Extrait "Je m'empare du monde où qu'il soit" de Letizia Battaglia et Sabrina Pisu

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Letizia Battaglia

Je m’empare

du monde

où qu’il soit

JE M’EMPARE DU MONDE OÙ QU’IL SOIT

Ce livre a été traduit grâce à une aide à la traduction allouée par le ministère italien des Affaires étrangères et de la Coopération internationale.

Questo libro è stato tradotto grazie a un contributo per la traduzione assegnato dal Ministero degli Affari Esteri e della Cooperazione Internazionale italiano.

Titre original : Mi prendo il mondo ovunque sia. Una vita da fotografa tra impegno civile e bellezza

© 2020 Giulio Einaudi editore s.p.a, Torino

© Archivio Letizia Battaglia pour les photographies

© ACTES SUD, 2025 pour la traduction française

ISBN 978‑2 330‑19969‑2

LETIZIA BATTAGLIA

SABRINA PISU

Je m’empare du monde où qu’il soit

traduit de l’italien par Eugenia Fano et Géraldine Bretault

À Leoluca Orlando et aux petites filles de Palerme

Ce livre

C’était il y a deux ans, par un après‑midi de chaleur étouffante. Je regardais Letizia Battaglia, une cigarette serrée entre les doigts, compagne inséparable de ses journées peuplées de pensées, de souvenirs, de maints projets dans lesquels elle s’absorbe en en fumant au moins une, avec enthousiasme ou une soudaine éclipse de tristesse. En fixant un point imperceptible au dessus de nous, elle la porte à ses lèvres, tire dessus, comme si c’était la dernière, comme si elle aspirait le monde entier en elle pour le souffler vers le ciel.

Nous sommes dehors, dans un des lieux culturels situés dans les anciens chantiers industriels de la Zisa 1 , elle est assise à une table en face de moi. Vue d’ici, Palerme ressemble presque à Berlin. Il y a toujours quelqu’un qui l’accompagne, des gens qui la cherchent, qui voudraient lui parler, l’interviewer, lui remettre un prix, lui proposer une exposition ou un workshop de photographie. Et, dans son grand sac à main posé au sol, qui finit toujours sous une chaise

1. Les Cantieri Culturali della Zisa sont un ancien site industriel datant de la fin du xixe siècle transformé en friche culturelle. Ils se situent à côté du château de la Zisa, dans l’Ouest de Palerme. (Toutes les notes de cette partie du livre sont de la traductrice.)

ou une table, son téléphone ne cesse de sonner, perdu entre son agenda, un stylo, tout aussi introuvable, et des listes de choses à faire sur des feuilles éparpillées, mais qui, comme par magie, finissent par s’ordonner et s’accomplir.

Letizia Battaglia, toujours accompagnée, et pour‑ tant toujours un peu seule.

Je l’écoute en me disant que sa vie est un roman qui raconte de façon unique et exemplaire le xxe siècle ita lien, et que son existence pourrait être la biographie d’une de ces femmes incomprises qui, à leur époque, ont eu le courage de se battre tout en étant conscientes des conséquences douloureuses de leurs choix. En accom‑ plissant le voyage le plus difficile entre tous, celui qui mène à soi, Letizia Battaglia savait qu’elle serait reje‑ tée de sa sphère tant privée que sociale.

Mue par le besoin de s’émanciper, d’être respec ‑ tée, et par un objectif qui ne s’est précisé qu’au fil du temps, elle a essayé de construire une société plus juste qui transcende le quotidien d’une vie de famille, d’épouse et de mère.

Avec une obstination et une ténacité rares, Letizia n’a cessé de réécrire sa propre histoire. Dans cette société patriarcale qui voulait des femmes obéissantes, fidèles, soumises culturellement, moralement, disposées à tout accepter, et donc à souffrir en silence, elle n’a jamais accepté le rôle de la figurante ou de l’éternelle inférieure. La photographie a été sa bonne étoile ; la pellicule de l’appareil, instrument de sa liberté, a révolutionné les fondements de sa vie et du photojournalisme. Leti‑ zia Battaglia et la photographie, toutes deux consti tuées d’une âme féminine, censées être les éternelles subalternes du milieu journalistique aux mains des

hommes, les seuls à avoir le droit de lire et de racon ter le monde. Mais, chemin faisant, toutes les deux se sont affranchies.

