Manger ensemble
oref www.lescahiers.eu/
322
Nyotaimori Le fe st in d’auto mne Alexandra Decraene. Curatrice.
La femme assiette — l’art du nyotaimori en japonais — est issue d’une tradition ancestrale oubliée, vestige d’une époque marquée par la toute-puissance des yakusas. Il y a environ 800 ans, les membres de la pègre japonaise pratiquaient cet art du déjeuner sur des jeunes vierges. Placé au centre de la table, le corps juvénile était paré d’une feuille de bananier sur lequel on disposait les mets de poisson cru ; il se voyait orné d’orchidées dissimulant ses plus intimes parties.
254
255
Manger ensemble
L’amusement est le besoin le plus criant et, bien entendu, le plus terrifiant de la nature humaine. Georges Bataille.
R
ituel aussi cruel que raffiné puisqu’il constituait un préliminaire au viol, mais aussi un pas décisif vers le statut de Geisha, le Nyotaimori était une activité aussi importante que la cérémonie du thé ou la pratique du samisen (instrument à corde). L’apprentissage de la geisha, débutait dès l’enfance et se prolongeait jusqu’à l’âge de ses seize ans. Il incarnait un service du plus haut degré de raffinement. Pour comprendre cette forme d’érotisme étrange consistant à réduire une femme à l’état d’objet et à tester son endurance, il existe un mot important en Japonais, gaman, signifiant que l’on supporte bravement une épreuve. “Dans cette culture qui repose sur le contrôle de soi, le nyotaimori relève presque du concours de gaman. C’est une épreuve d’art martial. Et pour les clients, une magnifique démonstration de stoïcisme qui appréciaient que cette femme “pure”, contraste avec sa prestation : une vierge impassible recouverte de fange, tenant tête aux hommes, capable de rester impassible en dépit de tout… Tel était le sens profond du nyotaimori : une épreuve”.
PRÉPARATION DE LA FEMME Femme et table dressées, ainsi se déroule l’érotique rituel. La jeune femme est soumise à une minutieuse préparation physique pendant deux heures durant, et contrainte à une diète hypocalorique préservant la fraicheur des chairs, celle de la nymphe comme celle des mets. Chaque partie du corps est méticuleusement poncée puis épilée, étape suivie d’un bain chaud à 45 degrés, où la jeune Geisha se frictionne avec une éponge et un savon non parfumé puis d’un sac de lin rempli de son (le nukabukuro) éliminant les peaux mortes. La toilette se clôt par une douche glacée,
256
257
Manger ensemble
Une épure du nyotaimori qui se prolonge jusqu’au choix de la salle : minimalisme des tatamis et cloisons coulissantes. Allongée directement sur le sol, ses cheveux déployés en éventail, la jeune fille, les yeux ouverts, fixe le plafond sans bouger pour couper la transpiration. Crèmes, huiles, laits ou déodorants sont formellement proscrits car ils pourraient altérer la saveur des mets. Une épure du nyotaimori qui se prolonge jusqu’au choix de la salle : minimalisme des tatamis et cloisons coulissantes. Allongée directement sur le sol, ses cheveux déployés en éventail, la jeune fille, les yeux ouverts, fixe le plafond sans bouger.
À TABLE Par le passé, différents types de sushis étaient placés en des endroits précis du corps qui transmettaient chacun leur propre énergie rituelle. L’anago (congre) et le poulpe muni de tentacules (tako), connus pour améliorer les performances sexuelles, étaient ainsi placés près du pubis. Cer-
tains sushis, parés de vertus aphrodisiaques — les gonades d’oursins (uni) préparés avec un oeuf de caille cru — se nichent parfois au creux des cuisses. Les œufs de saumon (ikura) qui symbolisent la force de caractère sont placés, eux, près du cœur.
ET MAINTENANT, POURQUOI ? Alexandra Decraene
Demandez à une japonaise si elle connait l’art du nyotaimori et elle baissera les yeux de pudeur. En effet, cette pratique érotico-culinaire est désormais tombée en désuétude au Japon. Parfois interdit, toujours dissimulé, le nyotaimori renaît aujourd’hui en Chine mais aussi aux Etats-Unis et en Angleterre. Un florissant business pour les restaurateurs Outre-Atlantique qui développent ces établissements d’initiés. Il demeure pourtant relativement inconnu en France, c’est pourquoi nous avons décidé de réaliser cette vidéo-performance, Festin d’automne. Les codes traditionnels du nyotaimori sont repris et enrichis de références propres aux surréalistes : l’écrivaine, plasticienne suisse, Meret Oppenheim en 1959 avec sa série intitulée “Festin” ; ou quelques années plus tôt, André Breton et Dali organisent des diners durant lesquels l’enveloppe féminine sert de mobilier. Enfin, les parures des convives rappellent l’absurde et l’onirisme chers à ce courant : impassibles geishas qui participent à leur tour au banquet, femmes transgenres, regards fardés qui conservent l’anonymat et brouillent la frontière entre le visible et l’invisible... La caméra nous place dans un rôle de voyeur et les protagonistes ne peuvent s’apercevoir de notre présence. Le festin se clôt par la disparition.S Paris
258
Jeune curatrice française, Alexandra Decraene essaie au fil des expositions de parler avec les mots les moins faux, les installations les moins injustes, des sujets qui taraudent notre époque : la fragilité, l'amour ou la consommation. Autodidacte en art, les contraintes des académies n’appesantissent pas ses sélections. Elle a fondé en 2011 “Paris je t’aime”, un parcours initiatique dans le Marais sur les manières d’aimer, et sa dernière exposition, “Fragile”, a été présentée à Hôtel de Gallifet, d’Aix en Provence et jusqu’à Noël 2012 à la Galerie Mazet de Paris.
Vidéo et photographies Réalisation : Alexandra Decraene. Chef opérateur : Nicolas Receveur. Maquillage : Audrey Rouan. Assistante : Leslie Kolosinski
Invités Claudia Squitieri, Marion Corrales, Boris Bielous, Juliette Bibasse, Patrice Peltier et Miss Marion Larissa Borges. Merci à Aurélie Trocheris, Michaël V. Dandrieux & Ken Higelin.
259