Facettes 7

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éditorial par le comité de rédaction

Quelle liberté pour l’artiste ?

advenir à son tour. Si la nécessité de la liberté chez les artistes semblent être Le rôle des artistes, c’est assez étrange… une condition intrinsèque dès lors qu’ils La misère du monde va avec la beauté et elles se sont affranchi·e·s du statut du monde et c’est une espèce de bordel d’artisan·e, elle n’en est pas moins une monstrueux dans lequel les artistes sont, réalité complexe ayant trait à son statut, et nous les artistes on est les plus son origine géographique, son contexte réceptifs à la réalité, on sait ce que socio-économique et politique ainsi c’est la réalité, donc on fait avec ça, qu’esthétique et familial, entre autres. on fait avec des contradictions. Si être libre pour celui qui crée n’est en On a conscience des luttes politiques, rien une donnée sans conséquence, la de la misère du monde, des réfugiés, quête d’un espace d’expression ouvert et en même temps on produit de la est commun et incessant. Cette volonté beauté, c’est absolument intenable de libre expression, de langage du et comme histoire. Mais bon, on y arrive.1 sur le monde, si elle est louée – souvent Jean-Michel Alberola après coup – irrite, dérange jusqu’à être perçue même comme blasphématoire Erased de Kooning (1953), Robert ou irrévérencieuse pour certains Rauschenberg dans un acte d’admiration systèmes autoritaires. Contraint parfois, autant que de provocation efface une l’art s’infuse jusque dans les brèches les œuvre offerte par Willem De Kooning. plus minces et les mediums, aussi petits Si le contrat de départ est annoncé, soient-ils, portent, parfois de manière la mise à nu des traits et des tâches posthume, la voix de ceux qu’on aura nécessitera des semaines de grattage, voulu faire taire. Les prisonniers des gommage et autres biffes pour enfin camps de concentration sculptant renaître sous une autre signature, celle des théâtres miniatures dans des boîtes du chantre des Combine paintings. d’allumettes2, les films, livres et Par cet acte de remise à zéro – musiques étrangères passant la impossible – Rauschenberg libère frontière de la Corée du Nord dans des poétiquement ses contemporains du clés USB à l’initiative du projet Flash poids de l’expressionnisme abstrait et Drives for Freedom3 ou les tracts sortant ouvre les possibilités de l’art moderne. des milieux underground pour porter Quelle liberté pour l’artiste ? questionne les revendications des minorités sont amplement ce nouveau numéro de autant d’exemples prouvant que face Facettes. Celle, ici, d’un jeune artiste à la contrainte, l’art devient « portatif4 ». qui insouciant et rigolard frappe à la La réaction de la communauté porte de l’acolyte de Jackson Pollock artistique face à la pandémie et aux lui proposant de faner son geste pour fermetures des lieux d’exposition en est

1 https://www.franceculture.fr/emissions/ affaires-culturelles/jean-michel-alberolaest-linvite-daffaires-culturelles 2 Laurence Bertrand Dorléac, Jacqueline Munck (dir.), L’art en guerre : France 1938-1947, cat. exp. Éditions Paris Musée, 2012 3 Voir le site Flash Drive for Freedom, en ligne : https://flashdrivesforfreedom.org, consulté le 12/07/2021

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une autre illustration. Les facultés de réinvention, parfois pour un temps circonscrit, et dans l’adversité, sont multiples : décider d’arrêter toute monstration pour se consacrer à la création quitte à vivre plus modestement, utiliser des matériaux pauvres, s’inscrire dans les espaces numériques, transformer son médium, s’adonner à la radicalité, etc. La question que pose Facettes se lit aussi au pluriel : quelles libertés pour quel·le·s artistes ? Car parfois, loin des effets de la censure, la création elle-même s’oblige à des règles, se borde d’un protocole de départ, joue du cadre pour mieux le dépasser voire tricher, le biaiser. La contrainte n’est alors pas un empêchement à la liberté sans retour mais, au contraire, motrice d’émergence de formes nouvelles ; le hasard devient alors méthode5 comme l’annonce la philosophe Sarah Troche. Est-ce que les temps que nous vivons sont plus troubles ou durs qu’avant, rien n’est moins sûr, il est néanmoins indéniable que notre société charrie ses blessures et soifs de réparation, ses questionnements sur la décolonisation, les questions liées aux genres et identités, d’appartenance comme d’économie qui lui sont propres déclenchant des radicalités du champ politique. Les artistes alors, quels qu’ils et elles soient, s’emparent ou gagnent cette liberté afin d’apporter nuances, indécisions et critiques – garde-fous joyeux et énervés.

4 Claire Moulène, « Une histoire de l’art portatif », Revue Initiales, no21, en ligne : http://www.revueinitiales.com/pdf/gm/ INITIALES_21_moulene.pdf, consulté le 12/07/2021 5 Sarah Troche, Le Hasard comme méthode : figures de l’aléa dans l’art du XXe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2015


sommaire 1

Éditorial

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Focus

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Carte blanche

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Focus

4 Dossier

Ce que le salaire ferait à l'art Collectif Polynome

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Carte blanche

If you don't choose Eliza Sys

Le monde que nous créons Élise Vandewalle Dissimulées au jour duo ORAN De la liberté de ne pas faire, entre nécessité et paradoxe Antoinette Jattiot

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Dossier

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Carte blanche

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Focus

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Focus

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Carte blanche

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Carte blanche

Le cas Voice Over Fabien Pinaroli

104 Carte blanche In situ Élodie Merland

La dernière image Anne-Émilie Philippe La voix libre Raya Lindberg Atlas des champs artistiques (prémices) Lucien Bitaux

Language as a battlefield Karin Schlageter Seth Shichi sera votre psy ! Ricardo aka Johan


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Ce que le salaire ferait à l’art

réflexions à partir de Notre condition d’Aurélien Catin


« Ils ferment tout. Nous ouvrons tous Dossier les débats. » Dans son Appel à l’union Collectif Polynome des travailleur·euses de l’art daté du 30 mars 2021, le Collectif des Occupant·es du FRAC PACA montre que la (non-) gestion de la crise sanitaire a ouvert une brèche de manière irréversible : il ne s’agit plus seulement de rouvrir les lieux, mais bien de repenser la condition des artistes, et des travailleur·euses de l’art dans son ensemble. Le bilan de plus d’un an de pandémie révèle plus que jamais la précarité des acteur·ices des champs culturels, dont les ressources se sont retrouvées suspendues en même temps que le marché dont elles dépendent. Les débats suscités par les collectifs tels que La Buse, Économie solidaire de l’art, Réseau salariat, Art en grève, et les occupant·es des lieux culturels, arrivent au même constat : il faut redéfinir le travail de l’art comme tel, et attribuer à ses travailleur·euses un salaire indépendant de toute production artistique. C’est également la revendication d’Aurélien Catin dans Notre condition. Essai sur le salaire au travail artistique, paru chez Riot Éditions en 2020. Collectif Polynome Polynome est un collectif de travailleur·euses de l’art fondé en 2017. Ses recherches portent sur les pratiques sociales et démocratiques à l’ère du capitalisme tardif et prennent la forme d’expositions, d’éditions, d’événements. 5


En tant que collectif engagé dans les questionnements reliant art et capitalisme tardif, nous avons trouvé dans les débats actuels des éléments de réponse concrets à des questionnements initiés par le passé, notamment autour de la propriété intellectuelle et du mouvement de la Culture libre, qui avaient donné lieu à une exposition et une série de rencontres en 20191. Ces recherches nous ont progressivement conduit·e·s vers l’idée de salaire au travail artistique ; la lecture de Notre Condition nous a alors fourni les outils nécessaires au développement de notre réflexion, afin de rattacher, au cœur de l’idée de liberté artistique, les deux dimensions séparées par le capitalisme que sont d’une part les conditions matérielles d’existence de l’artiste, et d’autre part la liberté de création et de circulation des idées. Dans le cadre de cet article, nous avons mené un entretien avec Aurélien Catin, et avons diffusé un questionnaire destiné aux artistes-auteur·es, dont les 167 contributions nous ont permis de dresser un humble état des lieux de leurs conditions de travail. Nous tenterons de mettre en contexte les revendications actuelles pour une transformation du droit d’auteur en salaire au travail artistique, et de poser l’existence de ce salaire comme point de départ à une réflexion spéculative sur les possibilités – sociales, politiques, philosophiques – qu’il engendre. Ces propositions prennent la forme de quatre volets indépendants, qui reflètent notre volonté de déhiérarchiser le fil de notre pensée et la pluralité des approches propres à l’écriture collective.

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dossier ce que le salaire ferait à l'art

Séparer rémunération et production La rémunération des artistes-auteur·es repose aujourd’hui sur le droit d’auteur. Dans le droit français, celui-ci regroupe le droit moral et le droit patrimonial. Les droits moraux concernent l’usage de l’œuvre ; c’està-dire le droit au respect, le droit à la divulgation et au retrait de l’œuvre. Ces droits moraux sont imprescriptibles et inaliénables ; en cela, ils ne posent pas de difficulté, en tout cas pas du point de vue des modalités de rémunération des artistes-auteur·es. Les droits patrimoniaux, eux, concernent les droits pécuniaires et économiques, la rente tirée de l’exploitation marchande de l’œuvre. Accessoires du droit de propriété, ils sont bien plus problématiques. En effet, les artistes-auteur·es ne sont pas rétribué·es pour le travail fourni, mais parce qu’iels ont créé une œuvre et que celle-ci a été vendue ou diffusée (une exposition donnant lieu à des honoraires – bien que cette pratique soit malheureusement loin d’être systématique, y compris dans les grandes institutions). « Les artistes-auteurs sont la seule population dont la rémunération n’est pas liée au temps de travail mais uniquement au succès ; c’est-à-dire qu’ils sont payés en fonction de combien ils vendent », nous dit Samantha Bailly2. En bref, c’est la propriété intellectuelle d’une œuvre qui donne droit à rétribution : sans diffusion, pas de rémunération. Si la corrélation entre propriété intellectuelle et rémunération est toujours centrale pour les arts visuels et la littérature, les secteurs de l’audiovisuel et du spectacle vivant s’en sont détachés pour évoluer vers un autre dispositif : l’intermittence. Ce régime particulier d’assurance chômage indemnise les travailleur·euses lorsqu’iels ne sont pas sous contrat grâce à une cotisation supplémentaire

affectée à cette catégorie socio-professionnelle. Cela permet d’assurer une continuité de revenus essentielle lorsque les périodes d’inactivité reviennent régulièrement. C’est le cas de l’audiovisuel et du spectacle vivant, par nature – mais n’est-ce pas aussi vrai du domaine culturel en général ? Les artistes-auteur·es ne vendent pas à un rythme régulier ; quant aux travailleur·euses de l’art (commissaires d’exposition, médiateur·ices culturelles, guides, etc.), iels font face à un marché du travail extrêmement compétitif et peu porté sur les contrats longs. Une situation provoquée par un manque cruel de moyens financiers, mais aussi de reconnaissance de la part de l’État, comme l’absence de solutions palliatives à la fermeture brutale des lieux culturels pendant la crise sanitaire l’a mise en évidence. Ainsi sur les 167 personnes interrogées dans notre enquête, seules 78 ont bénéficié d’une aide de l’État, souvent insuffisante. Le bouleversement de nos activités par la pandémie a souligné, plus que jamais, l’utilité d’un régime tel que l’intermittence. Ce régime n’est pas parfait pour autant : les droits acquis dans le cadre de l’intermittence sont constamment remis en cause, et les conditions d’accès au statut d’intermittent·e sont problématiques, le seuil des 507 heures à effectuer en une année étant souvent difficile à atteindre. Une première étape vers le salaire au travail artistique, suggère Aurélien Catin, serait donc l’extension de l’intermittence aux artistes-auteur·es, avec un accès au statut sans minimum d’heures travaillées. Il évoque d’autres pistes – toutes réalistes – pour évoluer vers un salaire continué, comme par exemple une revalorisation des droits à la retraite dont les critères d’accès sont actuellement trop restrictifs pour les artistes. L’idée serait que les artistes-auteur·es

Collectif Polynome


1 L’exposition Please Trespass au 19 côté cour, Paris, 23 février – 9 mars 2019. Plus d’infos sur : www.polynome.org / please-trespass 2 Dans l’émission de France Culture « La Grande table », présentée par Olivia Gesbert, le 27 avril 2021. 3 Selon les mots d’Aurélien Catin pendant notre entretien, mené le 21 avril 2021. 4 La théorie du salaire à la qualification personnelle, ou salaire à vie, consiste à verser un salaire de manière inconditionnelle à toustes les citoyen·nes majeur·es, dont le statut de producteur·ice de valeur est détaché de l’emploi.

puissent partir en retraite avec une continuation de leur meilleur revenu, qui serait calculé en totalisant les revenus perçus en droits d’auteur et en activités annexes (ateliers, interventions, etc.). Ce revenu est ensuite transformé en heures SMIC par la sécurité sociale. Par exemple, un SMIC horaire étant d’environ 10 € brut, un revenu de 12 000 € devient 1200 heures SMIC. Ce type de conversion permet de créer des paliers d’accès aux droits sociaux en adéquation avec le type de rémunérations perçues par les artistes-auteur·es. Le collectif La Buse, le Syndicat des Travailleurs Artistes-Auteurs et le SNAPcgt travaillent actuellement à une variation de cette formule pour l’assurance chômage, qui transformerait ainsi le droit d’auteur et les autres types de revenus artistiques en heures SMIC. Si ces pistes sont pensées comme des étapes intermédiaires, elles n’en sont pas moins importantes car elles démontrent que des outils pratiques, des « astuces administratives »3, existent – et avec eux, l’horizon d’un salaire au travail artistique. La seule manière de rompre avec ce système hautement inégalitaire est donc de détacher la rémunération de la production pour l’attacher à la personne ; de faire, en somme, de l’artiste un·e travailleur·euse à part entière. Ce constat implacable pourrait nous inspirer une autre réflexion, qui d’ailleurs est la voie vers laquelle nous amène Notre condition : celle de considérer le salaire comme un droit politique. Tout comme les citoyen·nes qui obtiennent le droit de vote à la majorité, pourquoi ne pourrions-nous pas penser désormais le salaire non plus comme une rétribution de la performance productive, mais comme un droit politique, attaché à la personne ?

question du salaire au travail artistique. D’ailleurs, si Aurélien Catin ancre sa pensée dans la condition des travailleur·euses de l’art, elle s’inscrit clairement dans la lignée des travaux de Bernard Friot et de Réseau Salariat sur le salaire à vie4. Dans un modèle économique où le salariat est menacé par le développement des contrats précaires et des statuts soi-disant indépendants, nous ne voyons pas de raison pour que ce constat fait à partir de l’observation de la situation des artistes-auteur·es ne s’applique pas à toute la société. En ce sens, le salaire au travail artistique pourrait être, sinon le cheval de Troie, du moins le levier pour transformer la société. Transformer la société d’autant plus que le salaire à vie nous permettrait de battre en brèche toutes les idées préconçues sur la création, celles qui font de l’artiste un démiurge, et qui renforcent la division entre celleux qui ont le temps et les moyens de créer, et celleux qui ne les ont pas. « Lorsque l’homme de science travaillera et l’homme de travail pensera, le travail intelligent et libre sera considéré comme le plus beau titre de gloire pour l’humanité, comme la base de sa dignité, de son droit, comme la manifestation de son pouvoir humain sur la terre ; et l’humanité sera constituée », proclamait Bakounine dans son Catéchisme révolutionnaire. N’est-ce pas là un programme urgent et actuel ?

De l’individu au collectif : la culture comme bien commun

Notre ère est celle du capitalisme cognitif, où le copyright, le droit d’auteur et les licences s’accaparent la grande majorité des productions de l’esprit et permettent d’en tirer une rente. Si nous prenons les outils des communs (Copyleft, licence libre, L’enjeu dépasse en effet la seule etc.) pour penser la propriété intelleccondition des artistes-auteur·es et la tuelle et donc la privatisation des

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idées, de l’art et de la culture, nous nous rendons vite compte que le premier pilier de cette même privatisation, « l’attribution d’auteur5 », est une idée fausse et fallacieuse. En effet, nous avons été habitué·es à voir dans l’œuvre d’art – ou le produit culturel en général – la cristallisation des intentions et de la personnalité d’un individu précis, isolé et nommé (ou d’un groupe de personnes traité comme individu). C’est pour cela d’ailleurs que l’on considère l’auteur·e comme propriétaire de son œuvre, fruit de son propre travail. Cette attribution radicale à l’individu est à la base du processus de brandification des artistes et donc du marché de l’art comme « économie de la réputation »6. Comme le fait remarquer le chercheur et commissaire d’exposition Kuba Szreder, il est nécessaire d’opposer à ces mécanismes néfastes des notions de créativité diffuse, de valoriser la « pléthore d’apports qui prospère au-delà des strictes attributions d’auteur »7. Il établit un parallèle avec les abeilles : tout comme la production de miel n’est que le sous-produit du processus – beaucoup plus important économiquement – de la pollinisation, dans le capitalisme cognitif, le produit symbolique est à entendre comme le résultat de « longs et exigeants processus d’échanges complexes »8, d’un travail de pollinisation socialement dispersé dont l’œuvre n’est que le lieu de condensation. Reconnaître la part essentielle du collectif dans la production culturelle signifie désindividualiser la création et l’insérer dans un tissu créatif socialement entendu, affirmer la contribution et la participation de chacun·e dans ce qu’on appelle culture. En un sens, comme le salaire à la personne se justifie aussi par la reconnaissance que chaque individu contribue au bien-être de la société et que cette contribution mérite salaire, ainsi

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dossier ce que le salaire ferait à l'art

reconnaître le rôle de la société entière – et des personnes qui la composent – dans la production culturelle équivaut à voir le collectif comme « auteur » et (co)propriétaire de celleci, qui devient une « propriété partagée ». Nous pourrions donc l’imaginer comme un bien collectif, faisant partie d’un ensemble de « ressources communes » (CPR, Common-pool resources) tel que le formule Elinor Ostrom9. Dans ses écrits, la lauréate du prix Nobel d’économie explique en détails comment la gestion collective de ces biens est plus efficace et durable que toute autre forme de propriété exclusive. Nous voyons dans le dernier chapitre de Notre Condition une politisation du travail d’économiste d’Elinor Ostrom. Aurélien Catin y explique comment construire une « Sécu de la Culture » : un système de caisses publiques locales et nationales pour la redistribution de l’argent alloué à la culture, géré démocratiquement à différentes échelles. Ce système permettrait non seulement d’évincer le capital de la culture, mais aussi de reconstruire une économie culturelle plus humaine et locale, basée sur des réseaux de lieux non-lucratifs et des structures d’intérêt public10. Cela rejoint une volonté exprimée par les artistes-auteur·es dans notre questionnaire sur la circulation de leur travail : celle de dépasser la centralisation des lieux culturels dans les grandes villes – et tout particulièrement Paris – pour investir d’autres territoires, notamment ruraux, et d’autres types d’espaces. On imagine bien comment l’existence d’instances locales et démocratiques permettrait une réinvention du lien des pratiques artistiques au territoire, et du rapport entre publics et artistes.

la grande machine de récupération par le capital de propositions pourtant anticapitalistes venues du milieu artistique. Nous pensons ici à certain·es représentant·es de l’art conceptuel, qui voyaient dans la dématérialisation de l’œuvre une protection contre la fétichisation marchande des objets et dont on a cependant fini par commercialiser les idées, notamment à travers la vente de protocoles. Même destin pour l’art numérique, qui espérait qu’Internet accomplisse l’utopie de la libre circulation des idées et des œuvres, et qui est depuis rentré dans le processus spéculatif par la blockchain et les NFTs (Non Fungible Tokens). Un art véritablement anticapitaliste ne saurait donc exister sans ancrage politique qui lui permette de résister aux diffuseurs pressés d’en tirer profit.

