Les Doktors germaniques dans le Viet Minh

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Heinz Schütte

Les Doktors germaniques dans le Viet Minh In: Aséanie 15, 2005. pp. 61-85.

Citer ce document / Cite this document : Schütte Heinz. Les Doktors germaniques dans le Viet Minh. In: Aséanie 15, 2005. pp. 61-85. doi : 10.3406/asean.2005.1846 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/asean_0859-9009_2005_num_15_1_1846


Abstract This paper deals with the peregrinations of three young antifascist intellectuals born around 1910 in Germany and Austria who sought refuge in France and opted in 1938 and 1939 for the Foreign Legion so as to fight against the Nazi regime. In 1941, in order to save them from forced repatriation by the German armistice commission, they were sent to Indochina where they founded a communist cell in the Legion and made contact with the anticolonialist resistance, the Viet Minh. Having survived Japanese imprisonment, they rallied the Viet Minh in 1945 as collaborators of Pham Van Dong, Truong Chinh and Vo Nguyen Giap, rapidly climbing the career ladder in the army and propaganda division of the Viet Minh. Their privileged positions were threatened at the time of the arrival of Chinese advisers in 195051 and the concomitant change of the nationalist movement into an openly communist one. Subsequently they returned to Europe ; those who settled in the GDR got into serious political difficulties and fled finally into the FRG. Résumé Cet article traite du parcours de trois jeunes intellectuels d'origine germanique antifascistes nés autour de 1910 qui, réfugiés en France, s'engagèrent en 1938 et en 1939 dans la Légion étrangère afin de se battre contre le régime nazi. Pour les soustraire au rapatriement forcé exigé par la commission d'armistice allemande, ils furent en 1941 envoyés en Indochine où ils fondèrent une cellule communiste dans la Légion et prirent contact avec la résistance anticolonialiste, le Viet Minh. En 1945, après avoir survécu à l'emprisonnement japonais, ils se rallièrent au Viet Minh et devinrent collaborateurs de Pham Van Dong, Truong Chinh et Vo Nguyen Giap, faisant rapidement carrière dans l'armée et les services de propagande. Leur position privilégiée prit fin avec l'arrivée des conseillers chinois en 1950-1951 et la transformation du mouvement nationaliste en un mouvement ouvertement communiste. Ils rentrèrent ensuite en Europe ; ceux qui s'installèrent en RDA allaient connaître de graves difficultés politiques avant de s'enfuir en RFA.


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Deux ans plus tard, ayant oublié ces histoires un peu floues et rocambolesques sur les Allemands dans les rangs du Viet Minh, je fis la connaissance du journaliste et écrivain Huu Ngoc. À la différence des vétérans du festin susmentionné, il mangeait peu et buvait encore moins. Il pratiquait l'ascétisme coutumier du savant vietnamien désireux de servir de modèle pour l'édification du peuple. Ngoc s'était lié d'amitié avec un de ces Allemands, Erwin Borçhers dit Chien Sy. Grâce à lui, j'obtins pour la première fois des détails plus précis sur ces "ralliés". Ce fut là le début d'une longue recherche consacrée aux ralliés intellectuels de langue allemande dans les rangs du Viet Minh - Viet Nam doc lap dong minh hoU la Ligue vietnamienne pour l'indépendance - un épisode mal connu situé à la croisée de l'histoire vietnamienne de 1941 à 1966 et des histoires française, autrichienne et allemande depuis 1933. Tout au long de l'année 2003, j'ai patiemment recherché la trace de ces hommes dans les milieux de l'émigration allemande et autrichienne en France. L'obstination et aussi beaucoup de chance - "serendipity luck", comme disait le sociologue Robert Merton - m'ont finalement permis de trouver des documents, parfois des fonds entiers, oubliés pour la plupart depuis des décennies, en des endroits aussi divers qu'une cave à la campagne près de Francfort-sur-le-Main, des débarras à Paris chez un dentiste et une psychanalyste, chez une vieille dame à Vienne qui conservait encore les vieux papiers de son mari décédé depuis dix ans. J'ai recueilli ainsi des centaines de brochures, des lettres, des photos, des journaux intimes, de nombreux manuscrits d'entre 1933 et 1977, y compris des lettres de dirigeants du Viet Minh de l'époque. Borchers, Schroder et Frey sont morts depuis longtemps, mais j'ai pu entrer en contact avec leurs familles, leurs ami(e)s, collègues et anciens étudiants, qui constituent un vaste réseau de gens en France, en Allemagne, en Autriche et au Viêt-nam, contribuant tous à mes recherches. Beaucoup m'ont parlé de leurs souvenirs souvent douloureux et ont mis à ma disposition les documents dont ils disposaient. En même temps, je me suis rendu dans les archives autrichiennes et allemandes. Les archives de l'ancienne République démocratique allemande (RDA) à Berlin sont d'une richesse inespérée. Je dois dire qu'au cours de mes recherches, j'avais parfois le sentiment de rendre la vie à des hommes qu'on avait oubliés parce que leur histoire dérangeante engendrait un sentiment de mauvaise conscience chez les uns et les autres. Avec chaque dossier, avec chaque entretien, je découvrais un nouvel aspect de leur vie2. Dans cette étude, les figures de trois hommes - Erwin Borchers dit Chien Sy (1906-1989), Rudy Schroder alias Le Duc Nhan (1911-1977) et Ernst Frey dit Nguyen Dan (1915-1994) - occuperont une place de 2. Je suis sur le point d'achever un long manuscrit en allemand sous le titre provisoire "Zwischen den Fronten. Deutsche und ôsterreichische Antifaschisten beim Viet Minh".


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premier plan. Je parlerai de leurs origines en Allemagne et en Autriche, de leur engagement politique contre le nazisme à partir de 1933, puis de leur exil en France qui les mena à la Légion étrangère en 1939 et ensuite en Indochine où ils devaient découvrir les réalités d'un colonialisme d'un autre temps et l'anticolonialisme. Ayant pris contact avec le Viet Minh, ils désertèrent la Légion en 1945, puis firent carrière dans les rangs de la résistance vietnamienne jusqu'en 1951 environ. Finalement, ils durent alors rentrer dans une Europe marquée par la guerre froide. Dans l'évocation de leurs parcours, je m'efforcerai de replacer ces hommes dans le contexte historique mouvementé de l'époque et dans leur interaction avec d'autres acteurs, à leur tour également déterminés par des individus et des conjonctures fluctuantes. Les vies de ces hommes illustrent une trajectoire caractéristique du XXe siècle: la lutte contre les oppressions - le fascisme, le colonialisme, l'hégémonie communiste - ainsi que l'espoir déçu de pouvoir contribuer à la construction d'un monde meilleur. Le récit de ces vies possède donc une portée qui dépasse les destins individuels. Aussi ai-je trouvé nécessaire de les tirer de l'oubli. En Allemagne, ces "ralliés" n'ont jamais fait l'objet d'une étude et aucune publication ne leur a été consacrée. En Autriche, seul l'énorme manuscrit de l'un d'entre eux (Frey 2001) a été partiellement publié3. En France, en revanche, on dispose sur le sujet des livres de Jacques Doyon (1973) et de Pierre Sergent4 (1982). 2. Des hommes, des idéologies - et l'Histoire Qui donc étaient ces ralliés? En fait, nous avons affaire à deux groupes distincts. Il y avait d ' abord ceux qui, nés autour de 1 9 1 0, avaient quitté 1 ' Allemagne ou l'Autriche après janvier 1933 et s'étaient réfugiés en France. Internés en septembre 1939 au moment de la déclaration de guerre, ils s'étaient ensuite engagés dans la Légion étrangère. Ils avaient alors été envoyés en Indochine où ils avaient fini par se rallier à la résistance anticoloniale. Ils étaient peu nombreux, peut-être une douzaine, et étaient poussés par des motivations politiques; c'étaient des gens cultivés et éduqués, des légionnaires atypiques.

