La Revue hebdomadaire (Paris. 1892) Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
La Revue hebdomadaire (Paris. 1892). 1892-1939.
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EN CAMPANT AVEC
ÉTRANGÈRE LÉGION LA (Suite et fin)
IV LE BLED
Nous avons campé près d'un oued pour que les mulets, fatigués par une longue marche, puissent boire sur place, petite qui abrite du d'une montagne le pli dans nous — vent brûlant du sud. Nuit noire, nuit calme. Tout dort depuis neuf heures, car la prochaine étape sera rude encore et l'on doit partir tôt. Seuls, les guetteurs veiUent, invisibles dans les buissons, et les patrouilles, qui échangent à mi-voix quelques phrases en allemand, couvertes par le grand murmure lointain de la mer. Les feux sont interdits depuis le coucher du soleil : seules lueurs, les chiffres phosphorescents de nos montres, Trois heures ; premiers frissons ; des hommes, éveillés et reposés déjà, préparent leur paquetage ; des muletiers, craignant d'être pris de court, soignent leurs bêtes. Allées et venues silencieuses, murmures. Sur mon lit de camp étroit, je savoure les dernières minutes de paresse. Trois heures trente. Pas de sonnerie en rase campagne ; aucun indice qui pourrait servir l'ennemi. A quoi recon-
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naît-on le réveil? A un mot qui court tout bas de tente en tente, à un souffle étouffé. Je sors. Pas un bruit, et pourtant un millier d'hommes se lèvent, se préparent, harnachent les bêtes, démontent et plient leurs tentes, chargent les arabas. Dans le moindre coin de buisson, des ombres actives s'agitent. Pas un bruit, cependant. Les officiers attendent, reconnaissables à leurs gandourahs blanches, — le chef, debout, devant le petit mât qui porte son fanion. Dans quelques minutes, il y aura le long de la montagne des paquets d'hommes serrés, un enchevêtrement en apparence inextricable de mulets et d'arabas ; puis, tout à coup, comme par enchantement, tout aura disparu. Quand le jour se lève, plus rien, — pas même la trace d'un foyer, — n'indique le campement de cette troupe de rêve. Elle est loin déjà, on ne sait où, à plusieurs heures de marche, sans qu'un murmure, une lueur ait trahi son passage. Il faut faire la guerre, ici, comme la fait l'adversaire ; le plus difficile dans ces immenses étendues désertiques, où il semble qu'un rat soit visible à cent mètres, étant de voir l'ennemi. Un Marocain, derrière une pierre, se confond avec le sol, laisse passer les régiments à quelques pas de lui, et leur tire ensuite dans le dos... Des coups de feu, il y en a toujours; le diable, c'est de découvrir d'où ils viennent et qui les a tirés ; il n'y a jamais personne à l'horizon. Ainsi, moi qui fais l'étape en auto, je double la Légion, douze cents hommes, sans en voir un seul. Par contre, pas un instant, durant le trajet, je ne serai perdu de vue. Des cavaliers fantômes assurent au loin ma sécurité. Des pierres, des fondrières de sable, quelques euphorbes rampants secouent la voiture. La moindre auto, ici, fait le métier de tank. Pas besoin de piste pour qu'elle passe ; il y a assez de place dans le désert, et les grands caïds chassent la gazelle en terrain varié sur leurs quarante chevaux Renault.
