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INTRODUCTION

Parler de ville “stationnaire” dans un monde en croissance, économique et démographique, peut sembler étrange. Mais n’est-il pas encore plus étrange de croire que le destin des villes serait de croître indéfiniment, jusqu’à se rejoindre et former d’incommensurables conurbations continues, comme c’est déjà le cas d’ailleurs sur certains territoires, en France, en Europe et dans le monde ?

Un système insoutenable

Tout le monde est d’accord sur le constat : la croissance urbaine, tirée par les évolutions démographiques, mais aussi les recompositions sociales et économiques, est largement insoutenable. Le poids environnemental des villes, tant par leur “fabrication” (artificialisation des sols, consommation de matières premières, énergie “grise” et émissions de CO2 liées à la production des matériaux de construction, en particulier le ciment et l’acier) que par leur “métabolisme” (flux d’énergie, de matières et de déchets nécessaires à leur fonctionnement, besoins de mobilité des personnes et des marchandises, etc.), n’est plus à démontrer. Le secteur de la constructionI reste, par les volumes de matériaux mobilisés comme par les principaux choix constructifs, l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre et l’un des principaux consommateurs de ressources extraites des mines, des carrières et des sablières, ou des champs pétroliers : 50 % de l’acier, 20 % de l’aluminium, 25 % des plastiques, 100 % ou presque des granulats… sont utilisés pour construire et entretenir nos villes et leurs infrastructures.

Les rendre “écologiques” ou “durables”, sans même parler de neutralité carbone, est un défi énorme, alors que la population mondiale continue à se concentrer – le taux d’urbanisation mondial, actuellement de 55 %, pourrait passer selon l’Organisation des

I. Bâtiment, travaux publics (TP), voiries et réseaux divers (VRD).

Nations unies à 68 % en 20501, sous l’effet de la poursuite des mi grations rurales et des phénomènes de métropolisation, et même de “mégapolisation”. Si elles comportent certainement des caractéristiques communes, les dynamiques d’urbanisation dépendent éminemment des facteurs locaux propres à chaque pays, démographiques, économiques, sociaux, culturels. Notre propos n’est pas de généraliser pour tenter d’embarquer, dans les réflexions du présent ouvrage, à la fois Lagos, Tijuana, Chongqing, Bruxelles et… Montpellier ou Rennes. Sauf quand il sera pertinent d’apporter quelque éclairage international, nous nous en tiendrons modestement, pour l’essentiel, à un périmètre français, celui que nous connaissons le mieux et sur lequel nous pouvons, collectivement, décider d’agir.

En France donc, pourquoi les villes croissent-elles ? Pourquoi construit-on tant ? Il y a certes des besoins de logements, d’équipements, de surfaces commerciales, etc., pour une population en légère croissance – de l’ordre de 0,3 % par an. Le manque de logements, leur cherté, leur difficile accessibilité aux plus modestes, sont régulièrement pointés, tant par les professionnels et les associations que par le personnel politique. Dont acte. Pourtant, chaque année, pour chaque habitant supplémentaire, on met actuellement en chantier… plus de deux logements ! Ces cinq dernières annéesI, l’augmentation de la population a été d’environ 165 000 personnes par an (le résultat du solde naturel, la différence entre les naissances et les décès, et du solde migratoire, l’écart entre les flux d’immigration et d’expatriation), alors que l’augmentation moyenne du parc de logements a été double – 350 000 en moyenne2, II .

I. De 2016 à 2021. II. Les mises en chantier ont été de 385 000 logements/an (la différence avec l’évolution du parc venant essentiellement des démolitions et des transformations de logements en locaux non résidentiels).

Figure 0.1 : Évolution de la population vs évolution du parc de logements3

Figure 0.2 : Évolution de la taille des ménages

Figure 0.1 : Evolution de la population vs évolution du parc de logements

Évidemment, de nombreux facteurs contribuent à ce rapport singulier. Le premier facteur, ce sont les recompositions sociales et économiques, les évolutions sociologiques, comme la réduction de la taille moyenne des ménages, passée de 3,1 personnes dans les années 1960 à 2,2 aujourd’hui4, I. Mais quand même… Livrons-nous à un exercice purement intellectuel : si les nouveaux habitants avaient pu, ces dernières années, se loger et se “répartir” dans l’ensemble des villes et villages de France, il n’aurait fallu dénicher que deux ou trois logements par an dans chaque commune ! Autant dire qu’il n’aurait probablement pas été nécessaire de construire du tout pour les accueillir dignement.

