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LE SYNDROME DU POISSON LUNE
UN MANIFESTE D’ANTI-MANAGEMENT
Préface de Cyril Dion
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Je ne suis rien, mais avec ce rien, je bousculerai le monde entier.
Laërte in William Shakespeare, Hamlet, acte IV, scène v1.
PRÉFACE ET SI LA SOLUTION ÉTAIT DE FAIRE CE QUI NOUS REND HEUREUX ?
Jesuis particulièrement touché d’avoir été sollicité par Emmanuel
Druon pour écrire la préface de son deuxième ouvrage. D’une part, parce que j’ai une grande admiration pour ce qu’il est, ce qu’il fait et la façon dont il le fait. Et, de l’autre, parce que je pense que dans ce livre et dans le témoignage de l’équipe de Pocheco réside une clé très importante pour résoudre les immenses problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Nous le savons désormais avec certitude, nous faisons face au plus grand péril écologique de l’histoire de l’humanité. Pour la première fois, il n’est pas totalement exclu que la hausse globale de la température de la planète (nous pourrions en 2100 connaître une température plus élevée sur le globe que ces trois derniers millions d’années ; or, aucune des espèces actuelles ne vivait avant cette époque…), adjointe à la destruction accélérée de nos écosystèmes et de milliers d’espèces animales et végétales (essentiellement pour soutenir une productivité et une croissance économique toujours plus importantes), fasse tout simplement disparaître une partie de notre espèce. Ce qui paraissait un mauvais scénario de science-fiction est en passe de devenir une réalité scientifique brutale et incontournable.
Parallèlement, nous plongeons toujours plus profondément dans la dépression économique. La dette de nos États, de nos entreprises et de nos ménages pèse chaque jour plus intensément sur nos économies, conduisant à tous les maux que nous connaissons : récession, faillites, chômage, réduction des services publics, creusement des inégalités…
Dans ce contexte, le tissu social se tend, exacerbant les frustrations, et menace de devenir explosif.
Pourtant, nos responsables politiques et les dirigeants des plus importantes entreprises mondiales continuent, comme s’ils n’avaient pas conscience de la gravité de ces enjeux, à appliquer des mesures d’un autre âge, à déployer des schémas qui ont déjà fait la preuve de leur inefficacité et même de leur dangerosité.
Le fossé se creuse entre les élus et leurs électeurs.
Que faire ?
Voilà une question que je me pose depuis de nombreuses années et plus encore depuis 2007, lorsque nous avons décidé de créer, avec le penseur et agroécologiste Pierre Rabhi, un mouvement appelé Colibris, pour aider à une mutation en profondeur de nos sociétés. L’objectif de Colibris est contenu dans la légende du même nom1 : aider chacun d’entre nous à “faire sa part” pour réinventer la société.
Car, partout sur la planète, d’autres hommes et femmes ont fait le même constat et se dressent pour construire un monde où l’être humain et la nature vivent en harmonie. Où ils sont plus importants que la croissance économique ou l’augmentation des profits.
Révolution des monnaies libres, systèmes de production agricole à très haut rendement sans pétrole ni mécanisation, régions produisant plus d’énergie renouvelable qu’elles n’en consomment, modèles de gouvernance permettant à des centaines de milliers de citoyens de participer aux grandes décisions de leurs pays, usines qui transforment leurs déchets en ressources pour d’autres usines, réseaux d’économies locales non délocalisables, pédagogies apprenant aux enfants à coopérer : ce nouveau monde pousse, tout près de nous. Pour lui donner de la visibilité, nous avons créé le magazine Kaizen, une collection de livres, des films2.
Pour aider à la propagation de ces initiatives, nous travaillons à relier les personnes qui cherchent comment agir et celles qui proposent des solutions, tant sur le Web que sur les territoires. Nous mettons en place des forums réunissant citoyens, élus et entrepreneurs, des formations, des outils…
1. Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : “Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !” Et le colibri lui répondit : “Je le sais, mais je fais ma part.”
2. Notamment Solutions locales pour un désordre global de Coline Serreau (2010).
Et tout cela aide, très certainement, à avancer, à faire mieux, à réduire nos difficultés. Pour autant, cela ne suffit pas. Loin de là. Les “militants”, ceux qui s’engagent, mettent à profit leur temps libre pour participer à des dynamiques associatives, organiser des débats, monter des projets, ne seront toujours qu’une minorité.