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On passe le Ut d'un oued à sec. On se dirige surtout à la boussole, car les points de repère sont vagues dans ce pays de mirages. A chaque petite crête onduleuse réapparaît, dans le lointain, l'immense nappe d'eau, entourée de palmiers, qu'on n'atteint jamais. La montagne enfin ; une piste qui s'élance à son assaut, Montée Légion doit achever celle la progressant. en que — abrupte dans la terre molle, vertigineux virages creusés en plein rocher ; on atteint ainsi huit cents mètres, dans une petite brousse insidieuse, où les thuyas nains vous vont à peine à la taille. Deux 'cavaliers en armes surgissent et arrêtent l'auto ; je suis arrivé ; c'est là que la Légion campera. Les mokhaznia montent ma tente. Il est huit heures. J'attendrai ainsi jusqu'à midi, car la Légion a trente-cinq kilomètres à faire, sous un soleil de feu, dans un'pays où l'on ne voit d'ombre que la sienne. J'explore les environs, Tout à coup, un va-et-vient inattendu, A un détour de la piste, où il n'y avait rien quelques minutes plus tôt, une tonnelle s'est élevée, une table a été dressée, couverte de boissons diverses. Un piquet d'hommes en blanc est prêt à faire les honneurs. Quelques officiers inconnus s'amusent de ma surprise ; ils appartiennent à un autre bataillon, campé quelque part dans les montagnes ; ils sont venus accueillir dignement leurs, camarades et les désaltérer après cette terrible étape, car ici, ils auraient dû attendre longtemps avant de boire : il. faut aller chercher l'eau à dos de mulet à douze kilomètres, dans ces citernes où par des procédés inconnus les peuplades la gardent fraîche et sahibre, même après deux ou trois ans... Un ébranlement sourd; une marche résonne, surprenant l'immensité de sa clameur guerrière ; c'est au pas cadencé, rapide et léger, que ces soldats qui viennent de gravir une montagne en plein midi arrivent à l'étape.Pour les arabas, chargées jusqu'au faîte, l'ascension tient de la folle acrobatie ; des grappes d'hommes, aidant aux
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mulets défaillants, les. hissent vivement ; si bien, que tout arrive, dans le même ordre qu'au départ, sans allongement de la colonne, sans un traînard. Que se passe-t-il alors? Cela tient du prodige. Le temps d'avaler, moi aussi, une boisson fraîche, et la brousse est couverte de tentes, les fo3?ers fument, la soupe est servie. Il est une heure ; à cinq, un camp inexpugnable sera bâti, entouré de murs en pierre sèche d'un mètre vingt, avec des flanquements de mitrailleuses, des abris couverts pour les guetteurs, une cantine, des magasins, des citernes. Les tentes se sont changées en maisonnettes de branches, entourées de fossés, abritées de murettes ; il- y a des allées, bien dessinées et ornées. La corvée a amené des centaines d'outrés et de tonnelets ; les hommes nus, et rougis par les lueurs brûlantes du couchant, se savonnent et se douchent à grande eau. Pour le dîner, ils sont élégants, rasés et astiqués comme le dimanche à Agadir, — la veste ouverte sur un col et une cravate impeccables. Les mess fonctionnent; les officiers ont une véritable villa de feuillage, l'auto son garage. Le jazz de la Légion joue, pendant qu'on soupe sous le ciel éternel, les derniers fox-trotts de Paris, et, pour finir, cette romance, allemande, Anne-Marie, de tradition, elle aussi, chez les Légionnaires, qui y reconnaissent avec émotion la vieille âme sentimentale du pays natal. Voilà la Légion, sa force formidable d'occupation. Là où une troupe ordinaire eût mis trois jours à s'installer, elle a établi en quatre heures des quartiers solides, définitifs, où elle ne redoute ni les attaques, ni les intempéries. Et, s'il le faut, en dix minutes ces romanichels de la gloire auront décampé. Ils sont partis de Founti, il y a deux jours, comme en promenade, aussi légers qu'une troupe ordinaire ; et, cependant, vous pouvez tout demander, ce soir, au camp : un tub, de la tôle ondulée, de la bière fraîche, un lit, — on trouvera tout. Le chef est transformé, heureux ; cette vie-là, c'est son .