Nous avons d’ailleurs demandé à nos enquêté·es s’iels passeraient par les mêmes biais de diffusion (maisons d’édition, galeries, appels à projets, etc.) dans l’éventualité d’un salaire au travail artistique. Si certain·es souhaitaient continuer à collaborer avec ces acteurs, une envie d’évoluer vers de nouveaux modes de circulation des œuvres et de changer le rapport de force entre artistes et diffuseurs s’est dessinée chez d’autres. Une volonté compréhensible : en effet, iels sont aujourd’hui entièrement dépendant·es des diffuseurs qui leur assurent une rémunération. Cela ne se fait pas sans compromis financiers, mais aussi éthiques : combien de bourses, de lieux d’exposition… sont soutenus par de grands groupes dont le mécénat est motivé par la défiscalisation et le soin de leur image, plutôt que par l’amour de l’art ? À la question « estimez-vous faire des compromis éthiques », nous comptons ainsi de nombreux oui (82 sur 167 réponses). Ce système d’ancrage territorial Les conditions économiques désas– à contresens de la globalisation – treuses dans lesquelles travaillent les pourrait être vu comme une réponse à artistes-auteur·es les poussent parfois

Collectif Polynome


à s’associer à des structures dont iels Maison des Artistes (46%) en 2018 : la ne partagent pas les valeurs. médiane des écarts de revenus est d’environ 24% au détriment des Nous avons observé dans les té- femmes12. Cela reste sans compter la moignages des travailleur·euses de part des artistes femmes qui ne sont 6 Un type de marché basé sur la réputation l’art qu’avec la projection de l’indé- pas parvenues à bâtir une carrière à la et la reconnaissabilité, sans lien évident pendance apportée par un salaire au sortie des écoles d’art, où elles sont avec la valeur des biens échangés. travail artistique arrivent deux autres pourtant majoritaires. Le théoricien des réseaux Albert-László perspectives : l’auto-diffusion de leur Barabási en a démontré le caractère travail, et la volonté de travailler de Les artistes qui peuvent auarbitraire et injuste dans son livre manière plus collaborative. La créa- jourd’hui se permettre de vivre de la The Formula: Universal Laws of Success (Boston, Little Brown and Co, 2018) tion d’espaces indépendants, au sein rente produite par leur travail sont desquels les artistes-auteur·es dé- celleux qui en ont déjà les moyens (un 7 Kuba Szreder, op.cit., p.39 cident directement des conditions de capital, un réseau, etc.), créant ainsi monstration ou de diffusion de leurs un paysage artistique dominé par les 8 Kuba Szreder, op.cit., p.41 œuvres, séduit largement. Et cela ne mêmes personnes, à savoir de classes tient pas de l’utopie : déjà, de nom- sociales supérieures, majoritairement 9 Elinor Ostrom, Governing the Commons. breuses initiatives voient le jour dans masculines et blanches. Aurélien CaThe Evolution of Institutions for Collective le but d’allouer plus de liberté aux ar- tin résume lors de notre discussion : « Action, Cambridge University Press, 1990 tistes-auteur·es, comme la maison L’artiste n’est pas libre s’iel n’a pas d’édition Exemplaire. Elle se propose déjà les moyens d’être libre », ce qui 10 Aurélien Catin, Notre Condition, Riot de remettre l’auteur·e au centre du n’est pas un bon point de départ pour Éditions, 2020, p.43 projet en lui laissant le choix de son les minorités. Comme pour le reste degré d’implication, et de verser des des secteurs, le droit à un salaire au 11 Source : Haut Conseil à l’Égalité entre droits d’auteur 3 à 4 fois supérieurs à travail artistique pour toustes contriles femmes et les hommes, Inégalités entre ceux pratiqués par les structures clas- buerait à réduire les inégalités de les femmes et les hommes dans les arts et siques – un·e auteur·e touchant entre genre, sans pour autant les supprimer. la culture, Acte II : après 10 ans de 8 et 10% seulement de droits sur un Loin d’être une solution parfaite, il constats, le temps de l’action, rapport livre. Sa charte promeut la prise de s’agit avant tout « d’un outil pour no 2018-01-22-TRA-031 voté décisions collectives, la rémunération abaisser la violence sociale et de le 22 janvier 2018 systématique de tou·tes les collabora- mettre en place des institutions so12 Source : Observatoire de l’égalité entre teur·ices, et le salariat des auteur·es ciales et démocratiques pour la femmes et hommes dans la culture et la s’il est permis par leur économie. Ce contrôler », selon Aurélien Catin. communication, Ministère de la Culture, projet traduit à lui seul nos préoccu- Peut-être y aurait-il moins de compéParis, 2021 pations actuelles, mais aussi notre ca- titivité entre les artistes, qui n’auraient pacité à reprendre la main sur nos plus à se battre auprès des jurys pour activités au moyen d’actions collectives. s’assurer un revenu, bataille souvent à l’avantage des hommes. Cependant, la mise en place de salaires égaux, de Renverser l’universel la parité dans les institutions ou encore de l’éga-conditionnalité préconiCe n’est pas une surprise : l’écart sée par le Haut Conseil à l’Égalité (qui des salaires entre hommes et femmes consiste à conditionner les financedans le champ culturel n’est pas moins ments publics à égalité femmesimportant que dans les autres sec- hommes) ne saurait résoudre la teurs d’activité, au contraire. À poste question de la représentation des miégal et compétences égales, une norités de genre, toujours dominée femme artiste gagne en moyenne 18% par un système de pensée qui contide moins qu’un homme11. Cet écart nue de privilégier la figure de l’artiste est encore plus important parmi les homme blanc hétérosexuel. Auartistes-auteur·es affilié·es à l’Agessa jourd’hui, la lutte pour cette visibilité (37% de femmes inscrites) et à la repose encore sur des initiatives 5 En anglais authorial attribution. Kuba Szreder, « Cruel Economy of Authorship » in M. Lewandowska, L. Ptak (Éd.), Undoing Property?, Sternberg Press, 2013, p.39

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associatives, artistiques ou indépendantes : les slogans des Guerrilla Girls sont toujours d’actualité, les associations telles que AWARE et Contemporaines en France essaiment, ainsi que les médias indépendants tels que le podcast Bow Down, les pages instagram @femmesartistes_invisibles, @margauxbrugvin, et tant d’autres. La mise en place d’un salaire à vie serait certes une première étape dans une perspective féministe matérialiste, mais elle comporterait une hiérarchie pouvant être porteuse de discriminations : en effet, avec le principe d’une échelle de revenus avec des niveaux de qualification de 1 à 4 (de 1 500 € à 6 000 €), les femmes seront toujours défavorisées dans cette progression. C’est pourquoi Christine

Jakse et le Groupe Femmes de Réseau Salariat revendiquent un salaire unique, sans paliers13. Ces réflexions trouvent leurs origines dans le combat pour la reconnaissance du travail domestique comme travail gratuit produisant de la valeur, mené dès les années 1970 par des penseuses telles que Silvia Federici aux États-Unis, Christine Delphy, Diana Leonard, ou encore Colette Guillaumin en France. Afin de changer de perspective sur ce qui est considéré comme du travail gratuit, que ce soit dans la sphère privée ou dans l’art, il est nécessaire de reféminiser le débat, de donner la parole aux minorités de genre et racisées, pour sortir du discours dominé par les hommes blancs, même et surtout dans les courants marxistes marqués par la figure de l’ouvrier anglais

du XIXe siècle. Après tout, comme le suggère la sociologue Maud Simonet dans son ouvrage Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? (Éditions Textuel, 2018), en art comme partout, « Il est peut-être temps de renverser l’universel et de regarder enfin tous les travailleurs comme des travailleuses pour saisir pleinement la guerre des valeurs qui se joue dans ce travail qui n’a pas de prix. » Bien sûr, le problème n’est pas seulement idéologique, mais avant tout structurel, et les inégalités de genre doivent être attaquées à la racine. C’est pourquoi l’art, par sa faculté de se former de manière sensible à une lecture critique de la norme, constitue un terreau propice à la pédagogie radicale. Celle-ci semble être

Instant Class Kit, 2019, édité par Stephanie Springgay. Crédit photo : Andrea Vela Alarcon.

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Collectif Polynome


13 « Christine Jakse : Féminisme, travail et salaire à vie », interview Thinkerflou par Kawa TV, 5 février 2021, disponible sur YouTube

Atelier de réflexion collective sur les droits des travailleur·euses de l’art durant l’AG de l’occupation du FRAC PACA du 17 Avril 2021. Crédit photo : Sibylle Duboc.

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un outil nécessaire et viable à la lutte contre la violence sociale, et de nombreux·ses artistes féministes s’en emparent. En 1970, l’artiste américaine Judy Chicago lance le Feminist Art Program, un programme collaboratif et expérimental qui vise les inégalités de genre dans l’enseignement artistique. Dans la lignée de Joseph Beuys qui considère l’éducation comme un médium artistique (« l’enseignement est ma plus grande œuvre d’art »), l’argentine Ad Minoliti, dont les œuvres lient l’abstraction géométrique à la théorie queer, met en place en 2018 la Feminist School of Painting : un espace d’exposition transformé en salle de classe visant à sensibiliser enfants et adultes aux perspectives féministes et queer à travers l’apprentissage de l’art. Si sa portée reste restreinte, le

principe est prometteur. De la même manière, le projet canadien The Pedagogical Impulse, qui vise à explorer l’art contemporain comme enjeu pédagogique et social dans les écoles, conçoit notamment un Instant Class Kit, petit guide portatif et exposition pop-up qui offre une approche spéculative, interactive et inclusive d’une éducation engagée. Autant d’initiatives qui témoignent de l’urgente nécessité d’utiliser les œuvres et les écrits non plus seulement pour dénoncer ces inégalités, mais pour attaquer leur structure même, à travers un apprentissage pluriel et politique.


Vers une redéfinition de l’artiste « Quels seraient les effets d’un salaire au travail artistique sur la nature de ta pratique ? » : à cette question ouverte de notre questionnaire, les réponses parfois pleines d’espoir et d’imagination, parfois teintées de méfiance pessimiste, démantèlent à elles seules le mythe de l’artiste ou de l’écrivain·e bohème qui a besoin de précarité pour créer. Apaisement, sérénité, épanouissement – autant de termes employés par les interrogé·es sur les apports d’un salaire à leurs conditions de travail, qui montrent que non, ce n’est pas forcément inspirant d’être pauvre. La notion de légitimité est également cruciale : beaucoup d’entre elleux estiment qu’un salaire « participerait à considérer son activité d’artiste comme un métier à part entière », comme l’exprime une artiste-auteure. Et d’autres de rejoindre ses propos : « Je passerais moins de temps à justifier ma pratique pour qu’elle s’aligne aux attentes » ; « je m’en sentirais plus légitime, comme les intermittents qui ont un statut reconnu de tous » ; « je m’accorderais plus de temps et de légitimité, parce qu’aujourd’hui encore prendre le temps de créer est mal vu même si c’est vital pour moi ». De plus, un salaire au travail artistique atténuerait le besoin de marqueurs sociaux pour se définir – ou être considéré·e – comme artiste, tels que les diplômes d’écoles d’art ou les passages par certaines institutions. L’existence d’un salaire détaché de toute condition de production apporterait un bousculement important des pratiques de création : en passant moins de temps à courir derrière une sécurité financière, les artistes se consacreraient à leur travail de manière continue et plus soutenue. Cela laisserait une place – concrète et mentale – à l’exploration, aux hésitations,

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à l’errance, intrinsèques à la recherche. Aurélien Catin établit un parallèle éclairant avec la recherche scientifique : « On est aujourd’hui en train de torpiller notamment le statut des chercheur·euses fonctionnaires, en implémentant la logique du projet, car pour être financé·e il faut participer à des appels à projets et expliquer en amont combien de temps la recherche va durer et à quoi elle va servir. C’est la mort de la recherche. » Considérer le temps de recherche comme essentiel à toute pratique créative, et donc comme travail rémunéré, rapprocherait les artistes-auteur·es du système actuel des fonctionnaires du CNRS, qui reçoivent un salaire sans obligation de résultats ou de diffusion de leurs recherches. Comme pour la recherche scientifique, certaines formes d’art ne nécessitent pas de résultat ou d’exposition, et s’accomplissent simplement dans leur existence dans le monde. Parmi elles se trouve ce que le critique et théoricien de l’art Patrice Loubier appelle « art furtif » : un ensemble d’œuvres, de gestes et de pratiques qui s’infiltrent dans le paysage urbain (le plus souvent, mais pas exclusivement) sans enseigne ni indication, sans recourir à la contextualisation que fournissent les différents dispositifs de monstration. Une furtivité donc, qui est souvent induite par la dimension exiguë des interventions, par leur faible quantité ou par leur dissémination dans l’espace. L’œuvre The Embroidery Bandit de Diane Borsato14 en livre un bel exemple. En 2000, l’artiste canadienne a cousu une douzaine de fleurs bleues à l’intérieur de vêtements qu’elle feignait d’essayer dans des cabines d’essayage. Les fleurs étaient placées en des coins peu visibles comme l’intérieur des poches, et avec l’achat des vêtements, finissaient disséminées au hasard. Il est important

de remarquer que son initiative « n’a donné lieu à aucune monstration scénique, et qu’elle s’est effectuée à même l’existence de l’instigatrice, à l’instar d’une tâche à accomplir15 ». Il n’y a donc aucune garantie que l’œuvre soit vue ou reconnue. Alors quel sens donner à ce geste ? Quel rôle imaginer pour ces artistes qui s’engagent dans une pratique menue et anonyme ? En s’insérant directement dans le réel, les œuvres et gestes furtifs deviennent autant de frêles anomalies dans le quotidien, elles surprennent et interrogent le public fortuit, le rendant témoin de leur propre existence. En même temps, « l’œuvre ainsi donnée, abandonnée, ne peut échouer, dès lors qu’elle fait sens à tout coup, que tout ce qui lui arrive et qu’elle fait arriver justifie le pari initial dont elle résulte : qu’elle soit au monde, et que quelque chose ait lieu, tout simplement16 ». Une force tendre pour réenchanter le monde. 14 Patrice Loubier, « Un art à fleur de réel : considérations sur l’art furtif » in Inter, no 81, 2002, pp.12-17 15 Patrice Loubier, op.cit., p.15 16 Patrice Loubier, « Énigmes, offrandes, virus : formes furtives dans quelques pratiques actuelles » in Parachute, no 101, 2001, pp.99-105

Collectif Polynome


Diane Borsato The Embroidery Bandit, 2000-2003, épreuve numérique, tirage de 3,71 x 58 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, achat grâce à l'appui du Conseil des arts du Canada dans le cadre de son programme d'aide aux acquisitions (2006.221). Crédit photo : MNBAQ, Jean-Guy Kérouac.

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Victor Martingiezek

Clément Valette

Timothée Goguely

Charlotte Vinouze

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dossier ce que le salaire ferait à l'art

affiches téléchargeables sur formesdesluttes.org

Collectif Polynome


17 https://wageforwork.com/about/ womanifesto 18 Giorgo Agamben, L’usage des corps, Homo Sacer, IV, 2, Seuil, 2015 19 Paroles de Joseph Beuys recueillies dans son atelier de Düsseldorf, le 28 août 1969, https://www.artforum.com/print/196910/ an-interview-with-joseph-beuys-36456

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L’art furtif partage ces caractéristiques avec un pan de l’Art brut, notamment « l’architecture naïve ». Pensons au Palais du Facteur Cheval, aux rochers bretons sculptés de l’Abbé Fouré, ou plus récemment au Château de Dominic « Cano » Espinoza dans le Colorado. Ces exemples ont le pouvoir de nous surprendre avec une puissance qui peut exister seulement lorsque ces rencontres se font dans le monde réel, loin des white cubes et des institutions. Comme pour l’art furtif, nous sommes face à des pratiques artistiques personnelles et intimes, mais dont nous tous pouvons tirer avantage si nous nous laissons transporter par leur capacité à rendre le monde plus intéressant. Et comme le proclame le manifeste de W.A.G.E (Working Artists and the Greater Economy)17, ce travail aussi mérite salaire.

Par leur adhérence à la vie de qui les pratique et par leur non-nécessité de monstration, l’art furtif et l’architecture naïve nous amènent vers une conception de l’art proche de ce que Giorgio Agamben appellerait une « forme-de-vie »18 : un usage libre de son propre corps, hors de tout dispositif contraignant et marchand, où prime l’intention du geste. En somme, un usage non-propriétaire et radicalement anarchiste de soi. Nous ne pouvons qu’entendre ici le célèbre « Tout être humain est un artiste » de Joseph Beuys, où le mot « artiste » ne définit plus tant un·e peintre ou un·e sculpteur·ice, mais l’essence même de l’être humain, sa nécessité profonde et fondamentale de créer et participer au mouvement de la société entière. « Chaque versant de l’activité humaine, même éplucher une pomme de terre, peut être une œuvre d’art, du moment que c’est un acte conscient19 » : là réside le pouvoir révolutionnaire du salaire à vie. En permettant aux artistes de vivre même de leur travaux les plus invisibles ou les plus distants du public, il réalise la prophétie du chamane allemand en déclarant artiste toute personne qui en aurait la volonté et en transformant l’art en une attitude envers le monde.



Carte blanche Eliza Sys

2021 17

elizasys.com


If you don't choose




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everything remains possible



Dossier Fabien Pinaroli

Le cas Voice Over Fabien Pinaroli Artiste, critique et curateur, Fabien Pinaroli est l’un des co-auteurs de Harald Szeemann. Méthodologie individuelle (JRP I Ringier, 2008). Il a dirigé l’ouvrage collectif Re: vers une histoire mineure des performances et des expositions aux éditions it:éditions (France, 2014). Il a écrit dans Frog, Hippocampe, l’Art-Même, CV – Ciel Variable, Flux News, etc. 29


Une approche de la censure orientée « commun » Central à tout cas de censure, ce qui est au-delà de la scène, ce qui n’est pas regardable, pas audible, pas recevable, est relégué dans la catégorie de l’obscène. Peut-on montrer des objets, des images qui menacent l’intégrité du groupe ? Peut-on alimenter le débat public avec des discours qui mettent en péril la cohésion de la communauté ? Ce dossier analyse la non publication de la revue d’artistes Voice Over, un de ces cas où une œuvre considérée comme violente est empêchée de circuler dans la sphère du commun. Pour aborder les questions relatives à la censure, l’approche privilégiée ne sera pas celle de la liberté de création de l’artiste ni de sa liberté individuelle. Malheureusement ces notions me semblent aujourd’hui refaçonnées par l’idéologie néo-libérale qui les sacralise et les fige en absolu. Ce fétichisme n’élargit pas les possibles. L’artiste est-il ce héros qui crée des concepts et des images perturbantes, ou est-il plutôt à considérer comme un intermédiaire dans une chaine d’acteurs qui se consacrent à une liberté plus importante encore : celle pour chacun de voir des œuvres, de lire des textes et d’être surpris, voire dérangé et de commencer à penser différemment. On peut définir cette approche comme « orientée commun ». Une œuvre dite obscène est écartée, ce qui touche alors à l’une des fonctions principales de l’art : sa capacité à faire débat dans l’espace public.

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dossier le cas Voice Over

Début février 2021 l’artiste David Liver apprend du Conseil de l’Europe (CdE) que le numéro 4 de la revue Voice Over sur le « Patriarcat » ne sera pas diffusé comme les précédents numéros. Au centre de la polémique, deux textes jugés virulents envers le régime politique Polonais. L’auteure, Ewa Majewska, philosophe et activiste féministe, est une figure controversée de la scène artistique et universitaire polonaise. J’interviens également dans ce numéro avec un texte dans lequel je conseille à ce Conseil de « devenir queer ». Courant décembre, au fil des discussions avec David, lui-même aux prises avec ses interlocutrices au CdE, je remodèle mon texte et en réduit le ton corrosif.

