La Revue hebdomadaire (Paris. 1892) Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
La Revue hebdomadaire (Paris. 1892). 1892-1939.
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LA LÉGION ÉTRANGÈRE
i UN SOIR DE FOUNTI
Zone militaire depuis Tamanar ; zone ' doublement interdite, tant à l'entrée qu'à la sortie, par les postes de Mokhaznia, accroupis sous leurs burnous bleus, car les caravanes qui viennent de Mauritanie ont apporté la peste dans le Sous. Des fragments de routes et de pistes également abrupte?! se succèdent. Les cars s'engagent dans le toboggan fameux du cap Rhir à l'allure vertigineuse qui sévit dans tout le Maroc du Sud, où les moindres distances entre les douars sont de cent cinquante kilomètres, et de trois cents entre les bourgades ; on a pris son parti d'une certaine casse : un car environ tous les deux jours. C'est compris dans les calculs d'amortissement. Il faut aller de l'avant
et s'enrichir vite. Tout à coup l'immensité d'une mer sombre, où pénètre l'extrême pointe rocheuse de l'Afrique. Puis on roule pendant de longues heures en terrain varié de sables, de brousse et de rochers ; le car bondit sur les obstacles imprévus qui surgissent à chaque tournant de ces pisteb de chèvres.
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Côte d'une grandeur désolée : petits arbres apocalyptiques et torturés, dont les feuilles rabougries ont l'éclat du métal; paquets d'euphorbes aux chairs vénéneuses, dont les frères Mannésmann, dit-on, avaient trouvé le moyen d'extraire une sorte de caoutchouc. De loin en loin, un palmier ou deux élèvent très haut et tristement leurs maigres chefs fiers. Et c'est ainsi, toujours ainsi, au pied des montagnes brûlées, le long de golfes immenses, aux inflexions pareilles, et qu'on dirait plus bas que cette haute mer si foncée, à la fois verte et bleue. Des points grandissent sur les plages sans fin : caravanes de chameaux aux charges élevées ; pêcheurs gîtant on ne sait où, qui entassent le poisson sur-des ânons. Une dernière pointe, et la baie d'Agadir paraît, aveuglante de lumière. Agadir? Une kasbah invisible derrière ses titaniques remparts blancs, au sommet d'un rocher à pic, qui domine la mer de trois cents mètres. D'immenses citernes per-
mettaient aux populations de s'enfermer pendant de longs mois dans cette forteresse inexpugnable, quand les cavaliers pillards du désert envahissaient la contrée. En bas quelques maisons, les premiers travaux d'un port ; c'est Founti. Peu de souvenirs : un comptoir portugais au seizième siècle ; en 1740, des commerçants hollandais gravèrent leur devise sur la porte monumentale. Plus près de nous, la Panther. , Mais il y a cette rade merveilleuse, la. plus belle d'Afrique, tendant à tous les navires du monde ses bras bleus de charme ; il y a la mer calme, riche, tempérée qui monte au-dessus du paysage de mort pour le parfumer et le rafraîchir, 22 degrés en toutes saisons. Agadir, déjà gare régulatrice aérienne importante pour le courrier du Sud, — demain grande escale du trafic maritime vers les Baléares, le Sénégal et l'Amérique, — débouché de ce Sous légendaire où les Allemands ont
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cru jadis découvrir des mines précieuses, centre futur, enfin, de pêcheries prospères, car, malgré leurs mo5?ens rudimentaires, les indigènes débarquent tout le jour sur le sable des tonnes de poissons énormes, dorades, murènes et thons qui dépassent souvent un mètre. Impatients, des hommes, qui ont entendu les contes chleus sur ce pays des trésors, sont prêts à s'3? ruer. Mais c'est encore zone d'opérations, zone fermée, où les civils n'entrent que provisoirement, dans la mesure seulement où l'exigent les besoins de l'armée. Agadir en serait donc encore à sa seule kasbah dépeuplée et aux baraques de Founti si, un jour, une troupe nouvelle n'était arrivée, qui ne ressemblait pas aux autres. Elle dressa ses petites tentes sur un mamelon aride. De cet instant, des fours à chaux furent creusés et chartffés jour et nuit ; des maisons, des casernements et des hangars s'élevèrent ; des pistes s'éloignèrent en étoile à travers la brousse ; un puits, foré jusqu'à soixante mètres, débita l'eau précieuse ; il y eut des conduites d'eau, un bureau télégraphique parfaitement installé, un central électrique, qui distribuait la lumière. Il y eut ce rythme de travail sourd et profond, comme le pas des régiments en marche, pour animer le paysage de sa gaieté forte. La vie s'était éveillée ; quelque chose qui sera grand COIUT mençait. Car ces soldats sont aussi maçons, terrassiers, électriciens, plombiers, charpentiers, artificiers, peintres et mécaniciens. Ils savent lancer un pont sur un torrent et fabriquer de beaux meubles, — percer un tunnel dans la montagne et décorer une salle, — se ruer à l'assaut et écouter Schumann ou Strauss, quand leur magnifique fanfare joue le soir au bord de la mer. Cette troupe mystérieuse, formidable, qui ne va nulle part sans laisser derrière elle une route, et qui bâtit l'armature des villes nouvelles, c'est la première infanterie du monde, cette Légion étrangère dont le prestige
