Annales politiques et litteraires - 19110305

Page 1

Les Annales politiques et littĂŠraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson. 1883-1939. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. - des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter reutilisationcommerciale@bnf.fr.


Sommaire du N° 1445.

29e ANNEE (1er SEMESTRE)

TEXTE Notes de la Semaine M. X..., premier ministre LE

BONHOMME

CHRYSALE

Scènes du Temps Passé : Le HENRI LAVEDAN Carême à Versailles La Fondation du Conservatoire : Bernard Sarrette . ADOLPHE ADAM

....

Les Echos de Paris

SERGINES HENRY BATAILLE

Poésies : Berceuse — II fera longtemps clair, MATHIEU DE NOAILLES ce soir — La Mort des Fleurs JUANA-RICHAKD LESCLIDE . Les Livres des Revue :

Voyages.

.....

GASTON RAGEOT AUGUSTE DORCHAIN

La Poésie. Causerie Théâtrale: Le Théâtre de Maurice Maeterlinck EMILE FAGUET . . Bulletin Théâtral: L'Oiseau Bleu ; L'Enfant de l'Amour JEAN THOUVENIN

Notes de la Semaine

Les Educateurs de ma Pensée; MAURICE MAETERLINCK l'Oiseau Bleu La Décadence du Monocle . SERGINES L'Expositionde Rome en 1911 JEAN CARRÈRE

Notre Marine de Guerre. . . GROSCLAUDE Histoire de la Semaine. . . . JACQUES LARDY GÉNÉRAL ZURLINDEN La Légion Etrangère. Pages Oubliées : Les Héros GASTON JOLLIVET Mystérieux Mouvement Scientifique : Physique du Globe; VaMAX DE NANSOUTY riétés Petite Jurisprudence Pratique MAÎTRE ARGUS

....

La Vie Féminine : Aidons-nous les Uns les Y. S. Autres ALEXIS MOUZIN Le Signum

5 MARS 1911. Les Taquineries Collectives FERNAND NICOLAY Les Cercles des Annales. Y. S. .

Roman: Juste Lobel, AlsaANDRÉ LICHTENBERGER cien (suite) Revue Financière de la Semaine

ILLUSTRATIONS Dessins de Mme Georgette Leblanc-Maeterlinck et Guth. — Décors de M. Egoroff. — L'Exposition de Rome. — Notre Marine de guerre. — Portraits et photographies d'actualité.

MUSIQUE L'Oiseau Bleu. Poème de. MAURICE MAETERLINCK . . Musique de. ELIAS SATZ —

Et, pour finir, une belle phrase, harmodu Conseil. Jusqu'au dernier moment, les difficultés renaissent. Il se croit près d'a- nieuse sans redondance et légèrement boutir; il se dispose à partir pour l'Elysée émue, où les membres du cabinet prometavec une liste close: voici que le ministre tront de consacrer à leur tâche « l'effort des finances se dérobe. Et tout est à d'une volonté résolue et patiente, s'aprefaire. Alors, commence le chassé-croisé puyant sur le sentiment pratique des intéM. X..., premier ministre portefeuilles. Le futur garde des sceaux rêts du pays »... M. le président du Conseil des SON nom, à l'heure où j'écris ces li- veut bien passer aux travaux publics ; le reconnaît l'excellence de ces formules; il y est encore entouré de brumes ministre de la guerre troque son maro- aura recours comme ses prédécesseurs. gnes, ^J) et de mystères. Sous quel aspect quin contre celui des finances. Un avo- Mais il est décidé à ne pas s'en tenir aux nous apparaîtra ce personnage hy- cat prend la marine, un ingénieur l'ins- paroles: il veut signaler son passage aux pothétique, le président du Conseil? Sera- truction publique. Et Jacques Bonhomme, affaires par des besognes effectives ; il a la t-il blond ou brun, chauve ou chevelu, si- qui lit son journal et qui n'entend pas ferme intention de travailler... lencieux ou disert? Sera-ce un vieillard au malice à choses, ouvre des yeux étonces front pensif, ou un jeune homme au front nés et admire Le pourra-t-il? Saura-t-il se dégager dés exceptionnels hommes ces pâle, ou un adulte prudent et sage ? Sera-ce qui peuvent indifféremment leurs menus détails, des sollicitations oiseuses? donner Mentor, Ulysse ou Alcibiade? Il lui fau- soins à la marine, au commerce, assurer Les députés, en leur rage interpellante et dra beaucoup de talent et même un peu l'équilibre des affaires étrangères et la comminatoire, daigneront-ils le laisser, souffler? On ne sait pas ce qu'il entre de de génie pour arriver au bout de sa tâche. prospérité de l'agriculture!... misères dans l'existence d'un premier miDès l'instant où il aura reçu les pleins pouEnfin ! nistre. Son temps, qu'il doit à la France, voirs du chef de l'Etat, il subira l'assaut M. le président du Conseil a réussi. Il s'éparpille et s'effrite... J.-J. Weiss conté, de mille influences coalisées. Il devra a collègues de lui des anigroupé autour jadis, « la journée d'une Excellence ». Je compter avec le Parlement, avec la presse, a més de bonnes intentions. Il va travailler veux résumer une journée du président couloirs les indes et les intrigues avec « bonheur accomplir des de et son pays du Conseil » prise au hasard, dans le traintérêts de certaines coteries. Constituer un au cabinet!,.. Vous ne soupçonneriez pas ce réformes depuis longtemps désirées. Car, train de la vie courante, en dehors des M. le président du moments de crise. Et doutez point, n'en souplesse de opération cette suppose vous verrez que comil Conseil médité des réformes; arrive a bien il lui reste de minutes durant leset d'énergie... L'autre jour, un ancien ministre qui connaît à fond nos moeurs poli- au pouvoir avec un arsenal de projets de quelles il ait le loisir de songer à la patrie tiques et qui regarde passer les événe- lois. Il compte, dès le premier jour, affirmer et de songer à lui-même!... M. le président se lève à sept heures, ments, en attendant que la vie active le nettement l'esprit du gouvernement. Ses collaborateurs lui font observer que des les yeux lourds de sommeil et le cerveau ressaisisse, disait avec tristesse : déclarations trop précises sont dangereu- fatigué. Il s'est couché la veille très tard, s'effacent Les de principe questions — de plus en plus devant les questions de ses, que la majorité est incertaine, et qu'il après un grand dîner officiel, dîner meurl'on durer, de denécessaire, si est veut Chambre actuelle trier où il a bu du champagne et mangé La n'a personne. pas d'idées générales, elle n'a que des haines meurer sur le terrain des généralités va- des truffes. Il aurait bonne envie, le paugues. Pourquoi rompre avec les vieilles vre ministre, de faire la grasse matinée; et des appétits... Louvoyer parmi ces haines, contenter coutumes? Pourquoi renoncer à la phra- mais le devoir le talonne. Il saute à bas officiels ? Il y a du lit, des séologie programmes appétits, donner à ceux-ci, soins de sa toilette, grices un gage aux vaque désarmer celles-là par des promesses qui des mots qui ont la vertu d'endormir la gnote une brioche, embrassé ses enfants, défiance de forcer l'applaudissement: et réalisées, seront écarter les mande près de lui son secrétaire particupoint ne questions irritantes, étaler aux yeux de ses « Maintien de l'ordre... Respectueux du lier qui lui apporte sa correspondance percollaborateurs une confiance qu'on n'é- suffrage universel... Répartition équitable sonnelle : des monceaux de lettres, la pluprouve point, rallier les hésitants, encou- de l'impôt... Gouvernement digne de ce part sollicitant une faveur, c'est-à-dire une rager les timides, calmer l'impatience des nom... Solidarité sociale... Tranquillité de la injustice ou un passe-droit. Les nouveaux ambitieux: tel est le rôle de M. le président rue et liberté du travail... » ministres se. découvrent une foule d'amis


LES ANNALES intimes qui se rappellent à leur bienveillance... Peut-on refuser quelque chose à un vieux camarade de rhétorique? On s'est perdu de vue, il est vrai, mais on ne s'en est pas moins tutoyé, il y a trente-cinq ans. Et, si le ministre se montre oublieux ou indifférent, le vieux camarade prend la mouche et se répand en aigres reproches. Il faut au moins lui répondre une lettre aimable; et le ministre ajoute un postscriptum de sa main, pour bien montrer qu'il est demeuré fidèle aux amitiés d'autrefois. Cela le mène à neuf heures... Et déjà, depuis trois quarts d'heure, son antichambre regorge de solliciteurs. C'est un gros électeur, un maire de son arrondissement, qui est venu serrer la main au grand homme; le reporter d'un journal officieux, qui demande des « tuyaux » sur la prochaine séance; un sénateur qui implore un bureau de tabac; un député qui exige la révocation d'un garde champêtre; une demi-douzaine de préfets, trois conseillers d'Etat et deux conseillers municipaux. M. le président entre-bâille sa porte, prête l'oreille gauche à ses visiteurs, l'oreille droite à son chef de cabinet, qui l'entretient à mi-voix des affaires du service et lui demande des signatures... Dix heures sonnent... M. le président monte en voiture pour se rendre à l'Elysée, où le Conseil se réunit. Il ouvre quelques journaux du matin, où les notes désobligeantes ne lui sont pas ménagées. Passe encore pour les attaques des journaux hostiles!... Ce qui lui paraît le plus dur, c'est d'être pris à partie par une feuille qui est notoirement à la dévotion de son collègue des affaires étrangères. Aussi arrive-t-il au Conseil dans un certain état d'énervement. La discussion s'en ressent. Elle est agitée, houleuse; elle est surtout fort longue, et ne se termine qu'à midi passé. M. le président a tout juste vingt minutes pour déjeuner, après quoi les directeurs de son ministère lui demandent audience. Les directeurs sont les vrais ministres. Tous les détails leur passent par les mains ; et, sauf pour les grosses questions qui engagent la politique du cabinet, ils en usent à leur guise. Ce n'est pas la bonne volonté qui manque au patron... Il voudrait se rendre compte, lire les lettres, compulser les dossiers... D'autres préoccupations le poursuivent... Il est obligé de se défendre... Aujourd'hui même, à la Chambre, il sera amené à poser la question de confiance. Et, de trois heures à sept, le drame se déroule au Palais-Bourbon... Discours, attaque, riposte, vote final... La journée s'écoule... Le gouvernement est victorieux... Mais au prix de quels efforts! Quelle énergie il a fallu dépenser! M. le président revient en toute hâte de la Chambre; il dîne à l'ambassade d'Angleterre et n'a que le temps de se laver les mains et de, passer son habit. Bien heureux si sa femme ne profite pas de ce quart d'heure d'entr'acte pour lui recommander le cousin de sa modiste, ou pour solliciter les palmes académiques en faveur d'une vieille demoiselle! Car l'infortuné ministre trouve dans sa propre maison, autour de la table de famille, des quémandeurs et des quémandeuses!... Il rentre à minuit, fiévreux, harassé... ... Et, le lendemain, il recommence... ... J.-J. Weiss demandait que nos ministres

N° 1445

fussent des ministres sans portefeuille, afin qu'ils eussent, disait-il, la faculté de réfléchir sur la direction générale des affaires de l'Etat. Je ne sais si un ministre sans portefeuille aurait plus de loisirs qu'un autre ministre. Il recevrait autant de visites et n'aurait pas moins de peine à se délivrer des importuns. LE BONHOMME CHRYSALE.

Scènes du Temps passé LE CARÊME A VERSAILLES Fermant les yeux sur les choses visibles du monde présent et les ouvrant le plus que je peux de l'autre côté, sur le passé, qui semble, à ces moments-là, s'être réfugié au fond de moi dans ce mystérieux et indéterminable domaine où flottent tous les vivants souvenirs des temps que je n'ai pas vécus, il m'est arrivé, parfois, d'assister vraiment à une des représentations religieuses du carême, à Versailles, sous Louis XIV. C'est le soir, un soir aigre de mars. Le vent chasse au loup à travers les immenses avenues de la ville, désertes et noires, et aussi dans les ténèbres du parc — tout blanc le jour — où n'ont pas encore fini de fondre, à la tête des statues, les perruques à trois étages de la dernière neige. Pressé contre une porte, me voici dans la chapelle du château, peu éclairée malgré la quantité de cierges et de lumières. Mais il en faudrait tant pour avoir raison des boiseries, des velours pesants et des sombres ors! L'affluence est telle qu'on étouffe. La Cour est là, entassée, imposante et d'un silence contenu qui murmure encore: les tribunes garnies à craquer par les dames en magnifique toilette, parées et décolletées comme au bal... Les gardes du corps sont à leur poste, sous l'oeil sévère de M. le duc de Brissac, leur major, son bâton à la main. Partout, et mêlés les uns aux autres, grands seigneurs, savants, écrivains, financiers, artistes..., puis, les ducs, les évêques, les ambassadeurs, les maréchaux, les cardinaux, les princes et les princesses du sang, puis, Monsieur, Madame, la reine Marie-Thérèse replète, courte et un peu bouffie, la lèvre inférieure en bénitier, les cils d'un blond pâle, et, enfin, le roi, d'une majesté de fer, assis avec autant de hauteur que

s'il était debout et portant toute sa personne en Saint-Sacrement, sachant qu'il est ici le premier après Dieu, — ou à côté.

Et toutes ces diverses, considérables; et inégales puissances se taisent, sont immobiles, ont bien voulu suspendre pour, un instant la pompe et le fracas de leur cortège, parce qu'un homme tout simple, en surplis, coiffé d'une calotte violette, et monté dans une petite chaire, leur fait à chacun et à tous, avec une implacable et adulatrice hardiesse, la leçon. C'est M. l'évêque de Meaux. C'est Bossuet, qui ne prend pas du tout les airs extérieurs, de théâtrale apothéose sous laquelle à jamais l'a dénaturé le peintre Rigaud. Point de main prophétique ni de menaçant index, pas de draperies soulevées comme une grand'voile avant la tempête, ni de mèches tordues sur un front inspiré. Mais un prêtre, ferme et noble, et sublime presque sans repos, avec tant d'harmonie et de tranquillité que c'est à peine si ses auditeurs paraissent s'en apercevoir, soit que ce sublime, trop élevé pour eux qui sont les grands, leur échappe, soit qu'ils en aient l'accoutumance et ne trouvent, à la longue, quelque monotonie à ces perpétuelles beautés. Il ne semble pas que Bossuet ait ramassé, de son vivant, comme prédicateur, la juste gloire que la postérité ne lui marchande plus. Bourdaloue, Massillon et Mascaron lui étaient préférés; sans doute parce que, plus éloignés que lui du ciel, ils étaient plus près de la terre et plus au niveau des hommes. Tout le monde escorte aisément du regard le pigeon dans sa course familière, peu sont capables d'accompagner sans vertige l'aigle en son vol dominateur. Il y faut des yeux entraînés à suivre aussi loin et aussi haut qu'elle peut monter la reine des ailes. Mais, cependant, quand Bossuet, même sans enflure ni tapage, lançait les apostrophes à la face de cérémonie des gens de Cour, des princes et du roi, et que les augustes reproches, les condamnations, d'autant plus sévères qu'elles étaient assénées avec le plus irréprochable des respects, tombaient et s'abattaient sur eux tous qui ne bronchaient point, impassibles sous les chamarres, c'était un spectacle d'une insigne et bouleversante grandeur: chacun happant à leur passage les moindres allusions de la parole de métal et de

Bossuet en chaire.


LES ANNALES

1445

flamme et guettant, à la dérobée, sur la de ses contemporains qui, de la même façon, figure orgueilleuse du voisin, sur l'impudi- perdirent la mémoire, est incalculable. Je vous que front de la duchesse, aux lèvres appri- citerai seulement Martini, qui s'en fut au versées du courtisan, et dans tous les Conservatoire pour y reprendre les chants coins et recoins du royal visage un signe, écrits par lui en l'honneur de la Révolution. un tressaillement moins encore, ce rien qui passe et fait tiquer une paupière, crisper une mâchoire, frémir la joue, comme à la réception d'un invisible soufflet..., et Je maître, de son côté, se sentant observé par tout l'univers, et demeurant, sous les alternances d'absinthe et d'encens, aussi calme qu'au Conseil ou aux armées, avec son même grand profil de médaille, son nez cornélien, toute l'ordonnance de sa figure comme fortifiée à la Vauban et, croisées avec sagesse, sur sa canne, ses deux mains gantées de soie blanche où s'éploie un Saint-Esprit. de l'Académie française.

La Fondation

du Conservatoire

(Anecdotes sur Sarrette, d'après des papiers de famille)

USE CURIEUSE PHYSIONOMIE: BERNARD SARRETTE PROTÉGÉ PAR L'MPEREUR, PERSICUTE PAR LE ROI (1)

M. — C'était un bien digne homme que

Sarrette.

Ainsi mon grand-père s'exprime dans ses souvenirs et tous ses contemporains confir-

ment son dire. Le fondateur du Conservatoire était, d'après Adolphe Adam, un homme de taille peu élevée et de corpulence moyenne. On prétendait qu'il ressemblait beaucoup, par la physionomie et la tournure, à Meyerbeer. Il avait en lui l'amour du beau, il possédait un goût très sûr. De la sorte, cet ancien petit commis aux gardes-françaises avait acquis une grande culture d'esprit qui faisait de lui l'égal des meilleurs artistes. Joignez à cela le don des choses positives. Il fut un administrateur et un organisateur remarquable. L'empereur disait de lui : — C'est un homme carré. Napoléon appréciait fort la précision, la netteté dans les idées, Sarrette lui plaisait. En ce temps-là, on se racontait bien tout bas que le bon M. Sarrette, si respectueux de l'autorité et des choses établies, avait été, jadis, un fervent disciple d'Hébert. On insinuait que, si Robespierre l'avait fait enfermer un peu avant la fêté de l'Etre Suprême, ce n'était pas précisément pour des manifestations royalistes. Depuis lors, certains documents retrouvés ont donné raison aux médisants. Mais Sarrette n'aimait point à parler de ces choses. Une légende s'était établie à ce sujet (2). Il ne la démentait pas. S'il avait exprimé, jadis, des opinions révolutionnaires, il en avait, maintenant, d'opposées. D'ailleurs, aux époques de bouleversement, les événements sont troublés, tout est troublé, les esprits aussi. Comment garder des souvenirs confus dans une cervelle de Gascon! C'est pourquoi, sans doute, Sarrette avait, sous l'Empire, parfaitement oublié les événements de sa jeunesse, où Part n'était pas seul en cause. Le nombre (1) Voit, Les Annales des 8 janvier et 19 février 1911, Dans le numéro du 8 janvier, nous racontons cette légende à laquolle, évidemment, Adolphe Adam crut un instant puisqu'il en fait mention, Il s'agit du récit d'après lequel Sarrette aurait été arrêté sur l'ordre de Robespierre parce qu'un clarinettiste de son école avait joué l'air de: " Vire Henri IVI" En réalité, c'est bien comme hébertiste que Sarrette fort inquiété. (2)

Il en retrouva les partitions et il les anéantit. Mais il oublia, parétourderie, les parties d'orchestre qui sont toujours aux archives, où elles témoignent impitoyablement du passé. Soyons indulgents à cette défaillance de l'excellent Sarrette. Ce fut peut-être la seule de sa vie. Et il lui fallut, je vous assure, tant

de courage, tant d'énergie, tant de loyauté pour mener son oeuvre à bien, qu'on ne saurait mettre en doute la noblesse de son caractère.

227

projetait encore d'y faire enseigner l'art du

chant. Au temps jadis, le clergé démontrait seul cet art dans ses maîtrises. Mais, pour le théâtre, il n'existait aucune école. Aussi' Rousseau avait-il raison de se plaindre de l'urto fronce se. On ne savait pas chanter dans notre pays. Louis XVI, en 1784, avait bien fondé une Ecole Royale de chant dans ce même Hôtel des Menus-Plaisirs, voué par le destin à devenir Conservatoire. L'Ecole Royale eut une durée éphémère et, en 1789, elle était dissoute. Cependant, en Italie, il existait d'excellentes écoles où l'on travaillait à la fois l'art profane et l'art religieux.

N'est-ce pas, dit un contemporain, la nation bénie, où un cardinal occupe sa stalle le matin à l'église, le soir au théâtre! » «

Il eut une existence très accidentée. Comme l'abbé Maury, qui devint cardinal, Sarrette était fils d'un cordonnier. Il naquit à Bordeaux, en 1765, et il hérita de ses ancêtres gascons le goût inné de la musique, une éloquence naturelle et un esprit charmant. Il s'en vînt de bonne heure à Paris avec beaucoup d'espérances pour tout bagage, et il débuta dans sa glorieuse carrière comme humble commis aux écritures dans ce régiment des gardesfrançaises où Lefebvre, futur maréchal de France, était lieutenant, tandis que sa femme y remplissait les fonctions de blanchisseuse, avant de devenir duchesse de Daritzig. Mais, nous l'avons dit, Sarrette aimait la musique. Comment lui vint l'idée de grouper quarante-cinq musiciens de son régiment pour former une fanfare militaire? Il ne nous l'a pas raconté. C'est à ce titre, pourtant, qu'il fut, en 1789, nommé capitaine d'état-major de la garde nationale. Il devait, avec son

orchestre, se charger de la partie artistique des fêtes patriotiques. D'abord, on installa les musiciens, les élèves et leur directeur rue des Filles-Saint-Thomas, puis dans l'aristocratique hôtel de Richelieu, enfin rue SaintJoseph, où ils restèrent jusqu'au 20 octobre

1796.

Cependant, les ambitions de Sarrette avaient grandi. Son école gratuite comptait, maintenant, de nombreux élèves; les plus illustres compositeurs y fréquentaient. M.-J. Chénier avait, maintes fois, à la Convention, parlé des beaux projets de son ami (1). La fondation du Conservatoire fut enfin votée en novembre 1793. Trois ans plus tard, l'Hôtel des Menus-Plaisirs du Roi, sis rue Bergère, était octroyé comme domicile au nouvel Institut. Il devait y rester cent quatre ans. L'architecte Bellanger fut chargé d'en transformer les bâtiments. Sous l'Empire, on y travaillait encore.