Over, Liver élargit le champ de l’engagement artistique à la diplomatie internationale. Le Conseil de l’Europe est un lieu de débats, de négociations et d’actions, ses trois piliers sont les droits de l’homme, la démocratie et l’état de droit, notions que nous voudrions volontiers universelles et qui motivent nombre de travaux d’artistes. La revue assure la présence de discours d’artistes engagés dans un milieu de diplomates, dirigeants politiques, juges, commissions, etc. Au vu de ces objectifs, faire paraître ce numéro 4 sur le site de Kanal est-il à considérer comme un retour à la terre ferme ? un pis-aller ? une solution très satisfaisante ? Il reste que la série des quatre numéros n’est finalement pas rassemblée au sein d’un espace beauLes pressions sont violentes pour coup plus large que celui de l’art. Ewa et David et, dans une moindre mesure, pour moi. Peut-on les consiQuant à la deuxième riposte, ma dérer comme de la censure ? Au fil de proposition de contribuer au présent la table ronde organisée pour ce dos- numéro de Facettes « Quelle liberté sier, nous réalisons que la réponse est pour l’artiste ? », elle vise à montrer complexe. Ces pressions ont mené comment on en est arrivé là et évenDavid à négocier âprement, Ewa est tuellement à préparer le terrain pour blessée par cette nouvelle entrave à d'autres. Voice Over, comme de nomsa liberté d’expression qui s'ajoute aux breuses œuvres, sont désirées pour le précédentes frustrations, mais elle a dépaysement et le dérangement du ressort, de l’humour et est en ter- qu’elles procurent, mais réfutées ausrain connu, son travail théorique sitôt qu’elles bousculent un peu trop aborde régulièrement la question de le paysage habituel. Quelles pila censure. rouettes sont envisageables dans ce type de situation pour conserver au À cette violence deux ripostes sont public la possibilité d’avoir accès aux trouvées. La première est de diffuser créations1 ? ce quatrième numéro ailleurs et la seconde de rédiger un dossier complet sur « le cas de censure Voice Over ». David propose alors à Kanal – 1 Deux ouvrages récents peuvent Centre Georges Pompidou Bruxelles compléter notre propos : Agnès Tricoire, qui accepte, et je propose à Facettes Daniel Véron, Jacinto Laiera (dir.), L’œuvre face à ses censeurs, M Medias, Collection de contribuer au présent numéro. Essais La Scène, 2020 et Svetwlana Comme Beuys a élargi le champ de la Mintcheva, A Manual for Art Freedom / A sculpture avec des sculptures so- Manual for Art Censorship, The Art ciales, comme Rusha a élargi le Advocacy Project / National Coalition champ du livre d’art avec des livres Agains Censorship : https://ncac.org / resource/a-manual-for-art-freedom-ad’artiste, avec des numéros de Voice manual-for-art-censorship

Fabien Pinaroli


Fabien Pinaroli Voice Over Voice Over (de la série Our Laptop Screenshots) © David Liver & Fabien Pinaroli Les numéros 1, 2 et 3 sont diffusés sur le site du Conseil de l’Europe : https://www.coe.int/fr/web/interculturalcities/ voice-over-magazine Le numéro 4 est diffusé sur le site de Kanal – Centre Georges Pompidou, Bruxelles : https://kanal.brussels/fr/voice-over-ndeg4patriarchy-entretien-avec-david-liver-etflorent-delval

Les propos d’Ewa Majewska dans Wypierdalac! Un manifeste du XXIe siècle des femmes au foyer fatiguées et énervées rendent compte de la position des femmes et des activistes en Pologne : Wypierdalac! (« allez vous faire foutre ! ») est un des mouvements de lutte populaire depuis l’automne 2020. Dans la publication, les passages du manifeste qui ont été déclarés comme pouvant prêter à controverse n’ont pas été supprimés mais caviardés, les voici : 1 / « Nous nous sommes retrouvés avec l’église catholique se comportant comme un nouvel occupant fasciste, avec des écoles plus préoccupées par le nationalisme que par les questions de politique contemporaine, (…) et le nouveau ministre de l’éducation menace les écoles et les universités d’être punies si elles soutiennent la grève des femmes ».

les réfugiés, les personnes LGBTQ+, les minorités ethniques, la gauche et les femmes, nous avons besoin de nouveaux espaces de débat public. Lorsque les médias libéraux commencent à flirter avec les groupes néo-nazis et les leaders d’extrême-droite, nous éprouvons le manque de ressources pour financer des médias critiques et indépendants qui ont l’ambition de discuter réellement des questions publiques. » 3 / « Apparemment, #Wypierdalac a déjà été entendu de l’autre côté de l’Atlantique, où Trump n’a pas été élu président. Nous attendons que cela se produise aussi en Pologne et dans d’autres pays, où les fascistes réussissent à transformer la politique en horreur. »

Que s’est-il passé pour que ces quelques lignes déclenchent un tel drame ? Dans la table ronde qui suit, 2 / « Maintenant que le gouverne- David Liver et Ewa Majewska donnent ment polonais utilise les médias publics leur vision de la situation et la récomme un instrument de propa- flexion qu’elle a déclenchée. gande, terrorisant le pays, menaçant

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David Liver Voice Over Majewska's Last Book (de la série Our Laptop Screenshots) © David Liver & Fabien Pinaroli

Pour cerner les enjeux Considérations Considérations autour de la liberté de politiques financières2 création et d’expression, les perspectives artistique, Selon un avocat du Conseil de Pour assumer des missions de activiste et philosophique l’Europe (qui a tenu à garder l’anony- protection des droits des citoyens, le de la table ronde peuvent mat), la non publication du numéro 4 Conseil de l’Europe est beaucoup être complétées par des n’a pas été une interdiction de publier. moins doté que l’Union Européenne considérations politiques Plutôt qu’un cas de censure, il s’agit (budget annuel du Conseil est égal à propres au Conseil de d’après lui du résultat d’une gestion environ un jour du budget de l’Union). l’Europe. de projet mal ficelée, du choix pour Son financement est assuré à près de une organisation internationale de ne pas s’associer à des propos qu’elle ne trouve pas adaptés. La critique véhiculée par un langage mal connu qu’est celui des artistes a agi comme une greffe rejetée. Au sein du Conseil de l’Europe, les États peuvent être critiqués dans des avis, des bilans, des enquêtes, mais avec toutes les précautions du langage diplomatique.

70 % par les états membres et il est légitime de s’interroger sur un possible surinvestissement en précautions diplomatiques, au prétexte d’un risque de se brouiller avec ces États. Dans le champ de l’art, on trouve un parallèle dans les cas de censure ou d’auto-censure d’œuvres au prétexte qu’elles pourraient déplaire aux mécènes… et donc mettre en péril l’équilibre financier de l’institution. 2 Voir le Programme et budget 2020-2021 du Conseil de l’Europe où l’on apprend dans le Tableau 2 que la contribution de la Pologne s’élève à 8,882M d’Euros pour l’année 2021 : https://rm.coe. int/1680994ffc

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dossier le cas Voice Over

Fabien Pinaroli


Table Ronde : Censure ? Auto-censure ?

conversation se produit et ce qu’elle produit est toujours une surprise. Il y a une telle quantité de choses qui échappent aux interlocuteurs que de s’y engager devient une performance. Elle met en jeu des notions de production qui sont politiques. La façon dont Avec David Liver, la pensée peut se déplacer et s’écarEwa Majewska, ter de la ligne et comment elle peut Fabien Pinaroli être déplacée et canalisée, constituent un exercice quotidien et inaperçu de nos facultés politiques. Il y a des choix à faire, il y a des éléments à saFabien Pinaroli : David, tu as conçu crifier et d’autres à mettre en valeur. le projet Voice Over comme partie de ton œuvre, particulièrement de tes Un autre aspect qui me fascine œuvres discursives. Pourrais-tu préci- autant dans le discursif que dans la ser comment ton travail d’écriture, conversation est la notion de pause, personnel et parfois collaboratif, s’ar- ou d’interruption. Le discours comme ticule à tes préoccupations d’artiste ? la pensée sont constamment confronEn particulier comment s’articule le tés à l’inconnu, pas celui mystique de performatif et le discursif ? l’avenir, mais celui de la compréhension de ce qui est exprimé. Une sucDavid Liver : Le discursif inter- cession de bugs, d’interruptions du vient dans mon travail sous plusieurs sens, à rafistoler sans cesse pour reformes. J’ai toujours eu une préfé- lancer le flux et continuer à produire rence pour la narration et très vite je du discours. me suis rendu compte que ce qui m’anime dans l’art ce sont les hisEnfin, pour moi tout n’est que nartoires, les traces, les interviews, les ration. Une suite d’accidents produite documents, la fiction qui se crée au- par une première action. tour des artistes et à partir de leurs actions. Je ne vois d’ailleurs que de FP : Ewa Majewska, vous êtes l’action derrière tout type de création. philosophe féministe et militante. Alors j’ai tendance à intégrer le dis- Voice Over est une revue et une œuvre cours dans l’œuvre, son élaboration, de David Liver. À partir de quelle posisa trace, voire sa critique. À partir de tion avez-vous envisagé l’intervention là, tout devient fiction, l’œuvre passe dans Voice Over #4 « Patriarcat » et en deuxième plan et disparaît, et je comment s’est déroulée la collaborapeux me pencher librement sur des tion avec David ? sujets de narration sociale et culturelle. Sur les croyances de notre Ewa Majewska : C’était une rentemps et du passé. contre inhabituelle. David m’a d’abord contactée comme un journaliste qui Tout passe par l’écrit, pour autant, souhaitait m’interviewer sur la façon je n’aime pas lire mes textes lors d’une dont le gouvernement polonais harperformance. Je m’en suis toujours cèle les femmes et les personnes détaché par le biais de l’improvisa- LGBTQ+, comment nous souffrons et tion, en essayant d’en restituer une comment nous nous battons, etc. Il a image fantôme. La conversation s’est également précisé que la revue était avérée être l’une des meilleures stra- publiée par le Conseil de l’Europe. Ma tégies en ce sens. La manière dont la réaction a été vive : si le Conseil de

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l’Europe est curieux de mieux connaître les pauvres gens en Pologne, il peut aussi me commander un texte. Comme j’ai perdu mon emploi à l’université à cause de mon militantisme féministe et syndicaliste, je ne peux pas me permettre de travailler gratuitement, en parlant de choses douloureuses, alors que les salaires du Conseil pourraient guérir toute l’Afrique de la faim… (rires) Mais la réaction de David a été étonnamment amicale : il pourrait me payer un honoraire et m’invitait à écrire un texte pour la revue. J’ai trouvé l’invitation généreuse, je me suis sentie honorée et ravie. Puis, la nouvelle est arrivée : le numéro 4 ne sera pas publié à cause de mon texte et du contenu de l’interview que j’ai fait avec David. C’était terrible et je l’ai vécu comme une forme de violence institutionnelle. En tant qu’auteur, j’ai eu le cœur brisé par le fait qu’au centre de ce que l’on appelle souvent « la démocratie européenne », certaines personnes décident de censurer un article exprimant ce que toutes les stations d’information diffusaient en octobre 2020 – la colère et la fatigue des femmes. FP : David, Voice Over a tout d’abord été un moyen de conjurer l’isolement artistique après un déménagement à Strasbourg. Une manière de te reconstituer une famille d’élection. L’intention était performative : l’artiste frappe à la porte de l’institution avec l’idée d’un cheval de Troie (il entre avec d’autres dans le Conseil de l’Europe, bouscule les pratiques, fait bouger les lignes). Tu t’attendais à donner un coup d’épée dans l’eau mais cela a marché. C’est une revue d’artistes comme tu l’as exprimé dans le numéro 4 : « un épisode au sein de l’intrigue générale de ma propre pratique » mais le projet n’en reste pas moins politique comme tout ce que tu entreprends. Même s’il s’agit d’une belle réalisation – en tant que


concrétisation d’un dialogue imaginé avec le Conseil de l’Europe, tu la considères en quelque sorte comme un échec : « J’ai l’impression qu’il n’a pas produit un discours politique suffisamment efficace. Disons qu’il n’y a pas de subversion du patriarcat inhérent au discours politique institutionnel. » Cet échec serait-il lié à certaines incompatibilités entre le champ artistique et le champ politique ? À la confrontation des différents types de langages ? Et si oui, n’était-ce pas justement l’une des raisons d’être de ce projet ? DL : Sur le plan des contributions écrites et de ma gestion de l’objet Voice Over, j’ai en effet un sentiment partagé. J’aurais peut-être voulu voir plus de liberté. Mais c’est un détail, ce qui importe, c’est le tout, le volume, la ligne générale. L’échec dont je parlais n’est donc pas celui du projet artistique de la revue. Le projet a réussi puisque l’objectif était de créer une histoire en arrivant à convaincre le Conseil de l’Europe de devenir une tribune pour la parole d’artistes et penseurs. J’essaie toujours de faire glisser les contextes, donc j’imaginais que des artistes avec une pratique

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engagée devaient se confronter à un public concrètement politique. Et puis à partir de là m’engager dans ce qui allait se produire et accepter l’issue de chaque situation comme un événement dans l’histoire que je racontais. En ce sens, la décision du Conseil de l’Europe de ne pas publier le numéro 4 (je reviendrai là-dessus plus tard) n’est pas un échec mais plutôt une réussite.

façon de faire mes courses, d’acheter des choses, de parler avec mes voisins, de faire de la science, de vivre l’intimité, dans mon enseignement, mes écrits, tout est une forme de militantisme. Lorsque je commence à enseigner dans une université polonaise – et j’ai eu plusieurs expériences de ce type – je me concentre toujours sur les activités académiques, mais il se trouve que toujours, les projets avec des étudiants, ou même mes propres FP : Ewa, dans les différentes in- recherches, finissent d’une certaine terventions que vous avez faites depuis manière par être « engagées ». Ce vingt ans, manifestes, conférences, n’est en aucun cas délibéré. publications, etc., on remarque que vous adoptez plusieurs stratégies J’aime l’humour. Ça aide à surd’énonciation, parfois le discours est vivre, surtout si tout ce que je fais se de type académique, parfois c’est la transforme immédiatement en affaire voix de la femme revendicative qui profondément sérieuse. On dirait que prend le dessus. Votre prise de parole c’est le destin. Une fois, je suis juste dans Voice Over #4 est teintée d’hu- allée me promener, j’ai pris quelques mour avec un ton que l’on sent désa- photos dans la galerie d’art Zacheta, busé… je les ai postées sur les médias sociaux, et cela a provoqué un grand EM : J’ai grandi dans une famille débat au sein des conservateurs sur Solidarnosc, mon père était militant et les originaux et les copies des œuvres j’ai assisté à mes premières manifes- de Katarzyna Kobro… tations politiques à l’âge de 2 ans. Je n’arrive pas à situer une frontière Lorsque j’ai soumis ma demande entre moi et le militantisme, elle est d’habilitation à l’université, j’ai pensé poreuse, perméable. C’est dans ma qu’il ne s’agissait que d’une nouvelle

Fabien Pinaroli


formalité. Aujourd’hui, le traitement de cette demande est devenu un véritable champ de bataille, et en raison des scandaleuses erreurs de procédure, cela fera bientôt trois ans qu’elle est traitée, que le bureau du médiateur de la république de Pologne (défenseur des droits) surveille la procédure, que plusieurs avocats et journalistes l’observent et que près de 200 universitaires en Pologne et à l’étranger ont signé des lettres ouvertes pour me soutenir3. Encore une fois : je pensais seulement que je soumettais une candidature de nature académique.

un seul numéro. Puis ma position cis. Et enfin la position ambivalente de Voice Over. J’ai essuyé un grand nombre de refus de participer à la revue qui était dans et hors l’institution… en somme la question de la tribune était complexe (d’où et pour qui l’on prend la parole) et le décloisonnement des systèmes de pensées binaires peut donner lieu à des paradoxes clivants et déstructurants. Mais c’est peut-être le propre de la pensée critique. Puis, il y a eu la décision de ne pas publier le numéro, coup de grâce à ce numéro 4 qui avait produit le meilleur des contenus.

Maintenant que je pense à ce qui s’est passé avec Voice Over, j’ai l’impression que tout s’est passé comme d’habitude : j’ai juste écrit un article, et paf ! tout un scandale. Je ne suis pas sûr de pouvoir vraiment l’expliquer.

Un raccourci voudrait que la remise en cause de notre liberté d’expression soit une censure ; aggravée par la mission d’un Conseil de l’Europe qui, parmi tant d’autres, doit aussi défendre les droits d’expression. C’est une interprétation partielle et biaisée, ou plutôt hypocrite. Je m’explique : vouloir qu’une institution internationale impose une vision unique de la morale à tous ses pays membres est une position intenable (rappel, ils sont 47). C’est une façon de regarder le monde par le seul prisme de l’éthique occidentale, eurocentrée,

FP : David, ce numéro 4 s’est avéré problématique dès le début. Pourrais-tu revenir dessus ? DL : Mettre en place ce numéro n’a pas été simple. Tout d’abord pour moi car il fallait traiter un tel sujet en

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autocentrée. Je suis donc obligé de m’arrêter et d’accepter cette « censure » comme un acte partiellement justifié et donc partiellement juste. En tout cas si je l’analyse avec un peu de hauteur. Dans une perspective inclusive, je ne peux établir une hiérarchie dans les systèmes de valeurs morale et éthique, les miennes plus importantes que celles des autres en somme.

3 Deux articles ont été récemment publiés dans Gazeta Wyborcza dont « Que diable avez-vous fait ! Il y a des prêtres et des religieuses qui étudient ici !. Ce qui est permis à un scientifique d’université publique »: https://www.wysokieobcasy.pl/ wysokie-obcasy/7,158669,27075890,czyna-kul-u-mozna-napisac-doktorat-ofeminizmie.html?disableRedirects=true (dernière consultation le 27 mai 2021)

↙ David Liver Voice Over Ackerman Suprematist (de la série Our Laptop Screenshots) © David Liver & Fabien Pinaroli ↓ Fabien Pinaroli Voice Over Majewska & Butler (de la série Our Laptop Screenshots) © David Liver & Fabien Pinaroli


La demande de suppression de passages dans l’article d’Ewa, puis la non publication du numéro 4 de Voice Over constituent un abus de pouvoir, révélateur d’une certaine faiblesse institutionnelle, qui donne la nausée, oui… Mais le jugement porté par les artistes et penseurs de gauche que nous sommes est fondé sur des principes moraux biaisés et non partagés de façon universelle. Nous ne pouvons demander à une institution internationale d’imposer des règles de conduite générale et nous battre contre toute hégémonie. Il nous faut lâcher quelque chose, notre liberté d’expression ou nos idéaux anti-hégémoniques. Nous sommes encore incapables de sacrifier une partie de nos privilèges, surtout celui d’être du bon côté de l’histoire (même en tant que coupables repentis). Pour revenir à la question de l’annulation de la publication, je pense que, en tant qu’humains, on sait comment faire les choses mais on ne sait pas toujours comment vivre avec.

élaborée pour la première fois par Alexander Kluge – oui, le réalisateur allemand – et Oskar Negt, a ensuite été développée par Nancy Fraser et le théoricien queer Michael Warner. Ce que j’en fais consiste principalement à élargir la dimension post-coloniale / centre-périphérie ; je l’« emmène à l’Est » de l’Europe, pour démontrer les aspects décoloniaux possibles. Je m’intéresse au syndicat indépendant Solidarnosc, formé en Pologne en 1980 – un projet profondément syndicaliste qui visait à démocratiser l’État socialiste – et je montre comment, au départ, il s’agissait d’un contre-public prolétarien, avec quelques éléments féministes également… Cela signifie qu’il faut lire une grande partie de l’histoire récente de la Pologne non seulement à contre-courant, mais à contre-courant de plusieurs courants. Mon analyse des institutions artistiques et autres « Institutions du Commun » est ancrée dans mes recherches sur les contre-publics. Elle est également ancrée dans un projet secondaire de ces recherches – le concept de « résistance faible » (weak resistance) – que j’ai commencé à développer afin de répondre aux questions relatives à la « subjectivité des contre-publics subalternes ». J’ai réalisé que le mouvement Solidarnosc et les mobilisations contemporaines des femmes sont tous les deux très « ordinaires » : communs dans le sens élaboré par Negri et consorts, mais aussi communs dans le sens du partage du quotidien.