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rayonne dans toute l'Afrique et jusqu'en ExtrêmeOrient. Celui qui me parle, et qui la commande, est un grand seigneur aux regards habitués à mesurer les espaces immenses. Toutes ces. choses qui m'étonnent lui paraissent simples; leur explication tient en une seule phrase : — Ici, c'est l'armée de métier. A quoi bon citer le nom ou le grade de cet officier? Un seul titre lui convient, que tous lui donnent : le chef. Il y a autant de générosité que de hauteur dans son sourire, •— parfois un peu de dédain. — La Légion? Nos soldats ne sont pas des gosses, mais des hommes, qui ont affronté la vie, et à qui on ne raconte pas d'histoires. Tous, avant de venir, ont déjà vécu, lutté, travaillé; toutes les professions sont représentées ici, comme toutes les nations ; c'est pour cela qu'avec eux, on peut tout faire. Us n'ont âge? dire. Leur le Nous savons à pas nous •— seulement qu'ils ont dix, quinze ou vingt ans de Légion* — Ils sont venus, parce que le métier des armes leur plaît, parce qu'ils ont l'amour de l'aventure assez chevillé au coeur pour faire d'avance, en rigolant, le sacrifice de leur vie. La mort, pour eux, petite monnaie. — Pas commodes à tenir au repos, ou en garnison Il faut les connaître... Mais vous les verrez dans le bled, ou au baroud, — menant enfin l'existence qu'ils ont voulue, avec un entrain formidable, le sens d'une discipline de fer, et une tenue splendide dont les coquetteries guerrières ont fait de tous temps les grandes armées. Une troupe malpropre est une mauvaise troupe. Ils se sont aperçus un beau jour, tard parfois, •— qu'ils étaient nés soldats. La Légion est devenue pour eux plus qu'un but : une famille, — leur unique et vaste famille. Car ces hommes-là sont seuls au monde. Des protections? Us n'ont même plus de parents, ou ils
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s'en sont séparés par des années de silence. Nous n'oublions jamais que leurs officiers leur doivent de remplacer ces secours qui leur manquent, — de créer pour eux, partout où ils passent, comme un foyer nouveau où ils éprouveront la sécurité morale du coude à coude absolu, — de leur donner enfin cette sorte de bonheur dans l'action qu'ils sont venus chercher sous ce ciel d'oubli et de rude effort. Ce que nous exigeons d'eux, on n'oserait même l'imaginer dans un régiment de France. Mais ça leur va, car ils savent que, pour tout ce qui les concerne personnellement, il n'est point de cas où nous n'assu-
merons la responsabilité de les comprendre, de les aider et de les défendre jusqu'au bout, — dût notre carrière être l'enjeu de ce devoir. Je me souviens alors que, pour expliquer la puissance et le prestige de ce chef de grande allure, qui, depuis Saint-Cyr, n'eut de commandements qu'à la Légion, ses officiers, ses soldats, les civils même de ces territoires avancés ont tous employé le même mot : C'est le Père ! — — Pas des agneaux évidemment, continue-t-il. Mais, ne commettez pas la sottise commune de les prendre pour des façons de bandits, qui se sont tous enfuis de chez eux après les méfaits les plus divers. Des coups de tête, oui, parfois ; les secrets de leur passé, que nous ne devons pas connaître, — mais que je sais deviner, moi, et garder pour moi, — sont souvent plus tragiques, bien qu'ils présentent moins d'attraits pour le public. Drames intimes : il y a des pères qui contraignent leurs enfants, et les font souffrir avec un aveuglement stupide ; il y a de mauvais chefs et de mauvais patrons qui provoquent, à force d'injustice, chez le subordonné le plus soumis, cette lente et sourde révolte dont l'éclatement sera terrible ; il y a tous ceux qui devaient réussir et qui ratent ; il y a des femmes qui trompent les hommes qui les adorent... mais cela ne nous regarde pas. Il y a surtout,
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et résolus, qui ont décidé d'employer leur force et leur instinct d'aventure d'une façon féconde et qui trouvent leur voie dans le croj^ez-moi, des gars jeunes, froids
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vrai métier de soldat, — celui où l'on ne cherche pas de vaines conquêtes, mais à créer quelque chose de durabla et de grand, — Voyez-les contempler au loin cette Agadir nouvelle qui est leur oeuvre. Ils sont propres, heureux et fiers, parce qu'ils aiment le travail utile et bien fait. Us ont réduit les populations de territoires immenses, qu'ils défrichaient à mesure, mené pendant des mois, sous la tente, une guerre insidieuse, en établissant des pistes; mais c'était pour poser, au bord d'une baie splendidej les assises d'un futur grand port, d'une cité qui grandira et sera riche et célèbre. Voilà ce qui, du fond de l'Europe, les a attirés vers ce pays où chacun peut donner sa mesure, et mesurer aux résultats que, quoi qu'on ait dans son passé, la vie vaut encore bien la peine d'être vécue. C'est le soir, sur un morceau de jetée, où les bars en planches et ceux qui les fréquentent font penser aux films de guerre au Mexique. Le chef, comme ces hommes qui passent, en le saluant tous à vingt pas, d'un salut, qui claque comme un coup de feu, fixe son regard haut et précis sur le mamelon lointain qui se transforme en ville.
