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Lors des années noires, toujours très fréquenté, le joyau élimé poursuit sa lente agonie.

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EN MODE NOUCHI !

EN MODE NOUCHI !

Bailly Spinto et François Lougah, auquel succédera, en 1997, l’incroyable prestation de Steezo et Almighty, premiers rappeurs ivoiriens à remplir la mythique salle de spectacle. Sur les courts de tennis du centre Arthur-Ashe, des joueurs chevronnés s’affrontent dans des tournois internationaux pendant que, un peu plus bas, les eaux de la lagune se rident sous les courbes tracées par les amateurs de ski nautique. Aymeric Benet, un enfant du pays habitué du club de l’hôtel, deviendra double champion du monde de la discipline, en 1989 et 1995.

L’hôtel Ivoire, c’est aussi, et dès l’origine, le monde de l’élite et de l’entre-soi. Y aller, et plus encore avoir les moyens d’y loger, revient à faire partie de ceux qui comptent. Dans ce pays et cette ville en plein essor économique, il existe désormais une classe dominante qui s’identifie aux protagonistes du film L’Herbe sauvage d’Henri Duparc, véritable reflet de la « Buick Society » qui se veut libérée des tabous par l’argent, et dont le totem est le 5 étoiles, symbole des aspirations d’une génération montante. Lieu de pouvoir et d’élévation, ce qui se traduit d’emblée par le choix de son emplacement en promontoire et cette tour lançant ses 24 étages à l’assaut du ciel abidjanais, l’établissement cristallise toutes les dimensions du prestige. « Les gens logent à l’Ivoire de façon accessoire, mais en fait, ce qui intéresse surtout, c’est son espace public et déambulatoire, espace de représentation de soi par excellence », souligne Issa Diabaté. « Pour les adolescents et les jeunes étudiants de la classe moyenne que nous étions, c’était un passage obligé, se remémore Antonin, enseignant à la retraite. Il fallait passer par l’Ivoire pour être “in” et aussi parce que cet endroit avait la particularité d’offrir des distractions que l’on ne trouvait nulle part ailleurs ; notamment pour ceux qui, comme nous, n’avaient pas les moyens de voyager : le bowling et la patinoire, bien sûr, ainsi que le circuit de petits bateaux à moteurs et les pédalos, à bord desquels on chahutait sur le lac. Quand tu avais de nouvelles sapes, tu paradais au Boulevard, comme on surnommait le couloir qui reliait les deux bâtiments. Et puis, il y avait le Raphia, qui a marqué nos premières sorties en boîte de nuit avec ses matinées de 16 heures à minuit. On était un pays gâté : l’Ivoire nous offrait la possibilité de voyager sans bouger. »

En cette période de développement intensif, chacun veut sa part du gâteau et prend, à sa mesure, sa part de l’Ivoire. De l’homme fort du pays, qui en a presque fait une annexe du palais présidentiel, au tout-venant, qui s’y aventure avec « stupeur et tremblements », comme on se rend à une fête ou dans un pays étranger. Des ados rejouant La Fureur de vivre sur le parking à grands coups de wheeling avec leurs mobylettes pétaradantes aux « en haut d’en haut » qui ont, eux, accès à l’Olympe et louent une suite à l’année ou dînent au Toit d’Abidjan, au dernier étage de l’hôtel. Pour la majorité des Ivoiriens, cette fierté nationale a cependant des allures de gourmandise inaccessible que l’on ne regarde que de loin, et la plupart ne pourront ni la goûter ni la toucher. Un choc des classes d’autant plus saisissant que l’hôtel est seulement séparé d’une rue du village ébrié de Blokosso, devenu avec l’urbanisation un quartier populeux tranchant nettement avec le luxe démesuré du palace qui le surplombe.