3. Le manuscrit de Frey, intitulé Und ist es auch Wahnsinn et signé du pseudonyme Ferry Stem, comporte 1216 pages dactylographiées. II est en possession de ses filles qui m'ont autorisé à le consulter. Les références à ce manuscrit dans le cours de cet article seront faites sous le pseudonyme de Stern. Le livre publié sous le nom de Frey et édité par les soins de Doris Sottopietra (Frey 2001), représente seulement au plus un quart du manuscrit original. 4. Le livre de Nelcya Delanoë (Delanoë 2002) est consacré aux ralliés marocains; "l'affaire Boudard" qui éclata en 1991 a montré le déchirement douloureux que peut engendrer la "désertion" (Boudarel 1991).


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Les autres, la majorité, étaient des jeunes que l'effondrement du IIIe Reich avait plongés dans un profond désarroi. En 1945, ils avaient entre dix-sept et vingt-cinq ans. Déracinés, arrachés à leurs familles, sans éducation ni travail, la Légion leur était apparue comme une occasion d'échapper à la misère, d'être nourris et de s'intégrer au sein d'une communauté. Ils étaient ensuite passés au Viet Minh pour diverses raisons. Il y eut certainement parmi eux une petite minorité que l'expérience en Indochine avait convaincus que la guerre était injuste et qui avaient décidé de lutter contre elle. Mais pour l'essentiel, les raisons n'étaient nullement politiques: certains pensaient simplement que leur chance de survie était plus grande auprès des Vietnamiens; d'autres avaient commis un délit et craignaient des sanctions, ou bien voulaient fuir la discipline de la Légion étrangère ou encore cherchaient l'aventure, des femmes ou un rêve d'exotisme; d'autres enfin s'étaient laissés gagner par les promesses faites par le Viet Minh de leur faciliter le retour en Europe. Il n'y eut néanmoins parmi les légionnaires qu'un petit nombre de déserteurs: 1 325 de 1946 à 1954, dont 673 entre 1946 et 19485 (SHAT 10H511, cité par Michels 1999, 160). Pendant les premières années de la guerre, les dirigeants du Viet Minh avaient considéré les soldats ennemis comme des camarades potentiels: ils voyaient en eux des individus qui, par manque de conscience politique, étaient incapables de reconnaître leur juste cause. Ils avaient donc entrepris une véritable guerre psychologique à leur encontre, notamment via divers journaux de propagande placés sous la responsabilité d'Erwin Borchers dit Chien Sy (le combattant), les incitant à quitter les rangs français et à rejoindre le Viet Minh. Toutefois, l'attitude des responsables du Viet Minh fut dès le départ ambiguë. Ainsi, Tran Van Giau, l'un des hauts dirigeants vietnamiens pendant les années 1940 et le début des années 1950, les qualifiait de prisonniers et non de ralliés - un "lapsus" que Schroder considérait comme symptomatique du jugement réel porté par les Vietnamiens sur leurs alliés européens. Par ailleurs, on n'arrivait pas à les nourrir, ni à les vêtir convenablement, ni à les occuper vraiment. Aussi, loin de se métamorphoser en défenseurs convaincus de la cause anticolonialiste se pliant à toutes les privations et prêts à se sacrifier pour l'émancipation des opprimés, devinrent-ils très vite un fardeau d'autant plus pesant que dans leurs rangs, du fait du manque de nourriture, des maladies chroniques et d'un désenchantement général, le mécontentement allait grandissant. À partir de l'arrivée des communistes au pouvoir à Pékin et de la prise de contrôle de la région frontalière sino-vietnamienne par le Viet Minh, le gouvernement de résistance entama des négociations avec la rda afin de se débarrasser des soldats allemands (ou de langue allemande). Ainsi 5. Le nombre de désertions et de tentatives de désertion au 31/12/1948 correspond à 3,2% des effectifs des légionnaires en Indochine (SHAT 1 Oh 184).


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s'ouvrait la possibilité pour ces hommes de retourner en RDA. Toutefois, dans un premier temps, les rumeurs confuses qui ont circulé à ce propos dans les régions sous contrôle du Viet Minh n'ont, semble-t-il, eu pour effet que de renforcer le sentiment de malaise et de révolte dans les rangs des ralliés. Ainsi, dans le Viet Bac (la région montagneuse du Nord Viêt-nam difficilement accessible où la résistance viet minh s'était retranchée), Rudy Schroder, un Allemand connu au Viêt-nam sous le nom de Le Duc Nhan, apprit-il le 6 août 1950 par son ami Tran Van Giau qu'une "partie considérable" des Au Phi, c'est-à-dire des étrangers qui avaient rallié le Viet Minh pendant la guerre, "allaient bientôt rentrer chez eux". Mais Schroder fut longtemps incapable d'obtenir des informations précises, et il se sentait entouré de silence et de suspicion6. En RDA, Erich Honecker, alors président du Mouvement de la jeunesse est-allemande (fdj), avait lancé le 20 février 1950 un appel aux "soldats allemands au Viêt-nam" dans la Légion étrangère. Rester dans la Légion n'étant pas "compatible avec le futur et l'honneur de [la] nation", il exhortait ces soldats à rallier "le camp des révolutionnaires vietnamiens où se trouvaient déjà beaucoup d'anciens légionnaires allemands" et promettait l'amnistie et un emploi à ceux qui rentreraient en RDA7. Lorsque, quatre mois plus tard, le président de la RDA, Wilhelm Pieck, reçut une note du Comité central du Parti communiste vietnamien lui confirmant qu'il y avait "beaucoup de soldats allemands prisonniers de l'Armée de libération du Viêt-nam", considérant que le sujet était de première importance, celuici fit valoir devant le Politburo que le rapatriement en RDA d'un certain nombre d'entre eux constituerait un atout "magnifique pour [la] propagande envers l'Allemagne de l'Ouest8". Et le secrétaire général du Parti socialiste unifié (SED), Walter Ulbricht, peu avant l'arrivée du premier groupe d'anciens légionnaires du Viêt-nam, recommanda que leur retour, "par des interviews, des émissions de radio et des photos", soit utilisé dans le cadre de la campagne contre la remilitarisation de l'Allemagne de l'Ouest9. Ainsi les anciens ralliés du Viet Minh en RDA furent-ils dès le début sciemment utilisés dans la lutte politique et idéologique. En conséquence, le ministère de la Sécurité de l'État (Stasi) donna des directives visant "un contrôle perpétuel" des rapatriés: leur courrier devait être examiné et des agents de la Stasi devaient les surveiller. Le ministère demanda des rapports mensuels sur leur emploi, leur conduite

6. Journal de R. Schroder 6 juillet, 6 août et 23 décembre 1950 (fms). 7. E. Honecker à Nguyen Yan (sic) Huong, Prague, 20 février 1950 (BA: DY 24/3691). 8. Leo Zuckermann à Wilhelm Pieck, Berlin, 9 juin 1950 (ba: ny 4182/1269). 9. W. Ulbricht à Hermann Axen, 29 mars 1951 (BA: NY 4182/1269).


