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Projets musicaux à dimension sociale
Xavier Bouvier
Professeur d’ethnomusicologie, approches analytiques et ethnothéories, HESGE
Les projets musicaux revêtant un caractère d’action sociale se sont multipliés dans les dernières décennies. Ce foisonnement s’inscrit en particulier sous l’impulsion du programme d’éducation musicale développé au Venezuela dès 1975 par José Antonio Abreu. Originellement appelé Action Social para la Musica, le programme est aujourd’hui nommé Sistema Nacional de las Orquestas y Coros Juveniles e Infantiles de Venezuela ou plus simplement Sistema. Il est est basé sur une pratique musicale collective au sein d’orchestres, conçus comme instruments d’organisation sociale et de développement humaniste. Au fil des décennies, le programme s’est considérablement développé dans le pays, touchant aujourd’hui approximativement un million de jeunes. Le modèle s’est exporté dans la plupart des pays d’Amérique Latine et au-delà. Ainsi, Sistema Europe fédère des programmes de même nature dans les pays Européens, soutenus par des initiatives privées ou intégrés dans l’action des collectivités publiques.
José Antonio Abreu s’est exprimé maintes fois sur les valeurs qui sous-tendent le projet du Sistema. Dans sa conception, la musique apporte aux enfants la possibilité d’accéder dans leur formation à une échelle de valeurs spirituelles et humaines de haute transcendance. Son idéalisme le portait à penser que la pauvreté matérielle pouvait être contrebalancée par la richesse spirituelle qu’apporte la musique. Il considérait cette dimension de son projet comme universelle, transcendant les frontières et les styles musicaux - alors que sa réalisation pratique devait s’appuyer sur les spécificités et la diversité des cultures musicales. La pratique symphonique des grandes œuvres de la musique classique occidentale lui apparaissait comme un instrument idéal pour développer son projet collectif et ambitieux. Il accordait cependant beaucoup d’importance à l’identité artistique de son pays, et au fil des décennies, le Sistema a progressivement intégré une palette de pratiques collectives locales : musique caribéenne ou encore ensemble de guitares.
Le Sistema est sans doute la manifestation la plus visible d’une conjonction entre pratique de la musique et action sociale. Cette conjonction revêt des formes multiples : médiation de la musique dans le travail social, concerts à destination de publics ayant un accès limité aux lieux de production, co-construction de projets entre professionnels et amateurs, projets artistiques à valeur de diplomatie culturelle ou en lien avec la problématique de la Paix – tels que l’orchestre du Divan Occidental-Oriental de Daniel Barenboïm. De nombreux projets ont vu le jour en ethnomusicologie appliquée, une discipline relativement récente qui entend dépasser la recherche académique, à but de connaissance, pour s’investir dans des projets ayant un impact réel. De nombreuses publications ont construit le cadre méthodologique pour de tels projets, et un groupe de travail s’est constitué au sein de l’organe international de la discipline, le International Council for Traditional Music.
De nombreuses organisations non-gouvernementales sont actives dans des projets sociaux pour ou par la musique. Des bonnes pratiques peuvent être tirées de leurs expériences : construire les programmes avec les communautés, et les intégrer aux activités courantes, penser les interventions à long terme, suivre des modèles flexibles et agiles, laisser la place à la créativité et à l’innovation tout en respectant les patrimoines culturels. Certains programmes visent à la thérapie ou au soulagement en situation de crise, d’autres ont l’ambition de former des jeunes musiciens jusqu’à leur donner la possibilité de gagner leur vie comme musicien. Tous intègrent une dimension d’apprentissage et de travail commun. Cette visée d’excellence, de dépassement de soi, tend, dans une vision humaniste, à faire le meilleur usage de l’art musical pour la construction des personnes et des communautés.
Les institutions d’enseignement professionnel de la musique ont engagé une réflexion au sujet de cette dimension sociale de la profession. Financé par la communauté Européenne, les projets Strengthening Music in Society et Empowering Artists as Makers in Society de l’Association Européennes des Conservatoires (AEC) ont interrogé la responsabilité sociale des musiciens et des institutions qui les forment.
Dans de telles actions, la question de la diversité des traditions musicales et de leur préservation revêt une importance centrale. Parmi les programmes qui con- juguent préservation et action sociale, on peut citer à titre d’exemple les actions du Centre Ustatshakirt du Kirghizistan, une organisation non-gouvernementale fondée en 2003 avec le support du Aga Khan Music Programme.