Sarrette, en vérité, avait bien mérité de réussir. Il avait témoigné d'un dévouement sans bornes, lors des tourmentes politiques où l'on n'avait guère l'esprit à l'art musical. En 1792, durant six mois, il avait, de sa poche, entretenu et payé ses musiciens négligés par l'Etat. Ses économies y passèrent. Aussi, quand la fondation du Conservatoire fut officiellement décrétée, il éprouva une joie sans bornes. Il appela à lui les artistes que la tempête révolutionnaire avait dispersés. Trente professeurs furent chargés d'instruire les musiciens-soldats, dont les martiales harmonies (devaient entraîner au combat les quatorze armées victorieuses que Carnot semblait avoir fait sortir de. dessous terre. Mais Sarrette voulait plus encore. Il souhaitait qu'il fût donné au Conservatoire des leçons de tous les instruments et que son Institut ne fût pas exclusivement militaire. Il (1)

Numéro

du

8 janviers

Sarrette, à fréquenter tant de bons artistes, avait acquis l'expérience de la musique. De plus, au Théâtre de Monsieur, il avait entendu les chefs-d'oeuvre lyriques de l'Italie et il les aimait. Donc, en l'an III de la République, il obtint que l'Institut national, devenu Conservatoire, joindrait l'enseignement du chant à ses anciennes attributions. Il appela aussitôt comme professeurs à son école Garat, Mengozzi et Crescentini. Ces maîtres imposèrent à leurs élèves la méthode italienne. Ce fut un coup funeste pour le vieux chant français, si défectueux. II en mourut. Cependant, le nouveau Conservatoire grandissait en importance. Maintenant, il préparait des virtuoses pour les concerts, pour le théâtre, pour les salons. Il avait des professeurs de tous les instruments et ces professeurs étaient d'illustres artistes. Ils s'appelaient Louis Adam, Reicha, Pradher, Séjan, Baillot, Kreutzer, Rode, Gatiniès, Romberg, Duport, Lefebvre. Il en faudrait citer d'autres encore qui complétaient cette glorieuse pléiade. Des compositeurs choisis parmi les meilleurs dirigeaient leurs travaux. Berton, Catel, Cherubini, Gossec, Grétry, Lesueur, Martini, Méhul, Monsigny, Piccini, furent ainsi, tour à tour, inspecteurs des études aux appointements de 5,000 francs par an; Sarrette s'occupait de la partie administrative. Aucun cliemin de fleurs ne conduit à la gloire,

a dit le poète. Bernard Sarrette, pour avoir trop bien réussi, connut la haine et la calomnie. Une cabale s'éleva contre le Conservatoire et son directeur. Lesueur la dirigeait avec une ardeur agressive. Le Courrier des Spectacles diffamait sans ménagements l'innocent Sarrette. Mais il avait des défenseurs que tant d'injustice exaspéra. Presque tous les professeurs du Conservatoire étaient avec eux. Ils allèrent, pour prouver leur enthousiaste admiration envers leur ami, jusqu'à voter en son honneur l'érection d'un monument. Aussitôt, leurs adversaires crièrent au scandale et ils accusèrent Sarrette d'avoir suggéré cette idée d'une statue qui l'immortaliserait, tel un héros. Bref, ce fut, pendant un mois, une guerre sans merci, dont s'occupa tout Paris. Alors, Sarrette, dans sa juste indignation, donna sa démission, que le ministre de l'instruction publique, Roederer, refusa.

Je vous préviens, écrivit-il, que je ne l'accepte pas, parce que vos services sont «


LES ANNALES

228

[ans ! Escamotant la trentaine. Moi, j'ai vingt-trois « Quel âge avez-vous ? — mad'moisell' ? — J' compt' vingtEt vous, — [deux printemps !» Mais chacune oublie ses mois de nourrice, Trouvant inutil' d'en parler beaucoup. Entre chien et loup, [plus l' coup ! Ça passe partout, Mais, grâce au r'cens'ment, on n' nous mont'

III Nobles, bourgeois, paysans, Subiss'nt cet usage baroque. Heureus'ment qu' ce n' sont qu' les gens Qu'on recense à notre époque, Car, si l'on r'censait aussi nos travers, On n' trouverait pas, dans tout l'univers, Assez de r'censeurs pour cett' gross' besogne, A laquelle Hercule aurait renoncé, Les siècles passés Ayant recensé Beaucoup de censeurs, mais bien peu d'sensés !

Sarrette, fondateur du Conservatoire.

utiles et qu'un chef d'établissement ne doit pas le quitter sur de frivoles prétextes. » Ainsi, les ennemis de Sarrette furent condamnés. D'après les notes recueillies par Mme Adam-Spiers dans les manuscrits inédits

d'ADOLPHE ADAM.

LES ECHOS DE PARIS On se prépare, en haut lieu, à nous infliger la traditionnelle corvée du recensement quinquennal. De vastes locaux de l'avenue Rapp vont être mis à la disposition des services de recensement, qui occupent, en ce moment, les anciens bureaux du commissariat général de l'Exposition 1900. Dans ces locaux seront transportées de tous les coins de provinces les caisses contenant les feuilles de recensement que nous remplirons le 5 mars prochain. Et le travail de dépouillement, commencé aussitôt, se poursuivra pendant cinq années, jusqu'en 1916, peut-être plus longtemps, puisque, à l'heure actuelle, les chiffres définitifs du recensement de 1906 ne sont pas encore publiés... S'il faut en croire les fonctionnaires préposés à ce travail, il nous faudra répondre plus que jamais, cette fois, à toute une série de questions indiscrètes ou saugrenues. Un poète badin nous en signale déjà quelquesunes dans ces couplets qui se peuvent chanter sur l'air du Petit Chaperon Rouge: I

Les chevaliers du cordon, Ainsi qu' les propriétaires, Vont danser un rigodon En l'honneur des locataires. Ils vont tous savoir c' qu'on n' met pas dans [l' bail Et connaître, enfin, maint petit détail, Car, ya pas à dir', faut qu'on donn' son âge : On n' doit pas blaguer avec le r'cens'ment ! Sans ça, brusquement Et brutalement, On tomb' sous la coup' du gouvernement.

II Dans tout's les propriétés, On voit chaqu' jour, par centaine, Des laid'rons et des beautés

Au dernier recensement, il nous souvient que plusieurs milliers de bulletins individuels

contenaient des réponses ultra-fantaisistes, et même des facéties agrémentées de coqà-l'âne qui eussent fait bonne figure dans quelques joyeux vaudevilles. On nous dit que, cette année, l'administration est décidée à user de rigueur à l'égard des personnes qui se permettront d'inscrire des plaisanteries sur les listes. On veut, en effet, que cette statistique fournisse des chiffres comparatifs très exacts sur toutes les manifestations de l'activité nationale, sur toutes les formes de la propriété, sur tout ce qui constitue, enfin, la vie économique et sociale de la France. Ces réponses doivent aussi servir à l'établissement des listes électorales, à l'élaboration de certains règlements sur les accidents du travail et sur l'hygiène publique, etc. Elles ont donc un réel intérêt. Du moins, c'est l'administration qui le dit; et il faut toujours croire l'administration!... Un de nos plus distingués confrères, Maxime Vitu, vient de mourir. Il était le secrétaire général de l'Association de la Critique. Il laisse de grands regret's dans notre profession, où il ne comptait que des amitiés dévouées. Des discours éloquents ont été prononcés sur sa tombe par MM. Aderer, Edmond Théry, Adrien Bernheim. Parlant au nom des Journalistes Parisiens, M. Adolphe Brisson a tracé du défunt un charmant portrait. a-t-il dit, me « Mes plus lointains souvenirs, montrent Maxime Vitu, assis au théâtre auprès d'Auguste Vitu, le fils et le père, tous deux intimement unis, rapprochés par d'étroites affinités de tempérament, de coeur et d'âme. Intellectuellement et physiquement, ils se ressemblaient, tous deux pleins de raison, d'équilibre, invinciblement attachés à la tradition et au goût français. Ils suivaient côte à côte, avec passion, la production théâtrale. La pièce achevée, il fallait se hâter d'écrire

l'article. On se rendait au Figaro. C'est dans cette maison que Maxime Vitu s'initia au métier, sous les yeux et en s'inspirant de l'exemple paternels. Auguste Vitu était la vivante incarnation du journalisme sous ses formes les plus diverses, sous ses aspects innombrables. Qu'il s'agît de politique, de littérature, d'érudition, de finance, on le trouvait prêt, exact, informé. Maxime Vitu acquit, à cette école, la curiosité universelle, le fervent amour des lettres qui furent les traits les plus séduisants de son talent et de son caractère. La critique ne s'exerçait pas alors dans les conditions qui, aujourd'hui, lui sont assurées et qui rendent un peu plus aisé l'accomplissement de son devoir. L'Association

1443

professionnelle dont Maxime Vitu devait de» venir une des forces n'avait pas encore été créée et n'aplanissait point, par d'opportunes interventions, les éphémères conflits du théâtre et de la presse. La plupart des journaux demeuraient fidèles à l'institution du feuilleton. Mais ceux de nos confrères, en petit nombre, à qui incombait la mission de rendre compte, au jour le jour, des oeuvres nouvelles, assumaient une tâche difficile. Ils devaient, au sortir du spectacle, improviser, en quelque sorte, leurs jugements. Le critique du Figaro s'acquittait avec une maîtrise incomparable de ce labeur. Lorsque la maladie et la vieillesse diminuèrent son activité, il eut en son fils un second lui-même. la plume » Souvent, Maxime Vitu ramassa échappée à la main défaillante de son père. Beaucoup de pages judicieuses et solides, et qu'il ne signait pas, sont de lui. Il y a, dans cette collaboration filiale et discrète, quelque chose de touchant. Par un scrupule infiniment délicat, jamais notre ami n'en tira vanité. Et si j'ose, maintenant, y faire allusion, c'est que cette révélation ne peut plus, hélas! offenser sa modestie. » On se bat autour de la Comédie-Française... Est-il besoin de rappeler les causes de ce tumulte? Il est dirigé contre la personne de M. Henry Bernstein, auteur d'Après moi. Des affiches sont placardées, de petits papiers jetés du haut du paradis dans la salle; une vieille lettre de Bernstein y est imprimée, lettre adressée à M. Urbain Gohier et dans laquelle le dramaturge se vantait « d'avoir déserté ». Il a exprimé le regret d'avoir écrit cette chose abominable, mais il n'a pas désarmé les manifestants. Chaque soir, des bordées de sifflets accueillent sa pièce et les « siffleurs » sont menés au poste. Ces pugilats ont de nombreux précédents.

Interrogeons l'histoire. Souvent, la politique s'y mêle à la littérature. Ce fut le cas d'Henriette Maréchal, des frères Goncourt. On disait la pièce patronnée par une princesse du sang, et toute la jeunesse libérale se rua aux Français pour siffler la pièce. C'est là que naquit la célébrité du fameux Pipe-en-Bois, de son nom Cavalier, qui, plus tard, devint un personnage important dans le gouvernement de la Défense nationale, recevait les ambassadeurs à Tours, et disait à lord Lyons : allions prendre un bock! Milord, si nous — A côté de Pipe-en-Bois, il y avait aussi des. royalistes; l'un est allé se battre héroïquement à Mentana, l'autre est devenu un de nos confrères les plus connus: Le scandale fut à peu près de même, à l'Odéon, pour Gaetana, d'Edmond About. La cabale organisée reprochait à l'auteur son roman Tolla et ses relations avec le prince Napoléon. Enfin, la pièce était déclarée mauvaise, La Taverne, de Sardou, eut aussi les honneurs du tapage, comme, plus tard, Daniel Rochat, et Rabagas, joué au Vaudeville, au lendemain de la guerre. C'était, à n'en pas douter, une pièce de haute comédie que Rabagas : la scène du radical, devenant conservateur au pouvoir, était si vraie et si drôle, que tout le parti conservateur applaudissait, tandis que sifflait à outrance le parti- républicain. Tous les soirs, il fallait expulser quelques spectateurs, et le spectacle était dans la salle comme sur la scène. Thermidor, on s'en souvient, fit scandale à la deuxième.. représentation, et M, Constans fut malmené à ce sujet. Au Juarez de M. Gassier, le public ap-


LES ANNALES plaudit Juarez et siffla le personnage de Bazaine avec un enthousiasme sans égal. Ce fut bien autre chose au Garibaldi, de M. Bordone, pièce socialiste jouée au Théâtre des Nations, devenu l'Opéra-Comique. Le public prit parti pour et contre Garibaldi, si bien qu'on échangea, à travers la salle, des saucissons et des petits bancs, des carottes et des pommes de terre. Scandale patriotique, enfin, que la première de Lohengrin à l'Opéra. Il fallut mettre de là troupe sur pied pour protéger les abords de l'Opéra, et la jeunesse patriote fut représentée par les mitrons antiwagnériens. La représentation ne fut pas moins houleuse et, à chaque interruption, un monsieur de l'orchestre se levait, et, s'adressant, le chapeau à la main, au chef d'orchestre : — Pardon, monsieur, ne pourriez-vous pas nous jouer La Marseillaise? Et la salle d'applaudir. Mais passons à un autre genre de scandale. Bon nombre de Parisiens se souviennent encore de la première du Cotillon au Vaudeville de là place de la Bourse. Il s'agissait de Mlle Blanche Pierson, qui, déjà, montrait les prémices de son talent, et que la direction du théâtre voulait contraindre à danser. Tout ce qui comptait dans le monde de l'élégance à Paris prit parti pour l'artiste méconnue, tandis que la police entendait faire respecter les droits de la direction. Le tapage fut énorme. M. de Galliffet, le marquis de Massa, le marquis de Rainepont, les comtes Maurice et Etienne de Ganay, le marquis de Modène, le duc de Rivoli, MM; Maurice et Georges d'Hérisson, M. FerriPisani, M. de Vogué, le comte Paul Demidoff, le duc de la Trémoïlle, M. Wilson, qui, plus tard..., le prince de Sagan et M. Bryan étaient de la partie. On mena au poste le marquis de Saint-Sauveur et son fils, et le duc de Grammont-Caderousse, que la police rirait par les bras et que ses amis retenaient par les jambes, de telle sorte que le malheureux était littéralement scié sur le dos des fauteuils! On criait, on hurlait, on se battait; te Vaudeville était devenu un lieu de carnage, et le poste de police une succursale du JockeyClub. Le général Ferré, aide de camp de l'empereur, connut au club cette scène scandaleuse; il en fut ému en apprenant l'arrestation du marquis de Saint-Sauveur, et courut réveiller le duc de Morny, lui exposant le danger de pareils scandales. Le duc de Morny se vêtit en hâte et courut chez l'empereur, dont il réussit à forcer la porte, malgré l'heure tardive, et il obtint de lui, non seulement la mise en liberté immédiate des personnes arrêtées, mais aussi la suspension des représentations. On a célébré la Saint-Charlemagne. Cette fête traditionnelle n'a plus l'éclat d'autrefois; Jadis, il y avait banquet, ce jourlà, auquel n'étaient admis que ceux qui avaient été, au moins une fois, " premier » dans Tannée. On mettait les petits, plats dans les grands et l'économat faisait des frais; deux plats de : viande, d'ordinaire filet de boeuf avec pommes de terre, poulet froid et salade. Comme on le peut voir, l'économat ne se faisait pas éclater les méninges pour combiner le « menu ». Il est vrai qu'il y avait, ensuite, le plat de douceur, volontiers choux à la crème ou charlotte russe Pour dessert, des quatre mendiants et des oranges. Enfin, ceci était l'extra, on nous gratifiait d'une bouteille de cham-

229

pagne pour quatre convives, — ce qui nous donnait à peu près un demi-verre par tête. C'était assez pour connaître le goût, approximativement, sans danger pour la logique; les petits buvaient leur demi-verre avec extase; les grands faisaient les dédaigneux et traitaient le Champagne universitaire de « coco épileptique », suivant la formule inventée par Murger, ce qui était une manière comme une autre de témoigner de leur supériorité, en faisant voir ainsi qu'ils avaient lu La Vie

donne, silencieusement un mouchoir à chacun de ses auditeurs en leur disant simplement : — C'est un drame!

de Bohème. La table s'ornait, de loin en loin, de dômes à côtes, en biscuit de Savoie, portant une rose au sommet, tandis qu'au milieu, à la table d'honneur, s'élevait le nougat monumental que couronnait un Charlemagne polychrome en pâte colorée, comme les bonshommes du moyen âge qui décorent les fontaines à Berne et à Bâle, où l'on voit Guillaume, Tell en tunique bleu tendre, avec un manteau café au lait. Maintenant, on se permet de blaguer Charlemagne. Je trouve, dans ma boîte aux lettres, ces versiculets irrévérencieux :

Oiseau bleu, couleur du temps, Me reconnais-tu ? Fais-moi signe. La nuit nous donne des ans sanglotants, Et la lune te fait blanc comme-les cygnes. Oiseau bleu, couleur du temps, Dis, reconnais-tu la servante Qui tous les matins ouvrait La fenêtre et le volet De la vieille tour branlante? Où donc est le saule où tu nichais tous les ans, Oiseau bleu, couleur du temps ? Dis un adieu pour la servante Qui n'ouvrira plus, désormais, La fenêtre ni le volet De la vieille tour où tu chantes... Ah ! reviendras-tu tous les ans, Oiseau bleu, couleur du temps ?

il est de l'Université,

SERGINES.

BERCEUSE (Poèmes de la Chambre Blanche)

Prétendez-vous, le père. Parbleu ! votre crédulité, Mes amis, m'exaspère!

Or, oyez ce que je vous dis, Qui va vous faire rire : Ce Charlemagne, mes petits, Ne savait pas écrire! D'invasions et de combats Il eut l'âme occupée; On ne parle que chapeau bas De sa sublime épée ! D'accord. C'est connu. Je l'admets. Mais, dans aucun volume, On ne nous dit s'il sut Jamais Se servir d'une plume.

Nous avons annoncé, il y a quelques semaines, la création de l'Association des Amis de Paris. Les adhésions arrivent de toutes parts' au siège social, 167, rue Montmartre, et on nous signale que beaucoup de lecteurs des Annales ont adhéré au moyen du bon contenu dans le Carnet de la Mutualité. Le Comité de patronage est constitué, ainsi que le Conseil d'administration. Voici quelques noms : Comité de patronage. — Présidents : MM. Léon Bourgeois, Beauquier, Ballif, Paul Doumer, Levallois, — Membres ; MM. Aynard, Adolphe Brisson, Georges Gain, Cruppi, Cormon, Deschanel, Labori, Denys Puech, Raffaëlli, Ribot, Rodin, etc, etc. Conseil d'administration — Président : M. Ed. Benoît-Lévy. — Vice-présidents : MM. Augé de Lassus, Henri Cain, Dourgnon, Meignen. — Secrétaire général : M. J. de Saînt-Mesmin. — Secrétaires ; MM. Changeur, Riotor. — Trésorier : M. Alfred Besnard. Membres : MM. Biva, Chéron, Cuyer, 1— Ernest Depré, M. Desvallières, Fraatz Reichel, Pierre Roy, H. Vuagneux, etc., etc. Le premier numéro du Bulletin mensuel sera

une révélation pour tous ceux qui ne soupçonnent pas la portée de la nouvelle oeuvre.

Un auteur, qui a quelque talent et an merveilleux bagout, a pu obtenir lecture, à la Comédie-Fiançaise, d'une pièce en vers à laquelle il travaillait depuis quatre ans. Au moment de commencer, il se lève et

HENRY BATAILLE.

Il

fera longtemps clair, ce soir

Il fera longtemps clair, ce soir, les jours allongent. La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,

Et les arbres, surpris de ne pas voir la' nuit, Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent. Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur, Répandent leurs parfums et semblent les étendre; On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre, De peur de déranger le sommeil des odeurs.

De lointains roulements arrivent de la ville... La poussière, qu'un peu de brise soulevait, Quittant l'arbre mouvant et las qu'el'e revêt, Redescend doucement sur les chemins tranquilles. Nous avons, tous les jours, l'habitude de voir Cette route si simple et si souvent suivie, Et, pourtant, quelque chose est changé dans la vie : Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir... Comtesse

MATHIEU DE NOAILLES.

Juana-Richard Lesclide vient de faire paraître un remarquable recueil de vers: Les fleurs Sanglantes (1). Livre de pitié et de tendresse ; livre qui fera songer , a écrit M. Jules Claretie. Nous détachons une de Mme

ces poésies,' LA

MORT DES FLEURS

Gloire de nos jardins, splendeur de nos corbeilles, Les poètes, aux heures de rêve ont chanté, An clair de lune épars sur leur monde enchanté, Vos intimes beautés, ô fleurs ! pures merveilles. [meules! Fleurs de printemps, fleurs des grands bois, roses verFleurs capiteuses, fleurs subtiles, fleurs d'été ! fleurs d'automne égayant le manoir déserté ! Fleurs d'hiver ! qui prêtez votre grâce à nos veilles, L'homme éperdu subit votre charme puissant !... Fleurs de jeunesse, fleurs de rêve et fleurs de sang Qui mettez de l'éclat aux fronts les plus rebelles, Roses de mai, fleurs d'oranger, lis des autels, Salut ! vous qui, tombant pour renaître plus belles, Inclinez vos langueurs sous les souffles mortels.

JUANA-RICHARD LESCLIDE. (1) Uu volume, 3 fr. 50.


LES ANNALES

230

REVUE DES LIVRES Les Voyages La Bavière et la Saxe (1), par M.

JULES HURET.