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sociale, morale et politique et, plus particulièrement, sur leurs contacts avec "l'Ouest10". Après tout, qu'ils se fussent ou non ralliés au mouvement anticolonialiste Viet Minh, "l'influence de la Légion étrangère française et des crimes perpétrés par les légionnaires [...] dans des pays coloniaux, offr[ait] aux forces françaises réactionnaires la possibilité de les utiliser [. . . ] comme instruments de bas niveau intellectuel au service de leurs visées impérialistes11". Ces directives concernaient à la fois les jeunes soldats qui étaient entrés dans la Légion après la seconde guerre mondiale (certains d'entre eux étant des anciens de l'armée hitlérienne) et les antifascistes des années 1930. La RDA utilisait alors les rapatriés pour infiltrer les représentations françaises à Berlin. C'est ainsi qu'entre mars 195 1 et la fin de 1955, sept convois de "ralliés" (représentant un total de 761 hommes) quittèrent le Viet Bac pour Berlin en passant par Pékin et Moscou. D'autre part, Erich Frey alias Nguyen Dan et Georges Wàchter dit Ho Chi Tho arrivèrent en Autriche en mai 1951 ; Rudy Schroder alias Le Duc Nhan et Walter Ullrich dit Ho Chi Long gagnèrent Berlin en novembre de la même année. Erwin Borchers resta à Hanoi jusqu'en 1965. 3. Des réfugiés antifascistes à Paris, leur chemin dans la Légion étrangère La proportion d'Allemands dans la Légion étrangère a toujours été importante. "Soldats exemplaires", ils étaient considérés comme des "légionnaires modèles", disciplinés, courageux, batailleurs, pour lesquels "être commandés était... un besoin" (Hallo 1994, 29). Toutefois, parmi les jeunes Allemands réfugiés en France depuis 1933, très peu s'engagèrent dans la Légion jusqu'en 1939: persécutés par le régime nazi [ils] ne correspondaient que rarement par leur origine, leur éducation [...] leurs opinions politiques et leur constitution physique, au profil du légionnaire typique, membre des classes modestes [...] peu éduqué [...] et sans racines, employé dans l'agriculture ou dans l'industrie et qui changeait fréquemment d'emploi. (Michels 1999, 104) Conformément aux lois proclamées par la IIIe République en 1938 et 1939, tous les Autrichiens et Allemands âgés de dix-sept à soixante-cinq ans présents en France au moment de la déclaration de guerre furent internés, qu'ils soient touristes, employés ou hommes d'affaires - les fascistes comme les antifascistes. Les hommes internés en septembre 1939 et les femmes 10. Le secrétaire d'État Mielke à l'inspecteur en chef Gutsche, Berlin, 5 avril 1951 (B St U: Mfs-BdL/Dok. Nr. 003670). 1 1. VerwaltungGross-Berlin.Abtlg.II.gez. Herbst, février 1957,Arbeitsrichtlinie (B st u: Mfs as 1310/67, p. 000015).


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enfermées dans le Vélodrome d'Hiver en mai 1940, furent envoyés dans les camps du Sud de la France (Les Milles et Gurs, entre autres). En 1939, 1 171 détenus allemands s'enrôlèrent dans la Légion, et pendant les premiers mois de 1940, cet enrôlement doubla. Le nombre de réfugiés allemands recrutés dans les camps d'internement en 1939-1940 a été estimé entre 3000 et 3 500, et d'août 1944 à la fin de 1946, un total de 5 000 prisonniers de guerre optèrent pour la Légion (Michels 1999, 119 et 164). L'histoire de l'interné Rudy Schroder de Cologne démontre à quel point les premiers pas conduisant vers la Légion étaient fortuits - ces pas qui, par la suite, devaient le mener vers le Vîet Minh, puis en RDA et finalement en RFA. Elle montre également ce qu'une explication déterministe d'un tel parcours, à coup d'étiquettes telles qu' "antifasciste" ou "communiste", peut avoir de simpliste. Dans l'autobiographie du politologue et philosophe Raymond Aron qui était assistant de français à l'université de Cologne de 1930 à 1933, se trouvent quelques lignes qui expriment, en résumé, le parcours des légionnaires dits atypiques - originaires de la petite bourgeoisie, politisés et en formation universitaire, et dont la vie apparemment bien tracée était bouleversée par l'avènement du fascisme: À Cologne, je rencontrai un jeune étudiant dont le charme me ravit, Rudy Schroder. Son père vendait des imperméables et des parapluies. Une amitié tendre nous unit pendant mon séjour. Il détestait le nationalsocialisme. Deux ans plus tard, il vint à Paris où il vécut difficilement jusqu'à la déclaration de guerre. Il s'engagea dans la Légion étrangère; après la guerre, j'appris [. . .] qu'il avait passé en Indochine dans le camp de Hô Chi Minh. Je lus un jour dans le Figaro un article [...] sous le titre le Colonel SS Rudy Schroder. [...] En 1946, ses parents m'avaient demandé de ses nouvelles; vers 1960, j'entendis dire par des Allemands qu'il était professeur à l'université de Leipzig. [...] Je doute que la vie l'ait transformé en bon communiste. Qu'il ait déserté la Légion étrangère et l'ordre français à Saigon ou à Hanoi, je ne m'en étonne pas; et au nom de quoi pourrais-je l'en blâmer? (Aron 1983, 72-73) Ces lignes du résistant Aron résument, malgré quelques erreurs de détail, les étapes de la vie de Schroder, sans toutefois mentionner sa fuite vers la RFA en 1959. Schroder était un transfuge malgré lui; si des circonstances politiques n'étaient pas intervenues, il serait devenu, selon toute probabilité, un professeur d'université privilégiant des relations de travail avec ses collègues à Paris, écrivant quelques livres sur la sociologie politique et la littérature française ou sur l'histoire culturelle, et des essais journalistiques. Il était né en 191 1 à Cologne; le passé romain de cette ville comptait beaucoup pour lui. C'était un homme d'un caractère enjoué, aimant les plaisirs de la vie, au sens esthétique raffiné. Dans son ly lich dang vien (livret d'identification personnelle) écrit probablement en mars 1950 au moment où il s'appelait Le Duc Nhan (on l'a connu aussi sous le nom de Kerkhof), à la rubrique


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"position sociale" il indiquait simplement bourgeois (FMS). Il avait fait des études de sociologie, de français et de littérature allemande, et il était membre de la kostufra, un mouvement d'étudiants communiste12. Un témoignage nous le décrit comme ayant ostensiblement présenté un bouquet de fleurs à son professeur juif qui avait "été mis en retraite13" par les nazis. Le journal nazi Der Sturmer l'avait qualifié d'ennemi du régime et dénoncé comme communiste et prosémite. L'émigration à Paris n'était pas une catastrophe pour le jeune Schroder: malgré les circonstances, c'était l'accomplissement de son plus cher désir. À la Sorbonne, il obtint trois des quatre certificats requis pour sa licence es lettres, et il travaillait à temps partiel à l'Institut de sociologie de Francfort exilé à Paris comme assistant de recherche pour le grand penseur Walter Benjamin (Horkheimer 1995, 504). Le directeur de cet institut, Max Horkheimer, dans une lettre de novembre 1936 de New York, parlait de Schroder comme d'un "jeune savant particulièrement doué". Il espérait même pouvoir "le recruter comme un excellent collègue scientifique" (Horkheimer 1995, 729). Matériellement, la vie était rude, et pour joindre les deux bouts, il était obligé de travailler dans une fabrique de textiles; à d'autres moments, il vendait des tapis de porte en porte. Un ami de Schroder de l'époque, Fritz Meyer, qui avait été interné avec lui, me raconta en 2003 à Paris qu'en arrivant le 3 septembre 1939 dans le stade de Colombes transformé en camp, on leur avait dit qu'ils resteraient derrière des barbelés jusqu'à la fin de la guerre sauf s'ils s'engageaient pour la Légion étrangère; on promettait aux "volontaires" que leurs familles ne seraient pas internées. "L'idée que ma femme et notre enfant qui n'avait pas encore un an seraient dans un camp d'internement, m'était insupportable", devait-il écrire plus tard. 4. De Paris à Hanoi par Sidi-Bel-Abbès II est improbable que Schroder et Borchers se soient connus à Paris. . . Erwin Borchers était né à Strasbourg en 1906; c'était un Alsacien allemand. Son père, d'abord tourneur puis militaire, était prussien; sa mère alsacienne était issue d'une famille de vignerons. Il était donc, de naissance, un frontalier, un de ceux qui vivaient dans une région déchirée entre États, nations et nationalismes. Le natif d'un pays frontalier est facilement exposé au drame

12. Lebenslauf des Schroder, Reiner, Josef, Rudy. Berlin, 9 novembre 1951 (B St U: Ddn. AIM 808/59, p. 000058-000063). Dans cet article, le terme Lebenslauf désigne l'autobiographie que chaque "rallié" rapatrié en RDA a été contraint de rédiger par la Stasi. 1 3 . Leo Spitzer à Raymond Aron. Cologne, 24 septembre 1 93 3 (Archives privées de Raymond Aron, boîte 209, avec la permission de Dominique Schnapper et Elisabeth Dutartre).