— Vous avez vu Timgad au seuil du grand désert, me dit-il. Vous avez vu, dans la plaine que domine Moulay-Ydriss, surgir de la brousse les ruines formidables de Volubilis. Après deux mille ans, les voies qui y conduisent demeurent encore et ces villes sont presque intactes, — avec leurs arcs de triomphe, leurs thermes, leurs théâtres, leurs maisons où ruisselait l'eau amenée de loin par de gigantesques aqueducs. Ce sont d'autres soldats, eux aussi de cent pays divers, ceux des légions romaines, qui établirent là jadis leur domination au bout de leur monde, tracèrent ces routes pour y amener la
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civilisation et l'activité commerciale, enfin bâtirent, au milieu du désert aride, ces grandes cités florissantes dont les splendeurs architecturales nous émerveillent. Là où ils campaient, il fallait qu'ils fussent installés comme dans leur patrie, capables de se suffire à eux-mêmes et de tenir pendant des années. — Nos soldats ont hérité leur tradition et leurs méthodes. Les véritables continuateurs de Rome colonisatrice, sont dans cette France latine, qui assoit, elle aussi, sur les mêmes terres lointaines, les bornes immortelles de son empire et de sa prospérité. Aux légions romaines, encadrées seulement de Romains, succèdent ces bataillons de la Légion étrangère, que des officiers français conduisent à la recherche des gouvernements d'Afrique, pour ajouter à la richesse et à la gloire de la patrie. Autrefois, la volonté de Rome animait ces conquérants. Un homme, de la même race et de la même trempe que Scipion, nous a de nouveau indiqué la voie, et la postérité lui donnera ce titre d'Africain que le Sénat d'alors, plus juste que le nôtre, avait décerné à l'autre de son vivant. Le chef n'a point prononcé de nom. Mais un bel Arabe au visage hautain, — son burnous de fine toile traversé par la cordelette pourpre qui soutient un poignard incrusté d'or — s'est incliné pour le saluer. C'est SiLassen, le pacha. Il sourit. Il a compris de qui l'on parlait, et c'est à moi qu'il s'adresse, — à moi seul qui ne sais pas encore. quelquefois voit dans le désert, dit-il, de grands On •— aigles planer vers midi. Le soleil est si haut qu'ils font sur le sable une ombre immense. Eh bien ! je te le promets, des milliers d'années passeront encore et l'on verra cependant toujours la grande ombre de «Liouti » s'étendre sur l'empire du Maghzen.
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II AUTRE CHOSE...
Le premier officier venu n'est pas officier de Légion. Beaucoup, nommés là par hasard, et seulement pour leurs deux ans de T. O. E., repartent sans avoir bien compris cette troupe dont la discipline n'a d'égale que la violence, et qui est si souple et si solide dans d'autres mains. Us y laissent le souvenir d'un « deux galons » ou d'un « trois galons », comme il y en a tant en zone militaire. Mais les légionnaires connaissent leurs vrais chefs de longtemps, dans tout le Maroc et même au delà. Dès le dépôt de Bel-Abbès, en Oranie, les nouveaux engagés ont appris leurs noms des anciens, quand, par hasard, ils ne les savaient pas d'Europe, par ceux qui sont revenus. Ce sont les officiers dont ils sont sûrs pour le baroud. Durs et exigeants parfois, mais qu'importe ! Avec eux on ne risque pas de mésaventure. Ces soldats, en effet, se sont loués à temps, en acceptant, par contrat, le risque de mort, — et ce risque-là n'est pas pour leur déplaire, — mais à condition de pouvoir courir leur chance. Mourir au cours d'une belle attaque, utile et bien menée, c'est le jeu. Se faire « piper » par surprise dans une équipée maladroite, c'est inadmissible ; on ne le pardonne pas à un officier. La bravoure ne suffit pas ; tout le monde est brave, là-bas. Il faut aussi connaître le pays et l'ennemi et savoir commander en vertu des conditions si particulières de la guerre africaine. Avec cette élite de leurs vieux officiers d'Afrique, les légionnaires marcheront jusqu'au bout, car, pas plus que d'être sacrifiés inutilement, ils n'entendent qu'on les épargne, quand il y a un beau coup à tenter; ils sont là pour ça.
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Celui qui me guide dans le camp est ainsi des « leurs » ; on le sent à la façon dont chacun le regarde ; il ne commande pas seulement parce qu'il possède hiérarchiquement le grade le plus élevé. Il a acquis en campagne, pour des raisons plus hautçs et décisives, le. droit de parler sans recours, de ne donner que des ordres irrévocables. Les hommes, qui ont besoin de sa direction prompte, comptent sur lui. Dès lors, ses paroles se gravent instantanément dans les esprits. Leur discussion n'est même pas
vraisemblable. Homme de guerre magnifique, mais — en cela pareil à ses soldats — architecte aussi, ingénieur, entrepreneur, horticulteur. Un chef de Légion doit tout savoir. Il traverse les chantiers. Rien ne lui échappe : il sait voir, d'un même coup d'oeil, si la chaux est bien éteinte et criblée, si le toit d'un bâtiment est d'aplomb, si le ciment du bassin prend, si la pente de la route nouvelle fait exactement l'angle prévu et si le niveau de l'eau ne baisse pas dans le puits où une mule, allant et venant tout le jour, monte et descend sans cesse de lourdes outres. Il corrige un maçon qui tient maladroitement sa truelle, explique à un peintre comment on trace une frise.