Les lecteurs des Annales savent en quelle estime nous tenons ici M. Jules Huret, reporter mondial, journaliste universel, dont les « promenades et visites » ont eu pour théâtres les deux hémisphères, et qui, dans ses Notes et Croquis, n'a pas voulu peindre seulement des Parisiens ou des Parisiennes, mais des spécimens de toute l'humanité. Nous avons été des premiers à signaler ses voyages (en Amérique, en Allemagne. Nous avons tenté d'en définir la méthode et la nouveauté. Qu'il nous suffise donc, aujourd'hui, de résumer l'impression qu'on peut retirer de son dernier volume sur l'AItelmagne: La Bavière et la Saxe. Ce volume final, à vrai dire, n'a pas tout à fait l'air d'une conclusion. Sans (doute, Jules Huret, qui est un observateur, a-t-il pensé qu'il n'y en avait pas besoin et que, d'une enquête comme la sienne, c'était au lecteur de tirer les conséquences. Il laisse parler les faits: il n'a tort. Tout au plus est-il possible de pas noter, entre le début et la fin de son étude si ample, une certaine différence de ton. En Westphalie, Jules Huret avait été surtout frappé par l'effort industriel jet l'essor économique de l'Allemagne: il admirait tant de travail, de discipline et de richesse avec la chaleur presque lyrique d'un Français nouvellement arrivé. Mais son séjour s'est prolongé. En Bavière, en Saxe, il a surtout observé la vie et les moeurs allemandes: on dirait qu'il l'a fait en Parisien un peu las de son exil et déjà un peu rebuté. Son livre n'en est pas moins intéressant pour cela. C'est autre chose, simplement, mais tout autre chose. Le pittoresque, ici, domine: très bon portrait du Bavarois, humoristique et lent ; puis Munich, la bière et la saucisse, les immenses brasseries ou se concentre toute la vie de la ville, les musées et les artistes, et un chapitre très curieux sur

mes, qui ne font aucune toilette. Ils ne vont jamais dans les coulisses, dont l'entrée est sévèrement interdite, et l'on sait que toutes; tes défenses, en Allemagne, sont respectées. Dans tes entr'actes, on ne cause pas, on mange: la bière et la saucisse, toujours. On voit les dames se ruer vers le buffet, prendre à poignée, dans leurs gants qui poissent, la charcuterie. Elles dévorent avidement: elles n'avaient point dîné avant de venir, et le théâtre creuse. Le rival du théâtre est allemande ! Les le concert : ô musique. Allemands sont même si mélomanes qu'il se produit chez eux comme un renversement de nos, valeurs: en France, le roi populaire, c'est le ténor; en Allemagne, c'est le chef d'orchestre, le kapellmeister. Le bâton est un sceptre. Comme Munich son Mottl, Berlin son Richard Strauss, chaque ville : Dresde, Leipzig, a son grand homme, son héros du pupitre. Rien de ce qui touche ces personnages nationaux n'est étranger à un bon Allemand. Mais, pour devenir un observateur un peu plus ironique, Jules Huret n'en est pas moins demeuré, en Bavière et en Saxe, un sociologue très réfléchi. Sur les fourrures de Leipzig, l'imprimerie et la librairie, il a écrit des pages très instructives, et surtout il n'a point dédaigné les grandes questions, telles que le démocratisme et l'esprit de solidarité. Il a su mettre en relief l'organisation presque parfaite de l'Assistance Publique, à laquelle tout le monde collabore, en Allemagne. Ce sont les bourgeois eux-mêmes qui vont visiter les pauvres, dressent les enquêtes, organisent tes secours. La charité relève de tout le monde : elle est vraiment sociale, démocratique, beaucoup plus qu'administrative, et l'on voit là, vraiment, l'esprit de civisme- et de discipline produire ses effets tes plus heureux. II. semble aussi que Jules Huret ait eu une vue particulièrement juste sur la question si souvent débattue du « particularisme » allemand. Oui, toutes les provinces de l'Empire-, toutes, les petites Cours sont jalouses de leur indépendance: il y a des. différences (de race, de moeurs, de religion,

N° 1445 strophes pleines de substance, la maturité de l'âge et du talent. Ce sont là, pardessus tout, des vers de philosophe, et les combats dont ils nous exposent les péripéties sont ceux qui se livrent, dans une âme inquiète et haute, Entre la foi sans preuve et la raison sans charme,

pour rappeler une belle formule de Sully Prudhomme. Bien que, dans une dès divisions son livre, intitulée Plein Soleil, M. Felixi Colomb échappe un instant à son obsession du grand problème et nous montre qu'il sait aussi être, tout simplement, un artiste de la couleur et un curieux évocateur de légendes, il revient vite, en toutes tes autres parties, en tous les sujets, sous tous les prétextes, pourrait-on dire, a sa (dominante hantise, celle qui emplit de son angoisse le poème initial: Tourmente. Là, nous le voyons interroger d'abord tes religions, l'une après l'autre, sang jamais se contenter de leurs réponses à sa demande d'un Dieu auquel il puisse

de

1

croire, puis la science qui, si elle remontes logiquement et sûrement de la matière! organisée et pensante à la cellule primordiale, nie trop volontiers la cause incompréhensible et que, pourtant, nous sentons nécessaire. Quel est donc ce Dieu dont l'intime besoin reste à l'âme l'interrogateur? Victor Hugo, dans Religion et Religions, réprouve, lui aussi, les solutions révélées, il veut que l'on n'essaie point de définir Dieu; mais son poème s'achève par un acte de foi splendide:

de

II

est ! il est! il est ! il est éperdument!...

et Dieu lui apparaît, en somme,

comme

l'immense clarté où se dissiperont un jour les ombres terrestres :

Vis et fais ta journée, aime, et fais ton sommeil; Vois au-dessus de toi le firmament vermeil; Regardé en toi ce ciel profond qu'on nomme l'âme. Dans ce gouffre, au zénith, resplendit une flamme; Un centre de lumière inaccessible est là; Hors de toi, comme en toi, cela brille et brilla; C'est là-bas, tout au fond, en haut du précipice.

Cette clarté toujours jeune, toujours propice, Jamais ne s'interrompt et ne pâlit jamais ; Elle sort des noirceurs, elle éclate aux sommets; La haine est de la nuit, l'ombre est de la colère ! Elle fait cette chose inouïe, elle éclaire. Tu ne l'éteindrais pas, si tu la blasphémais.

d'habitudes, de tradition. Partout, l'on s'efforce de contenir (dans l'organisation des chemins de fer, par exemple) les eml'Empire. L'empereur n'est de piétements, toujours bout, après, jusqu'au Et et. Le Simplicissimus. Le Simpllcissimus, confédérés. Le des images de lumière, où resplendit l'ensympathique à tous ses pas en effet, est une gloire et une puissance Bavarois., le Saxon, n'aiment le Prus- thousiasme lyrique et religieux du Mage pas allemandes. Il tire à cent mille exemplaires sien. Mais tout cela, pourtant, est superfiétrange, c'est à une ses dessins audacieux et ses légendes ciel et secondaire. Le Bavarois, le Saxon, optimiste. Or, chose image contraire qu'aboutit toujours le agressives. Une telle prospérité', il la doit, dans le fond, admirent le Prussien, sen- poète de Tourmente: Dieu, pour lui, à parfaite (les doute, organisation sans sa l'a Prusse est la vie de l'Empire, est et tent que collaborateurs, sont des actionnaires, et, si leur apporte l'initiative et la force. Et l'Emne cessera pas d'être un idéal obscur où vont échouer, s'éteindre les les dessins qu'ils font leur sont payés, de l'empereur, au-dessus bien pire est Tueurs que donnent la science et la vie: ils payent aussi ceux qu'ils ne font pas au-dessus les princes, de tous au-dessus et auraient dû faire), au talent de ses des lumière... où heurte forme, la nuit Il est la il au-desest des coutumes: sans et moeurs artistes, mais surtout à la censure et à ils Au bout de la clarté, vous buterez à l'ombre : Bavarois, oui, Saxons et tout. de sus la persécution. Il y a de cela treize ans! orgueilleusement; fidèlement, te sont, L'affaire, à ses débuts, n'allait point. Il mais, Allemands aussi, avant tout, éner- Le dieu cherché, le soleil noir est toujours là. Et, finalement, le sombre pessimiste en y avait, dans une tentative de critique et giquement, belliqueusement. Ne pas voir incarné, moment s'est l'auteur de satire qui s'en prenait aux généraux, cela qui un illusion bien serait France, une ce en après avoir conclu au néant, se brûle, la aux ministres, à l'empereur lui-même, dangereuse. cervelle. quelque chose qui offensait les instincts: RAGEOT. GASTON révérencieux et disciplinaires de l'AlleJ'ai dit que l'auteur ne s'était incarné qu'un instant en ce personnage: mand. Le gouvernement prussien s'en mêla, mit en prison l'éditeur et les artistes: La Poésie André mort, j'ai compris, — c'est mon unique foi, — ce fut la fortune. Il en est donc, en cela', Qu'il faut vivre et mourir sans demander pourquoi.. chez les Allemands comme partout. médiocre si serait l'auconclusion La Jules Huret semble aussi s'être beauCOLOMB. Les Combats (1), par M. FÉLIX mais parole; nous, voyons tenait teur théâtre. amusé Allemands se des coup au Le Gerbe et de L'Ecrin, bien, tout le long du livre, qu'il ne cessera poète de La D'abord, l'es Allemands ne viennent au M. Félix Colomb, donne un nou- jamais d'interroger l'univers et de s'internous spectacle que pour le voir, non pour s'y révèle, en recueil, Combats, où Les se veau roger lui-même, et que, au lieu de conclùre montrer eux-mêmes., y compris les femparaphrasera, il au en contraire, suicide, au francs. (1) Un 3 volume, (1) Un volume, 3 fr. 50.


LES ANNALES

N° 1445 quelque sorte, le « de Victor Hugo:

vis et fais ta journée... »

Donne ton front à la science, Et donne ton coeur à l'amour,

se dira-t-il à lui-même, et il nous montrera, de nombreuses pièces où abondent en les conseils de bonté, de tendresse, d'action, de labeur, que, tout en désespérant de trouver des fondements métaphysiques à la dignité de la vie, il croit à cette dignité et même que, avant de philosopher, faut adage, il vivre. vieil selon le — — Et c'est pourquoi, malgré son désolant prélude et un finale qui ne l'est guère; moins, cette ceuvre très noble d'un poète test réconfortante. AUGUSTE DORCHAIN. Pour recevoir sans frais ces divers volumes (contre mandat ou timbres), ou tout autre ouvrage, ancien ou nouveau; ou pour obtenir tous renseignements concernant les questions de librairie, nos abonnés et lecteurs sont priés de s'adresser ou d'écrire à la Direction de la Librairie des « Annales », 51, rue SaintGeorges.

Nous rappelons à nos abonnés et lecteurs la très intéressante combinaison de " bons-primes » que leur offre la Librairie des Annales et qui a paru aux Annonces du dernier numéro. Demander à la Librairie des Annales le catalogue spécial de primes. Joindre 0 fr. 15 pour la France ; 0 fr. 25 pour l'étranger. Les bons-primes de ce numéro sont à la page IV des Annonces.

Causerie Théâtrale Le Théâtre de Maurice Materlinck C'est un théâtre très mystérieux et très

singulier. Les personnages y semblent des êtres de rêve qui s'expriment par paroles sibyllines, sur une scène de nuages, dans un décor de crépuscule. Ou, bien plutôt, selon moi, ce sont des âmes infantiles, dans des corps adultes, et ces grands garçons-là, et ces grandes filles, expriment des ébauches de pensées dans des balbutiements de mots vagues, et peu s'en faut que leurs dialogues ne soient des vagissements qui commencent à atteindre un semblant de précision. Je fus frappé, quand ces quelques pièces: Princesse Malène, Les Aveagles, Pelléas et Mélisande, furent représentées à Paris, de leur ressemblance inattendue avec te théâtre indien, et je fus seul, je crois, à le signaler. Même union constante de l'homme avec la nature et quasiabsorption de l'homme dans la nature, même simplicité, qui semble un peu voulue et factice (n'oublions pas que le théâtre indien n'est nullement un théâtre primitif), de tous tes sentiments, de toutes les passions et de tous les états d'âme; même quasi-inconscience et débilité de réflexion chez les hommes et femmes mis en scène; même langage d'enfante qui seraient des poètes, ou des poètes restés enfants par l'imprécision de la pensée et le flottement lent des idées vagues. Je ne me trompais sans doute pas dans ce rapprochement; car voici, aux premières pages d'un de ses livres, un éloge de la littérature indienne, qui montre assez que M. Maurice Maeterlinck a senti lui-même et constaté cette parenté : A certains moments, l'humanité a été sur le

point de soulever un peu le lourd fardeau de la matière... Les hommes furent plus près d'eux-mêmes et plus près de leurs frères.,. Ils comprirent plus tendrement et plus profondement la femme, l'enfant, les animaux, les plantes et les choses... Les écrits qu'ils, nous ont laissés ne sont peut-être pas parfaits; mais je ne sais quelle puissance et quelles grâces secrètes y demeurent à jamais vivantes et captives... Ce que nous savons de l'ancienne Egypte permet de supposer qu'elle traversa l'une de ces périodes spirituelles. A une époque très reculée de l'histoire de l'Inde, l'âme doit s'être approchée de la surface de la vie jusqu'à un point qu'elle n'atteignit jamais plus, et les restes et souvenirs de sa présence presque immédiate y produisent encore, aujourd'hui, d'étranges phénomènes... C'est bien cela: M. Maeterlinck est un

231

Il écoute avec ravissement ce murmure sourd des profondeurs du moi, qui arrive à son oreille comme un son très lointain

tante, comme le théâtre de Maurice Maeter-

et indistinct, qu'il bénit d'être indistinct et qu'il serait bien fâche qu'il fût précis. Ce qui. l'irrite, c'esi tout ce qui est demêlé, tout ce qui est clair, tout ce qui se comprend, tout ce qui se sait. « Ce que nous savons n'est pas intéressant. » (Quel joli mot! Et c'est qu'il est vrai! Si nous étions sûrs de quelque chose, nous n'y aurions aucun intérêt. Nous ne nous passionnons pas pour un proverbe. Or, ce que nous savons de science certaine, ce sont des proverbes intellectuels. 'Mais, ce que nous ne savons pas, le fond de nous, de ce que nous sentons juste assez pour nous douter qu'il existe, sans pouvoir nous rendre compte de ce que c'est ah! voilà ce qui est charmant à chercher, à épier, à guetter, avec la conviction, du reste, que nous ne le trouverons jamais ; car compter seulement que nous le trouverions, lui donnerait déjà une réalité qui lui ôterait tout son charme. « Nous sommes entourés de sublime. » Nous baignons dans le sublime. « Infiniment autour de nous, le mystère; infiniment au fond de nous, le mystérieux. Et nous sommes en communication avec le mystère éternel uniquement par le mystère insondable qui est en nous. » — Très joli. Trop sublime pour moi; mais très joli. Parfaitement incapable de prendre au sérieux cette philosophie, je suis très capable de la trouver charmante. Conséquences? Ceux qui sont proches du vrai vivant, ce sont tes simples. Ceux qui sont susceptibles de conscience vivent dans le borné; car, par définition, ce qui est défini est limité. Ceux qui restent inconscients vivent dans te vrai, dans le vrai pur. La vraie science est celle de l'ignorant... Les farceurs vont ajouter qu'il n'est pas inutile d'être idiot pour être souverainement intelligent. Les farceurs diront là quelque chose de vrai avec la grossièreté qui leur est propre, mais, à les bien prendre, c'est exact, et, dit par M. Maeterlinck, ce n'est plus grossier et c'est séduisant.

homme de théâtre », s'il nous a présenté des caractères si simplifiés, si primitifs et si enfantins, si près du berceau, c'est que, pour lui, il n'y a de vérité que dans ce qui est irréfléchi au point d'être absolument spontané, et spontané au point d'être instinctif, et instinctif au point d'être absolument inconscient M. Maeterlinck est enivré d'inconscient. La vie obscure de l'âme, la vie végétative de l'âme, la vie incunabulaire de l'âme, la pensée avant qu'elle ait été pensée, le sentiment avant qu'il ait été senti, le mouvement psychique avant qu'il y ait eu frémissement, les rides insensibles du lac de l'âme: voilà pour lui l'âme humaine, à l'état pur, non dégradée, non altérée, non vulgarisée, voilà la vraie vie psychique. Il lui donne les noms les plus beaux. Il l'appelle vie supérieure, vie transcendantale, vie divine, vie absolue. Il y descend avec volupté, s'y baigne en des fraîcheurs d'aurore, s'y délecte en des obscurités paisibles de forêts vierges. Jamais je n'ai mieux compris le sens symbolique du frigus opacum de Virgile, qui, du reste, n'a mis au frigus opacum aucun sens symbolique.

Voilà quelques traits de la philosophie de M. Maeterlinck. L'homme s'éloigne de la vérité en la comprenant, puisque la comprenant il la limite; l'homme s'éloigne de l'intelligence vraie en devenant intelligent, puisque l'inconscient est infini et que l'intelligent est particulier; l'homme perd son âme en la saisissant, puisqu'en la saisissant il la rétrécit, l'applique au petit, au restreint et au pratique; et, en d'autres termes, il perd son âme, dès qu'il s'aperçoit qu'il en a une. Les hommes sont des intelligences; les enfants, les primitifs, les extatiques et les imbéciles sont des âmes. Sur cette philosophie s'établit toute une esthétique. Si le vrai est l'inconscient, le beau doit être l'inexprimé. Le beau, comme le vrai, est insaisissable, obscur, flottant, plongeant et trempant dans les eaux dormantes du mystère. Dès qu'il est clair, il est grossier. Dès qu'il est précis, il devient rude, dur, tranchant et, pour tout dire, laid. Il faut de l'indéterminé dans le beau; tout le monde, presque, en convient; mais ce n'est pas assez dire; il y faut de l'inachevé, de l'ébauché, du balbutiant, et, le vraiment inachevé étant ce qui n'est pas commencé, peut-

dramatiste indien, du siècle actuel. A ce titre, il n'est pas amusant, non, et croyez qu'il ne songe guère à l'être; il n'est pas facile à suivre; il est obscur, mais il est le plus original et le plus curieux à étudier des dramatistes de ce temps-ci. Croyez que je ne fais pas fi d'Ibsen, ni de Hauptmann, etc. Mais quoi! Les Slaves font surtout du drame historique, à la Shakespeare; les Allemands font surtout du drame sociologique; Ibsen fait du drame psychologique tout mêlé de philosophie, de morale novatrice, de problème physiologique. Tous ils sont modernes, très modernes, tout à fait de leur siècle, je ne les en blâme pas, certes; niais en voici un qui, sans le moindre pastiche, sans imitation, même inconsciente, me reporte à dix-neuf siècles en arrière, m'apporte, et, l'ayant naturellement, ne l'empruntant pas, l'état d'âme de Kalidasa! A la bonne heure! Celui-là me dépayse véritablement. Il me fait vraiment voyager. Non seulement il n'est pas comme tout le monde; mais il n'est même pas comme quelquesuns. Pour peu qu'avec cela il ait du talent... Or, il en a. Il

n'y a rien d'intéressant, pour le dilet-

linck. Si, en son théâtre, il a été si peu «


LES ANNALES

232

être... il y a là une limite difficile à marquer; car, enfin, faut-il bien, pour qu'il soit sensible, que le beau, sans s'exprimer (oh ! cela, jamais !), commence à tendre vers l'expression, — c'est encore trop, marque une tendance vague à prendre une expression indécise, mais rien de plus..., c'est à peu près cela. Au fond, le vrai beau, c'est ne rien dire du tout. Les vrais poètes sont « ceux: dont les oeuvres touchent presque au silence ». Tout au moins, puisque la foule ne comprend pas que le silence absolu est la suprême éloquence, exprimons-nous le moins possible. Il faudrait donc — oh! c'est difficile — parler presque à bouche close, penser presque sans idée, sentir presque sans se rendre compte de ce qu'on sent, et pourtant être compris; non, pas être compris, ce qui peut être compris ne valant pas la peine d'être pensé, mais, cependant, communiquer avec la foule par une sorte de suggestion douce, lente, enveloppante et insensible. Ce qu'il faudrait trouver, c'est donc un art qui fît sentir de l'âme tout ce que la; psychologie n'en atteint pas et, en particulier, un art dramatique qui nous fît voir, tout ce qui est en deçà et au-dessous du dramatique, un art dramatique d'où serait exclu le drame, comme insignifiant. C'est à quoi s'essayent quelques novateurs, « d'un génie très inférieur à celui de Racine et de Shakespeare, mais qui ont entrevu une vie secrètement lumineuse dont celle des maîtres n'était que le revers ». Ai-je besoin de dire, puisque nous en sommes à l'art dramatique, que, si la « peinture des passions » est chose beaucoup trop grossière pour M. Maeterlinck, l'action, la fameuse action, lui paraît le comble de la barbarie dans l'art, et le signe même où se reconnaît pleinement

l'art barbare?

M. Maeterlinck pousse de toutes ses

forces à l'établissement d'un théâtre sans action et sans passions superficielles, qui n'exprimerait que les profondeurs calmes de l'âme humaine, ou les drames, mais lents, mystérieux et sourds, et notre moi subconscient. Ce théâtre, il le baptise d'un nom très joli. Il l'appelle le « Théâtre statique ». On voit comme les idées de M. Maeterlinck se tiennent, s'enchaînent et forment système. On voit aussi qu'elles ont avec son art d'auteur dramatique une forte et pleine connexion. On voit aussi qu'elles sont très intéressantes, hardies, bizarres,

sentant à chaque instant, non seulement le paradoxe, mais la gageure, extrêmement engageantes, cependant, et réveillantes et séduisantes. EMILE TAGUET, de l'académie française.

Bulletin Théâtral L'Oiseau Bleu est une des pièces les plus originales de M. Maeterlinck et, sous ses apparences enfantines, une des plus profondes; elle renferme des pensées graves et résume la conception que l'auteur se fait de la vie. Les personnages de ce conte de fée sont un petit garçon, Tyltyl, et sa soeur, Mytyl, âgés de huit ans et neuf ans. Ils s'endorment dans la chaumière paternelle (ils ont pour père un bûcheron) ; l'ouvrage est constitué par les tableaux successifs de leur

songe. Tous les objets et tous les êtres familiers qui les entourent prennent des formes humaines. La fée Bérylune dit à Tyltyl et à Mytyl : — Marchez à la conquête de l'Oiseau Bleu. Vous saisissez la signification du drame,

N° 1445 sens de l'ouvrage. Le bonheur que l'homme peut goûter, il l'a sous la main, mais il ne sait pas toujours le garder... A la première distraction, il s'envole. Ce bonheur relatif, nous ne l'acquérons qu'en le donnant. La véritable source de la joie, c'est la bonté. On ira voir en famille cette belle légende, qu'un succès immense, en Angleterre, en Russie, en Allemagne, a popularisée... Le ThéâtreRéjane l'a ornée d'un luxe intelligent de décors et de costumes... Elle contient une partie musicale évocatrice. Vous jugerez du mérite de cette partition par le morceau que nous reproduisons ci-après. Enfin, elle est interprétée, avec infiniment d'éclat, par Mmes Georgette Leblanc, Daynes-Grassot et Barbieri; MM. Béverin-Mars, Garry, Stephen, Delphin, René-Lucien Fugère, et une troupe de jeunes acteurs éveillés et gracieux. Nous avons eu, cette semaine, une autre pièce importante : L'Enfant de l'Amour, de M. Henry Bataille. On vous reparlera des idées et des sentiments développés dans cette oeuvre, dont il m'est difficile ici d'exposer le sujet. M. Henry Bataille y a versé ses rares dons de psychologue et d'observateur, et sa sensibilité, et sa grande pitié... Les interprètes : MM. Brulé, Dumény, Coquelin et l'admirable Réjane, ont été acclamés.

