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URBANISME PENSER AUSSI LE FUTUR
from AM Hors série
by afmag
« Abidjan est douce », a-t-on l’habitude de dire. Mais pour que l’adage colle à la réalité, il faudra agir. Siriki Sangaré, président de la Chambre nationale des promoteurs et constructeurs agréés de Côte d’Ivoire ainsi que de la Fédération des promoteurs immobiliers d’Afrique de l’Ouest, et Sirandou Diawara, architecte, tracent les perspectives d’une évolution plus harmonieuse pour la mégapole. propos recueillis par Philippe Di Nacera
Ensuite : Abidjan se développe-t-elle, selon vous, de manière ordonnée ou anarchique ?
Sirandou Diawara : Il faut déjà dire que, contrairement à la pratique la plus répandue dans toute la sous-région, Abidjan dispose d’un plan directeur mis en place sous Houphouët-Boigny. On peut parler de continuité de son développement. Mais une sorte d'implantation anarchique est venue se substituer au plan prévu, à cause de la forte augmentation de sa population.
Siriki Sangaré : C’est vrai qu’elle bénéficie d’un plan directeur, et c’est rare. De 1960 à 1974, Félix Houphouët-Boigny a travaillé sur la notion de « ville ». Il a mis en place un plan d’urbanisation, agrémenté d’une planification et d’une gestion de l’aménagement urbain. Mais comme dans toutes les cités africaines, nous sommes dans une phase de « mouvement », d’« urbanisation de transition ». Nous avons vécu un exode rural. Les grandes villes sont constituées de gros villages préexistants, qui ont gagné en proportion et enflé avec l’afflux de populations venant d’ailleurs. C’est un processus d’urbanisation différent de ce que nous observons en Occident. Nos villes se fabriquent avec les réalités africaines. Voyez par exemple le cas d’Abobo, l’une des grosses communes populaires d’Abidjan. Les gens s’y installent sans respecter le plan directeur de la ville, et cela crée des bidonvilles. Nous sommes dans une situation où nous devons penser la suite, adapter l’urbanisation à la nouvelle donne, planifier l’emplacement et le nombre de logements, mettre en place des infrastructures adaptées, notamment d’assainissement. Ce travail pour rattraper ce qui doit l’être a été engagé. C’est un processus complexe et coûteux.
Félix Houphouët-Boigny a tracé les grands axes du développement d’Abidjan, mais la réalité ne correspond pas à ce qui avait été prévu il y a cinquante ans…
S.D. : En effet, car c’est la capitale de l’Afrique de l’Ouest, et la ville la plus stable de toute la sous-région. Elle est cosmopolite, très attractive. On a envie de s’y établir pour son rayonnement international ! Donc elle a dépassé toutes les attentes d’Houphouët-Boigny.
Mais il faut aussi rappeler que le pays a été en crise pendant au moins une décennie dans les années 2000. Cette période a mis à l’arrêt l’exécution du plan directeur d’Abidjan. Tout a été gelé. Il n’a reçu aucun enrichissement. Toutefois, j’insiste, celui-ci existe, et les autorités, en travaillant à son actualisation nécessaire, s’appuient sur lui pour reprendre le chemin qui avait été interrompu. Cette décennie de crises politiques a-t-elle véritablement retardé le développement urbain de la ville ?
S.S. : Ces dix ans ont fortement impacté la réalisation des infrastructures et des aménagements liés au développement urbain. C’est aussi l’une des causes du déficit de 600 000 logements que nous connaissons. Abidjan a considérablement vu augmenter sa population. Malheureusement, les ouvrages prévus dans le plan, qui n’étaient déjà plus suffisants, n’ont pas été réalisés. Il faut tout réadapter : la mobilité, l’habitation, l’environnement. Toutefois, il faut tenir compte de la culture. C’est vrai qu’il y a des plans directeurs, mais les villages qui préexistent à ces pôles urbains induisent un certain mode de vie. Par exemple, le village de Blockhauss, derrière l’Hôtel Ivoire, est fait de maisons basses, qui ne correspondent pas forcément au besoin actuel. La réflexion, aujourd’hui, va vers la création de « villes nouvelles » autour d’Abidjan. Bingerville, Jacqueville, Grand-Bassam, etc. sont autant de pôles à développer pour désengorger cette dernière. L’État travaille en ce sens.
S.D. : En effet, le développement d’une ville, ce n’est pas uniquement l’aspect urbain. Dans cet aménagement détaillé, il faut proposer une nouvelle démarche qui introduise la notion de bâtiments écoresponsables. Abidjan doit préempter cette idée de cité éco-durable.
Les présidents qui ont suivi Houphouët-Boigny ne se sont pas vraiment penchés sur la question de la mise à jour du plan d’urbanisation, sauf assez récemment.
S.S. : Cela a été fait il y a peu, oui. Le ministère de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme a adopté le Schéma directeur d’urbanisme du Grand Abidjan (SDUGA), qui sera révisé au fur et à mesure jusqu’en 2030.
S.D. : Cela a été fait et sera toujours fait. Mais la réalité, en Afrique, il faut le dire, c’est que le développement urbain accompagne le développement économique : il a pour but la facilitation du commerce, pas le développement de l’habitat. C’est aussi le problème pour penser la cité de demain. En France, par exemple, chaque agglomération a son centre d’affaires et sa zone résidentielle qui sont structurés à un niveau d’égale importance. Ce n’est pas le cas ici, où la ville se développe le long des voies du commerce, pour assurer à la fois l’activité économique et le besoin de mobilité des personnes. Au Mali, l’avènement d’une nouvelle route permet de désenclaver une zone urbaine et offre aux paysans et aux commerçants de la visibilité pour vendre leurs récoltes, leurs produits, etc. Cela paraît anodin, mais ça ne l’est pas. Cette façon de penser induit des villes structurées de manière très différentes et très anarchiques. Que se passe-t-il le long de la voie ? Vous y trouvez des attroupements de vendeurs et d’échoppes, dont la taille varie selon l’importance du trafic routier. L’évolution du réseau accompagne la croissance des zones urbaines de manière générale en Afrique de l’Ouest.
