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récit IL ÉTAIT UNE FOIS ABIDJAN

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EN MODE NOUCHI !

EN MODE NOUCHI !

À l’origine, c’était un petit village, dans l’ombre de Grand-Bassam, premier point d’entrée colonial. Aujourd’hui, la troisième ville francophone du monde après Kinshasa et Paris s’impose comme un hub global, le centre névralgique de l’économie nationale, un véritable melting-pot de cultures et de peuples. La « Perle des lagunes », fiévreuse et tentaculaire, fascine, attire, se forge sa propre identité. Retour sur l’histoire de « Babi » et les événements qui ont façonné un destin hors norme. par Élodie Vermeil

Inauguration du nouveau port le 8 février 1951.

Selon le dernier recensement général de la population et de l’habitat effectué par l’Institut national de la statistique de Côte d’Ivoire, en 2021, les dix communes d’Abidjan (Abobo, Adjamé, Attécoubé, Cocody, Koumassi, Le Plateau, Marcory, Port-Bouët, Treichville et Yopougon) et ses quatre sous-préfectures (Anyama, Bingerville, Brofodoumé et Songon) comptent en tout 6 321 017 habitants, soit environ un cinquième de la population du pays. Difficile d’imaginer que ce centre urbain n’existait pas au début du XXe siècle et que, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, elle n’était encore qu’une petite bourgade coloniale de quelque 20 000 habitants.

Ville la plus peuplée de l’Afrique de l’Ouest francophone, Abidjan est aussi la troisième ville francophone du monde (derrière Kinshasa et Paris, et devant Montréal) et la deuxième métropole la plus peuplée de la région ouest-africaine (après Lagos). Un essor fulgurant, que son passage de capitale administrative et politique à capitale économique en 1983, ainsi que les nombreux atermoiements autour du transfert effectif de son administration à Yamoussoukro, n’ont en rien freiné, bien au contraire. Et d’autant moins depuis l’accession au pouvoir d’Alassane Ouattara, sous l’égide duquel la cité a opéré son grand retour sur la scène internationale, après des décennies de troubles sociopolitiques.

Corollaire de ce développement phénoménal, « Babi », véritable « salle des machines » du pays (en 2015, le district d’Abidjan représentait déjà 60 % du PIB national), se retrouve aujourd’hui confrontée aux problématiques que partagent la plupart des grandes villes africaines (explosion démographique, pénurie de logements, urbanisation sauvage, insalubrité, problèmes de mobilité et d’approvisionnement en nourriture et en énergie, etc.), et grandit plus vite qu’il est possible de la penser et de l’admi nistrer, « digérant » progressivement ses voisines (Bingerville, Grand-Bassam, Jacqueville, etc.), désormais plus ou moins assimilées à des satellites de la « ville-mère ». Pourtant, cette « fille du fer et de la mer » (en référence au tracé de la voie ferrée et au percement du canal de Vridi, deux événements majeurs qui ont marqué son histoire et forgé son destin) continue d’exercer un attrait indéniable sur les États de la sous-région et au-delà, et reste une destination panafricaine incontournable pour se chercher, se trouver, travailler et s’enjailler.

