme celui d’un inconnu. » Cela dit, c’est l’administration qui a visiblement eu le plus de mal à s’y faire. Symon a subi deux opérations coup sur coup en septembre et décembre 2012. La stérilisation d’abord, qui lui a permis de demander le changement de sexe sur sa carte d’identité ; puis l’opération du bas qui lui a permis, entre autres, d’uriner debout. Et, oui, les deux nouveautés sont d’importance égale. Après de longs mois d’attente, Symon a reçu sa nouvelle carte d’identité, il y a à peine deux semaines. Avant cela, il n’avait même plus de papiers sur lui, ce qui a provoqué quelques situations cocasses. Il se met à rire, puis me raconte son anecdote : « Un jour, je me suis fait arrêter par des policiers pour un contrôle sur le bord de la route. J’ai donné mon numéro de registre national que j’avais appris par cœur, et mon nom et mon prénom de jeune fille. Le mec a vérifié mon identité avec son collègue par radio, mais il ne comprenait pas. Les flics faisaient une de ces têtes ! Ils ne savaient pas quoi faire ; du coup, ils m’ont laissé repartir. » Symon reprend un peu de son sérieux. « C’est lassant de toujours devoir se justifier et expliquer… J’ai une phrase qui résume tout : mon banquier m’appelle Madame ». Évidemment, avoir ses papiers ne résout pas tous les problèmes. Par exemple, au Forem où il s’était inscrit avant de reprendre les études, ils ont perdu son dossier et n’arrivent pas à l’introduire sous sa nouvelle identité. Idem pour changer ne serait-ce qu’un abonnement de GSM. « Mais bon, c’est quand même super de les avoir, ces fichus papiers. C’est important, presque plus que les opérations. Je suis reconnu aux yeux du monde maintenant. » Un monde pour qui il serait bon d’élargir la définition de la normalité, à défaut de pouvoir complètement la bannir. L’histoire d’Adrien et Symon montre bien que, quelle que soit la façon dont on est perçu par la société, notre identité est intérieure, et qu’il ne tient qu’à nous de la révéler. Ce qui ressort de ces rencontres, plus que les personnalités attachantes des garçons, c’est leur jovialité et leur facilité à exister dans un monde pas toujours accueillant, mais dans lequel ils ont décidé de vivre. On n’en est pas tout à fait au zéro complexe auquel on aspire tous, mais ils sont bien dans leur peau et ça se voit. Poils sur le torse, barbe naissante, leur corps d’homme leur plaît et c’est déjà beaucoup. À côté des gens qui les félicitent pour leur transformation et le courage qu’elle a nécessité, il y


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KALENE

le bouclier d’Alep Reportage illustré AGATHE DANANAÏ Texte QUENTIN JARDON

24h01 entame une collaboration inédite avec la RTBF et son émission radio « Transversales », diffusée chaque samedi entre 12 h et 13 h sur les ondes de La Première. À l’écoute d’une société en pleine évolution et avide de susciter la réflexion ou le débat, l’équipe emmenée par Marie-Laure de Kerchove propose des reportages grand format qui interrogent l’événement comme l’inattendu, au coin de la rue ou à l’autre bout du monde, en plaçant toujours l’humain au centre du récit. Si notre mook invite le lecteur à « regarder de tous ses yeux », le magazine radio amène pour ainsi dire l’auditeur à « écouter de toutes ses oreilles » : l’un se retrouve pleinement dans la démarche journalistique de l’autre et vice-versa. Ainsi est née l’idée de transposer en dessins légendés, dans chaque numéro de 24h01, un reportage de « Transversales » choisi par notre rédaction.

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our le premier épisode de cette collaboration, Agathe Dananaï illustre l’histoire de Kalene, d’après un témoignage recueilli par une voix habituée à couvrir les conflits et les désastres à l’étranger, celle de Françoise Wallemacq. Kalene exerce une fonction rare et périlleuse : il est­ « fixeur » en territoire hostile. « J’appartiens à une société militaire privée qui fait de la protection de biens et de personnes dans les pays en conflit : Irak, ­Afghanistan, Somalie… et maintenant, Syrie », explique ce Marseil­ lais de 34 ans au micro de Françoise Wallemacq. Depuis deux ans, dans la tourmente d’un conflit syrien de plus en plus confus, il doit protéger les journalistes qui

ont recours à ses services. « Je suis comme un garde du corps, mais avec une arme. » Le témoignage recueilli par la journaliste de la RTBF a été diffusé le 7 septembre dernier. Nourri par d’autres reportages sur les missions de Kalene, le crayon typé de Dananaï lui offre une nouvelle narration à entrées multiples, plus artistique, figée sur le papier, une s­ econde existence quelques mois après son passage sur les ondes.


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Kalene est un soldat privé ou, comme on dit dans le jargon, un « fixeur » : il protège des clients en territoire hostile. Envoyé en Syrie depuis deux ans, il s’est spécialisé dans la protection des journalistes. Il commence toujours par leur montrer une carte d’Alep en leur indiquant les endroits dangereux à éviter.


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Reportage illustré — Kalene, le bouclier d’Alep

Un jour, sur le chemin de la citadelle d’Alep, Kalene tombe sur une peluche au milieu des ruines. Il s’abaisse pour la ramasser et entend au même moment une balle siffler au-dessus de sa tête. Depuis, il garde le nounours sur lui en permanence, ce qui attire la curiosité des enfants d’Alep…


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Pour obtenir le cliché de l’année, les journalistes prennent parfois beaucoup de risques sur le territoire syrien. « Ils s’exposent à des dangers de mort, et donc moi aussi », explique Kalene. En 2013, quinze journalistes ont perdu la vie en Syrie, faisant de ce pays le plus dangereux pour les professionnels des médias, devant l’Irak et le Pakistan.


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Reportage illustré — Kalene, le bouclier d’Alep

Kalene a déjà libéré plusieurs journalistes pris dans les filets des djihadistes. « Une fois capturés, ils sont cagoulés, désorientés, ligotés, frappés, torturés, à peine nourris, dépossédés de tous leurs biens. On les considère comme de la monnaie d’échange », raconte le fixeur. Grâce à sa connaissance parfaite du front, il les aide à se déplacer dans la ville d’Alep et à se réfugier en lieu sûr.


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Si Kalene doit rester, ses clients, eux, passent et puis s’en vont. « Des journalistes me disent parfois qu’ils vont revenir. S’ils sont Français, je leur demande de me rapporter du camembert. » Kalene veille à garder un certain anonymat, car il commence à se faire une réputation au fil de ses missions, ce qui accroît la menace extérieure.


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Reportage illustré — Kalene, le bouclier d’Alep

Quand il a besoin de calme et de repos, Kalene s’isole en Turquie. « La pression liée aux bombardements réguliers m’épuise, à la longue. » À l’écart du conflit, il peut réfléchir, dormir, manger, bref vivre en toute tranquillité. Il peut aussi soigner ses blessures si nécessaire : éclats d’obus dans les jambes, côtes cassées…


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Les combattants djihadistes ont pris le contrôle des boulangeries, des hôpitaux et des tribunaux. Même s’ils manquent de moyens, les opposants de l’Armée syrienne libre (ASL) tentent de résister, notamment en créant des hôpitaux parallèles. « Par des actions très médiatiques, les djihadistes veulent imposer leur vision radicale de l’Islam », précise Kalene. « L’ASL, la pauvre, est maintenant sur deux fronts à la fois : d’un côté, elle lutte contre Bachar el-Assad et de l’autre, contre les djihadistes. »


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Reportage illustré — Kalene, le bouclier d’Alep

Kalene est parfois témoin d’épisodes qui résument à eux seuls la complexité de la guerre en Syrie. Un jour, il assiste à une empoignade entre un djihadiste étranger et un rebelle syrien. Le premier reproche au second de fumer, lequel rétorque qu’il est chez lui et qu’il n’a pas d’ordre à recevoir d’un étranger. Et les choses s’enflamment pour une simple cigarette…



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L’ÉCONOMIE POSITIVE

au service de l’environnement Un autre rapport aux biens CHRISTOPHE SEMPELS Illustration CHLOÉ PERARNAU

Pourriez-vous imaginer produire ou consommer un produit en restaurant le capital écologique de notre Terre mère, c’est-à-dire en produisant des ressources, en séquestrant du CO2, en dépolluant les sols, en rétablissant la biodiversité…? Plus seulement en protégeant notre environnement, mais en le réparant ? Impos­ sible, me direz-vous. Eh bien non, il existe au moins un modèle dans lequel cette équation a priori insoluble est une réalité : celui de l’économie positive.

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’est en partant d’un constat pour le moins inquiétant que le concept d’économie positive a été développé en 2007 par Maximilien Rouer et Anne Gouyon. Même si nous freinions drastiquement les niveaux de production et de consommation à l’échelle globale, notre environnement continuerait à se dégrader en raison de l’effet d’inertie. Pour ne donner qu’un exemple, les concentrations de CO2 dans l’atmosphère mettraient longtemps à être absorbées par nos forêts et nos océans. Il ne faut donc pas uniquement nous contenter de freiner les dégâts que nous occasionnons sur l’environnement et la biodiversité, mais il est indispensable de se projeter dans une logique de réparation. Avec trois lignes de force : restaurer le climat, renouveler les ressources, recréer de la diversité.

Le climat en point de mire On le sait, la restauration du climat passe par une réduction de nos émissions de gaz à effet de serre. Mais est-il possible de développer des activités économiques qui capturent plus de ces gaz qu’elles n’en

émettent ? Illustration par l’exemple : Guayaki est une entreprise américaine qui cultive et vend du maté. Il s’agit d’une infusion traditionnelle largement consommée en Amérique du Sud, avec les mêmes vertus stimulantes que le café ou le thé, tout en offrant de meilleurs bénéfices pour la santé (drainant, riche en vitamines, en antioxydants et en composants phénoliques anticancer) attestés par des études scientifiques. Cette infusion s’obtient en faisant sécher les feuilles du yerba maté, une plante vivace poussant à l’ombre de la canopée de la forêt atlantique. Malheureusement, les conditions de culture en forêt sont telles que la quasi-­totalité des exploitants de maté ont développé des méthodes agricoles intensives sous serre ou en plein champ. Les conséquences sont notables : ce type de culture accentue la déforestation et réduit pratiquement à néant les bénéfices santé du breuvage en produisant des feuilles de plus petite taille. Les fondateurs de Guayaki cherchaient, eux, à développer un modèle économique qui participerait à la reforestation de la forêt atlantique, dont 95 % ont été


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Un autre rapport aux biens — L’économie positive au service de l’environnement

dévastés ces cinquante dernières années. Avec une équation assez simple : conférer à l’arbre debout une valeur économique pour les populations locales supérieure à celle de l’arbre coupé. Comment ? Guayaki a décidé de développer un produit de qualité premium, en pratiquant une agriculture ancestrale à l’ombre de la forêt atlantique, et produisant un maté riche de ses qualités nutritionnelles. Grâce à des bénéfices santé retrouvés, le consommateur américain a accepté de payer le surprix pour cette qualité différentielle. Guayaki accompagne sa démarche d’un programme de reforestation d’espèces de bois dur, pour les générations futures, ce qui contribue aussi à sauvegarder l’habitat d’une faune dont le territoire se réduit d’année en année. Elle entend ainsi restaurer pas moins de 81 000 hectares de forêt, en réintroduisant les modes de culture ancestraux du yerba maté, tout en créant plus de 1 000 emplois durables d’ici à 2020, offrant ainsi aux populations locales un prix de rachat du maté trois à quatre fois supérieur à celui du cours classique et un revenu décent.

RÉSULTATS Une analyse du cycle de vie d’une boîte d’infusion Guayaki montre que le choix des pratiques agricoles et les programmes de reforestation séquestrent 875 grammes d’équivalent CO2 par produit. Les chaînes logistiques et de production vont émettre du CO2, mais à hauteur de 302 grammes, de telle sorte que le bilan total d’émission est négatif : chaque produit vendu et consommé participe à la séquestration de 573 grammes de gaz carbonique. Un modèle qui est donc positif pour l’environnement et le climat.