L’histoire de la conquête des droits des femmes, au‑ delà de celle que l’on peut lire dans les livres et les mani festes, s’est faite dans le concret, dans le quotidien de femmes humbles comme Letizia Battaglia qui ont su dire “non” en opérant des choix inédits, en réalisant des choses impensables et considérées comme impossibles à leur époque. C’est l’amour pour la vie et un désir d’honnêteté d’abord envers elle‑même qui l’ont poussée. La vie coule dans tout ce qu’elle fait, impétueuse, à des intensités différentes, comme dans ses photo graphies en noir et blanc, et ce, même dans celles des cadavres de la mafia. On voit ces corps à terre ne res pirant plus, et pourtant, on perçoit encore quelque part dans cette horreur un souffle de vie, une certaine beauté. Cette beauté ne se révèle pas uniquement grâce à la composition parfaite, presque théâtrale de ses images, mais aussi grâce à sa conviction profonde que Palerme peut renaître, qu’il peut y avoir une rédemp‑ tion pour cette ville alors qu’elle est dévorée par les guerres de mafias, alors qu’elle semble vouée à som‑ brer dans son propre sang, dans une société où la loi et l’État sont absents.

Une rédemption pour ces femmes de Palerme. Pour ces mères pauvres, seules, sans doute maltraitées en secret. Une rédemption pour ces petites filles, adultes avant l’âge, déjà tristes, au regard baissé puisque leur destin est désormais tout tracé. C’est comme si Letizia Battaglia leur disait à travers la photographie : “Levez la tête ! Vous pouvez être les protagonistes de votre vie, sortez de ces carcans historiques et sociaux. Gagnez votre bonheur, emparez vous en !”

Les petites filles et les femmes sont au premier plan de son univers photographique. Letizia ne s’est pas seule‑ ment battue pour elle ou pour les autres femmes, mais aussi pour tous “les justes 1”, les sans‑voix ou les préten‑ dus “fous” trop fragiles pour survivre dans cette société. Elle a toujours mis sa force au service de ceux qui n’en ont pas, tout en se reconnaissant dans leur fragilité. En ce sens, son engagement a toujours été politique.

Elle est fragile et forte à la fois. Ces deux traits, à l’origine de tout, se nourrissent d’un noyau intérieur, profond, destiné à rester secret et qu’elle‑même, sans doute, n’arrive pas à atteindre. Ses blessures intérieures l’agitent constamment, comme des plaques tecto niques souterraines qui l’empêchent, comme un fait naturel, de rester en place et d’être satisfaite. Letizia Battaglia, toujours en mouvement et sans cesse dans le questionnement.

Plus j’apprends à la connaître, plus je suis convain cue que son histoire mérite d’être racontée. Lorsque nous nous retrouvons enfin seules quelques minutes, je lui demande : “Tu veux écrire un livre avec moi sur ta vie et sur les années terribles de Palerme ? — Oui, je le veux, me répond‑elle sans hésiter, justement, j’y pensais ces derniers jours. C’est urgent, j’ai besoin de mettre de l’ordre dans mon passé, mon présent, et dans ce qui va arriver. Mais à la seule condition de parler d’autres choses que de photographie et de mafia. Je veux aussi parler de la vie, de la beauté, des femmes, de mes filles, de l’amour et des choses que j’aime faire.” Elle s’arrête et me sourit. Son rouge à lèvres rose s’est un peu estompé

1. Dans ce contexte le mot “justes” renvoie aux personnes qui se sont battues contre la mafia, qui en sont mortes ou qui paient les consé quences de leur engagement.

en marquant le mégot de cigarette occupé à s’éteindre dans le cendrier. “À part la photographie, qu’est‑ce que tu aimes faire le plus ?”