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affaire, et celle de ses hommes. Plus de violences, ni de coups de tête à redouter. Tout le monde est calme ;.on siffle, on chante ; la joie rayonne à tous les fronts. Pas trace de fatigue : ici des hommes s'entraînent à boxer, là ils organisent un concours de saut. Toujours la grandeur a cette aisance et cette simplicité. ' La nuit tombe. C'est pendant la journée qu'on peut se délasser, quitter ses vêtements, changer de linge. Le soir il faut rester prêt pour l'alerte, toujours possible. On couche tout habillé, avec, au poignet, solidement attachée, la bretelle du fusil qu'on cache, sous soi, dans une petite rigole. En pays dissident, un fusil vaut cinq mille francs, et il n'est pas rare qu'échappant en rampant aux guetteurs, et se glissant, nus, jusqu'aux tentes, des « salopards » ne tentent de s'approprier, pendant le sommeil des hommes, des pièces aussi précieuses. On a vu parfois des-bretelles coupées au poignet du soldat, et l'arme tirée de dessous lui, sans qu'il ait rien senti, ni aucun de ses camarades qui dormaient à ses côtés. Vols, sentinelles égorgées, coups de feu isolés, sont incidents courants d'habitude. Mais à la Légion on veille. Nuit splendide d'étoiles inconnues. Au loin, la mer, où les langoustiers ont jeté l'ancre. J'inonde rapidement mon lit de fly-tox, car les puces de sable sautent par poignées ; il est bon aussi d'examiner le tour de la tente, avec une bougie, — la région étant infestée de tarentules, de scorpions et par l'énorme et terrible serpent noir : le hajafà tête plate, dont la piqûre est instantanément mortelle, mais qui est très recherché des indigènes comme talisman. Ils vident ses crochets, s'en servent pour mille tours en prenant sa tête dans leur bouche, en se faisant sucer les seins, et surtout en le nouant autour du cou des passants pour leur porter bonheur; après quoi, si Vous ne donnez pas vingt sous, la malédiction d'un poing tendu vous poursuit pour tout le reste de, votre vie. Petit jour ; dès la veille, les postes de sécurité ont été
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établis sur les crêtes qui entourent le camp et à l'extrémité de la piste que la Légion va continuer. Les travailleurs sont déjà à pied d'oeuvre ; torses nus toujours, avec leurs outils, et s'agrippant au-dessus d'un ravin vertigineux, ils tracent d'abord les éléments d'un sentier de chèvres, qui, peu à peu, s'élargira. Les blocs de rochers sautent à la mélinite et roulent avec un fracas terrible jusqu'au fond du précipice ; bientôt on distingue ce qui, à force de labeur, deviendra la route... Le chef passe. — Il faut qu'avant un mois, dit-il, nous passions le sommet et que les indigènes de l'autre versant nous aperçoivent du plus loin de leur plaine. Arrivés ici à l'improviste, bien établis, bien gardés, nous ne nous cachons plus, — au contraire ; il faut donner le spectacle de notre force, qu'on la connaisse dans le désert, où les nouvelles vont vite. Avec nos routes, nos camps murés, nous avançons un peu comme des cuirassés. De l'autre côté, les caïds hésitent. Nous leur avons dit : « Tu sais que rien ne nous arrête et que tu as tout intérêt à nous aider, car sitôt la route achevée, nous lançons, jusque dans ton pa3?s, des camions chargés d'orge et de sucre ; le coût de la vie diminuera, la famine cessera, chacun pourra s'enrichir. » Vaines insinuations en apparence ; les jours passent sans qu'on voie âme qui vive, les nuits coupées d'une fusillade incessante. Ces gens-là sont des guerriers, qui, depuis deux mille ans, font la guerre. Leur honneur exige qu'ils se battent au moins un peu... Puis,, un matin, les caïds ' demandent à me parler. Ils sont graves et prévenants, mais hautains, aussi, car ils savent qu'ils n'ont pas été vaincus. D'autres considérations l'ont emporté dans leurs calculs. — Tu as raison, disent-ils, il faut que la route soit finie. Tu n'as plus rien à craindre de nous, nous mettons même six mille travailleurs à ta disposition pour qug cela aille plus vite.
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Et le chef ajoute
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:
— On sait faire la guerre, à la Légion ; c'est pour la gagner qu'on est fort. Mais on la fait proprement, sans oublier que nos ennemis d'aujourd'hui seront nos amis de demain. Aucun de nous, par exemple, n'a accepté d'employer les gaz. Si on avait empoisonné la montagne, la montagne ne l'aurait pas oublié... Tandis qu'on se serre la main entre guerriers, fiers de s'être honnêtement battus de part et d'autre, et qui ont trouvé un terrain
d'entente.