Renouveler les stocks Si l’eau est une ressource abondante sur notre planète, elle est très majoritairement salée et impropre à la consommation humaine. Seule 0,5 % de l’eau disponible sur terre est douce et accessible. Elle est malheureusement distribuée de manière inégale, abondante par endroits et manquant cruellement à d’autres. En outre, dans certaines régions, sa qualité est menacée en raison de l’activité humaine (pollutions agricole, chimique…). Et lorsque l’on sait que la consommation en eau devrait a minima doubler d’ici à 2050, face

à un « stock » fixe, on comprend l’impérieux besoin de gérer durablement cette ressource v­itale. La dépollution des eaux devient un enjeu majeur, dans un monde où plus de la moitié de la population humaine vit désormais dans les villes. La réponse traditionnelle à ce besoin est l’épuration : les villes, les entreprises et même les particuliers sont désormais contraints de s’équiper de stations d’épuration coûteuses, inesthétiques, parfois malodorantes et à l’équilibre délicat. N’y aurait-il pas d’alternative ? Pendant des siècles, la population humaine a consommé l’eau des ruisseaux et des rivières dans laquelle les animaux urinaient et déféquaient, où se décomposaient en même temps une importante quantité de matières organiques végétales. La qualité de l’eau n’était pas garantie, mais la nature semblait avoir développé une capacité de filtration qui lui était propre. C’est ce constat qui a amené Thierry Jacquet à s’intéresser à ce service écologique particulier offert par certaines plantes. Après des années de recherche, il a identifié un nombre important de variétés de plantes dont les racines sécrètent des enzymes permettant de filtrer ou purifier de l’eau ou des sols dégradés. La société Phytorestore était née. L’entreprise conçoit et installe des jardins filtrants® qui non seulement sont composés de ces plantes filtrantes, mais sont aussi esthétiques et embellissent le paysage. Même des pollutions lourdes issues de la sidérurgie peuvent être traitées par ces jardins d’un nouveau genre, qui se substituent aux stations d’épuration pour un coût d’infrastructure 30 à 40 % inférieur et des coûts de fonctionnement bien moindres. Les espèces végétales sont sélectionnées non seulement pour traiter les polluants spécifiquement présents sur les sites à dépolluer, mais aussi pour favoriser une bio­ diversité locale enrichie (oiseaux, insectes, batraciens, poissons). Véritables mini-réserves écologiques, les sites intègrent le plus souvent des parcours pédagogiques pour lier l’utile à l’agréable.

Recréer de la diversité L’entreprise Koppert illustre pour sa part à merveille le principe de redynamisation d’une diversité. Cette société offre aux agriculteurs des solutions de protection des cultures autres que les traditionnels produits phyto­ sanitaires (pesticides, insecticides, fongicides…) particulièrement biocides (qui tuent la vie). Une approche très éloignée de l’économie positive…



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L’HOMME SANS VOIX Non Sense DOMINIQUE WATRIN Illustration GILDERIC

Pas facile de se forger un destin exceptionnel quand on s’appelle Bienvenu Connard. Et que dire si, un jour, ce destin capricieux vous invite à vous lancer inconsidé­ rément en politique alors que vous possédez un défaut a priori impardonnable pour vous jeter dans l’arène électorale : la timidité ! Qu’elle est aléatoire la trajectoire d’homme public en devenir quand on éprouve une peur maladive d’afficher ses ambitions, d’exprimer ses prétentions et… de défavoriser ses adversaires !


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ienvenu Connard était un homme seul. Bienvenu Connard, ce n’était pas un nom d’emprunt ; c’était son vrai nom comme Jean Dupont, Pierre Ponce ou Jean-Jacques Debout. Ou Marie Couche-toi-là, même si c’est beaucoup plus rare. En Corée, il y a bien des Kim Jong-un, et sans doute des Kim Jong-deux et des Kim Jong-trois, et personne n’y trouve à redire. Pour se consoler quand on se moquait de son nom, l’homme se disait intérieurement qu’il aurait pu s’appeler Aimé Secrétin, Juste Cocu ou Plastic Bertrand et que sa vie aurait été bien pire. Bienvenu Connard était donc un homme seul. Son loisir préféré était de regarder la télévision au hasard. Il tapait un numéro sur sa télécommande, en se cachant les yeux avec la main (sans jamais tricher), puis il s’obligeait à regarder jusqu’au bout le programme que le destin lui avait attribué pour la soirée. Parfois, il avait de la chance et il tombait sur un match de football. Il n’aimait pas le football, il le détestait même et ne comprenait strictement rien à la règle du horsjeu (c’est vous dire si, en plus, il était bête), mais voir toute cette foule du stade dans son salon lui donnait l’impression d’avoir plein de copains. Parfois, il avait moins de chance et il passait sa soirée devant une émission documentaire sur le cancer du foie, du poumon ou du pancréas. Pas enivrant de passer la soirée avec un foie malade. On n’ose même pas lui proposer un verre. Mais il s’en fichait, cette compagnie du destin qui lui choisissait ses programmes le faisait se sentir moins seul.

Un bon parti Bienvenu Connard n’avait pas de famille. Pas de sœur, pas de frère, pas de cousin, et sa mère était morte en couches d’une maladie orpheline, le rendant lui aussi du même coup orphelin. Seul subsistait son père, un alcoolique mystique qui partageait sa vie entre crises de foie et crises de foi. Féru de football, celui-ci était supporter de l’Union Athlétique, seul club de la région compatible avec sa religion, puisqu’il lui permettait de le soutenir bruyamment en hurlant « Allez l’U.A. ! », sans attirer l’attention à l’église. À 53 ans (l’âge du Christ, comme il disait, parce qu’il ne savait pas compter), Bienvenu Connard ne voyait plus son père et vice versa, puisque ce dernier était devenu presque aveugle. Le destin de Bienvenu Connard bascula le jour où il trouva un tract électoral dans sa boîte aux lettres. C’était le premier courrier qu’il recevait dans lequel on

ne lui demandait pas de payer quelque chose. Que du contraire, même ! Sans le connaître, l’homme qui se présentait à lui dans ce pli lui souriait à pleines dents (sauf une qui lui manquait au coin de la bouche). Et il lui proposait de résoudre tous ses problèmes, parce que, annonçait-il, il était honnête, généreux, serviable, disponible, altruiste, désintéressé et plein de belles choses comme ça. Bienvenu savait que les élections étaient l’occasion de découvrir des personnes pétries de qualités tellement indiscutables qu’elles le disent elles-mêmes partout, mais là, il avait tiré le gros lot. Émoustillé par cet envoi, le pauvre Connard prit ce jour-là une décision totalement inattendue dans son chef, et même dans son sous-chef : il allait lui aussi se présenter aux élections. En fait, Bienvenu Connard hésitait depuis trente ans à se lancer en politique. Il se disait toujours : j’espère que, si je me présente, on m’appellera par mon prénom ! Mais cette fois, il se dit que c’était la bonne. Quand il l’apprit, son père eut un sursaut d’esprit de famille et de fierté. Il se mit à fanfaronner à ceux qui voulaient bien l’entendre, et aux autres aussi : « Enfin, les gens vont pouvoir voter pour un Connard ! »

Le trac électoral Malheureusement, Bienvenu se révéla rapidement porteur d’un très gros défaut, impardonnable en politique : la timidité. Par souci de discrétion, lors de son inscription sur la liste, il demanda d’être suppléant de suppléant et il fit campagne avec un slogan qu’il avait rédigé lui-même : « Votez pour moi, s’il vous plaît, si ça ne vous dérange pas, merci. » Surpris par l’audace de ce slogan, il préféra coller ses affiches lui-même, à des endroits pas trop voyants, connus de lui seul, comme des chemins creux isolés, sur les murs des maisons désaffectées, à l’intérieur, ou dans le métro, sur les rails, entre les stations. Gêné qu’on puisse le reconnaître sur la photo de ses affiches, il avait choisi une photo floue, prise de dos, et il veilla scrupuleusement à coller chaque affiche, face contre le support, par prudence. Son handicap éclata au grand jour lors de l’unique meeting qu’il organisa pour exposer son programme politique personnel. Le stress ne le laissa pas sans voix, ce qui aurait été dommage ; se retrouver sans voix, pour un politicien, c’est la pire des choses. Son discours ne dura cependant que quelques secondes. Il murmura très vite « euh… euh… », puis il s’encou-



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JOURNAL DE BORD

d’une maquilleuse Artitude URTEZA DA FONSECA Photographie DIANE BRASSEUR, KRIS DEWITTE, © PANIQUE SPRL - RADAR FILMS - SAVAGE FILMS, PATRICIA SAIVE, ZAZA

Septembre 2013. Début du tournage d’Alleluia, le deuxième volet d’une trilogie imaginée par le réalisateur belge Fabrice du Welz, autour de l’acteur Laurent Lucas et des personnages inquiétants qu’il incarne à l’écran. Le décor : les Ardennes belge et française. Pour Alleluia, Fabrice du Welz a confié à Urteza (Zaza) Da Fonseca, maquilleuse professionnelle, le soin de s’occuper du make-up et des effets spéciaux.

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n est très loin des films des frères Dardenne ou ceux de Bouli Lanners. Le premier film de Fabrice du Welz, Calvaire, mettait en scène Laurent Lucas et Jackie Berroyer dans un thriller macabre autour d’un amour perdu et de la folie qui se déchaîne dans un village paumé au fond des bois. Son film avait fait parler de lui lors de sa présentation à la Semaine de la Critique à Cannes, en 2004.

Dix ans plus tard, avec Alleluia, c’est un couple d’amants criminels, Gloria et Michel, qu’incarnent

Lola Dueñaz et Laurent Lucas. Avec pour référence, ce fait divers au cours duquel Martha Beck et Raymond Fernandez, surnommés les « Honeymoon Killers », assassinèrent dans la vraie vie une vingtaine de femmes aux États-Unis, entre 1947 et 1949. Dans son journal de bord, Zaza a consigné ses impressions de travail, mais aussi sa vie de tous les jours, tout au long du tournage. Plongée dans son quotidien durant sept semaines.


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Artitude — Journal de bord d’une maquilleuse

Pourtant, j’adore le travail de Fabrice, son univers, sa poésie et l’être humain qu’il est. Il cherche encore son casting, mais il m’a déjà envoyé le scénario. Il m’a dit : « C’est un film d’amour ! » La première phrase du scénario après le titre est une citation de Martha Beck : « Mon histoire est une histoire d’amour. Mais seuls ceux torturés par l’amour peuvent savoir ce que je veux dire... »

Février 2013

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’ai déjeuné avec Fabrice au centre-ville. Il m’a parlé d’Alleluia, son prochain film, dont le tournage est enfin à l’agenda. C’est prévu pour septembre. Je me suis proposée pour être chef maquilleuse et superviser les effets spéciaux plateau. Je suis super excitée qu’il accepte. Ça fait si longtemps qu’on n’a pas bossé ensemble. Il m’avait sollicitée pour le tournage de Calvaire en 2003, mais je trouvais ma fille trop petite pour partir six semaines. J’avais donc fait les renforts et m’étais occupée des rôles secondaires : des paysans bien burinés par la crasse et la consanguinité. Super boulot que de pouvoir créer de vrais caractères… Vinyan, son deuxième long métrage, c’était deux mois dans la jungle : je n’avais pas eu le cœur de partir non plus.

J’appréhende un peu le fait de devoir quitter ma fille, mon amoureux et ma maison. C’est une expérience en vase clos que de vivre avec l’équipe de tournage pendant sept semaines. En tant que maquilleuse, j’ai aussi un contact privilégié avec les acteurs, je suis plongée au cœur de leur intimité, mais je dois aussi gérer leurs angoisses. Ça va être très prenant.

Deux mois avant le début du tournage Le début du tournage se rapproche. On s’est déjà vus plusieurs fois avec Fabrice et les actrices : on discute coiffures, personnalités. On cherche le fil conducteur entre les costumes et les maquillages. On parle des « codes couleurs » en harmonie avec les décors. On cherche la cohérence esthétique du film. C’est Emmanuel de Meulemeester qui signe la direction artistique avec Fabrice. Aujourd’hui, on a eu une première réunion avec le producteur, le réal’, le premier assistant, la post prod’ 3D (ou VFX) et les effets spéciaux (SFX). La question du jour : les meurtres. Que verra-t-on exactement ou plutôt qu’avons-nous envie de donner à voir aux spectateurs ? En tant que chef maquilleuse chargée des effets spéciaux, je privilégie la suggestion à la démonstration. Je fais partie de ceux qui préfèrent laisser imaginer le spectateur plutôt que ceux qui adorent étaler le sang, les tripes et les boyaux... Cela dit, je partage avec Fabrice une même conception, à savoir que l’on peut montrer certaines choses crûment à condition qu’elles soient présentées de manière poétique et esthétique. Avec la subjectivité de « notre » esthétique et de « notre » poésie, bien entendu. En fin de compte, je me mets au service du film et donc du réalisateur, tout en ajoutant ma touche personnelle. Concrètement, ça signifie par exemple de se demander comment fracasser le crâne d’une femme d’une


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d’eau, d’huile, de la saleté, de la poussière, du sang artificiel, des baxters, des poires, des seringues, des jerricans, des seaux, des bassines, des pigments, des vêtements de pluie, des vêtements imperméables, des chaussures d’extérieur, d’intérieur, une lampe frontale, un tablier, des boîtes et des trousses de plateau...