JEAN THOUVENIN.

de ma Pensée Maurice Maeterlinck.

son symbole. Cette fiction correspond aux idées métaphysiques du poète et se rattache étroitement à l'ensemble de son oeuvre... Pour Maeterlinck, comme vient de l'expliquer M. Faguet, le monde où nous vivons n'est que le masque d'un monde invisible où nous nous dirigeons en aveugles, à tâtons... Nous sommes placés devant une énigme universelle que notre angoisse tâche vainement de déchiffrer. En nous, hors de nous, tout est mystère. Nous saisissons des bribes de vérité; la vérité totale nous échappe, et nous y aspirons désespérément. Nous nous débattons parmi l'inconscient et l'inconnaissable. Des influences obscures agissent sur nous, pressentiments, avertissements secrets, obsessions éparses, bienfaisantes ou hostiles, qui nous secourent ou nous égarent et dont nous sommes les jouets. Et voilà ce que signifie l'affabulation de L'Oiseau Bleu. Tyltyl et Mytyl représentent l'homme faible et désarmé. Il s'épuise à conquérir l'oiseau divin, c'està-dire le savoir et le bonheur. Dans l'assaut qu'il livre à la farouche nature, il n'a pour lui que les forces qu'il a asservies et ses propres créations : la lumière, le pain, le sucre,, et enfin le chien, la seule créature qui lui soit sincèrement dévouée et fidèle. Tout le reste est contre lui, les animaux sauvages dont il fait sa proie et même certaines bêtes domestiquées qui le haïssent sournoisement et sont toujours prêtes à le trahir... Leur voyage à la recherche du bonheur les conduit dans des endroits étranges, dangereux ou charmants... Ils traversent le royaume du Souvenir (vous lirez, plus loin, ce ravissant épisode), le royaume de l'Avenir, le royaume de la Nuit... Finalement, ils s'éveillent, ils ont réussi à capturer l'Oiseau Bleu; mais ils en font présent à une pauvre petite malade qui en a envie; la cage où ils l'avaient enfermé s'entr'ouvre; il s'échappe. Et c'est le

(Confidences recueillies par M. Joseph Galtier)

Je suis né à Gand et j'y ai fait mes études. Elève des jésuites, j'ai suivi les cours de l'enseignement secondaire, qui correspond au vôtre, je crois. J'ai donc appris le grec et

le latin. Mes classes finies, je suis entré à l'Université, pour étudier le droit et réaliser ainsi uni des plus chers désirs de ma famille. Les parents appellent souvent « vocation » l'obéissance à leur fantaisie. Pour commencer mes études juridiques, je n'ai pas entendu d'autre voix que celle de mon père. J'aurais dû apprendre la médecine, qui m'attirait, ou toute autre science exacte. Mais le droit, c'est comme l'entrepôt des bornes qui limitent et arrêtent les mauvais instincts sociaux; la collection des garde-fous de la cité, de la rue et du foyer; ces maçons de Romains ont livré à l'exploitation une carrière où l'on peut tailler tous les moellons possibles. Etudier le droit, c'est se promener parmi des ruines, dans un cimetière qui serait aussi un chantier de construction. Je ne me sentais pas du bâtiment. La vie et la pensée avaient pour moi un autre attrait. Devenu avocat par la grâce des diplômes, je me suis trouvé avoir à défendre d'office quelques causes criminelles; mais les assassins, les incendiaires et les voleurs n'ont, au fond, du moins ceux que j'ai rencontrés, qu'une psychologie monotone et rudimentaire; ils fournissent des échantillons d'une humanité qui n'a souvent rien d'humain. Je me lassai vite de ce métier. Ajoutez que l'éloquence n'est pas mon fort. Les lauriers de Cicéron ne m'empêchaient pas de dormir. Aussi, un beau jour, je quittai la toge et pris le train de Paris. J'ai fait, en plein Quartier Latin, une saison littéraire d'un an. Je m'y liai avec des poètes : Mikhaël, Pierre Quillard, Jean Ajalbert. Nous fondons une revue, La Pléiade, qui eut une destinée


N° 1445

Mytyl. Dessin de Mme Georgette Leblanc-Maeterlinck.

plus courte que nos espérances. J'ai approché alors un homme qui a exercé l'influence la plus directe sur mes idées : Villiers de l'IsleAdam. A mon retour en Belgique, je publiai mon premier volume de vers, Les Serres Chaudes, composé de pièces écrites à Paris, et bientôt suivi de mon premier drame : La Princesse Malène. Cet essai dramatique a été tiré à vingt-cinq exemplaires seulement. Nous l'avons imprimé, un de mes amis et moi, avec une machine à bras; c'est moi-même qui tournais la roue. Je le donnai, comme à des amis, à des photographies, des fait on intimes. Le premier numéro, je l'ai adressé à Mallarmé. Gand, que mes débordements littéraires inquiétaient, me regardait d'un mauvais oeil. On plaignait ma famille, quand l'article d'Octave Mirbeau, paru dans Le Figaro, apporta à mes compatriotes la preuve que les miens ne valaient pas mieux que moi, puisqu'ils consentaient de tels sacrifices pécuniaires à ma manie. Ils croyaient, les braves gens, que c'était une réclame payée. Pour moi, je trouvai, dans cette page éloquente, un encouragement précieux et je me mis, plus confiant, au travail. C'est de cette époque que date une découverte qui marquera dans ma vie littéraire. En ma qualité de Flamand, j'appris alors l'anglais avec une grande facilité, ce qui me permit de lire les oeuvres dans le texte. Quand, après m'être délecté à vivre dans l'intimité de Shakespeare, je pénétrai dans la forêt vierge qu'est la poésie dramatique du temps de la reine Elisabeth, j'eus un éblouissement. Je trouvai que ces auteurs, contemporains du grand Will, ses émules et ses rivaux, étaient des enchanteurs. J'admirai cette floraison incroyable, d'une fraîcheur inouïe; il me semblait que je venais d'entrer dans un bois sacré, abondant et touffu, dans lequel jaillissaient des sources vives où je me désaltérai à longs traits. Je sais bien que Flechter, Francis Beaumont, John Webster, Heywood, sont, par rapport à Shakespeare, selon l'expression un peu injuste de Landor, des champignons croissant au pied du chêne d'Arden; mais ils n'en représentent pas moins le vrai romantisme, — si différent de celui de Byron. Laissez-moi vous dire, par parenthèse, que le romantisme français vient d'une fausse interprétation de Shakespeare, ce qui explique que le théâtre romantique de 1830 n'existe guère. Depuis ce moment, j'ai assidûment fréquenté les poètes anglais, notamment Shelley et Robert Browning.

LES ANNALES

233

Le Rhume de Cerveau. Dessin de Mme G. Leblanc-Maeterlinck.

Georgette Leblanc-Maeterlinck. Pendant une répétition de L'Oiseau Bleu. Mme

Je dois aussi beaucoup à l'Allemagne. J'ai étudié ses classiques et surtout un de ses philosophes contemporains, Schopenhauer, que j'ai lu en entier. Ce que je préfère dans ses oeuvres, ce sont Les Parerga, les ouvrages à côté, plus intéressants, à mon sens, que ses traités systématiques. Tels sont les éducateurs de ma pensée. Nous reproduisons un des plus jolis épisodes de /'Oiseau Bleu, la scène où le frère et la soeur, Tyltyl et Mytyl, voyageant au pays du rêve, retrouvent et reconnaissent les ombres des aïeux qui, jadis, sur la terre, les chérissaient :

LE PAYS DU SOUVENIR Un épais brouillard d'où émerge, à droite, au tout premier plan, le tronc d'un gros chêne muni d'un écriteau. Clarté laiteuse, diffuse, impénétrable. Tyltyl et Mytyl se trouvent au pied du chêne. TYLTYL. — Voici l'arbre!... MYTYL. — Il y a l'écriteau!.,. TYLTYL. — Je ne peux pas lire...

Attends, je vais monter sur cette racine... C'est bien ça... C'est écrit : « Pays du Souvenir. » MYTYL. — C'est ici qu'il commence?... TYLTYL. — Oui, il y a une flèche... MYTYL. — Eh bien! où qu'ils sont, bonpapa et bonne-maman? TYLTYL. — Derrière le brouillard... Nous allons voir... MYTYL. — Je ne vois rien du tout!... Je ne vois plus mes pieds ni mes mains... (Pleurnichant.) J'ai froid!... Je ne veux plus voyager... Je veux rentrer à la maison... TYLTYL. — Voyons, ne pleure pas tout le temps, comme l'Eau... T'es pas honteuse?... Une grande petite fille !... Regarde, le brouillard se lève déjà... Nous allons voir ce qu'il y a dedans... En effet, la brume s'est mise en mouvement; elle

s'allège, s'éclaire, se disperse, s'évapore. Bientôt, dans une lumière de plus en plus transparente, on découvre, sous une voûte de verdure, une riante maisonnette de paysan, couverte de plantes grimpantes. Les fenêtres et la porte sont ouvertes. On voit des ruches d'abeilles sous un auvent, des pots de fleurs sur l'appui des croisées, une cage où dort un merle, etc. Près de la porte un banc, sur lequel sont assis, profondément endormis, un vieux paysan et sa femme, c'est-à-dire le grand-père et la grand'mère de Tyltyl.

TYLTYL, les

reconnaissant tout à coup. —

C'est

bon-papa et bonne-maman!... MYTYL, battant des mains. — Qui! oui!... C'est eux!... C'est eux!...

Attention!... On ne sait pas encore s'ils remuent... Res. tons derrière l'arbre... TYLTYL, encore un peu méfiant. —

Grand'maman Tyl ouvre les yeux, lève la tête; s'étire, pousse un soupir, regarde grand-papa Tyl qui, lui aussi, sort lentement de son sommeil. ORAND'MAMAN

TYL.

J'ai idée que nos

petits-enfants, qui sont encore en vie, nous vont venir voir aujourd'hui... ORAND-PAPA TYL. — Bien sûr, ils pensent à nous; car je me sens tout chose et j'ai des fourmis dans les jambes... ORAND'MAMAN TYL. — Je crois qu'ils sont tout proches, car des larmes de joie dansent devant mes yeux... GRAND-PAPA TYL. — Non, non; ils sont fort loin... Je me sens encore faible... dis qu'ils sont Je te ORAND'MAMAN TYL. — là; j'ai déjà toute ma force... TYLTYL et MYTYL, se précipitant de derrière le chêne. — Nous voilà!... Nous voilà!... Bon-

papa, bonne-maman !... C'est nous!... C'est nous!... ORAND-PAPA TYL. — Là!... Tu vois?... Qu'estce que je disais?... J'étais sûr qu'ils viendraient aujourd'hui... GRAND'MAMAN TYL. — Tyltyl!... Mytyl!.., C'est toi!... C'est elle!... C'est eux!... (S'efforçant de courir au-devant d'eux.) Je ne peux pas courir !... J'ai toujours mes rhumatismes! GRAND-PAPA TYL, accourant de même en clopinant.

Moi non plus... Rapport à ma jambe de bois, qui remplace toujours celle que j'ai cassée en tombant du gros chêne... —

Les grands-parents et les enfants s'embrassent follement. ORAND'MAMAN TYL. —

forci, mon Tyltyl!...

Que tu es grandi et

GRAND-PAPA TYL, caressant les cheveux de Mytyl.

Regarde donc!... Les beaux cheveux, les beaux yeux!... Et puis, ce qu'elle sent bon!... GRAND'MAMAN TYL. — Embrassons-nous encore!... Venez sur mes genoux... Et moi, je n'aurai GRAND-PAPA TYL. — Mytyl!... — Et

rien ?...

GRAND'MAMAN TYL.

— Non, non... A moi,

d'abord... Comment vont Papa et Maman Tyl?... TYLTYL. — Fort bien, bonne-maman... Ils dormaient quand nous sommes sortis... GRAND'MAMAN TYL, les contemplant et les accablant de caresses.. — Mon Dieu, qu'ils sont jolis et

bien débarbouillés!... C'est maman qui t'a débarbouillé?... Et tes bas ne sont pas troués!... C'est moi qui les reprisais, autrefois... Pourquoi ne venez-vous pas nous voir plus sou-


LES ANNALES

234

Le Pays du Souvenir.

1445

Le jardin féerique où se cache l'Oiseau Bleu.

DÉCORS DE M. EGOROFF, PEINTRE RUSSE

vent?... Cela nous fait tant de plaisir!... Voilà des mois et des mois que vous nous oubliez et que nous ne voyons plus personne... TYLTYL. — Nous ne pouvions pas, bonnemaman; et c'est grâce à la Fée qu'aujourd'hui... GRAND'MAMAN TYL. — Nous sommes toujours là, à attendre une petite visite de ceux qui vivent... Ils viennent si rarement!... La dernière fois que vous êtes venus, voyons, c'était quand donc?... C'était à la Toussaint, quand la cloche de l'église a tinté... TYLTYL. — A la Toussaint?... Nous ne sommes pas sortis ce jour-là, car nous étions fort enrhumés... GRAND'MAMAN TYL. — Non, mais vous avez pensé à nous... TYLTYL. — Oui... fois GRAND'MAMAN TYL. — Eh bien! chaque que vous pensez à nous, nous nous réveillons et nous vous revoyons... TYLTYL. — Comment! il suffit que...? GRAND'MAMAN TYL. — Mais voyons, tu sais bien... TYLTYL. — Mais non, je ne sais pas... ORAND'MAMAN TYL, à Grand-Papa Tyl.

C'est

étonnant, là-haut... Ils ne savent pas encore... Ils n'apprennent donc rien?... GRAND-PAPA TYL. — C'est comme de notre temps... Les Vivants sont si bêtes quand ils parlent des Autres... TYLTYL. — Vous dormez tout le temps?... GRAND-PAPA TYL. — Oui, nous dormons pas mal, en attendant qu'une pensée des Vivants nous réveille... Ah! c'est bon de dormir, quand la vie est finie... Mais il est agréable aussi de s'éveiller de temps en temps... TYLTYL. — Alors, vous n'êtes pas morts pour de vrai?... GRAND-PAPA TYL. — Que dis-tu?... Qu'est-ce qu'il dit?... Voilà qu'il emploie des mots que nous ne comprenons plus... Est-ce que c'est un mot nouveau, une invention nouvelle?... TYLTYL. — Le mot « mort »?... GRAND-PAPA TYL. — Oui; c'était ce mot-là... Qu'est-ce que ça veut dire?... TYLTYL. — Mais ça veut dire qu'on ne vit

marque de la dernière fois... C'était à la Toussaint... Voyons, tiens-toi bien droit... (Tyltyl se dresse contre la porte.) Quatre doigts!... C'est énorme !... (Mytyl se dresse également contre la porte.) Et Mytyl, quatre et demi!... Ah, ah! la mauvaise graine!... Ce que ça pousse, ce que ça pousse!... TYLTYL, regardant autour de soi avec ravissement.

Comme tout est bien de même, comme tout est à sa place!... Mais comme tout est plus beau!... Voilà l'horloge avec la grande aiguille dont j'ai cassé la pointe... GRAND-PAPA TYL. — Et voici la soupière que tu as écornée... TYLTYL. — Et voilà le trou que j'ai fait à la porte, le jour que j'ai trouvé le vilebrequin... GRAND-PAPA TYL. — Ah! oui! tu en as fait des dégâts!... Et voici le prunier où tu aimais tant grimper quand je n'étais pas là... Il a toujours ses belles prunes rouges... TYLTYL, remarquant les ruches. — Et les abeilles, dis, comment vont-elles?... GRAND-PAPA TYL. — Mais elles ne vont pas mal... Elles ne vivent plus, non plus, comme vous dites là-bas; mais elles travaillent ferme... TYLTYL, s'approchant des ruches. — Oh! Oui!... Ça sent le miel!... Les ruches doivent être lourdes!... Toutes les fleurs sont si belles!... Et mes petites soeurs qui sont mortes, sontelles ici aussi?... MYTYL. — Et mes trois petits frères qu'on avait enterrés, où sont-ils?... —

mots, sept petits enfants de tailles inégales, en flûte de Pan, sortent un à un de la maison.

A ces

Aussitôt qu'on y pense, aussitôt qu'on en parle, ils sont là, les gaillards!...

Tyltyl et Mytyl courent au-devant des enfants. On se bouscule, on s'embrasse, on danse, on tourbillonne, on pousse des cris de joie. TYLTYL. — Tiens, Pierrot!... (Us se prennent aux cheveux.) Ah ! nous allons nous battre en-

core comme dans le temps... Et Roberf !... Bonjour, Jean!... Tu n'as plus ta toupie?... Madeleine et Pierrette, Pauline et puis Riquette... MYTYL. — Oh! Riquette, Riquette!... Elle marche encore à quatre pattes!... GRAND'MAMAN TYL. — Oui, elle ne grandit plus... TYLTYL, remarquant le petit chien gui jappe autour

Voilà Kiki dont j'ai coupé la queue avec les ciseaux de Pauline... Il n'a pas changé non plus... GRAND-PAPA TYL, sentencieux. — Non, rien ne change, ici... TYLTYL. — Et Pauline a toujours son bouton sur le nez?... GRAND'MAMAN TYL. — Oui, il ne s'en va pas; il n'y a rien à faire... TYLTYL. — Oh! qu'ils ont bonne mine, qu'ils sont gras et luisants!... Qu'ils ont de belles joues!... Ils ont l'air bien nourris... GRAND'MAMAN TYL. — Ils se portent bien mieux, depuis qu'ils ne vivent plus... Il n'y a plus rien à craindre, on n'est jamais malade, on n'a plus d'inquiétudes... d'eux. —

La demie de huit heures sonne à l'horloge.

Huit heures et demie!... Mytyl, nous n'avons que le temps!... GRAND'MAMAN TYL. — Voyons!... Encore quelques minutes!... Le feu n'est pas à la maison... On se voit si rarement... TYLTYL. — Non, ce n'est pas possible... La Lumière est si bonne... Et je lui ai promis... Allons, Mytyl, allons!... GRAND-PAPA TYL. — Dieu, que les Vivants sont donc contrariants avec toutes leurs affaires et leurs agitations!... TYLTYL, sursautant. —

Adieu, bonpapa..., bonne-maman... Adieu, frères, soeurs, Pierrot, Robert, Pauline, Madeleine, Riquette et toi aussi, Kiki!... Je sens bien que nous ne pouvons plus rester ici... Ne pleure pas, bonnemaman, nous reviendrons souvent... Revenez GRAND'MAMAN TYL. tous les — TYLTYL, embrassant tout le mande. —

plus...

GRAND-PAPA TYL. — Sont-ils bêtes, là-haut!... TYLTYL. — Est-ce qu'on est bien, ici?... GRAND-PAPA TYL. — Mais oui ; pas mal,

pas mal; et même si l'on priait encore...

regardant tour à tour son grand-père et sa grand'mère. — Tu n'as pas changé, bonTYLTYL,

papa, pas du tout, pas du tout... Et bonnemaman non plus n'a pas changé du tout... Mais vous êtes plus beaux... GRAND-PAPA TYL. — Eh! ça ne va pas mal... Nous ne vieillissons plus... Mais vous, grandissez-vous!... Ah! oui, vous poussez ferme!... Tenez, là, sur la porte, on voit encore la

Les voici, les voici!..

GRAND'MAMAN TYL. —

jours!...

TYLTYL.

— Oui, oui! Nous reviendrons le

plus souvent possible... GRAND'MAMAN TYL.

Le chien.

Le feu. (Figuration d'après la version russe.)

C'est notre seule joie

et c'est une telle fête, quand votre pensée nous visite!...

MAURICE MAETERLINCK-


Poème

L'OISEAU BLEU

DE

MAURICE MAETERLINCK

Musique DE

Représenté au Thcâtre-Réjane

I.— DANSE AVEC LA FÉE (Polka)

ELIAS SATZ


LES ANNALES

236

Alphonse Daudet. (Phot. Benque.)

Paul Bourget.

Henri de Régnier.

(Phot. Dornac.)

Il paraît que le monocle a cessé de plaire.

LA

Décadence

Comte d'Haussonvil'e.

Leconte de Lisle, d'après Guth.

N° 1445

Quelle est l'utilité de cet ornement, qui fut tant à la mode sous le second Empire?... Et, d'abord, en a-t-il une? Il est rare qu'on se serve d'un monocle, pour le simple avantage d'y voir plus clair d'un oeil qu'on aurait faible. Ne nions pas, pourtant, qu'il n'y ait des originaux dont ce soit la prétentieuse ambition. Mais le monocle a un bien autre but et une bien autre raison d'être. Heureusement! Il sert à donner à la physionomie une expression qu'elle ne saurait avoir naturellement sous aucun prétexte. Il procure aux gens timides une assurance et même, au besoin, une insolence d'occasion, qu'ils ne pourraient acquérir sans un combat perpétuellement renouvelé avec eux-mêmes. Il leur confère, dans la vie, la supériorité de gens au fait de certaine acrobatie faciale et qui peuvent renouveler à toute heure, que dis-je, à toute minute, leur même petit tour de force. Avez-vous essayé de porter un monocle? Je Vous assure que c'est très difficile. Moi, j'ai essayé, naturellement. Il y eut un temps où ce fut mon ambition de traverser la vie muni d'un haut faux-col et un monocle imperturbablement vissé dans l'arcade sourcilière. Car le monocle apparaît — ou apparaissait — aux très jeunes gens comme le symbole même de l'élégance. Ils ne sont pas les seuls, d'ailleurs. Dès qu'il s'agi;t, pour un comédien, de représenter un homme du monde, il proclame ou dissimule, jusqu'à la dernière heure, selon son caractère, la nécessité d'arborer un monocle. Mais il est inutile d'essayer de l'en empêcher. Le monocle a sa tradition. Comparez-le, d'ailleurs, avec le binocle, et voyez quelle différence de caractère : le binocle est timide, effacé, studieux ; le monocle triomphant, éclatant, frivole; à travers les

Henry de Pène. (Phot. Nadar.)

(Phot. II. Manuel.)

Aurélien Scholl. (Phot. Renttinger.)

verres du binocle, le regard filtre, indécis, doux et vacillant; du cercle du monocle, le regard jaillit, droit et vif, avec audace. Le binocle est conciliant, le monocle provocateur. Près d'une jolie femme, on rentre son binocle et on sort son monocle : l'un est presque une tare et l'autre presque une gloire. Le binocle est pour savants, bureaucrates, ingénieurs ; le monocle pour officiers, mondains, hommes de lettres. Le binocle est de la Sorbonne et le monocle du Boulevard. II est des gens qui portent monode et dont l'histoire ne retiendra pas les noms. Ils le tirent, à l'occasion, et en usent sans affectation. Mais il est des monocles légendaires. Tel celui d'Henry de Pêne et celui d'Aurélien Scholl, dent le reflet éclaira tout le Boulevard, alors qu'il y avait un Boulevard! Dans un tout autre monde, il avait son rival. Qui ne se rappelle celui du prince de Sagan, rattaché par un large ruban de moire noire? Autres monocles célèbres: celui qui fit, avec les guêtres blanches, la réputation de grande élégance du président Félix Faure, et celui du général Zurlinden. Mais le monocle est surtout un attribut qui semble réservé à la littérature. L'Académie peut mettre en ligne quatre représentants monoclés : MM. Edmond Rostand, d'Haussonville, Paul Bourget et Henri de Régnier. Celui-ci est solennel comme un petit lac immobile et figé. Citons encore, dans le passé, les monocles de Leconte de Lisle, d'Albert Vandal, d'Alphonse Daudet. Et citons le héros du monocle, un sportsman bien connu. Il fit, un jour, une chute de cheval, se cassa la jambe et resta sur le sol, évanoui. Quand on le releva, — trait admirable! — il avait gardé son monocle.

Général Zurlinden. (Phot. Eug. Pirou.)

DU

Monocle

Edmond Rostand.

SERGINES.

Albert Vandal. (Phot. A. G. I.)

Prince de Sagan. (Phot. Otto.)


LES ANNALES

1445

Pavillon de l'Ombrie (Exposition ethnographique).

Entrée du Forum des provinces (Exposition ethnographique).