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de la "politisation de ce qui est humain" et il risque ainsi d'être "demain un héros... (et) le lendemain... encore un traître" (Schneider 1962, 164) étant enraciné dans une région disputée par des pouvoirs antagonistes... Dans son Lebenslauf rédigé à Berlin Est en mai 1966, Borchers a expliqué que son père était parti à la première guerre mondiale comme partisan enthousiaste de l'empereur, mais qu'il en était revenu républicain et pacifiste, ce qui aurait profondément influencé son orientation vers la gauche. En 1918, après le retour de l' Alsace-Lorraine à la France, la famille déménagea dans le Reich. Le jeune Borchers, "obsédé par la politique déjà comme jeune garçon" (Lilo Ludwig), toujours "très romantique" (Susanne Borchers), fit des études de français, d' allemand et d'histoire afin de devenir enseignant, et milita dans des cercles socialistes. Lors de la prise de pouvoir par Hitler, il faisait partie d'un groupe illégal de propagande qui produisait des tracts antinazis. Après avoir été interrogé par la police, il s'enfuit en France où il continua ses études universitaires à Aix-en-Provence et à Paris - une décision désapprouvée par son père pour lequel c'était un acte de trahison. Il y passa sa licence en littérature et langue allemande en 1936. Citoyen allemand, le jeune Borchers diplômé ne put être admis dans l'enseignement français. Il trouva alors un emploi de libraire chez Biblion, rue Bréa. Quand il voulut rejoindre les forces françaises afin de combattre les nazis, un refus lui fut opposé selon le motif que sa mère avait "trahi la France" en épousant un Allemand14. Il fut interné au camp de Colombes le 3 septembre 1939. De là, il s'engagea dans la Légion étrangère. "Le service dans laLégionpour ladurée de laguerreme semblait politiquement acceptable parce que la Légion, faisant partie de l'armée française, était objectivement une force dans la grande coalition anti-hitlérienne à laquelle appartenait aussi l'Union Soviétique [...]. La Légion luttait contre la Wehrmacht à Narvik, Monte Cassino et sur d'autres fronts [...] contre Hitler15." En 1939, il est vrai, la Légion étrangère avait une aura antifasciste. Schroder et Borchers furent envoyés à Sidi-Bel-Abbès dans le 5e régiment étranger d'infanterie (R.E.I.). En apprenant les détails de la fuite de sa femme et de son fils de Paris vers le Sud de la France, hanté par son impuissance à les aider, Schroder écrivait: "quand ce qui n'était jamais considéré possible ainsi s'abat progressivement et puis vertigineusement, l'épouvantable paraît en fin de compte nécessaire et naturel16". H écrivait sur 14. La mère d'Erwin Borchers avait été déshéritée par son père parce qu'elle avait épousé un Saupreufie, un sale Prussien (Communication orale de Lilo Ludwig, la sœur de Borchers, Berlin, 28 juin 2003). 15. Lebenslauf, Berlin, 14 mai 1966 (B st u: Mfs ap 14061/73, p. 000008). Voir aussi, par exemple, Comor 1988. 16. S. P. 554, 6 juillet 1940 (FPD).


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"l'inutilité la plus complète" et sur "la stupidité, brutalité et vulgarité de la vie" du "légionnaire Schroder, anciennement fossoyeur et actuellement muletier et vieil homme". Dans cette existence dans la Légion, il ne vivait que par les lettres17. Début 1941, la commission d'armistice allemande arriva à la garnison pour demander l'extradition des légionnaires allemands. Cependant, le haut commandement de la Légion n'était prêt à extrader que ceux qui déclaraient vouloir rentrer dans le Reich. Le délégué général de Pétain en Afrique du Nord, le général Maxime Weygand, essaya de protéger les légionnaires allemands; selon sa proposition, un groupe "[d']à peu près cent opposants au National-socialisme particulièrement exposés [...], plus quelques déserteurs de la Wehrmacht", le Détachement Fantôme, furent expédiés en Indochine avant que la commission allemande pût les arrêter (Michels 1999, 136). Ceci montre que, à l'intérieur des systèmes idéologiques, "les jugements sur les individus doivent être nuancés d'après la conduite propre de chacun" (Thérive 1951, XIV). Le 1er août 1941 , à bord du Cap Pandaran, Schroder écrivit de Madagascar une longue lettre à sa femme lui expliquant qu'il avait, avec une centaine d'hommes, embarqué le 4 juillet à Dakar. Il avait parié avec "B." - ce devait être Borchers - sur un rare verbe latin irrégulier, et il avait gagné. Il lisait Bergson et Hobbes. "Nous sommes misérablement logés dans une cale, [...] mais les Annamites [...] sont logés encore plus mal", précisait-il. Schroder et ses compagnons arrivèrent à Saigon le 3 novembre et bientôt prirent le train pour le Nord, destination Viet Tri à 80 km au Nord-Ouest de Hanoi18. En 1941, seuls quelques bateaux purent partir pour l'Indochine; le dernier arriva à Saigon en novembre 1941. La guerre du Pacifique éclatant en décembre 1941, les communications entre colonie et métropole allaient être coupées jusqu'en 1945. Ces hommes furent donc parmi les derniers à parvenir au Viêt-nam. Comme le montrent leurs notes, lettres et journaux intimes, Borchers, Schroder et leurs amis furent très vite désillusionnés par le style politicomilitaire de la Légion et par la politique de l'Indochine en général. À leurs yeux, le gouverneur général, l'amiral Decoux, proposait un idéal de révolution nationale et un culte du guerrier dans la ligne du pétainisme19. Au lieu de l'atmosphère démocratique et antifasciste qu'ils attendaient, ils se trouvaient ainsi confrontés à une idéologie semblable à celle qu'ils avaient

17. R. Schroder à Hilde Schroder, 23 septembre 1940, Sidi-Bel-Abbès, 16 février 1941 et Sidi-Bel-Abbès, 27 février 1941 (FMS). 18. Schroder à sa femme, 1er août 1941 (FPD). 19. L'appel du régime de Vichy à une "révolution nationale" fondée sur la trinité "Travail-Famille-Patrie", engendra, comme le souligne Nguyen The Anh, des réactions anticolonialistes parmi des intellectuels vietnamiens qui, à leur tour, commencèrent à étudier leur propre société et son passé afin de découvrir les secrets de cette révolution (Nguyen The Anh 2002, 58).


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fuie. Il n'était pas question de combattre les Japonais, l' amiral Decoux poursuivant une politique attentiste et "neutre" afin de rester en dehors du conflit. l' amiral Pour Decoux "sauvegarder se voyait donc cette obligé neutralité de "composer et les pouvoirs avec le deJapon20" la France", (de Boisanger 1977, 55). Sa justification était de maintenir l'Indochine à la France (Decoux 1949). Schroder et Borchers allaient découvrir la réalité du régime colonial et la résistance des "Annamites" dans les montagnes du Nord-Est. La résistance française embryonnaire sur place, avec laquelle ils étaient en contact depuis l'été 1943, était en faveur du retour de l'Indochine dans l'Empire français et, par conséquent, refusa toute coopération avec le Met Minh et la population "annamite" contre les Japonais. Le 9 mars 1945, craignant un débarquement américain, les Japonais renversèrent le régime colonial - les Français étaient battus. L'appel vietnamien, d'abord pour une résistance unie contre le fascisme, et puis pour l'égalité et l'indépendance, ne fut pas compris non plus quand, en 1946, le ministre de l'Intérieur, Vo Nguyen Giap, accueillit à Hanoi le général Leclerc, le commandant suprême français, le libérateur de Strasbourg et de Paris, avec ces mots: "Résistant vietnamien, je salue en vous un grand résistant français" (Lacouture 1967, 115). 5. Au-delà de rengagement national Très brièvement je voudrais aborderici la question suivante: Pourquoi Schroder et Borchers étaient-ils prêts à coopérer avec la résistance du Viet Minh qu'ils allaient rejoindre "en bonne conscience et avec une conviction allègre" (Schroder s.d., 58)? Pour tout patriote ou nationaliste (pour un Allemand ou un Autrichien pendant les deux guerres mondiales, et pour un Français dans les guerres coloniales), cette question se formulait ainsi: Comment concevoir de quitter le berceau national naturel pour passer à l'ennemi? Nous devons insister sur le fait que ni Schroder ni Borchers n'étaient des communistes orthodoxes pour lesquels la révolution aurait été inconditionnelle. Qu'est-ce qui les avait fait changer de camp? Au début, on l'a vu, leur décision de s'engager dans la Légion était déterminée par les circonstances du moment. Pour Schroder (s.d., 174), le monde était incohérent, et il lui semblait "[qu']il n'y avait pas de possibilité de s'échapper de l'absurde". Mais ensuite il y avait le saut beaucoup plus dramatique que constituait le ralliement au Viet Minh, qui coupa les ponts avec l'Europe occidentale. J'ai l'impression qu'il y avait, au moins pour les intellectuels - mais pas 20. "La situation de l'Indochine pendant la guerre était donc très loin d'être celle d'un pays soumis à un régime d'occupation militaire, terme aussi impropre que celui de collaboration appliqué à la politique du gouvernement général à l'égard du Japon et emprunté inconsidérément au vocabulaire de la métropole par rapport à l'Allemagne" (de Boisanger 1977, 60-61).