J-1 soixantaine d’années avec une chaussure d’homme... Alors chacun y va de son idée, d’une pastèque explosée avec une perruque, en passant par une fausse tête jusqu’à « on n’a qu’à tourner ça de dos et dans le noir ». Finalement, je confectionnerai une chaussure avec un talon complètement allégé. Juste une fine languette de mousse afin de ne pas blesser la comédienne. Le talon sera reconstitué par Stéphane Bidault en 3D en post production et l’effet final sera renforcé par le son. Lors de cette réunion, nous avons ainsi envisagé chaque meurtre dans son ensemble. Un étranglement, un corps découpé puis dissous, un meurtre à la chaussure et un à la hache... Chaque détail est envisagé et puis budgété. La réponse du directeur de production arrive en général très peu de temps avant le début du tournage. Ce qui ne simplifie pas la tâche… Heureusement, les litres de faux sang ont été commandés... aux States, évidemment ! On en aura besoin sur le tournage…

J-7 C’est parti, j’ai débarqué à Marville avec ma voiture chargée à mac ! On débutera donc le tournage en France, à quelques kilomètres de la frontière belge, près de Virton. Une camionnette était prévue pour ranger les costumes et mon matériel. Mais au final, les costumes prenaient tellement de place qu’il ne me restait que le dessous d’une étagère, bien coincée derrière des tonnes de vêtements. Le reste du matériel, c’est moi qui le trimballe : les produits de maquillage, de coiffure, de soins, de démaquillage, les fers et sèche-­ cheveux, les produits effets spéciaux, les boîtes à outils, le pistolet à colle, du matériel de couture, des sprays

Cette première semaine sur place a filé à toute allure : lecture du scénario, essais caméra, rencontres des diffé­rents protagonistes sur le tournage, répétitions des meurtres... Je suis logée en gîte avec Patricia, l’habilleuse, et Diane Brasseur, une Française qui est scripte sur le film et qui termine, après ses longues journées de tournage, les dernières corrections de son premier r­oman, Les fidélités, qu’elle publiera en janvier chez Allary. C’est une belle femme et une belle rencontre : parfois, quand elle voit que je me couche avec une petite mine, je trouve le matin sur le miroir de ma salle de bain, un dessin ou un mot qu’elle m’a laissé en partant aux aurores pour répéter avec Fabrice et les comédiens...

Jour J

16 septembre 2013 Journée très particulière : on va tourner le générique et une scène qui se déroule beaucoup plus tard dans le film, pour une question de timing, de lumière et de décor. Sinon, globalement, on va suivre la chronologie du film. Pour ce premier jour qui s’annonce chargé, j’ai déjà deux assistants en renfort pour m’aider à maquiller les cadavres. Les deux scènes à tourner, « Gloria nettoie les morts » et « le cauchemar de Gloria », se déroulent en effet à la morgue. Dans son rêve, Gloria voit un corps sous un drap, soulève celui-ci et découvre Michel, son compagnon. Il est mort, mais avec une belle érection bien vivante. Il était clair depuis le début que Laurent Lucas, notre acteur, ne montrerait pas ses parties intimes, encore moins en érection. Fabrice m’a demandé, il y a quelques semaines, si je connaissais quelqu’un : je lui avais donné les coordonnées d’un « professionnel » rencontré lors d’un précédent film, réalisé pas Séverine De Streyker. Seulement, détail gênant, il est épilé et ça, ce n’est pas du tout raccord avec le personnage de


Artitude — Journal de bord d’une maquilleuse

Michel. « Pas grave », me dit Fabrice, il a un ami qui va jouer la doublure. La morgue a été reconstituée dans un hangar. Il ne fait pas chaud et c’est plutôt « brut » comme décor. Nous avons attendu, pendant deux heures, que le pauvre garçon oublie l’équipe, la table en métal, le hangar, l’humidité. Ça n’a jamais fonctionné. NDLR : Deux semaines plus tard, après avoir été maquillé par Zaza, un professionnel du X viendra tourner le fameux plan en... dix minutes !

Jour 5 Aujourd’hui, on a tourné une scène où les deux amants se débarrassent d’indices compromettants et jettent des morceaux de cadavres dissous dans la rivière. Le garde champêtre est resté sur place pour vérifier qu’on ne polluait pas son eau, il a été rassuré de voir que mes « préparations sanguinolentes » sont uniquement faites à base de produits alimentaires et donc biodégradables.

Jour 7 Scène plus légère au dancing « Le Malibu ». L’endroit est magique, comme si tout s’était arrêté il y a plus de trente ans. Une scène légère : c’est le cas de le dire… Les femmes sont très déshabillées, sensuelles, les hommes ont des yeux gourmands. La musique est envoûtante : Fabrice a choisi de mettre en live la musi­ que réalisée par Vincent Cahay, qui avait déjà signé la bande originale de Calvaire. Dans cette ambiance très particulière, très chaude, Fabrice demande à son chef opérateur Manu Dacosse de filmer la scène en glissant littéralement d’un corps à l’autre.

Jour 3 Aujourd’hui, premier meurtre. Et surtout découpe de la jambe de la comédienne. J.R., des effets spéciaux, est arrivé avec la fausse jambe en silicone.

Cela signifie, pour moi et mes deux assistants, une vingtaine de figurants à maquiller et surtout à huiler. Fabrice veut de la brillance ! Les deux maîtres mots de Fabrice depuis le début du tournage sont « de la brillance » et « de la fumée » (Fabrice utilise, depuis toujours, de la fumée dans ses films, ce qui rend l’atmosphère palpable). Ça en devient presque une blague. Alors, inlassablement, on a retouché les figurants. Résultat : j’ai utilisé cinq bouteilles d’huile, rien que sur cette scène.

Et le sang ? Le « famous blood from the United States of America » ? Évidemment, il n’est pas arrivé ! Heureusement, je connais une vieille recette que j’ai inventée quand j’avais 20 ans, lorsque je faisais des films gore pour Fabrice dans la Forêt de Soignes. C’est son sang préféré, il a ses défauts, mais celui qu’on trouve dans le commerce n’a jamais la bonne couleur ni la bonne texture et il est hors de prix. Je me suis donc mise en cuisine et j’ai préparé 70 litres, cela devrait suffire pour le film !

Echantillon

© Kris Dewitte

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Gloria, elle, reste intacte au milieu de cette débauche. Ce qui est très intéressant dans le casting de l’actrice principale, Lola Dueñas, et dans l’écriture de son rôle, c’est qu’on ne peut pas la cataloguer : elle est tour à tour femme-enfant, femme-femme, ange ou démon. Elle change d’humeur et de pulsions, mais reste totalement cohérente. C’est assez impressionnant, et parfois difficile pour moi. Une fois qu’elle a endossé son personnage, elle ne le quitte plus de la journée : elle réagit, pense, pleure comme Gloria. Elle n’a plus aucune distance et, comme maquilleuse, je suis la première concernée.

Jour 14

La Jour 5 -

rivière

Aujourd’hui, nous avons tourné les scènes de Gabriella avec l’actrice Anne-Marie Loop. C’est son maquillage qui m’aura demandé le plus de temps. Je lui ai teint les cheveux en noir pour lui donner un air plus dur et recoupé la frange pour que celle-ci soit droite et épaisse. Dès qu’elle est arrivée, ce matin à 7 heures, je lui ai mis des bigoudis chauffants pendant une heure, pour que les « plis » prennent. Pendant ce temps, je l’ai maquillée : fond de teint, légères corrections et pose de l’anti-cernes. Ensuite, j’ai placé un fard à joues gras et l’ai poudrée très légèrement. Elle est fort maquillée, mais c’est l’effet recherché. Pour l’œil, je lui ai donné un petit côté sixties grâce à un eye-liner, mais tout en gardant une allure austère. Les lèvres sont légèrement rosées. Les cils, les sourcils, rien n’est laissé au hasard. Pour une manucure parfaite, je l’ai envoyée chez une professionnelle qui lui a mis une couche de vernis en gel très solide, puis un vernis rose léger assorti à sa bouche.

Jour 14 Gabriella - Maquillage de (Anne-Ma rie Loop)

Le maquillage terminé, elle s’est habillée. Ensuite, je me suis attaquée au chignon : enlever les bigoudis, crêper chaque mèche à la racine, puis les enrouler en chignon pour donner une impression de volume et de hauteur. Habillée en tailleur, avec ses talons hauts et cette coiffure, elle paraît encore plus grande. Elle a de l’allure et, avec sa voix grave, elle est très charismatique.

at !

Le résult



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+ ++ La filmographie de Fabrice du Welz : trois longs métrages sont à l’actif de ce réalisateur belge de 42 ans. Calvaire, le premier, est traditionnellement classé « film de genre ». Pourtant Fabrice du Welz considère qu’il s’agit déjà d’un film d’amour — tout comme Alleluia — sur fond d’obsession, de psychose et d’atmosphères oppressantes et malsaines. C’est également le cas dans Vinyan, son deuxième long métrage, qui se déroule en Thaïlande et qui met en scène Emmanuelle Béart, obsédée par la disparition de son fils happé par la vague mortelle du tsunami de 2004 et qu’elle croit reconnaître sur une vidéo tournée dans la jungle. Telle une plongée dans l’indicible, elle ira à la recherche de son fils. Le troisième film du réalisateur n’est pas encore sorti en Belgique : Colt 45 est un thriller qui met en scène JoeyStarr et Gérard Lanvin, sur fond de guerre des polices. Dans la même veine que Calvaire et Alleluia, parmi les films belges : C’est arrivé près de chez vous, de Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, Bunker Paradise, de Stefan Liberski ou encore Cannibal, de Benjamin Viré. Ambiance glauque et oppressante assurée. ++ Deux films précurseurs : sur le fait divers des tueurs de la lune de miel, Martha Beck et Raymond Fernandez qui assassinèrent plus d’une vingtaine de femmes aux États-Unis entre 1947 et 1949.

3PLUS +

The Honeymoon Killers, 1970, est l’unique film de l’Américain Leonard Kastle. Dans Carmin profond, 1997, le Mexicain Arturo Ripstein transpose l’histoire de Martha et Raymond dans son propre univers, tout comme le fera à sa suite Fabrice du Welz. ++ L’équipe du film : Fabrice du Welz à la réalisation, assisté par Freddy Verhoeven et Clyde Gates (1er et second assistant-réalisateur). À la production : Vincent Tavier (Calvaire, Panique au village, Aaltra). La régisseuse générale : Nathalie Guerrin. Le directeur photo : Manu Dacosse. L’ingé’ son : Ludo Van Pachterbeke. La scripte : Diane Brasseur. Le chef déco : Manu de Meulemeester. La chef ­maquilleuse : Urteza Da Fonseca et ses renforts : Jill Wertz et Michaël Mancuso. L’habilleuse : Patricia Saive. La chef costumes : Florence Scholtes. Aux effets spéciaux plateau : Jean-Raymond Brassine et à la 3D : Stéphane Bidault. L’accessoiriste : Ivan Lippens. Le chef électricien : Thomas Bojan. Le chef machiniste : Tanguy Bienfait. Le chef monteur : Nico Leunen. Le compositeur de la BO : Vincent Cahay. Dans les rôles principaux : Lola Dueñaz, Laurent Lucas, Helena Noguerra. À leurs côtés : Pili Groyne, Anne-Marie Loop, Édith Lemerdy…


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UN LONG APRÈS-MIDI

de chasse au cochon sauvage P O RT R AIT D E MO RITZ TH O M SEN (1 9 1 5 -1 9 9 1 )

D’ailleurs ÉRIC DE MUYNCK Photographie ROLF BLOMBERG Recherche iconographique ALIX VAN ZEEBROECK

C’est un nom que l’on se murmure à l’oreille, un alcool brûlant que goûte une communauté hétéroclite d’admirateurs tombés sous le charme d’une personnalité complexe, d’une vie faite somme toute de peu de concessions, d’une écriture ciselée, tour à tour profonde, émouvante et parfois empreinte de cynisme, qui lui valent d’être comparé aux plus grands. Moritz Thomsen, mouton noir d’une famille multimillionnaire originaire du Danemark ayant fait fortune dans la farine et le biscuit, choisit, à 48 ans, de « vivre pauvre », pour reprendre le titre de son premier livre. S’engageant dans les Peace Corps, ce programme de développement en faveur du « Tiers-Monde » mis en place par l’administration Kennedy en pleine guerre froide, il partagera pendant plusieurs années la condition d’une communauté de pêcheurs du Nord de l’Équateur. Par la suite, il ne quittera jamais plus ce petit pays andin et consignera méticuleusement ses mémoires dans cinq livres, dont un inédit à ce jour. Nous sommes partis sur les traces équatoriennes de cet écrivain méconnu, mort comme il a vécu.