À L’ORIGINE

D’après une légende communément admise et répandue, le nom d’Abidjan (d’abord appelée et orthographiée « M’Bidjan », puis « Abijean ») serait une création française née d’un quiproquo. Une petite fable tenace raconte en effet que, à l’époque où explorateurs, militaires, capitaines de mission et topographes sillonnaient la région afin de déterminer l’endroit le plus approprié à la construction d’un port intérieur et d’établir un tracé pour la voie de pénétration ferroviaire à travers le territoire, l’un d’eux croisa dans la forêt qui s’étendait alors près de l’actuelle baie de Cocody un vieil homme (ou une vieille femme, c’est selon) qui revenait des champs, les bras chargés de branchages feuillus destinés à la réfection du toit de sa case. À la question de l’étranger égaré voulant savoir où il se trouvait, l’autochtone, ne comprenant pas la langue du colon, et imaginant sans doute qu’il avait à se justifier de sa présence en ces lieux, aurait candidement répondu : « N’tchan M’bidjan ! » (« Je reviens de couper des feuilles » en langue ébriée), avant de s’enfuir. L’Européen, qui avait simplement demandé le nom du village le plus proche, aurait consigné l’exclamation déformée dans son calepin et déclaré par la suite que le village en question s’appelait Abidjan. La réalité, bien que moins folklorique, a le mérite de restituer aux peuples originels de la Perle des lagunes la paternité de l’appellation retenue par l’administration et l’histoire : « Abidjan » était tout simplement le nom de l’endroit où vivaient les Bidjans, une branche du groupe ethnique des Tchamans – aujourd’hui connus sous le nom d’Ébriés –, probablement issu d’une fusion de groupes indigènes et de migrants d’origines diverses, dont l’éclatement pour raisons politiques dispersa une dizaine de sous-groupes (Badjin, Bago, Bidjans, Bobo, Diepo, Kwè, Niangon, Nonkwa, Songon, Yopougon, etc.) le long de la lagune Ébrié. Injustice de l’histoire, les Bidjans ont semble-t-il eux-mêmes été précédé, sur le territoire qu’ils baptiseront Abidjan, d’une population de pêcheurs dont tout le monde a oublié le nom… Ces derniers ont fini par être assimilés aux Cocoli – véritable nom de l’actuelle Cocody –, descendants d’un peuple ancien vivant depuis longtemps de la pêche en lagune Ébrié, que les Bidjans ont intégrés à leur ensemble et reconnaissent officiellement comme étant les premiers occupants. Dans leurs exodes successifs, les membres de ce groupe composite ont essaimé d’Abobo-Baoulé à l’actuel zoo, avant de migrer vers l’emplacement du futur Plateau, puis vers Lokodjro, pour s’établir définitivement dans l’actuelle commune d’Adjamé.

Ce cliché de 1958 montre l’ancien pont flottant, à gauche, avant sa disparition au profit du pont Félix Houphouët-Boigny, au centre.

À l’époque de cette rencontre présumée entre l’autochtone et son interlocuteur, Abidjan n’était encore qu’un agrégat de petits villages de pêcheurs, et plusieurs décennies se sont écoulées avant qu’elle devienne la tête de pont de l’une des colonies les plus florissantes de l’Afrique-Occidentale française (AOF), puis incarne le « miracle ivoirien ». Une volonté qui a orienté son développement dans une direction purement utilitaire, doublée d’une vocation de représentation alimentant une rhétorique officielle de l’extraordinaire inscrite dans son ADN.

Connue des navigateurs portugais depuis le XV e siècle, Grand-Bassam attisa la convoitise de la France dès le XIXe siècle : avec Assinie (premier point d’ancrage des Français en Côte d’Ivoire) et le Gabon, il avait en effet été répertorié parmi les sites côtiers du golfe de Guinée dignes d’intérêt commercial. Dans le contexte de course aux comptoirs qui l’opposait alors aux autres nations européennes – particulièrement la Grande-Bretagne –, la France concrétisa ses prises de contact antérieures par le biais de traités passés avec les chefs des régions lagunaires. Le 19 février 1842 fut ainsi signé un document qui « [concédait] au roi des Français, en toute souveraineté, le pays et la rivière de Grand-Bassam », et aux Français « le droit d’y [construire] toute bâtisse et fortification qu’ils [jugeraient] utiles […] ». En échange, « la France [accordait] une protection au roi et à son peuple » et s’engageait à verser une coutume annuelle aux signataires bassamois. La prise de possession officielle du territoire de Bassam par la France eut lieu le 28 septembre 1843. Les toutes premières factoreries, points de traite fixes que les navires desservaient régulièrement, s’installèrent autour du fort, drainant bientôt une population venue de toute l’Afrique de l’Ouest. Une implantation qui n’alla pas sans heurts, la politique répressive des Français et leur volonté manifeste de contrôler le pays aboutissant bientôt à un soulèvement général de tous les groupes ethniques du bas Comoé et de la lagune. Commença alors une période d’occupation, freinée par quelques rébellions sporadiques et une alliée inattendue : la fièvre jaune, dont deux épisodes, en 1852 et 1857, décimèrent une bonne partie de la population européenne. En dépit de ce fléau sanitaire, et malgré les affrontements répétés qui rythmaient en ce temps-là les rapports franco-bassamois, l’activité commerciale du petit comptoir connut un développement prodigieux. Aussi, lorsque la Côte d’Ivoire fut érigée colonie en 1893, Grand-Bassam, qui absorbait alors les deux tiers du commerce de la Côte de l’Or française, devint naturellement son chef-lieu. Un statut auquel l’épidémie de fièvre jaune particulièrement meurtrière de 1899, fauchant les trois quarts des Français présents, porta un coup fatal.