L'Exposition de Rome en

II. — CHATEAU SAINT-ANGE

1911

Bien des gens manifestent quelque surprise d'entendre parler d'une Exposition à Rome, en 1911. Ils croient voir une sorte d'anachronisme vivant dans le fait d'organiser une chose aussi moderne dans la ville des immor-

tels souvenirs. Rassurons-les : l'Exposition de Rome ne ressemble à rien de ce qui s'est fait jusqu'à ce jour; elle s'étend dans la cité tout entière, et le vrai théâtre de l'Exposition, c'est Rome elle-même, embellie, reconstituée, évocatrice de tout son passé. 1.

237

LES THERMES DE DIOCLÉTIEN

Ces ruines merveilleuses viennent d'être complètement dégagées, et c'est dans leurs salles grandioses, aux voûtes immenses, que sera présentée l'Exposition archéologique, qui occupera sept salles, plus un vaste espace demi-circulaire, près de l'entrée du musée ro-

Le colossal tombeau d'Adrien, transformé par les papes en forteresse, et qui dresse sa masse imposante sur la rive droite du Tibre, formera comme le point central de l'Exposition de Rome. C'est là, en effet, que sera installée l'Exposition rétrospective du Moyen Age et de la Renaissance. On a reconstitué l'appartement des papes, tel qu'il était du temps de Jules II. On a reproduit l'histoire de l'armure et on pourra admirer, notamment, Varmeria du pape Clément X. En outre, dans un pavillon attenant au château SaintAnge, aura lieu l'Exposition très caractéristique des principaux étrangers illustres qui ont laissé leur marque à Rome. Enfin, les célèbres fêtes de nuit données, jadis, par les papes, au château Saint-Ange, seront reproduites et redonnées selon les documents de l'époque. Ajoutons que, dans l'enceinte du château Saint-Ange, on a construit un palais spécial pour les cent Congrès qui seront tenus à Rome au cours de l'Exposition. III.

— PIAZZA D'ARMI

(Place d'Arme)

Cette Exposition archéologique sera consacrée à l'étude de la civilisation latine dans les anciennes provinces de l'empire romain, et contiendra des reproductions et des reconstitutions d'anciens monuments. Toutes les nations d'Europe qui ont reçu l'influence de la civilisation latine ont envoyé des documents d'un très haut intérêt.

La place d'Arme est située, à Rome, sur la rive droite du Tibre, au pied de la haute colline qu'on appelle le monte Mario. Là se trouve l'Exposition ethnographique de toute l'Italie, idée absolument nouvelle, fort ingénieuse, qui permet au visiteur d'admirer, en un cadre unique, tout ce que l'Italie entière contient de souvenirs caractéristiques. On y voit Venise avec sa pêcherie, ses

Pavillon du Piémont. — Une église du Val d'Aoste.

Pavillon des Marches,

main.

canaux, ses gondoles; Naples, avec son vieux quartier disparu de Santa-Lucia; Gênes et son vieux port; des monuments de Sicile, de Sardaigne, des Calabres, des Abruzzes, retable où naquit saint François d'Assise, etc. — VILLA CARTONI Derrière la villa Borghèse, dans la région IV.

des anciennes villas papales, aura lieu l'Exposition internationale des Beaux-Arts. Rome y a construit, au centre, un magnifique palais, qui est destiné à rester un musée. Autour de ce palais central sont les palais de l'Allemagne, de l'Angleterre, de l'Amérique, du Japon même; celui de la France, qui â été prêt un des premiers, est un des plus justement admirés. Il est l'oeuvre de l'architecte Eustache. Cette Exposition montré ce que les différents peuples ont produit de plus beau depuis cinquante ans. Tels sont les principaux points de ralliement de l'Exposition universelle à Rome. A ce programme d'Expositions permanentes, on peut ajouter un autre programme d'Exposition vivante et changeante, qui sera l'Exposition musicale et dramatique. Terminons, enfin, en signalant les sports, qui auront une grande place dans l'Exposition de Rome : concours hippique international, courses de chevaux, d'aéroplanes, d'automobiles, etc. On voit que l'Exposition de Rome sera vraiment digne de son cadre incomparable.

JEAN CARRÈRE.

Pavillon de la Sicile.


LES ANNALES

238

1445

Notre Marine de Guerre La Chambre des députés s'occupe, cette

semaine, de noire situation navale et du proLapeyBoue de l'amiral élaboré par gramme rère. Le pays a, en tout ceci, un intérêt d'une indiscutable évidence, et nous avons pensé que nos lecteurs nous sauraient gré de leur fournir le moyen d'apprécier l'importance de ces questions. Un éditeur parisien, M. Vuibert, vient d'éditer, sous ce titre : La Marine de Guerre, un beau volume du capitaine de frégate SauvaireJourdan, où se trouvent décrits, sous une forme simple et dépourvue de considérations technila les éléments puisconstituent qui tous ques, Le Voltaire, un des derniers grands croiseurs français. Grosconfrère Notre d'un navale pays. sance claude nous envoie sur cet ouvrage l'intéresRio! Les infinies difficultés de mise au point soit pas admis à lire l'étude si complète, sant article que voici : d'un outillage d'une complexité inimaginable si claire, si concluante que le rapporteur du Cet ouvrage est une alerte promenade à sont l'objet d'une publicité aussi retentissante budget de la marine, M. Paul Bénazet, . a la mer, avec un marin fier de son métier, de que des bulletins de victoire par des historio- déposée sur le bureau de la Chambre! Une qui la conversation aisée, claire, sans pé- graphes singulièrement empressés à proclamer tradition, inexplicable dans un pays démocradanterie et sans fracas livresque, offre l'agré- la banqueroute d'un matériel dont nous som- tique, réserve mystérieusement au monde parment substantiel que les touristes privilégiés mes les seuls à croire qu'il soit inférieur à lementaire des documents de cette nature qui, trouvent à faire en bonne compagnie la vi- celui de nos rivaux; car, s'il est une qualité dans les autres pays d'opinion publique, sont site d'un arsenal ou d'une escadre. qu'on nous reconnaît jusqu'à présent dans vendus en librairie. Vous me direz qu'il y a des gens qui l'univers entier, c'est la minutieuse précision M. Bénazet, qui est un jeune au Parlement, ne prennent aucun plaisir à visiter un port que l'industrie française apporte dans ses tra- sans y être un nouveau venu, a eu la coquettede guerre et encore moins à monter sur des vaux. rie de faire une oeuvre personnelle et de probateaux. Il y a d'abord ceux qui ont le Survienne un de ces sinistres désolants aux- portions mesurées; il l'a rendue captivante mal de mer; ceux-ci sont plus à plaindre qu'à quels une armée de mer est constamment ex- par la netteté de ses démonstrations et par lé blâmer; mais, après tout, on s'en guérit. Ce posée par la fatalité des forces aveugles avec bel entrain de son argumentation chaleureuse qui est plus grave, c'est le cas de ceux de lesquelles elle est délibérément en lutte, ce au service de la cause la plus digne d'inspirer nos concitoyens, malheureusement assez nom- n'est pas dans un recueillement attentif et une foi si agissante. Ce lumineux exposé breux, qui, de bonne foi, considèrent comme silencieux, qu'on en prend le deuil, mais dans du programme naval et des nécessités indéjeté à l'eau tout l'argent que nous dépensons les hurlements d'une lamentation furieuse, qui niables auxquelles il répond devrait être mis sur mer; on le leur a raconté; ils ont trouvé s'évertue à trouver, coûte que coûte, des vic- sous les yeux de tous les contribuables, aux plus simple de le croire que d'y aller voir. times expiatoires. Des polémiques s'engagent, plus obtus desquels il ferait enfin comprendre Ne parlons que de ceux dont la sincérité où l'esprit de parti trouve un terrain de cul- l'obligation qui commande à la nation la plus n'est pas douteuse. Leur état d'esprit est bien ture éminemment favorable, et où les animo- opulente de l'Europe de ne pas lésiner sur la excusable, si l'on observe comme quoi, depuis sités personnelles s'acharnent; des suspicions, prime d'assurance qui, seule, peut mettre sa pas mal d'années, on ne leur met sous les funestes aux initiatives et aux bonnes vo- fortune à l'abri des convoitises environnantes, yeux que ce qui est de nature à leur enlever lontés, s'élèvent de toutes parts, et bientôt, alors que, dans certains milieux financiers, on toute confiance en notre arme navale : alors dans la masse incompétente des bonnes gens se leurre de cette conception paradoxale : un que, dans tous les pays civilisés, on étend privés d'informations directes et dénués de tel amas de richesses, défendu par sa vertu pieusement le manteau de Noé sur le spectacle jugement, il n'y a plus de confiance dans la propre, — sans l'acier des coffres-forts! démoralisant des imperfections et des fai- valeur des chefs ni dans le dévouement des Le rapport Bénazet est réconfortant et il blesses nationales, on excelle, chez nous, à hommes, ni dans les qualités militaires de s'en dégage le sentiment bien net que nous l'instrument pour lequel on a fait de si grands ne reverrons pas de sitôt les temps exécrés les mettre en scène avec une perfection mélodramatique qui flatte mieux que des visions sacrifices. On leur a fait croire que nos cui- où, faute de l'unité de vues qui préside à de beauté le goût malsain de la foule pour rassés étaient en carton et nos équipages en l'organisation de la défense nationale dans un l'émoi du fait-divers : l'incident le plus banal papier mâché; comment voulez-vous qu'ils Etat bien gouverné, la France en arrivait à d'une manoeuvre d'escadre est une affaire se défendent d'en conclure qu'à l'heure ac- se désaffectionner de sa marine, naguère si d'Etat, et le moindre accroc prend un air tuelle notre pays est incapable d'avoir une populaire, mise à deux doigts de sa perte de catastrophe; des matelots en bordée ros- marine, et que ce serait sagesse d'en faire par l'absence d'esprit de suite des dirigeants successifs, l'incohérence des activités, l'incomsent le guet, et voilà Toulon menacé de l'économie? Quel dommage que le grand public ne bombardement, à l'instar de Lisbonne ou de pétence des interventions, la souveraineté de la rhétorique et, à de certaines heures, par l'ironie des combinaisons politiques appelant à prendre en main une oeuvre essentiellement constructive le génie paradoxal des plus brillants esprits de destruction. On se ressaisit visiblement; le programme naval de l'amiral Boué de Lapeyrère est assuré du concours de toutes les bonnes volontés efficaces; les agitations silencieuses de naguère semblent avoir fait place sur nos chantiers, comme dans les bureaux de la rue Royale et jusque dans le Parlement, à une activité silencieuse et rassérénée. Voici qu'insensiblement chaque chose revient à sa place et que chacun reprend son rôle; et nous assistons à ce spectacle, oublié depuis trop longtemps : des bateaux de guerre qui naviguent, sans soulever des protestations politiques, et des troupes coloniales qui s'en vont, avec l'assentiment parlementaire, pacifier des contrées barbares où la France a pris la responsabilité d'établir la civilisation. Escadre exécutant un tir au canon, en marche, à grande vitesse.

GROSCLAUDE.


LES ANNALES

1445

Les obsèques du général Brun. — Arrivée du corbillard à la gare d'Orléans.

Récent portrait du général Brun.

Histoire Semaine de la FRANCE

La Crise Ministérielle

L'imprévu a joué, cette semaine, dans les choses de la politique, un rôle important. Après la mort subite du ministre de la guerre, enlevé en quelques instants à sa table de travail, c'est, en effet, le ministère lui-même qui s'est retiré, au lendemain d'un vote de confiance et d'un grand succès du côté de la défense nationale. Il l'a fait, d'ailleurs, volontairement, à la puite d'une double interpellation sur les congrégations, bien que le débat se soit terminé à son avantage. Mais la majorité qui se prononça en sa faveur était très faible, une trentaine de voix en moyenne; et, dans ces conditions, M. Briand et ses collègues n'ont pas cru devoir assumer plus longtemps les charges du pouvoir. Ce débat sur les congrégations, ou plutôt sur l'application de la loi sur les congrégations, ne paraissait pas, d'abord, autrement grave. Le premier interpellateur, M. Paul Meunier, se borna à demander la modification de la procédure en ce qui concerne l'ouverture des écoles privées, c'est-à-dire une modification à la loi scolaire de 1886, afin « d'empêcher la réouverture des congrégations ». Mais, avec M. Malvy, l'un des anciens collaborateurs de M. Camille Pelletan, la discussion prit une autre tournure. Le député du Lot reprocha au président du Conseil de de 1901 et de 1904 » « laisser tourner les lois par « inaction », par « faiblesse », par complaisance pour les membres de l'Action Libérale. Et même l'accusa-t-il d'avoir, à SaintEtienne, sa ville électorale, favorisé l'enseignement congréganiste. Et son dernier mot fut pour dire « qu'oublieux de la politique d'action laïque et de réformes sociales voulue par le pays, M. Briand ne pouvait plus espérer la confiance ». Le président du Conseil répliqua que le gouvernement n'avait pas laissé s'affaiblir dans ses mains son rôle de tuteur et de contrôleur des congrégations; que, bien au contraire, cette tutelle et ce contrôle s'étaient exercés avec la plus grande efficacité; mais que la

239

loi se heurtait, dans son application, à de grandes difficultés. Puis, après avoir ramené le fait personnel qui lui était reproché à un acte de simple tolérance, de tolérance u\-.:'â'i£-.:J,, le ministre proclama son droit à la confiance de la majorité, et en déclarant qu'il la voulait entière, sans restriction, sans arrière-pensée. Et l'on sait que M. Briand comprenait seulement, dans cette majorité, la gauche démocratique, la gauche radicale, le groupe radical socialiste et le groupe républicain socialiste. L'accueil qu'il reçut parut assez réservé. Et, si la priorité fut refusée à l'ordre du jour de M. Malvy, sa majorité dans les deux scrutins sur la motion de confiance qui lui fut votée se trouva successivement réduite à vingt-neuf, puis à vingt-six voix. D'après le pointage fait par les ministres eux-mêmes, cette majorité était républicaine. Néanmoins, M. Briand a trouvé qu'elle n'était pas suffisante pour continuer à gouverner. Dans les conseils tenus avec ses collègues, puis à l'Elysée avec le président de la République, il exposa qu'à s'en tenir strictement aux votes émis par la Chambre, le cabinet pouvait rester au pouvoir, que la tradition parlementaire le lui permettait; mais que le dernier débat et les votes qui l'avaient suivi accusaient une grande désunion. Il ajouta que le ministère se trouvait devant une obstruction systématique, qu'on lui suscitait partout des obstacles, que ce mauvais vouloir se montrait même dans la discussion du budget. Et sa conclusion fut que le cabinet n'avait plus qu'à se retirer. Voici, d'ailleurs, ce qu'il dit dans sa lettre de démission :

L'appel que, dans un but d'union, j'avais adressé à tous les républicains en vue de réaliser, d'accord avec le gouvernement, au profit du pays et de la République, une politique de détente et d'apaisement; de poursuivre, sous le régime de la séparation des Eglises et de l'Etat, une oeuvre de laïcité raisonnable, tolérante, respectueuse de toutes les croyances; d'assurer, enfin, à tous les citoyens la stricte et égale justice administrative; cet appel, ou n'a pas été compris par certains, ou, défiguré par d'autres, a produit finalement, sur une fraction de la majorité républicaine de la Chambre, l'effet contraire de celui que je pouvais en espérer. » L'hostilité politique qui en résulte contre le chef du cabinet ne désarmera pas. » «

Le président de la République combattil ses raisons, il insista pour le faire revenir sur sa décision, mais inutilement. II fut. convenu, cependant, que la démission ne serait officielle qu'après les obsèques du général Brun. M. Aristide Briand était aux affaires depuis plus de cinq ans. Entré dans le cabinet Sarrien comme ministre de l'instruction publique et des cultes, en 1906, il était resté à la tête de ce département quand M. Clemenceau prit la présidence du Conseil. En 1909, il succéda à ce dernier après son échec devant la Cham-

bre, au cours des débats sur la situation de notre marine. On sait, enfin, qu'il y a quatre mois, le ministre, en conflit avec ses collaborateurs Millerand et Viviani, avait, au lendemain de la discussion sur la grève des cheminots, démissionné et constitué un cabinet où figuraient, avec le général Brun et l'amiral Boué de Lapeyrère, MM. Pichon, Lafferre, Maurice Faure, Puech, Raynaud, Girard, Klotz, Morel, Jean Dupuy, Guist'hau, Dujardin-Beaumetz et Noulens. Le Général Brun

Après la mort sur le champ de bataille, le général Brun n'en pouvait trouver de plus belle, assurément, que celle qui l'a surpris à sa table de travail et alors qu'il mettait la dernière main à son budget. Mourir en pleine tâche, n'est-ce pas, d'ailleurs, comme l'a dit le président de la Chambre des députés, « mourir aussi au champ d'honneur »? Le ministre de la guerre se donnait sans compter à la prodigieuse besogne que comporte la direction de l'armée nationale, et il venait encore (le travailler longuement avec son chef de cabinet, le général Ebener, malgré, une violente atteinte de grippe qui le tenait éloigné depuis une semaine du.Conseil des ministres et l'avait obligé de remettre la discussion du budget de son département, quand une embolie l'a soudainement terrassé. Pris de syncope, puis tout aussitôt remis, le ministre avait rassuré son collaborateur et ses officiers d'ordonnance, disant « que ce n'était rien, qu'il en avait vu bien d'autres »; mais il n'avait plus que quelques instants à vivre, car une nouvelle syncope le terrassait bientôt et, malgré les soins du docteur, il expirait. Né à Marmande en 1849, le général Brun avait donc soixante-deux ans, et, dans cette carrière si prématurément tranchée, plus des


240

deux tiers appartenaient à l'armée. Sorti de Polytechnique, il achevait, à l'Ecole d'application de Metz, son instruction spéciale en tant que sous-lieutenant d'artillerie, lorsque éclata la guerre de 1870. Son jeune dévouement trouva tout de suite à s'employer à l'armement et à la défense du fort Saint-Julien. Il prit part au combat de Ladonchamps, puis suivit l'armée de Metz dans sa douloureuse et si mouvementée captivité. Lieutenant en 1871, puis capitaine, il fut un des premiers à se présenter à l'Ecole de Guerre, où il devait, quelques années plus tard, revenir comme professeur de tactique appliquée à l'artillerie, et comme directeur. Il était commandant lorsque le général Ferron le prit pour officier d'ordonnance, et, dès lors, sa carrière fut rapide. Colonel et commandant militaire du palais du Sénat, il fut, le 9 juillet 1901, promu général de brigade et commandant de l'Ecole de Guerre. Divisionnaire en septembre 1904, il était appelé, un an après, aux importantes fonctions de chef d'état-major général de l'armée. C'est dans ce poste que le choix de M. Briand vint le trouver et que la succession du général Picquart lui fut donnée. Il y avait dix-neuf mois que le général Brun occupait ses fonctions de ministre de la guerre, et son oeuvre est aussi étendue que complexe. Il améliora la solde des lieutenants et des capitaines, supprima les comités techniques d'infanterie et de cavalerie, d'artillerie et des troupes coloniales, réglementa le service de l'artillerie en campagne et celui des officiers d'état-major. Mais, où son passage à la tête de l'armée a surtout marqué, c'est dans l'organisation de l'aéronautique militaire. S'il n'avait qu'une confiance limitée dans les dirigeables, il montrait, par contre, une foi profonde dans l'aéroplane. Et l'on sait combien les dernières manoeuvres de Picardie avaient confirmé ses espérances. Ses obsèques, qui empruntaient déjà aux circonstances un caractère exceptionnel, ont été vraiment imposantes. La foule était considérable et, dans son empressement, elle a rendu, à la fois, hommage au chef de l'armée et à l'armée elle-même. C'est devant l'hôtel du ministre, tout voilé de crêpe, que s'élevait le catafalque, et c'est là aussi que le président de la République est venu saluer une dernière fois ce bon serviteur du pays, et que le général Michel, au nom de l'armée, que M. Briand, au nom du gouvernement, ont prononcé l'oraison funèbre du général Brun. Leur hommage nous entraînerait trop loin ; mais il faut retenir celui du ministre, qui a surtout célébré en lui, et avec raison, le « créateur de l'aviation militaire ».

LES ANNALES

L'Indien Savarkar et deux de ses amis. (Savarkar figure à droite sur cette photographie.)

sous-marins. Le remplacement des unités vieillies se ferait automatiquement. C'est ainsi que 12 torpilleurs et 31 sous-marins seraient mis en chantier d'ici 1917, pour remplacer les unités disparues. La dépense atteindrait 1 milliard 257 millions, auxquels il faudrait encore ajouter 93 millions pour la construction de formes de radoub capables de recevoir et de caréner les unités les plus puissantes. On arrive ainsi à un total de 1 milliard 350 millions, soit une annuité de 135 millions. C'est beaucoup; mais, comme l'annuité moyenne de la marine est déjà de 106 millions pour les constructions neuves et de 14 millions pour les travaux des ports, — au total, 120 millions, — l'effort annuel se réduirait à 15 millions. Puis, comme l'a dit M. Delcassé dans l'exposé fort applaudi qu'il a fait à la Chambre, et que nous résumons ici, il faut réfléchir que l'Allemagne met en chantier quatre bateaux de plus de 22,000 tonnes (elle a déjà 26 cuirassés en ligne), que l'Italie en construit quatre également et en a deux en projet, que l'Autriche, aux deux dreadnoughts actuellement sur cale, en ajoutera un troisième tout de suite après, que la Russie construit quatre

La Marine Française et la Limitation des Armements Navals

Le pays n'apprendra pas sans une vive satisfaction que deux cuirassés capables de se mesurer avec les vaisseaux de ligne les plus puissants vont être mis en chantier. Ces navires font, avec le Jean-Bart et le Courbet, en ce moment en construction dans les arsenaux de Brest et de Lorient, partie des seize cuirassés qui, d'après le dernier programme naval soumis aux Chambres, doivent être construits d'ici 1917, et constitueront, trois ans après, avec les six Patrie et les six Danton, le gros de notre armée navale. En 1920, nos forces de mer seraient de 28 cuirassés, 10 éclaireurs d'escadre, 52 torpilleurs et 94 sous-marins. La durée de service de chaque catégorie de bâtiments serait de vingt ans pour les cuirassés et les éclaireurs, et de dix-sept ans pour les torpilleurs et les

L'amiral Jauréguiberry. (Phot. A. Bougault.)