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D’ailleurs — Un long après-midi de chasse au cochon sauvage

D

es bouts de phrase... un nom... une date... se perdent dans le dédale de câbles télé­ phoniques qui nous relie. Et pour cause : je suis en communication avec une femme de 75 ans habitant une zone montagneuse reculée du Nord de l’Équateur, à une heure de marche de la première route carrossable. L’impression d’appeler le bout du monde. Mary Ellen Fieweger a été pendant plus de dix ans l’amie et la confidente de Moritz Thomsen. Elle fut aussi la dernière à lui avoir parlé. Elle m’annonce que, le lendemain, elle doit se rendre dans la ville la plus proche – véritable expédition – se faire soigner les dents. Le jour suivant, je la retrouve donc à l’heure du petitdéjeuner, mais plutôt que de rencontrer une vieille dame chenue aux souvenirs capricieux, comme je me l’étais imaginée, j’ai face à moi une boule d’énergie difficile à maîtriser, pressée de s’en retourner à sa communauté. Elle y lutte depuis des années contre l’exploitation sauvage des ressources minières qui menace de détruire la forêt tropicale humide et l’après-midi même, elle doit y présider une réunion de crise. Avare de son temps, celui-ci est compté. 46’26’’ au total.

Ce qui s’est passé ce jour-là Dans son minuscule appartement, Moritz Thomsen se regarde mourir. C’est, chez lui, un projet vieux de quinze ans, nourri par la peur de la dépendance, ou plutôt la peur de ne pouvoir vivre sa vie comme il ­l’entend. Ce projet, ses amis s’en sont d’ailleurs longtemps moqués : – Des nouvelles de Moritz ? – Toujours agonisant.

l’écrivain. À l’époque membre de la sélection nationale équatorienne de basket-ball, il s’était retrouvé à Guayaquil – la Perla del Pacífico – pour trois mois d’entraînement et d’ennui. Un jour, Mary Ellen, sa prof de traduction, l’emmène rencontrer Moritz Thomsen, lors d’une de ses visites mensuelles. « J’avais quoi ? Vingt-cinq ans ? J’ai débarqué dans cet appartement qui n’était en fait qu’une chambre, bourrée de livres qui montaient en colonnes jusqu’au plafond. À part ça, pas grand-chose, sinon un lit de camp à côté de la fenêtre, une cuisine qu’il n’utilisait jamais et des mégots de cigarette éparpillés sur le sol. Les rats couraient dans tous les sens, ce qui me rendait nerveux, et face à moi, un vieux type édenté, sans plus trop de cheveux, la peau couverte d’escarres, le pantalon troué et sans slip, qui dissertait brillamment sur la littérature, les livres, l’art d’écrire. » Quand Mary Ellen se porte à son chevet, il doit être 10 h 30 et Moritz est très faible. Il ne peut plus respirer qu’assis. Depuis des années, il ne lui reste qu’un poumon et son emphysème — résultat d’une vie passée à cloper trois paquets de Marlboro par jour — lui inflige une torture quotidienne. La partie droite de son corps est paralysée. Il ne peut plus parler. Avec Mary Ellen, ils communiquent par pressions de la main. Une fois pour oui. Deux fois pour non. Ils en avaient souvent parlé. Elle lui avait toujours promis de l’aider, la mort venant. — Veux-tu aller à l’hôpital ? Deux pressions de la main. — Veux-tu voir un médecin ? De nouveau deux pressions. – Veux-tu mourir ? Une pression.

Mais il semblerait que cette fois, ce soit la bonne. Dans la nuit du 27 au 28 août 1991, Mary Ellen Fieweger­ est de retour des États-Unis. Alarmée par un message sur l’état de santé de Moritz, elle achète le premier billet disponible pour Guayaquil. Il est 9 h du matin quand elle monte dans l’avion. À son arrivée, moins d’une heure plus tard, elle se rend à la Calle Luque. Quelques mois auparavant, Alvaro Aleman, professeur de littérature à la Universidad San Francisco de Quito, se souvient s’être rendu dans la dernière demeure de

— Tu as quelque chose pour t’aider ? Une pression. Il doit être vers les 11 h du matin. Mary Ellen se met à fouiller la chambre à la recherche, elle ne sait pas, de cyanure ou quelque chose de comparable. Quelques instants plus tard, elle remarque que Moritz Thomsen, le grand écrivain inconnu, mais surtout son ami et «­ la meilleure des personnes qui soit », a perdu connaissance. Et c’est ainsi que, main dans la main, ils viennent de tenir leur dernière conversation.


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Un après-midi à n’en pas finir La respiration de Moritz est à présent laborieuse et, au-delà du masque fermé qu’il affiche, il doit souffrir le martyre. On pourrait disserter longtemps sur ce que peuvent être les dernières pensées d’un homme, étendu là, sur son vieux lit de camp, en train de mourir. Mary Ellen les aiguille-t-elle ? L’entend-il, au moins, elle qui, tout l’après-midi durant, ne cessera un seul instant de lui parler, évoquant ses livres, sa vie et combien il est un grand écrivain ? Moritz Thomsen aimait à écrire qu’il était né pendant la guerre de Sécession, dans les odeurs de poudre et le fracas des coups de canon. Ses parents vivaient sur les hauteurs de Hollywood, Californie. En 1915 s’y tournait l’un des grands films muets de l’histoire du cinéma, Naissance d’une nation de David W. Griffith, dénonciation des horreurs de la guerre, mais sur le premier carton duquel il est tout de même écrit : « L’arrivée des Africains en Amérique planta les germes de la désunion. » Thomsen vient d’un milieu on ne peut plus aisé. B.C. Forbes, le fondateur du magazine du même nom, dresse, dans son hagiographie intitulée Men Who are Making the West (1923), le portrait du grand-père de Moritz Thomsen. Né en 1850 à la frontière entre le Danemark et l’Allemagne, l’aïeul y évoque, dans une veine romanesque, son enfance en ces termes : « Nous avions de quoi éviter de mourir de faim, mais pas de quoi vivre. » Bouche de trop à nourrir, il décide à 13 ans­ de quitter sa famille et de s’embarquer sur le premier navire venu. « Tu ne feras jamais rien de ta vie ! », tonne l’arrière-grand-père de Moritz Thomsen à son fils, alors qu’il est occupé à réunir dans un mouchoir rouge tout ce qu’il possède sur cette terre. Incarnant à merveille le rêve américain, il prendra sa revanche en faisant plus tard fortune dans le commerce de la farine et des biscuits, allant jusqu’à étendre son empire jusqu’à Kōbe, au Japon. Moritz Thomsen, lui, fera le chemin inverse. En conflit ouvert avec son père, que sa marginalité et son manque d’ambition insupportent, il choisira, après avoir fait faillite dans l’élevage de cochons, de s’engager à 48 ans dans le Corps de la Paix, le célèbre Peace Corps américain, et de redevenir pauvre. Nous sommes donc en 1963. C’est la guerre froide et Kennedy a mis sur pied deux ans plus tôt un programme d’aide aux pays en voie de développement

censé promouvoir en sous-main les valeurs du bloc occidental, alors que la révolution cubaine fait des émules au sud du continent américain. Après une période de formation musclée qu’il relate au début de son premier livre Living Poor, Moritz est envoyé en Équateur pour y travailler dans le secteur agricole et contribuer à sortir les villageois de Rio Verde de leur pauvreté. Charles Thomsen, qui écrit à son fils des lettres d’une plume trempée dans le venin, ne lui pardonnera pas cette originalité d’aller vivre au milieu des Noirs d’Équateur. Difficile à digérer pour un raciste, doublé d’un antisémite forcené.

Plongée dans la misère La pauvreté sautera au visage de Thomsen avec la violence d’une gifle qu’on n’a pas vu venir, surtout chez un être comme lui, d’une sensibilité à fleur de peau. Alors qu’il attend le bus, il croise un fermier et sa femme. Cette dernière tient un bébé dans les bras en train de suffoquer, de mourir d’une pneumonie. « Je pouvais entendre le bus à destination de Quinindé descendre la route qui traversait les bananeraies. J’étais persuadé que cette famille l’attendait pour se rendre au plus vite chez un médecin, mais quand le bus passa à leur hauteur, ils ne bougèrent pas. Soudain, utilisant mon plus bel espagnol, je leur criai :­ “ Votre bébé est en train de mourir, emmenez-le chez un médecin. Maintenant ! Maintenant ! ” La mère se mit à sangloter ; son mari regarda en direction de son père, qui se contenta de hocher la tête en signe d’acquiescement, sans que soit prononcé le moindre mot. C’est alors que le jeune couple dévala la route et arrêta le bus. Quand je rentrai le même soir au village, ils m’annoncèrent que l’enfant était mort. » À une époque où trois enfants sur cinq mourraient avant l’âge de 3 ans, il apprit que, pour ces familles, perdre un enfant en bas âge était une grâce, celui-ci montant immédiatement au ciel pour devenir un des petits anges du Seigneur, un « angelito ». À force de côtoyer la pauvreté, de la vivre, et d’être quotidiennement confronté à la manière dont cette société fataliste l’acceptait en ces années 1960, Thomsen finira par s’en forger sa propre définition, la comparant à une condamnation à vivre sur une pirogue qui prend l’eau, toute l’énergie du pauvre étant mobilisée à écoper et maintenir son embarcation à flot. Dans ces conditions, comment se fixer une destination ? Il observe avec froideur et violence que, dans ces communautés de pêcheurs du nord de l’Équateur, les plaisirs les plus


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D’ailleurs — Un long après-midi de chasse au cochon sauvage

simples, eux-mêmes, semblent interdits : « Une femme qui paraît prendre plaisir à avoir une liaison avec un homme acquiert sur-le-champ mauvaise réputation (…). Et c’est ainsi que dans cette culture de la pauvreté, où la famine toujours possible occupe une position dominante et corruptrice, même l’acte d’amour, la seule véritable occasion de bonheur et de complétude pour le pauvre, est déformé et empoisonné, changé en une purge de pressions physiologiques, un acte mécanique, où n’entre aucun sentiment, à peu près aussi satisfaisant qu’une bonne défécation. » Après avoir fait son temps au sein du Corps de la Paix, c’est à la vie sous les tropiques qu’il s’abandonnera, harponné par ces rares moments faits d’un mélange de lumière, de sons, de couleurs et d’odeurs. Un ciel jaune citron. La texture violente, irréelle, vibrante, intense, des feuilles de jeunes cacaotiers à la tombée du jour. Il fera d’ailleurs plusieurs séjours de longue

durée dans la province d’Esmeraldas, située entre le Pacifique et la frontière colombienne, où il essaiera, sans trop de succès, de s’installer comme fermier. Qu’il vive dans sa ferme au bord du fleuve Esmeraldas, à 2 800 mètres d’altitude à Quito ou dans la chaleur tropicale de Guayaquil, il fera peu de concessions au confort, si ce n’est un tourne-disque, Beethoven­et Stravinsky obligent, et une machine à écrire, qu’il se fera voler un nombre incalculable de fois, et sur laquelle il tapera et retapera ses livres, avec méticulosité. Car, comme le fait remarquer Alvaro Aleman, Moritz Thomsen fait partie de cette race d’écrivains à engager toute son existence dans l’écriture, son corps finissant par porter les stigmates de son sacerdoce. Et comme lui dit encore Mary Ellen, qui ne cesse de lui parler en cet après-midi du 28 août 1991, c’est un grand écrivain.