Le deuxième facteur, c’est que l’augmentation du parc de logements ne concerne pas que les résidences principales. Sur les 350 000 nouveaux logements par an, un peu plus de 50 000 correspondent à des résidences secondaires (ou de tourisme) et un peu moins de 50 000 à l’augmentation des logements vacantsII. Le taux de vacance des logements, actuellement d’environ 8,3 % – en progression de 30 % sur les quinze dernières annéesIII –, permettrait, de manière tout à fait théorique, bien sûr, de faire face à… quarante ans de croissance démographiqueIV .

Là est bien l’un des nœuds du problème. Si globalement l’évolution de nos “modes de vie” fait augmenter la surface moyenne bâtie par personne (c’est vrai pour le logement, mais le même type de constat peut être fait concernant d’autres surfaces, comme les commerces), la recherche d’emploi, les incitations fiscales, les développements régionaux hétérogènes et les recompositions géographiques

I. Entre 1975 et 2011, la population augmente de 0,5 % par an, le nombre de ménages de 1,3 % par an. Dans la même période, la surface moyenne de la résidence principale passe de 72 mètres carrés à 91 mètres carrés. II. On “fabrique” donc des résidences principales, secondaires et vacantes dans une proportion de 5 pour 1 et 1. Tandis que le stock actuel est dans une proportion de 10 pour 1 et 1. III. De 2006 à 2021 ; son rythme de progression diminue cependant depuis 2017. IV. 165 000 personnes, soit 75 000 logements à 2,2 personnes par foyer ; pour environ 3,1 millions de logements vacants (et 3,6 millions de résidences secondaires).

Figure 0.3 : Évolution annuelle du parc de logements et taux de vacance 5

font bondir le taux de vacance, principalement dans les centres urbains des petites et moyennes agglomérations, tandis que, pendant ce temps, nous bétonnons, nous bitumons, nous densifions et nous étalons à la fois dans les métropoles et les périphéries. Comment en sommesnous arrivés là ? Quel système économique, quelles injonctions de métropolisation, de compétitivité mondiale, d’attractivité et de compétition territoriale, nous ont conduits à une telle absurdité ?

Des pistes incertaines Figure 0.2 : Evolution annuelle du parc de logements et taux de vacance

Si la prise de conscience a largement progressé – sur l’artificialisation des sols par exemple – et que des réflexions et des initiatives fleurissent partout, force est de constater que nous restons, pour l’essentiel, largement démunis face aux dynamiques en cours, aux forces en présence, à l’inertie des habitudes, aux enjeux économiques, aux idées reçues.

Un temps vue comme une solution écologique face aux effets néfastes de la périurbanisation pavillonnaire (consommation de terres agricoles, développement de la voiture individuelle, individualisation), la densification des villes, renforcée par la course à la métropolisation et à l’attractivité territoriale des “villes-mondes”, n’a sans doute pas apporté les bénéfices environnementaux escomptés (chap. 1). Au contraire se sont révélés les inconvénients et les vulnérabilités d’une concentration humaine trop grande, aujour d’hui face aux crises sanitaires, demain sans doute face aux enjeux d’autres crises à venir, à commencer par le changement climatique (chap. 2).

Quant aux promesses d’une technologisation accrue qui permettrait d’adoucir le bilan métabolique des villes en mettant le numérique au service de l’optimisation et de l’efficacité de leur fonctionnement, elles restent à ce stade bien ténues, malgré les incantations aux vertus de futures smart cities (“villes intelligentes”), dont personne ne sait vraiment à quoi elles pourraient ressembler ni à quel terme elles pourraient raisonnablement muter, dont les “cas d’usages” environnementaux restent à l’heure actuelle limités (quelques poubelles connectées optimisant le ramassage…) ou bien complexes à déployer et généraliser, eu égard à l’urgence climatique (comme l’articulation à définir entre bâtiments, productions d’énergies renouvelables et véhicules électriques). Il est à craindre que même fortement technologisées, même “renaturées”, les métropoles ne seront jamais ni neutres (en carbone), ni “vertes” (chap. 3).

Dans l’écoconstruction, les envies et les expériences fourmillent, soutenues sans doute par l’évolution de la réglementation. L’emploi de matériaux plus naturels, bio- (chanvre, paille, bois, etc.) ou géosourcés (terre ou brique crue, pierre, etc.), de matériaux issus du recyclage, progresse indéniablement. Mais le nombre d’opérations concernées n’a-t-il pas vocation à rester marginal ? Nous n’avons pas, et de loin, accès aux volumes nécessaires de ressources si tous les bâtiments devenaient “biosourcés” (chap. 4).