Le baroud, c'est parfois nécessaire en un pa5's où les chefs, de tout temps, ont été désignés par leur seule valeur militaire. Mais la Légion n'oublie pas qu'eUe a conquis plus de pays avec ses pelles et ses pioches qu'avec ses fusils mitrailleurs : un chantier vaut mieux qu'une victoire » Et vraiment la guerre, là-bas, a de quoi surprendre ceux qui l'ont faite en Europe. Guerre sans merci, implacable ; qui tombe aux mains de l'ennemi ne peut douter de'son sort. Mais, de part et d'autre, jamais on n'a manqué à la parole donnée. Les tribus qui se sont soumises combattent dans nos rangs avec le même acharnement qu'elles mettaient contre nous. Ce qu'il leur faut, c'est la vie des armes. Elles se battent entre elles quand nous n'y sommes pas. Les événements récents d'Ait-Yacoub, le lamentable désaveu officiel qui frappa le commandant Emmanuel, mort en secourant son g'oum décimé, m'ont remis en mémoire certaines paroles du chef, quand je l'interrogeais sur les règles de « sa » guerre. marche la fusillade. Ici, l'on à Un seul principe est — absolu : ne jamais laisser aux mains de l'ennemi un blessé, ni un cadavre. A n'importe quel prix on contre-attaque pour les reprendre. Non seulement nos hommes y consentent, mais ils l'exigent. S'ils ne savaient pas que tous leurs officiers mourraient plutôt que d'enfreindre cette «
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règle, il n'y aurait plus un légionnaire à la Légion, plus un Marocain aux tirailleurs, plus un partisan aux goums, plus un noir aux Sénégalais, plus un soldat pour défendre la France en Afrique, Une vie d'homme, ça compte pour ceux qui l'ont prise en charge. On doit la sacrifier parfois, c'est entendu ; le légionnaire, sur ce point, est d'accord ; — mais pas pour finir dans d'atroces supplices, s'il est pris blessé, — pas pour qu'aprèssa mort, son corps mutilé et déchiqueté soit séparé triomphalement entre les vainqueurs. L'honneur de porter un uniforme fran- ; çais leur donne des droits, qui doivent être respectés, et qui le seront, — à moins que nous n'y restions tous.. « C'est parce que nos hommes sont sûrs de nous ,et de ne jamais être abandonnés qu'ils nous suivraient au bout du monde ; c'est pour cela qu'on a vu, chez nous, parfois, une escouade prendre seule de nuit une kasbah, qui tenait en échec des bataillons entiers... « La.bataillé est d'abord une question de solidarité entre les hommes et les chefs. On ne peut commander,
:
et commander durement, qu'en s'en inspirant jusqu'au fond du coeur. Elle n'est inhumaine que pour ceux qui n'aiment pas leurs hommes et ne les respectent pas, même quand ils ne sont plus, dans les petits taillis secs, qu'un petit tas inerte et sanglant. domine alors tous les autres ; celui de les « Un devoir coucher intacts dans une tombe, avec une croix sur laquelle un camarade aura gravé au couteau : UN TEL DE LA LÉGION ÉTRANGÈRE FELDWEBEL DE L'ARMÉE ALLEMANDE
I914-I918 MORT POUR LA FRANCE
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V SI-AYAR, AU PAYS DES HOMMES BLEUS
A première vue, rien de sensible dans le Sous, pendant ces mois maudits. Mais, de temps en temps, une secrète épouvante passe au fond de tous les regards. La peste, en arabe : la mort noire, en chleu : l'esprit qui tue, — autant de mots qu'on ne prononce pas sans un petit frisson et en regardant instinctivement derrière soi, comme si on aUâit « La » voir. Un passant vous frôle ; qui sait si, sans qu'il s'en doute, le Dieu terrible ne l'habite pas déjà? Pour un peu on fuirait tout le monde. Malgré cela, j'avais d'abord projeté de me dérober au traitement préventif, qui est fort éprouvant. Mais un soir, dans la campagne, un indigène courut à moi, parla avec une volubilité incompréhensible, me saisit par les bras et les épaules pour me forcer à l'entendre, puis, finalement, releva son burnous en me montrant deux bubons énormes. Je fis un bond en arrière. Le légionnaire qui m'accompagnait éclata de rire : — Il vous a pris pour un toubib, à cause de vos vêtements civils ! A bride abattue, je suis revenu à Founti pour' subir Ta première piqûre. Devant l'infirmerie indigène, chaque jour, deux ou trois cents hommes et femmes bleus attendent. D'où viennent ces gens étranges? On ne le sait exactement; de l'extrême sud, — de Mauritanie peut-être. Il y en a beaucoup en dissidence, dans les contrées soumises à l'autorité mystérieuse de Si-Ayar. Leurs traits sont purs, leur teint d'un bleu mat, qui leur vient, dit-on, des cotonnades foncées dont ils s'enveloppent depuis l'enfance. Sveltes guerriers, d'allure fine et farouche, — belles femmes lunaires, aux immenses yeux noirs, qui marchent avec de grands balancements légers, en effleurant à peine le sable.