N° 1445 cuirassés de 23,000 tonnes et en prévoit trois autres. « Il n'y a donc pas, a-t-il ajouté, un moment à perdre pour remplir nos obligations envers le pays, à qui nous devons, avant tout, la sécurité. » Avec un minimum de sacrifices, avec un budget inférieur de 600 millions à celui de l'Angleterre, de 295 à celui des EtatsUnis, de 160 millions à celui de l'Allemagne, nous donnerons à notre pays la protection nécessaire à son labeur tranquille et fécond. » Et cette garantie-là, vous ne voudrez pas, s'est-il écrié au milieu d'une salve d'applaudissements, la faire attendre à la France. » Au cours de la discussion qui s'est engagée à ce sujet, les représentants du parti socialiste prétendaient subordonner la construction des deux cuirassés, si brillamment enlevée par le député de l'Ariège, à des pourparlers du gouvernement avec les puissances au sujet de la limitation des armements, et M. Pichon n'avait pas eu de peine à faire repousser cette motion. Pendant que nous discuterions sur les armements, les puissances qui ont déjà une avance sur nous augmenteraient encore cette avance. Toutefois, il avait accepté d'employer tous ses efforts pour faire mettre, d'accord avec les puissances amies et alliées, cette limitation des armements à l'ordre du jour de la prochaine conférence de La Haye. Il s'était réservé, d'ailleurs, de choisir son heure, et l'on sait que la conférence a dû confesser, par deux fois, son impuissance à aborder cette question. L'Amiral Jauréguiberry L'amiral Jauréguiberry, le fils de l'héroïque marin dont la froide ténacité et la bravoure, la science militaire aussi, firent merveille à Patay, vient de succéder à l'amiral Gaillard dans le titre et les fonctions d'inspecteur général des escadres, et d'aucuns ont dit d' « amiralissime ». Mais c'est là une erreur. Aucun poste semblable n'existe dans la marine française, et si, il y a bien des années, on a pu donner une lettre de commandement pour le temps de guerre, le fait ne s'est jamais reproduit. Wi l'amiral Duperré, ni l'amiral Gervais, ni l'amiral Folurnier, ni l'amiral Caillard, qui réunirent, à un moment, les deux escadres sous leurs ordres, ne furent amiralissimes. ETRANGER

L'Affaire Savarkar Le tribunal international d'arbitrage de La Haye, à qui cette affaire avait été soumise, a décidé que le gouvernement britannique n'était pas tenu à restituer Savarkar aux autorités françaises. Savarkar est ce jeune étudiant hindou que le paquebot Morrea con-

duisait dans l'Inde pour y répondre aux accusations de complicité dans une vendetta politique, quand, pendant une escale à Marseille, il réussit à passer à travers les hublots d'une cabine de bains et prendre pied sur le sol français. A l'appel des détectives, un gendarme français l'arrêta, et, de sa propre initiative, le remit à ses gardiens. Le gouvernement français demanda sa restitution, le gouvernement britannique refusa, estimant que Savarkar ne pouvait se réclamer du droit d'asile. Et, après une longue controverse, il fut décidé que justice suivrait son cours, mais que l'exécution de la sentence serait suspendue jusqu'au règlement du point de droit par la Cour de La Haye. Le jugement est sans appel. On espère, toutefois, que Savarkar, qui fut condamné,, à Bombay, à la détention perpétuelle, sera gracié. JACQUES LARDY.


N° 1445

LES ANNALES

241

Un détachement de la Légion étrangère fait gaillardement, malgré la longue étape effectuée, son entrée dans un village noir.

La Légion Etrangère On a fait beaucoup de bruit, cette semaine' autour de la Légion étrangère, et cela à l'étranger, en plein Reichstag, où M. Erzberger, rapporteur du budget de la guerre, demanda " combien de temps encore la France conserverait une institution qui n'appartient plus à notre époque civilisée ", où le général von Herringen, ministre de la guerre, déclara qu'il fallait " renseigner le peuple, au sujet de ce qui se passait à la Légion étrangère " et qu'au lieu de la glorifier, il était nécessaire " de la stigmatiser publiquement ". Nous avons le devoir de défendre contre de telles attaques un corps qui nous a donné des héros. M. le général Zurlinden va vous conter son histoire :

Légion étrangère a été créée sous le règne de Louis-Philippe, par la loi du 9 mars 1831, qui spécifiait qu'elle devait être employée « hors le territoire continental du royaume ». Immédiatement, la Légion rendit les meilleurs services dans notre nouvelle colonie d'Algérie, tant par sa valeur dans les expéditions, que par ses travaux de défrichement, d'assainissement, de fortification... Il y régnait un grand esprit d'émulation entre les bataillons, qu'on avait eu soin de composer d'hommes de nationalités différentes. En 1835, deux bataillons de la Légion, le polonais et l'italien, prirent part à la pénible et douloureuse expédition de la Macta, pendant laquelle la colonne du général Trézel fut surprise par Abd-el-Kader et n'échappa qu'à force d'énergie à une destruction totale. Sur un effectif de 2,500 hommes, elle en perdit 1,000. Les deux bataillons étrangers s'y conduisirent très énergiquement, sous le commandement du lieutenant-colonel Conrad. Parmi les officiers blessés, se trouvait le sous-lieutenant Bazaine. Vers cette époque, l'Espagne était profondément agitée par des luttes intestines: les constitutionnels, partisans de la régente, se battaient avec acharnement contre les carlistes, les partisans de don Carlos réclamant la couronne d'Espagne, en vertu de la loi salique. La France désirait soutenir les constitutionnels; mais elle craignait les difficultés de toutes espèces qu'aurait soulevées l'entrée d'une armée LA

française en Espagne. Le roi fit alors négocier pour céder notre Légion étrangère à l'Espagne. La convention réglant cette cession fut signée à Paris, le 28 juin 1835. La Légion étrangère débarqua à Tarragone, en août 1835. Elle avait à sa tête un brillant officier, le colonel Bernelle, qui ne tarda pas à être nommé général et à assimiler sa troupe à une division espagnole. Il obtint, au bout de quelques mois de fatigues et de combats incessants, de faire adjoindre à ses bataillons deux escadrons de lanciers polonais, qui furent commandés par un vigoureux officier, le lieutenantcolonel Kraiewski; puis, il reçut une batterie d'artillerie, organisée et commandée par le lieutenant Rousset. Le général Bernelle veillait avec soin

à son prestige personnel. II ne paraissait

qu'entouré d'un nombreux état-major et d'une garde de sapeurs barbus, à l'aspect terrifiant. Sa femme le suivait partout; et, au dire du capitaine Paul Àzan, qui a fait

paraître, chez Lavauzelle, une histoire bien intéressante, bien complète de la Légion étrangère en Espagne, Mme Bernelle aurait même joué, dans la Légion, un rôle trop considérable, pour les choses militaires comme pour les autres. Le lieutenant-colonel Conrad avait suivi la Légion en Espagne; il la commanda même plus tard. Ce fut le vrai héros de cette troupe, le chef estimé, adoré de ses soldats. Il fut tué à Huesca. Bien d'autres officiers distingués servirent alors dans la Légion. Deux futurs

Types de la Légion étrangère. (Dessins extraits d'un volume de Georges d'Esparbès.)

généraux de division: le comte de Noue et le baron Renault, y étaient capitaines; Bazaine y servit comme lieutenant, puis

comme capitaine. Le temps brillant de la Légion d'Espagne fut celui du général Bernelle. Après le départ de cet officier général, elle continua à se battre vaillamment et presque sans relâche, sous les ordres de Lebeau, puis de Conrad, mais au milieu de mille difficultés et de pertes continuelles dans ses effectifs, qui ne furent pas comblés. Elle fut dissoute en 1839, et ses débris ramenés en France. Son intervention a laissé en Espagne l'impression d'une troupe à la vaillance, à l'endurance incomparables. Un officier de l'armée de la reine d'Espagne a très bien défini l'état d'âme des légionnaires : « Une seule pensée remplit leurs coeurs : on va se battre! » On les appréciait aussi dans l'armée carliste. Voici ce qu'en dit un officier supérieur, A. T..., dans ses Campagnes et Aventures d'un Volontaire Royaliste: « ... Leur colonel Bernelle était un des plus beaux sabreurs que j'aie rencontrés. II chargeait au milieu des siens comme le premier troupier venu; et j'ai même aperçu plusieurs fois sa jeune femme. à cheval, à son côté, au milieu du feu. » Nous avions là de vaillants ennemis... J'ai vu de leurs escadrons de lanciers charger nos fantassins jusque sur les rochers où les piétons avaient peine à se tenir; et, quand les chevaux manquaient de pied, ils sautaient en bas de leur selle et combattaient la lance à la main, sans espoir de vaincre, mais jusqu'à la mort... » Ailleurs, A. T... ajoute que la manie de la désertion faisait des ravages dans leurs rangs, et qu'il en vint dans l'armée carliste de. quoi former un bataillon.

Pendant ce temps, un décret de LouisPhilippe, du 16 décembre 1835, prescrivait la création, en Algérie, d'une nouvelle Légion destinée à remplacer celle que nous avions cédée à l'Espagne. D'abord constituée à deux bataillons, la nouvelle Légion fut portée à deux régiments dès 1840. Plusieurs de ses colonels ont fait parler d'eux comme généraux: Bedeau, Mellinet, Canrobert,


242

Bazaine, Saint-Arnaud, Saussier, Duchesne, y ont servi, sans en exercer le commandement. Le général de Négrier a été à la tête de la Légion et lui a fait faire des prodiges. Malgré la forte discipline qu'il y avait implantée, il est resté légendaire parmi les légionnaires, qui, pendant longtemps, l'ont fait figurer dans leurs chansons comme le chef aimé et respecté. La Légion étrangère s'est distinguée dans la plupart de nos expéditions d'Algérie: à Djidjelli, Miliana, dans le SudOranais, dans la province de Constantine, à Zanteka; puis, au Mexique, sous les ordres de Jeanningros; au Tonkin, à Madagascar, au Maroc... C'est une troupe à part que le capitaine Azan a très bien définie dans son histoire : « Dans la vie monotone et pacifique de garnison, le légionnaire est bientôt envahi par une vague mélancolie et se laisse aller parfois au vice et à l'indiscipline... En campagne, au contraire, c'est toujours un soldat actif, discipliné, brave, capable de tous les efforts, de tous les dévouements. » Il a abandonné son pays, sa famille, ses amis ; quelquefois, il a dans son passé un drame mystérieux, dont il garde le secret. Il ne compte plus dans la société; il ne sert même pas sous son nom véritable, mais sous un sobriquet choisi par lui... Il est venu chercher dans la Légion l'oubli d'une douleur, le pardon d'une faute; il a besoin d'espace; il dédaigne la souffrance, il souhaite le danger. » Pour apprécier les services de la Légion, il faut se rappeler le mot de Napoléon : « Si vous voulez savoir le régiment qui a le mieux fait dans la bataille, demandez quel est celui qui a perdu le plus de monde. » A cet égard-là, la Légion étrangère tient une des premières places, peut-être la première, parmi les corps de notre armée. Général ZURLTNDEN.

PAGES OUBLIÉES Toujours à propos de la Légion étrangère, nous retrouvons un émouvant article de notre excellent confrère Gaston Jollivet, qui évoque l'étrange et pittoresque physionomie de ces Vaillants soldats : LES HÉROS MYSTÉRIEUX légionnaire est, à proprement

LE

parier, un désespéré; au moment où il s'engage, il n'a plus rien, ni famille, ni patrie. Il a peutêtre déshonoré l'une et l'autre. Je dis peut-être, car personne ne sait rien sûrement de son passé. Il reste, s'il y tient, un inconnu pour le bureau de recrutement où il vient s'enrôler, et auquel il donne comme sien le nom qu'il veut. Le capitaine chargé du service a le devoir de n'être pas curieux. Il ne demande rien à l'homme qui vient à lui, pas même son âge, ou si peu. La limite de quarante ans fixée par le règlement reste souvent illusoire. « J'ai trente ans », dit sans broncher, à travers sa barbe grise, un gaillard à la peau ridée, et, sans broncher plus que lui, l'expéditionnaire inscrit : trente ans.

LES ANNALES Quelquefois, de peur d'avoir sous les drapeaux un quinquagénaire qui risquera demain de grossir le royal-traînard, le capitaine de recrutement lui fait montrer ses dents, comme à un cheval, et, d'après l'état des incisives et des canines, l'enrôle ou le renvoie. Qu'importe l'âge, au surplus? L'autorité militaire en est quitte pour n'immatriculer l'homme que pour un an. Dans un corps où il n'y a pas de retraite, cela n'a pas d'importance. D'où viennent-ils, les légionnaires? Un peu de partout Très peu d'Angleterre, quelques-uns d'Italie, par le bureau de recrutement de Nice. Le plus grand nombre d'Alsace, d'Allemagne et de la Suisse allemande, de tous les pays où l'on mange de la paille en parlant, selon une pittoresque expression troupière. Les Alsaciens sont les plus disciplinés, parce qu'ils entrent à la Légion par patriotisme, pour fuir un service militaire détesté et non parce qu'ils ont eu maille à partir avec les lois. Mais on ne saurait dire quels sont les plus braves. Tous le sont. Leur guenille leur est si peu chère! L'entrée à la Légion a été, pour eux, comme, une première étape vers le suicide. Le combat en est une seconde. Suicide sans bruit, sans reportage, sans paperasserie. Le mort n'ayant pas de famille, cela supprime l'obligation et les frais de certificats de décès à envoyer. A quelles classes de la société appartiennent-ils? A peu près à toutes. Imaginez que, par impossible, un des régiments étrangers soit abandonné, demain, sur une île déserte, il pourra donner l'image d'une société complète au petit pied. Chacun reprenant son identité, et, en même temps, son premier état, se révélera ingénieur, médecin, magistrat. Un des derniers, chefs de la Légion, le colonel de Villebois-Mareuil, qui en a magistralement parlé dans La Revue des Deux Mondes, a eu sous ses ordres un commissaire de police dégoûté de son métier, un nihiliste s'abritant sous le drapeau contre de « sectaires vengeances », un lettré arabe professeur de littérature orientale au Caire, et, enfin, un personnage très étrange, tour à tour inventeur d'explosifs, explorateur avec Soleillet, spahi sénégalais et roi nègre! Un de ces policiers internationaux expédiés périodiquement de quelque grande ville d'Europe pour s'assurer si la Légion ne renferme pas quelque contumace rencontra un jour, dans les rues de Sidi-belAbbès, un simple soldat. A sa vue, il tressaillit et salua le troupier jusqu'à terre. Ce dernier rougit, attristé d'être reconnu, et, sans mot dire, se mit un doigt sur la bouche, Un témoin qui se trouvait là sans être vu prétend avoir entendu le policier murmurer au soldat : « Pardon, Altesse ! », avant de saluer de nouveau très bas et de disparaître. Quelles sont les causes qui les ont envoyés à la Légion? Souvent l'amour, plus souvent encore le jeu. Sur cent soldats que contenait une compagnie au Mexique, il n'y avait pas moins de douze anciens officiers de toutes les armées du monde ayant plus ou moins flirté avec la dame de pique. On a pu le savoir par leurs aveux ou par des indiscrétions. La Légion renferme aussi un certain nombre d'officiers français qu'un coup de tête ou toute autre cause a forcés de démissionner et qui, lentement, très lentement, remontent l'échelle. Ceux-là aussi sont des déses-

N° 1445 pérés le plus souvent, et leur destinée; même est plus cruelle que celle des camarades venus des armées étrangères, car, à chaque instant, ils croisent d'anciens camarades de promotion et, à la largeur' des galons qui ornent l'uniforme de ces derniers, ils mesurent, eux redevenus simples soldats, la profondeur de leur chute. Ne leur demandez pas, à ces cosmopolites, — sauf, bien entendu, aux Français, — d'être des patriotes au même titre ; qu'un fils de la Beauce ou de la Bourgogne. Un enfant du Brandebourg ou de la Poméranie ne se fera pas casser la tête pour le seul amour du drapeau tri— colore qui se déploie maintenant devant lui. Mais, si les légionnaires allemands ne sont pas Français de coeur, ils n'ont pas davantage d'amour filial pour une patrie d'origine peut-être ingrate, qui, en tout cas, n'aura pas leurs os. La vérité est que, pour le légionnaire, la patrie s'incarne dans la Légion. Il vit, et surtout il meurt pour elle. Elle lui tient lieu de tout ce qu'il a pu aimer autrefois, de tout ce qu'il lui est interdit d'aimer aujourd'hui. Dans cet amour de la Légion chez le légionnaire, il entre aussi beaucoup d'affectueux respect pour le chef, depuis le colonel jusqu'au sous-lieutenant, pourvu que ce chef ait su se faire aimer. Car ce serait prud'homie que de croire rebelles au dévouement ces natures, si dégradées que puissent être quelques-unes d'entré telles. Nombre de gaillards qui ont peutêtre, comme on dit vulgairement, tué père et mère, ont aimé en fils tendres ces supérieurs, qui, d'ailleurs, valaient bien qu'on mourût pour eux, qui se sont appelés Bedeau, Saint-Arnaud, Bosquet et, de nos jours, Dominé, le héros de TuyenQuan. Mais presque tous les légionnaires, et c'est là l'originalité du corps, n'ont aucun souci de ce stimulant qui s'appelle l'avancernent Il y a quelques années, — c'était au Tonkin, — un d'entre eux, qui s'était donné le nom de Walter, se signale par mille prouesses à l'admiration des chefs. Il franchit rapidement ses grades jusqu'à celui de sergent-major, lorsqu'un nouvel, exploit attire sur lui l'attention de son capitaine, qui le fait venir et lui dit : Walter, je vais vous proposer pour le — grade de sous-lieutenant Merci, mon capitaine, mais je vous, — supplie de n'en rien faire. — Par exemple ! Vous tenez donc à rester sous-officier toute votre vie? — Je serai obligé de dire mon vrai nom si je passe sous-lieutenant; et, ce nom-là (qui n'est pas Walter), personne au monde ne doit le savoir. Et il resta sergent-major jusqu'au jour où il fut tué, sous son pseudonyme. Quoi d'étonnant si les chefs les plus honnêtes, les plus scrupuleux dans la vie privée ont éprouvé, à leur tour, quelque tendresse pour ces mauvais sujets de la Légion, s'ils ont aidé de leur mieux à plus d'une réhabilitation morale, si, le jour où ils ont été mis par le légionnaire en possession d'un secret douloureux, ils ont engagé une famille à pardonner, à oublier des méfaits longuement, courageusement expiés par le coupable! GASTON JOLLIVET. .


LES ANNALES

N° 1445

Mouvement Scientifique PHYSIQUE DU GLOBE Les Petits Séismes M. B. Baillaud vient de présenter à l'Aca-

démie des Sciences une note instructive et suggestive de M. Louis Fabry, au sujet des « petits séismes ».. Il s'agit des petits « tremblements de terre », qui sont souvent ressentis dans les pays de mines et qui ne sont pas sans effrayer les populations. L'auteur en cite divers exemples observés dans la région minière au nord-est de Marseille, autour des villages de Gréasque et Cadolive. L'affaissement des terrains, dont on a modifié les conditions d'équilibre et de stabilité, en creusant des galeries pour l'extraction de la houille, produit des petites secousses, désignées par les mineurs sous le nom de « coups de toit », parce que le toit des galeries est parfois disloqué. Ils en ont pris l'habitude et ne s'inquiètent pas autrement de ces petits tremblements de terre artificiels, qui peuvent, cependant, secouer les maisons aux alentours de la mine et se faire enregistrer par des sismographes — lorsqu'il y en a — dans un rayon d'environ dix-sept kilomètres. Des séismes de ce genre sont parfois observés aussi dans les environs des polygones d'artillerie où l'on expérimente les pièces de gros calibres. Nos gros canons de 305 millimètres ont souvent occasionné des tremblements de ce genre, et l'on en entendra parler encore, lorsque les grosses pièces de 340 millimètres, qui vont entrer en jeu dans la marine, feront leurs essais.

VARIÉTÉS

cours au « phonographe ». Le directeur « parle les réponses aux lettres » devant un appareil à rouleaux inscripteurs. « Il lui dicte », comme il ferait à la dame sténographe-dactylographe si elle était présente. La réponse est enregistrée. Lorsque la dame revient, la machine lui restitue, à volonté, en recommençant s'il y a lieu, ce qu'elle a enregistré en son absence. Lorsque les rouleaux gravés ont fini de servir, on les gratte, on les rabote, ils sont prêts à resservir après avoir enregistré huit à neuf pages in-quarto de cent soixante-quinze mots cent fois de suite.

M. Machine à écrire. — V. Parlograph. Dactylographe écrivant ce que lui dictent les rouleaux du parlograph, gravés hors de sa présence.

C'est un moteur électrique, fonctionnant sur

courant continu,. ou sur courant alternatif, qui fait marcher la petite machine à écouter, à parler, à inscrire, qui ne s'énerve et ne se fatigue jamais : c'est une brave petite machine.

MAX DE NANSOUTY.

C'a été un grand progrès que la sténodactylographie, dans laquelle tant de dames et de jeunes filles excellent et trouvent d'in-

Petite Jurisprudence Pratique

.

P. Parlograph. — L. Levier. — D. Disque. — E. Saphir rond pour écouter. — S. Saphir pointu pour inscrire. — Schéma des positions du levier L: I. Libre; 2. Pour écouter; 3. Pour enregistrer la parole.

Mais la dactylographe peut être absente momentanément. Le directeur peut être venu aussi avant l'heure du travail des employés et avoir du courrier à expédier avant de s'absenter lui-même. Comment faire? C'est ici que le « parlograph » de M. F. Rubsam intervient d'une façon tout à fait parfaite et charmante. Il emprunte son con-

Vie

féminine

AIDONS-NOUS LES UNS LES AUTRES Le Travail des Enfants

La chambre syndicale des ouvriers verriers de la Seine vient de tenir un grand meeting pour la suppression du travail de nuit des enfants dans la verrerie. Il paraît que ce travail est absolument diabolique. Ecoutez plu-

Le « Parlograph »

téressants emplois. Le directeur, le chef de bureau lit son courrier et dicte la réponse à la dactylographe. Combien de temps économisé! Time is money!

243

Fourrière : Formalités, Chiens perdus ou trouvés. — Perdre un chien auquel on s'est atta-

ché cause un vrai chagrin, vouloir arracher à une mort certaine un chien que l'on a trouvé et que l'on voudrait conserver est un sentiment bien humain. Trop souvent, on se heurte à des difficultés nées de l'ignorance ou l'on se trouve des règlements de police qui régissent la Fourrière. On nous saura certainement gré de les énumérer ici. Chien perdu. — Le propriétaire d'un chien perdu doit faire sa déclaration sur le registre de perte de la Fourrière, S'il reconnaît son chien, il ne peut le reprendre que sur la présentation d'un certificat de propriété du chien délivré par le commissaire de police-du quartier qu'habite le propriétaire, et qu'après paiement des frais de conduite, de garde et de nourriture (65 centimes par jour pour frais de garde et de nourriture, 75 centimes à 1 franc 75 pour frais de conduite, calculés d'après le quartier où le chien a été pris). (Arrêté du 25 août 1882.) Les chiens munis' d'un collier avec adresse sont conservés huit jours; les autres, trois. Chien trouvé. — Pour conserver un chien trouvé, il faut le conduire à la Fourrière et faire une déclaration sur le registre de trouvaille. Le chien est conservé huit jours. Passé ce délai, celui qui a trouvé le chien non réclamé peut en devenir possesseur contre paiement des frais susénoncés. Mais il n'en devient propriétaire définitif qu'au bout de trois ans, délai pendant lequel le maître du chien peut exercer utilement sa revendication. (Article 2279 du Code civil.)