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seulement pour eux - une prise de conscience, peut-être également l'envie d'un monde "originel", le désir de participer à une meilleure cause politique et morale. Une telle prise de conscience a été présentée dans une bande dessinée donnée comme relatant des histoires vécues et intitulée Les Oubliés d'Annam: Un ancien jeune résistant des FFI qui, après la libération de Paris, est entré dans la Légion étrangère afin de continuer sa lutte contre le fascisme, est témoin d'un événement qui lui fait regarder le monde différemment. Un légionnaire français se dispute avec un conducteur de cyclo-pousse sur le prix de la course et le tue à l'arme blanche. Le jeune Français porte plainte contre le légionnaire qui s'en tire avec 15 jours de prison, et il écrit à sa mère: "Non seulement je participe à une sale guerre, mais j'appartiens en plus à une armée d'assassins. J'ai honte...". Et "sa honte fut d'autant plus grande que quelques jours plus tard, le [cuisinier] du camp friand de viande canine, fut condamné à un mois de prison pour avoir tué le [chien] de son capitaine" (Lax et Giroud 2000, 54-55). Claudia Borchers, la fille d'Erwin Borchers, m'a confirmé que son père lui avait souvent raconté cette histoire du cyclo pousse qui l'avait profondément marqué. Une telle expérience révèle la structure sociale du colonialisme, elle fait ressortir les contradictions de notre propre monde. Et elle nous aide à nous en détacher. C'était particulièrement vrai pour Ernst Frey, né en 1915, fils d'une famille non-pratiquante d'origine juive-hongroise. Le père, socialdémocrate avide de culture, était issu d'un monde encore marqué par la juxtaposition nationale, linguistique et religieuse de l'empire austrohongrois. Après une phase catholique fervente dans sa jeunesse, le jeune Ernst, par la social-démocratie et l'Association des lycéens socialistes (VSM), fit son chemin vers le communisme, marqué par son expérience de l'antisémitisme et du national-socialisme. Dans le marxisme, il trouva le contre-modèle qui lui fournissait les outils pour combattre le fascisme. "En 1934, écrit-il, en entrant dans la Ligue Communiste de la Jeunesse, j'autorisai le Parti à prendre possession de moi totalement." Vint ensuite une phrase qui est révélatrice pour la compréhension de plusieurs revirements dans la vie mouvementée de Frey: "Ma soumission complète était volontaire, et sans hésitation je plaçais le Parti à la tête de toutes les valeurs". Frey était un homme obsédé par un messianisme politicoreligieux et un complexe de rédemption qui trouvait sa justification dans la persécution des nazis. À cause de son "activité dans une société secrète (VSM) et accusé de haute trahison", il fut emprisonné et exclu "pour la vie" de toutes les universités autrichiennes21 (Frey 2001, 64 et 94). Le 15 mars 1938, "le tout Vienne était sens dessus dessous - le Fiihrer faisait son entrée". La mère du jeune Ernst fut "en plein jour battue, couverte 21. Frey voulait faire des études de chimie technique.


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de peinture, humiliée, insultée et ridiculisée pendant des heures". Placé devant un ultimatum, "préférer l'arrestation ou vouloir plutôt émigrer", il décida de rejoindre les Brigades internationales en Espagne. Il fut capturé dans sa fuite par la SS, passa trois mois derrière les barreaux avant que l'Empire de la grande Allemagne lui enlevât sa citoyenneté et l'expulsât. Arrivé finalement à Paris, pour survivre, il se fit, entre autres métiers, vendeur ambulant de crayons. Quand la section locale de son parti lui refusa la permission d'aller en Espagne, il s'engagea pour cinq ans dans la Légion étrangère pour lutter contre Hitler; il ne lui resta pas un franc et il eut très faim. Le 17 mars, il quitta Casablanca à bord du Dupleix qui arriva à Saigon le 1er juillet 1941. A la fin de cette année-là, il fonda à Viet Tri, avec Schroder, Borchers et quelques autres, une cellule communiste dans la Légion étrangère (Frey 2001, 118-119, 121 et 170). Dégoûtés par la collaboration franco-japonaise et la coopération tacite avec les pouvoirs de l'Axe, ces hommes cherchèrent à nouer des contacts avec des socialistes français à Hanoi. À maintes reprises ils avaient essayé de parler avec des Annamites rencontrés à Viet Tri, mais ils étaient déçus dans leurs attentes puisque les quelques personnes qu'ils eurent l'occasion de rencontrer semblaient incapables de comprendre que des Européens pussent être intéressés par leur situation. Lors de leurs rencontres clandestines, la guerre et l'analyse du fascisme constituaient l'essentiel des débats, mais bientôt le thème du colonialisme devint dominant (Stem s.d., 655). Es avaient l'intention de fusionner leur cellule avec la résistance française locale en un front uni pour prendre contact avec le Parti communiste indochinois ou le Viet Minh. En novembre 1943, dans le centre de Hanoi, près du lac Hoan Kiem, Frey rencontra un représentant haut placé du PCI, "TAic", membre du Comité central22. Le rendez-vous avait été arrangé par Georges Wâchter par l'intermédiaire de Louis Caput, le secrétaire de la Fédération socialiste du Tonkin (Stem s.d., 692-726) avec un déploiement logistique considérable de la part des responsables du Viet Minh23. Au début 22. Peu après ce rendez-vous, Tue fut capturé par les Français et, par la suite, torturé; il fut libéré après la révolution d'août (Stern s.d., 840-841). 23. Pour les membres du Viet Minh installés dans les "zones sûres" montagneuses du Nord, une excursion dans la capitale comportait des dangers non négligeables et ne pouvait se réaliser qu'avec un éventail d'aides fournissant refuge et secours. Des enfants, feignant de jouer, se tenaient aux aguets. Pour leur première rencontre, Truong Chinh aurait revêtu une tenue bleue de travailleur, et Borchers était en kaki défraîchi. En outre, le Viet Minh entretenait un vaste service d'espionnage, qui comprenait le personnel de la maison de Caput. Depuis la fin de 1941, Truong Chinh aurait placé ses éclaireurs autour de la Légion étrangère à Viet Tri afin de contacter des sympathisants potentiels parmi les légionnaires. Apparemment, depuis l'été 1943, ce service de renseignements avait étroitement surveillé la cellule communiste de la Légion étrangère (Tran Quoc Huong 2002, 200-205 et aussi 193, 197 et 198).