En bougeant, ses lèvres dessinent ce sourire joyeux qui la caractérise : “Pour être sincère, j’aime tout faire. Je fais tout avec plaisir, même la vaisselle. Et cuisiner, aussi. Je sais bien faire tous les plats siciliens. Je sais broder et tricoter. Tu le savais ? J’ai gagné mes pre miers sous dans la vie en faisant des ponchos que je vendais 14 000 lires 1 à des amis. Ils étaient longs, très à la mode. Je les faisais en deux jours et la laine me coû‑ tait 2 000 lires 2. Mais je ne me souviens plus par où je les commençais. Par le haut ou par le bas ?” Ces pon chos, me dis‑je, c’est la métaphore d’un éventuel récit de vie. Par quel bout commencer ? Cela n’a pas d’im portance. Pour elle, la vie est un tout qui défile comme ces pages nées spontanément, sans faux‑semblants, comme notre rencontre qui remonte à janvier 2016. Je lui avais écrit pour lui proposer d’organiser une exposition sur l’affaire Enrico Mattei 3 au Centre inter national de la photo graphie qui n’avait pas encore ouvert ses portes. Le projet consistait à montrer une série d’images inédites, certains de ses objets person‑ nels ainsi que de petites parties de l’avion dans lequel

1. Soit environ 7 €.

2. Soit environ 1 €.

3. Enrico Mattei, en mettant sur pied l’eni en 1953, une entreprise nationale de gaz et de pétrole, avait accompli le miracle économique italien. Sa société employait cinquante mille personnes. Il passait des accords avec les pays producteurs d’hydrocarbure en leur offrant de meilleures conditions contractuelles que les autres pays. Il a financé par exemple le fln pendant la guerre d’Algérie, il a traité avec l’Égypte de Nasser et l’urss de Khrouchtchev, etc. À une époque de guerre froide et de décolonisation, Enrico Mattei dérangeait l’oas, la cia et la mafia. Son avion s’est écrasé près de Milan le 27 octobre 1962.

le fondateur et président de l’eni avait perdu la vie le 27 octobre 1962. Trente ans après sa mort, lors de son enquête colossale, le magistrat Vincenzo Calia avait rassemblé avec zèle des documents nouveaux, des évaluations techniques et de nombreux témoignages prouvant que l’avion dans lequel voyageaient Enrico Mattei, le journaliste américain William McHale et le pilote Irnerio Bertuzzi avait été piégé avec une charge explosive causant sa déflagration au moment de l’at‑ terrissage. L’appareil s’est écrasé dans la campagne de Bascapè, près de l’aéroport de Milan. “Ce projet me touche beaucoup et je serais heureuse de le réaliser dans cette ville si complexe qu’est Palerme. On me confiera les galeries du Centre international de la photographie une fois que les travaux seront terminés. Sache que je n’aurai pas d’argent pour ce projet ni pour un autre, d’ailleurs. Je dois croire aux miracles si je veux faire quelque chose de bien. Mais nous devons organiser cette exposition. Elle est très importante”, m’avait‑ elle dit comme si on se connaissait déjà. Moi, j’étais exaltée rien qu’à l’idée qu’elle m’ait répondu. Avant elle, j’avais essuyé tellement de refus, en raison du thème. Désormais, je savais qu’il n’y avait que Letizia Battaglia qui pouvait accueillir une telle exposition. Nous nous étions écrit longtemps. Il avait fallu faire quelques allers‑retours à Palerme, et attendre l’ou ‑ verture du Centre international de la photographie. Les premiers moments que j’ai passés chez Letizia Battaglia resteront gravés dans ma mémoire. Elle, dans sa chambre à coucher, sa voix qui m’appelle de loin : “Viens, Sabrina.” Elle est sur son lit, allongée sur le ventre. “Je reçois toujours mes amis ainsi, m’explique t‑elle. Cette position soulage mon mal de dos, avec ces vertèbres qui n’en font qu’à leur tête.”

Elle me parle depuis les vagues de son couvre lit coloré mû par son corps. Comme les cendres d’un récipient débordant de mégots, sa poitrine s’échappe du décolleté de sa robe, qu’elle tente de rajuster déli‑ catement avec ses doigts. Je suis à peine arrivée que j’entends déjà le téléphone sonner, et les pas de son frère Salvatore qui vient lui rendre visite. “Tu vois, me dit elle avant de décrocher, ces dernières années, beaucoup de gens me contactent. Ça me surprend toujours. Ça me touche.” J’attends. Je sais que je vais devoir souvent attendre, avec elle. J’ai tout de suite compris que personne ne pouvait l’avoir rien qu’à soi.