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Tous sont misérables, mais n'en ont point l'air. La vulgarité et la laideur n'existent point sous ce ciel ; uniformité de burnous simples. Entre le riche et le pauvre, le caïd millionnaire et le paysan sans un douro, la différence reste invisible. Ils-ont la même politesse, la même élégance de maintien et de langage. La peste ne va jamais sans la famine. Les hommes bleus, que leurs terres desséchées depuis huit mois ne nourrissent plus, montent vers des régions plus fortunées, où ils espèrent trouver du travail. Avant de quitter la zone interdite, ils doivent subir deux séries de piqûres, à cinq jours d'intervalle, et attendre encore cinq jours pour que le traitement agisse. Aussi la campagne est-elle bleue de ces gens qui dorment n'importe où,— dans les fossés, sous les rochers. Au poste médical, du matin au soir, les infirmiers indigènes, avec une adresse et une douceur de main incomparables, ne cessent d'injecter le sérum dans les dos nus. Pas de répit non plus pour les petites Ford des médecins, qui vont d'un village à l'autre. Bou-Zergaou,. Imsgane, à la belle kasbah fortifiée, Dar-si-Larbi, sont consignés ; des cavaliers en armes surveillent leurs abords, où des touffes de figuiers de Barbarie cachent les maisons de pisé rouge. Les pestiférés et leurs familles sont en quarantaine dans une baraque isolée, — les autres habitants, parqués, sous menace du fusil. On les ravitaille ; mais leurs produits aussi sont frappés d'interdit ; pas un sac d'orge ou de maïs, en effet, dans de pays, qui ne contienne au moins un rat, et ce sont les puces, qui, après avoir piqué les rats pesteux, transmettent la terrible maladie aux hommes. Se découvre-t-on, en se couchant, une piqûre sur le ventre, — on pâlit. La forme bubonique est la moins grave ; avec le sérum, trente pour cent des malades en réchappent; mais,Tes pneumoniques, on ne les pique guère que par acquit de conscience. Nous dépassons, en auto, ces bourgs endormis sous le
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signe du malheur. Cent kilomètres vers le sud, dans un désert de cailloux, où l'on aperçoit à peine, au loin, tous les quarts d'heure, un douar de quelques feux. Un seul accident : l'oued Massa dont les eaux, très grosses, dépassent le moyeu de nos roues. Sur le bord, quelques carrés de légumes, cultivés on ne sait par qui dans ces étendues mortes. C'est pourtant là le centre du pays des légendes des chleus, — l'emplacement d'une capitale qui s'est engloutie dans le sol avec ses trésors inestimables ; on a trouvé de l'or, de l'argent, du nickel. Une heure encore, nous roulons en pleine désolation, précédés par le mirage, battus par le vent de mer, brûlés par le sable coupant, et le grand carrefour commercial du sud paraît : Tiznit, aux six kilomètres de remparts pourpres, — ceinture qui serre des touffes luxuriantes d'oliviers, hauts comme des cèdres, et de dattiers. Vastes rues silencieuses, où l'on enfonce dans le sable fin, — trois fois trop étendues pour la population, car, en pa3's arabe, on ne répare jamais une maison qui s'abîme : on la laisse crouler et on en construit une autre à côté. Nous sommes à une portée de fusil à peine de la dissidence, et cette Marche (elle est ainsi officiellement dénommée) a pour margrave un capitaine français, qui vit là seul avec sa jeune femme et quelques cavaliers irréguliers, au milieu d'un millier d'indigènes stables et de quelque trois ou quatre mille autres qui vont et viennent quotidiennement avec leurs marchandises. Plus loin, à quinze kilomètres des murs, Reggada est le centre de ce trafic intense. Des isolés à âne, de petites caravanes convergent de toutes parts vers ses souks. Tous les hommes sont armés jusqu'aux dents, et comme