Jamais de compliments, les légionnaires n'en demandent pas. Peu de phrases ; il regarde seulement. Cela doit être bien. S'il ne dit rien, c'est qu'effectivement c'est bien et il n'y a rien à dire. Quand un détail pèche, un geste suffit. Ici comme au feu, l'ordre est formel et exé» cuté avant qu'il ne soit formulé. C'est à cette rapidité de compréhension et d'obéissance qu'on reconnaît une troupe assouplie et bien dans les mains de son chef. Les hommes sont en képis rouges d'avant-guerre (on laisse le casque aux touristes, en se payant leur tête) et tous nus jusqu'à la taille ; le soleil fait luire un vernis de sueur sur leurs torses, rouges ou hâlés, couverts de
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tatouages. Us ont de la force, de l'ardeur, et cet entrain qui est la forme active de la bonne volonté. Ce qu'ils font, ils le, font avec chic et avec goût ; c'est ce qui plaît au chef, les hommes le sentent bien, car il est au-dessus de tout .sentiment vulgaire, et la grande allure hautaine qu'il a en passant n'est point la vanité de son grade, mais seulement l'orgueil de leur effort. Légionnaire avant que
d'être officier. Près de la ville qui surgit ainsi du désert, une autre, déjà habitée, où campe la Légion. Ici, l'improvisation touche au grand art. Pas de grandes tentes marabout, dont l'installation est encombrante : il faut pouvoir partir en une heure. Mais, en branches, en pierres sèches,ce ne sont que villas coquettes, petits palais accueillants. Les outres du puits alimentent des canaux, qui irriguent un potager en fleurs, là où il n'y avait que pierraille quelques mois plus. tôt. Au loin, sur la mer agitée, au milieu des langoustiers qui viennent de Bretagne pour pêcher dans ces baies poissonneuses, Anne-Marie, la barque du bataillon, est frétée par une équipe spéciale de légionnaires, anciens pêcheurs de la Baltique, et pourvoit sans frais à l'amélioration de l'ordinaire. Des légumes frais, des poissons du jour, on se débrouille à la Légion pour avoir une table copieuse et proprement servie. Franchissons, en effet, la porte de l'immense cabane de feuillage qui sert de popote aux sous-officiers. L'intérieur, c'est à s'y méprendre, une coquette auberge de Paris, avec des napperons, un bar, des gravures claires. Au mur, une pancarte : Par politesse, on est prié de bien vouloir parler français au mess. Adossé au bar, le chef parle, et les rudes gars qui sont
là ont, en l'écoutant, les yeux éperdus de joie admirative.
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— Avez-vous jamais vu une troupe plus homogène? me dit-il. J'ai pourtant ici cinquante-deux nationalités diverses, dont il faut avoir l'art de bien utiliser les qualités si variées, certaines ne sont représentées que par quelques individus; la grosse majorité est allemande et les pays voisins de l'Allemagne font le reste, — Autriche, Suisse, Hongrie, Finlande, Pologne... Mes sous-officiers, Allemands aussi pour les trois quarts, et une bonne proportion de mes officiers servent au titre étranger : j'ai un capitaine américain, — un lieutenant serbe, — un autre, ancien colonel de la garde impériale russe, — un prince galicien, — un suédois... Pour tous, il n'y a qu'une mesure dans cette grande armée mercenaire où chacun, paie ce qu'il doit. Au travail ou au feu, l'allure est pareille, la volonté unique : on sert la France à la Légion et on en est magnifiquement fier. Mais ne croyez pas que ces hommes désavouent pour cela leurs patries respectives. Le service fini, les Américains redeviennent tels que dans le Far-West, les Allemands gardent leurs habitudes et leur mentalité allemandes. Si vous tenez à vos membres et à l'esthétique de votre visage, ne vous avisez pas de prononcer ici le mot « Boche ». Et tout cela est fort bien. Qu'un vieux légionnaire, après quinze ans de service qui l'ont définitivement conquis à notre pensée française, demande à se faire naturaliser, j'en suis content et fier. Mais je me méfierais de ceux' qui, venant servir, se montreraient d'abord mauvais serviteurs de leur vraie patrie. Il faut se garder d'encourager de telles désertions, sous peine de braquer neuf hommes sur dix, pour le reste de leur temps. Rester neutres, les laisser libres dans leurs goûts et leur conscience, règles formelles. Us sont Français pour cinq ans, ou dix ; qu'ils retournent chez eux, ensuite, et disent là-bas ce qu'est la France. Nous ne pouvons rien souhaiter de plus utile à notre cause. On l'interrompt. Un renfort arrive du dépôt de Bel-
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Abhès. Un à un, le chef verra ses nouveaux soldats. Là encore, peu de phrases ; assis, la cigarette aux lèvres, il