Dans sa bibliothèque, il y a des dizaines et des dizaines de catalogues de ses expositions posés dans le désordre sur d’autres livres. Ses archives photos sont dans une autre pièce, dans la pénombre. À côté de son lit, un tiroir resté ouvert déborde de tous les cer‑ tificats et prix qu’elle a reçus, il y en a tellement que l’on pourrait remplir une autre pièce. Et sur le mur, il y a son portrait dessiné par ses arrière petites filles, qu’elle appelle les “petites jumelles”. On y voit son visage pétillant, avec des yeux rieurs comme ceux des dessins animés au milieu de ses cheveux fuchsia, “qui sont violets maintenant”, comme elle dit.

Mon regard s’arrête par hasard sur le clavier de son ordinateur, il manque la touche d’une lettre. “J’uti‑ lise un crayon, j’appuie ici, et ça fonctionne quand même”, m’explique‑t‑elle. Je me dis que Letizia Bat‑ taglia appartient à cette catégorie de gens qui veulent tout faire eux‑mêmes et que les obstacles, petits ou grands, ne les arrêtent pas.

Il a fallu du temps, nous nous sommes obstinées, et nous avons enfin organisé l’exposition. Elle a été inau‑ gurée en septembre 2018. Outre l’affaire Mattei, le

Centre international de la photographie de Palerme a accueilli durant ces années d’autres expositions inter‑ nationales. Letizia est fière de ce Centre. Elle va de l’avant avec “ses filles” de Palerme, dont elle est tou‑ jours entourée. Quand elle discute avec ses étudiants de liberté, de timidité, de photographie, je me rends compte qu’elle ne parle pas à eux, mais avec eux. Elle leur demande de quoi ils rêvent, elle les provoque, les pousse dans leurs retranchements, allume leur uni‑ vers, pas le sien comme cela arrive souvent quand un adulte s’adresse à des jeunes. Et son chien Pippo, qui était toujours à ses pieds, qui marchait à côté d’elle ; dans le fond, même s’il n’est plus là, il est toujours avec elle, couché sous la table pendant qu’elle parle.

“Il est très beau, le Centre, pas vrai ?” me demande t‑elle, balayant du regard ce qui l’entoure. Vraisem ‑ blablement, elle se pose la question à elle‑même, tout étonnée d’avoir encore une fois abattu tellement de travail et surmonté tant d’obstacles.

“Oui, il est très beau, lui ai je répondu.

Nous devons encore faire d’autres projets ensemble. Maintenant qu’on s’est trouvées, on ne se lâche plus, a‑t‑elle continué, avivant mon émotion.

Non, on ne se lâche plus.”

Et voilà ce livre, fruit de tant de récits, de longues et de brèves confidences recueillis chez elle, au Centre international de la photographie ou par téléphone durant la période de confinement lors de la pandé‑ mie de Covid.

En écrivant ces pages, nous avons découvert beau‑ coup de choses, parmi lesquelles sans doute la plus importante, à savoir que la mémoire individuelle appar tient aussi à la collectivité. En effet, ce dont on ne se souvient plus, ou pas clairement, nous est précisé par

ceux qui ont fait un bout de chemin avec nous. Ce phénomène est important dans le cas de Letizia Bat‑ taglia, car, à travers son histoire personnelle, nous tra versons celle de Palerme et de toute l’Italie. C’est bien pour cette raison que ces pages sont précieuses. Il a été difficile pour elle de se remémorer, de retracer sa vie et de la raconter. Des souvenirs douloureux se sont réveillés, des larmes ont coulé comme cela arrive tou jours quand on replonge dans son passé. “Il y a trop de choses que je garde en moi, et que je ne raconte rai jamais à personne, pas même à toi”, m’a‑t‑elle dit un jour. Et il est juste qu’il en soit ainsi. Elle a pleuré quand elle racontait sa vie intime, et à ces larmes là sont venues se mêler celles de sa vie de citoyenne enga‑ gée. Cela ne pouvait pas se passer autrement dans une existence comme la sienne. “Excuse‑moi, je n’arrive pas à continuer”, m’a‑t‑elle dit un jour tandis que nous parlions des assassinats de certains hommes d’État courageux comme Boris Giuliano, Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. Je n’oublierai jamais ses larmes de désespoir se mêlant aux miennes.