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Gardien de la mémoire Pour qui n’a pas le sens de l’orientation, les villes sudaméricaines représentent aujourd’hui un véritable cauchemar. Avenida 10 de Agosto. Calle 12 de Septiembre. Vous ne circulez plus dans une ville mais dans le calendrier. M’y voilà plongé à la recherche de l’appartement de Thomas Savage, dit Tommy, coincé entre octobre et décembre. Personnage ambigu, amoureux de la Légion étrangère, Tommy est originaire de Louisiane et membre de la Hemingway Society, auteur dont il se targue d’être un fin connaisseur, ce dont je ne veux pas douter. Bouquiniste à Quito, il a été pendant des années le passage obligé des amateurs de livres rares en anglais, avant de vendre son affaire, Confederate Bookstore. D’entrée de jeu, il me fait visiter son appartement dont les murs sont tapissés de livres soigneusement répartis entre littérature et histoire militaire. À un moment de la visite, il ouvre un tiroir et en sort un maillot de corps étroit au tissu jauni. Frappé au cœur d’une croix gammée posée sur une bande rouge fané, ce vêtement a appartenu à une jeune recrue des Jeunesses hitlériennes. Tommy anime sur Facebook deux pages consacrées à ses passions : la Légion étrangère (plus de 30 000 mentions J’aime) et Moritz Thomsen (23 mentions). Dans un de ses vieux carnets de notes datant de 2002 et consacré à Moritz Thomsen, je lui fais remarquer cette phrase qu’il y a inscrite : « Besoin irrépressible de rencontrer Moritz Thomsen. Comme cela est impossible, je veux contacter toutes les personnes qui l’ont connu. » Tommy n’avait jamais entendu parler de Thomsen jusqu’à ce qu’un des clients de sa librairie lui demande un jour s’il l’avait lu. Le coup de foudre est instantané. Il décide de tout rassembler sur l’homme et son œuvre. Il enregistre les témoignages, filme la bibliothèque de l’écrivain, dont a hérité l’une de ses amies. Pour la plupart, des poches flingués par l’air de la côte. Comme elle refuse de lui vendre ces livres, il en repère néanmoins deux, particulièrement annotés. D’un caractère propice aux obsessions, il recopie le tout à l’identique sur deux exemplaires vierges qu’il s’est procurés. Ou va jusqu’à examiner à la loupe une photo de Thomsen assis à son bureau pour identifier les livres qui y sont posés. Une anthologie de poésie américaine ­contemporaine. Un livre philosophique sur le refus de la mort.

C’est lui aussi qui me parlera de Barbara Morgan. Elle et son mari étaient professeurs au Colegio Americano de Quito à la fin des années 1970, période à laquelle ils rencontrent Moritz. De retour aux ÉtatsUnis, Barbara s’inscrit au concours Teacher for Space de la NASA. Elle est sélectionnée pour être astronaute et devient la doublure de Christa McAuliffe, une collègue enseignante. Lorsqu’on lui propose de participer à une campagne de promotion de la lecture, elle décide de poser pour la photo avec, dans les mains, Le plaisir le plus triste, le troisième livre de Thomsen. Selon Tommy, la photo est ensuite envoyée dans toutes les écoles des États-Unis, avec un slogan du genre : « La lecture peut vous emmener dans les étoiles. » Pour la petite histoire, le 28 janvier 1986, la navette Challenger décolle pour sa dixième mission et explose après 73 secondes de vol, avec Christa à bord. Barbara, restée au sol, est sous le choc. Moritz aussi, quand il l’apprendra.

Ironies sauvages Il aura passé l’après-midi sur son lit de camp à se vider, couleur eau de riz. Mary Ellen le lave à plusieurs reprises. Pendant ces dernières heures, lui parle-t-elle d’animaux, et à ses yeux du plus noble de tous, évoqué dans chacun de ses livres, dont le dernier – Bad News from the Black Coast – non publié à ce jour ? « Chaque jour, à marée haute, la truie arrivait sur la plage et là, immergée dans la mer jusqu’aux épaules, alors que les vagues venaient se briser sur sa tête, elle donnait l’impression d’être plongée dans une profonde méditation. Quelque chose d’enfoui, de terrible l’attirait là ; quelque chose d’enfoui, de terrible, mais aussi de poétique, tellement éloigné de sa condition porcine, qui l’amenait quotidiennement à venir contempler l’immensité et le mystère du Pacifique. » C’est le début de la nuit. Mary Ellen doit sortir pour quelques heures. Elle laisse Moritz aux soins attentifs d’Esther, l’ex-femme de Ramon Prado, avec qui il tenta, en vain, de monter une ferme le long du fleuve Esmeraldas. C’était une autre vie. Le mince filet d’air qui lui tient encore lieu de respiration s’interrompt sur les coups de 23 h, le 28 août 1991. Peu avant que Mary Ellen ne revienne à ses côtés. La vie de Moritz Thomsen est teintée d’ironie macabre. Alors qu’il n’aime rien tant que les animaux, son père ne lèguera-t-il pas la plus grosse partie de sa fortune à



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HASANKEYF

engloutie sous les eaux D’ailleurs GUILLAUME PERRIER Photographie MATHIAS DEPARDON

La cité historique de Hasankeyf, sur les bords du Tigre, est en sursis. En 2015 ou 2016, ce joyau du patrimoine archéologique devrait être condamné à disparaître sous les flots. La construction d’un barrage géant en amont, à Ilisu, va nécessiter l’inondation d’une partie de la vallée du Tigre, dans cette région du Sud-Est de la Turquie. Entraînant la disparition de dizaines de villages et le déplacement d’environ 60 000 personnes.

H

asankeyf, avec ses antiques grottes troglodytes, son ancienne forteresse de l’époque romaine, son pont médiéval et sa mosquée ayyoubide, disparaîtra entièrement sous plus de 50 mètres d’eau. Cette région kurde, déshéritée et marquée par trente ans de guerre entre l’État turc et la guérilla du PKK, sera privée de sa principale source de revenus : le tourisme. Projet très controversé, le barrage d’Ilisu a été fortement critiqué par la population et la société civile, mais aussi par les bailleurs internationaux qui se sont retirés. Mais la mobilisation n’a pas arrêté le

Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, décidé à le mener à bien. Seul un classement au patrimoine mondial de l’Unesco pourrait sauver le site et ses 10  000 ans d’histoire. La polémique a fait d’Hasankeyf le symbole de la politique turque de grands barrages lancée dans les années 80. Vingt-deux barrages au total sont ou doivent être construits sur le Tigre et l’Euphrate pour la production d’électricité ou l’irrigation. Ce qui bouleverse totalement la géographie de la région et modifie le débit des deux fleuves mésopotamiens qui coulent vers le Sud, à travers la Syrie et l’Irak.


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Au pied des vestiges du pont médiéval qui enjambe le Tigre, à Hasankeyf, un restaurateur a installé quelques tables sur une plate-forme posée sur le fleuve. La commune de 6 700 habitants vit en grande partie des retombées du tourisme. Plus d’un million de visiteurs se rendent chaque année à Hasankeyf, un nombre qui a augmenté en flèche ces dernières années avec l’avancée du projet de barrage. Dans la ville, les boutiques de souvenirs et les restaurants sur pilotis se sont multipliés.

Une maison de Hasankeyf, qui offre une vue imprenable sur la ville, la mosquée Al-rizk de l’époque ayyoubide (XVe siècle) dont on aperçoit le minaret, et le Tigre. Cette habitation modeste typique du Sud-Est de la Turquie est construite en parpaings. Le lit, pendant les saisons chaudes, est installé sur le toit.


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D’ailleurs — Hasankeyf, engloutie sous les eaux

Deux femmes kurdes sur les hauteurs d’Ilisu. Devant elles, des logements sont en construction ; à l’arrière-plan, des engins s’affairent sur le chantier du barrage. Le village d’Ilisu a été déplacé pour la construction du barrage, entamée en 2006. En retour, le gouvernement espère qu’il permette la création de 10 000 emplois dans l’agriculture et le tourisme.


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Le chantier de construction du barrage géant d’Ilisu. ­ Haut de 135 mètres et long de 1 800 mètres, cet ouvrage permettra de produire de l’électricité grâce à ses six turbines, d’irriguer les environs et de contrôler les inondations. Une fois rempli, son réservoir d’une capacité de 10,4 milliards de m3 d’eau, inondera une partie de la vallée. Un employé de la municipalité de Hasankeyf remplit la citerne du camion de pompiers en puisant dans le Tigre. Le détournement des eaux du fleuve a commencé en 2012, après une cérémonie d’inauguration officielle. Envisagée dès les années 50, la construction du barrage d’Ilisu, à 80 km de Hasankeyf, devrait être achevée en 2014.


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D’ailleurs — Hasankeyf, engloutie sous les eaux

Un groupe de jeunes filles et d’enfants se détend sur les bords du Tigre, à la fin de la journée. Dans cette région kurde rurale déshéritée et marquée par trente ans de guerre civile entre Ankara et la guérilla du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), la jeunesse se voit offrir bien peu de perspectives. Les jeunes filles sont souvent victimes de violences : 40% d’entre elles sont mariées de force avant l’âge de 18 ans.


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Avant la tombée de la nuit, un troupeau de vaches rentre au village de Kesmeköprü, le long des rives du Tigre. Dans cette région rurale du Sud-Est de la Turquie, le climat est hostile : glacial pendant les mois d’hiver, caniculaire l’été. De nombreux villages subsistent grâce à l’agriculture et à l’élevage. Sans la présence du fleuve, la survie de ces activités devient quasiment impossible.



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+

3PLUS +

++ Un film documentaire : Life in limbo (La vie en sursis), de Sake Ishikawa, en turc sous-titré en anglais (http://vimeo.com/65015423). Réalisé en 2009, ce film montre l’héritage exceptionnel des 8 000 à 10 000 ans d’histoire de Hasankeyf qui sera englouti après la mise en service du barrage. À l’époque, les fouilles archéologiques se poursuivaient et la forteresse qui surplombe la ville était encore ouverte aux touristes. Le site est désormais fermé. Les rencontres avec les habitants montrent les liens forts que la population entretient avec son environnement naturel et historique ainsi que la violence du processus de déplacement des 60 000 personnes qui devront être relogées. ++ Un site internet : www.hasankeyfmatters.com. Consacré à Hasankeyf et à son combat contre la construction du barrage géant d’Ilisu, ce site fonctionne comme une plate-forme d’information alimentée par les activistes et défenseurs de l’environnement qui se mobilisent pour la sauvegarde de la cité historique. On y trouve des portraits d’habitants, des liens et les dernières informations sur les manifestations, festivals et projets autour de Hasankeyf. Notamment un guide pour découvrir Hasankeyf à pied, réalisé par l’artiste Mélanie Mehrer. ++ Un reportage photographique : What will happen to Turkish villagers in the path of a giant dam, de Julia Harte. Outre le projet mené par Mathias Depardon sur Hasankeyf, notons également le travail de cette photographe sur les barrages turcs de Halfeti et d’Ilisu, publié récemment par le magazine National Geographic (newswatch.nationalgeographic.com).


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TRANSMÉDIA

le 3.0 du journalisme ? Culture.net STÉPHANIE GROSJEAN Illustration AURORE DUPUY

Depuis quinze ans, la révolution Internet a chamboulé nos usages, modifié les perceptions, transformé la manière de générer et de vivre les contenus journalistiques. Selon la société française indépendante Médiamétrie qui mesure l’audience des médias, on compte aujourd’hui en moyenne 5,3 écrans par foyer, et 54 % des Français pratiquent le multi­ tasking devant la télévision, sur une tablette ou un smartphone. Un taux qui atteint 74 % aux États-Unis. Pas moins. Ces nouveaux comportements stimulent les créateurs de contenus, qu’ils soient journalistes, réalisateurs, chaînes de télévision, organes de presse, cinéastes, publicistes... Impossible d’informer, de produire et de regarder comme avant.


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Culture.net — Transmédia : le 3.0 du journalisme ?

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’inventivité des communicateurs, décuplée par les progrès technologiques, a fait naître depuis quelques années de nouveaux objets médiatiques qui articulent des traitements variés de l’info et se déclinent en émissions télé, webdoc, cartes interactives, capsules vidéo, sites et pages Facebook, articles de presse… De telles réalisations répondent aux attentes d’un public toujours plus friand d’inter­ actions, de connectivité, de mobilité, de partage et d’engagement. Bienvenue dans l’ère du transmédia.

