![](https://static.isu.pub/fe/default-story-images/news.jpg?width=720&quality=85%2C50)
7 minute read
I LE GARDIEN DE L’EAU
from Extrait "Chimera"
Le spectacle qui t’a arrêté alors que tu descendais la rue va te poursuivre cette nuit jusque dans ton sommeil, ce sommeil alourdi par l’alcool, où vient volontiers s’incruster brutalement une image qui refuse de se dissiper avant le réveil. Cette fois, c’était celle de deux enfants, un garçon maigre et une fillette, agenouillés tous deux près d’un chien mort, non pour s’apitoyer sur leur animal chéri qui s’est fait écraser, mais pour s’acharner au couteau sur la carcasse, dans l’intention d’en détacher des bouts de viande qu’ils rapporteront chez eux et qu’on fera cuire. Tu t’es arrêté un instant dans la poussière de la rue, en t’essuyant le front, tu étais le seul à voir ça, personne d’autre n’a eu l’air de remarquer ces gosses décharnés, tout le monde est habitué sauf toi, tu as tourné le visage et tu passes ton chemin, vers le quartier du port où tu as quelque chose à faire, comme presque tous les jours, depuis trois semaines que tu te trouves dans cette petite ville, construite sur l’un des bras principaux du delta du Niger.
Le nom de la ville, c’est Patani-aw-Uli.
Tu entres à la dérobée là où l’odeur de chou pourri, d’excréments et d’urine donne envie de se boucher le nez, geste que tu évites sciemment : un Blanc qui se bouche le nez, on le tourne en ridicule, on se moque ouvertement de lui, mieux vaut saluer tous ceux que tu croises d’un signe de tête. Puis tu te faufiles dans le bistro qui se trouve tout en bas, sur la rive, de nouveau tu te tamponnes le front, tu adresses un sourire au propriétaire obèse derrière son comptoir, il te reconnaît mais ne te sourit pas en retour, il te flanque dans la main une bouteille tiède de Maxa, la bière locale, tu vas t’asseoir à la table du coin, sous l’affreux montage décoratif composé d’un poisson-chat empaillé et verni, d’une petite longueur de fil de pêche à moitié décomposée et de quelques flotteurs empoussiérés en verre bleu, et tu enlèves les taches de gras et les miettes de la toile cirée ponctuée de brûlures de cigarette avec le chiffon que tu transportes partout, dans la poche arrière de ton pantalon.
Il est onze heures.
Il n’y a aucun autre client dans le bistro.
Cinq minutes passent, puis arrive celui que tu attends : un gros Nigérian essoufflé, vêtu de l’uniforme kaki de la police portuaire, un bonnet de marin posé en équilibre sur ses cheveux crépus, la chemise à demi ouverte de manière à attirer l’œil sur une lourde croix en or étincelante, pendue à une solide chaîne. Son visage large et puissant n’évoque en rien la sévérité, plutôt la bonhomie. Il reste quelques minutes au comptoir, à discuter avec le patron, ils parlent yorouba, tu reconnais la langue tout en ne comprenant que quelques mots, puis il se retourne vers toi, son sourire découvrant une dentition métallisée qui jette elle aussi des reflets d’or, il s’approche de la table et s’assied.
Tu ne dis rien, te contentes d’opiner lentement en soutenant son regard.
M/S Torunga, dit-il en sortant de dessous sa chemise une grande enveloppe brune qu’il pose sur la table et garde protégée par son énorme paume.
Very good, réponds-tu. Des documents fiables ?
Sure, boss. Huit photos qui ne peuvent pas mentir.
Armateur japonais ?
Satymoto.
Je suis au courant, réponds-tu.
Tu te soulèves légèrement de ta chaise, ouvres la banane que tu portes à la ceinture, en sors un paquet de billets verts enroulés, les glisses vite et discrètement dans la main droite du policier qui fourre l’argent tout aussi rapidement dans sa poche de poitrine, en poussant simultanément vers toi l’enveloppe marron.
Merci, mister H’Embato, dis-tu en dépliant sur la table un billet de 100 nairas, pour la bière, avant de te lever pour partir.
Deux autres navires arrivent demain.
Le policier H’Embato est resté assis.
OK, réponds-tu. Même heure.
Même heure, mais le prix va doubler.
Tu opines du chef et salues de la main le patron, planté derrière son comptoir, et qui ne sourit toujours pas. En rentrant à l’hôtel, tu achètes quelques épis de maïs grillés et un sachet de pouruka, des lanières de porc frites.
Il se pourrait que tu sois écrivain, voire que tu t’appelles Gert Nygårdshaug, et que dans ta tête bourdonnent les souvenirs de tes conversations avec un professeur d’origine maya, sans qu’ils réussissent à s’y fixer, à trouver la place raisonnable qui leur reviendrait. L’hôtel où tu loges depuis ces dernières semaines relève d’une catégorie qui ne mérite sans doute pas la moindre étoile, mais c’est de peu d’importance, tu n’es pas ici pour goûter les joies du luxe. Une fois dans ta chambre, tu poses sur la table, près de la fenêtre, les victuailles que tu comptes manger plus tard, et les recouvres d’une serviette de toilette pour les protéger des mouches. Tu restes longuement devant le lavabo, laisses l’eau couler et te laves scrupuleusement les mains, puis le visage, puis de nouveau les mains avant de t’essuyer. Le ventilateur du plafond ne marche pas, il n’a jamais marché, il fait chaud dans la pièce. Tu regardes ton visage dans la glace, et tu le trouves semblable à luimême depuis dix ans, mais c’est parce que tu le vois tous les jours, que tu n’as pas remarqué l’imperceptible et inexorable changement, mois après mois, année après année, et parce que le vieillissement est souvent invisible pour qui se préoccupe non du décompte du temps, mais du seul contenu de ses journées.