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de 1944, Borchers rencontra le secrétaire général du parti, Truong Chinh, "dans une rizière en dehors de Hanoi24", quoique ce dernier, qui se présenta sous le nom de "Phong", ne révélât pas sa véritable identité. Il semble que la cellule de la Légion qui était admise dans le PCI au début de l'été 1944 (Stern s.d., 704), eût été le seul lien concret entre le Viet Minh et la France Libre avant le coup japonais du 9 mars. Truong Chinh suggéra une coopération de tous les antifascistes européens avec le Viet Minh, mais ni les gaullistes, ni les socialistes ne voulaient accepter l'idée d'un Viêt-nam indépendant. La vision d'une alliance militaire européo- vietnamienne contre les Japonais avec pour objectif un Viêt-nam indépendant, ne tarda pas de la sorte à s'évanouir. En décembre 1944, Schroder, Frey et Borchers avaient décidé de rejoindre le Viet Minh, mais "Phong" leur expliqua que c'était encore trop dangereux car le Viet Minh ne disposait pas encore de "zones libérées sûres" où il serait possible de les soustraire aux poursuites françaises. En attendant, avec l'aide d'une petite imprimerie, les membres de la cellule faisaient de la propagande pour le Viet Minh en imprimant de petites affiches avec des slogans comme "Attention, Japonais, Axe cassé" ou bien "Attention, la francisque est un symbole illégal". Ces affiches firent leur apparition sur les murs de la petite ville et de la caserne, sur des wagons transportant du matériel japonais vers le Nord, et jusque dans le bureau de la garnison (Stern s.d., 725-726 et 737). 6. Vers la solidarité anticolonialiste-républicaine Après le 9 mars, fuyant la répression japonaise, quelques Français rejoignirent le Viet Minh. Avec des milliers de soldats de l'armée française, Borchers, Frey et Schroder furent emprisonnés par les Japonais d'abord dans la citadelle, puis dans un "camp d'extermination" (Schroder s.d., 113) près de Hoa Binh, où sévissaient la dysenterie et le paludisme. Le Japon capitula le 15 août; le Viet Minh orchestra la révolution d'août dans une atmosphère euphorique (Marr 1995, 401). "Les Annamites étaient devenus des Vietnamiens", écrivait Schroder (s.d., 1 17). Le 2 septembre, le président Ho déclara l'indépendance dans le but de constituer la nation comme un bloc uni et homogène. Les prisonniers furent libérés le 16 septembre. Plusieurs réunions eurent lieu entre Frey, Schroder et les socialistes français autour de Caput, probablement avec l'accord tacite de l'ancien résistant Jean Sainteny, commissaire de la France pour le Nord, afin d'employer les membres de la cellule comme médiateurs pour amener le gouvernement de Ho Chi Minh à négocier avec les représentants français sur place, mais ces représentants 24. Borchers, Lebenslauf, p. 000010/1 1.


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refusèrent d'accepter l'indépendance comme une condition préalable - tout ce qu'ils étaient prêts à discuter était les modalités menant vers une indépendance future. "Ils disent Annamites", constatait Frey, "nous disons Vietnamiens" (Stern s.d., 793). Frey s'entendit avec Truong Chinh, Pham Van Dong et Vo Nguyen Giap sur les conditions de son passage et de celui de Schroder et de Borchers avec les deux autres membres de la cellule, Walter Ullrich et Georges Wâchter, chez les Vietnamiens parce que, comme disait Borchers, "ici la philosophie est sur le point de devenir pratique, et il me semble qu'on aura alors besoin de nous" (Schroder s.d., 58). Leur désertion fut camouflée en mission d'espionnage pour les autorités françaises selon Schroder, ou, dans la version donnée par Frey, en mission assignée par Caput et Sainteny25 afin de convaincre les chefs du Viet Minh de négocier avec le commissaire français du Nord. Les compagnons quittèrent la Citadelle dans une vieille Buick. Au début de l'automne 1945, après la capitulation du Japon et la déclaration de l'indépendance vietnamienne, les Français ne pouvaient plus prétendre qu'ils étaient en Indochine pour combattre les fascistes de l'Est, tout comme ils avaient combattu les nazis et l'État collaborateur français. Ce n'était plus crédible. Désormais, les Français étaient des envahisseurs qui se battaient contre des patriotes et des nationalistes qui défendaient l'indépendance de leur pays. Les forces françaises étaient en proie à des doutes croissants: En face, c'était le communisme, leur disait-on; mais le connaissaient-ils? Et d'ailleurs, le premierparti politique de France n'était-il pas communiste? [. . .] Pouvaient-ils croire ceux qui les conduisaient si mal [...]? En face, et de cela ils étaient sûrs, c'était des Vietnamiens qui se battaient pour l'indépendance de leur pays. (Tongas 1960, 173) Pour des motifs très divers, quelques-uns changèrent de camp: entre autres des soldats japonais et parmi les effectifs des forces françaises, des Marocains (Delanoë 2002) et des Algériens - et un certain nombre de civils. Ils apportèrent avec eux des connaissances militaires et techniques dont le Viet Minh avait un grand besoin. Frey écrivait que des déserteurs japonais non communistes furent d'abord regardés comme des espions potentiels par le Comité central du Parti vietnamien. Mais l'un de ces déserteurs, Stefan Kubiak, qui avait rallié le Viet Minh avec sa mitrailleuse (à laquelle il paraissait étroitement attaché), apporta un soutien de taille au début de la guerre. Cet audacieux Polonais se révéla un mécanicien ingénieux dont "le hobby était de réparer des armes saisies endommagées comme des canons et des mortiers" (Fiedler 1959, 170). De tels bricoleurs étaient bien utiles au Viet Minh dans les premières années. 25. Jean Sainteny (Sainteny 1953) reste muet sur ce point.


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Certains transfuges, dans un esprit de solidarité au-delà des nations, avaient "choisi une nouvelle patrie, convertis à la conception de vie, à la politique de leur nouvelle patrie - ils parlaient de l'ancienne patrie comme d'un pays ennemi" (Boveri 1956, 111). Une fois que les "traîtres idéalistes" eurent atteint l'autre côté, le secrétaire général Truong Chinh leur attribua des tâches de propagande. Walter Ullrich fut placé dans l'armée où il devint le lieutenant Ho Chi Long; Georges Wàchter dit Ho Chi Tho, qui fut élève d'une école d'ingénieurs à Vienne avant de devenir journaliste, assuma des fonctions techniques et d'organisation. Schroder fut envoyé auprès de Radio Vietnam (The Voice of Vietnam) en tant que commentateur26, tandis que Frey, sous les ordres du général Giap, était chargé de faire des études militaires et d'assurer les premiers cours militaires de l'Armée populaire. Borchers devint lieutenant-colonel et commissaire politique chargé de l'éducation politique et de la propagande en direction de l'ennemi; il avait la responsabilité de la production de matériaux de propagande en français et en allemand et, à partir de 1951, de l'éducation politique des prisonniers allemands de la Légion étrangère. Le trio se prépara à publier l'hebdomadaire La République, puis Le Peuple afin de montrer aux Français que le gouvernement vietnamien et le Viet Minh ne sont pas des rebelles mais des organisations légales et démocratiques. Chaque tentative de reconquérir le pays par la force [devait] donc [être] considérée comme une violation des droits de l'homme. (Frey 2001, 206) Selon toute probabilité, les journaux visaient également l'élite francophone vietnamienne, surtout les "attentistes" (Nguyen Bac 2004, 10). Le journal Le Peuple - organe de combat pour l'indépendance du "Viêt-nam - parut entre le 7 avril et le 26 septembre 1946; il faisait appel à tous les gens de bonne volonté pour qu'ils soutiennent l'indépendance et l'indivisibilité du Viêt-nam, c'est-à-dire qu'ils s'opposent à la séparation du Sud (Nam Bo) du reste du pays comme l'avaient décidé Truman, Staline et Churchill à Potsdam en juillet-août 1945. Les "Doktors germaniques", pour reprendre l'expression de Jacques Doyon (1973, 60), écrivaient sous leurs nouveaux noms: Frey était devenu Nguyen Dan, Borchers était désormais Chien Sy, et Schroder était Le Duc Nhan ou encore Walter R. Stephen; Siegfried Wenzel, un autre Allemand, signait ses contributions Duc Viet. Ils étaient devenus des Viet moi, des nouveaux Vietnamiens: "là-bas où j'allais maintenant, était mon futur; j'en étais convaincu", devait écrire plus tard Frey, tandis que Schroder affirmait que "tous les trois, nous considérions le Viêt-nam comme notre futur, en fait comme notre pays à nous déjà27" (Frey 2001, 206). 26. Un poste similaire sera occupé plus tard par le transfuge français Georges Boudard dans le maquis du Sud Viêt-nam (Boudarel 1991, 140). 27. Voir aussi Schroder s.d., 60.