je m'en étonne : — Ce sont des dissidents, me répond-on ; ils sont ici à peu près chez eux, mais ne craignent pas le moins du monde de s'aventurer chez nous pour vendre ou s'approvisionner. Plutôt que d'abandonner leurs fusils, ils ne
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viendraient pas. Alors, comme on veut les connaître et qu'ils nous connaissent, on a organisé une sorte' de vestiaire aux portes de Tiznit ; les partisans du poste leur prennent leurs fusils quand ils entrent et les leur rendent à la sortie... Car la frontière, ici, n'est que morale — et bien vague — entre territoire militairement occupé et zone insoumise ; Tes échanges se font comme si elle n'existait pas ; ni ligne de combat, ni points gardés ; les populations hmitrophes sont en surveillance, en coquetterie ; on ne sait, si les caïds, dont les terres sont partagées entre les deux côtés, résisteraient à l'avance de nos troupes, ou s'ils intrigueraient seulement pour tirer de leur, soumission des avantages personnels importants et durables. Marchés d'une activité incessante pour les céréales et le sucre, aliment principal des Marocains, qui le, prennent à haute dose toute la journée dans leur thé; des. camions se risquent jusque-là. Marchés d'esclaves aussi, mais que ce mot ne nous effarouche pas ; l'esclave, au Maroc, fait partie de la famille ; il est bien traité, copieusement nourri et travaiUe très peu. L'honneur exige qu'on le soigne dans sa vieillesse et les enfants de la maison doivent le respect aux vieux esclaves. C'est une condition tranquille et très recherchée, — par les femmes surtout qui y jouissent d'une vie plus libre et plus heu.
reuse que les épouses légitimes. Maintenant, le moindre passant a un fusil sous le bras ou en travers de sa selle. Nous sommes presque en face de l'enclave espagnole d'Ifni, au pied de l'Anti-Atlas, qui nous sépare du Rio del Oro et de la Mauritanie, — si proches à vol d'oiseau. Langue verte à travers le désert;, la palmeraie suit la séguia qui, des sources de. Talaïnt, l'irrigue jusqu'à Tiznit. Et voici, une heure encore plus tard, Talaïnt, cité forr tifi.ee des Maures, au pied du Djebel Inter. Là; on n'a vu qu'une fois des troupes (la colonne Lamothe en 1917),
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Foucault de des jamais. le civils, Seul, Père a par— couru le pays, déguisé en mendiant juif, méprisé et vivant d'aumônes, et établissant en Chemin la seule carte exacte qu'on ait encore. Mais Si-Ayar nous attend ; ses guerriers, qui surveillaient les cahots de l'auto dans le bled, nous conduisent à travers des dédales de ruelles rouges. Toutes les maisons sont pareilles ; nulle différence entre le pisé d'une masure d'ouvrier et celui du palais de Si-Ayar, qui contient, cependant, trois immenses cours revêtues de ' faïences vertes et dont les allées de mosaïques traversent des parterres remplis d'arbres aux essences précieuses. L'eau, en tous sens, court et chante sous ce palais, dans ces jardins. Elle surgit, dans la cour principale, d'une grotte souterraine, analogue à celle de Vaucluse, et qui communique sans doute avec l'autre versant de la montagne. Elle rafraîchit les salles ombreuses et fertilise le potager magnifique, avant de s'évader dans la palmeraie. Si-Ayar, grand seigneur au regard calme et à la barbe . soyeuse, nous comble de politesses exquises ; ses serviteurs noirs préparent le thé à la menthe, qu'il faut accepter à trois reprises sous peine de passer pour un rustre. Si-Ayar a soixante femmes, trois ou quatre cents personnes à sa chargé. Ses écuries personnelles contiennent trente splendides chevaux mauritaniens ; celles de ses gens de quoi monter plusieurs escadrons. Il a des autos, des phonographes, un vizir, une justice.et un gibet. De Mauritanie, lui sont aussi venues, par la montagne, ses autruches, ses antilopes pies, ses aigles royaux. SiAyar est fier de; ses richesses et des compliments qu'on lui en fait. Il prétend ne pas comprendre le français; mais aucun des mots que nous échangeons ne lui échappe. Il sourit avec malice, au chef surtout, que j'accompagne, car ils se connaissent de loin, — aussi rusés diplomates l'un que l'autre. Pour ce chef, il y a toujours chez Si-Ayar, en pays
