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LE PRÉSENT MAI
Quand Abby ouvrit la tente, le crissement de la fermeture éclair rompit le silence de la nuit. Plus tôt dans la journée, elle avait apprécié cette paix. Seul le chant des oiseaux lui rappelait qu’ils n’étaient pas totalement isolés sur cette lande inconnue, elle et son petit ami Lenny. Mais le silence était devenu oppressant. Les oiseaux ne gazouillaient plus, ils s’étaient endormis quelque part parmi les petits tertres herbeux ou dans les broussailles, près de la tente. Ici, aucun arbre digne de ce nom. Aucune branche pour se percher. Dès que le couple avait quitté la région de Reykjavík, on aurait dit que la campagne entière avait adopté la coupe en brosse. Partout, la végétation était drue et basse. L’environnement avait d’abord dérouté Abby, puis elle s’était laissé apprivoiser par le paysage. Elle aimait le panorama à perte de vue. Les arbres ne lui manquaient pas. Elle avait toujours eu peur de la forêt. On lui avait lu tellement de contes dans sa jeunesse. Tant d’histoires d’enfants qui s’égaraient dans d’interminables forêts si semblables les unes aux autres qu’ils s’y engloutissaient. Certains étaient retrouvés, d’autres non. À dire vrai, le site de tourisme qu’elle avait consulté sur Internet ne lui avait laissé aucun doute sur le taux de disparitions dans un pays sans arbres. Comme dans les contes de son enfance, on en retrouvait certains, d’autres non.
Le vent avait tourné. L’air sentait la fumée. Près de la tente, ils avaient édifié un foyer circulaire en juxtaposant des pierres. S’il n’y avait pas d’arbres, les pierres ne manquaient pas. En guise de combustible, ils avaient utilisé les branches sèches que
Lenny avait récoltées dans les broussailles. Elles avaient brûlé si rapidement que les saucisses avaient noirci à l’extérieur, mais étaient restées froides à l’intérieur. Ils s’en étaient contentés parce qu’ils étaient soulagés que le feu se soit éteint aussi vite qu’il avait pris. Quand les branchages s’étaient embrasés, ils s’étaient rendu compte que si les flammes s’échappaient de leur cercle de pierres, elles dévoreraient la végétation environnante, la tente, et eux avec. Ce n’était pas la première fois qu’ils agissaient sur un coup de tête. Ce voyage en était la preuve. S’ils s’étaient donné le temps de la réflexion, elle ne serait pas en train de se réfugier sous cette tente, par cette nuit de printemps glaciale, dans un désert sans arbres mais prodigue en pierres et en bourrasques. Abby n’en oubliait pas pour autant l’insupportable canicule qui sévissait en Espagne. Ses épaules écarlates brûlées par le soleil s’en souvenaient. Quand ils ne réduisaient pas leurs mouvements au strict minimum –comme tendre le bras pour attraper une bouteille d’eau –ils étaient aussitôt en nage. Lenny supportait mieux les fortes températures. Comme il avait la peau mate, il résistait plus facilement aux coups de soleil. Il ne restait pas scotché toute la journée sous le parasol. L’hôtel n’était pas cher mais l’état du mobilier de plage laissait à désirer. Il fallait se lever tôt pour disposer d’un transat et d’un parasol en bon état. Pendant qu’elle survivait à l’ombre au bord de la piscine, Lenny s’échappait de temps en temps pour bavarder avec les autres clients ou lui apporter à boire et à manger. C’était seulement le soir qu’elle bougeait un peu. L’air restait étouffant, mais le soleil ne la harcelait plus.
Quand Lenny était revenu s’allonger sur son transat, il lui avait proposé de quitter l’Espagne et de voler vers l’Islande. Elle avait failli fondre en larmes. À lui seul, le nom de l’île lui avait fait l’effet d’une brume rafraîchissante. Quelques instants plus tôt, elle avait remarqué que ses orteils dépassaient sous le drap de plage censé lui protéger les jambes. Ils étaient aussi rouges que des saucisses cocktail.