FP : Vous avez écrit en 2017 un essai4 où vous développez autour des notions de censure et d’émancipation posées par Judith Butler dans Excitable Speech : la censure fait partie du régime de production établi de façon implicite et préexistant à toute production (textuelle, culturelle, etc.). Vous insistez sur la diversité, la créativité et l’aspect collectif des réponses à la censure et les mobilisations souvent collectives et publiques. Elles convoquent la notion de « Commun ». Les théâtres, lieux de résistance et de mobilisation contre la censure, pourFP : Cette notion de « résistance raient progressivement selon vous de- faible », pouvez-vous la développer ? venir des « Institutions du Commun ». EM : Elle a plusieurs sources : EM : Je m’intéresse vraiment aux le « messianisme faible » de Walter contre-publics, aux formes d’organisa- Benjamin (solidarité des opprimés tion autour des revendications poli- construite à travers les générations, tiques de ces groupes qui sont rendus histoire matérielle des opprimés) ; le invisibles ou marginalisés par la poli- « pouvoir des impuissants » de Václav tique dominante. Cette notion, Havel (actes ordinaires de résistance) ;

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dossier le cas Voice Over

« l’art queer de l’échec » de Jack Halberstam où l’impossibilité de réaliser/ réussir apparaît comme un acte de résistance dans la productivité néolibérale… en d’autres termes, la résistance faible peut être considérée comme la subjectivité non-héroïque des marginaux et des subalternes, la politique des opprimés. FP : Peut-on dire que Voice Over est une tentative de création d’une « Institution du Commun ». Une dynamique « dissensuelle » portée par des artistes au milieu des discours diplomatiques proférés au Conseil de l’Europe ? EM : Je pense que Voice Over – en tant que projet artistique au cœur d’une institution politique – est une tentative de dépasser les bornes… il bouge les lignes, il brouille certaines frontières mais il va plus loin, il les bouleverse et crée le débat – comme l’a montré le cas du numéro 4 – démantelant ainsi l’utopie douillette et conformiste selon laquelle « tout va bien au sein de la démocratie européenne ». Ce n’est pas le cas, surtout pas en Europe. Je suis heureuse que David ait permit à ces drames de la censure, de la fatigue et de la colère de s’exprimer. FP : Dans Voice Over #4, votre manifeste et l’entretien que vous avez réalisé avec David abordent plusieurs questions, la critique, le fascisme, la fatigue et la résistance faible. Le caviardage de votre propre texte faisait-il partie de cette stratégie de « résistance faible » ? EM : Le caviardage était pour moi d’abord un hommage à Kasimir Malevitch et ensuite, une façon de rendre visibles les interventions dans mon texte et dans l’entretien avec David Liver. Dans l’un de ses articles sur la censure, Svetlana Mintcheva affirme que la première tâche de la censure

Fabien Pinaroli


est « d’effacer le censeur », de rendre administrative pour l’institution. Le l’intervention invisible. mal qu’on y a vu était le mal qu’on voulait y voir puisque celui que nous FP : David, pendant la phase de accusions de censeur n’avait rien fait débats avec le Conseil de l’Europe, tu d’officiel. La censure n’existe pas. Pas étais en discussion avec Ewa qui a par en démocratie. Elle ne porte pas le ailleurs beaucoup écrit sur la censure. même nom et du coup elle n’est pas. La convergence de ses idées et des Elle n’est que conseil bienveillant ou tiennes sur la situation était-elle sal- en d’autres termes, elle est diplomavatrice dans ces moments violents qui tie. Ne prenez donc jamais de te mettaient en confrontation avec les conseils, vaut mieux se casser les administratrices de Intercultural Ci- dents. ties du Conseil ? FP : Mais le Conseil ne se veut-il DL : Je ne sais pas comment ré- pas une institution au sein de laquelle pondre correctement à cette question. des débats contradictoires devraient Sur le plan théorique nous étions tous se tenir puisqu’elle héberge la Cour les deux en phase, depuis le début. Européenne des Droits de l’Homme ? Notre collaboration a été très riche, vivante, et s’est transformée en amiEM : Ah, question difficile ! je ne tié. Sur le plan psychologique ou émo- connais pas la réponse. Je ne connais tionnel, l’annulation du numéro a été pas les détails de la façon dont le catastrophique. Nous avons tous les Conseil travaillait avec David, il est deux été emportés par nos senti- donc assez malaisé d’utiliser le terme ments respectifs, trop violemment et de censure ici . D’après ce que je comtrop rapidement. Chacun avec ses prends de la situation, c’était un acte propres préoccupations, son passif et de censure, mais peut-être était-ce la sa position différente dans la triade peur d’un fonctionnaire ? une série de avec le Conseil. Je dirais que malgré malentendus ? un geste irresponsable la convergence de nos idées et l’es- de l’ensemble de la structure ? ou une time réciproque, la violence de cette version de la « tyrannie de l’absence situation nous a éjectés l’un et l’autre de structure » ? Cette expression à différents endroits. Mon positionne- vient de Jo Freeman à propos de ment central, de pivot, ne pouvait que certaines structures qui, se voulant me salir et me rendre suspect aux anti-autoritaires génèrent paradoxaleyeux d’Ewa. Les clivages nécessaires ment de l’autoritarisme, et ce, par des de la lutte féministe, qui avaient été biais d’absence de structure. Ici, je évités jusque-là, se sont rendus mani- pense que cette expression corresfestes et mon incapacité d’y répondre pond parfaitement au Conseil : peu adéquatement n’a fait qu’empirer la de structure, beaucoup de place pour situation. Nous avons tous les deux les abus. vécu un cauchemar et le vrai responsable ne se sentait pas concerné. J’aime beaucoup la façon avec laC’est précisément ce manque de res- quelle David a décrit les moments difponsabilité, qui annule la notion ficiles entre nous qui résultaient même de censure. Nous étions les directement de l’acte de censure. responsables de notre échec, nous Le fait d’annuler la publication du nuétions les seuls au courant de la vio- méro a été particulièrement cruel et lence qui venait d’être faite et nous je l’ai vécu comme une violence, un étions les seuls concernés. Ce qui abus de pouvoir et une intervention pour nous était un abus de pouvoir injustifiée et illégitime dans le conten’était même pas une procédure nu de la revue. Je ne vois aucune

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raison de censurer mon texte et d’autres parties du journal – nous n’avons pas renforcé la violence ou le totalitarisme, nous n’avons pas menacé ou diffamé qui que ce soit. Dans mon texte, j’ai expliqué que la présence du Vatican (c’est-à-dire de l’église catholique) en Pologne est actuellement vécue comme une nouvelle version d’occupation fasciste. C’est une comparaison forte. Mais il s’agit d’une comparaison, pas d’une équation, et à mon avis, le Conseil devrait être capable de vivre avec cela. FP : Finalement, il n’a pas été publié sur le site du Conseil de l’Europe5 comme les trois premiers numéros (« Conflits » , « IA / Intelligence artificielle » et « Frontières » ) mais sur la plateforme éditoriale d’une institution d’art contemporain : Kanal – Centre Georges Pompidou6. Comment voyez-vous cette issue ? EM : Je ne suis pas sûre de comprendre la question. Je vois cela comme un cas qui montre clairement qu’il y a des frontières à la liberté de parole et d’idées au cœur des institutions européennes… je le vois aussi comme un exemple intéressant de la façon dont la politique, comprise à la Rancière – comme l’expression du conflit – n’est pas publiable par les institutions européennes. Je pense que cette situation pourrait très bien être prise comme une illustration de comment et pourquoi la politique européenne du consentement semble insupportable pour tant de gens, pas seulement à gauche. 4 https://www.polishtheatrejournal.com/ index.php/ptj/article/view/92 5 https://www.coe.int/en/web/ interculturalcities/voice-over-magazine 6 https://kanal.brussels/fr/voice-overndeg4-patriarchy-entretien-avec-davidliver-et-florent-delval


Je trouve intéressant de constater qu’un certain sentiment de culpabilité m’accompagne même lorsque je décris la situation maintenant. Je n’avais pas l’intention de provoquer un tel bouleversement en écrivant mon texte. Étrangement, il semble parfaitement légitime que le Conseil de l’Europe fasse ce qu’il veut, et pourtant, je/nous – si je peux aussi parler au nom de David – avons vécu cette intervention comme un acte de violence.

DL : Ça n’a pas changé. Je voudrais que Voice Over continue, qu’il navigue entre différents mondes institutionnels, toujours en s’adressant au mauvais public et toujours en gardant le monde de l’art dans le rétroviseur. Si le contexte est tout, changer de contexte me paraît important pour créer, pour vérifier des idées, pour se contredire et sortir des binarismes en tout genre. J’aime l’idée de confronter les plus grandes institutions de nos mythologies démocratiques à une forme de micro-édition, opportuniste et fragile. Avec Florent Delval, François Combin à Urubu, Massimo Mazzone et Frédéric Liver, nous travaillons à la suite : la revue, un podcast et des colloques. Quelque chose FP : David, tu as écrit que Voice d’ouvert et d’opportuniste. Over « est beaucoup plus proche d’une publication indépendante et artistique qui s’amuse avec une grande institution que d’une véritable revue. Il pourrait mourir aujourd’hui ou suivre de nouvelles voies en se transformant. » Aujourd’hui quel est ton état d’esprit ?

lui-même a eu vraiment beaucoup de réactions positives et Kanal s’est montré très rapidement intéressé et réactif. Je pense qu’il y a une forme involontaire de rééquilibrage entre la culture et le politique, là où ça flanche l’autre intervient et réaffirme son importance. C’est ce qu’a fait Intercultural Cities en déclinant la publication qui leur paraissait inappropriée. C’est ce qu’a fait Kanal en corrigeant ce geste qu’ils ne trouvaient pas juste. Les arts rêvent de réparer les injustices et la politique s’évertue à recaFP : Comment analysez-vous le drer ce qui n’est pas approprié. retour dans l’écosystème de l’art Finalement je pense que cette bascontemporain d’une revue d’artistes cule entre ces mondes s’est avérée qui avait voulu le quitter ? être la plus belle réussite du projet. DL : Je ne sais pas s’il y a une analyse à faire. C’est une affaire d’opportunité. Évidemment la non publication d’un numéro traitant du féminisme, des manifestations des femmes en Pologne et du binarisme est vécue dans le monde de la culture comme une injustice politique majeure. La situation ne peut que résonner là où agissent les acteurs du décloisonnement culturel. La revue et le projet en

Fabien Pinaroli Voice Over Durham & Nicolas-Le Strat (de la série Our Laptop Screenshots) © David Liver & Fabien Pinaroli

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dossier le cas Voice Over

Fabien Pinaroli


L’arc et les flèches

En matière de censure, l’approche « orientée commun » considère qu’il y a égalité entre l’origine de la censure et le censuré, et elle met le public destinataire de l’œuvre au premier Le cas Voice Over fait état d’une plan dans les solutions apportées à la réaction à une entrave de l’expression situation. Il s’agit d’un jeu, on joue et il qui mise sur l’action de différents y a du jeu. L’arc a plusieurs flèches. acteurs et sur le glissement et l’interchangeabilité des contextes d’émisCette approche ne s’arrête pas à sion et de réception d’un propos et la liberté de création d’un individu. d’une œuvre censurés. Certes, il y a entrave et la dénoncer reste nécessaire, mais elle fait surtout À la fin des années 1970, Ian appel aux deux notions d’Espace PuBreakwell artiste diariste et musicien, blic et de Commun. Historiquement la suite à une résidence au sein de plu- première représente « le lieu de la sieurs asiles carcéraux, réussit un tour “mise à l’épreuve” démocratique des de force digne d’intérêt7. La Broad- opinions, des décisions et des revenmoor Community Study à laquelle il a dications, et leur mise en débat. » La participé, étude préparatoire en vue seconde est « une façon (démocrade la reconstruction d’un asile carcé- tique) de prendre soin d’une resral, est retoquée et classée secret source qui importe à tous et qui d’état ; il en divulgue le contenu par apporte à chacun (…) un bien, un sad’autres canaux (événements APG8, voir, un espace, tout peut faire comlectures, expositions et publications mun dès lors que nous désirons nous d’art). L’étude réalisée par une équipe en occuper ensemble, en prendre pluridisciplinaire, architectes, soi- soin collectivement et le protéger des gnantes, psychologues, artistes, etc., “prédateurs”, de ceux qui voudraient fait des propositions pour amender l’accaparer pour leur intérêt égoïste. »10. les conditions physiques d’incarcération et les traitements inhumains des Alors pourquoi pas l’art ? Il s’agit malades. Une équipe de la Yorkshire d’un acte d’imagination collectif, nous Television s’intéresse au sujet et dif- imaginons qu’une réalité – l’art – puisse fuse nationalement et en primetime nous devenir commune et que nous le documentaire Secret Hospital dans devons en prendre soin ensemble. lequel les observations quotidiennes Pascal Nicolas-Le Strat et Louis Staet les photographies issues du journal ritzky écrivent « Un acte d’imaginade Breakwell jouent un rôle prépon- tion immédiatement prolongé en dérant. S’ensuivent l’indignation du actes d’institution (d’organisation). public et des enquêtes plus approfon- Comment nous organiser pour que dies sur le management dans ces éta- cette ressource que nous désirons et blissements, d’abord policières, puis imaginons “commune” le devienne gouvernementales9. authentiquement et soit réellement

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vécue comme possible partagé, respectueux de chacun et profitable à tous, égalitairement ? » Ils parlent de ces lieux occupés, de ces terres jardinées, de ces ateliers co-animés mais ce commun doit inclure l’art dont la fréquentation nous concerne et nous augmente toutes et tous.

7 https://en.contextishalfthework.net/ exhibition-archive/department-of-healthand-social-security-1976/ 8 Fabien Pinaroli, « Artist Placement Group, 1966-79, Raven Row, London » in Frog #12, 2013 9 Sophie Williamson, « Aims without Objectives: Artist Placement Group and The Potential of Uncertain Outcomes », Part 2 : « Reassessing Timebase » : http:// sophiejwilliamson.com/articles/ aims-without-objectives-artist-placementgroup-potential-uncertain-outcomes/ 10 Pascal Nicolas-Le Strat, Louis Staritzky, Sociologie de poche #1, Ours Éditions, 2020, p.2 puis p.7



Carte blanche Anne-Émilie Philippe

Nouvelle & images numériques Composé en Libertinage, OSP Kitchen (Bruxelles), 2021 41

www.anem.name


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M. avait toujours rêvé de se faire un tatouage mais il avait toujours senti comme une sorte de danger planer autour de cette décision. Après tout écrire dans sa peau, dans les fibres qui entouraient ses organes, son interface cellulaire échangeant avec le monde extérieur et garante de son intégrité corporelle, n’était pas quelque chose à prendre à la légère. Ses images fétiches, il préférait les garder dans un coin de sa tête, ou les griffonner distraitement dans la poussière sur le sol. Il n’y avait plus de papier depuis longtemps et les supports se faisaient rares. Il dessinait parfois à la surface de l’eau ou même dans les airs. Il regrettait le temps où enfant il pouvait, après avoir soufflé doucement à sa surface, esquisser du bout du doigt un dessin sur une vitre en verre. Ce matériau comme beaucoup d’autres, avait disparu depuis longtemps et la température extérieure avoisinant chaque jour les quarante-cinq degrés aurait de toute façon rendu insupportables des fenêtres de verre. Des grilles de plastique refondu avaient peu à peu remplacé cet objet et voir le paysage par la fenêtre revenait à regarder à travers une trame, un maillage, un réseau plus ou moins serré, la vue en était brouillée. Le tissu était si précieux que seules quelques personnes extrêmement riches pouvait commanditer des images sur ce support à des artistes de renom en exil. Les quelques étoffes qui restaient au commun des mortel.le.s étaient utilisées pour confectionner les pagnes que chacun.e portait au quotidien et certains bandages nécessaires au soin des nouveaux malades. Avec le réchauffement planétaire qui s’était produit de manière fulgurante ces dernières décennies, de nouveaux virus sévissaient. La Covid-19 avait ouvert le bal en 2019 et depuis lors, une cohorte de virus franchissait les barrières des écosystèmes. Les humain.e.s devenaient la cible de maladies qui n’attaquaient jadis que certaines espèces animales éloignées. Les frontières du vivant se


réduisaient comme peau de chagrin. Ces bouts d’étoffes ressemblaient à d’étranges palimpsestes car leurs propriétaires y griffonnaient toutes sortes de choses. Des mots, des images qui s’effaçaient avec l’usage mais les préservaient un temps d’une folie amnésique.

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Dans ce nouveau climat, il était plus difficile de vivre mais M. avait toujours eu un naturel bonhomme doublé d’une volonté farouche. Il traversait cette brûlante tempête de sable qui durait bon an mal an, se réjouissant comme jadis du soleil qui brillait au dessus de sa tête, même si celui-ci asséchait les dernières cultures que s’évertuaient à planter quelques âmes entêtées et mélancoliques. Même la couleur verte était en voie de disparition. Les plantes à métabolisme chlorophyllien se mouraient au profit d’espèces à métabolisme soufré et métallophytes qui s’épanouissaient dans l’atmosphère chaude et polluée. M. pensait souvent à ce passage dans Le rayon vert, le roman de Jules Verne où les personnages de l’histoire se mettent à voir tout ce qui les entoure en vert, toutes sortes de nuances de vert, sous l’effet de leur nouvelle obsession. Lui, n’avait jamais vu le rayon vert et il avait très peu de chance de l’apercevoir maintenant qu’une lourde brume persistante stagnait à la surface des mers. Ces étendues d’eau avaient d’ailleurs changé de couleur et d’odeur, elles avaient virées au rouge ce qui ne laissait présager rien de bon. Quant à relire cette histoire… Les livres, autres lieux des mots et des images, avaient été soit brûlés lors des nombreux incendies spontanés qui s’étaient déclenchés après les grandes vagues de chaleur initiales soit détruits par les inondations dues à la montée des eaux, quand ils n’étaient pas volés ou spoliés pour rejoindre les coffres des bibliothèques privées. Peu restaient accessibles. Malgré cette ambiance, il parvenait à continuer d’entretenir quelques désirs, fidèle à la seule nature qui lui restait, la nature humaine. Ainsi sa passion pour les images restait tenace. Il avait été formé en tant que dessinateur et aimait les images. Il avait même réussi à en conserver quelques unes dans une boîte qu’il avait depuis l’enfance. Il l’avait cachée lorsque l’équipe d’huissiers de la grande campagne


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de spoliation nationale avait débarqué il y a quelques mois. Le gouvernement avait en effet mis en place des collectes spontanées plus ou moins forcées afin de mettre à l’abri les dernières images. Elles étaient conservées dans des bâtisses blindées qui feraient désormais office de musée. Cependant, leur accès n’avait pas été discuté depuis l’épisode de la Covid-19, et seules les personnes habilitées avaient pu pénétrer dans ces lieux. M. aurait souhaité continuer cette collection mais le prix à payer pour cela lui semblait trop élevé, et il ne s’agissait pas seulement d’argent. Depuis quelques mois, un nouveau métier se développait à grande vitesse pour pallier à ce manque d’images. Les gens aimaient les images, iels en avaient été abreuvé.e.s de toutes sortes durant plus d’un siècle et un paroxysme avait été atteint à l’ère des réseaux sociaux. Il était difficile de faire sans après cette accoutumance. Les images omniprésentes au quotidien, s’étaient littéralement volatilisées lorsque les derniers serveurs avaient expiré à l’autre bout des États-Unis il y a des années. Il ne restait pas assez d’électricité pour les maintenir. Parallèlement, le tatouage s’était développé dans toutes les sphères de la société. Cet art jadis réservé aux fanges de populations ostracisées, s’ennuyant en détention ou dans une vie de labeur désargentée sans avenir, était devenu banal. Plus moyen de lire dans ce geste une quelconque radicalité ou un quelconque lien avec les épisodes historiques les plus terribles. Tout le monde ignorait les douloureux souvenirs des numéros gravés dans la peau des victimes des camps de concentration durant la seconde guerre mondiale ou encore les points sur les malades atteints de cancer, repères qui permettaient aux médecins de savoir où diriger les rayons lors de la chimiothérapie.