Trois Capitales Pour Une Colonie

Dès 1897, son caractère quasi endémique poussa l’administration coloniale à envisager le transfert de son chef-lieu vers un site plus apte à accueillir les Européens, en même temps qu’elle étudiait la question de la création d’un port relié aux localités de l’intérieur du pays et à l’hinterland par le chemin de fer, et à la mer par un canal de jonction. Parmi les choix retenus, Drewin (non loin de Sassandra, sur la côte ouest) et Abidjan-Santé. À une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Grand-Bassam, ce site présentait, en plus de sa configuration en baie, l’avantage d’être dominé par une colline de 30 mètres de hauteur, se prêtant « merveilleusement à l’installation d’une ville salubre bâtie en amphithéâtre ». La seule difficulté résidant dans le « creusement d’un canal de 1 km environ à travers la langue de sable qui sépare la mer de la lagune […], la création d’un port et d’une capitale à Abidjan [offrait] donc cet immense avantage de ne rien changer aux habitudes commerciales de la Colonie », comme le précisait le capitaine du génie Maurice Houdaille dans un rapport adressé au ministère des Colonies en 1899. Le 30 août 1897, la décision d’ériger Abidjan-Santé en capitale définitive de la Côte d’Ivoire fut communiquée à l’administration. Le 15 août 1900, en attendant que le lieu retenu soit doté de toutes les infrastructures nécessaires à une installation pérenne des Européens, la capitale fut provisoirement transférée sur un plateau en hauteur situé entre les villages d’Akwè-Santé et d’Akwè-Adjamé, qui fut baptisé du nom tchaman d’Adjamé-Santé avant d’être renommé Bingerville en hommage au premier gouverneur de la colonie, Louis-Gustave Binger. « Cité-dortoir » de transition et centre administratif sans vie réelle, Bingerville ne menaça jamais l’hégémonie de Grand-Bassam, qui continua de jouer un rôle économique de premier plan jusque vers 1930 et n’enregistra plus aucune épidémie de fièvre jaune à compter de 1904, année où furent achevés les travaux de remblaiement des zones marécageuses entourant la ville. La colonie de Côte d’Ivoire se retrouvait ainsi dotée de trois capitales : Grand-Bassam, capitale économique ; Abidjan, futur chef-lieu ; et Bingerville, capitale intérimaire qui serait abandonnée sitôt les travaux de percement du cordon littoral et de construction du port achevés. Ces derniers furent autorisés par décret en 1903, et la construction de la voie ferroviaire et du port fut lancée en 1904.

Le creusement du canal – préalable indispensable à l’établissement d’un port intérieur destiné à faire d’Abidjan un grand centre commercial capable de damer le pion à Grand-Bassam –, mis en échec par des ensablements répétés, cristallisa les divergences d’opinions des administrateurs sur la pertinence du choix du futur chef-lieu. Si, parmi eux, beaucoup plaidaient en faveur de Bingerville et de ses nombreux atouts naturels (carrières de sable et de pierre facilitant l’urbanisation, nombreuses sources d’eau potable pour alimenter les Européens, altitude supérieure à celle d’Abidjan-Santé favorisant des températures plus clémentes ainsi qu’une meilleure salubrité, etc.), d’autres souhaitaient en revanche le retour au statu quo et le reclassement de Bassam. Galvanisée par l’inauguration de son wharf en juillet 1901, puis l’assainissement de ses environs, la cité commerciale, qui jouissait par ailleurs d’un excellent réseau de cours d’eau, abrita dès 1908 la direction des douanes et le tribunal de première instance, ainsi que de nouveaux services administratifs comme le Trésor. Après la Grande Guerre, elle connut une période particulièrement faste portée par l’industrie du bois.