Pendant ce travail de remémoration, il y a eu aussi des moments de joie. Par exemple, lorsqu’a émergé le souvenir d’un masque baroque en pierre qui avait été volé à la fin des années 1980. Des voleurs l’avaient arraché d’un ancien immeuble du centre historique de Palerme. Ils avaient ensuite regretté leur geste et l’avaient restitué à Letizia Battaglia. À l’époque des faits, elle était conseillère municipale déléguée aux espaces verts et au mobilier urbain de la ville. À la suite de cette réminiscence, Letizia s’est rendue au service du patrimoine de Palerme pour demander où avait fini cette pièce décorative. En effet, elle était là, depuis

des années, dans un de leurs entrepôts. Ce masque est sorti de l’oubli et a enfin été restitué à la ville. La mémoire a aussi cette fonction : récupérer ce qui a été perdu afin que le futur soit à nouveau projeté.

Le futur, pour Letizia, a toujours eu un horizon infini de points d’ancrage comme la mer, “sa bien‑ aimée”, qu’elle touche du bout des doigts depuis un petit bateau en bois des années 1960 qu’un pêcheur à Ancône lui a offert lors de sa grande rétrospective “Storie di strade” (“Histoires de rues”) qui a eu lieu en 2020, au môle Vanvitelliana. “Parfois, j’aimerais vivre seule sur ce petit bateau, en pleine mer, me dit elle un jour au téléphone pendant qu’elle me raconte sa vie. Tu ne le sais sans doute pas, continue t elle, mais j’ai été la première femme à Palerme à piloter un bateau à moteur. Mais je faisais enlever les voiles parce que je ne pouvais pas le gouverner toute seule.” Letizia, pleine de surprises et d’aventures infinies.

Elle plonge la tête la première dans tout ce qu’elle aime faire, jusqu’à se noyer, mais, soudain, elle refait surface, tel un dauphin, avec plus d’énergie et de désir de vivre qu’auparavant.

“Avec le temps, j’ai mis de côté certains rêves et j’ai arrêté de me faire des illusions. Mais la mer, je la gar derai toujours auprès de moi, aussi longtemps que pos‑ sible”, m’a t elle écrit un jour, sans doute dans un de ces moments sombres où les déceptions, les souffrances et les angoisses l’oppressaient plus que d’ordinaire. Même quand elle était submergée par les émotions, elle allait de l’avant, ne cessant jamais d’être dans l’action, de faire, de créer quelque chose de beau, pour les autres.

Quand on lui explique quelque chose, un pro ‑ blème, ou quand on tire en longueur, elle dit toujours :

“Avanti !” J’ai toujours trouvé ce mot si fort et si riche de sens ; avec simplicité, il invite à continuer d’entre‑ prendre, à ne pas se laisser arrêter malgré les échecs ou les déceptions. Dans le fond, les pages qui suivent sont à leur tour une invitation à se battre, à s’empa rer du monde, comme Letizia Battaglia, avant que ce soit lui qui ne s’empare de nous.

Bref. Avanti !

Picchì idda 1 ?