De nouveaux outils de communication En décembre dernier, Jean est devant sa télé. ARTE, 22 h 30. Il tombe sur le documentaire d’Arnaud Grégoire, À la recherche du prince Charmant, qu’il prend en cours de route et qu’il regarde jusqu’au bout. Un programme consacré aux nouveaux parcours amoureux qui bouleversent jusqu’aux structures de la société. Il découvre qu’il peut en suivre les prolongements sur Internet, via le site du documentaire qui en propose une lecture plus éclatée (rtbf.be/leprincecharmant), au moyen de capsules vidéo « bonus », de témoignages ou d’articles à partager sur les réseaux sociaux. Jean a aussi la possibilité d’écouter le sujet en radio le lendemain, suivre l’évolution de la thématique et réagir en s’affiliant à la page Facebook Le Prince charmant. Jean a expérimenté un contenu transmédia, une expérience qui lui est propre, enrichie, non linéaire et très active. « Le transmédia permet d’utiliser la force des différents médias pour développer un contenu spécifique à chacun des supports. Chaque contenu peut être isolé du reste, mais il doit lui être complémentaire pour former un tout », explique Sophie Berque, responsable du département RTBF Interactive. Dans ­ cet exemple, le point de départ est un documentaire, mais l’outil transmédia s’applique à tout type de contenu : jeu, série, reportage, photographie, divertissement… Les possibilités sont infinies, selon les projets, selon les budgets. Arnaud Grégoire en est persuadé : « On ne pourra plus avoir, en audiovisuel du moins, des projections uniquement linéaires comme en télévision. La jeune génération ne regarde plus la télé », précise le réalisateur transmédia. « Elle passe son temps sur Internet. Dans les années 90, le Web a commencé par dé­ stabiliser la presse quotidienne qui a dû investir dans la création de sites et de rédactions spécifiques. La télé­ vision vit la même remise en question… avec quinze ans de retard. »

Une écriture narrative différente Depuis quelques années, que ce soit chez ARTE, à France Télévisions ou à la RTBF, les chaînes se mettent en ordre de marche pour investir dans la sphère Internet. C’est inévitable, car « une bonne partie de nos spectateurs potentiels cherche ses contenus directement sur le Web, et pas forcément à la télé. En tant que chaîne du service public, on se doit d’être précurseur en la matière », explique Marianne Lévy-Leblond, responsable des productions web et des projets transmédias chez ARTE France. Ce nouveau type de spectateur a un rapport au contenu totalement différent, qui implique d’autres attentes et d’autres demandes : il cherche à interagir, à donner son avis, à partager au sein de son réseau, à tous moments et en tous lieux. Dans ce contexte de transition, les questions qui se posent sur le plan éditorial sont nombreuses. Comment aborder un enjeu documentaire ou journalistique avec ces nouvelles plates-formes de diffusion ? Comment conserver une rigueur journalistique ? Comment aller au cœur des sujets, travailler sur des formats longs malgré la crise de la presse et l’impitoyable concurrence d’Internet ? Comment capter l’attention des nouveaux lecteurs ? Parce qu’immanquablement, les pratiques de lecture sont modifiées. « Cela change tout : comme il n’y a plus de linéarité, il faut construire la trame narrative de façon morcelée », déclare Gérard Derèze, professeur en communication à l’Université catholique de Louvain et spécialiste du documentaire. Plus concrètement, « une fois qu’on a trouvé son sujet et son point de vue », explique encore Arnaud Grégoire,­ « il s’agit d’arriver à écrire une espèce de partition avec plusieurs instruments en se disant que les émotions, c’est tel instrument (la télé par exemple), l’info, c’est une autre (le Web), l’interaction encore une autre (les réseaux sociaux)… » L’idée est d’élaborer une écriture à entrées multiples qu’il faut organiser et mettre en forme pour qu’elle soit complète.

Une expérience émotionnelle Comment raconter différemment ? Comment interpeller son public ? Plus que jamais, dans la conception des scénarios, l’enjeu sera de penser à l’interactivité très en amont dans le travail et de créer des systèmes narratifs que les spectateurs pourront littéralement s’approprier. « Ce qui compte, plus que l’histoire écrite


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et ciselée par le scénariste, c’est davantage l’expérience vécue par le joueur/spectateur », précise le ­spécia­­liste du jeu vidéo Éric Viennot, à propos du transmédia. Et la panacée, c’est de parvenir à créer une histoire suffisamment ouverte pour que le spectateur puisse à son tour l’enrichir et la transformer. Le lecteur n’est plus dans une posture passive qui consiste à simplement ­recevoir l’information donnée ; il est engagé, volontaire, et sa participation sera d’autant plus importante si son immersion au cœur du sujet est grande, si la mise en situation en appelle efficacement à ses sensations et à ses émotions.

Dans le récent webdocumentaire Alma, une enfant de la violence, de Miquel Dewever-­Plana et Isabelle Fougère (alma.arte.tv), l’expérience émotionnelle est saisissante. Alma est une jeune femme, ex-membre d’un des gangs les plus violents du Guatemala. Elle confesse à découvert sa vie de criminelle, avoue les actes indicibles qu’elle a commis. Pourtant, aussi lointaine qu’elle puisse être de notre quotidien, Alma s’incarne en nous, et l’on s’empare de son récit comme de sa propre destinée. Par la mise en scène simplissime de son témoignage (elle est assise, sur un fond noir, filmée avec un cadrage serré sur son


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Culture.net — Transmédia : le 3.0 du journalisme ?

PRENEZ LES COMMANDES DE FORT McMONEY Le 25 novembre 2013, le Web a vu naître sur sa toile un transmédia dans lequel se rejoignent toutes les possibilités de synergies offertes par les techniques actuelles : le webdoc-jeu Fort McMoney, du journaliste français David Dufresne, auteur du célèbre Prison Valley, webdoc fondateur réalisé en 2010. Ce nouveau documentaire utilise les codes du jeu vidéo interactif « dont vous êtes le héros » : le but est de prendre les commandes de la ville de Fort McMoney, sœur jumelle virtuelle de la bien réelle Fort McMurray en Alberta au Canada, troisième réserve pétrolière du monde grâce à d’immenses gisements de sables bitumineux encore exploitables. David Dufresne y dénonce les enjeux économiques, écologiques et politiques d’une telle exploitation. Entre autres, les milliards de barils de pétrole qui pourraient assouvir notre cruelle dépendance au pétrole encore quelques décennies, au prix de ­milliers de kilomètres carrés de forêt dévastés et impossibles à réhabiliter et d’autant de tonnes de gaz à effet de serre relâchées dans l’atmosphère. Sans parler de la déstabilisation de l’économie et la culture des Premières Nations habitant sur ces territoires... L’intelligence du propos est soutenue par une mise en scène brillante et extrêmement moderne : un jeu vidéo on ne peut plus réaliste qui permet aux joueurs (vous, moi) de décider du sort de la ville. Plongés dans celle-ci, nous sommes invités à en explorer les moindres recoins, à rencontrer ses habitants, ses dirigeants, ses travailleurs et à visiter ses lieux-clés… en vue de nous faire une opinion sur ses enjeux et participer aux sondages dont les résultats influencent l’avenir de la ville virtuelle. Par l’engagement ludique, le degré d’interaction entre les propos du journaliste et ses « spect’acteurs » atteint son paroxysme.

Plus de deux ans d’enquête, deux mois de tournage, cinq de montage, un budget estimé à 630 000 euros, un lancement mondial sur la toile… Le Canada, souvent précurseur dans bon nombre de secteurs, frappe une fois de plus très fort. Produit et financé majoritairement par le Canada (le producteur indépendant Toxa et l’Office national du film du Canada), le projet a ravi les services web et multimédia d’ARTE qui se sont lancés ensemble dans l’aventure. « Il s’agit d’une production ambitieuse », confirme Marianne Lévy-Leblond, « dont les budgets sont similaires à ceux déployés pour un film du même acabit. L’optique était celle de la presse actuelle qui intègre les outils sociaux aux commentaires et aux débats qu’elle suscite. Fort McMoney pousse le bouchon largement plus loin en organisant réellement les moyens d’un débat entre les spectateurs grâce aux réseaux sociaux, mais grâce aussi au partenariat éditorial très étroit que nous avons construit avec quatre partenaires presse : Le Monde.fr pour la France, The Globe and Mail pour le Canada anglophone, Radio-­Canada pour la partie francophone, et Süddeustche Zeitung pour l’Allemagne. Chacune des quatre rédactions reprend le site du jeu sur son propre site, propose des analyses par ses propres journalistes, eux-mêmes participant au débat en tant que “super-joueurs”… » Un dispositif pensé intelligemment qui permet, par le croisement des intervenants, de confronter les points de vue et sortir du discours unilatéral (www.fortmcmoney.com).



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DU MIEL sur les toits de Bruxelles Planète Terre NATHALIE COBBAUT Photographie DIETER TELEMANS

Leur déclin, observé partout dans le monde, n’augure rien de bon pour la santé de la planète : les abeilles sont en souffrance en raison de la pollution, de l’appauvrissement de la biodiversité et de l’utilisation massive de pesticides dans notre agriculture. Paradoxalement, ces butineuses aux vertus mellifères se sentent plutôt bien en ville. Elles y trouveraient des fleurs en abondance et des conditions de vie qui leur réussissent. À ce titre, celles qu’on appelle les sentinelles de l’environnement font aujourd’hui l’objet d’une utilisation marketing appuyée. Placer une colonie d’abeilles sur le toit de son entreprise participe de ces campagnes de greenwashing à la mode et certains n’hésitent pas à en faire un véritable business. À tel point qu’on peut craindre une overdose de ruches dans certains coins de la capitale.


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Planète Terre — Du miel sur les toits de Bruxelles

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oulevard de l’Impératrice, en plein centre de Bruxelles. Sur le toit du siège social de Vivaqua, une colonie d’abeilles sommeille bien au chaud dans sa ruche. Nous sommes en février. Trop froid encore pour que les 30 000 abeilles de cet essaim reprennent leur intense activité d’ouvrières. Pour l’heure, elles sont regroupées au cœur de la caissette en bois bleu qui leur sert de pied-à-terre, serrées en boule pour conserver la chaleur. Elles se nourrissent de leurs réserves de miel et de pollen et ne font que quelques rares sorties pour se dégourdir les ailes. Seulement si la température avoisine les 10-12 °C.

d’aubépines offrent une nourriture variée tout au long du printemps et de l’été. Comme le souligne Benoît Galland, « nous avons été attentifs à ce que la ruche se situe à peu près à hauteur du Parc royal et de ses tilleuls et marronniers, pour ne pas obliger les abeilles à parcourir de trop grandes distances pour trouver de quoi butiner. »