Maître ARGUS.

tôt : L'industrie de la verrerie s'exerce dans des halls abritant des fours monumentaux, où le verre fond sous une température de 1,500 à 2,000 degrés. A l'orifice de ces fours, aux « ouvreaux », se tiennent les ouvriers verriers, qui travaillent tout le jour — ou toute la nuit — dans l'haleine embrasée que leur souffle le four. Près d'eux, jour et nuit, travaillent des enfants, garçons ou fillettes, qui ont de treize à quinze ans. Dans la verrerie à vitre, ils. portent les cylindres de verre encore tièdes ou canons aux fours à recuire ou stracons ; ils les portent aussi à l'étendrie, qui est l'atelier spécial Où les cylindres, fendus verticalement, sont développés en feuilles. Les canons sont très fragiles; il arrive souvent qu'ils éclatent dans les bras des porteurs ou des porteuses et les blessent grièvement. Depuis le matin jusqu'au soir, depuis le soir jusqu'au matin, par semaines alternées, les porteurs courent des halls de soufflage aux stracons dans une atmosphère brûlante, empuantie, empoussiérée. C'est là qu'ils prennent leurs repas. Chaque jour ou chaque nuit, ils parcourent ainsi, toujours courants, pliés sous leur dangereux fardeau, plus de trente kilomètres, et ils portent, au total, un faix de 700 à 1,000 kilogrammes chacun. Leur labeur achevé, ils sont tellement exténués qu'ils ne trouvent pas la force de manger. Ils sont à l'âge de la croissance, à l'âge délicat où tant de soins, tant de ménagements, tant de médicaments sont nécessaires pour que la petite plante humaine pousse et se

développe. Dans les cristalleries, de petits garçons aident au souffleur : ils trempent les cannes dans les seaux, ils transportent des charges d'eau; accroupis auprès des billots, ils guettent le moment où l'ouvrier pose horizontalement, sur la pièce de bois, sa canne, garnie d'une lumineuse boule de verre en fusion. Ils embouchent la canne et soufflent de toutes leurs forces : leurs joues se gonflent et deviennent ecarlates tandis que les veines de leur front, de leur cou et de leurs tempes se tendent et saillent comme des cordes. Dans les gobletteries, ils sont fermeurs de moules. Ils s'assoient sur leurs talons. À vingt centimètres de leurs yeux, descend l'éblouissante pièce de verre chaud que l'ouvrier porte au bout de sa canne et qu'il emprisonne dans le moule métallique. L'enfant referme le moule sur la boute de feu. Une intense vapeur s'élève et masquée son visage. Il démoule, va plonger dans l'eau l'appareil brûlant, et le remet en place pour y laisser descendre une autre boule de feu. Cet exercice, il le renouvelle 1,800 à 2,000 fois par jour ou par nuit. Une telle besogne suffirait à fatiguer cruel-


LES ANNALES

244 lement des hommes faits. Le coeur se serre quand on pense qu'elle est dévolue à de jeunes enfants et que ce douloureux travail, jeur est imposé la nuit comme le jour. Le travail de nuit, quel qu'il soit, est plus pénible que le même travail exécuté à la lumière du soleil. Il débilite, il anémie, il est antinaturel. Il devrait être interdit aux enfants. Espérons que ce meeting, présidé par l'ardente et généreuse Mme Avril de Sainte-Croix, et auquel prirent part MM. Sembat, Siegfried, F. Buisson, députés; MM. Savoie et Delzaut, de la Fédération des travailleurs du verre de France, obtiendra les résultats que tous les amis de l'enfance souhaitent du fond du coeur. Et nous sommes de ceux-là. A. I. D. Ce nom, ou, plutôt, ces modestes initiales, sont, sans doute, inconnues de la plupart de nos lectrices; elles représentent une OEuvre qui nous semble tellement utile, que nous voulons les mettre au courant de son fonctionnement. C'est l'Association d'Institutrices Diplômées, fondée l'an dernier à Paris, sur l'initiative d'une toute jeune fille, Mlle Sanua, à la suite d'enquêtes sur l'abaissement des salaires dans l'enseignement féminin. Cet abaissement est dû à l'envahissement de la profession d'institutrice par des personnes incapables, acceptant alors les conditions les plus minimes. Aussi, pour aider les institutrices dignes de ce nom, l'Association a-t-elle organisé un service de placement qui rend les plus grands services aussi bien aux personnes en quête de places, qu'aux familles ou directrices de cours qui répugnent à s'adresser aux bureaux de placement. Mais le but essentiel de l'OEuvre, le premier article de ses statuts, c'est : « Etude et défense des intérêts professionnels des membres de l'Association. » C'est pourquoi il nous a semblé intéressant d'en faire part à nos cousines. Qui n'a connu, autour de soi, de ces courageuses travailleuses auxquelles la société moderne doit tant, qui n'épargnent ni leur peine ni leur fatigue pour élever nos enfants et qui sont si peu soutenues ? Elles ont, maintenant, leur Association professionnelle : l'A. I. D., oeuvre absolument neutre qui les accueille, les place et les aide dans les cas difficiles. Si vous désirez des renseignements complémentaires sur les qualités requises pour en devenir membre, adressez-vous à la secrétaire générale, Mlle Sanua; il vous sera toujours répondu avec bonne grâce. Gardez soigneusement cette adresse : 43, rue Richer, Paris; elle vous sera peutêtre utile un jour. Pouvons-nous mieux terminer qu'en rappelant que cette OEuvre a été fondée sous le haut patronage de Mme Allégret, Avril de Sainte-Croix, Chaptal, Cruppi, Kergomard, MM. Lavisse, Monod, Mmes Sauce, J. Sieg-

fried?

Et, maintenant, souhaitons bonne chance à la jeune Association, qui a l'intention de fonder bientôt des sections en province et à l'étranger. L'OEuvre Grancher

L'OEuvre de la Préservation de l'Enfance contre la Tuberculose, OEuvre admirable dont j'ai maintes fois parlé, aura, le samedi 11

mars, une fête heureuse. L'Association des élèves du Lycée Buffon donne, à cette date, au Théâtre Femina, une soirée (huit heures et demie), ou, mieux, un concert, dont le pordduit est destiné à augmenter les revenus de l'OEuvre. De nombreux artistes prêtent leur concours: M. Franz, de l'Opéra; Mme Claire Hugon, M.

N° 1445

et Mme Sadi Pety, etc. L'éminent, le cher docteur Roux, directeur de l'Institut Pasteur, et M. Breitling, proviseur au Lycée Buffon, présideront. Les billets sont à un prix très abordable : 5 francs. Voilà un concert auquel nous souhaitons le plus vif succès. Pour renseignements, écrire à l'Association du Lycée Buffon, 16, boulevard Pasteur. Les Colonies de Vacances

Les Colonies de Vacances donneront leur séance annuelle le dimanche 12 mars, à trois heures, salle de la Société d'Horticulture, 84, rue de Orenelle. Tous ceux qui s'intéressent à la belle OEuvre présidée par Mme Franck-Puaux voudront se rendre à cette jolie manifestation de l'enfance. Au programme, de vieilles chansons, sous la direction de Mme Rose Launay, et des chants par les colons de l'OEuvre. Une séance de prestidigitation fera la joie des enfants venant apporter leur obole à l'OEuvre des Colonies de Vacances. MENUS PROPOS

A l'École des Beaux-Arts

L'Association Symphonique de l'Ecole des Beaux-Arts vient de donner, avec un vif succès, son premier concert. C'est M. Luc-Olivier Merson, de l'Institut, qui préside cette jeunesse. Les exécutants sont tous élèves des Beaux-Arts: c'est dire leur âge. Le chef d'orchestre est M. Renauld. Les solistes sont : M. Paul Tissier, Mlle Yvonne Hofbauer, MM. Henri Gautruche, Maurice-Jules Lefebvre. Et ce fut charmant et très artiste. Voilà des groupements comme toutes les villes devraient en avoir. Les résultats obtenus par de simples amateurs, bons musiciens, sont surprenants. Une Exposition

Nous sommes très heureux de constater le brillant succès remporté par les élèves de Mme Madeleine Lemaire, qui ont exposé à l'Université des Arts, rue La-Boétie. On a pu admirer le goût, la délicatesse de pinceau, le coloris, et surtout le dessin, de ces jeunes artistes, qui font le plus grand honneur à leur maître éminent, Madeleine Lemaire. Un Lapsus

C'est un lapsus qui m'a fait écrire cette phrase, qui a étonné et peiné nombre de

protestants : « Je garderai donc cette « intolérable tolérance », qui met mon ennemi hors de lui, et continuerai à parler avec la même ardeur des OEuvres que je crois utiles, qu'elles soient laïques, protestantes ou de ma belle religion chrétienne. » Naturellement, c'est catholique, que je voulais dire. Je sais parfaitement que les protestants sont chrétiens... Mais, si je ne l'avais pas su, je n'aurais pas manqué de l'apprendre cette semaine... Que de lettres, mon Dieu!... Y. S. LE « SIGNUM » A propos de l'article de Cousine Yvonne sur Les Punitions chez les Enfants, nous reproduisons cette jolie page, que le poète Mouzin vient de lui envoyer. Au moment où les Universitaires des Annales vont aller en Provence, il est amusant qu'elles se familiarisent avec les légendes, les us et les locutions de ce beau pays.

Le signant : un grand mot pour une chose mesquine. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'un

étendard romain, ni même d'une enseigne de boutique. II s'agit du signum scolaire, celui qui a inspiré au maître-félibre de Ber-

luc-Pérussis un joli conte provençal, plein de spirituels détails, qui prendraient peut-être, ici, trop de place. Mais mon vieux voisin Pascalon, avec moins de talent, m'a rapporté une historiette du même genre; il en est, naturellement, le héros. « Dans mon village, lorsque j'étais enfant, me dit-il, nous avions pour maître d'école M. Hoursolin, un brave homme. Il ne donnait la férule qu'une fois par semaine, le samedi soir, à l'élève le plus dissipé, et, en même temps, il décernait au plus sage la croix d'honneur de fer-blanc. Le plus sage, il le choisissait lui-même; quant à l'autre, il le laissait désigner par le signum. » Le signum consistait en une rondelle de métal blanc, un anneau assez épais, d'apparence inoffensive. Pourtant, nous le redoutions dès que nous venions de commettre quelque peccadille, surtout la pire de toutes, qui était de parler provençal. » Grâce au signum, M. Hoursolin n'avait pas de peine à nous surveiller. Chaque lundi matin, au premier élève qu'il surprenait en faute, — et ce n'était pas long, — il remettait tranquillement l'anneau. C'était, ensuite, à cet élève de surprendre, à son tour, un camarade et de lui glisser, avec approbation du maître, l'objet dénonciateur. Ainsi de suite, jusqu'au samedi, où, à six heures précises du soir, le pauvre détenteur du signum devait le rendre à M. Hoursolin, en échange d'un rude coup de férule sur les doigts. Charmant système, n'est-ce pas? La discipline assurée par l'espionnage et la délation réciproques! Mais M. Hoursolin était tout de même un brave homme. » Or, un beau lundi de mai, à l'heure de la rentrée matinale, j'étais sur la porte de l'école, la cloche de la cour allait sonner; j'avise, dehors, sur le chemin, mon ami Brancail, qui s'attardait à chercher des hannetons dans les haies d'aubépine; je vois qu'il va se faire punir, et moi, Pascalon, bonne âme, je lui crie de toutes mes forces ; » — Ho! Brancail! Zou, despacho-té! » Il court, il rentre à temps. Seulement, M. Hoursolin est là, qui me tend l'anneau. Bah! j'ai toute la semaine pour m'en débarrasser, je l'oublie dans ma poche jusqu'au lendemain, où l'occasion me le fait passer à un grand qui bouscule un petit. Mais quoi! il était écrit que je l'aurais encore. Le samedi, ce polisson de Brancail l'attrape ; il me voit dessiner une caricature du maître, et sans vergogne, il m'impose l'anneau de malheur. Mauvais jour, le samedi! Classe exemplaire, Tout le monde sur ses gardes. Pas un ne bouge, ne se mouches n'éternue, malgré un incommode filet de fumée qui nous vient de la cuisine. Et l'heure se hâte à l'horloge de la classe; mes yeux inquiets regardent marcher l'aiguille vers la minute douloureuse; mes doigts fiévreux éprouvent déjà des picotements. D'autant plus que M. Hoursolin, lui aussi, semble agité, l'oeil tantôt vers l'horloge, tantôt vers la cour, où sa vieille cuisinière, les mains sur les hanches, bavarde avec une commère; M. Hoursolin renifle avec fureur dans la fumée qui augmente et qui sent le roussi ; enfin, il bondit vers la fenêtre et, d'une voix formidable: » — Ho ! Madeloun, lou fricot brulo. Zou! des pacho-té! » Alors, d'un mouvement subit, je m'avance, respectueux, vers le maître; je lui offre le signum. Il a un soubresaut, rougit, mâchonne quelques mots ; puis, brusquement, il m'arrache l'anneau des mains, prend la férule sur. son bureau, et les jette ensemble derrière la porte, dans là caisse aux balayures. » Quand je vous disais que M. Hoursolin était un brave homme!... » ALEXIS MOUZIN.


N° 1445 LES TAQUINERTES COLLECTIVES

Nous détachons du dernier volume de M. Fernand Nicolay : L'Esprit de Taquinerie, le curieux et saisissant chapitre qu'on va lire. M. Nicolay est l'auteur d'un livre bien intéressant au point de vue pédagogique : Les Enfants mal Elevés. L'Esprit de Taquinerie est une étude non moins fouillée de ce défaut essentiellement français ; les éducateurs trouveront là une source d'observations précieuses:

Bien qu'il soit admis, avec raison, que la taquinerie n'a point pour mobile ordinaire la malveillance, la méchanceté, il n'en est pas moins vrai qu'elle peut entraîner des conséquences très graves, alors même que l'agresseur n'aurait point eu d'intentions blâmables. Nous pouvons citer, entre autres, un exemple qui, à tous points de vue, rentre bien dans le cadre de notre étude. Un fils de famille avait fait preuve, durant toute sa jeunesse, d'un caractère taquin, qui amusait son entourage; frères, soeurs, amis, domestiques, étaient successivement en butte à ses attaques. Au foyer paternel, on en riait, on l'y encourageait... D'ailleurs, la gaieté que provoque ce jeu, aussi bien que l'originalité des taquineries sans cesse renouvelées et rajeunies, avaient fini par donner une sorte de popularité à cet enfant. On parlait de son esprit, on vantait son ingéniosité, comme s'il se fût agi d'une qualité véritable et méritoire. Arrive l'époque du service militaire : le jeune homme entre dans une batterie, et apporte à la caserne les habitudes qui l'avaient distingué dans son entourage familial... Il taquine impunément ses camarades, car il est de première force à l'escrime, — on a pu le constate; à. la salle d'armes, — en sorte qu'on ne risquerait pas facilement de le morigéner, surtout de le provoquer... Il s'enhardit donc de plus en plus et finit par devenir un véritable petit despote, s'amusant au détriment de ses voisins de chambrée, parmi lesquels il choisit bientôt une victime, une « tête de Turc ». Ici, le souffre-douleur désigné était un garçon calme, paisible, quelque peu timide, l'idéal, par conséquent, pour servir de cible au mauvais plaisant. Un matin, ce brave artilleur s'aperçoit qu'un bouton manque à sa tunique... Il le recoud patiemment et n'y pense plus... Le lendemain, deux boutons étaient arrachés, et il les retrouve dans la poche de son vêtement... Un camarade avait donc fait exprès de lui jouer ce vilain tour... Le troisième jour, un nouveau bouton était enlevé, et il le recousait sans mot dire. Durant la semaine, tous les boutons de la tunique furent ainsi décousus méchamment... Et la malheureuse victime continuait à remettre les choses en état, tout en servant de risée, on le devine! Comme chacun s'amusait de son indignation concentrée, il lui était impossible de découvrir celui qui se levait la nuit pour renouveler cette taquinerie inexcusable. De son côté, encouragé par la patience même du pauvre artilleur, le stupide fils de famille, aggravant la vexation imaginée, en vint à supprimer les boutons quelques minutes avant l'inspection des chefs... On devine les conséquences : l'explication donnée par le pauvre soldat, exaspéré et troublé, parut si invraisemblable, que le capitaine n'hésita pas à infliger une peine sévère au malheureux garçon, qui jura de découvrir, coûte que coûte, celui qui le bernait avec autant de ténacité que de perfidie. Il passa donc plusieurs nuits, feignant de dormir, épiant le, moindre bruit, observant le moindre déplacement des camarades... Un soir, enfin, il surprit le coupable en flagrant délit, et, avec

LES ANNALES cette résolution terrible, implacable, qui caractérise surtout les gens froids, il déclara à toute la chambrée que, si le mauvais plaisant recommençait, « il le tuerait comme un chien, sur le coup ». Pareil propos dans la bouche d'un individu timoré, craintif, bon enfant s'il en fut, parut une menace puérile, rien de plus. On en rit dans la batterie, et l'auteur de la taquinerie s'en amusa plus que personne. Mais il y avait là un défi qui intéressait tous les amis. Sans cesse, on relança, on excita le taquin pour qu'il relevât le gant. On exploita son amour-propre, on le qualifia de peureux..., si bien qu'à nouveau, un jour de service, juste au moment de partir pour monter la garde, le pauvre soldat s'aperçut qu'il était, une fois de plus, cruellement mystifié par son persécuteur... Suffoquant de colère, il se mit à la recherche du coupable, et, l'ayant rencontré dans un escalier isolé, il lui plongea son couteau en pleine poitrine...

245 Tout le monde sût le dénouement dramatique de cette odieuse taquinerie. Et il fut admis que l'incorrigible taquin était mort... d'une lésion au coeur. Un euphémisme s'il en fut! Nous avons connu le fait ; nous avons connu la victime...

FERNAND NICOLAY. LES CERCLES DES

«

ANNALES »

A Rouen

Rouen organise une série de huit conférences, qui auront lieu le vendredi, à cinq heures, dans la belle salle de l'Omnia. La première conférence sera inaugurée le vendredi 10 mars, et faite par M. Henri Lavedan, de l'Académie française. Les abonnés des Annales et de L'Université applaudiront avec joie sa magnifique conférence, Mes Marionnettes. La seconde conférence aura lieu le 17 mars. Des conditions spéciales seront faites aux abonnés des Annales et de L'Université. Se munir d'une bande ou du Carnet de la Mutualité et s'adresser au bureau de location du Théâtre Omnia. A Salon

Le Cercle des Annales, qui compte déjà trois cents membres, inaugurera officiellement, en mars, la série de ses brillantes conférences. On annonce que c'est M. Jean Richepin, de l'Académie française, qui viendra faire la conférence d'ouverture. Tous les membres du Cercle de Salon iront saluer L'Université des Annales à Orange, au moment du voyage à Mistral, qui aura lieu pendant les vacances de Pâques. Ils ménagent une surprise à L'Université.

A Tours

(8, rue de la Barre)

On nous fait savoir le gros succès de conférencier et de mime remporté par Galipaux au Cercle des Annales. Il a ravi l'auditoire par son esprit prime-sautier et original. A Nice (4, rue Penchienatti ) Mlle Marc

de Fontenelle a fait, le 19 fé-

vrier, une intéressante conférence : Quelques Poètes du Dix-Neuvième Siècle. Son appréciation sur Verlaine a été particulièrement goûtée. Mme Kohn-Enriquez a chanté, avec beaucoup de talent, plusieurs mélodies. Les Amis des " Annales " de Nice attendent les conférences de Mme Jean Bertheroy et de M. Henri Cain.

A

Toulouse (19, rue de Metz)

Le Cercle de Toulouse, si habilement pré-

sidé par la vaillante Mme Jeanne-Henri Giran, prépare un grand banquet, qui sera donné en l'honneur de Jean Richepin. L'illustre académicien et conférencier a promis de présider la fête, voulant donner à ce jeune Cercle une marque précieuse d'encouragement et d'estime. Le 24 février fut donnée une conférence sur Le Rôle Poétique de la Femme. Les vendredis du Cercle de Toulouse sont extrêmement suivis. Robe de foulard blanc à larges pastilles bleues, voilé de panneaux de mousseline de soie bleue entourés d'un ourlet double réuni à la mousseline par un jour. Corsage de foulard voilé, drapé de côté et orné d'un col à pointes en même mousseline. Intérieur d'irlande. Ceinture de satin bleu. On pourra se servir de ce modèle pour arranger d'anciennes robes de foulard.

A Niort Voici les intéressantes conférences organisées par le Cercle: La Femme, et le Régionalisme, par le docteur Pierre Corneille ; Le Cardinal de Richelieu, par l'abbé Bleau; Impressions du Cantal, par M. Trouillard;


Souvenirs d'Egypte, par l'abbé Roy; Nos Femmes de Lettres, par M. Gaston Des-

champs ;

A. Bruxelles 5, rue de la Loi

Une conférence de gala a été offerte, lundi dernier, aux membres du Comité de patronage de L'Université des Annales et à la Presse. C'est M. Henri Lavedan qui faisait la conférence : c'est dire le succès qu'elle a obtenu. On a acclamé le brillant conférencier. Dans l'assistance, Mmes la duchesse d'Ursel, la baronne Lambert de Rothschild, la comtesse Van Steen, le comte T' Kint de Rodenbeecke, le baron de Spoelberch, le baron Pyck, etc. A Strasbourg (7, avenue de la Forêt-Noire) Nombreuse réunion, le 23 février, au Cercle de Strasbourg. Les « Annalistes » passèrent leur soirée dans le massif du mont Blanc avec M. Arlaud, le conférencier de Genève. Par la parole et par les projections, le conférencier, qui est, à la fois, alpiniste et remarquable photographe des hauteurs, fit goûter toutes les beautés de la montagne : panoramas superbes, escalades audacieuses, champs de neige; on vécut à 4,000 mètres d'altitude. Le conférencier fut vivement applaudi. Après quoi, on dégusta la tasse de thé que ces dames, à chaque réunion, offrent gracieusement aux membres du Cercle. Y. S.