J’ai l’urgence de mettre de l’ordre dans mes souve‑ nirs. Ils s’accumulent, ils sont confus comme moi, et certains m’oppressent plus que d’autres. Je suis fati‑ guée de canaliser mes émotions et de ne pas céder au besoin de fuir les souvenirs les plus dramatiques de ma vie. Mais il est nécessaire que je me remémore et que je traverse cette mémoire. C’est un devoir, même si, par moments, plonger dans le passé fait mal, très mal. En y songeant bien, je suis née plusieurs fois. Mon parcours n’a pas été rectiligne. Je me suis brisée, mais je me suis toujours relevée, et plus consciente qu’au‑ paravant. Je suis née à 39 ans et suis devenue une personne à part entière à cet âge‑là. C’est la photo‑ graphie qui m’a réinventée en tant que femme, qui m’a donné une identité, une autonomie, en m’aidant à surmonter les peurs et les épreuves de la vie. L’appa‑ reil photographique est arrivé dans mes mains un peu par hasard, un peu par besoin, et il a ouvert les portes de ma prison intérieure. Il m’a fait découvrir la liberté et qui je suis vraiment. Il a fallu des années, de nom‑ breuses années, pour que je puisse comprendre le sens de ma vie sur cette terre, la Sicile, et dans ce monde.

1. “Picchì idda ?”, en sicilien, signifie : “Pourquoi elle ?”

Dans les années 1970, lorsque j’ai commencé à tra vailler en tant que photographe, je voulais raconter Palerme, ma ville, dans ses paradoxes, et plus spécifi quement les écarts sociaux entre les riches et les pauvres. Je n’ai jamais pensé être une artiste ni ne me suis jamais sentie comme telle. Je photo graphiais pour subvenir à mes besoins, et pour figer en image ce qui suscitait en moi de la colère, de la pitié, de l’amour et de la beauté. À cette époque, je ne pensais pas encore à la mafia, parce qu’elle ne s’était pas encore révélée dans toute sa cruauté, son arrogance et sa force cor‑ ruptrice. Ensuite, tout s’est précipité, et la guerre civile a commencé : d’un côté il y avait les juges, la police et les gens honnêtes, de l’autre les mafieux avec leurs armes létales. La vérité est que le gouvernement ita lien n’a pas fait qu’ignorer cette guerre, mais il l’a auto‑ risée. Dès le début, il n’a pas entrepris ce qu’il fallait pour éradiquer la mafia de Palerme, et de la Sicile. Au contraire, grâce à une partie de ses institutions locales et nationales corrompues, il favorisait les mafieux, en échange de voix électorales. L’État italien a simplement été autant responsable que la mafia de ce qu’il s’est passé dans cette ville. Être conscients de ce fait était, et est encore, une source de grande souffrance pour moi et pour tous ceux qui ont lutté pour la légalité.

J’ai commencé à photo graphier ce carnage avec un modeste boîtier, je prenais les mafieux et leurs victimes, le cœur battant, avec une angoisse qui s’est transformée au fil du temps en désespoir. Je photo‑ graphiais, j’organisais ou participais à des événements contre la mafia.

À partir de 1985, je me suis impliquée dans la vie politique. J’ai été conseillère municipale. Ensuite, adjointe. Puis députée régionale. La dernière expérience

a été catastrophique, mais elle ne m’a pas changée. Ma passion est toujours restée intacte et je l’ai mise dans tout ce que j’ai fait : la photographie, la politique, le théâtre, le volontariat à l’hôpital psychiatrique, l’édi‑ tion et la vie quotidienne.

Aujourd’hui, malgré mon âge, j’ai encore de l’éner‑ gie et le désir de réaliser des choses. Palerme a encore besoin de moi et moi d’elle. Aussi longtemps que cela sera possible, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour changer les choses.

Il y a encore tellement à faire maintenant que je dirige le Centre international de la photographie. Certains appellent cet endroit le “miracle de Palerme”, mais il n’est rien d’autre qu’un objectif, parmi d’autres, que j’ai atteint en luttant fermement contre la lenteur bureaucratique et certains ennemis. La révolution, j’aime la faire ainsi : avec une douce obstination, sans demander la permission à quiconque. C’est moi qui ai eu l’idée de créer ce Centre à Palerme. En 2012, j’ai choisi, émue, le pavillon 18 des chantiers culturels de la Zisa. Le maire Leoluca Orlando a tenu sa promesse et mon rêve est devenu réalité. J’ai dû attendre cinq longues années. Leoluca Orlando m’a remis les clefs du lieu à une date symbolique : le jour de mes 82 ans, le 5 mars 2017. Le Centre a ouvert ses portes au public le 25 novembre. L’architecte Antonietta Iolanda Lima a réalisé gratuitement les plans. Cet espace polyvalent de 600 mètres carrés comporte des salles d’exposition où l’on organise également des workshops et d’autres événements culturels. Il accueillera également une bibliothèque baptisée du nom du grand photographe Gabriele Basilico, et Giovanna Calvenzi, son épouse et éditrice photo, nous fera don des livres de son mari. Je nourris le rêve d’un lieu pareil depuis quarante ans.