Les réflexions sur la résilience des territoires se multiplient, et c’est heureux ; mais elles se résument encore souvent à des questions très partielles, comme la gestion d’inondations futures plus nombreuses ou la prise en compte des îlots de chaleur urbains – ICU pour les intimes. À l’opposé de solutions techniques (et consensuelles), la recherche d’une “vraie résilience” impliquerait un processus de réforme profonde de nos modes de vie, de nos institutions et de notre fonctionnement économique (chap. 5).

Résumons ces quelques réflexions : les chances pour que nos métropoles continuent, d’ici 2050 et au-delà, à croître gentiment et à se développer économiquement, certes sous une forme plus contrôlée, plus sympathique pour la planète, avec de la densification ciblée et acceptable, de l’écoconstruction, tout en devenant “in telligentes”, résilientes, agréables à vivre et neutres en carbone et en consommation d’espaces naturels et agricoles (éventuellement en s’aidant de quelques compensations ailleurs), sont plutôt… ténues. Du moins sans un changement de paradigme, comme on dit dans ces cas-là.

Éloge de l’état stationnaire

Ce paradigme, c’est celui de la croissance (urbaine), et celui du (né cessaire) maintien du rythme de construction actuel.

Les villes n’ont pas vocation à se développer et grandir éternellement, faute de territoire disponible ou sous peine de congestion et d’asphyxie – ce n’est qu’une question de temps pour que cette évidence s’impose à tous. Plus tôt nous mettrons en pratique le “zéro artificialisation”, plus grande sera notre résilience, notre capacité collective à encaisser les chocs à venir.

Viser la ville stationnaire ne veut pas dire figer la ville, zéro artificialisation ne veut pas dire zéro construction : celle-ci doit et peut continuer à évoluer, muter, s’épanouir et s’embellir, mais en cessant

de dévorer l’espace autour d’elle (chap. 6 et 7) – et les matériaux au loin. Bien sûr, nous savons qu’en disant “la ville”, nous nous exposons à la critique, justifiée, des géographes, des urbanistes et des sociologues. Après des décennies d’étalement urbain, de construction d’infrastructures dédiées à la vitesse, de périurbanisation ou de rurbanisation (on ne sait plus très bien), le tissu urbain est bien distendu et la dialectique ville-campagne loin derrière nous. Qu’ils se rassurent, nous en avons bien conscience.

Mais il nous a semblé intéressant d’évoquer cet imaginaire de la stationnarité, au sens de John Stuart Mill (1806-1873), un des rares économistes classiques à avoir considéré l’état stationnaire comme à la fois atteignable et positif, une économie libérée de l’injonction à la croissance, une économie de post-croissance, un état stable faisant suite à un “état progressif”. Avant lui, les économistes classiques s’étaient déjà penchés sur les possibles “limites de la croissance6”, dès le xVIIIe siècle avec Adam Smith, ou au début du xIxe avec Thomas Malthus et David Ricardo. Malthus voyait dans la loi des rendements (agricoles) décroissants une contrainte amenant fatalement à la stagnation, tandis que Ricardo – qui introduisit le premier le concept d’état stationnaire (steady state) – y ajoutait la baisse des profits et des investissements, liée à la rente injustement prélevée par les propriétaires terriens, entraînant une hausse des salaires.

L’eau a coulé sous les ponts depuis et, à suivre des économistes mainstream comme Paul RomerI, l’innovation permettrait de poursuivre la croissance pendant des milliards d’années. Bon, nous verrons bien ! Mill en tout cas est le premier, et un des rares économistes à ce jour, à ne pas considérer la fin de la croissance comme une fatalité plutôt désagréable. Il en avait au contraire une vision optimiste : l’état stationnaire était à la fois inévitable et nécessaire, mais aussi

I. Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, dit “prix Nobel d’économie”, avec William Nordhaus, en 2018.

et surtout désirable. Jugeons plutôt comme ses écrits, du milieu du xIxe, résonnent d’une incroyable modernité :

J’avoue que je ne suis pas enchanté de l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel7 .