les dévisage seulement, de ce regard froid, distant, mais perçant, qui les connaît tous, qui va jusqu'au fond de leur âme, pour la jauger. Seul ici, il a, de.par son ancienneté à la Légion, le droit de les tutoyer. nom? Ton — Allemand, Julius, Breitchkopf, trente ans. — "* fait guerre? Tu la as — L'homme hésite ; dans les dépôts, en route, il a vu des officiers à qui il aurait mieux valu ne pas répondre. D'ailleurs, on n'a pas de questions à lui poser. Mais le chef ébranle sa table d'un coup de poing vigoureux : la l'as faite, Sans bien cela, J'espère tu guerre. que — tu serais le dernier des s... ! L'homme claque les talons. infanterie-régiment, Nr. Drei mal Preusischer 2. — verwundet. Croix de fer? .— classe. Erste -— Le visage du chef a changé. Il sourit ; il a devant lui un soldat comme il les aime. bien, brave C'est type. tu es un —• Voilà un homme conquis, et qui, sur un signe, se fera tuer. arrivée la qu'on fête cantine, tiens ton à à Je ce ce — soir, ajoute-t-il ; ce sera à mon compte. Puis, en le congédiant : Vauquois ! Rude affaire... étais Alors, à tu — L'homme est sorti. Le chef se retourne vers moi : le Français de France? étonne, Cela vous, vous — Que voulez-vous, c'est autre chose ! Et dans le geste qui accentue cette phrase, il y a une infinie poésie. Cela veut dire aussi : ! enfants Ces sont mes .—
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Enfants pas commodes, évidemment, qui parfois^sans qu'on sache pourquoi, perdent la tête. %'• — Dame, déclare le chef, ce sont des aventuriers, toujours prêts à saisir ce qu'ils croient être la chance. Il vaut mieux ne pas trop les tenter, et le hasard a souvent envers eux de ces imprudences !... Leurs réactions sont violentes, leurs appétits forts ; ils sont habitués à régler leurs affaires eux-mêmes et vite... Aussi n'avons-nous pas ici les mêmes mesures qu'en France. Pour des fautes, qui là-bas paraîtraient bénignes, nous « sacquons » brutalement, sans pitié. D'autres, qui ailleurs mettraient leurs auteurs à l'ombre pour de longues années, nous trouvent plus indulgents ; parfois même, on passe l'éponge; H y 'a tant d'éléments différents..,. Et comme je, parais étonné : de cafard, qu'est-ce Et le faites? coup que vous en — Je voudrais vous y voir, après huit mois de bled, sous un minimum de 42 degrés à l'ombre, pour le travail de pistes, et avec une ration d'eau d'un litre par jour. Un suicide est toujours un signe très grave; surtout en période d'inaction, dans les postes, rien de plus contagieux. Il faut que les hommes soient gais et alertes. Les sous-officiers le savent. Lorsqu'un légionnaire s'isole, devient sombre, ne parle plus, on me le signale. Alors je l'interroge ; il sait qu'il peut tout me dire et il me dit tout. J'avise : un peu d'argent souvent, une permission opportune, et cela passe. D'autres fois, cela vient de plus loin et nous n'y pouvons rien. C'est toujours dans ces moments-là que les armes partent facilement ; on assouvit sa rage sur soi-même ou sur ce qui se présente, — un camarade agressif, un sous-officier maladroit, une femme trop tentante... Ici, il faut connaître, deviner... C'est autre chose... Tenez : Une discussion entre légionnaires éclata, un jour, chez un officier, pendant son absence. L'un d'eux, tout à coup, prit dans la cantine du lieutenant son revolver et tira. Rien de grave, heureusement..
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J'ai- bien examiné l'affaire, qui était plus compliquée qu'elle ne le paraissait, — réfléchi et pesé, et je crois que ma décision fut juste : j'ai infligé" quinze jours de prison au coupable « pour s'être servi d'un objet appartenant personnellement à son officier ». Du reste, la seule justice, qui paraisse légitime à ces hommes de tous les pays et qu'ils. acceptent sans sourciller, c'est celle du chef, quels qu'en soient les. arrêts. Quelquefois quand réclamations? Pas souvent. Des — j'ai appris qu'il y a eu du grabuge pendant la nuit, je vais à l'appel du matin. Je demande si quelqu'un se plaint. J'en vois, de loin, qui ont l'oeil poché ou le nez de travers ; mais personne ne sourcille. C'est parfait ; je fais rompre les rangs, — quitte à arrêter, plus tard, quand je le rencontre, un de ceux qui portent leur casier judiciaire sur leur figure. tombé plus, fort Tiens! Tu Tiens! que un sur es •— toi ! Pas de chance ! Je te croyais plus malin que ça ! Souvent aussi, les premiers jours après mes retours de permission, il y a des hommes qui demandent mon rapport. Des jeunes, toujours, que les anciens ont poussés, m'a changé l'air de France si affaire de voir ne pas » ; « car ils préfèrent naturellement ne pas s'y risquer euxmêmes. Je les écoute ; je les préviens seulement d'avance : Si tu as raison, je te rendrai parler. voulu Tu me as — justice; si tu as tort, tu seras durement puni. Puis je les laisse parler, parler, sans jamais répondre. Quand ils ont fini, je dis simplement : bien Très ! Je vais examiner l'affaire. Demain, tu — sauras ma décision. Et comme je n'ai pas changé, c'est aussitôt dans le camp une immense gaieté aux dépens de ceux qui se sont laissé monter le coup et qu'on n'y reprendra plus. C'est autre chose!... Comment un officier peut inspirer à ses hommes cette