Le Sacre De La Cit

Pendant ce temps, les travaux de construction du chemin de fer et le lotissement d’Abidjan allaient bon train. Bientôt, la capitale en devenir hébergea les Douanes, les PTT, l’Église catholique, l’armée, etc. Dès 1904, les villages tchamans occupant le site de l’actuel Plateau furent déplacés pour permettre l’aménagement du terre-plein destiné à accueillir les entreprises commerciales de la colonie. Cette annexion progressive, menée entre 1904 et 1934, aboutit à la création d’une « cité blanche », érigée sur une parcelle de terre « protégée » des agglomérations indigènes par la lagune Ébrié au sud, les baies du Banco et de Cocody à l’est et à l’ouest, et les camps militaires Mangin et Galliéni au nord. La première phase de développement d’Abidjan était lancée. En 1912, le commandant du cercle des lagunes, qui jusque-là siégeait toujours à Bassam, y transféra sa résidence. La petite bourgade coloniale, bâtie sur le principe de la ségrégation raciale et résidentielle, comptait alors 1 400 habitants, essentiellement concentrés à Treichville (cité noire ouvrière) et au Plateau (cité blanche administrative).

Promenade du président Félix Houphouët-Boigny (en blanc), au Plateau, le 9 janvier 1986.

Le 28 novembre 1920, le Conseil de gouvernement de l’AOF entérinait la décision de faire d’Abidjan le chef-lieu de la Côte d’Ivoire. Le nouveau wharf de Port-Bouët – ouvert en 1927 pour désengorger celui de Grand-Bassam –, relié au chemin de fer en 1931, acheva de parer la ville de tous les attributs d’un grand centre économique et commercial. Les navires de fret se détournèrent peu à peu de Bassam pour se diriger directement vers Port-Bouët, qui devint un relais privilégié de diffusion des produits européens vers l’intérieur du pays, favorisée par une présence libanaise grandissante. En 1928, un premier plan d’urbanisme fut rendu public et, en 1931, Le Plateau et Treichville furent reliés l’un à l’autre par un pont métallique flottant qui remplaça le bac utilisé jusqu’alors (cette passerelle mobile fut elle-même remplacée en 1957 par le pont Félix Houphouët-Boigny). Cette même année, un premier adressage des rues fut mis en place tandis que l’on adopta un système de numérotation pour les quartiers indigènes (Treichville et Adjamé, notamment). En 1933, les principaux bâtiments administratifs, sociaux et religieux du Plateau étaient achevés : cathédrale SaintPaul (1913), hôpital central (1918), palais du gouverneur (1932), hôtel Bardon (1933), devenu par la suite hôtel du Parc – le premier d’Afrique francophone à être climatisé, où travailleront les premiers barman et maître d’hôtel du continent…

Le 1er juillet 1934, Abidjan, érigée chef-lieu de la colonie par le décret du 10 août 1933, reçut son statut définitif de nouvelle capitale officielle, décrite en ces termes par le gouverneur Reste lors de la fête du transfert, le 17 août 1934 : « Regardez la carte, jetez un regard sur toutes ces routes, routes créatrices de vie, routes porteuses qui partant des rives de l’océan vont jusqu’à l’intérieur des terres de peuples. Voyez […] Abidjan, la capitale que nous fêtons aujourd’hui, la grande ville de l’avenir, car le jour est proche où les navires mouilleront dans son port : alors elle deviendra le grand entrepôt de tout un monde […]. Le transfert que nous fêtons aujourd’hui est plus qu’un acte administratif ; c’est un symbole. […] C’est la nouvelle porte d’entrée, largement ouverte à tous les hommes de bonne volonté, à tous ceux qui voulaient contribuer à la grandeur de la France » : maind’œuvre sous-régionale bien sûr, pour construire et construire encore. Et, plus tard, jeunes gens de la « génération 1940 », qu’une partie de la classe politique encouragea vivement à s’expatrier pour faire fructifier en espèces sonnantes et trébuchantes les opportunités offertes par ce Far South, alors pièce maîtresse de l’Union française.

