PARIS

Page 1


esquissent des ombres flottantes. Légères, ineffables, celles-ci ont cependant la force de perturber la géométrie haussmannienne en imprimant du végétal sur du minéral, de la nature sur de l’artifice cuite et de ciment où dominent les rouges, les gris et les blancs, cette « bataille des couleurs » qu’un Fernand Léger était déjà monté chercher sur les Toits de Paris, son tableau de 1912. Si l’on cède un instant à l’anthropomorphisme, on avancera que le toit, c’est la tête. Sous cette tête, le corps et ses étages, du buste au pied. Et tout autour, l’enveloppe de ce corps, la façade de l’immeuble, qui prend l’aspect d’une peau sensible, marquée, ridée, tactile, qui enveloppe et recouvre la vie que l’on sent vibrer à l’intérieur, à chaque étage, derrière chaque fenêtre.

10

Ombres d’arbres Apparemment prise entre chien et loup, la deuxième série de photographies de cet ouvrage nous montre des façades en pierre de taille grises, salies par la vie de la ville. Sur ce tableau urbain, le végétal projette son ombre verticale, celle des 203 255 arbres qui peuplent Paris : platanes, marronniers, tilleuls, érables, frênes, sophoras, micocouliers, cerisiers et poiriers à fleurs, charmes, noisetiers de Byzance, peupliers, bouleaux, robiniers, ormes, arbres aux quarante écus, mûriers, ailantes et pommiers à fleurs ou à fruits, magnolias, paulownias, hêtres, arbres de Judée, tulipiers, ifs et noyers. Ces arbres forment des ombres portées. « Forment » est ici un verbe excessif. Ils peignent, dessinent,

humain. La ligne oblique, tortueuse, vivante du tronc réécrit les proportions architecturales. L’ombre s’étend comme un corps sur l’immeuble, elle monte en silence, en caressant la pierre. On la suppose capable de grimper jusqu’au toit et d’y rejoindre les poteries de cheminées, où Fernand Léger, encore lui, allait capter ses Fumées sur les toits (huile sur toile de 1911). Les ombres de Wolf sont filles et cousines des fumées de Léger qui, en introduisant du déséquilibre dans les lignes, dynamisaient les architectures immobiles. La présence de l’Extrême-Orient dans son parcours esthétique, et cette part qu’il laisse à l’ombre, à laquelle il confie le soin d’éclairer notre regard, font irrépressiblement songer à ces phrases de l’admirable Éloge de l’ombre, publié en 1933 par l’écrivain japonais Jun’ichirō Tanizaki, où l’on pourrait aisément remplacer l’épithète « littéraire » par un autre qualificatif : « photographique ». « Pour moi, j’aimeraistenter de faire revire au moins dans le domaine photographique cet univers d’ombre que nous sommes en train de dissiper. J’aimerais élargir l’auvent de cet édifice qu’est mon œuvre photographique, en obscurcir les murs, plonger dans l’ombre ce qui est trop visible et le dépouiller de tout ornement superflu. Car il est bon, je crois, qu’il reste ne fût-ce qu’une seule maison de ce genre. Et pour voir ce que cela peut donner, bien, je m’en vais éteindre ma lampe électrique.» Et l’on pourrait poursuivre en écoutant encore l’auteur nippon : « D’aucuns diront que la fallacieuse beauté créée par la pénombre n’est pas la beauté authentique. Toutefois, ainsi que je le disais plus haut, nous autres Orientaux nous créons de la beauté en faisant naître des ombres dans des endroits par eux-mêmes insignifiants ». Il nous reste à conclure comme nous avons commencé, en évoquant encore avec Tanizaki ce que voit Michael Wolf, et que d’autres ne voient pas, mais qu’il partage avec nous : « ... en fait nous oublions ce qui nous est invisible. Nous tenons pour inexistant ce qui ne se voit point ». Voici quelques mois, Michael s’est éteint, mais son regard détient ce privilège rare: il ne s’éteindra pas.

wrinkled, tactile skin, enveloping and covering the life that we feel vibrating inside, on each floor, behind each window. Tree Shadows This book’s second series of photographs, clearly taken at dusk, reveal greying cut-stone façades, dirty with city life. Vegetation projects onto this urban canvas vertical shadows belonging to the 203,255 trees that fill Paris: plane trees, chestnut trees, lime trees, maples, ash trees, pagoda trees, hackberry trees, cherry trees and flowering pear trees, hornbeams, Byzantine hazel trees, poplars, birches, robinia, elms, gingko trees, mulberry, garlic and apple trees, magnolia, paulownia, beech trees, judas trees, tulip trees, yews and walnuts. These trees produce shadows. “Produce” is an excessive verb here. They paint, draw, and sketch floating shadows. Light, ineffable, they nevertheless have the strength to disrupt the Haussmannian geometry. They print vegetation on mineral, nature on human artifice. The oblique, tortuous, living line of the trunk rewrites architectural proportions. The shadow spreads like a body over the building, it rises in silence, caressing the stone. We imagine it climbing up to the roof reaching the chimney pottery, where Fernand Léger, once again, went to collect his