Paradis Perdu

Au début des années 1980, la conjoncture se retourne : le prix des matières premières s’effondre, privant l’État de sa capacité redistributrice. Les riches terres cacaoyères du sud du pays commencent à manquer, ce qui fait naître des tensions entre autochtones et allogènes. La dette pèse lourdement sur les dépenses publiques. En 1987, Houphouët-Boigny est contraint de suspendre son remboursement, puis de baisser de moitié le prix du cacao aux planteurs, mettant ainsi fin au contrat implicite qui l’unissait à sa base paysanne. Il doit accepter les plans d’ajustement structurels du FMI et de la Banque mondiale, réduire le train de vie trop élevé de l’État, dégraisser une fonction publique pléthorique. En 1993, lorsque Henri Konan Bédié accède au pouvoir, le PIB par habitant, qui avait dou- blé entre 1960 et 1978, est presque revenu à son niveau initial. Abidjan déchante et accuse le coup : non seulement le Vieux est mort, mais en plus le miracle qu’il avait initié est un mirage… Si, extérieurement, l’hôtel continue de faire illusion, il est aux prises avec des difficultés croissantes. La crise économique affecte inévitablement son taux de fréquentation, et l’établissement fait face à de sérieux problèmes d’entretien et de salubrité : soucis d’étanchéité au niveau du palais des congrès, climatisation défaillante, délabrement progressif des matériaux et des locaux, système de réfrigération de la patinoire défectueux, etc. À l’image du pays, l’hôtel entame un long chemin de croix vers de tristes lendemains. On estime qu’il faudrait 60 milliards de francs CFA pour le remettre à flot, et en cette période d’ajustement structurel, sa rénovation est bien loin de figurer parmi les priorités des bailleurs de fonds. Le coup d’État du 24 décembre 1999, puis l’arrivée au pouvoir de Laurent Gbagbo et la rébellion qui éclate le 19 septembre 2002 entérinent la chute de la « maison Ivoire » et de son fier étendard. Le groupe InterContinental se retire de la gestion du complexe, repris en main par la SDPC qui se contentait jusque-là de veiller sur les intérêts de l’État, propriétaire de l’ensemble. À la suite des accords de Linas-Marcoussis, signés en janvier 2003, la rébellion dirigée par Guillaume Soro entre au gouvernement sous le nom de « Forces nouvelles ». Pour des raisons de sécurité, il est décidé que ses ministres et représentants, ainsi que ceux du Rassemblement des républicains, le parti d’Alassane Ouattara, seront logés à l’hôtel du Golf. Les membres de la galaxie patriotique, fidèles soutiens du président Gbagbo emmenés par le « ministre de la rue » Charles Blé Goudé, exigent et obtiennent de séjourner eux aussi dans un hôtel de luxe. Ce sera l’Ivoire, dont ils réquisitionnent une bonne centaine de chambres, et qui se mue à cette époque en une sorte d’étrange tour de Babel, où vaque tout un petit monde interlope et hétéroclite : hommes d’affaires asiatiques ou arabes murmurant en dollars des projets de reconstruction, aventuriers et aventurières, membres de la Force interafricaine déambulant en treillis à travers les couloirs de l’hôtel, serveurs nostalgiques pour ne pas dire neurasthéniques, employés des renseignements, jeunes miliciens hagards à peine sortis de l’adolescence, « grandes oreilles » au service de Laurent Gbagbo, personnel de l’ONU et divers autres personnages tout droit sortis d’un roman de Gérard de Villiers.

Pour les proches du président socialiste, devenir maîtres de ces lieux constitue presque une revanche, la plupart d’entre eux étant issus de la classe moyenne et du milieu enseignant.

Sans parler de l’avantage stratégique que l’occupation de la Tour leur confère pour contrôler de larges pans du tissu urbain abidjanais. Bien qu’il ne soit plus vraiment un réceptif hôtelier digne de ce nom, l’établissement, et surtout sa tour, reste un élément important de la dynamique du pays, devenant un acteur à part entière de la machinerie du conflit urbain. Une vocation nouvelle, qui se concrétise de façon dramatique le 9 novembre 2004, lorsque des tireurs d’élite des forces spéciales françaises, positionnés dans les étages supérieurs, ouvrent le feu sur une foule officiellement désarmée, afin d’empêcher le lynchage de plusieurs marsouins et des familles françaises réfugiées à

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