S.S. : Quand on va à Yamoussoukro, on constate exactement cela. C’est pourquoi je parle d’une nécessaire adaptation de la réflexion urbanistique à nos réalités, à nos modes de vie.
S.D. : Oui, car à la base, le pays n’est pas urbanisé. Il faut laisser le passé derrière nous. Notre génération a la responsabilité de donner une nouvelle impulsion : les promoteurs, les architectes, les urbanistes, les développeurs, les banques et les pouvoirs publics ont la chance de pouvoir proposer ce que doit être la nouvelle Abidjan. Nous devons saisir cette chance et cette responsabilité. Il faut évidemment tenir compte de l’émergence de la classe moyenne. Autrefois, les familles africaines vivaient ensemble dans une concession, mais elles sont devenues individualistes. Aujourd’hui, elles veulent leur propre espace et leur confort. L’architecte est obligé de proposer une nouvelle manière d’habiter et, si possible, un habitat écoresponsable – la base de la démarche écologique, à une période où le réchauffement climatique dérègle les saisons. Le continent mérite cette réflexion. Une habitation écoresponsable, par exemple, c’est en premier lieu permettre aux gens d’habiter le quartier où ils travaillent pour diminuer les déplacements, donc la pollution. Ce n’est pas cher, c’est du bon sens, et ça augmente considérablement la qualité de vie de chacun. Il s’agit aussi de prendre en compte la « manière d’habiter » le bâtiment. Est-ce qu’il est fait avec des matériaux naturels et économes ? Plutôt que d’utiliser du ciment ou du béton, gros consommateurs d’énergie, il vaut mieux se tourner vers des ressources locales, comme la brique. Un bâtiment isolé sur le plan thermique sera-t-il cher ? Non, car il existe des solutions naturelles que l’on emploie peu. En France, on utilise de la laine de roche, mais ici, nous avons de la paille, qui est un matériau parfait. Nous avons également de l’énergie solaire, encore trop peu exploitée. Le problème que nous rencontrons en tant que professionnels est la faiblesse des industries aptes à développer ces produits verts et naturels. Une réduction de l’empreinte écologique et du prix de la construction serait possible en proposant une production réfléchie des matériaux économiques et une gestion durable des différentes ressources existant localement. Mais, par manque d’industrie, nous sommes obligés d’importer, et, à l’arrivée, le coût est plus élevé. Nous sommes à l’ère des bâtiments qui produisent plus d’énergie qu’ils n’en consomment. Nous devons emboîter le pas de cet élan vert.
En résumé, pour accompagner le développement d’une ville comme Abidjan, de grandes problématiques sont à résoudre simultanément : le déficit de logements, la construction d’un habitat aux normes et financièrement accessible, le réseau routier et la circulation, la pollution, l’assainissement et l’hygiène, la qualité de vie… En a-t-on les moyens et les ressources humaines ?
S.S. : Je dirai oui et non. Oui, parce que nous devons le faire. Nous n’avons pas le choix. Il faut proposer un cadre de vie décent aux habitants, et il faut les amener à s’intéresser aux questions liées à l’écologie…
S.D. : Il s’agit même d’un levier pour le développement économique. Nous devons avoir conscience de l’impact que cela peut avoir.
S.S. : Et non, parce que c’est en effet lourd et cher. On ne peut pas totalement reprendre en main un développement qui a dérivé. Comme pour d’autres grandes cités du continent, il nous faudra trouver des alternatives à la transformation : on a voulu rattraper Lagos, ça n’a pas marché, donc on a créé Abuja.
S.D. : Voilà. Comme Diamniadio, au Sénégal.
S.S. : Il faut déborder à l’extérieur, créer des villes nouvelles. Et puis, les constructions ont toujours été faites à l’horizontale, ici. Si l’on tend maintenant vers un système à la verticale, c’est que la pression est énorme : il n’y a plus assez de foncier disponible. Est-ce la solution au déficit de logements de construire en hauteur ?
S.S. : C’est plus compliqué que cela. Mais ce type de constructions permettra de gagner du temps pour résoudre les problèmes de fond. C’est une transition. Le déficit de logements n’est pas seulement lié à un manque de construction. Pour pouvoir bâtir, il faut respecter certaines règles : sécuriser le foncier (faire en sorte que tout ce qui est lié à la documentation, à l’administration, aux règles juridiques, soit sûr pour le propriétaire) et assurer les financements. C’est là que réside le vrai blocage aujourd’hui. Les financements hypothécaires sont impossibles parce que le foncier n’est pas assez sécurisé. Les banquiers ne prennent pas de risque en faveur de programmes qui ne sont pas juridiquement sûrs. Nous travaillons avec les autorités compétentes à la mise en place d’un cadre institutionnel fiable. C’est là que réside la solution si l’on veut résorber le déficit de logements. Et puis, il faut le dire, 80 % de la population travaille dans le secteur informel et a de faibles revenus. Mais ces gens ont aussi droit à un logement. S’il n’y a pas un accompagnement de l’État au niveau des financements, sous forme notamment d’exonérations fiscales, il leur sera difficile d’y avoir accès. D’où, bien sûr, l’intérêt des programmes de logements socio-économiques ! Avant d’aborder la question des logements sociaux, il faut dire que le coût de l’habitat a beaucoup augmenté à Abidjan. Comment la population peut-elle se loger ?