Nous avons besoin d’un changement encore plus profond : que chacun d’entre nous transforme ce qu’il fait au quotidien. Il ne s’agit pas pour nous de faire plus, mais de faire autrement ce que nous faisons déjà.
J’ai régulièrement la chance d’intervenir dans des lycées, collèges ou écoles préparatoires. Les questions qui me sont le plus souvent posées sont : “Que peut-on faire ?”, “Si nous ne devions faire qu’une chose pour améliorer la situation écologique, économique, sociale, ce serait quoi ?” Invariablement, je réponds : “Trouvez ce qui vous passionne le plus dans la vie, ce qui vous épanouit, vous permet d’exercer vos talents et faites-le. Ensuite, demandez-vous quel impact vous avez sur la planète et sur les autres êtres humains.” Le premier mouvement de ces jeunes est généralement une sorte de “C’est tout ?” Comme si ce n’était pas suffisant. Ou que la réponse était à côté de la question. Je leur explique alors que la plupart des comportements qui détruisent les écosystèmes ou déstructurent notre tissu social sont, à mon sens, des phénomènes de compensation. Que nous pouvons avoir tendance à remplir le vide de sens par le consumérisme. À oublier que notre travail ne nous plaît pas en partant, en avion, à l’autre bout du monde, pour un week-end. À masquer le peu d’estime que nous nous accordons par le cynisme et l’agressivité. À combler nos besoins de reconnaissance, notre profond sentiment d’insécurité, par la domination physique, intellectuelle, financière, sexuelle, la conquête territoriale, professionnelle, sportive… Évidemment, c’est un peu caricatural. Mais je ne crois pas être si loin de la réalité. Or, si nous ne nous attelons pas aux causes de ces comportements, nous pouvons bien continuer à nous agiter dans tous les sens, nous n’aurons pas l’impact nécessaire.
C’est pour cette raison qu’il me paraît fondamental de commencer par mettre de l’ordre en nous-mêmes. Et trouver, comme je l’écrivais plus haut, ce qui nous passionne le plus, ce qui nous permet d’exprimer nos talents et de nous épanouir. De cette façon, nous pourrons être utiles à notre communauté et récupérerons la disponibilité intellectuelle et émotionnelle nécessaire pour considérer les autres et le milieu naturel à leur juste valeur.
L’une des premières règles du management n’est-elle pas “la bonne personne à la bonne place” pour qu’une organisation fonctionne ?
Pourquoi en serait-il autrement dans une société ?
Un proverbe chinois dit : “Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie.” Et c’est pour moi le premier objectif à atteindre : quelque chose qui ressemble au bonheur.
C’est en général à cet instant de la démonstration que mes collégiens-lycéens-étudiants me disent : “Mais ce n’est pas possible de faire ce qu’on veut dans la vie !”
Et pourtant si. Même dans des conditions défavorables. Je pourrais passer des dizaines de pages à le démontrer. Mais il n’est pas facile de le concevoir, tant notre modèle éducatif nous entraîne à croire qu’il s’agit d’obtenir des diplômes, afin de s’insérer dans la société, trouver un travail (là où il y a de la place) et ainsi pouvoir “gagner sa vie”. Plutôt que de nous découvrir, d’acquérir le désir et le besoin d’apprendre, dans l’objectif de nous réaliser et d’être utiles aux autres.
En écrivant ce livre, Emmanuel Druon apporte un témoignage fondamental du fait que, comme le dit Pierre Rabhi, “notre vie vaut plus qu’un salaire”. Que nous ne sommes pas venus au monde pour participer au produit national brut. Ni pour travailler sans relâche au seul motif que nous avons besoin d’argent pour survivre. Nous avons besoin de créer du sens, de trouver nos voies, d’aider nos enfants et nos congénères à trouver la leur. Et de parvenir ensemble à ce point d’équilibre que l’on appelle harmonie.
À ce titre, l’exemple d’Emmanuel Druon et de toutes les personnes qui participent au projet Pocheco est une illustration que nos entreprises peuvent se réinventer, que nous pouvons trouver d’autres motifs que le profit pour œuvrer, d’autres moyens de travailler ensemble qu’une bête structure pyramidale. C’est possible, ces hommes et ces femmes l’ont montré. Puisse leur expérience en inspirer de nombreuses autres !
Cyril Dion, cofondateur de Colibris, directeur du magazine Kaizen.