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confiance sans bornes, c'est ce qu'il faudrait découvrir à d'innombrables détails. Un entre mille : le chef a sur sa table une liasse de lettres d'Autriche ; une famille, à la fois éplorée et violente, demande des nouvelles d'un fils qu'elle croit à la Légion. Le chef a vite découvert l'intéressé, qui sert sous un autre nom. Il le fait comparaître, lui tend les lettres. — Est-ce toi? Mais l'homme ne bouge pas ; d'un coup d'oeil il a reconnu les écritures et il regarde son chef droit dans les yeux : voix moi, répond-il d'une n'est forte. Ce pas — Lis toujours. •— Inutile, commandant. mon •— — Comme tu voudras. Et le chef, sans un mot de plus, d'écrire Inconnu au crayon bleu sur la liasse. L'homme part tranquille. Il a ses raisons, n'est-ce pas? Le mess des officiers : une autre baraque, blanchie à la chaux. Là, le chef paraît plus grand encore, moins parce qu'il préside, avec la même autorité implacable et légèrement railleuse, que parce qu'un dieu fort l'auréole : la jeunesse. Comme cette attablée trahit ses goûts ! Rien que des hommes jeunes ; ceux mêmes dont les tempes sont grises ont retrouvé leurs yeux de vingt ans et ce sont ces jeunes gens qui, par leur amour joyeux, portent leur chef si haut. Quel critérium que cet invariable ton de gaieté chez des êtres si divers par les caractères ou la race. Chez eux ils seraient peut-être ennemis ; ici un point les met tous à l'unisson : ils suivent le sillage d'un grand seigneur, dont les maîtres de l'Atlas ont baisé la gandourah blanche. L'un d'eux a-t-il déplu au chef par une réflexion inopportune? La riposte éclate, sans ménagement. Mais justement parce qu'elle a éclaté ainsi, il n'en reste rien
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31I aussitôt après. Un instant silencieux, l'officier, si durement repris, se mêle de nouveau joyeusement à la conversation. Que de franchise dans les coeurs ! Que d'air pur dans les âmes ! Qu'on respire bien dans cette vie large, ouverte, — loin des nôtres qui, alors, semblent d'étroits cloaques. ; Je comprends, maintenant, pourquoi les officiers . mariés qui, à midi, vont déjeuner chez eux, quittent le chef avec cet air un peu triste de regret. C'est à sa table qu'est leur vrai foyer, bien plus qu'auprès de leurs femmes, dont ils sont à demi séparés par le sacrifice, déjà consenti, de leur vie. Ces femmes, cependant, dont le séjour est réduit à quelques mois d'hiver, sont devenues légionnaires elles aussi. Les plus timides ont pris, pour oublier le constant danger qui menace ceux qu'elles aiment, un petit air crâne. D'autres trouvent la santé et la joie dans cette activité sportive. Improvise-t-on, un soir, un bal au bord de la mer? Celles qui demeurent à la haute kasbah, inaccessible aux voitures, descendent à cheval, au galop, avec leur robe de soirée sous le bras, se changent dans une baraque ou sur la plage, puis, à trois heures du matin, après s'être bien amusées, remettent leur amazone et repartent au galop dans la nuit, sur les sentiers abrupts de rocaille. Cela ne manque pas d'allure. Pour elles aussi, le chef est le chef, comme il Test pour tout ce qui respire autour de lui : civils, commerçants, employés divers, étrangers, indigènes ; il n'est personne à qui sa seule vue n'ait fait comprendre la grandeur de son oeuvre et qui ne soit prêt à négliger ses intérêts immédiats pour l'aider, sans qu'il lui soit même nécessaire d'en émettre le voeu. Il ne songe pas à s'en faire gloire. Légion, dit-il, ici La amené la paix, le travail a — et le signe de la prospérité future. Avant nous, on n'osait cultiver qu'à une portée de fusil des champs qu'on entou-
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rait de remparts de terre. La Légion a assuré la. sécurité ;
elle a donné à chacun de quoi s'installer et. bâtir....,Pas grand'monde encore, — du monde surtout qui vous
surprend... (Je revois les silhouettes auxquelles il pense : hommes et femmes à tous crins et de toutes les aventures.) Bah! C'est avancée. On ne fait pas un pays• une — neuf avec des mauviettes ! L'important est que tous collaborent à la marche en avant. Pas très rassurants, le vieuxX..., dont les camions chargés de sucre et d'orge prennent le désert d'assaut, le petit Z... dans son épicerie improvisée, les clients du bar de la Plage, le patron et son personnel... Que voulez-vous, il fallait, pour tracer la voie, des gens capables de supporter les coups durs. D'autres viendront ensuite... Les premiers auront.tout de même fait ici la France, qui sont arrivés derrière les arabas de la Légion, quand claquaient les dernières balles. C'est autre chose... .
III CAMERONE
Camerone ! Aucun dictionnaire ne signale cet épisode de la guerre du Mexique où une poignée de légionnaires résistèrent pendant huit jours à l'assaut de trois mille hommes et se firent tuer plutôt que de se rendre. Et pourtant, dans le Sud marocain, c'est une bataille aussi fameuse qu'Austerlitz ou la Marne.
J'avais demandé : esprit Légion? Il donc de la un y a —
On me répondit narquoisement — Vous verrez cela demain ; c'est l'anniversaire de Camerone.