IX SUITE

Lobel inclina la tête et reprit, les yeux fixés sur les dessins du parquet: — Je suis heureux, monsieur, de recueillir ce détail de votre bouche. La justice militaire fera preuve, à la fois, d'équité et de bon sens en en tenant compte. Toutefois, ce n'est pas seulement votre sympathie que vous avez bien voulu me promettre, mais votre aide. Au risque d'être indiscret, permettez-moi donc de vous demander ceci: faites bénéficier l'infortuné Knabel d'une démarche personnelle auprès de votre ami M. de Gurnitz, magistrat militaire à Mulhouse. Nul doute sur la légitime influence de votre haute intervention. Devant la brusquerie de cette mise en demeure, M. de Breitenfels eut un soubresaut. Un mélange visible de surprise et de contrariété se peignait sur ses traits. Il dit avec gravité, après une pause: — Monsieur, peut-être, à ma place, un autre s'en tirerait par une habileté. Il me serait aisé, effectivement, d'accomplir auprès de M. de Gurnitz une visite de pure forme. Mais j'estime qu'une telle attitude ne serait digne ni de vous ni de moi. J'ai porté l'uniforme pendant trente ans. J'honore, encore que je puisse parfois déplorer ses rigueurs, l'intégrité de la justice militaire. Intervenant dans une affaire qui lui est déférée et où je n'ai nulle lumière personnelle, ou bien je jouerais une comédie sans dignité, ou ce serait une pression plus ou moins déguisée que j'essaierais d'exercer sur son indépendance. Tous droits de reproduction et traduction réservés pour tous pays. Copyright by André Lichtenberger, 1910. Voir les Annales depuis le 11 décembre. 1910. (1)

N° 1145

LES ANNALES

246

Il y aurait là

ou injure pour elle, ou in-

convenance grave de ma part. Il est impossible que vous ne vous en rendiez pas compte. Lobel se sentit pâlir. Une sorte de vertige trouble lui donna froid. Ses yeux errèrent à travers la pièce... Il aperçut pour la première fois, dans un coin, sur un socle, un buste en bronze de M. de Bismarck. Il se maîtrisa et reprit : — Monsieur, croyez que je ne méconnais point ce qu'a de pénible mon insistance. Et, cependant, j'insiste. Et, ce faisant, je n'entends point me prévaloir de l'engagement moral que constituait votre intervention, hier. C'est seulement au nom de nos idées communes que j'ose m'adresser à vous. Elles m'ont inspiré, au Congrès de Paris, des déclarations où vous avez trouvé quelque courage et qui m'ont valu des critiques acerbes. Je les ai affirmées depuis par des actes encore plus douloureux. Moi, Français, moi, Alsacien, j'ai engagé Jean Knabel à rester soldat allemand. Malgré les impressions redoutables qui, dans ce pays, jaillissent du sol même, je n'ai pas faibli. J'ai réprimé, l'autre jour, le mouvement de recul qui m'écartait de vous quand vous êtes venu à moi, en terre annexée, portant l'uniforme de nos vainqueurs. J'ai triomphé de l'instinct profond qui me précipitait au secours d'un malheureux qui est presque de mon sang. Humilié, enchaîné entre deux gendarmes, Jean Knabel m'a vu causer dans une attitude amicale avec un officier prussien. Alors, monsieur — la Voix de Lobel trembla Une seconde — (peut-être ne l'avez-vous pas vu), il a détourné les yeux devant moi, comme devant un renégat. Son sentiment est celui du simple aubergiste qui assistait à cette scène; c'est celui de l'aïeule désolée, des gens de son village. En ce moment, monsieur, je porte le poids de leur mépris. Ils me tiennent pour traître au lien sacré entre tous qui unit les fils d'une même terre et d'une même foi. M. de Breitenfels eut un geste de protestation. Lobel l'arrêta; — Laissez-moi terminer. Ce mépris, quelque atroce qu'il soit pour moi, je puis l'endurer. A une condition: c'est que j'aie une preuve que les idées qui me font agir ne sont point une pure chimère. Que, grâce à une intervention dont elles sont la cause déterminante, le sort de Jean Knabel soit amélioré, me voici justifié, sinon devant ces âmes frustes, au moins devant moimême. J'aurai l'énergie de persévérer... Mais, abrégeons. Peut-être, au point de vue du Code militaire, l'acte que je vous demande est scabreux. C'est au nom du Code de notre idéal que je le réclame, que j'estime avoir le droit de le réclamer. Aux prises, moi-même, avec de cruels déchirements de conscience, j'ai fait passer avant tout autre mon devoir de pacifiste. Ainsi, monsieur, selon vos propres paroles, j'ai tiré sur vous une lettre de change. Des circonstances que je n'ai pas choisies, d'une gravité exceptionnelle, m'obligent à vous demander de l'acquitter. Me le refuserez-vous ? Sur le beau visage de M. de Breitenfels, d'habitude impassible, un embarras cruel se lisait. Il murmura: — Croyez, monsieur, que je partage votre émotion. Je suis moi-même très troublé... Et c'est de tout coeur que je voudrais pouvoir m'associer... Mais Lobel précisait: — Puis-je, où non, compter sur votre

intervention auprès des magistrats militaires de Mulhouse en faveur de Jean Knabel? Avec une expression de lassitude, M. de Breitenfels leva la main, la laissa retomber sur le bras de son fauteuil: — Encore une fois, monsieur, vous me Voyez désolé. Quelque déterminées que soient mes convictions humanitaires, il m'est impossible d'oublier non seulement ma qualité d'ancien militaire, mais le respect que je dois à la justice de mon pays et mon devoir die sujet allemand. Lobel l'interrompit: — En somme, vous refusez? M. de Breitenfels eut un geste d'une fermeté courtoise: Il faut bien. le — Lobel s'était levé. Il articula : — Il ne me reste donc, monsieur, qu'à me retirer. Mais, auparavant, voici un conseil. Gardez-vous, dorénavant, dé reparaître dans note réunions pacifistes. Etant donné les contradictions qui existent entre vos déclarations et vôtre conduite, je ne saurais admettre de vous y rencontrer. M. de Breitenfels pâlit. — Monsieur, dit-il, brisons là. j'estime être quitte de tout autre témoignage de courtoisie en faisant l'effort de mettre sur le compte d'une exaltation passagère et exceptionnelle les paroles dont, dans d'autres circonstances, j'aurais le droit et peutêtre le devoir de vous demander compte. Une seconde, les deux hommes se dévisagèrent. Puis, Lobel reprit, martelant les syllabes: — Je tiens, monsieur, à vous répéter, en toute netteté et mesurant la portée de mes paroles, que je vous interdis, dorénavant, l'accès de nos assemblées. Est-il véritablement nécessaire que je définisse le sentiment qui m'oblige à vous donner cet ordre? M. de Breitenfels tressaillit, se redressa et, la voix dure : Il ne me reste donc, monsieur, qu'à — vous demander où mon représentant pourra rencontrer le vôtre, afin de régler les conditions de la réparation par les armes que vous ne sauriez me refuser. Lobel répondit: — Je suis descendu, avec deux de mes amis, à l'hôtel du Cygne. Ils attendront les vôtres jusqu'à trois heures. Avec une brève inclinaison de tête, les deux hommes se séparèrent. Quand Lobel rentra, ses amis étaient déjà dans le hall de l'hôtel. A son approche, M. Besson agita les bras : Eh bien! Bonnes nouvelles? — Lobel eut une moue. Il paraissait vraisemblable que Knabel ne serait pas poursuivi pour tentative de meurtre. L'accusation la plus grave semblait donc écartée. Mais M. de Breitenfels avait refusé toute intervention auprès des autorités judiciaires. Toutefois, dans l'état actuel des esprits, on pouvait espérer d'elles une certaine indulgence. M. Besson se frotta les mains : — Il n'y a pas à en douter. En ce moment, la politique allemande est, à la détente. Ce pauvre Knabel en bénéficiera. Nous n'avons donc plus qu'à nous en retourner. de Pas suite. tout — L'accent de Lobel était si net que ses compagnons le dévisagèrent, pressentant de l'inattendu. II poursuivit; M. Horan m'excusera si, devant lui, je me permets de solliciter la M. Besson


LES ANNALES

N° 1445

Mulhouse. — Faubourg de Colmar.

247

Mulhouse.

bles de l'aventure, un scandale éventuel, vice que, dans les circonstances actuelles, le retentissement qu'elle était susceptible d'avoir. j'espère qu'ils ne me refuseront pas. Le député dit, d'un ton où perçait quelIl les mit au courant de la provocation de M. de Breitenfels. que mauvaise humeur: Dans ce cas, mon cher ami, il nous M. Besson eut une exclamation. Sur les — traits ligneux de M. de Meurtanne, se mé- faut vous demander un supplément d'exlangeaient un visible ahurissement et une plications. Contrariété encore plus manifeste. — Les voici. Avec une exactitude minutieuse, reproL'Américain se leva: Permettez-moi, messieurs, de me re- duisant presque littéralement leurs paroles, tirer. Sans doute, vous avez à délibérer... Lobel raconta son entretien avec M. de Breitenfels. Et, ayant achevé, il ajouta: Mais Lobel le retenait: méassuré Je suis vous ne vous monsieur, que contraire, Laissez-moi, — au — les motifs m'ont point qui suis sur demeurer. amis, j'en prenez Nos prier de vous sûr, excuseront cette infraction aux règles. conduit à obliger, en quelque sorte, M. Aussi bien, pour régulariser les choses, de Breitenfels à me demander une réparapuisqu'il est d'usage d'être assisté d'un tion par les armes. Sans doute, la démarmédecin en pareille rencontre, peut-être che — exceptionnelle, je le reconnais — que je lui demandais, il avait, au nom accepterez-vous d'en remplir l'office. M. Horan s'inclina d'un air enchanté. du Code militaire, le droit de me la reCet incident essentiellement latin consti- fuser. Elle seule pouvait, vis-à-vis de moituait, à ses yeux, une réelle attraction. Il même, me justifier. Si, aux sacrifices que une élite internationale n'est reprit sa pipe courte, en tira de larges je consens, bouffées. Cependant, Lobel s'adressait de pas prête à fournir la contre-partie, je suis dupe. Je n'ai pas le droit de l'être. militaire: député et au nouveau au Messieurs, il faut que je me batte avec effectivement, messieurs, M. de Breitenfels — Puis-je les conditions aux compter sur votre concours? plus rigoureuses qu'il offrira. A ce prix Le premier, M. Besson répondit avec un seulement, je conserverai ma propre esd'emphase: peu time. A ce prix seulement, je pourrai, — Il va sans dire, mon cher ami, que, tout à l'heure, demander à ma vieille Sadans las coinditions où nous nous trouvons, lomé de m'embrasser. je suis certain d'être l'interprète de M. de Lobel se tut. Un émoi viril étreignait Meurtanne, comme celui de mes propres les trois hommes. Il reprit: sentiments, en vous en assurant. J'ajoute Dans ces conditions, messieurs, per— que j'accepte d'autant plus volontiers ce mettez-moi de vous demander, encore une mandat, que, connaissant votre caractère fois, si je puis compter sur vous. et celui de M. de Breitenfels, en même Fixés sur le député, ses yeux bleus temps que les idées qui vous sont chères interrogeaient, un peu-anxieux. M. Besson à tous deux, je ne mets pas en doute de hésita seconde, puis se décida: une trouver au différend qui vous divise une En doutez-vous? — solution également honorable pour les Ce que le gros homme avait de générodeux parties et oui nous dispense de ce sité l'emportait la prudence égoïste. sur armés, lequel constitue, dans Au surplus, le premier moment passé, recours aux l'état actuel de la civilisation, une survipoint de vue, d'abord méconnu, comun vance qui ne saurait plus être admise mençait de lui apparaître. Violemment entre gens de notre mentalité que dans des combattu les unifiés, le député sonpar cas véritablement exceptionnels. geait, depuis plusieurs mois, à une évoluLa phrase était longue. Quand M. Bes- tion du côté des progressistes. Témoin son se tut, un peu essoufflé, Lobel dit dans un duel où étaient engagées des avec simplicité: questions délicates de patriotisme, peut— J'ai volontairement et grièvement être, en définitive, tirerait-il quelque béoffensé M. de Breitenfels. Il ne saurait être néfice de cette rencontre. question, de ma part, d'aucune rétractation Lobel remercia M. Besson, se tourna ni atténuation. Je tiens essentiellement à vers M. de Meurtanne. lui accorder dans son intégralité la répa— Commandant, dit-il, nos idées se ration à laquelle il a droit. sont trouvées en opposition. Sans doute, Les sourcils de M. Besson se froncèrent. à l'occasion, en est-il résulté quelque froisL'affaire devenait scabreuse. Dans un ma- sement entre nos personnes. Cependant, laise allant jusqu'à l'angoisse, M. de Meur- laissez-moi vous donner ma parole que, tanne entrevoyait les conséquences possi- quand même les circonstances ne m'oblige-

et du commandant de Meurtanne un ser-

-

— Faubourg du Miroir.

raient pas à m'adresser à vous, je tiendrais] particulièrement à honneur d'obtenir, aujourd'hui, votre assistance. M. de Meurtanne eut un battement de paupières et répondit: prêt à je suis tout Monsieur, vous — servir de second. En somme, du moment que le député radical socialiste l'assistait en cette affaire, les risques qu'elle comportait, au point de vue de son avancement, étaient sensiblement diminués... D'ailleurs, s'il était descendu au fond de sa conscience, M. de Meurtanne se fût aperçu que, dût-il lui en coûter sa carrière, il lui eût été impossible de dire non. D'une voix enjouée, M. Besson résuma la situation: sous les. yeux — Contre l'Allemagne, Amérique, voici bienveillants de la libre donc toute la France prête à faire bloc. J'espère, monsieur, ajouta-t-il, en s'adressant à M. Horan, que vous noterez ceci parmi les faits significatifs de votre voyage. L'Américain retira sa pipe courte de sa bouche et proféra: Je suis excité de cet grandement — entretien et vous remercie de m'avoir donné l'honneur d'y assister. Et, se levant avec une solennité qui n'était pas dépourvue de comique, il alla, tour à tour, secouer rudement les avantbras des trois hommes. On achevait de déjeuner quand le maître d'hôtel remit à Lobel une large carte de visite. Elle portait, en caractères gothiques : « Oberst Eberhard von Lenau », avec cette suscription au crayon: « De la part de M. le major de Breitenfels. » L'avocat et le commandant de Meurtanne se levèrent. Conformément aux usages allemands, que, pendant le déjeuner, l'officier avait expliqués, l'appelant n'était représenté, tout d'abord, que par un seul témoin : le porteur du défi. A la prière du jeune homme, M. de Meurtanne, en raison de sa qualité de militaire et de sa connaissance de la langue germanique, avait accepté d'entrer le premier en rapports avec lui. Dans un petit salon que Lobel s'était fait réserver, était debout un homme blond, grand, fortement charpenté, au menton' glabre et carré. II eut une brève inclinaison de tête et se nomma: — Colonel von Lenau... A qui ai-je

l'honneur?... Lobel se nomma à son tour et présenta : Meurtanne. — Le commandant de saluèrent. Lobel Les deux hommes se se retira.


248

Il retrouva au fumoir l'Américain et le député. Tout pesé, M. Besson avait pris son parti de l'aventure. Mandataire par carrière et par tempérament, il n'éprouvait plus qu'un mécontentement : celui de n'être pas associé aux pourparlers préliminaires de la rencontre. Avec quelque acrimonie, il vanta la supériorité de la méthode française en matière de procédure d'honneur. Pour assumer certaines responsabilités, il n'est pas de trop d'être assisté d'un ami..; Après un quart d'heure, M. de Meurtanne reparut, la rencontre serait au pistolet, pour le lendemain matin, à cinq heures. Dans une deuxième réunion, qui se tiendrait à la fin de l'après-midi, au domicile de M. von Lenau, et à laquelle assisteraient M. Besson et le baron de Marchfeld-Herst, second témoin de M. de Breitenfels, les conditions définitives et le lieu exact du combat seraient arrêtés. Lobel remercia M. de Meurtanne. Important, M. Besson interpella le militaire. Il fallait, maintenant, se procurer les pistolets, chercher un armurier, afin que Lobel se fît la main. Mais le jeune homme souriait, secouait la tête. Il s'en remettait à ses amis des soins qui les concernaient. Quant à lui, il n'éprouvait aucun désir de trouer du carton. Il avait un autre emploi de son après-midi. Et comme M. Horan proposait d'aller jusqu'à Bussang chercher quelques, objets de toilette, puisqu'il fallait passer la nuit à Mulhouse,

il dit: — Voulez-vous, en passant, me déposer à Wesserling et me reprendre au retour? Une heure plus tard, l'automobile pénétrait dans la petite ville, s'arrêtait devant la garé. Lobel en descendait, comparait sa montre à celle de l'Américain, prenait rendez-vous avec lui, tout à l'heure, au même endroit. M. Horan interrogeait: — Vous n'avez rien à faire dire à Mme

Sverdrup? Lobel secouait la tête. Avec une ironie amère, il se figurait la stupeur de la jeune femme quand elle connaîtrait le duel. L'Américain poursuivait: — Je pense seulement lui dire que nous sommes retenus par certaines démarches jusqu'à demain. Il me paraît préférable de ne pas lui parler de ce combat. Parfaitement. Elle l'apprendrait le lendemain. Et, alors, sans doute qu'épouvantée de la noirceur de l'homme qui n'avait pas craint de revendiquer contre un autre le droit antique de la force, elle ne songerait qu'à éviter de le revoir et prendrait la fuite. Ainsi finirait le rêve d'amour de Juste Lobel. Il demeurerait, pour celle qu'il avait cru aimer, qu'il avait aimée, un objet d'exécration. Ce serait mieux ainsi. Et cela lui était, maintenant, presque indifférent. L'auto démarra, disparut. Lobel gagna la maison Knabel, pénétra dans le jardinet. La porte était entre-bâillée. Il la poussa sans frapper, aperçut, du premier coup d'oeil, Salomé, effondrée dans son grand fauteuil. Elle était seule. Sa face grise était atone, pétrifiée. Au pas de l'homme, la vieille tressaillit. Ses yeux se levèrent sur Lobel. Ils se détournèrent. Elle eut une expression anxieuse, timide, et murmura à voix basse : —Je vous remercie, monsieur Lobel, de ne pas nous abandonner tout à fait... Lobel s'asseyait, donnait les nouvelles. Elles n'étaient pas ce qu'il avait espéré.

LES ANNALES Sans doute, cela était à peu près certain, Knabel ne serait pas poursuivi pour tentative de meurtre. L'idée la plus épouvantable pouvait être écartée. Mais, évidemment, les charges restaient graves... Lobel lui avait assuré un bon avocat. La vieille leva les yeux: — Qu'est-ce qu'ils lui feront? Lobel hocha la tête. Hélas! le pauvre Jean ne s'en tirerait pas sans deux ou trois années de réclusion, au minimum... Salomé murmura, comme se parlant à elle-même: — Oui, ils ne le tueront pas. Mais ils l'enverront crever là-bas dans une forteresse... Et puis, elle demeura immobile, farouche, les yeux secs... Il y eut un silence lourd. Ce fut Lobel qui le rompit: — Salomé, avant de partir, j'ai besoin de vous dire quelque chose. La vieille leva sur lui ses yeux las qui se remirent aussitôt à errer. Et elle marmotta, d'une voix machinale, regardant le plancher : êtes bien Vous bon, monsieur Lo— bel, je devrais vous remercier. Mais voyezvous... Elle eut un pauvre geste de détresse. Lobel reprit: — Ce ne sont pas des remerciements, Salomé, que je veux. Seulement, il faut que je vous dise... Voilà. Je vais me battre, demain matin, avec cet officier allemand qui était avec moi au moment où Jean a passé entre les gendarmes et qui a refusé de parler pour lui. Il y eut une seconde de silence. Hébétée, Salomé regardait le jeune homme, ne comprenait pas... Et puis, elle eut une espèce de hoquet, une exclamation jaillie des profondeurs de son être. Avec une expression bouleversée, Lobel vit s'éclairer les prunelles usées qui avaient caressé son visage d'enfant et guetté le dernier soupir de M. Lobel le père. Convulsives, muettes, les lèvres de Salomé s'agitèrent.. Enfin, elle bégaya: — Vous allez vous battre... à cause de

Jean?... Lobel inclina la tête et dit avec douceur: — Si vous voulez, Salomé. Oui, je crois que c'est bien un peu à cause de Jean que je vais me battre. Ou bien, peut-être, à cause de nous tous..., de l'Alsace..., du

cimetière... La vieille eut une plainte. Ses mains se joignirent frénétiquement Les yeux agrandis, tragiques, dans une furie, elle cria: mon petit — Juste, mon petit Juste, enfant!... Ah! je savais bien que tu étais avec nous..., je savais bien..., je savais bien... Et, avec un long hurlement triomphal de joie et de douleur, de haine et d'amour, elle se leva, s'abattit sur la poitrine de l'homme, l'étreignit, y sanglota éperdument. Dans le frémissement contre son corps du corps de la vieille servante, Juste Lobel sentit vibrer l'âme profonde qui était en lui comme elle était en elle. Et, pour la première fois depuis bien des jours, son coeur se desserra. Mais Salomé se redressait, épongeait ses joues avec son mouchoir trempé. Et, tout à coup, redevenue anxieuse, maternelle, elle interrogeait. Dans son imagination simpliste, la rencontre prenait les proportions d'un combat de fauves. Est-ce qu'au moins M. Juste savait manier un sabre ou un fusil ? Après tout, cet Alle-

mand, c'était son métier de se battre, —

N° 1445 un officier ! — tandis que M. Juste, peutêtre, n'y connaissait rien. Pour sûr qu'il s'en doutait, le bandit, la canaille... Mon Dieu! c'était horrible... M. Juste n'aurait pas dû accepter de se battre avec lui... Il faudrait empêcher ça... Souriant, Juste la réconfortait. Salomé n'avait pas à être inquiète. II était plus jeune que son adversaire, plus robuste. Avec des hochements de tête, la vieille hésitait à se laisser rassurer, se rassurait pourtant. Par moment, son inquiétude était la plus forte, et puis, de nouveau, l'extase, la joie sauvage, enivrante, l'emportait, d'être délivrée de cette appréhension basse, innommable, qu'on avait insinuée en elle, l'orgueil qu'un Lobel allât verser son sang pour un Knabel... Timide, suppliante, elle interrogea : — Est-ce que je puis le dire aux autres? Lobel eut un geste qui n'avait pas le courage de défendre... — Aujourd'hui, Salomé, il faudra vous taire. Demain, vous ferez comme vous, voudrez. Elle murmura, avec ferveur: fière ! Et comme Mlle Je serai si — Schindler sera heureuse! Mais Juste Lobel tirait sa montre. Le moment approchait du retour de l'Américain. Il dit: Maintenant, laisSalomé, il faut me — ser partir. Les lèvres de la vieille tremblèrent de nouveau. Elle essaya de parler. La voix lui manqua. Enfin, elle balbutia: — juste, mon petit Juste, que Dieu te bénisse. Ils s'embrassèrent Ayant franchi le seuil, Lobel se retourna encore une fois. De sa haute taille, redressée, la vieille Salomé, vêtue de noir, était debout dans l'embrasure de la porte. Et soudain, avec un grand geste tragique, elle tendit vers lui ses longs bras maigres et gronda, d'une voix creuse: Tue-le, mon petit Juste, tue-le !... —


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.