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7. Désillusions et stratégies de retour Les dirigeants du nouveau Viêt-nam étaient surtout des intellectuels ou des révolutionnaires professionnels. Bien que certains d'entre eux eussent fait leur formation en prison, la plupart étaient passés par les lycées franco-annamites et étaient parfaitement francophones, mais ils n'étaient surtout pas des stratèges militaires, des techniciens, des économistes ou organisateurs d'appareils administratifs. C'est pourquoi les transfuges militaires et civils, qui avaient reçu une solide éducation supérieure et possédaient des compétences techniques, qui étaient en outre dévoués à la cause et prêts à se sacrifier, étaient les bienvenus, atteignant parfois de hautes positions. Borchers, comme je l'ai dit plus haut, était alors devenu commissaire politique, lieutenant-colonel dans l'armée et chef du Dich van, c'est-à-dire la propagande politique et la guerre psychologique visant les prisonniers de guerre et les transfuges allemands. Huu Ngoc, publiciste et écrivain de renom, avait pendant la guerre la responsabilité (sous la direction du général Nguyen Chi Thanh) des transfuges européens. Depuis 1947, avec son ami Borchers, il publiait les Waffenbriider - Kampforgan der Deutschen im Dienste Viet-Nams et Frères d'armes - Organe de Combat des Amis du Viêt-nam. Vers 1950, le journal était publié sous le titre Heimkehr ou bien Retour. D'ailleurs, Chien Sy enseigna l'allemand à Huu Ngoc et, comme le soulignait celui-ci, "surtout la culture allemande!". Au milieu des années 1950, Ngoc a traduit les contes des frères Grimm en vietnamien. Après Dien Bien Phu, Borchers allait travailler au ministère de l'Information à Hanoi. Vers la fin des années 1950, il devint le correspondant de l'agence de presse est-allemande (ADN), fournissant en même temps "de l'information confidentielle" à l'ambassade de la rda. Chien Sy est une légende encore aujourd'hui au Viêt-nam, mais les légendes, naturellement, sont épurées des réalités qui fâchent afin de servir une autre cause... Georges Boudarel, un transfuge français (voir Boudarel 1991) qui a bien connu Borchers, m'a raconté que Chien Sy partageait sa critique du Parti. En fait, Borchers était rattrapé par le révisionnisme qui ravageait le climat politique de Hanoi depuis 1956 - Borchers et Boudarel allaient être proscrits comme révisionnistes. D'autre part, pour les Allemands sur place, il était devenu trop vietnamien, et pour les Vietnamiens, je suppose, il était resté un étranger. Tout ceci avait dû contribuer à sa décision de rentrer en Europe, mais la vraie cause était le début des bombardements qui lui inspiraient une effroyable terreur - il expliquait alors à sa famille qu'il était incapable d'envisager de vivre une autre guerre. Il leur disait qu'entre 1946 et 1954 il avait survécu à la faim, à la maladie et aux dangers, mais qu'il y avait alors un idéal, une communauté, une cohésion indiscutables. Borchers aurait préféré rentrer à Strasbourg, sa ville natale, mais en France il était


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considéré comme un déserteur et un traître. Donc en 1966, avec sa femme vietnamienne et six de leurs sept enfants, ils rentrèrent en RDA où il allait travailler à la section africaine de Radio Berlin International. Officiellement il était considéré comme un antifasciste et un internationaliste, mais en 1968 le Parti intenta une action contre lui parce qu'il avait exprimé sa sympathie pour le Printemps de Prague. Un rapport de la Stasi d'août 1968 révèle que, fréquemment, il ne semblait pas "comprendre la politique de notre Parti" et qu'il entretenait "des doutes sur les buts établis" du Parti (B St U: Mfs FV 2/71, p. 000011). En 1985, quatre ans avant sa mort, après avoir brûlé ses photos et papiers, il passa à Berlin Ouest pour ne plus jamais retourner. Son ancienne épouse est décédée à Berlin en novembre 2003. Le général Giap, de formation professeur d'histoire, avait dû apprendre l'art militaire de A à Z; et l'on peut se demander si son ami Nguyen Dan a contribué à cet apprentissage. En effet, Ernst Frey, alias Nguyen Dan, était entré dans les rangs du Viet Minh comme conseiller militaire du commandant en chef, le général Giap (qui était appelé par les copains dans leurs lettres le Gottôberst, le dieu suprême) et du rival de ce dernier, le mythique général Nguyen Son. En tant que chef d'une zone militaire, le Khu IX, qui hébergeait les organismes du gouvernement et du Parti, Frey était devenu membre du Comité central élargi. Il avait le goût de l'exercice du pouvoir. Toutefois, vers 1949-1950 - au temps de l'arrivée des conseillers chinois - il lui fallut admettre qu'il n'était plus aussi utile pour le Viet Minh qu'en 1945. Dans son long manuscrit, il parle par ailleurs de son désespoir devant les méthodes de terreur et la purification de l'appareil du Parti et devant le spectacle de la révolution se mettant à dévorer ses enfants. Lui-même - et il ne faut surtout pas occulter cela - avait fait exécuter (par Walter Ullrich alias Ho Chi Long) deux ex légionnaires ralliés qu'il considérait comme suspects. Mais, comme je l'ai déjà souligné, Frey était un homme habité par un complexe de rédemption - il se donnait toujours totalement à un projet idéologique visant à changer le monde qui, pour lui, était essentiellement mauvais. Il avait hérité de sa mère une sorte d'hystérie enthousiaste. En revanche, il avait le courage de se remettre en question lorsqu'il était obligé de reconnaître que la cause qu'autrefois il considérait comme progressiste était devenue désormais rétrograde dans son jugement. Désormais sa rupture avec le communisme était consommée. C'était un missionnaire, un millénariste - voire plus encore: "Je me vois, comme Jésus, délivrer l'humanité de ses oppresseurs diaboliques. [. . .] Je sais, je comprends", disait-il à Pierre Sergent avant de lui raconter sa lutte avec le diable (Sergent 1982, 305 et 309). Rongé par un sentiment de culpabilité, il avait des visions, se considérait en proie au mal et était convaincu que seule la conversion au catholicisme pouvait le sauver. Cherchant une explication à une réalité trop douloureuse, il trouva


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la solution dans des rêves inspirés, au point de passer pour un fou et un mégalomane aux yeux des Vietnamiens. L'on est en droit de penser que pour Frey, la seule façon acceptable de retourner en Autriche était de le faire dans la peau d'un "autre" - d'un être différent de celui qui avait été repoussé - en l'occurrence celle d'un catholique dévoué. Cette "solution" comportait l'avantage de satisfaire la tradition culturelle dominante de son pays d'origine et, par un acte de "renaissance" par le catholicisme, il pouvait retrouver sa place dans la société autrichienne. De retour à Vienne en 1951, il rendit visite au bureau du Parti communiste afin de faire une déposition sur ses faits et gestes depuis 1938. Il se maria, eut deux filles et mena une vie de commis voyageur en textiles. À Vienne il était entouré par une génération de jeunes gens qui, charmés, écoutaient ses histoires et le considéraient comme un père de substitution et un modèle politique. Mais ce n'était pas tout. Son travail exigeait des voyages en Autriche et en Allemagne ce qui lui permettait de s'évader de sa vie de petit-bourgeois et de raconteur d'histoires. En fait, c'était un joueur qui fréquentait les casinos comme celui de Baden-Baden où, en état d'ivresse, il revivait les sensations fortes de l'aventure et du danger: cellesci ayant quitté sa vie, il les recherchait dans l'environnement feutré de la table de jeu surveillée par le croupier. Dans ses dernières années, il passa de la foi catholique à l'adhésion écologiste qu'il allait encore quitter avec fracas pour finir comme cuisinier dans la paroisse de son ami, le père Faust, travaillant dur pour payer ses dettes de jeu. Il mourut à Vienne en 1994 en demandant à ses filles de faire en sorte que son manuscrit soit publié. Pour Rudy Schroder, la connaissance de 1 ' absurde était la seule certitude, et il n'avait pas lu L'Être et le Néant de Sartre pour rien. Dans une lettre de Hanoi à sa femme, datée du 29 mai 1946, il parlait de la possibilité de vivre avec elle au Viêt-nam. Quand la guerre éclata en décembre 1946, il fut fait lieutenant-colonel et fut, comme il le souhaitait, envoyé au front. Le 9 avril 1948, Giap alias Van lui envoya une lettre le félicitant de son succès au combat: "J'apprends avec joie ton retour. Et avec beaucoup de plaisir le joli coup de main que tu as dirigé contre les Tho Phi... Cordialement ton Van" (FMS). Ensuite il fut chargé de propagande contre l'ennemi, et après avoir servi au front de Lang Son, il fut chargé du Détachement Tell, une sorte de légion étrangère vietnamienne destinée à rassembler les déserteurs européens qui avaient répondu à la propagande viet minh. Je ne peux pas ici traiter des multiples difficultés que rencontra ce détachement comme, par exemple, l'insuffisance de la nourriture, de l'habillement et de l'armement, sans parler du fait que la mission du détachement n'était jamais claire. Toujours est-il que la désillusion des soldats ne tarda pas à faire surface. Un témoin vietnamien m'a raconté que les anciens légionnaires étaient devenus une menace pour la population locale, qu'ils violaient des femmes