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Chacun.e affichait ses tatouages, les exhibait sur l’avant des bras, dans le cou, les réseaux sociaux regorgeaient à l’époque de ces «pics» et la moindre surface de peau y passait pour les plus zélé.e.s. Le métier de tatoueur.se avait explosé durant ces décennies, et des styles assez différents s’étaient affirmés permettant le déploiement de véritables petites œuvres d’art à la surface des peaux. Les gens avaient développé alors une passion pour ces attributs épidermiques et il n’était plus possible d’y détecter un quelconque marqueur social.


Dans ce monde sans images qui se profilait, les personnes tatouées s’étaient senties tout d’abord très chanceuses. Elles pouvaient contempler leur peau et elles se mettaient à chérir à nouveau des dessins qui avaient autrefois lassé leur rétine jusqu’à devenir invisibles à leur yeux. Cela faisait d’elles également des sortes de musées ambulants dans ce nouveau monde avide d’autres représentations. Même les tatouages ratés, les erreurs de jeunesse, devenaient précieuses. C’est là que les néo-imagier.e.s avaient fait leur apparition.

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Ces écorcheur.se.s du 21e siècle sévissaient un peu partout et leurs actions semblaient tolérées par la majorité de manière assez incompréhensible. Bien connu.e.s du gouvernement, iels passaient entre les mailles du filet de la nouvelle législation et des forces de l’ordre. Leurs outils de travail : de petits scalpels bien aiguisés et quelques comprimés d’une nouvelle drogue procurant bien-être et annihilation de la volonté et qui permettait aux donneur.se.s de consentir au prélèvement indolore pour un court instant. Les suites étaient toutes autres, des infections se développaient et donnaient une allure anachronique de lépreux à ces écorché.e.s en les rendant vulnérables aux multiples virus. L’argent qu’iels avaient reçu en compensation était dilapidé bien vite et semblait bien peu face à la douleur et à la spéculation que les néo-imagier.e.s parvenaient ensuite à faire avec les peaux récoltées. À plusieurs reprises, M. avait décliné l’offre des colporteur.se.s venu.e.s lui proposer à sa porte les précieuses images parfois encore sanguinolentes maintenues par des épingles entomologiques sur des morceaux de plastique refondus. Mais ce jour-là, devant le dessin d’une pivoine bleue, il ne put résister. Ce dessin lui rappela instantanément un kimono ayant appartenu à son grand amour. Elle avait disparu il y a quelques mois, emportée par un virus. Sa peau n’ayant à sa surface aucun tatouage, son corps avait pu être préservé intact de prélèvement sauvage. Les


imagier.e.s charognard.e.s pouvaient sévir jusque dans les morgues et les cimetières et faisaient leurs choux gras de ces donneur.se.s silencieus.e.s, consentant.e.s et gratuit.e.s.

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Il se risqua à quelques questions tentant de savoir si le prélèvement avait été réalisé dans des conditions éthiques, si au moins, la juste quantité de drogue avait été administrée mais la colporteuse resta mutique à ce sujet. Elle se contenta de lui présenter sa carte d’adhérente à la charte des bonnes pratiques de l’art de la néo-imagerie. Après quelques hésitations, M. recompta la somme de détritus-monnaie avant de la remettre à la femme qui partit aussitôt. Il resta longtemps silencieux à observer sa nouvelle acquisition à la lumière quadrillée du soleil couchant. Il eut ensuite une nuit agitée et fit des rêves étranges où des fleurs géantes dévoraient des enfants et des chiens. Le lendemain, il reprit ses activités sans trop penser à ses cauchemars. Il avait placé l’image dans une boîte à l’abri de la poussière et prit bientôt l’habitude de la contempler attentivement chaque jour. Cette routine le replongeait dans une période de sa vie plutôt heureuse et chassait toute idée désespérante pour quelques minutes. Cette impression était de courte durée et il ne pouvait s’empêcher de ressentir ensuite un malaise tenace face à cette acquisition dont il ignorait la provenance réelle. Au bout de quelques temps, il se produisit une chose nouvelle. Une tâche apparut à la surface de sa propre peau à un emplacement inattendu. Il crut d’abord avoir été infesté, un bouton provoqué par un virus lui semblait une bonne explication effrayante. Mais la tâche se développa encore. Sa forme se précisa, ses contours se dessinant chaque jour, un peu plus nettement. M. dut finalement admettre qu’elle devenait de plus en plus proche de celle de la pivoine représentée. Une sorte de mimétisme se produisait et l’emplacement de sa plaie révélait sans nul doute un écho à celui, initial, du lambeau prélevé. Elle s’étalait sur la peau du bas de son dos, et rendait le port de son pagne de plus en plus douloureux au fil des jours. La tâche s’épanouissait, elle fleurissait de jour en jour.


M. finit au bout de quelques semaines par consulter une médecin qui lui prescrivit une pommade antibiotique sans grande conviction. Il l’appliquait chaque matin mais devait se rendre à l’évidence, cela ne changeait rien à l’évolution de cet étrange phénomène qui s’inscrivait dans sa peau. Des couleurs apparaissaient maintenant, des teintes pourpres, violacées, du bleu, du jaune. M. commença à noter que les transformations à la surface de sa peau s’accompagnaient de changements d’apparence de la fleur représentée sur le lambeau dans la boîte. Elle paraissait se faner. Elle flétrissait à mesure que fleurissaient les lésions sanguinolentes et colorées dans le bas de son dos. D’abord indolores, M. se mit à ressentir une sorte de brûlure qui le lançait s’il ne s’assommait pas de cachets analgésiques puissants.

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Sa douleur devint bientôt si intense qu’il lui fut difficile de retenir ses larmes lors des crises. Il pleurait et cela faisait très longtemps que ça ne lui était arrivé. Il n’avait pas réussi à la mort de P., sa tristesse était restée sèche, contenue, n’avait pas franchi la barrière de ses cils. Il pleurait beaucoup comme pour se rattraper alors qu’il contemplait la fleur dans sa boîte. Il pleurait en repensant à son amour disparue, à la fin des images et des fleurs, et au prix à payer pour garder le souvenir de tout cela vivace. Il remarqua que la fleur semblait aller mieux lorsque les larmes tombaient à sa surface et bientôt un rituel s’installa. Il s’asseyait la boîte sur les genoux le matin avant de prendre ses antalgiques et déversait son eau sur l’image. Il était devenu son pleureur. Pour contempler la fleur dans sa forme originelle, il se devait de répandre ces quelques millilitres de larmes chaque jour. Alors il l’abreuvait en pensant à l’amour, à la mort, à la mort de l’amour des images.


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La voix libre

entretien avec Louisa Babari


Questionner la liberté revient souvent à s’interroger sur la dissidence, cette capacité qu’ont eu, et ont encore, des individus, des peuples, à contester l’ordre établi, à tout le moins, de ne pas reconnaître comme légitime la gouvernance de certains États. Ces contextes politiques passés et présents, Louisa Babari, artiste dont les œuvres activent formes et discours, liés aux résistances et aux luttes d’indépendance dans les anciens pays socialistes, y puise son cadre de référence et de création. Des résonances qui prennent la forme de pièces sonores, de vidéos et de collages papier.

Raya Lindberg

Louisa Babari

Raya Lindberg est critique d’art (membre de l'AICA), curatrice, fondatrice de la structure d’exposition et de recherche espace potentiel. www.espacepotentiel17.blogspot.com

Louisa Babari est artiste. Films, installations photographiques et sonores, œuvres graphiques et sculptures, ses oeuvres activent formes et discours liés aux changements esthétiques et sociaux dans les anciens pays socialistes, aux résistances et luttes d’indépendance, à l'exploration de ses archives, aux phénomènes de déplacement, aux questions liées à l'architecture, au corps, à la littérature et à la traduction. Elle vit et travaille à Paris.

Enseignante en esthétique (art, philosophie, littérature) à L’ERG à Bruxelles, à l’Université Catholique de Lille, et à l’Université de Valenciennes.

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Focus Raya Lindberg


Raya Lindberg : L’Algérie et la Russie sont des pays qui connaissent des situations de dictature et de bâillonnement de la parole dissidente. Pourrais-tu revenir sur tes liens avec ces deux pays, et comment ont-ils pu influencer ta manière d’aborder la création comme outil d’émancipation ? Louisa Babari : Je suis née à Moscou en plein brejnévisme, dans un contexte politique et social exempt de liberté. Les frontières de l’URSS étaient fermées, la radio et la télévision d’État produisaient des spots anti-américains ou anti-chinois. Les gens essayaient de vivre leur ouverture sur le monde, en s’alimentant au marché noir. Une paire de jeans, un vinyl valaient un salaire et vous faisaient risquer la prison. Les positions anti-régime étouffaient dans le secret des appartements. La dissidence était enfermée et traitée en psychiatrie. Les étrangers étaient suspects. À la fin des années 1960, ma mère avait successivement été renvoyée de son poste de rédactrice d’un journal sportif à grand tirage et de son travail au sein la Fédération des Aveugles de l’URSS, car elle avait épousé mon père qui était algérien. Ahmed Ben Bella était pourtant « Héros de l’Union

soviétique » et l’Algérie, un « Pays frère ». J’ai grandi dans une société étouffante, sujette à la peur, à des réactions « anti-bourgeoises », à la vindicte populaire. Enfant, n’ayant pas le look soviétique, j’essuyais des regards désapprobateurs, des remarques désobligeantes. J’ai cultivé depuis une appréhension des institutions. Lorsque je suis partie vivre en Algérie, passer la frontière était un grand évènement. J’avais intégré enfant, la peur d’être surveillée, arrêtée. Cependant, rien de tout cela, ne m’enlevait l’affection que je portais aux Russes, aux souvenirs de mon enfance et à Moscou. L’arrivée en Algérie représentait un changement de vie, une autre latitude dans un contexte qui semblait plus libre malgré des interdits qui n’existaient pas en URSS, une société gérée par des hommes, la place de la religion. La question de l’inégalité entre les hommes et les femmes m’avait troublée dans une société algérienne qui était cependant plus libre qu’aujourd’hui, et dans laquelle les femmes se battaient déjà pour leurs droits. La présence à Alger des coopérants du bloc soviétique, des Africains, des Cubains rendait la ville cosmopolite, participait à une ouverture critique. Le soleil irradiait et l’avenir était radieux sous les cieux

socialistes. Ma double culture russo-algérienne a non seulement forgé mon expérience dans tous ses contrastes, mais elle m’a également permis de me déployer très librement dans ma pratique artistique. Dans le rapport avec la forme et le choix des sujets. C’est justement mes liens avec ces régimes qui me permettent de ne pas me soumettre au pouls de la tendance, de n’attendre aucun signal, aucune validation. Je suis toujours dans une situation hors-sol, dans « une dissidence » vis-à-vis des contextes, des marchés, et je l’espère, de moi-même. R.L. : Dans ton processus de création, cet ancrage a-t-il représenté pour toi un problème algérien et un problème russe, ajoutés à ton contexte familial et personnel ? Et ta position, qu’il t’a fallu sans doute réinterroger, s’est-elle trouvée être celle de l’observatrice, ou bien celle du témoin ? L.B. : Mon processus de création est nourri par ces expériences soviétique et algérienne. Elles produisent finalement un terreau de création commun, intrinsèquement imbriqué et bien entendu, totalement subjectif. Pour tout dire, je ne fais pas la différence. J’ai une relation gémellaire à

Louisa Babari Journal d’un étudiant algérien à Moscou, diaporama muet, 10’, 2016

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focus la voix libre

Raya Lindberg


ces deux espaces qui est en perpétuelle invention. Je ne pense pas en faire le tour, tant les approches et pistes d’élaboration sont multiples. Si le sujet de l’une de mes pièces concerne davantage un territoire que l’autre, l’élaboration formelle, l’angle d’approche, le point de départ part du premier. « Famille, Amour, Patrie » est une notion au carré. Dans une publication sortie en 2018 aux États-Unis, mon travail a été cité dans un chapitre consacré aux minimalistes russes. Je suis également identifiée comme faisant partie de la scène contemporaine algérienne. Il y a des liens évidents entre les productions formelles africaines et les productions soviétiques. Sans compter leur influence vis-à-vis de l’évolution de l’art moderne et contemporain. J’ai toujours envisagé mon travail comme un facteur d’émancipation et d’invention sans limites. L’utilisation de la fiction, de sources délaissées, participe à ces processus de réinvention dans des contextes historiques et sociaux très identifiés et iconiques (révolution, idéologies, luttes d’indépendances). À la querelle identitaire imposée, je réponds avant tout avec un discours formel. À ce titre, je suis témoin, observatrice, et je l’espère surtout traitresse.

R.L. : Beaucoup de tes pièces sont des œuvres sonores— notamment, Un Risque de Confusion1 qui demande une écoute attentive et construit un espace où se partagent des histoires lointaines, voire oubliées. Peux-tu nous parler de la façon dont tu envisages la voix dans cette pièce, et plus largement dans ton travail ?

1 Un Risque de Confusion, pièce présentée dans le cadre de l’exposition Fiction territoriale, commissariat Espace potentiel : Raya Lindberg / Nadège Derderian, Point Culture botanique, Bruxelles, septembre 2020

Louisa Babari Journal d’un étudiant algérien à Moscou, diaporama muet, 10’, 2016

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L.B. :La pratique sonore a cela d’extraordinaire qu’elle permet un singulier espace de conscience. Pour moi, l’utilisation de la voix, c’est la voix du ventriloque, la double voie, produire une intertextualité, une simultanéité de sens, multiplier les langues, approcher de ce qui pourrait être une antichambre du langage avec la voix des récits oubliés, des chansons, de la poésie et de la fiction comme restitution du réel. La voix dans la pièce sonore, c’est ce qui ne s’écrit pas, ce qui s’échappe, ce qui est brouillé, codé, à l’image de ce que l’on peut se dire dans le feutré des appartements, à l’abri du danger. C’est la marge. Dans ma pièce Un Risque de Confusion, je dis un récit fictif, une rencontre avec un homme du Daghestan à Los Angeles, des bribes d’expériences des guerres du Caucase, un chant de partisan populaire des années 1960. J’introduis d’autres chroniques, d’autres

volumes avec l’évocation des émeutes de South Central à Los Angeles, le bruit des hélicoptères de la police, la chasse à l’homme. L’oralité offre une liberté, contient des images marquantes. Je l’ai vécu avec l’installation et programme de poésie panafricaine, Voix Publiques que j’ai conçu en 2018, pour la XIIIe Biennale de Dakar. Une quarantaine de textes poétiques enregistrée par les voix du continent, de tout âge, dans plusieurs langues. Les voix ont conjointement porté une littérature panafricaine à redécouvrir et leurs propres expériences et affects, dans un flot d’images très fortes. R.L. : Pour Lecture, ta fille lit la plaidoirie de Jacques Vergès lors du procès de Djamila Bouhired à Alger en 1957, héroïne de la bataille d’Alger, arrêtée et torturée par les parachutistes français, cela trouble l’écoute, et souligne la dimension pathogène de la guerre. Est-ce une sorte de ruse artistique qui refabriquerait de l’enquête à partir d’une forme d’état zéro de l’histoire ? L.B. : Je fonctionne le plus souvent dans l’instant, sans préparation préalable. Lecture est le résultat fortuit d’une expérience de lecture avec ma fille. C’est un point zéro au sens


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←↙↓ Louisa Babari Aesthetics of the Antrum, collages, dimensions variables, 2014

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propre et au sens figuré. Je me suis récemment exprimée sur la question de la transmission qui a été abordée autour de cette pièce : sur le fait de faire lire à mon enfant un épisode de la guerre d’Algérie (un compte-rendu d’audience). Je ne la considère pas comme une transmission, mais comme une re-lecture, qui fonctionne comme une traduction qui change tout, tout en restant fidèle. La restitution d’un épisode de guerre qui devient une restitution du point de vue d’une enfant et malgré elle. C’est ce qui heurte et qui donne à la pièce, sa dimension. R.L. : Devant l’effacement des traces par le pouvoir colonial et les régimes autoritaires, les artistes ont un rôle à jouer pour faire exister et transmettre l’héritage des histoires, et leur dépossession. Dans quelle mesure ton travail a pu chercher à servir ces volontés d’émancipation, et s’est associé à des enjeux qui touchent la reconnaissance et la réhabilitation ? L.B. : Mon travail investit des sources encore invisibles, des éléments qui sont dans les oubliettes de l’historiographie. Plus encore qu’un travail sur les archives, je brosse les contours de ce qui me paraît

↖← Louisa Babari 36e Nord 18e Est, photographies, 18x24 cm, 2015 → Palestro, Algérie, 1973. Collection personnelle de l’artiste

2 Seloua Luste Boulbina, « Fanon, le corps à corps colonial », in Afrikadaa, no 7, mai 2014

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important, de ce qui est encore tu. De la singularité des individus et des situations, c’est toujours pour moi un portrait de l’altérité. Cela peut concerner l’histoire pré-coloniale algérienne, le portrait de mon père algérien en URSS, l’œuvre de Fanon en Algérie. Les représentations sont toujours sujettes à une foule de préjugés et de discriminations. Combien de siècles ont vu ériger des présupposés, des théories qui aujourd’hui circulent encore. Nous le voyons bien dans le débat qui agite en France, l’Université, la psychiatrie et le monde politique. L’émancipation s’obtient par le renversement des présupposés hégémoniques, des préjugés, par une activation des connaissances, de la production critique et une certaine radicalité. J’essaie de contribuer à ce mouvement, car je porte en moi, ce besoin, la fierté de mon histoire et de mes origines. Ce ne fut pas toujours le cas et ce ne fut pas toujours permis. R.L. : Ta pièce Corps à corps rend hommage au « souffle » émancipateur de Frantz Fanon par le biais du texte de Seloua Louste Boulbina2, dit par Célio Paillard jusqu’à l’exténuation. Comment Fanon qui souhaitait libérer la psychiatrie de sa violence culturelle structurelle, et théoricien essentiel de

la domination des corps par le pouvoir colonial, a-t-il pu constituer pour toi un vecteur de création ? L.B. : Je me suis toujours intéressée à la psychiatrie. La dissidence soviétique avait été internée et traitée en psychiatrie. Adolescente, j’avais lu le témoignage de l’écrivain dissident Vladimir Boukovski, Une nouvelle maladie mentale en URSS : l’opposition. C’est par la psychiatrie que je me suis intéressée à Fanon, qui était un psychiatre novateur et qui a mis ses thèses scientifiques au service de la lutte anticoloniale. La psychiatrie a toujours été le bras armé des régimes, et Fanon avait été confronté au rejet de ses thèses et à la colonialité de la médecine. Il a été le premier à analyser les enjeux de la représentation coloniale. Ses textes fondateurs sont devenus des textes-partitions à partir desquels j’ai construit une œuvre (Corps à Corps/Close Combat en collaboration avec Célio Paillard et Inka Ernst, sur un texte de Seloua Luste Boulbina, et le film Affects). J’aime travailler sur des productions académiques, des discours. Je travaille sur le couple que forme le texte – partition avec l’interprétation. Le couple partition-interprétation permet de penser la création comme une série


Louisa Babari Un chant secret, collage, 80x120 cm, 2021

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de répétitions avec des décalages, L.B. : J’ai décidé, comme d’autres une séquence continue d’œuvres, qui d’artistes autour de moi, de ne pas me activent et valorisent la production ruer vers les stratégies de réception critique. et de production destinées exclusivement au secteur numérique. À l’inR.L. : Actuellement, les mesures verse de certains effets de panique, sanitaires restreignent la vie publique, une année blanche en terme de proet limitent l’exposition de tes pièces. duction permettait de repenser et de Cette crise par sa durée tend à trans- redéfinir le processus de création, de former les stratégies de réception et refuser certains mécanismes. Avec de production des œuvres, basculant l’écriture, je me suis tournée vers des vers une présence en ligne. Comment travaux plus introspectifs. À l’instar vis-tu cette situation, a-t-elle une inci- des conceptualistes russes des andence sur ta liberté d’artiste ? nées 1970, des artistes contemporains

algériens qui ne pouvaient ni exposer, ni vendre, les premiers pour des raisons idéologiques, les seconds pour des questions plus structurelles et pour certains de censure, les situations d’exception produisent des dynamiques qui dirigent la création vers des approches plus conceptuelles, créent un autre espace-temps et davantage de libre arbitre.