Fumées sur les toits (Smoke over Rooftops, oil on canvas from 1911). Wolf’s shadows are relatives of Léger’s smoke, introducing imbalance into the lines, revitalizing immobile architecture. The presence of the Far East in his aesthetic journey, and the parts he chooses to leave in shadow, taking care to enlighten our gaze, inevitably remind us of these sentences from the admirable 1933 work, In Praise of Shadows, by the Japanese writer Jun’ichirō Tanizaki, where the term “literary” could easily be substituted for “photographic.” “I would like to try to bring back, at least in the photographic field, this shadowy universe that we are clearing away. I would like to widen the eaves of this building that is my photographic work, to darken its walls, to plunge into shadow what is too visible and to strip away all superfluous ornament. I feel it is good to have even one house of this kind left. And to see what may happen, well, I’m going to switch off my electric light.” And again: “Some will say that the fallacious beauty created by semi-darkness is not authentic beauty. However, as I said earlier, we Orientals elicit beauty by creating shadows in places that are insignificant in themselves.” To conclude as we began, by using Tanizaki once again to evoke what Michael Wolf sees and others do not, but that he shares with us: “ . . . in fact we forget what is invisible to us. We consider that what is not visible is non-existent.” A few months ago, Michael passed away, but his vision holds this rare privilege: it will live on.

11


esquissent des ombres flottantes. Légères, ineffables, celles-ci ont cependant la force de perturber la géométrie haussmannienne en imprimant du végétal sur du minéral, de la nature sur de l’artifice cuite et de ciment où dominent les rouges, les gris et les blancs, cette « bataille des couleurs » qu’un Fernand Léger était déjà monté chercher sur les Toits de Paris, son tableau de 1912. Si l’on cède un instant à l’anthropomorphisme, on avancera que le toit, c’est la tête. Sous cette tête, le corps et ses étages, du buste au pied. Et tout autour, l’enveloppe de ce corps, la façade de l’immeuble, qui prend l’aspect d’une peau sensible, marquée, ridée, tactile, qui enveloppe et recouvre la vie que l’on sent vibrer à l’intérieur, à chaque étage, derrière chaque fenêtre.

10

Ombres d’arbres Apparemment prise entre chien et loup, la deuxième série de photographies de cet ouvrage nous montre des façades en pierre de taille grises, salies par la vie de la ville. Sur ce tableau urbain, le végétal projette son ombre verticale, celle des 203 255 arbres qui peuplent Paris : platanes, marronniers, tilleuls, érables, frênes, sophoras, micocouliers, cerisiers et poiriers à fleurs, charmes, noisetiers de Byzance, peupliers, bouleaux, robiniers, ormes, arbres aux quarante écus, mûriers, ailantes et pommiers à fleurs ou à fruits, magnolias, paulownias, hêtres, arbres de Judée, tulipiers, ifs et noyers. Ces arbres forment des ombres portées. « Forment » est ici un verbe excessif. Ils peignent, dessinent,

humain. La ligne oblique, tortueuse, vivante du tronc réécrit les proportions architecturales. L’ombre s’étend comme un corps sur l’immeuble, elle monte en silence, en caressant la pierre. On la suppose capable de grimper jusqu’au toit et d’y rejoindre les poteries de cheminées, où Fernand Léger, encore lui, allait capter ses Fumées sur les toits (huile sur toile de 1911). Les ombres de Wolf sont filles et cousines des fumées de Léger qui, en introduisant du déséquilibre dans les lignes, dynamisaient les architectures immobiles. La présence de l’Extrême-Orient dans son parcours esthétique, et cette part qu’il laisse à l’ombre, à laquelle il confie le soin d’éclairer notre regard, font irrépressiblement songer à ces phrases de l’admirable Éloge de l’ombre, publié en 1933 par l’écrivain japonais Jun’ichirō Tanizaki, où l’on pourrait aisément remplacer l’épithète « littéraire » par un autre qualificatif : « photographique ». « Pour moi, j’aimeraistenter de faire revire au moins dans le domaine photographique cet univers d’ombre que nous sommes en train de dissiper. J’aimerais élargir l’auvent de cet édifice qu’est mon œuvre photographique, en obscurcir les murs, plonger dans l’ombre ce qui est trop visible et le dépouiller de tout ornement superflu. Car il est bon, je crois, qu’il reste ne fût-ce qu’une seule maison de ce genre. Et pour voir ce que cela peut donner, bien, je m’en vais éteindre ma lampe électrique.» Et l’on pourrait poursuivre en écoutant encore l’auteur nippon : « D’aucuns diront que la fallacieuse beauté créée par la pénombre n’est pas la beauté authentique. Toutefois, ainsi que je le disais plus haut, nous autres Orientaux nous créons de la beauté en faisant naître des ombres dans des endroits par eux-mêmes insignifiants ». Il nous reste à conclure comme nous avons commencé, en évoquant encore avec Tanizaki ce que voit Michael Wolf, et que d’autres ne voient pas, mais qu’il partage avec nous : « ... en fait nous oublions ce qui nous est invisible. Nous tenons pour inexistant ce qui ne se voit point ». Voici quelques mois, Michael s’est éteint, mais son regard détient ce privilège rare: il ne s’éteindra pas.