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Ce jour-là, le lieutenant de gendarmerie est venu de
bonne heure trouver le chef : a-t-il fatigués, dit ils Mes hommes sont ; se repo— seront toute la journée et toute la nuit sans sortir de leurs baraquements. Le chef avait, plus que jamais, son sourire hautain et railleur. bien. Merci. Légion police C'est La fera ellesa — même. ' Le camp, la ville, la campagne, ont un air de fête. — Camerone ! Camerone ! crient les petits chleus en haillons bleus, qui dansent sur la plage. L'air souffle un rythle de marche, — cette marche que chacun fredonne depuis l'aube, — que, dans le Maroc entier, dès que le chef paraît, tous les orchestres, interrompant le morceau en cours, reprennent avec un grand fracas de victoire. Elle éclate enfin, comme criée par mille voix, qui n'en pouvaient plus d'attendre, sous le ciel d'or rouge. Le mamelon sur lequel flamboient les cuivres se réveille en un tremblement sonore. La Légion en armes est massée. Le chef paraît ; c'est pour lui que depuis un mois les hommes travaillent pendant tous leurs loisirs. Un voile se déchire, au milieu du camp, sur un superbe monument, élevé en secret aux morts des derniers combats. Puis des Indiens, des gauchos surgissent ; c'est la guérilla d'autrefois, reconstituée en splendides costumes. A chaque pas, les tentes décorées offrent un spectacle inattendu. Merveilles d'ingéniosité, — car, pour créer cette fantasmagorie, les légionnaires n'avaient rien. Et pourtant, sculpteurs, costumiers, peintres, se sont débrouillés, ils ont trouvé qui du marbre, qui des morceaux d'étoffe, qui de la peinture, et de quoi transformer et parer toute une ville. Vin d'honneur. Rayonnante sérénité dans le silence qui entoure le chef. Les soldats ont un air de complicité
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joyeuse, et il n'a plus sa figure de commandement ; il médite, un léger voile brillant devant ses yeux ; il murmure seulement :
— Mes petits... Puis, brusquement : — Garde à vous, nom d'un chien ! Salut aux anciens ! Tout drôles dans leurs vêtements civils, ces pauvres diables ont fait souvent huit jours, quinze jours de voyage pour fêter Camerone avec leur régiment. L'un d'eux conduit un gosse de trois ans à peine, dont un soldat tient l'autre main. C'est le fils du chef; il,porte à son petit manteau de piqué le bouton de la Légion ; il a le droit d'être là, car les hommes l'ont nommé légionnaire de première classe, et il a deux légionnaires pour parrain et marraine, — un vieux caporal allemand et un Hongrois, libéré après vingt-huit ans de service, qui a ouvert une échoppe de coiffeur au lieu de vivçe tranquillement de sa retraite, car il entend laisser à son filleul un petit héritage. Tous deux prennent leur rôle au sérieux ; ils viennent souvent voir le gosse, s'enquièrent de sa santé et de ses progrès, le grondent avec des airs farouches. — S'il ne marche pas droit, ce lascar-là, on le dressera ! Une grande famille ! Mais l'enfant, qui passait de bras en bras, se fâche et lance des coups de pied à la joie générale. Il veut être debout sur ses petites jambes. — Un aussi fichu caractère que son père, murmure quelqu'un. Et le chef sourit avec un grognement moqueur. Rien ne pouvait lui faire plus de plaisir. Mais il laisse son petit légionnaire aux autres, qui en auront soin, lui feront goûter leurs verres et le mêleront à leurs chants avec une tendresse presque féminine. — Ici, m'explique le chef, on aime les enfants et les bêtes, et l'on a l'esprit de famille plus que dans bien des foyers. Les Allemands surtout, qui se créent partout — fût-ce dans un trou de rocher — une sorte d'intérieur.
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Au camp, les .chiens sont innombrables ; le légionnaire meurt léché par son chien ; et il y a des chacals, des porcsépics, de petites panthères, tout cela invisible pendant les marches, et qu'on retrouve cependant à l'étape. Vainement s'emporterait-on alors ; on n'obtient qu'une seule réponse : — Us ont dû suivre... emboîté le pas ! Noé avait l'arche de si Comme nous —L'an dernier, une famine terrible dévasta le Sous. Les indigènes émigr&ient vers le Nord, dans l'espoir d'y trouver du travail, et souvent ils abandonnaient sur les routes leurs enfants qu'ils ne pouvaient plus nourrir. Je crois qu'il n'est point une popote de la Légion, qui n'en ait recueilli, et ne les ait soignés et élevés maternellement. Vous en avez vu, ici, de ces petits militaires de douze ans, aux têtes fines, portant le bonnet de police, et mieux stylés que des grenadiers du grand Frédéric? Notre coiffeur, qui est un artiste, dessine sur leurs petits crânes, en les tondant, la grenade et le numéro du régiment. Pour d'autres, plus grands, j'ai su que les hommes de telle ou telle compagnie s'étaient cotisés afin de les mettre en apprentissage ; ce seront des petits gars forts et dressés, je vous le jure. C'est cela aussi, la Légion, et cela excuse bien quelques carreaux cassés, et quelques bourrades, la nuit, aux dépens de gens qui, le plus souvent, n'ont aucune bonne raison d'être dehors. Comme des vagues'blanches et bleues, les bandes de légionnaires déferlent vers le petit port provisoire. On boira sec toute la journée ; les cabaretiers, prévenus du danger que court leur vaisselle l'ont bravement sacrifiée à l'espoir de bénéfices considérables, car le jour de Camerone, tous les légionnaires sont riches. Et puis les cabaretiers, ici, et leurs filles de salle, en ont vu d'autres... Le vieux coiffeur rase, malgré la fête, mais à condition de payer à boire à tous ses clients. Sur la plage, on se