←↓ Louisa Babari BMK District, photographie, 24x30 cm, 2017

←↑ Louisa Babari Lecture, œuvre sonore 3’21, 2017

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Carte blanche Lucien Bitaux

Ensemble cartographique libre retraçant la construction d’une pensée contrainte par une grille structurelle : les formes s’accrochent et se libèrent de ces filets conscients ou inconscients, pour enfin essayer de dessiner une géographie des champs artistiques. Assemblages scannés et compositions photographiées, 2021 63

lucienbitaux.fr


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Le monde que nous créons retour sur une expérience d’exposition virtuelle à l’ère du confinement sanitaire 74


« Et nous vivons au milieu d’une forêt de virtuels inconnus dont quelques-uns peut-être admirables, propres à nous combler, et que nous ne songeons même pas à regarder, à réaliser ne serait-ce qu’en rêve, dans les cahiers de brouillon de l’imaginaire. Et nous portons ailleurs nos intentions, vers des inachevables absurdes, vers des monstres. »1

Focus Élise Vandewalle

Quel est le sens de l’art dans une société aux prises avec un danger vital majeur ? Continuer à « faire de l’art » à l’heure où les hôpitaux se surchargent de malades revient-il à « festoyer en pleine peste »2 comme pouvait l’écrire Lévinas ? Nous pensons au contraire que si l’art se meurt, c’est le destin d’une société qui décline, non pas parce que l’art et la culture sont les suppléments d’âme d’un système social, mais parce que les artistes participent activement à la société, par l’institution de nouvelles formes, l’invention de manières inédites d’habiter le monde. Festoyer en temps de peste reviendrait ainsi à suspendre dans la fête, dans le jeu et dans l’art, les structures instituées, afin d’inventer des mondes qui soient plus habitables. C’est pour cette raison que dans l’urgence du présent de nombreux artistes tentent de contourner les contraintes en s’emparant notamment de la réalité virtuelle, comme d’un monde où s’inventent des possibles. Élise Vandewalle 1 Étienne Souriau, les différents modes d’existence, PUF, 2009, p138 2 Émmanuel Levinas, Les Imprévus de l’histoire, Le Livre de Poche, Paris, 2008, p 125

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Élise Vandewalle est artiste et doctorante en esthétique et sciences de l’art, à Paris 1 La Sorbonne (Institut ACTE) sous la direction de Jacinto Lageira. Elle mène une recherche sur l’œuvre de Giorgio Agamben.


Vue de l'installation La Voie du Nord, matériaux mixtes et dimensions variables, Musée Vivant des Enfants, 2020. Crédit photo : Nicolas Dewitte

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focus le monde que nous créons

Élise Vandewalle


De La Voie du Nord à Eurometropolis, seuil du réel au virtuel

qui était celui de l’espace virtuel, chose qu’il fît avec le Virtual Dream Center6, lieu d’exposition en ligne créé par Jean-Baptiste Lenglet, Au début de l’année 2020, An- auquel l’artiste a alors fait appel pour toine Liebaert3 a conçu l’exposition La recréer et remodeler son exposition Voie du Nord pour le Musée vivant des afin de la rendre accessible au public. enfants de Fresnes-sur-Escaut. Ancrée dans le projet du territoire à traFace à la situation dans laquelle vers le programme « l’art dans les nous nous situons, il est compréhenquartiers, les quartiers vers l’art », l’in- sible que l’omniprésence du virtuel ne vitation qui lui a été faite par Le Prin- suscite que peu d’enthousiasme. Ces temps culturel a été l’occasion pour espaces de communication virtuels l’artiste de travailler à partir des élé- sont vécus comme des ersatz de liens, ments historiques d’une région qu’il utiles certes, cependant en deçà de connait bien et notamment de l’indus- ce que peuvent offrir de vrais raptrie textile. Il a ainsi pu collaborer avec ports sociaux, de même que les viun artisan pour réaliser un ensemble sites virtuelles proposées par les de tapisseries à partir de dessins/col- musées ne peuvent se soustraire à de lages numériques, confectionnés à vraies rencontres avec les œuvres. l’aide de différentes chutes indus- Mais lorsque Jean-Baptiste Lenglet trielles. Fortement imprégnées de l’in- ouvre l’espace du Virtual Dream Cenfluence de Jacques Trovic4, aussi bien ter en 2016, la question ne se pose pas que des peintures spirites d’Augustin pour lui en ces termes. Il n’envisage Lesage5, les œuvres textiles d’Antoine pas le virtuel comme un ersatz du réel Liebaert construisent elles aussi un mais en tant que médium à part enrécit visuel où se mélangent des réfé- tière, qui permet aux artistes d’expérirences au folklore local et à une cos- menter sans contrainte d’ordre mogonie égyptophile, dans une sorte économique, spatial, ou institutionnel. de syncrétisme halluciné, où la tradi- Le centre d’art virtuel extrapole en un tion, remodelée par la mémoire per- sens la structure de l’artist-run space, sonnelle, charge les œuvres de sens en en faisant un lieu à la fois mobile et passé et à venir. infini, donnant lieu à de multiples collaborations dans un réseau qui déLe premier confinement de mars passe le local, tout en s’affranchissant 2020, annoncé quelques jours seule- des contraintes matérielles. Aussi il ne ment avant son inauguration, a com- s’agit pas d’opposer le virtuel au réel, promis l’ouverture des portes de mais de générer des passages, d’un l’exposition et la rencontre avec le pu- côté et de l’autre du miroir, en faisant blic. Mais l’artiste, nourri autant par circuler les œuvres dans des lieux son insatiable curiosité pour les réels, en créant des connections entre formes culturelles les plus variées que les artistes et en favorisant les renpar les relations humaines suscep- contres. En somme, le virtuel ne signitibles de s’engager et qu’il sollicite fie pas pour Jean-Baptiste Lenglet à travers les œuvres qu’il conçoit, l’intangible, puisqu’il s’agit toujours n’entendait pas rompre les liens créés de proposer des conditions d’explorapendant ces mois passés à explorer, tion sensible des œuvres créées dans rencontrer, dialoguer avec les diffé- cet espace. Il n’est ni une dé-réalisarents acteurs du Musée vivant des tion du monde, ni une amplification enfants et de ses alentours. Pour de la réalité, mais une matière à exrépondre à cette entrave de la ferme- plorer pour elle-même. ture, il fallait donc franchir un seuil,

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3 Site internet de l’artiste : https://www. antoineliebaert.fr/ 4 Né en 1948 à Anzin, Jacques Trovic est un artiste brut, dont les tapisseries s’inspirent de la culture minière et du folklore de la région 5 Né à Saint-Pierre-les-Auchel en 1876, Augustin Lesage est mineur lorsqu’il entend une voix qui l’exhorte à devenir peintre. Initié aux pratiques spirites, il devient medium et réalise des dessins dictés par des voix défuntes

6 Site internet du Virtual Dream Center : https://virtualdreamcenter.xyz/fr/



Vues de l'exposition virtuelle La Voie du Nord 2.0 : Journey to Eurometropolis, 2020.


L’opposition philosophique entre réel et virtuel a fait l’objet de nombreuses réflexions, que nous ne pouvons qu’évoquer succinctement. Si Gilles Deleuze a pu écrire que « le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel »7, Pierre Lévy a rappelé à sa suite que le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel et que virtualité et actualité sont deux manières d’être différentes8. L’actualisation est « invention de formes », « solution » répondant au virtuel considéré comme « champ programmatique ». Parallèlement, Cornelius Castoriadis a repensé le rapport entre réel et imaginaire, pour souligner que notre réalité n’est pas constituée seulement d’éléments tangibles, mais aussi et surtout de relations fictionnelles, de significations imaginaires9. Comme pouvait l’indiquer à son tour Étienne Souriau, il n’y a pas d’un côté l’être et de l’autre le non-être, mais des degrés et des différences d’être. Le virtuel, de ce point de vue, n’est pas en défaut de réalité, mais il en est une modalité différente, qui est puissance d’imaginer. Et c’est cette modalité d’existence, cette matière, que le Virtual Dream Center s’attache à explorer. Antoine Liebaert a donc frappé à la bonne porte et, avec l’aide de Jean-Baptiste Lenglet, il a pu reconstruire entièrement et fidèlement non seulement l’exposition, mais aussi les alentours de la ville de Fresnes-surEscaut, en utilisant des captures de Google Maps. Le visiteur de l’exposition pouvait ainsi faire le chemin jusqu’au centre d’art et participer au vernissage, qui eut lieu en zoom au jour et à l’heure prévus. Mais plus encore que de reconstituer l’exposition, le seuil du virtuel a offert à l’artiste la possibilité de l’étendre en dépliant le lexique sous-jacent à partir duquel il avait conçu les tapisseries et les sculptures énigmatiques de l’exposition. C’est en effet le caractère du

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focus le monde que nous créons

Virtual Dream Center que de pouvoir accueillir dans son espace infini l’ensemble des œuvres, des recherches, des tentatives et des tâtonnements qui dans la réalité ne peuvent pas trouver leur place. L’espace virtuel est ce lieu où les possibles s’accumulent et débordent en arborescences infinies, en multitudes de repentirs, qui rendent compte d’une œuvre faite de matières hétérogènes, indécises, imprécises, impures10. Il ne s’agit pas alors d’une expansion d’un territoire comme d’une conquête mégalomane, mais de la révélation du caractère impropre de l’œuvre, de ses limbes, ses esquisses et ses brouillons. Ce qui pouvait prendre place dans cette exposition, c’était l’errabilité11, pour emprunter le terme d’Étienne Souriau, qui qualifie à la fois l’erreur et l’errance qui forment la matière de toute œuvre.

Miroirs du monde, fenêtres sur le chaos Eurometropolis, le monde virtuel créé par Antoine Liebaert, est ainsi à la fois la reproduction fidèle de la galerie et de ses alentours, en même temps qu’il s’étire dans une infinité d’espaces imaginaires qui sont autant d’arrière-chambres de l’œuvre de l’artiste. En s’engageant dans les rues reconstituées, le spectateur peut décider de se diriger vers le parc de la ville, dans lequel l’artiste a intégré quelques-unes de ses sculptures modélisées en 3D, comme autant de « fabriques » personnelles. Au-dessus des bâtiments, les architectures ovniesques – que les habitués de la métropole lilloise reconnaissent sans effort – indiquent que l’entrée dans l’espace virtuel n’est pas seulement une copie de la réalité, mais la plongée dans un univers parallèle à la fois pastiche de cette réalité et produisant néanmoins un écart étrange et inquiétant. Quelques pas encore et l’on se

retrouve complètement happé dans ce nouveau monde, où la réalité se distord complètement. Une fois le portail franchi, le spectateur se retrouve en effet dans ce que l’on peut qualifier de chambres mémorielles de l’artiste, recueillant les données sensibles qui concourent à l’élaboration de ses œuvres. Mais c’est à la fois cela et plus que cela. L’espace virtuel est ici une possibilité de développer imaginairement un monde, selon une logique du rêve où le spectateur omniscient parcourt des distances distendues, flottant littéralement au-dessus des vastes étendues d’architectures mêlant les éléments mythico-religieux de la vallée des rois et les répétitions architecturales propres à la tradition du nord de la France. Les pyramides, les Sphynx et les poteries antiques y côtoient les cheminées industrielles et les chevalements de mine, tandis que les architectures insolites de la région, parmi lesquelles on peut reconnaître la chaufferie-pyramide d’Henri Chomette, sont reconstituées et agencées ensemble selon un ordre qui semble arbitraire, comme peuvent l’être certaines bibliothèques ordonnées selon des affinités électives dont seuls les propriétaires connaissent le sens12. Les influences hétérogènes que l’on retrouve dans Eurometropolis, à savoir celles des artistes bruts, des architectures loufoques, de la science-fiction et du rétro-futurisme convergent vers un même intérêt qui anime l’artiste, celui de l’invention d’un monde parallèle, l’ouverture d’une fenêtre sur ce qui pourrait être. Pour Castoriadis, les sociétés sont le fruit d’une création imaginaire et, en un sens, arbitraire13. C’est dire qu’il n’y a pas de structure sociale déterminée, mais des possibilités infinies d’invention. Aussi, dans Fenêtre sur le chaos, le philosophe donne aux œuvres d’art la fonction de refléter ce

Élise Vandewalle


caractère a-sensé du monde. Prenant l’exemple du Château de Kafka, il indique ainsi : « (…) tout ce qui se passe dans Le Château est autre. Mais en même temps, dès que nous sommes entrés dans Le Château, nous percevons ce décalage inframillimétrique par rapport à la réalité, cette imperceptible torsion qui fait que ce monde, dont tous les morceaux pourraient être pris dans la réalité, ne sera jamais le monde de la réalité quotidienne ; et qu’il est plus réel que lui. »14 Le monde fictionnel créé par Kafka est cette fenêtre sur le chaos. Parce qu’il invente un univers « parallèle », Kafka crée une distance avec le monde dans lequel nous vivons, un écart qui nous permet de le voir comme une création, un agencement de sens qui masque le chaos.

C’est aussi le cas du geste déployé par Antoine Liebaert lorsqu’il nous propose ce voyage virtuel dans Eurometropolis. Le virtuel a été pour lui justement l’espace possible où ré-inventer un monde qui entre en résonance avec les codes et les structures de notre réalité, qui en calque les structures symboliques, culturelles en les infléchissant pour permettre, par un écart, d’évaluer notre manière d’habiter le monde. C’est ce qui en somme constitue la puissance du virtuel, de l’art, de l’imaginaire, trois mots qui ici doivent être entendus comme des synonymes et dont nous ne pouvons qu’éprouver l’immense nécessité face à l’urgence du présent.

7 Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p.269 8 « Le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, force, puissance. Dans la philosophie scolastique, est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. Le virtuel tend à s’actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou formelle. En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel : virtualité et actualité sont deux manières d’être différentes ». Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Éditions de La découverte, 1998, p.13 9 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, 1975 10 Ce qu’Agamben nomme l’ « avant du livre » : « J’emploierai cette formule – « l’avant du livre » pour me référer à tout ce qui précède le livre et l’œuvre achevée, à ces limbes, à ce pré- ou sous monde de fantômes, d’esquisses, de notes, de cahiers, de brouillons, de versions auxquels notre culture ne réussit pas à donner un statut légitime ni une apparence graphique adéquate, probablement parce que notre idée de création d’œuvres est grevée par le paradigme théologique de la création divine dans le monde, ce fait incomparable qui, selon ce que suggèrent les théologiens, ne revient pas à un facere da materia, mais à un creare ex-nihilo, une création qui non seulement n’est précédée d’aucune matière, mais se réalise instantanément, sans hésitation ni repentit, par un acte gratuit et immédiat de volonté ». Giorgio Agamben, Le feu et le récit, Éditions Payot Rivages, 2015, p.98 11 Ibid., p.204 12 On pense notamment à L’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg 13 « Toute société est un système d’interprétation ; et, ici encore, le terme “ interprétation ” est plat et impropre. Toute société est une construction, une constitution, une création d’un monde, de son propre monde. Sa propre identité n’est rien d’autre que ce “ système d’interprétation ”, ce monde qu’elle crée. » Cornelius Castoriadis, Domaines de l’Homme, Les carrefours du labyrinthe 2, Éditions du Seuil, 1986, pp.281-282

Calligramme visuel ASCII illustrant la page de présentation de La Voie du Nord 2.0 sur le site de Virtual Dream Center

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14 Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, Éditions du Seuil, 2007, p.138


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Vues de l'exposition virtuelle La Voie du Nord 2.0 : Journey to Eurometropolis, 2020 ↓ Captures du vernissage confiné de la version virtuelle de l'exposition La Voie du Nord 1.0, avril 2020

+ d’infos : télécharger l’exposition : http://virtualdreamcenter.xyz/fr/virtual-dreamcenter-5-0/ voir la présentation : https://virtualdreamcenter.xyz/fr/antoineliebaert-la-voie-dunord-2-0-journey-toeurometropolis/ 83

Instagram du Virtual Dream Center : https://www.instagram.com/virtualdreamcenter/ Instagram d’Antoine Liebaert https://www.instagram.com/antoine.liebaert/


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photographies numériques, extrait de transcription d'entretien oral, 2021

Carte blanche duo ORAN

oran-g.com


« Bonjour ! Je ne sais pas si tu as vu ici, il y a des fleurs assez rares qui poussent, ce sont des clandestines. C’est une plante qui n’a ni feuilles ni chlorophylle, et qui puise sa nourriture dans les racines de ses hôtes grâce à des suçoirs.



En fait elles ont été importées par des botanistes. Normalement elles ne poussent pas dans la région mais elles se sont très bien acclimatées ici. On avait un peu peur que les pieds ne repoussent pas parce que l’année dernière des personnes ont fait un feu juste à côté. Mais finalement, il y en a deux fois plus. Donc voilà, on a plein de petites clandestines. …



C’est vrai que c’est un nom un peu étonnant. Je ne sais pas, par exemple pour toi, qu’est-ce que ça signifie la clandestinité ?


Mmmm… pour moi c’est quelque chose d’interdit, d’illégal… quelque chose qui n’est pas à sa place.

Eh oui, moi aussi je pensais que c’était surtout ça, mais étymologiquement ce qui est clandestin c’est avant tout ce qui existe, fonctionne, se fait de manière secrète. »




De la liberté de ne pas faire, entre nécessité et paradoxe


Le texte qui suit s’immisce dans la pratique de l’artiste français Alexandre Lavet (né en 1988 en France ; vit et travaille à Bruxelles). Son ambition est, au-delà de l’exégèse et des formes traditionnelles de l’entretien, du mimétisme du discours direct et de l’analyse distanciée, de s’infiltrer dans les paradoxes de la liberté et la subjectivité de l’artiste. Depuis ses débuts en école d’art, Alexandre Lavet veille avec soin à se dégager de toutes contraintes, une posture – un statement dont il a fait un mode de vie et une méthode de travail indissociables. À la fois maître et tributaire de cette condition, comment parvient-il à allier quête de liberté, reconnaissance et survie économique ? Pourquoi la « liberté » dont il/l’artiste jouit est paradoxalement contraignante ? En quoi cette position est-elle singulière mais reflète, aussi, les difficultés contradictoires d’une plus large génération ? Volontairement en retrait des réseaux de communication et de production, Alexandre Lavet développe une immunité et cultive un minimalisme de la forme encourageant l’indépendance – la sienne d’une part (à l’égard d’un mode de production) et celle du regardeur de l’autre (à l’égard de la forme produite).