Ustatshakirt est la version en langue kirghize du persan ustod-shogird, une expression signifiant maître-élève. Elle caractérise le mode de transmission traditionnel de toute l’Asie centrale, non seulement dans le domaine de la musique mais également dans de nombreux arts appliqués et professions. La fondatrice du programme, Dr Raziya Syrdybaeva l’a conçu en tenant compte de la situation spécifique de la culture de son pays. Sur un fond de traditions musicales kirghizes riches et diverses, la période de modernisation durant le 20e siècle a amené une forte occidentalisation de la musique et de ses institutions, avec la création de conservatoires sur le modèle de ceux de St Pétersbourg ou de Moscou. Cette modernisation a permis le développement d’une culture classique occidentale de haute qualité, mais au détriment parfois des arts traditionnels kirghizes.
Ustatshakirt vise à rétablir une pratique des musiques traditionnelles kirghizes. Le programme principal du centre, Umtul, propose aux écoles primaires une formation dans les arts kirghizes par le moyen de cours et d’ensembles collectifs de komuz, un instrument traditionnel à cordes pincées. Un programme complémentaire Muzchyrak, vise à la formation professionnelle et continue des professeurs de musique, et à la distribution d’instruments. L’impact du projet est réjouissant et plus de 10’000 élèves et 600 professeurs ont été formés par ce système. La cohérence, le soin et l’ambition du centre Ustatshakirt et de son équipe de formateurs garantissent le potentiel de durabilité du projet, qui vise à devenir un programme national.
La Haute école de musique de Genève collabore de longue date avec divers programmes à dimension sociale, tels que El Sistema au Venezuela, le programme NEOJIBA au Brésil, le Conservatoire Edward Saïd en Palestine, ou encore le programme du RET International à Mardin en Turquie. Les étudiants de la HEM sont appelés à enseigner dans ces structures, apportant leur compétence instrumentale, et leur connaissance du répertoire occidental. Rapidement cependant, l’idée s’est fait jour de développé une circulation bilatérale des cultures, et de profiter de ces échanges pour faire entrer les traditions du Moyen-Orient dans l’école. Nos partenaires ont accepté de nous envoyer des étudiants avancés ou de jeunes professeurs pratiquant les traditions musicale arabe classique ou turco-ottomanes.
Au-delà d’un répertoire d’une richesse considérable, ces musiciens ont apporté leur excellence en matière d’ornementation et d’improvisation, un domaine dans lequel les praticiens de la musique classique écrite manquent d’expertise avancée. Un ensemble oriental s’est constitué au sein de la HEM, qui rencontre un grand succès auprès des étudiants et du public.
Dans ce type d’échanges bilatéraux, le maître devient étudiant d’une tradition autre, et l’étudiant devient enseignant de sa propre tradition, dans un double rôle identifié par les Models for intercultural education de l’UNESCO. D’excellents musiciens classiques se retrouvent ainsi dans la position de débuter dans des pratiques qu’ils ne maîtrisent pas, et qui ne sont que partiellement transposables ou réductibles à la culture d’une musique classique « internationale ».
Le domaine de la musique est un lieu fascinant d’observation des identités culturelles et des relations géopolitiques. Souvent présentée comme un langage universel, l’art musical se décline en réalité en une palette infinie de pratiques locales, issues de traditions séculaires, qui forment une écologie culturelle fragile. Œuvrer à la résilience et à la durabilité de ces pratiques, un bien public mondial, c’est garantir une diversité culturelle qui permet aux traditions musicales d’entrer dans un riche dialogue, de s’inséminer l’une l’autre, forgeant des pratiques nouvelles que nous ne faisons que commencer d’entrevoir.
L’UNESCO s’est exprimé sur l’importance de l’intégration de la culture dans les processus, les stratégies et les politiques de développement dans l’ensemble des politiques publiques : réduction de la pauvreté par l’emploi, compétences et l’emploi dans le secteur culturel, ren- forcement de l’éducation de qualité pour tous et de la justice sociale, en passant par la fourniture de réponses adaptées au contexte pour favoriser la durabilité environnementale. Plutôt que d’être considérée comme un domaine politique isolé, l’UNESCO propose une vision de la culture comme dimension transversale favorisant un changement de paradigme vers des approches inclusives, centrées sur les personnes et adaptées au contexte.