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dans les villages et qu'ils tuaient des buffles des paysans. Et il arriva que Schroder, convaincu d'être confronté à une mutinerie et une tentative de regagner le côté français, tint un tribunal militaire et fit exécuter six hommes. Il admit dans son curriculum vitae de novembre 1951 que cette décision "allait au-delà de [ses] pouvoirs en tant qu'officier de l'Armée populaire du Viêt-nam28", mais il fut critiqué par le Parti. Et ce fut la raison - ou le prétexte - de la fin des bonnes dispositions de Giap à l'égard de Schroder. Les journaux intimes écrits par Schroder dans le Viet Bac sont une source précieuse pour la compréhension, entre autres, des relations entre les ralliés européens et leurs camarades vietnamiens. Il se sentit "(r)envoyé comme un employé", quitta le Viêt-nam en août 1951 et arriva en RDA en novembre pour enseigner l'allemand et l'histoire dans un lycée à Dresde. En 1953, il signa un engagement avec les services secrets de la Stasi (B St u: Ddn. AIM 808/59 - Personalakte) conformément auquel il devait établir des rapports sur "les représentants de l'intelligentsia", donc ses collègues et étudiants, et sur d'anciens légionnaires. Bien qu'il se soit plié aux exigences du régime, Schroder n'a dénoncé personne; au contraire, à travers ses rapports, il a entrepris une critique du régime, tout en manifestant son impatience et son désespoir sur les conditions de son existence. Vers la fin des années 1950, il rencontra des "difficultés politiques" sérieuses et il fut remercié. Il travailla ensuite comme tourneur dans une usine; à la fin de 1959, avec sa jeune femme, ils s'enfuirent à l'Ouest. Son espoir de pouvoir travailler comme journaliste ne se réalisa pas; il trouva finalement un poste mal payé de professeur de français dans une école privée près de Francfort-sur-le-Main. Il y mourut en janvier 1977, seul, dans un état désespéré, écrivant jusqu'à la dernière minute. Les cas de Frey, Borchers et Schroder illustrent le drame de l'homme pris entre deux fronts, le Zwischenfrontmensch. En 1945, le Viet Minh avait fait bon accueil à Frey et ses compagnons. Ils étaient utiles pour la propagande, et du fait de leurs compétences en termes d'organisation, de leurs connaissances techniques et militaires tant sur le plan de la théorie et que de la pratique. Après la libération de la frontière sinovietnamienne en 1950, cependant, tout changea parce qu'à partir de ce moment les conseillers chinois arrivèrent en grand nombre, et avec eux commença la transformation d'un mouvement jusque-là de style front populaire en mouvement communiste. Les Chinois étaient des camarades révolutionnaires internationalistes, tandis que les transfuges étaient des

28. Lebenslauf, p. 000062. - Dans les dossiers de la Stasi, plusieurs dépositions d'anciens légionnaires accusent Schroder. Dans un de ses minuscules journaux, il notait à la date du 1 1 juin qu'il n'y avait pas de panique dans le détachement "T" après la punition et, le lendemain 12 juin: "De 7 à 4 heures l'après-midi - travaillé sur ma 'défense' et lettre au C. C".


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étrangers, des déserteurs du côté ennemi, et "dans toutes les armées, un déserteur est mal vu" (Sommier et Brugié 2005, 139). La prétendue contradiction existentielle entre les colonisés et l'homme blanc faisait que, finalement, on ne pouvait jamais faire confiance aux Européens29 parce qu'ils vivaient en disharmonie avec leurs nations d'origine ou avec leur identité européenne; aux yeux des Vietnamiens, ils ne pourraient jamais surmonter cela parce que, tout simplement, ils n'étaient pas vietnamiens. Par ailleurs, ils avaient gardé leur sens critique et ne se soumettaient jamais aux dictats du Parti sans les mettre en question. Lors d'une rencontre au Comité central le 15 août 1950, "Than", c'est-à-dire Truong Chinh, leur dit qu'ils étaient "idéologiquement insuffisamment formés et... chauvins" - ce que Schroder interpréta comme un Hinauswurf, une éviction pure et simple30. À cette époque il était évident que l'enthousiasme révolutionnaire qui avait uni les transfuges en septembre 1945, s'était lentement éteint. Frey, Schroder, Borchers, Wàchter et Ullrich avaient passé Noël 1950 ensemble, mensongères" et cette qui existaient réunion avait entre"éclairé eux et des révélé relations que cefausses n'étaitetpas même "le même objectif et les mêmes activités, mais une certaine opposition qui les avait tenus temporairement ensemble31". C'est pourquoi seule une poignée d'Européens devait rester au Viêt-nam après 1954. Frey, Schroder et Borchers venaient de "la vie endommagée" (Adorno 1951); c'étaient des hommes meurtris. Ils avaient été arrachés à leurs destins familiaux, professionnels et nationaux, jetés dans un monde hostile et absurde. Dans la Légion étrangère, la "nouvelle communauté", "le sentiment de dévotion, de camaraderie, des sensations fortes" (Boveri 1956, 35) se sont avérés n'être que des leurres de la propagande de recrutement tandis que la réalité quotidienne était faite de subordination, de brutalité et de monotonie. La révolution viet minh leur est alors apparue comme porteuse de progrès pour des gens avides d'action pour une cause et, de surcroît, leur promettait un pays. Ils étaient préparés à soumettre leur individualité au rêve concret d'une société plus humaine mais ils devaient découvrir, en fin de compte, qu'ils étaient de nouveau tombés dans la trappe autoritaire qui leur demandait tout sauf la différence individuelle. Très amer, Schroder avait noté dans son journal en février 1951: Si l'homme à la barbe dit aujourd'hui: "le torchon blanc que vous voyez là est noir", tout le monde va le croire; et les cadres vont le considérer comme parole d'évangile. On a déjà vu cela ailleurs: Goebbels a affirmé

29. Entretien avec Huu Ngoc à Hanoi, le 18 mai 1999. 30. Journal de Schroder, 18 août 1950. 31. Lettre de NEX (Borchers) à Kerkhof, 28 février 1951, FMS.


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Heinz Schuîte les choses les plus invraisemblables et les Allemands, qui apparemment se prêtent particulièrement bien à l'autohypnose collective, l'ont cru. Mais les gens d'ici vont encore plus loin: ils se persuadent et assurent qu'ils ont toujours cru que le torchon blanc était noir. Les Allemands, eux, n'allaient pas jusque-là. Ils avaient conscience du fait qu'avant le national-socialisme les choses étaient différentes de ce que H[itler] et G[oebbels] affirmaient.

La liberté qu'ils avaient désirée se révélait en fait une tyrannie et ils avaient eux-mêmes avec ardeur contribué à cette évolution. Quand il n'eut plus besoin d'eux, le Parti communiste vietnamien, en pleine révolution, abandonna sur le bord de la route ces ralliés coupables d'avoir "des problèmes à accepter la hiérarchie32". Une nouvelle fois, leur vie était en ruine.

32. Entretien avec Nguyen Dinh Thi à Hanoi, 21 octobre 2002.


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Abréviations BA: Bundesarchiv. B St U: Bundesbeauftragter fur die Unterlagen des Staatssicherheitsdienstes der ehemaligen Deutschen Demokratischen Republik (Archives de l'ancienne Stasi). FMS: Fonds Maria Schroder. FPD: Fonds Philippe Delaunay. SHAT: Service historique de l'armée de terre.

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