Tu t’approches de la commode et ouvres le tiroir dans lequel tu as rassemblé tous les documents, tu en sors le dossier et le petit carnet noir, puis tu t’installes à la table, tout en ouvrant l’enveloppe que t’a donnée H’Embato, et tu étales devant toi les huit photos polaroïd en hochant la tête.
De l’électronique, on dirait.
Oui, c’est ça.
Tu examines chaque cliché à la loupe : H’Embato est suffisamment bon photographe pour que tu puisses distinguer çà et là le logo des fabricants, et donc la marque des disques durs, des imprimantes et des téléphones portables. Les conteneurs du M/S Torunga sont bourrés à craquer d’équipements électroniques mis au rebut, en provenance des pays industrialisés, des tonnes de déchets contenant du plomb, du cadmium, des dioxines, des furanes, des retardateurs de flamme bromés, des déchets dont le traitement dans les décharges légales de leurs pays d’origine aurait coûté cher, alors qu’ici, le long des rives du fleuve Niger, on peut s’en débarrasser sans débourser davantage que le prix du fret.
Tu ranges les photos dans le dossier qui en contient déjà des centaines d’autres.
Les preuves que tu as réunies au cours de ces trois semaines portent sur les cargaisons de vingt-six porte-conteneurs, la plupart venus d’Europe, mais aussi du Canada, des ÉtatsUnis et d’Asie, des bateaux qui appartiennent à des armateurs ayant pignon sur rue, y compris dans ton propre pays, mais qui naviguent sous des pavillons de complaisance comme Chypre, le Panamá ou le Liberia, et sont loués à plus ou moins long terme par des sociétés écrans dont le réseau pousse des antennes retraçables jusqu’à Cosa nostra, à la Yakuza japonaise, aux triades chinoises ou à la Bratva russe. Tu restes longtemps assis là, une main sur l’épais dossier, en chassant de l’autre les mouches, puis tu sors un stylo et inscris le rapport du jour dans le petit carnet noir : nom, date et cargaison, ton regard remonte la liste des précédentes notes, des navires cités nommément, contenant différents types de produits chimiques industriels extrêmement dangereux, expédiés par des usines en tous genres ; des tonnes de déchets toxiques éliminés par les hôpitaux, mais aussi par le secteur d’extraction du pétrole et du gaz, du mercure, des bidons de
PCB, hautement toxique, qu’il est strictement interdit de jeter dans la plupart des pays, mais pas ici.
Tu fermes les yeux et ton cahier.
Tu retournes au lavabo et te passes de l’eau sur le visage.
Tu sors un cahier d’un tiroir de la commode et le poses sur la table, près de la serviette qui couvre ton déjeuner.
C’est cet endroit que tu as choisi. L’un des principaux bras du delta du Niger. Tu es tombé sur cette ville, parce que tous les porte-conteneurs doivent obligatoirement y faire escale, y dédouaner leur cargaison avant de remonter le fleuve, le cas échéant s’y acquitter des droits exigibles. Tu as déniché un inspecteur du port, le sieur H’Embato, lequel, contre une poignée de dollars et un polaroïd dernier cri, t’a renseigné sur la cargaison qu’il était en train de contrôler, la police portuaire ayant pour mission de vérifier si les conteneurs ne renfermaient pas d’articles de luxe assujettis à des droits de douane. Des articles de luxe, la plupart du temps, il n’y en avait pas. Quant aux toxiques et au rebut électronique, ils étaient exemptés de droits.
Tu es toujours là, devant ton cahier, et la sueur dégoutte sur les pages ouvertes pendant que tu fais tes calculs : depuis ton arrivée, des centaines de milliers de tonnes de produits chimiques et de déchets industriels sont passées par ce port, pour être ensuite abandonnées plus loin, à l’intérieur du pays, peut-être même jusqu’au Niger ou au Mali. Combien cela peut-il représenter en l’espace d’un an ? de cinq ans ? de dix ? Et qu’en est-il des autres voies d’eau du monde qui servent au même trafic ?
Pourquoi te poses-tu ces questions, que fais-tu ici, empoisonné par les mouches et les moustiques, accablé de chaleur dans cette chambre d’hôtel miteuse, avec des toiles d’araignée dans tous les recoins et des cafards qui te tournent autour des semelles, pourquoi séjourner dans cette ville puante où les enfants mangent la viande des chiens crevés ? Parce que tu habites cette planète, que tu es inquiet et que tu veux écrire un livre, pour raconter, tirer parti des possibilités dont tu disposes pour révéler, preuves à l’appui, et accuser jusque dans les tribunaux, mais seras-tu entendu ? Et qui t’écoutera ? Tu pousses un peu plus loin le carnet et le dossier photos, tu ouvres le cahier : tu as devant toi quelques heures pour écrire, jusque tard dans l’après-midi, tu vas remplir une à une les pages de lettres, de mots et de phrases, mouillés de sueur et enlaidis par les mouches mortes que tu auras rageusement fait tomber sur le papier.
Le Plongeur.
Ce soir, tu as rendez-vous avec le Plongeur, dans le bar du Russe.