« TOUJOURS PLUS HAUT GRÂCE À LA MER »

La devise Mari semper altior a été adoptée par l’administration coloniale pour souligner la vocation portuaire qui a fait la grandeur et l’importance sous-régionale d’Abidjan. En effet, si le chemin de fer, figure de proue du développement de la Côte d’Ivoire, a permis la naissance de la capitale, c’est au port qu’elle doit réellement son essor fulgurant. En juillet 1950, après quasiment un demi-siècle d’échecs, d’études, de remaniements, de reports et d’interruptions, le canal de Vridi était enfin ouvert au trafic – en présence d’un certain François Mitterrand, alors ministre de l’Outre-mer –, offrant aux navires l’immense plan d’eau abrité de la lagune, particulièrement propice aux opérations de manutention. Sept mois plus tard, en février 1951, était inauguré le port d’Abidjan, dont les quais peuvent accueillir des navires à fort tirant d’eau. L’installation officielle de la cour d’appel (qui jusque-là siégeait à

En 1970, le cœur d’Abidjan se dessine, et les bâtiments qui feront du Plateau le quartier des affaires s’implantent. Conçue par l’Italien Rinaldo Olivieri, la Pyramide, alors en construction, est l’un des premiers édifices de grande hauteur qui y est construit et l’un des plus connus grâce à son architecture novatrice.

Grand-Bassam) en décembre 1954 a marqué la fin des opérations de transfert entamées en 1934, tandis que l’achèvement, en 1955, des 1 150 km de voie ferrée reliant Abidjan à Ouagadougou et desservant un arrière-pays généreusement pourvu en matières premières, consacrait la suprématie de la nouvelle capitale. Il semble que plus rien désormais ne peut enrayer le développement économique et industriel de ce « petit pays de cocagne » qui a vu sa population tripler entre 1950 et 1960, et dont la croissance, dès lors, sera toujours sous-estimée. Sous l’égide du premier président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, qui est aussi depuis 1956 le premier maire de la commune de plein exercice, Abidjan – qui compte alors environ 200 000 habitants – devient la « vitrine » de l’Afrique de l’Ouest, se parant d’attributs qui symbolisent la réussite du pays.

La commune du Plateau est choisie pour assurer cette fonction de représentation et alimenter la rhétorique du mythe abidjanais. Cœur névralgique de la cité, cet « hypercentre » sera par la suite celui de la Côte d’Ivoire indépendante, et les autorités feront abattre une partie de son bâti colonial pour le remplacer par des ouvrages prestigieux traduisant dans le béton et le verre l’idéal d’une société moderne inspirée du rêve américain. Dans l’euphorie économique des « vingt glorieuses » qui s’ouvrent alors, rien n’est trop beau pour la Perle des lagunes, et le président-bâtisseur s’adjoint les services de nombreux talents qui, ensemble, contribuent à créer ce Manhattan des tropiques au profil reconnaissable entre tous. C’est également là que sont réunies toutes les institutions liées à la vie politique, économique et sociale du pays : palais présidentiel, ministères, palais de justice, Assemblée nationale, Cour suprême, état-major des Forces armées, directions générales des douanes et de la sûreté, radio nationale, hôtel de ville, etc. Si la construction d’Abidjan en général et du Plateau en particulier est intimement liée à celle du jeune État, elle est aussi le reflet d’une certaine vision du pouvoir chère à son premier président, et d’une farouche volonté d’affirmation nationale : à travers ces aménagements somptuaires, il s’agit d’afficher la singularité de la réussite ivoirienne en Afrique de l’Ouest. « Félix Houphouët-Boigny a toujours projeté le pouvoir comme quelque chose de grand et de sacré, analyse le sociologue Rodrigue Koné. L’architecture de l’époque traduit très bien cette vision, notamment le palais présidentiel en forme de siège royal akan, qui fut érigé en lieu et place de l’ancien palais du gouverneur. Le Plateau concentre un moment de gloire économique du pays et symbolise cette notion de grandeur du pouvoir qui rencontrait les défis de la construction d’une Côte d’Ivoire moderne au lendemain de l’indépendance. »