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déshabille tranquillement et on se baigne au milieu des petits indigènes ravis. Depuis une heure, cependant, le chef est soucieux. Tous le remarquent et savent pourquoi, bien qu'il n'en ait rien dit. Un jeune homme accourt, enfin, sautant d'une auto, — un commerçant quelconque, car toute la population s'est donné congé comme au 14 juillet. — J'ai pensé que vous voudriez visiter vos postes aujourd'hui, dit-il. Ma voiture est à votre disposition. Comme on le connaît ! Son visage scolaire ; c'est, en effet, à ceux de ses hommes qui sont perdus, là-bas, sur trois ou quatre crêtes de l'Anti-Atlas, à soixante ou cent kilomètres dans le sud, qu'il pensait. Comment y serait-il allé, pour leur souhaiter à tous leur fêté, il l'ignorait encore, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il aurait trouvé un moyen d'y aller. Et, dans ces kasbahs, où l'on reste enfermé pendant huit mois sans voir âme qui vive, sauf parfois quelques berbères déguenillés, les soldats l'attendaient ; ils sa-
vaient qu'il viendrait, qu'il serait à la fois partout. Une journée à folle allure sur les pistes, et une suite ininterrompue d'étonnements. Trente hommes, dans un coin de bled brûlé, ont trouvé de quoi constituer une fanfare et accueillir du plus loin le chef avec la marche fameuse, car, du plus loin, quand ils ont vu l'auto sur la route, ils n'ont pas eu de doute. Emprisonnés dans leurs murs de terre rouge, seuls entre le ciel et les sables également sans fin, ils ont réussi, eux aussi, à installer la féerie chez eux ; là, c'est un tableau vivant du légionnaire mourant sous sa tente ; ici, la reconstitution du Q. G. des généraux de Napoléon III sur la côte mexicaine. Le chef n'arrive pas les mains vides. Il apporte des prix à distribuer entre les postes, et du vin de France
à boire. Au retour, à la nuit, comme il veut remercier ceux qui l'ont conduit, ce sont eux qui lui témoignent une recon-
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naissance émouvante de cette journée où ils ont entrevu, grâce à lui, l'âme de la Légion. Impression inoubliable de force et de tendresse. Nous sommes tous épuisés de lumière. Lui seul en rayonne. Il est pleinement heureux, le regard et la voix adoucis : il a vu tout son monde dans l'esprit qu'il faut, — prêt à ce qui se passera demain. Car, demain, on part pour le bled. Sous le plein soleil, ces soldats, qui vont et viennent dans l'ombre avec des cris joyeux, seront rassemblés en colonne ; ils auront la même élégance crâne, la même tenue alerte et propre, le d'entre mieux moindre vêtu, et avec plus de eux — chic, que nos jeunes sous-officiers de France; — c'est l'armée de métier, où l'on a la coquetterie de l'uniforme. L'heure est venue. Les compagnies se sont formées d'un bout à l'autre du port. Le vieux képi de la ligne, mais rajeuni de quelle gloire vivante ; cous libres dans des cols ouverts ; des vareuses et des culottes blanches ; toutes les tailles étroitement sanglées par une large ceinture bleue. La chaleur est suffocante, le chargement lourd. Qu'importe ! On aime partir ; sur chaque visage brille l'éclat brûlant d'une vie saine. Les officiers, à cheval, portent la gandourah sans manche et une écharpe autour de la tête, comme les Touaregs, pour se préserver des brûlures du sable que le vent soulève sans cesse en tourbillons. Fanfare, défilé ; les compagnies, une à une, disparaissent dans l'éblouissement du jour mourant. Puis les mitrailleuses, les longs trains de mules de bât, les arabas légères ; une armée. voici dit le chef, l'Europe Messieurs, nous a cen— trale qui défile. L'allure est moins rapide que celle des chasseurs; c'est qu'on va plus loin. Elle est solide, alerte, tranquille, dans cette troupe nomade comme certains peuples, et dont la destinée est de marcher toujours, chacun empor-
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tant avec soi son foyer et tout ce qu'il possède au monde.
D'un bond, le chef ira la rejoindre au galop, et prendre" sa tête. Auparavant, il s'est tourné vers nous : En seul départ avez-vous vu un que ce ne transporte — pas d'enthousiasme? Déjà, ils ont aux yeux l'ivresse de ce beau et dur bled du Sud, dont ils rêvent depuis six mois. Us ont accompli ici, — pour créer une ville et ses accès, — un splendide effort. Mais ils voulaient changer d'occupations, ils voulaient la vie de baroud et d'aventures. Us sont venus pour ça ! — Et vous?
Regardant au loin la colonne qui, du soleil à nous, tire une longue ligne toute droite, il ajoute lentement alors
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— Douze cents hommes et gradés qui aiment follement leur métier, trente officiers d'élite qui réunissent les vertus militaires de plusieurs nations, deux compagnies de mitrailleuses, des V. B., deux canons, et ce drapeau, toujours le même, que les peuples du désert ont vu planté à tous les bouts de l'Afrique ! Et la joie d'imposer, avec cette force, sa volonté féconde à un demicontinent ! Il faudrait être difficile, après cela, pour envier même César. JEAN RAVENNES.
(A suivre.)