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insoumis, une hospitalité sûre, somptueuse et affectueuse. Mais qu'est au juste Si-Ayar? Jusqu'où s'étend son autorité? C'est ce qu'on sait mal, — ce qu'il se garde bien de dire. On le soupçonne d'être maître jusqu'en cette Mauritanie d'où il reçoit tant de présents. Mais si on le questionne, il sourit seulement de nouveau, en ayant l'air de dire : moi. habilement cacher aussi toi de A te que — A-t-il été en France? Peut-être ; il connaît très bien la France en tous cas ; ses sujets, il est vrai, ont pu le renseigner ; nombreux sont les jeunes gens de ces pays pauvres du Sud qui entrent dans notre zone, font la traversée d'Europe et même celle d'Amérique, puis travaillent, vivant de rien, économisant tout leur salaire pour l'envoyer à leurs misérables familles. A Tiznit, il arrive chaque mois ainsi une trentaine de mille francs. Au bout de quatre ou cinq ans, ils reviennent et reprennent leurs fusils pour nous tirer dessus. Se doutet-on qu'il y a près de Clamart toute une colonie de ces clileus de l'Extrême-Sud? Si-Ayar s'adresse au chef : s'il Liouti allègrement supporte Dis-moi où est », « — son âge... Que la faveur de Moulay-Ibrahim l'accompagne en tous lieux! Et se retournant vers moi : désert le les solides lancé dans Liouti routes a » « — comme le fer, où les automobiles vont plus vite que la mort. Il a établi ses villes si loin des nôtres, sur des plans si vastes, que nous nous moquions d'abord d'une telle ambition, — en pensant que des siècles passeraient avant qu'elles pussent les rejoindre. Et voici qu'en, quelques années à peine, les maisons innombrables ont presque comblé les intervalles. « Liouti » est grand, parce qu'il n'a pas bâti pour aujourd'hui, ni pour demain, mais pour l'avenir lointain qu'Allah lui avait révélé. Ce qu'il a dit, personne jamais
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ne l'avait dit au Maroc et cela reste gravé sur la pierre. Les aéroplanes, les machines, c'est bien, mais cela s'use et passe, comme eussent -passé aussi les palais de MoulayIsmaël et de Moulay-el-Hassane, si « Liouti » ne les avait pas relevés. Tandis qu'à chaque pas tu rencontres la pensée de « Liouti », qui ne change pas. Bénédiction sur son nom. Je comprends que le prestige du chef que j'accompagne vient d'abord de ce que ce chef est un homme de « Liouti », pénétré de sa doctrine et son admirateur passionné. Si-Ayar le suit des yeux, en souriant encore. Puis, sur le seuil des jardins, il m'arrête, devient grave tout à coup, et, lentement, comme en confidence, me murmure : Légion, où l'on parle les langues, la Tu toutes as vu — et où l'on ne se bat que par amour de celui qui commande? Eh! bien, Si-Ayar qui te parle a dix fils à cheval; ses guerriers l'ont vu se battre cent fois avec bravoure ; ses esclaves sont nombreux et heureux, car il veille scrupuleusement à ce qu'ils ne manquent de rien; SiAyar est de noble famille et tous ses ancêtres, comme lui, ont été chefs de tribus et chefs de guerre. Cependant, je te le dis, s'il avait la réputation du « . chef de la Légion, Si-Ayar qui, de naissance, est cependant son ennemi, mourrait de fierté. » Et puis, il rit très fort, parce qu'il a fait lâcher ses autruches autour de l'auto, et que la population s'enfuit épouvantée. Voilà comment nos officiers ont conquis le Maroc (i). JEAN RAVENNES. (1) Depuis le mois de mai, où ces notes furent prises, de très
importantes -soumissions ont eu lieu sans coup férir dans l'Anti-Atlas, récompensant la fermeté et l'intelligente diplomatie du Chef à qui ces pages sont consacrées et du colonel Marratuech, commandant le territoire' d'Agadir.