wrinkled, tactile skin, enveloping and covering the life that we feel vibrating inside, on each floor, behind each window. Tree Shadows This book’s second series of photographs, clearly taken at dusk, reveal greying cut-stone façades, dirty with city life. Vegetation projects onto this urban canvas vertical shadows belonging to the 203,255 trees that fill Paris: plane trees, chestnut trees, lime trees, maples, ash trees, pagoda trees, hackberry trees, cherry trees and flowering pear trees, hornbeams, Byzantine hazel trees, poplars, birches, robinia, elms, gingko trees, mulberry, garlic and apple trees, magnolia, paulownia, beech trees, judas trees, tulip trees, yews and walnuts. These trees produce shadows. “Produce” is an excessive verb here. They paint, draw, and sketch floating shadows. Light, ineffable, they nevertheless have the strength to disrupt the Haussmannian geometry. They print vegetation on mineral, nature on human artifice. The oblique, tortuous, living line of the trunk rewrites architectural proportions. The shadow spreads like a body over the building, it rises in silence, caressing the stone. We imagine it climbing up to the roof reaching the chimney pottery, where Fernand Léger, once again, went to collect his

Fumées sur les toits (Smoke over Rooftops, oil on canvas from 1911). Wolf’s shadows are relatives of Léger’s smoke, introducing imbalance into the lines, revitalizing immobile architecture. The presence of the Far East in his aesthetic journey, and the parts he chooses to leave in shadow, taking care to enlighten our gaze, inevitably remind us of these sentences from the admirable 1933 work, In Praise of Shadows, by the Japanese writer Jun’ichirō Tanizaki, where the term “literary” could easily be substituted for “photographic.” “I would like to try to bring back, at least in the photographic field, this shadowy universe that we are clearing away. I would like to widen the eaves of this building that is my photographic work, to darken its walls, to plunge into shadow what is too visible and to strip away all superfluous ornament. I feel it is good to have even one house of this kind left. And to see what may happen, well, I’m going to switch off my electric light.” And again: “Some will say that the fallacious beauty created by semi-darkness is not authentic beauty. However, as I said earlier, we Orientals elicit beauty by creating shadows in places that are insignificant in themselves.” To conclude as we began, by using Tanizaki once again to evoke what Michael Wolf sees and others do not, but that he shares with us: “ . . . in fact we forget what is invisible to us. We consider that what is not visible is non-existent.” A few months ago, Michael passed away, but his vision holds this rare privilege: it will live on.

11


16


16


24


24


32


24


40


40


À la mémoire de Michael Pour tout le temps que nous avons passé ensemble et pour tout ce que tu nous as appris à voir. Merci. Barbara et Jasper Wolf

In memory of Michael For all the time we spent together, and everything you taught us to see. Thank you. Barbara and Jasper Wolf

Direction artistique Art Direction: Annarita De Sanctis Coordination éditoriale Editorial Coordination: Laura Maggioni Secrétariat de rédaction Editing: Marie Galey, Emily Ligniti Traduction Translation: Julia McLaren Projet graphique Design: Chiara Guizzoni Photogravure Color Separation: Pixel Studio, Bresso, Italy

Tous droits réservés All rights reserved © Michael Wolf Estate pour ses œuvres for his works © Johan-Frédérik Hel Guedj pour son texte for his text Pour la présente édition For the present edition © 2019 – 5 Continents Editions, Milan Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement des auteurs ou de leurs ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. No part of this book may be reproduced or utilized in any form or by any means, electronic or mechanical, including photocopying, recording, or any information storage and retrieval system, without permission in writing from the publisher.

ISBN 978-88-7439-892-8

Distribution en France et pays francophones BELLES LETTRES / Diffusion L’entreLivres Distributed by ACC Art Books throughout the world, excluding Italy. Distributed in Italy and Switzerland by Messaggerie Libri S.p.A. www.fivecontinentseditions.com Achevé d’imprimer en Italie sur les presses de Tecnostampa – Pigini Group Printing Division Loreto – Trevi, Italie pour le compte de 5 Continents Editions, Milan, en septembre 2019 Printed and bound in Italy in September 2019 by Tecnostampa – Pigini Group Printing Division Loreto – Trevi, Italy, for 5 Continents Editions, Milan

Couverture Cover

paris rooftops 7 / 2014


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.