J’aime beaucoup travailler avec les gens, surtout avec les femmes. J’aime aussi la bonne photographie, et faire venir à Palerme des photographes étrangers de renommée internationale, c’était un de mes nombreux objectifs. Grâce au soutien gratuit de la commissaire américaine Melissa Harris, nous avons réussi à expo‑ ser les plus grandes artistes américaines ; Giovanna Calvenzi, encore elle, toujours à titre gracieux, a fait venir une exposition collective composée de quarante photographes sur la tragédie de l’immigration en Ita lie. Ces deux événements se sont réalisés comme par miracle, grâce à elles.

La liste des expositions organisées ces dernières années comprend de grands noms tels que Josef Koudelka, Donna Ferrato, Susan Meiselas, Mary Ellen Mark et Franco Zecchin.

Nous nous engageons également à soutenir de jeunes talents comme Nerina Toci et Eleonora Orlando, et à offrir un lieu de rencontre et d’échange. Cet endroit est ouvert à tous : aux jeunes et aux moins jeunes. Je n’aime pas les clivages. Je veux que les personnes âgées, les jeunes et les enfants soient réunis, parce que tout le monde a quelque chose à enseigner, à apprendre, quel que soit l’âge.

Nous avons déjà organisé une trentaine d’exposi tions avec peu d’argent, car il ne reste presque plus de fonds pour la culture. Il y a Valentina Greco – sans elle, le Centre ne pourrait pas fonctionner –, Roberto Timperi, qui s’occupe de la communication visuelle, Chiara Maio, qui m’accompagne et me soutient pro‑ fessionnellement depuis les Edizioni della battaglia, et Giulia Mariani. Chacun a son rôle ; avec nos capaci tés et très peu de moyens, nous arrivons à réaliser de petits et de grands chefs d’œuvre.

JE M’EMPARE DU MONDE OÙ QU’IL SOIT

La photojournaliste italienne Letizia Battaglia (1935-2022), connue pour son travail sur les crimes de la Cosa Nostra dans les années 1980 et 1990 à Palerme, raconte à son amie journaliste, Sabrina Pisu, sa vie professionnelle autant qu’intime. Elle explique le contexte politique et social dans lequel elle a pris les photographies qui ont été décisives dans la lutte antimafia et dans la mise en cause de certains hommes politiques. En 1985, le prix de photojournalisme W. Eugene Smith signe pour elle le début d’une reconnaissance internationale. À la même époque, elle s’engage dans la politique et l’écologie pour changer la vie quotidienne des Palermitains, malgré une certaine désillusion. À la mort des juges Falcone et Borsellino en 1992, elle décide de mettre fin à sa carrière de photoreporter et fonde les Edizioni della battaglia, qui publieront des textes et des pièces de théâtre antimafia.

Dans la seconde partie du livre, Sabrina Pisu revient sur le monde du journalisme italien, le contexte politique et la mafia tels qu’ils étaient dans les “années de plomb” en Italie.

Le destin de Letizia Battaglia, comme son nom le présageait, incarne les luttes contemporaines du féminisme, de l’engagement citoyen et de l’écologie.

Sabrina Pisu, journaliste, est née à Rome et vit aujourd’hui à Genève. Elle collabore avec divers médias dont la RSI (Radio-télévision suisse italophone) et l’hebdomadaire L’Espresso. Elle a reçu de nombreux prix, dont le prix Franco Giustolisi (2020), le prix international du journalisme Cristiana Matano (2021) et le prix 3 dicembre – Paolo Osiride Ferrero (2023).

Traduit de l’italien par Eugenia Fano et Géraldine Bretault.

Photographie de couverture : © Archivio Letizia Battaglia

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : JANV. 2025 / 26 € TTC France

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