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Focus Antoinette Jattiot

Antoinette Jattiot Historienne de l'art de formation, Antoinette Jattiot collabore en tant qu'autrice à différentes revues spécialisées telles que l'art même, 02, Espace Art Actuel. En parallèle de ses projets d'expositions et d'écriture indépendants, elle est commissaire des programmes publics à La Loge, un espace bruxellois dédié à l'art contemporain, l'architecture et la théorie. Depuis 2015, elle a travaillé pour différentes institutions comme le WIELS, M Leuven et le pavillon belge de la Biennale de Venise.


Un besoin profond de dire et de produire le travaille au corps. Souvent tiré du sommeil par ses pensées, il gratte des notes sur les pages encore vierges des carnets qu’il accumule au pied du lit – le départ de l'œuvre De Grandes Idées (2018). En référence au livre de Ken Kesey1, le titre des calepins fac-similés en plâtre teint est un hommage à la liberté de faire ou de ne pas faire, à la possibilité de réaliser ou non ces collections de réflexions. Il ne croit pas à la liberté artistique comme seule nécessité intérieure de créer. Elle est certes un sentiment qui le prend aux tripes et l’agrippe mais elle se façonne et ne saurait s’épanouir sans les moyens ou les limites d’un cadre décidé par l’artiste. Depuis toujours, il s’octroie le droit de refuser les invitations qu’il juge inadéquates, il prend soin d’éviter les expositions complaisantes et l’entre-soi. Si le projet lui semble bancal, il préfère attendre d’autres occasions plutôt que d’avoir le sentiment d’entretenir une reconnaissance personnelle ou de choyer ses finances. Il songe souvent

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à When Attitudes Become Form2, une exposition sans précédent, l’exemple parfait d’une réunion d’artistes qu’il admire et dont les pratiques ont ébranlé un système sans pour autant renier leurs convictions. En 2015, après avoir acquis une de ses œuvres lors d’une exposition à Paris, la jeune galerie hollandaise Dürst Britt & Mayhew lui propose son soutien, ses œuvres voyagent rapidement au cours d’expositions sans qu’il y ait vraiment aspiré. De Marseille à La Haye, en passant par Lisbonne, un réseau se tisse. À moins de trente ans, des acquisitions (au sein de collections qui l’entourent de ses maîtres, Allan McCollum, Niel Toroni, On Kawara, Joseph Kosuth, entre autres) et une première exposition individuelle au CAC Passerelle lui offrent une reconnaissance remportée à force de minutie, de discrétion et d’une intransigeance dans la pratique. L’opportunité avec le centre d’art de Brest à la suite d’une sélection involontaire pour la bourse d’aide à la

focus de la liberté de ne pas faire, entre nécessité et paradoxe

création de Clermont Communauté – structure In Extenso – le conforte dans ses choix : produire sans renoncement, être patient et ne jamais faillir aux courbettes mondaines et à la facilité représentative des réseaux sociaux. Il se préserve avec pudeur et nourrit au minimum les algorithmes, les followers et l’image de la vacuité. S’il résiste tant bien que mal à l’Instagramisation du monde, de l’art et de l’artiste, il ne cache pas son usage de l’application comme un outil de contrôle pour sa représentation. Il aurait même voulu en faire un projet artistique dit-il – bien qu’il s’interroge sur le but de la forme qui en aurait découlé. Il agit selon ses envies sans perdre du temps à faire ce qu’il ne veut pas ou trouve futile, là où d’autres artistes pensent cela comme nécessaire. La liberté est aussi une question d’authenticité. On ne peut parler que de ce que l’on vit. Les seuils sont plus difficiles à franchir mais il juge leurs passages plus honnêtes, vertueux et qualitatifs. Il ne fléchit pas aux injonctions des dossiers de résidence.

Antoinette Jattiot


1 Et quelques fois j’ai comme une grande idée est un roman américain de Ken Kesey (1964), une œuvre magistrale de 800 pages éditée en français dans la collection des Grands Animaux, Toussaint Louverture. Le livre a trôné des nuits – des années – durant sur la table de nuit de l’artiste comme un objet rassurant dont il commença maintes fois la lecture 2 Présentée en 1969 à la Kunsthalle Bern, l’exposition du commissaire Harald Szeemann marque un tournant dans la pratique curatoriale et la reconnaissance d’artistes émergents des années 1960 issus du Land Art, de l’Arte Povera, Post-minimalisme, etc. et de pratiques valorisant le concept plutôt que la forme finale de l’œuvre

↙ Les oubliés 2011 – Graphite, 7 cm chacun Crédit photo : Alexandre Lavet

↓ Peanuts 2018 – Graphite et crayon de couleur sur papier plié (Clairefontaine 60g), 24 x 17 cm Crédit photo : Alexandre Lavet

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D’ailleurs il n’y répond pas ou plus. Il évite l’accumulation de candidatures et les nuits blanches à deadlines : jamais épargné par une certaine angoisse, il entretient pourtant une forme de non-agir et continue à biffer les idées avec nonchalance. Il vogue dans un état de latence où il choisit ou non de les réaliser selon leur pertinence dans l’instant présent. La ligne est claire et ses choix sans concession. Cette veille chronophage est pétrie de dilemmes toujours plus nombreux et dont il sent une menace constante, lui, tiraillé entre l’envie de reconnaissance et la liberté à maintenir le cap avec sincérité, candeur et honneur. Les tâches non-créatives de l’artiste manageur n’ont pas de place dans son écosystème. Si être artiste professionnel correspond à ce modèle, alors il ne l’est pas. Il se résigne à ne pas gagner d’argent avec l’art, si c’est au prix de l’espace qu’il lui reste pour produire. Comme beaucoup d’autres, il gagne sa croûte par diverses activités de

graphisme ou de montage d’exposition. Il salue la capacité de ceux qui parviennent à échafauder les systèmes de la professionnalisation mais croit en la nécessité de penser d’abord à ce qu’il est plutôt qu’à ce qu’il représente. Pour sa première exposition aux États-Unis (New York, Swiss Institute 2015), Niele Toroni a 78 ans. L’organisation de l’exposition semble désuète : Toroni n’a ni Internet, ni portable, il n’est joignable que sur son téléphone fixe ou par courrier. Les artistes BMPT appartiennent certes à une autre génération mais l’évolution de Buren témoigne au contraire de l’importance des choix personnels pour rester fidèle à ses convictions. Alexandre Lavet salue bien plus la pratique d’un artiste comme Toroni, un emblème de droiture qui selon lui moque la gloire personnelle. Toroni n’a jamais dérogé à ses règles là où Buren a pu flirter avec l’entertainment. Alexandre Lavet admire cette génération qui a été épargnée par les travers cyniques


d’Internet, la séduction des réseaux circulent sans arrêt. Il ne se les approsociaux et l’ultra-disponibilité. prie pas mais en détourne leurs usages et les manipule. Les fausses Date Malgré ses pièges, Internet est Paintings inspirées d’On Kawara3 sont pour lui une source intarissable l’une des preuves de ce détour : d’idées, d’images et une porte sur le JAN.28,1989 (2016) en est même une monde dont il ne pourrait se passer. Il plaisanterie. L’œuvre est un clin d’œil vogue sur la toile des heures durant à sa propre vie, comme souvent dans pour assouvir sa curiosité, apprendre son travail, et à l’amoureuse de des techniques et croiser ses sources. l’époque qui, née à cette date, visitera Son esprit n’a la limite que de sa fa- l’exposition. Exposée en Hollande en tigue physique. Il sait emmagasiner 2016, la toile semble comme abanl’information avec la rigueur d’une donnée dans le stockage, emballée machine que l’on programme. Alors dans un simple papier bulle et laissée qu’il n’a jamais touché à un logiciel de au sol : une image inhabituelle pour modélisation 3D, c’est en quelques celle qu’on attendrait d’une œuvre si nuits à peine qu’il apprend et conçoit précieuse d’On Kawara. FEB.16,1971 virtuellement la scénographie du pro- (2017) est une autre déclinaison de ce jet I would prefer not to (2017). geste mais découle cette fois d’une commande de la part d’un collectionFasciné par des idées progres- neur en possession de la peinture orisistes comme celles d’Aaron Swartz ginale. Ici Alexandre Lavet crée un (pour une accessibilité gratuite de la déjà-vu plutôt qu’une copie, une connaissance et de la culture à toute connivence plutôt qu’une approprial’humanité), son œuvre contourne par- tion de l’original. Il rappelle l’essence fois les questions de droits d’auteur, même d’un entêtement conceptuel les codes et l’infinité d’images qui dont il se revendique en créant une

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↑ JAN.28,1989 2016 – Peinture acrylique sur toile, papier bulle, adhésif, mousse de polyéthylène – 24 x 30 x 6 cm Crédit photo : Alexandre Lavet ↗ Vue d'exposition Learn from yesterday. Live for today. Look to tomorrow. Rest this afternoon, Deborah Bowmann, Bruxelles (BE), 2018 Crédit photo : Alexandre Lavet → Tsundoku 2019 – Contreplaqué, Gesso, transfer de Toner, vernis, dimensions variables Crédit photo : Alexandre Lavet

3 Les Date Paintings sont une série de peinture de l’artiste conceptuel On Kawara débutée en 1966 et réalisée quotidiennement – ou presque – jusqu’à sa mort

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rencontre incongrue entre une œuvre, actes sont des simulations ou des cosa perception et le regardeur. pies de formes rencontrées dans les espaces habités comme celui de l’exDans son économie au jour le jour, position. Les simulacres lui offrent un l’espace de création se mêle sans dis- double potentiel et un espace de jeu tinction avec le lieu de vie, de repos et avec le visiteur. Il prend plaisir à élad’échange. Il rêve d’espaces entière- borer des émotions. L’accomplissement modulables et mobiles comme ment de sa nécessité exulte dans la un anti-cadre. Après l’école d’art, il rencontre avec l’autre et dans rejoint des amis à De La Charge4, l’art l’échange que produit la forme ou le et la vie y fusionnent. Bruxelles l’en- geste minutieusement glissé dans le traîne alors dans un nouveau voyage. réel. Les dispositifs auxquels il a reLes cannettes de Jupiler récupérées cours invite à une réflexion sur des et peintes de All The Good Time We choses cachées dont seules l’errance Spent Together (2016) sont les souve- et l’observation conduisent à leur nirs touchants de ces instants faits de compréhension. Le visiteur doit chandiscussions intarissables, d’expé- ger de perception. C’est un appel aux riences et de rencontres fertiles. De- sens, à une libération et une responpuis toujours, les matériaux pauvres sabilisation du regard, une résistance de ses œuvres lui apportent l’indé- contre la consommation touristique pendance nécessaire au mode de vie de l’exposition et des circulations et de production qu’il chérit. Au sol, toutes tracées. Déjà, aux beaux-arts au mur ou entre leurs interstices, il de Clermont-Ferrand, l’idée se matédispose en discrétion des simulacres rialisait avec peu et rapidement, d’objets – plutôt que des readymades quelque chose qu’il saisit encore dans – dont la facilité l’ennuie. Les sculp- l’art conceptuel dont il tire ses printures, les peintures, les dessins, les cipes. Pourquoi dépenser autant

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d’argent en toile et peinture alors que l’essence d’une idée peut prendre forme sur un bout de feuille et avec un stylo ? Ses matériaux sont simples et leurs usages évoquent les conceptions japonaises du beau, de l’harmonie et de l’équilibre. Légères et fragiles, les Nap Study (2018-) sont une série d’œuvres démarrée en 2018 et modelée en forme d’oreillers marqués par les têtes s’y étant enfoncés, endormis ou reposés. Elles sont façonnées en papier japonais selon la technique du Washi ; elles évoquent le temps et l’art du repos comme un moment de méditation à rebours de la vitesse, à contretemps de l’escalade qui donne le tournis. Où sont ceux qui analysent encore et ralentissent pour vivre pleinement leur pratique ? Décriant le rythme incessant d’un continuum d’évènements, les mascarades l’oppressent. Quelles relations avec le monde et aux autres résistent encore à ces mécanismes ? Le vide donne le vertige tout comme le manque de l’attention aux choses simples dont trop

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souffrent. De cette absence ne résulte qu’une perte de temps, un manque criant d’apaisement et de tranquillité : il vocifère contre le syndrome de la norme glorifiant la production au détriment de la qualité et de l’humilité. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. »5 se remémore-t-il souvent. Quand apparaissent Les Oubliés (2011-), c’est entre autre pour poétiser un ras-le-bol de la surabondance. Ces objets éveillent à des petits détails de la vie et embellissent l’écosystème de l’exposition. C’est une manière personnelle de vivre et de regarder, une simplicité, un point c’est tout. Les dessins de la série Les Choses (2015-) (tickets de caisse, sacs de produits alimentaires, etc.) s’inscrivent dans le même ordre d’idée, ils reproduisent des traces d’activités quotidiennes, attirent le regard sur les gestes ténus de l’existence, de la consommation et de l’économie de l’artiste. Ces objets

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sont tellement courants qu’ils appartiennent à tous. La réalité banale et nue des grands espaces l’a aussi toujours bercé et fasciné. La série des Vides (2011) en est bien le souvenir. Glanés sur Internet et débarrassés de leurs œuvres par une action numérique, leur apparente simplicité s’animent de détails qui révèlent l’ADN architectural des espaces d’exposition. C’est d’ailleurs cette même impression d’absence qui habite ses propres présentations et enveloppe tout entière les corps en recherche du détail : le visiteur est sa préoccupation centrale. Rien n’est laissé pour compte, chaque geste est calculé, au centimètre près pour le guider sans y paraître. Il touche chaque sens par de petites variations de la banalité. Il varie la nuance d’un néon au milieu des autres, révèle la surface qu’aurait laissé un cadre au mur, peint un faux masking tape entre deux cimaises. « Pour nous, cette clarté-là sur un mur, ou plutôt cette pénombre, vaut tous les ornements du monde et sa

↖ L'été indien 2016 – Papier cuisson plié, dimensions variables Crédit photo : Alexandre Lavet ↑ Vue d'exposition Everyday, I don’t. Passerelle Centre d’art contemporain, Brest (FR), 2018 Crédit photo : Alexandre Lavet

4 De La Charge était un artist-run space bruxellois, installé Rue Théodore Verhaegen à Bruxelles qui opéra entre 2012 et 2015 5 Blaise Pascal, Pensées, 1669


vue ne nous lasse jamais. »6 Il fait avec ce que lui offre l’environnement (quotidien et muséal) pour en extraire ses plus belles normalités. En se réappropriant le réel et sa trivialité, il rend plus accessible et sensible les choses banales et communes de la vie, les formes singulières qu’on ne voit plus mais dont les propriétés rappellent une histoire des formes, le temps qui passe et un état de conscience sur le monde. Ses œuvres parlent d’une (omni)présence, comme aussi Inemuri (2018). Entre l’original et la copie, le tabouret en plâtre teint confond le modèle iconique d’Alvar Aalto et celui populaire d’IKEA. Rompu à l’usage, l’objet produit formalise une conscientisation du regard et toute la libération que le geste procure à celui qui le regarde.

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À la manière de Duchamp dont ↑ Colorants LW53 2018 – Graphite et crayon de couleur sur l’art serait de vivre, Alexandre Lavet Awagami Silk Pure White 62g plié, agrafe, est un activiste discret de la lenteur et 3,5 x 12,5 x 8 cm non un travailleur de l’art. Il cherche à Crédit photo : Alexandre Lavet résister à la récupération mercantile, ↗ Ensemble no5 au surplus consumériste et la mar- 2019 – Technique mixte, dimensions variables Crédit photo : Alexandre Lavet chandisation de l’image de l’artiste. Les gestes simples de sa vie et de ses → Ensemble no2 œuvres contribuent à la poésie du ba- 2019 – Technique mixte, 47,3 x 40 x 38 cm Crédit photo : Alexandre Lavet nal et nourrissent une autonomie patiemment acquise. La radicalité singulière de la posture à laquelle j’ai tenté de donner corps fait preuve d’une quête patiente mais concrète défiant l’abstraction et les paradoxes que représente la liberté artistique. Cette condition fragile mais viable atteste, je le crois, d’une persévérance à habiter coûte que coûte la beauté qui 6 Junichirô Tanizaki, Eloge de l’ombre, demeure dans le quotidien.

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Éditions Verdier, 2011

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Carte blanche Élodie Merland

interventions in situ (Dunkerque, Folkestone, Londres, Prague), collage, craie, peinture aérosol / photographies / vidéo, 13’25’’ 2016-… 105

elodiemerland.net


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Language as a battlefield entretien avec Roxanne Maillet 116


Intimement lié à la commande, le design graphique résulte du dialogue entre commanditaire et designer, le dernier se mettant au service du message que le premier souhaite délivrer. Depuis John Langshaw Austin, nous avons retenu que « dire, c’est faire » et qu’un énoncé a une force performative. Nous pouvons percevoir ici que quelque chose se noue : si le langage est une puissance d’action, le medium qui le véhicule, ainsi que sa mise en forme en sont nécessairement une aussi. Au cours de la discussion qui suit, Roxanne Maillet et moi – Karin Schlageter – espérons faire sentir que le langage est un champ de bataille, un enjeu à l’échelle individuelle et collective.

