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Ce n’est pas un catalogue exhaustif, un inventaire. Il s’agit d’une balade intime dans cette architecture de la décolonisation.

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EN MODE NOUCHI !

EN MODE NOUCHI !

centre administratif, elle n’a pas vraiment de centre. Chacune des 10 communes qui la composent possède son histoire, son identité, ses caractéristiques propres, ses modes de fonctionnement et de socialisation.

Vivant entre le Marais poitevin, en France, et la lagune Ébrié, vous vivez l’évolution d’Abidjan en pointillé : qu’est-ce qui vous frappe chaque fois que vous y revenez ?

À partir de 2013, pendant plusieurs années, j’ai suivi son évolution au quotidien. La ville était un chantier à ciel ouvert. Il s’en dégageait un sentiment de renouveau, chaque jour apportant son lot de surprises. Depuis 2019, je vis effectivement sa transformation en pointillé, une alternance qui permet de prendre du recul et de porter une attention particulière aux choses que les gens ne voient plus. Aujourd’hui, ce qui me frappe surtout, c’est le rythme auquel les changements se réalisent, ainsi que le nombre de projets, qu’ils soient portés par l’État ou par le secteur privé. Malheureusement, cette densification engendre le recul et la disparition des espaces verts. Abidjan touche Bingerville et Bassam, et bientôt ces deux villes se toucheront également. Une mégalopole a besoin d’espaces libres et de respirations, éléments indispensables au bien-être de l’humain. Bâtir un pays, c’est aussi bâtir des hommes.

L’ouvrage Album architectures – Abidjan (couverture en haut), de François-Xavier Gbré, Baptiste Manet et Martial Manet, représente les bâtiments iconiques de la capitale économique, dont la Pyramide et l’immeuble Caistab (ci-contre).

Pourquoi avoir choisi de concentrer une grande partie de votre travail sur l’architecture ?

En 2000, j’ai choisi d’étudier la photographie. Mon second choix était l’architecture. Dix ans plus tard, après des expériences dans le reportage, la mode et le design, j’ai retrouvé le paysage et l’architecture à travers la photographie. Vous réussissez à capter, dans une mégapole de 6 millions d’habitants, des carrés de friche d’où toute présence humaine est absente. À la vue de certains de vos clichés, on éprouve un grand sentiment de solitude, parfois même de tristesse, de finitude, et en même temps, il s’en dégage une beauté épurée et poétique. Que raconte cette absence, cette mélancolie du bâti ?

Photographier le changement implique nécessairement que quelque chose va disparaître, et donc potentiellement de la nostalgie. Bien que mes images semblent silencieuses, je suis très souvent cerné par le mouvement lors des prises de vues. Même quand je cherche des conditions calmes, en travaillant le dimanche par exemple, il y a toujours une rencontre. Vider la ville de ses habitants est illusoire. C’est l’essence même de la photographie : elle n’est pas la vérité. Dans ce théâtre abidjanais, je regarde l’ordinaire, les choses simples du quotidien, et questionne leur cohérence dans nos vies. Je guette le mystérieux, l’absurde aussi. À Abidjan comme en d’autres territoires, je cherche une forme de confusion. Les édifices sont-ils en construction ou en destruction ? Surgis du passé ou contemporains ? Enfin, c’est le ressenti de l’instant qui fait naître l’émotion. Selon quelle méthode de travail élaborez-vous cette « documentation visuelle » de la ville ?

Mon travail s’appuie sur tout type de documentation. D’abord, les discussions sont des déclencheurs. Les problématiques abordées par mes contemporains se confondent avec mes centres d’intérêt, puis j’en recherche les signes sur le terrain. Pendant mes déambulations, je laisse aussi une large part au hasard, une place à la surprise, à l’émerveillement. En parallèle, je construis peu à peu un fonds iconographique (archives photo, cartes, illustrations, timbres…). J’ai eu la chance de tomber sur un fonds photographique documentant, entre autres, le miracle ivoirien, période faste des années 1960-1970. L’histoire est faite de cycles, alors j’utilise ces archives comme base pour la création. Dans mon exposition personnelle « La Nage de l’éléphant », en 2021, à la galerie Cécile Fakhoury, à Abidjan, j’ai présenté une fresque de 20 mètres de long, La Grande Illusion. L’œuvre est un photocollage constitué de plus de 20 photographies d’archives. Cette pièce évoque le développement urbain, la modernité à tout prix, avec quelques-unes de ses défaillances. Les archives témoignent du passé, mais dialoguent intimement avec le présent.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’ouvrage Album architectures – Abidjan, paru en novembre dernier ?

C’est une publication des éditions Caryatide pour laquelle j’ai réalisé l’ensemble des photographies. Claudia Mion, Baptiste Manet et Martial Manet désiraient faire un livre documentant l’architecture moderne à Abidjan, parce qu’elle est remarquable et constitue un patrimoine bâti exceptionnel. Cette recherche s’inscrit parfaitement dans mes travaux personnels, puisque la période moderne vient faire le lien entre les architectures coloniales et les constructions contemporaines. Il ne s’agit pas d’un catalogue exhaustif ou d’un inventaire, mais d’une balade intime et poétique dans cette architecture de la décolonisation. L’entretien réalisé avec l’architecte Issa Diabaté est très instructif sur le plan technique, historique, politique, social, culturel, ou encore de la transmission. Il questionne aussi la pertinence des réalisations d’aujourd’hui, quand modernité rime avec plus de moyens et de technologie, et donc plus d’énergie. À travers cet ouvrage, nous espérons rappeler l’importance tant esthétique que symbolique de ces bâtiments, et peut-être sensibiliser à la démarche patrimoniale, quasi absente aujourd’hui. Pour finir : quelle est votre Abidjan à vous, celle qui vous fait vibrer ?

La forêt du Banco – tant qu’elle ne devient pas un parc d’attractions –, car elle est le poumon de la ville et permet d’échapper à sa frénésie. L’ensemble Anono, Riviera 2 et Riviera Golf. J’aime sa mixité. On y trouve des lieux de vie et de divertissement. Y sont présents les différents types d’habitat de la ville moderne (individuel et collectif), différents standings, mais aussi le village. Ces lieux sont interconnectés par des espaces (encore) verts qui permettent aux habitants de circuler à pied et de se retrouver. Blockhauss enfin, pour sa vue imprenable sur le Plateau depuis les bords de la lagune Ébrié. ■ interview Artiste, designer, incontournable, distingué sur tous les continents avant d’être enfin reconnu en Côte d’Ivoire, il a chaperonné pendant un an de jeunes stylistes qu’il a lui-même choisis. Ils ont exposé le fruit de leur travail, fin 2022, à la Fondation Donwahi. propos recueillis par Philippe Di Nacera

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