Le soir venu, après le coucher du soleil, son enthousiasme pour l’Islande avait faibli. De multiples objections d’ordre pratique avaient fusé dans son esprit, mais elles n’avaient pas eu plus d’effet que des pétards mouillés. Ils n’allaient pas renoncer aussi vite. Elle s’était tout de même inquiétée du coût de l’hébergement et du transport. Il dépasserait largement leur budget, dans un pays aussi cher que l’Islande. Quand ils auraient réglé la location, au début du mois, il ne leur resterait plus grand-chose pour payer les frais de leur séjour. Leurs comptes bancaires étaient vides et ils avaient épuisé leurs autorisations de découvert. Leurs ressources se limitaient aux euros en espèces qu’ils avaient retirés avant de partir en Espagne. L’argent filait très vite entre leurs doigts. En y réfléchissant bien, leur idée était totalement irréalisable. Mais ils étaient partis quand même. Lenny l’avait convaincue du contraire.
Un touriste qu’il avait rencontré au bar de la piscine lui offrait deux vols gratuits pour l’Islande – il venait d’annuler son voyage. S’ils tenaient absolument à les mettre à leurs noms, ils devraient payer un supplément, mais ils pouvaient s’en passer. En plus, comme il avait loué deux vélos sur place, et que la réservation n’était pas remboursable, il leur proposait d’en profiter à sa place. Ils récupéreraient les vélos à leur arrivée en Islande.
Malheureusement, il n’avait pas prévu l’hôtel. En revanche, il leur cédait une tente et deux sacs de couchage. Quand ils avaient déballé l’équipement, ils s’étaient rendu compte que le touriste n’avait pas dû se ruiner.
On n’en a rien à foutre, de l’hôtel ! Ça sera cool de dormir sous la tente ! Là-bas, on peut camper n’importe où. Avec les vélos, on sera libres d’aller où on voudra. L’Islande est tellement incroyable qu’on n’aura pas besoin de faire beaucoup de route pour vivre des expériences fabuleuses. Il faudra juste acheter de quoi manger. Mais c’est pareil en Espagne.
Lenny avait réponse à tout. Malheureusement, ils étaient mal renseignés. Avant de se décider, ils avaient fait une recherche sur Internet. Ils avaient découvert qu’en vertu d’anciennes lois, les campeurs étaient autorisés à planter leur tente pratiquement n’importe où. Mais une fois sur place, les choses s’étaient révélées plus compliquées. Quand ils avaient invoqué lesdites lois, on leur avait ri au nez. Visiblement, les sites dédiés au tourisme interprétaient les lois très librement sur la Toile. Le premier soir, il leur avait fallu plusieurs heures pour trouver un emplacement. Le lendemain, au petit matin, on les avait chassés de la lande couverte de mousse où ils campaient, à la périphérie de Reykjavík. Depuis qu’ils avaient gagné les Basses Terres, ils espéraient qu’ils n’auraient plus ce genre d’ennuis. Pour l’instant, personne n’était venu les déloger.
Lenny était tellement pressé de quitter Reykjavík qu’il avait refusé d’y passer la première nuit, contrairement à ce qu’ils avaient prévu. D’après leur plan initial, ils auraient dû planter leur tente dans un camping proche d’une piscine géothermale. Mais Lenny était demeuré inflexible ; il voulait quitter la capitale sur-le-champ. Abby s’y attendait d’autant moins qu’il n’avait jamais manifesté le moindre goût pour les richesses de la nature. Il n’avait commencé à se détendre et à profiter du voyage qu’après avoir laissé loin derrière lui les zones urbaines. Elle ne s’était étonnée de rien, trop heureuse qu’il ait retrouvé sa bonne humeur. Elle avait peur que ces changements de dernière minute ne gâchent leur randonnée. Il avait essayé de lui cacher ses inquiétudes, mais elle le connaissait trop bien pour être dupe.
Une fois dans la tente, Abby remonta la fermeture éclair derrière elle. Après avoir quitté la route, ils s’étaient installés sur une prairie défraîchie très accidentée, près d’une zone couverte de petits buissons. Au-delà, s’élevait une montagne ni trop haute ni trop escarpée, dont l’escalade paraissait à leur portée – mais les apparences étaient trompeuses.
Malgré la pancarte à l’entrée de la prairie, il y avait peu de chances qu’on les chasse de l’emplacement qu’ils avaient eu tant de mal à atteindre avec leur équipement. Ils se trouvaient sur une propriété privée où le camping était strictement interdit, mais ils avaient ignoré l’avertissement. Depuis, comme le propriétaire ne s’était pas manifesté, ils se sentaient en sécurité. En dehors du petit village qu’ils avaient traversé à bicyclette, la plupart des gens qu’ils croisaient étaient des touristes. Les routes paraissaient réservées aux autobus et aux voitures de