« BABI » LA DYNAMIQUE ET « YAKRO » L’ENDORMIE

Cette ambition à incarner d’abord un hub commercial et industriel d’envergure, puis l’idéal d’une société capable de soutenir la comparaison avec l’Occident porte aussi en elle les prémices d’une forme de « dérèglement de la cité », développée selon une trame et une vision qui ne prennent pas en compte la sociologie fondamentale des lieux et ne correspondent pas aux modes de vivre et d’habiter locaux. À la ville coloniale (19301950) ont succédé la ville portuaire (1950-1970), les villes nouvelles (1970-1990), puis la mégapole (depuis 1990), dont l’accroissement en tache d’huile favorise l’émergence – dans les « vides » laissés par ses nouveaux foyers de peuplement (Koumassi l’industrieuse, Cocody la résidentielle, Yopougon la populaire, Abobo la marginale, etc.) – d’une sorte d’urbanisme aléatoire qui s’autogénère dans l’urgence, échappant à tout contrôle. Abidjan est un organisme vivant qui croît en absorbant tout sur son passage, mais la ville continue d’exercer un pouvoir d’attraction inhérent à son histoire, aujourd’hui largement alimenté par la puissance du soft power ivoirien. Preuve suprême de son inaltérable attractivité, le transfert de la capitale du pays d’Abidjan à Yamoussoukro, acté par la loi no 83-242 du 21 mars 1983 et rendu applicable en 1997 sous la présidence d’Henri Konan Bédié, fait partie de ces dossiers en souffrance hérités par chaque chef d’État depuis la mort du Vieux. La Perle des lagunes a beau clairement étouffer et la « Perle des savanes » être prête à lui apporter une bouffée d’oxygène salvatrice, dans les faits, nul ne semble partant pour aller vivre à Yamoussoukro, bourgade provinciale endormie qui constitue tout au plus une échappée belle dépaysante où aller respirer le « bon air » le temps d’un week-end. Quelques jalons ont bien été posés ces dernières années – le plus investi dans ce projet de transfert, pour des raisons politiques évidentes mais peut-être aussi en raison de sa formation d’historien, restant paradoxalement Laurent

Gbagbo –, avec la construction de l’hôtel des Parlementaires, la délimitation de la zone politique et administrative, un Parlement inachevé et l’installation sur place de la Chambre des rois et des chefs traditionnels, etc. Mais Abidjan continue de concentrer l’essentiel du pouvoir économique, judiciaire, militaire et politique, et ne semble pas près de céder sa couronne.

L’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara en 2011 va même entraîner une formidable revitalisation de la ville, avec la rénovation du patrimoine de l’État, la mise en place de nombreux chantiers d’infrastructures, la construction de nouveaux ponts au-dessus des eaux de la lagune, une autoroute de contournement, le développement de nouveaux quartiers à Riviera, en Zone 4, près de l’aéroport, ou encore l’extension récente de son port… La ville s’est largement réouverte au monde avec ses restaurants, ses galeries d’arts, ses hôtels de luxe, restaurés ou récents, ses lieux de nuits endiablées. Et elle se prépare à accueillir dans quelques mois la Coupe d’Afrique des nations de football. Abidjan n’a pas fini de mener la danse, et dans les eaux troubles de sa lagune, les Mami Wata chantent toujours, attirant à elles une foule d’Ulysse charmés par ses promesses… ■

Le ministre dans son bureau.

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