Focus Karin Schlageter

Karin Schlageter Diplômée du Master « Arts et Langages » de l’EHESS en 2011, Karin Schlageter (*1988, FR-CH) est une commissaire d’exposition indépendante basée à Marseille. 117


Karin Schlageter : J’aimerais commencer notre discussion en revenant sur ton parcours et en particulier ta formation de designer graphique. Tu as commencé tes études supérieures aux Beaux-Arts de Lyon, dans la section design graphique. Ayant obtenu ton DNA, le diplôme de troisième année, tu quittes la France pour t’installer en Belgique où tu poursuis tes études de graphisme à l’école de recherche graphique à Bruxelles. Est-ce que ces deux écoles se ressemblaient ? Comment t’ont-elles formée au design graphique ? Roxanne Maillet : Si tu le permets, j’aimerais remonter encore plus en arrière et revenir à ma formation au lycée. J’ai fait un bac pro « PAO et Impression » qui m’a formée à la publication assistée par ordinateur et aux techniques d’impression offset, c’est-à-dire à la chaîne de production industrielle de l’imprimerie. Et à l’époque, ça ne m’a pas du tout plu ! C’était très technique et peu créatif. Après mon bac, j’ai voulu me rediriger vers les arts plastiques, et après une année de classe préparatoire, j’ai atterri à Lyon en 1ère année propédeutique. Aux Beaux-Arts, je ne voulais pas du tout refaire de graphisme, je voulais faire de la peinture ! Et c’est ce que j’ai fait au début. Je peignais des toiles qui ressemblaient à des publicités ou à des affiches, qui utilisaient les ressorts de la composition graphique, et finalement, le print n’était pas très loin. À la fin de la première année, on m’a dit : « tu continues en section design graphique ou tu t’en vas ». Rétrospectivement, je pense que c’est aux Beaux-Arts que j’ai ressenti les premières formes d’oppression liées au discours. Il fallait défendre ses positions, ses partis pris artistiques, promptement, avec fluidité et aisance. Ce qui m’a frappée également, c’est que le chemin menant du graphisme aux arts plastiques était un chemin empêché, entravé. Tandis que les étudiant·e·s de la section arts plastiques qui s’aventuraient sur le terrain du design voyaient leur démarche valorisée. Il y avait une hiérarchie très marquée entre les domaines artistiques. Finalement, je me suis sentie très bien en section design graphique. Les professeur·e·s y étaient très présent·e·s, bienveillant·e·s et disponibles. J’ai eu la chance d’être formée par Thierry Chancogne et Alexandru Balgiu. Le premier, qui est très respecté dans le milieu du graphisme, nous

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transmettait son savoir immense relatif à l’histoire de l’écriture et à la théorie du graphisme, de façon très ouverte, notamment aux autres disciplines artistiques ou scientifiques. Alexandru Balgiu de son côté, nous apportait une nourriture poétique et spirituelle. Pour mon diplôme de troisième année, j’avais axé mon projet sur le colportage car je m’intéressais à tout ce qu’il y avait « autour » de l’objet imprimé : la discussion que celui-ci peut générer notamment. Après mon jury de DNA, j’ai quand même tenté l’équivalence pour entrer en 4e année à Lyon, et dans la commission d’admission, il y avait Catherine Guiral (qui a fondé le studio officeabc et qui enseignait en Master à Lyon). C’est elle qui m’a soutenue dans mon désir d’aller à l’erg, l’école de recherche graphique à Bruxelles. Elle avait vu juste car le Master de Lyon est strictement axé sur l’édition, c’est difficile de s’éparpiller, d’expérimenter en dehors de ce cadre. Or, à l’erg, il est possible de mixer art et design, les passerelles existent. Je trouve que c’était une bonne idée de passer de Lyon à Bruxelles. À Lyon, il y avait un budget énorme par étudiant·e, tandis qu’à l’erg, il y avait juste une imprimante laser noir et blanc, et en plus, il fallait payer ses impressions ! Mais cela oblige à bien conceptualiser ses projets, il faut vraiment réfléchir avant d’imprimer ! Finalement, c’est très en phase avec la réalité du métier, puisqu’en sortant de l’école, on se retrouve dans une grande précarité. À l’erg, j’ai fait de la performance pendant un an. Puis je me suis rapprochée de Loraine Furter qui était très généreuse et m’a beaucoup soutenue. Elle encourageait les femmes à la sortie de l’école, elle nous proposait du boulot : des conférences ou des ateliers. C’est elle qui m’a introduite dans le réseau féministe bruxellois. À Lyon, personne ne m’avait parlé de féminisme ; on ne nous présentait pas le travail de femmes artistes, et il n’y avait presque pas de femmes dans le corps professoral… C’est à cette époque, en 2016, que j’ai commencé à organiser les « Cave Club ». Ici, mes recherches sur le colportage ont évolué vers les salons littéraires. Les « Cave Club » étaient des rendez-vous que j’organisais dans ma cave et qui me permettaient de croiser mon intérêt pour le féminisme et pour la sociabilité qui peut entourer un texte. À chaque fois, j’invitais une autrice à lire des

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↑Roxanne Maillet & Clara Pacotte Amils Agitels avec Marie Mam Sai Bellier, Guillaume Sbalchiero et Marine Stephan, 2017 Téléchargement libre : https://thecheapestuniversity.org/publication/ amils-agitels/ ↖Léa Beaubois Cave Club Diagonal Void Embassy Buffet 2019

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textes en cours d’écriture. Ce qui était important, c’est qu’il fallait que ce soit un safe space pour les autrices. Pour cette raison, ces lectures n’étaient pas ouvertes au public, les personnes présentes avaient été invitées et choisies en rapport avec le travail de l’autrice. D’un point de vue graphique, l’enjeu résidait dans la production d’un objet éditorial qui relate ce temps de lecture et la discussion qui avait suivi, et s’articule donc autour de tout ce qui relève de la trace et de l’archive, mais aussi la question de la transcription de l’oralité. Ainsi, je partais toujours du script original ou de la partition de la performance, que je confrontais ensuite à la captation sonore de l’événement. J’essayais de produire des transcriptions vibrantes dans lesquelles je glissais des morceaux de réel. Je rendais visibles les variations entre le texte initial et son incarnation, en biffant les phrases qui n’avaient finalement pas été prononcées à l’oral par exemple. KS : Ce travail autour de la transcription de l’oralité se poursuit aujourd’hui par l’édition de la revue Phylactère, que tu as cofondée avec Auriane Preud’homme. RM : Phylactère s’intéresse à tous les objets générés par une performance : partition, script, captation, etc. Les contributions émanent de personnes qui ont assisté à une performance ou qui l’ont créée et interprétée. KS : Un premier numéro a été publié dans le cadre d’une résidence à Marseille, à Rond-Point Project. Un second numéro devrait bientôt sortir, là aussi dans le cadre d’une résidence, au Centre d’art contemporain Chanot. Comment la revue a-t-elle évolué ? RM : Pour le second numéro, grâce la bourse de production liée à la résidence, nous allons pouvoir rémunérer les contributrices. Ce numéro sera l’objet d’une collaboration importante avec le CACC puisque sa directrice Madeleine Mathé nous a proposé de co-organiser un cycle de performances au centre d’art, que nous retranscrirons pour l’occasion. À travers ce dialogue entre la revue et l’institution, l’idée est de faire bénéficier aux artistes d’un temps de travail, de répétition, mais aussi d’en générer une archive, une captation vidéo et sonore, prolongée par la retranscription

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textuelle. Ce qu’il y a de différent également, c’est que cette fois-ci, nous avons choisi et invité toutes les contributrices. Alors que jusqu’à présent nous acceptions les suggestions et propositions spontanées. KS : En parallèle, tu fais partie de Bye Bye Binary un collectif de recherche graphique franco-belge qui travaille à la création de typographies inclusives et non-binaires. RM : En 2017, un peu avant la formation de Bye Bye Binary, j’avais commencé à aborder ces questions en dialogue avec Clara Pacotte – qui a cofondé EAAPES* avec Charlotte Houette : un groupe de recherche autour des questions queer et féministes dans la littérature de science-fiction. En 2017 donc, à l’invitation du collectif Cheapest University, Clara et moi avions produit un petit fanzine, contenant des textes insurrectionnels. Nous nous interrogions sur l’écriture inclusive, sur ce qui fonctionnait ou pas dans les solutions qui étaient alors en usage. Le point médian par exemple : il scinde les mots et déséquilibre la balance entre les blancs et les noirs dans la page – ce qu’on appelle le gris typographique – et perturbe la lecture. C’est le même problème pour tous les signes qui ont été testés : le slash, le point bas, le tiret, la parenthèse ou la majuscule. L’idée était de trouver d’autres outils pour faire évoluer l’écriture. Nous avions l’intuition qu’avec deux trois « coups de typo », nous pouvions peutêtre rendre le principe plus fonctionnel, et notamment grâce à la ligature qui permet de réunir deux caractères en un seul. Comme je ne fais pas de dessin de caractères à la base, j’avais invité à ce workshop des ancien·ne·s collègues de Lyon pour réfléchir sur ces questions-là. Nous nous étions basé·e·s sur le roman MNRVWX de Clara Pacotte (2017) dans lequel elle utilise les pronoms non-genrés oll et olls. Cette technique d’écriture remplace le marqueur de genre, gêne moins la lecture, et facilite la prononciation à l’oral. À l’issue de ce workshop, nous avions créé un set de glyphes présentés dans le fanzine amils agitels. Six mois plus tard, nous avons co-organisé un workshop inter-école entre l’erg et la Cambre, durant trois jours avec une quinzaine d’étudiant·e·s. Il s’est déroulé à ROSA une librairie féministe de Bruxelles. C’était incroyable parce que des personnes sont même venues de Toulouse et de Nice.

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Phylactère no1, Patati Patata, 2020 Crédit photo : Clara Prioux

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C’est comme ça qu’est née la collective Bye Bye Binary, qui ne cesse de croître depuis ! Le groupe n’est pas hiérarchisé, tout le monde reçoit le même degré d’information, et chaque proposition de travail que nous recevons est partagée avec tous·tes. Nous ne faisons pas de distinction entre les étudiant·e·s et les « professionnel·le·s », c’est absolument horizontal et l’expérience est incroyable ! Certain·e·s s’occupent du dessin de caractère. D’autres s’occupent de coder, pour rendre les ligatures actives, de sorte que l’on puisse taper un raccourci clavier et faire apparaître la ligature sur Word et pas seulement sur Indesign ! D’autres s’occupent des conférences et de la transmission théorique. Au sujet des typographies, Velvetyne Foundry nous soutient depuis le début et a mis en ligne la VG5000, une des premières typos inclusives. Mais aussi la Cirrus Cumulus, dessinée par Clara Sambot, qui comporte une panoplie de glyphes qui permettent le dessin de figures, ainsi que plusieurs alternatives au point médian, constituant un système de ligatures à longueurs variables et des glyphes inclusifs et non-binaires. Aujourd’hui nous sommes en train de créer notre propre typothèque afin de répertorier les typos inclusives qui existent. Il me semble que cela participe à un élan de démocratisation de la typographie. Il s’agit d’un projet open source, démocratique, nous ne revendiquons aucune paternité sur les glyphes que nous inventons. Il est vital que n’importe qui puisse s’en emparer et dessiner sa propre typo à partir des glyphes que nous proposons. C’est beau la typo, c’est viral, c’est facile de télécharger une font, de l’installer et de l’utiliser. Même si l’écriture inclusive est questionnée, on peut facilement s’en saisir, et produire une forme de propagation, un soulèvement par le bas.

peut choisir de parler en flexion, mais cela exclut les personnes non-binaires. Lors du premier workshop à Bruxelles, nous avions essayé de créer une grammaire : l’ACADAM, basée elle aussi sur le roman de Clara Pacotte. C’est assez joli, on dirait de l’occitan ! Enfin, c’est encore au stade expérimental.

À chacun.e de choisir sa manière de parler KS : Oui, et puis les langues évoluent par l’oralité, par l’expérimentation et l’usage. RM : Oui. Il nous est néanmoins reproché de ne pas avoir de réponse, et que l’on se perd dans cette multiplicité de signes. Mais ce n’est pas la question pour nous : à chacun·e de choisir sa manière de parler. KS : Je pense qu’idéologiquement, ces recherches se positionnent contre l’idée d’une normatisation du langage. Or, de nombreuses personnes seraient rassurées de pouvoir s’en tenir simplement à l’avènement d’une nouvelle norme. Elles pourraient s’en remettre à celle-ci et simplement dire : « On abandonne l’ancienne règle, voici la nouvelle règle ». Ce qui cloche, c’est que cela va à l’encontre d’un principe de fluidité – et d’abandon des normes – qui anime tout le débat sur le genre.

RM : Absolument. Néanmoins, nous devons KS : Comment peut-on articuler ces re- fournir cet effort et accompagner celle·ux qui soucherches typographiques avec leur dimension haitent se servir des écritures inclusives. Il s’agit orale ? Au-delà des écritures inclusives, comment d’exclure le moins de personnes possible. le parler inclusif se produit-il ? Comment énoncet-on ces glyphes, ces ligatures ? KS : Quelle est la place pour ce genre d’expérimentations dans le cadre d’une commande de RM : Tout le monde nous pose la question, design graphique ? mais pour être franche on n’a pas vraiment de réponse. Ce sont des logographes (comme l’aroRM : Bonne question ! J’ai eu quelques combase) qui fonctionnent d’abord à l’écrit. Mais on mandes mais pour des projets marginaux, dans n’est pas obligé·e d’oraliser tout ce que l’on lit. On le milieu artistique notamment. Actuellement,

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Ce texte est composé avec la typographie inclusive « Combined » de Julie Patard. Elle est disponible en téléchargement libre sur le site badass libre fonte by womxn de Loraine Furter https://www.design-research.be/by-womxn/

Combined, dessiné.e par Julie Patard, est hybride, sa structure est fluide et ses déliés sont décalés.

La Combined est en perpétuelle évolution depuis 2018, et elle contient les glyphes inclusifs qui permettent de s'adresser aux indiscipliné.es, aux résistant.es et aux amoureux.ses de la liberté.

La Combined combine plusieurs types de typo, elle est née de l'intersection

des courbes d'une linéale et d'une didone. s⋅e t⋅e u⋅e n⋅e d⋅e i⋅e f⋅ve x.se l⋅le

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s.e t.e u.e n.e d.e i.e f.ve x.se l.le

S.E T.E U.E N.E D.E I.E F.VE X.SE L.LE


je travaille sur l’astérisque dans le cadre d’une traduction par Alice Wambergue de Cruising Utopia de José Esteban Muñoz, le texte sera préfacé par Élisabeth Lebovici, et publié par Brook, la maison d’édition de Rosanna Puyol. On a commencé à travailler avec l’astérisque suite à la lecture de Homo Inc.orporated de Sam Bourcier dans lequel est proposé un parallèle entre l’astérisque et la paillette, le queer. L’astérisque renvoie traditionnellement à un lien extérieur au texte. Ici, il est utilisé sans légende, il ouvre sur l’extérieur, le hors-texte, mais c’est la·e lecteur·ice qui décide. Ici typiquement, c’est une solution qui ne peut pas être oralisée. On le place au même niveau que le point médian pour des raisons esthétiques et de meilleure lisibilité. En allemand, cette solution existe et s’appelle Gendersternchen (l’étoile du genre), et elle est très utilisé dans les milieux militants, placée comme un astérisque normale. Charlotte Rhode, une graphiste néerlandaise a proposé trois déclinaisons de l’astérisque : un haut, un médian et un gros qui prend la place d’une lettre. Pour cette nouvelle typo, je dessine des astérisques adaptés aux lettres qui précèdent, dépendamment que cellesci soient hautes ou basses. Quand je l’aurais terminée, la typo aura un astérisque par lettre, soit 26 astérisques ! Et elle sera évidemment disponible en téléchargement libre.

quand elle devient ensuite l’objet d’une commande, pour des institutions culturelles notamment. L’intime est politique, c’est sûr, mais c’est toujours étonnant. Pour faire vivre ces projets qui ne sont quasiment pas rémunérés, je dois accepter beaucoup de commandes en même temps, mieux payées et plus classiques. J’ai la chance de n’avoir quasiment jamais travaillé dans des cadres n’ayant aucun lien avec mes convictions politiques. C’est un choix de vie assez fatigant, pour avoir un semblant de salaire. C’est dur aussi parce que je suis toujours en train de travailler. Il m’est impossible de me vider la tête comme quelqu’un·e qui est employé·e d’un studio graphique, pour qui le travail s’achève lorsque l’on quitte le bureau. Mais je suis très épanouie car c’est quand même l’endroit le plus safe pour moi aujourd’hui, même si ce n’est pas stable, et pas durable.

KS : D’ailleurs, tu collabores régulièrement avec le milieu des arts visuels et plastiques. Tu as réalisé l’identité graphique du cycle d’expositions NO NO DESIRE DESIRE de Thomas Conchou à la Maison Pop à Montreuil, tu collabores depuis plusieurs années avec des artistes, comme Liv Schulmann, Georgia René-Worms ou encore Cécile Bouffard. Est-ce que c’est pour toi la possibilité d’expérimenter plus librement ? RM : Oui, les milieux artistiques m’offrent un champ d’expérimentation plus vaste que l’édition. Et puis ma pratique s’étale un peu entre mes différents collectifs. En plus de Bye Bye Binary, je fais partie de La Gousse, un projet culinaire lié à la « dégoustation ». Ainsi que de VNOUJE – contraction de « vous », « nous » et « je » – une revue d’auto-fiction lesbienne qui contient des textes de Clara Pacotte, des dessins de Cécile Bouffard, et dont je réalise la mise en page. Ma production découle de ma vie privée, intime. C’est déroutant

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Karin Schlageter


Astérisques médianes glanées et dessinées par Victoire Bondoux et Roxanne Maillet pour Cruiser l’utopie de José Esteban Muñoz aux éditions Brook.

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Carte blanche Ricardo aka Johan

crayon, 3D 2021 127

www.instagram.com/ricardoakajohan


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Payé à 9h de l’heure sans être déclaré.


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Pour commencer commencer,, c’est plutôt bien bien.. Non ! Non !


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De toute façon dans le monde du travail c’est comme ça.


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Je peux te remplacer facilement, tu sais !


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Déjà,, je t’offre Déjà offre un boulot.


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Et ça ! Clairement, ça me demande énormément d’investissement.


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□ OUI

□ NON


R E V U E A N N U E L L E D ’A R T C O N T E M P O R A I N

CONTRIBUTEURS

RELECTURE

Lucien Bitaux Johan Fernandes Antoinette Jattiot Antoine Liebaert Raya Lindberg Élodie Merland duo ORAN Anne-Émilie Philippe Fabien Pinaroli Collectif Polynome Karin Schlageter Eliza Sys Élise Vandewalle

Fanny Leroux

REMERCIEMENTS artconnexion, Aurélien Catin, les clandestines, Pauline Delaplace, Alexandre Lavet, Lisière(s), Marco Nicolo, Abdesslam Oulahbib, Svetlana Riabova Brame, Marion Zilio

CONCEPTION GRAPHIQUE Yann Linsart - The Viewer Studio

FABRICATION Dorothée Xainte, Tons Directs

PHOTOGRAVURE Terre Neuve, Arles

ISSN 2418-0238

PUBLICITÉ bonjour@50degresnord.net

EN COUVERTURE

ÉDITÉE PAR

Antoine Liebaert Capture d'écran de l'exposition virtuelle d'Antoine Liebaert, La Voie du Nord 2.0 : Journey to Eurometropolis, 2020. Crédit photo : Antoine Liebaert & Virtual Dream Center

50° nord Réseau transfrontalier d’art contemporain 9 rue du Cirque BP 10103 F-59001 Lille cedex + 33 (0)6 89 27 38 44 bonjour@50degresnord.net www.50degresnord.net

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Vincent Dumesnil, Président

COORDINATION DE LA RÉDACTION ET SUIVI ÉDITORIAL

50° NORD REÇOIT LE SOUTIEN DE

Lucie Orbie, secrétaire générale

COMITÉ DE RÉDACTION Aurélie Champion, la malterie Catherine Delvigne, ESA Nord-Pas de Calais Dunkerque/ Tourcoing Vincent Dumesnil, La chambre d’eau Marion Duquerroy, historienne de l’art Ségolène Gabriel, Espace 36 Jean-Michel Héniquez, Collectif Élidée Sophie Lapalu, critique d’art et commissaire d’exposition Pauline Salinas, Les Brasseurs

50° NORD EST MEMBRE DU

Achevé d'imprimer en octobre 2021 par Standart Impressa, Vilnius Imprimé en Littuanie

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liste des structures membres Hauts-de-France Les ateliers de la Halle, Arras artconnexion, Lille Bureau d’art et de recherche, Roubaix Camoufleur, Lille Centre Arc en Ciel, Liévin La chambre d’eau, Le Favril Le Château Coquelle, Dunkerque Collectif Élidée, Amiens Collectif Renart, Lille CRP/ Centre régional de la photographie, Douchy-les-Mines Le Concept – école d'art du Calaisis, Calais La Confection Idéale, Tourcoing Diaphane, Clermont-de-l’Oise École d’art du Beauvaisis, Beauvais ESÄ - École supérieure d’art du Nord-Pasde-Calais, Dunkerque - Tourcoing École supérieure d’art et de design, Valenciennes Écomusée de l’Avesnois, Fourmies Espace 36, Saint-Omer

Espace Croisé, Roubaix L’être lieu, Arras Frac Grand Large - Hauts-de-France, Dunkerque Frac Picardie - Hauts-de-France, Amiens Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains, Tourcoing Fructôse, Dunkerque Galerie commune, Tourcoing Galerie Robespierre, Grande-Synthe L’H du Siège, Valenciennes Institut pour la photographie, Lille LaM, Villeneuve d’Ascq la malterie, Lille MODULO atelier, Esquelbecq MUba Eugène Leroy, Tourcoing MusVerre, Sars-Poteries La Plate-Forme, Dunkerque Le Quadrilatère, Beauvais Université de Lille - Direction culture, Villeneuve d'Asq

Wallonie-Bruxelles ARTS², Mons BPS22, Charleroi Les Brasseurs, Liège CENTRALE, Bruxelles Centre culturel Wolubilis, Bruxelles Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, La Louvière ESAVL, Liège Iselp, Bruxelles Keramis, La Louvière

Lieux-Communs, Namur La Loge, Bruxelles MACS Musée des arts contemporains, Hornu MAAC Maison d’art actuel des Chartreux, Bruxelles Plateforme Pulsart , Court-Saint-Etienne TAMAT, Tournai Transcultures, La Louvière Le Vecteur, Charleroi


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