Les abeilles, une passion

Aux côtés de Benoît Gallant, apiculteur amateur amené à tenir à l’œil les activités de la ruche sur le site de Vivaqua, Didier Paternotte, un autre passionné C’est en septembre 2012 que la reine Jeanne et ses d’abeilles, veille aussi sur la ruche : il lui prodigue les acolytes ont été installés sur la terrasse panoramique soins nécessaires et gère les récoltes de miel. C’est du bâtiment de Vivaqua. Du 5e étage, on peut admirer lui qui a eu l’idée de proposer à la société Vivaqua d’utiliser le toit de son siège social pour y accueillir tout Bruxelles avec, en avant-plan, la flèche de l’hôtel ces pensionnaires en costume rayé. « En 2012, j’étais de ville de la célèbre Grand-Place. Le lieu a été choisi encore échevin de la commune de Jette et à ce titre, avec soin, en fonction de plusieurs paramètres dont la administrateur de Vivaqua. Cette société en charge vue ne fait pas partie. Comme nous l’explique Benoît d’une ressource vitale pour tous, l’eau, se préoccupe Gallant, l’un des deux gardiens de cette ruche citadine de l’environnement : nombre de travaillant comme Coordonnateur sites ont reçu le label « EntreEnvironnement chez Vivaqua, « il « Remonter vingt étages ses prise écodynamique » décerné par faut tout d’abord un espace à chargées de pollen et Bruxelles Environnement. L’entrel’écart du passage des humains pour que les abeilles puissent circu- de nectar demanderait trop prise était donc susceptible d’être par une telle démarche. ler librement sans se heurter à des d’énergie à ces travailleuses intéressée De leur côté, les apiculteurs en obstacles trop nombreux et risquer pourtant infatigables et ville sont toujours à la recherche d’entraîner des piqûres intempestives. Elles ne seront agressives que risquerait de les épuiser. » d’emplacements pour y établir des ruches. C’était une belle opportusi elles se sentent en danger. Les nité pour tout le monde. » toits d’immeubles sont donc plutôt indiqués, car peu fréquentés. » Il Cela fait près de six ans que Didier Paternotte s’invesne faut pas non plus les installer à des hauteurs trop tit dans sa passion des abeilles. Avant de recevoir importantes : remonter vingt étages chargées de polson premier essaim d’un ami, il a suivi deux années len et de nectar demanderait trop d’énergie à ces de cours théoriques et pratiques à la Société Royale travailleuses pourtant infatigables et risquerait de les d’Apiculture de Bruxelles et ses Environs (SRABE), une épuiser. Le vent est également leur ennemi : il faut association sans but lucratif qui organise des formadonc veiller aux turbulences liées aux bâtiments életions, promotionne l’apiculture en ville et aide les pasvés. À l’abri d’un parapet en pierre bleue, la ruche sionnés à exercer leurs activités. « Dans le cadre des de Vivaqua est relativement bien protégée. Mais elle cours dispensés par la SRABE, on étudie l’anatomie doit aussi être exposée à la lumière et aux rayons du de l’abeille, son mode d’organisation complexe, mais soleil. Ce sont eux qui donneront le coup d’envoi de aussi le cycle des fleurs ou encore la législation en vila nouvelle saison, dès que le printemps réchauffera gueur pour détenir des ruches. À cet égard, les règles suffisamment l’essaim endormi. varient d’une région à l’autre : à Bruxelles, en dessous de trois ruches, pas besoin d’un permis d’environneAutre élément d’importance : la présence de plantes ment. L’essaim doit néanmoins se situer à 20 mètres à fleurs en suffisance, à proximité de la ruche. Certes, de toute habitation. Dix mètres si un obstacle de deux Bruxelles dispose d’une quantité significative de fleurs mètres de haut (un mur par exemple) se dresse deà butiner avec ses parcs, jardins et autres espaces vant le rucher. Ce qui veut dire aussi que n’importe qui verts préservés. Marronniers, tilleuls, érables, buissons


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Planète Terre — Du miel sur les toits de Bruxelles

les abeilles, inlassables ouvrières, sont successivement nettoyeuses, nourrices, magasinières, bâtisseuses, ventileuses, gardiennes et enfin butineuses. Ce sont ces dernières qui produisent le miel et pollinisent par la même occasion les espèces végétales : elles rentrent et sortent sans cesse du rucher, à la recherche de nectar logé dans le pistil des fleurs. Nectar qui sera ensuite régurgité et digéré, passant d’ouvrière en ouvrière en une longue chaîne jusqu’à la complète transformation en miel. Autres récoltes de ces butineuses forcenées : le pollen que les magasinières mettent en réserve pour le nourrissage des larves et la production de gelée royale, ainsi que la propolis, substance résineuse aux propriétés antibactériennes, antifongiques et anti­ septiques, trouvée sur les bourgeons de certains arbres et qui sert aux bâtisseuses à tapisser les parois de la ruche. Pour conserver la chaleur en hiver et faire descendre le taux d’humidité sous les 17 %, les ventileuses battent des ailes afin d’éviter l’altération du miel. Les cirières produisent les cellules hexagonales qui accueil­ lent les œufs, le miel ou le pollen. Les gardiennes, elles, jouent le rôle de gardes du corps à l’entrée de la ruche. La place et le rôle de chacune permettent à l’essaim de se perpétuer. La reine, elle, passe sa vie à faire croître sa cour en pondant des milliers d’œufs qui se transformeront en larves et donneront naissance aux abeilles, après 21 jours de gestation.

peut posséder des abeilles. Il est d’ailleurs possible de s’en procurer très facilement sur Internet. La colonie est envoyée par la poste dans une caisse et n’importe qui peut s’improviser apiculteur. » Pourtant, s’occuper d’une ruche demande certaines qualifications. C’est notamment le cas lors de l’essaimage : « Il s’agit de l’un des événements un peu spectaculaires qui peut survenir dans la vie d’une ruche et qui se produit généralement au mois de mai. Avec le printemps, la colonie se réveille, la reine recommence à pondre et l’essaim, qui se réduisait à quelque 30 000 individus, double rapidement de volume. Il arrive que la colonie devienne trop importante. La reine et une partie des abeilles quittent alors la ruche et forment un nuage d’insectes qui se déploie dans le ciel. Elles cherchent ensuite un nouvel endroit pour se poser et reprendre leurs activités. L’apiculteur doit intervenir à temps pour diviser l’essaim. » Quand Didier Paternotte parle d’abeilles, on entend toute la fascination qu’il a pour cette communauté où chacun des membres occupe une place qui évolue :

Une guerre des fleurs à Bruxelles ? Cet écosystème si minutieux qui préside aux destinées des abeilles mellifères semble aujourd’hui être mis en péril en raison d’une dégradation de l’environnement. En cause : le Colony Collapse Disorder (CCD) ou « syndrome spécifique d’effondrement » qui frappe de mort subite les ruchers d’Europe et du reste de la planète depuis plus de vingt ans. Un phénomène inquiétant, puisque ces insectes contribuent de manière très importante à la pollinisation des plantes à fleurs et à la production de plus de 70 % des fruits et légumes de la planète. Paradoxalement, la ville réussit plutôt aux abeilles : selon Christine et Yves Roberti-Lintermans, secrétaire et président de la SRABE, « elles se portent bien en milieu urbain, car elles y sont beaucoup moins confrontées aux pesticides et autres biocides. Les abeilles trouvent de la nourriture de mars à octobre de manière constante dans les parcs et les espaces verts de Bruxelles, alors qu’à la campagne, les monocultures intensives, ainsi que la disparition des haies, des talus et autres bos-



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NOS CONTRIBUTEURS NICOLAS ANDRÉ s’est investi dans l’illustration, la bande dessinée, le graphisme, la sérigraphie ou encore dans les livres animés au cours de ses études à l’ESA Saint-Luc à Bruxelles, puis à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Il vit et travaille à Reims et hors les murs. Il réalise fréquemment des images pour la presse et prépare son premier livre jeunesse ainsi qu’un livre entre textes et peintures d’observation. nicolas-andre.com

GUILLAUME BALOUT a d’abord travaillé dans la presse locale, de Bordeaux à Saint-Quentin, avant de se lancer dans la pige. Son domaine de prédilection est le journalisme sportif, son terrain privilégié, l’Europe de l’Est et son geste favori, le reportage. Après avoir séjourné quelque temps à Bruxelles, il vit aujourd’hui à Paris où il poursuit des études de civilisation balkanique.

ALAIN BERENBOOM est avocat, romancier et chroniqueur pour Le Soir. Son dernier livre, Monsieur Optimiste (Genèse Édition), a obtenu le Prix Rossel 2013. Auparavant, il a publié notamment La position du missionnaire roux, Le pique-nique des Hollandaises, ainsi qu’une trilogie policière où il explore la Belgique des années 40 : Périls en ce royaume, Le roi du Congo et La recette du pigeon à l’italienne. berenboom.com

MÉLODY BOULISSIÈRE est illustratrice, lit des bandes dessinées, fait du théâtre et voyage beaucoup. Étudiante en cinéma d’animation aux Arts Décoratifs de Paris (ENSAD) et au National Institute of Design (NID) en Inde, elle a remporté le prix graphique de l’Institut Charles Perrault en 2012. cargocollective.com/melodyboulissiere

NATHALIE COBBAUT est responsable de publications auprès de l’agence de presse Alter. Elle travaille également comme journaliste free-lance et enseigne la pratique du journalisme à l’Université Saint-Louis. Attachée à l’expression d’une parole engagée sur les faits de société, elle n’en privilégie pas moins le travail de décortication du réel pour coller aux réalités sociales actuelles.

URTEZA (ZAZA) DA FONSECA exerce depuis 25 ans le métier de maquilleuse et coiffeuse professionnelle. Elle a suivi les cours de l’École de maquillage Jean-Pierre Finotto en 1987, avant de donner cours à son tour, de 2001 à 2004. En dehors du cinéma et du spectacle, Zaza travaille dans les domaines de la mode et de la publicité, en Belgique et à l’étranger. urteza.com

AGATHE DANANAÏ a suivi trois ans d’études aux Beaux-Arts de Tourcoing avant de se décider à venir étudier l’illustration à l’Académie Royale des Beaux-Arts de la Ville de Bruxelles (ARBA), où elle achève sa dernière année. Elle est membre du collectif Brussels Art Department, créé en 2012, qui regroupe jeunes artistes et curateurs désireux de s’approprier la scène artistique bruxelloise.

BERTRAND DEGREEF a travaillé comme concepteur-rédacteur pendant 14 ans pour des agences de publicité (TBWA, Famous, Ogilvy...). Aujourd’hui, il partage sa vie professionnelle entre la création publicitaire indépendante et son poste d’enseignant à l’École Supérieure des Arts Saint-Luc à Bruxelles, où il avait fait ses études en section Publicité. Il lit beaucoup et écrit tout autant.

PHILIPPE DE KEMMETER travaille comme illustrateur pour les éditions jeunesse (Seuil, Éditions Autrement, Alice Jeunesse, Éditions Thierry Magnier), la presse jeunesse (Averbode, Bayard, Milan) et la presse... tout court (XXI, Le Mook, American Lawyer, Wine Access). Il aime varier les techniques, de l’encre de Chine à la gouache après un détour par Photoshop, ou encore remplir des carnets avec des portraits saisis çà et là. behance.net/philippedekemmeter • phildekem.blogspot.com

ÉRIC DELAYEN est artiste plasticien, vit et travaille depuis 15 ans à Liège, après avoir étudié et exposé en France. Il expose en Belgique (notamment à BOZAR) et à l’étranger et participe à de nombreux festivals et expositions collectives internationales. Il travaille l’installation, le dessin, l’image fixe et en mouvement, la scénographie. Il enseigne l’infographie et le design graphique à la Haute École de la Province de Liège. ericdelayen.be


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ÉRIC DE MUYNCK est né dans le Pays Noir, l’année où Pablo Neruda reçoit le Prix Nobel de littérature. Devenu depuis amoureux des livres, ses plus belles découvertes demeurent Philip Roth, Emmanuel Carrère, Charles Bukowski, W.G. Sebald ou encore Javier Cercas. Il habite actuellement l’Amérique du Sud, avec balcon sur les Andes.

MATHIAS DEPARDON a travaillé comme photographe pour le quotidien belge Le Soir, après des études en communication à Bruxelles et avant de devenir photographe indépendant. Publié dans de nombreux magazines européens et américains, son travail se concentre sur la thématique de l’immigration et des réfugiés clima­ tiques. Lauréat de la Bourse du Talent 2011 pour son reportage Beyond The Border, il collabore régulièrement avec le UNHCR, MSF, Amnesty International et le CICR. mathiasdepardon.com

VALENTIN DUCHENNE Depuis sa plus tendre enfance, chaque objet trouve une place dans son monde imaginatif. Que ce soit la nature, les animaux, la musique... tout l’inspire. Il crée et il en a besoin. Sans cela, rien n’a de réelle valeur. Adepte de l’art et des rencontres, il voyage dans ses délires de tagueur, de peintre, sur tous les supports et avec n’importe quelle technique. Il s’essaie et recherche... Éternel insatisfait, il court çà et là, trouvant sans cesse de nouvelles aventures.

GILDERIC est illustrateur, dessinateur de BD et photographe. Il a étudié la communication à l’Université de Liège et l’illustration et la BD à l’Académie royale des Beaux-Arts à Bruxelles (ARBA). Il anime le blog Imagier et a créé le personnage Taupe Chef, qui partage ses étranges recettes et sa vie de cuisinier un peu geek sur son propre blog BD. gilderic.wordpress.com • taupechefcomics.wordpress.com

ISALINE GREINDL est consultante internationale en santé publique, ce qui l’amène à souvent voyager en Afrique, en Asie du Sud-Est et en Haïti. Fascinée par la vie des gens, les scènes de la vie quotidienne, les paysages, elle trimbale son appareil de photo en bandoulière et saisit les instants de beauté fragile au détour des rues de Port-au-Prince comme à l’aube des matins ardennais.