Il n’y a pas grand plaisir à considérer un monde où il ne resterait rien de livré à l’activité spontanée de la nature, où tout rood I de terre propre à produire des aliments pour l’homme serait mis en culture ; où tout désert fleuri, toute prairie naturelle seraient labourés ; où tous les quadrupèdes et tous les oiseaux qui ne seraient pas apprivoisés pour l’usage de l’homme seraient exterminés comme des concurrents qui viennent lui disputer sa nourriture ; où toute haie, tout arbre inutile seraient déracinés ; où il resterait à peine une place où pût venir un buisson ou une fleur sauvage, sans qu’on vînt aussitôt les arracher au nom des progrès de l’agriculture. Si la terre doit perdre une grande partie de l’agrément qu’elle doit à des objets que détruirait l’accroissement continu de la richesse et de la population, et cela seulement pour nourrir une population plus considérable, mais qui ne serait ni meilleure, ni plus heureuse, j’espère sincèrement pour la postérité, qu’elle se contentera de l’état stationnaire longtemps avant d’y être forcée par la nécessité8 .

Cent soixante-dix ans plus tard, force est de constater que nous avons bien arraché les haies pour faire place aux progrès de l’agriculture, mais aussi pour faire place à nos villes et nos infrastructures routières en extension. Saurons-nous nous “contenter” d’un état stationnaire – au stade où nous en sommes, il faudrait plutôt

I. Ancienne mesure de surface de terre, égale à un quart d’acre.

commencer à réparer –, ou bien jusqu’où irons-nous ? Une dernière citation pour terminer cet hommage au visionnaire Mill, et se rassurer sur la potentielle désirabilité de cet état stable : “Il n’est pas nécessaire de faire observer que l’état stationnaire de la population et de la richesse n’implique pas l’immobilité du progrès humain9.”

Retour à la ville

Nous l’avons dit, il ne s’agit pas d’arrêter de construire. Mais il faudra construire considérablement moins. D’ailleurs, construire moins sera de toute façon nécessaire pour construire mieux, de manière plus écologique. Comment réaliser ce tour de force ? En connaissant et en utilisant mieux ce que nous avons déjà à notre disposition : en exploitant toutes les potentialités des villes, leurs capacités actuelles, alors que le patrimoine existant est immense, et parfois invraisemblablement mal utilisé ; en réhabilitant les bâtiments et réparant les villes, progressivement, des errements passés ; en les rendant adaptables pour lutter contre l’obsolescence des lieux, et se préparer aux profonds changements à venir, difficiles à anticiper et appréhender : reterritorialisation de certaines fonctions productives et logistiques, nouveaux usages et modes de consommation, adaptation au changement climatique…

Personne n’a dit que tout cela serait simple… sans parler des injonctions contradictoires ! Mais, essentiellement, nous devrons apprendre à construire moins, à faire avec l’existant, prendre soin et transmettre notre héritage urbain, tout comme notre héritage naturel et culturel. Le chantier intellectuel et opérationnel est immense, et réclamera une remise en cause profonde de tous les acteurs de la ville (chap. 8).

Mais les villes ne pourront pas réussir seules. Surtout, c’est l’aménagement du territoire, la répartition des populations, la distribution des services et des emplois, qu’il faut profondément revisiter.

Les métropoles ne doivent plus attirer et grandir, mais essaimer ; la puissance publique à toutes les échelles devra favoriser, inciter et accompagner, par son exemplarité, son pouvoir d’entraînement, ses décisions et toutes les mesures possibles (réglementaires, fiscales, etc.), une nouvelle décentralisation, une redistribution progressive de la population et des activités économiques vers les villes moyennes, les bourgs, les villages et les campagnes (chap. 9). Enfin, construire moins et inciter à la redistribution ne suffira (malheureusement) pas à réconcilier tout à fait la ville avec son territoire, et ses habitants avec l’écosystème.

Loin d’être mortifère, une telle orientation est possible, à notre portée, en une génération ou moins peut-être. Elle est raisonnable, souhaitable, enthousiasmante même. L’histoire accélère parfois de manière impromptue, c’est ce qu’on a pu constater récemment avec la crise sanitaire : les habitudes coriaces peuvent alors être modifiées (la pratique du vélo), les réticences promptement balayées (le rapport au télétravail), les vieux tabous mis à bas (“l’argent gratuit” ou les ratios d’endettement à respecter)…

L’attractivité des villes denses a peut-être fait long feu, elle aussi : et si nous profitions de l’envie de millions de nos concitoyens pour enclencher une profonde évolution de notre rapport aux villes et aux territoires, des choix de politique publique qui accompagnent réellement la transition environnementale devenue nécessaire et urgente ? En tout cas, il est temps de déconstruire quelques idées reçues afin de réviser profondément notre approche et nos ambitions collectives.

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