STÉPHANIE GROSJEAN est romaniste de formation et a entamé son parcours professionnel dans le monde de l’édition de livres, pour poursuivre dans celui de la presse magazine. Non contente du fonctionnement actuel des médias trop soumis aux pressions publicitaires, elle souhaite participer activement à l’élaboration d’un support journalistique digne de ce nom : indépendant, intelligent et proche des préoccupations de son lectorat.

AURORE DUPUY est Bordelaise, ce qui est une bonne chose quand on aime le vin. Mais comme elle aime aussi la bière, c’est à Bruxelles qu’elle est venue faire ses études de bande dessinée. C’est autour du dessin qu’elle avance dans ses projets, que ce soit de la BD ou de l’illustration. Autour d’un verre aussi. auroredupuy.blogspot.com

JANGOJIM est un artiste de 28 ans originaire d’Anvers. Il essaie d’améliorer le monde en créant de jolies choses pleines de couleurs teintées d’humour absurde. Ses sources d’inspiration : le café, les machines, des cartoons comme Betty Boop ou Ren & Stimpy, la musique de Django Renhardt ou Frank Zappa, les voyages, les vieux jouets et autres trucs rétros. Il a participé à de nombreux projets créatifs : animations, peintures murales et même des scénarios comiques pour la télévision. jangojim.be

CYRIL ELOPHE est illustrateur et auteur de bandes dessinées, diplômé de l’ESA Saint-Luc en arts plastiques. Son travail s’articule autour de commandes d’illustrations dans les domaines de la culture, de l’associatif ou de la santé. Il publie également des BD, seul ou en collaboration avec des scénaristes. Il est en outre l’initiateur du festival annuel de bande dessinée Cultures Maison et l’un des fondateurs du collectif Tête à Tête. cyrilelophe.com

QUENTIN JARDON est pleinement engagé dans le projet 24h01, grâce auquel il peut pratiquer et promouvoir le journalisme tel qu’il se le représentait en rêve. Il termine également l’écriture d’un roman, enseigne le français dans le secondaire supérieur et dégage encore un peu de temps pour une autre passion : le cinéma. Sensible aux formes d’expression, artistiques ou journalistiques, qui cherchent à transcender le réel pour le rendre meilleur, il a hâte d’assister au Mondial de foot dans les bars bruxellois.


Nos contributeurs

ROGER JOB a promené sa carcasse de débardeur ardennais dans tous les recoins de la Terre, poussé par le vent des routes et le désir de se confronter au réel. À travers le viseur de son Nikon, il a vu défiler le sinistre cortège des horreurs et des souffrances dont seule l’humanité est capable. Aujourd’hui, il prend le temps de montrer ce qui est exceptionnel dans ce qu’on pense banal. rogerjob.be

HÉLÈNE MOLINARI est journaliste indépendante et exploratrice du monde. Niçoise exilée à Liège, elle est passionnée, curieuse, gourmande et… fan de football. Elle ne s’imagine pas ailleurs que sur le terrain. Diplômée de l’Université de Liège, c’est dans la presse dite alternative qu’elle a trouvé sa niche, en collaborant notamment avec les magazines C4, Le Poiscaille et Kult.

CHLOÉ PERARNAU a grandi en Lorraine, où elle aimait faire des cabanes et dessiner des maisons. Après un petit tour par les Beaux-Arts de Bruxelles, elle est sortie diplômée en illustration. Elle vit actuellement à Bruxelles, où elle fait de petites et de grandes images, pour des projets culturels, la presse et la littérature jeunesse. Ses deux premiers albums viennent de paraître : Combien de temps ? (Actes Sud Junior) et Le Jour où l’éléphant… (Grains de Sel) perarnauchloe.blogspot.com

JULIE JOSEPH est illustratrice et graphiste. Collectionneuse, elle dispose ses récoltes dans les contes brefs des images. Diplômée en communication graphique à l’école de La Cambre (ENSAV) en 2011, elle vit et travaille à Bruxelles. julie-joseph.com

MARINE LEPRINCE est étudiante à l’École de Journalisme de Louvain. Elle adore voyager et découvrir le monde, pour mieux partager sa beauté et sa diversité. Passionnée d’écriture, c’est vers le journalisme qu’elle s’est naturellement tournée pour répondre à la fois à cette passion et à sa curiosité. Les rencontres qu’elle a pu faire dans le cadre de ses études lui prouvent régulièrement qu’elle a fait le bon choix.

GUILLAUME PERRIER est journaliste pour la presse francophone à Istanbul d’où il couvre, depuis 2004, la Turquie et sa région (Grèce, Syrie, Irak, Caucase). Durant cette décennie, il a suivi l’ascension de l’AKP de Recep Tayyip Erdogan, l’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE, les années fastes et la période de dérive autoritaire et liberticide que vit actuellement la Turquie. Observateur de la question kurde, il a effectué de nombreux voyages dans la région de Hasankeyf.

CHRISTOPHE LICOPPE couvre l’actualité belge pour l’agence Photo News à Bruxelles tout en réalisant ses propres reportages. Bruxelles la nuit vue des toits et Errance furent exposées plusieurs fois dans la capitale. Ardent voyageur, il cherche à capter les spectacles graphiques des villes du monde, les prouesses, les gestes sublimes, les scènes ironiques jouées par l’homme. licoppe.be

BAUDOUIN LITT est ingénieur hétérodidacte et photographe autodidacte. Son appareil photo est la clé d’un autre monde, vers lequel il s’évade pour garder l’équilibre. Il en revient, parfois, et partage sa cueillette d’images, en un mélange de portraits, d’ambiances, de paysages, de routes et de rues, de spectacles et de concerts.

PHILIPPE MEURISSE est auteur, enseignant et créateur de sites web, autant de professions que de passions, entre écriture et internet. Sept ouvrages sont nés de sa plume, dont Comment écrire le bonheur (2012), et une collaboration à la revue Marginales en 2013. philippemeurisse.be

PIERRE POIVRE travaille à l’international depuis 30 ans, pour des projets humanitaires ou de développement. Son appareil photo le suit depuis plus longtemps encore. Il a réalisé des reportages au Soudan, au Mozambique, en Éthiopie et se recentre actuellement sur le quotidien en Europe. Il travaille à la réalisation de tableaux photographiques inspirés de grands peintres et à des reportages centrés sur des métiers devenus rares. Ses photos sont simples, à la recherche du juste équilibre de composition et de lumière.

© Claude Truong-Ngoc

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JEAN QUATREMER est correspondant du journal Libération auprès de l’Union européenne et auteur du blog Coulisses de Bruxelles, qui a obtenu le prix Louise Weiss du journalisme européen en 2006. Il a réalisé de nombreux reportages pour la télé­ vision (France 2, France 5, Arte, Canal+ Belgique) sur des sujets européens ou de société. Il a été président de la section française de l’Association des journalistes européens entre 2008 et 2012. bruxelles.blogs.liberation.fr/coulisses


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DAMIEN ROULETTE est né en plein Mondial de Mexico et a longtemps gardé la tête à l’actu sportive. Il abandonne les amours sportives à la fin de l’adolescence, pour se concentrer sur les faits de société et sur une passion : le grand reportage. Désirs furieux de rencontres, volonté de transmission, le tout pour un bouillon d’explications.

BARBARA SCHAAL est fraîchement diplômée de l’école de journalisme de Lille. Elle travaille principalement pour la RTBF Radio, mais aussi pour Radio France Internationale, et a une préférence pour les reportages longs, qu’ils soient sonores ou écrits. Elle a décidé de poser ses bagages en Belgique et espère bien découvrir tous les recoins du pays.

JULIE SIMON aime découvrir, apprendre, bouger. Gens, lieux, et métiers l’impressionnent, l’exaspèrent ou lui font aimer davantage le monde. Sociologue et criminologue de formation, elle travaille ­aujourd’hui dans le domaine de la coopération au développement et s’épanouit dans l’analyse des organisations. Elle participe à la belle aventure de 24h01 depuis ses débuts.

MICHI-HIRO TAMAÏ est journaliste, amoureux de toutes les formes de cultures. Expliquer que le jeu vidéo est capable d’introspection est devenu un mantra lorsqu’il collaborait à IG Magazine et à Momento. Aujourd’hui, c’est lui qui anime la rubrique jeux vidéo du Focus Vif. Également chroniqueur musical, il privilégie une approche transversale de son travail.

STÉPHANE TAQUET fut libraire et régisseur dans de grandes enseignes — mais pas en même temps — et concilie à présent le riche métier de dramaturge avec d’excitantes expériences scénaristiques. scribal.be

DIETER TELEMANS est membre de l’agence londonienne Panos Pictures et du collectif de photographes Nadaar. Né et élevé au Burundi, il a étudié la photographie à Bruxelles et a réalisé de nombreuses photographies sur le thème de l’eau. Son travail a été publié dans plusieurs journaux internationaux. dietertelemans.com

SKAN TRIKI est avide de Homère, de l’histoire du journalisme et des grands reporters comme Gaston Leroux, Jules Vallès, Joseph Kessel. Il se considère comme un disciple apprenant à regarder et à comprendre la nature humaine. Il aime flâner dans les villes, observer les moindres détails d’un lieu, converser longuement avec des inconnus, sans cesse émerveillé de la richesse des histoires vécues.

SIMON VANSTEENWINCKEL est photographe indépendant, amoureux du grain de film, graphiste à ses heures de labeur, amateur de reportages au long cours et autres documentaires au grand air, ouvert à l’aventure, fermé le week-end et jours fériés. simonvansteenwinckel.com

FRANÇOISE WALLEMACQ est journaliste à la RTBF depuis 1988. Amoureuse de la radio qui se faufile discrètement au plus proche des témoins, elle transmet à l’auditeur ses images sonores qui marquent l’imaginaire. Elle a eu la chance de « couvrir » certains grands événements de ces 20 dernières années, comme la révolution roumaine, la guerre en ex-Yougoslavie, les suites du génocide rwandais ou encore l’effroyable conflit syrien et ses débordements dans la région.

DOMINIQUE WATRIN est journaliste et sociologue, mais c’est dans l’humour qu’il milite contre sa bêtise et celle de ses semblables. Comédien et chroniqueur en radio et en télé, il est l’auteur de différents ouvrages satiriques sur les incessants travers du monde affolant qui l’entoure. Son ton très personnel mêle rire, férocité, surréalisme et bon sens. Il a également publié trois albums pour la jeunesse. dominique-watrin.be

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N°02 - Printemps / Été 2014

Siège social : 24h01 c/o Fondation Abeo Rue de la Chapelle 1, 1450 Chastre, Belgique

Nous remercions chaleureusement tous ceux qui ont apporté leur pierre à la construction de ce numéro 02, et notamment :

ISSN : 2295-2896

Jean-Pierre Igot pour son apport constructif sur le contenu des textes ;

N°02 - Printemps / Été 2014 Prix par numéro : 18,50 euros Directeur de la publication et éditeur responsable : Olivier Hauglustaine Rédactrice en chef : Nathalie Cobbaut Secrétaire de rédaction : Quentin Jardon Mise en page et conception graphique : Maureen Ortegat Coordination mise en page et relecture : Laurence Ortegat Conseiller graphique : Michel De Backer Conception graphique originale : Alessandra Ghiringhelli et Stéphane De Groef Direction photo : Pierre Poivre Responsable administrative et financière : Julie Simon Communication : Sophie Léonard (chargée de communication) Patrick Vandermaesen (webmaster) Benoît Dupont (responsable réseaux sociaux) Philippe Hoevenaeghel (responsable e-marketing) Conseiller spécial : Benoît Grevisse Imprimeur : Macfly - 2 bd. Carnot, 06130 Grasse, France Vente et distribution : Julie Simon

Avec le soutien de :

Juan d’Oultremont pour son regard aiguisé sur la forme ; DEM Group, pour le stockage ; Les ambassadeurs de 24h01, dont l’enthousiasme nous motive : Zoé Absil, Laurence Bregentzer, Henry Broumische, José David, Gaëtan Dekelver, Samantha Dupy, Kathy Grosjean, André Hauglustaine, Hugues Henry, Jean Lenoir, Benoît Pirson, Christophe Smets, Nicolas Tamigniau, Bertrand van der Straeten, Eric Vandeweyere ; Et vous, lecteurs, souscripteurs, qui nous permettez d’aller de l’avant ! Nous contacter : 24h01 – Rue de la Chapelle 1, 1450 Chastre, Belgique e-mail : info@24h01.be. Procurez-vous 24h01 dans les meilleures librairies, ou sur notre site : http://www.24h01.be/fr/acheter



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