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Dorris Haron Kasco De l’autre côté du miroir…
from AM Hors série
by afmag
Considéré comme le père de la photographie d’art en Côte d’Ivoire, l'artiste documente depuis près de trente ans l’envers du décor, ou plutôt son revers, où s’abandonnent les laisséspour-compte de la ville moderne africaine. Témoin privilégié des mutations d’Abidjan, dont il a connu les trois âges – or, sombre, renouveau –, il propose une vision décalée de notre société, en marge des diktats de l’image et de son merchandising.
propos recueillis par Élodie Vermeil
Ensuite : Après un DEUG de droit, vous avez effectué un virage à 180° en intégrant l'école Louis-Lumière, en France, puis l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Comment passe-t-on de la loi à l'image ?
Dorris Haron Kasco : Ça s’est fait comme ça, presque sans que je m’en rende compte. J’ai toujours été très intéressé par tout ce qui a trait à l’image, parce que je sentais que celle-ci offrait la possibilité de dire les choses d’une façon qui s’avérait plus efficace que les mots écrits ou parlés. Comme je ne suis ni écrivain ni bavard, j’ai fini par la privilégier comme moyen d’expression. Quels sont vos sujets de prédilection ?
Au début, j’ai commencé par faire de la photographie de mode. On était à la fin des années 1980, une période marquée par l’émergence de grandes figures comme Pathé’O, Chris Seydou, Alphadi… J’ai suivi et documenté leur parcours ainsi que les concours de stylisme, dont les Ciseaux d’or, alors très en vogue. Parallèlement, je faisais pas mal d’images de publicité dans un but alimentaire, mais en marge, je portais un regard singulier sur la société, ses marges justement. En 1990, j’ai produit La Femme masquée, une série de clichés qui visait à appréhender le corps féminin dans son universalité, donc sans visage. Puis, en 1991, Bassam la vieille a fait l’inauguration de la galerie Arts pluriels de Simone Guirandou [aujourd’hui à la tête de la LouiSimone Guirandou Gallery, l’une des plus en vue d’Abidjan, ndlr]. Au gré de mes déambulations, j’ai fini par être été happé par le sujet très particulier des personnes errant dans les rues d’Abidjan, « les fous » comme on les appelle communément ici.
En parallèle de mes autres activités, j’ai travaillé plus de trois ans sur ce projet qui a été présenté au Centre culturel français d’Abidjan en 1993, puis aux premières Rencontres de Bamako, en 1994, et publié en livre par les éditions Revue noire [cofondées par Jean-Loup Pivin, ndlr]. À la même époque, j’ai intégré la collection André Magnin, qui est aujourd’hui mon agent. Pendant trois autres années, je me suis ensuite intéressé aux enfants des rues : je les côtoyais tout le temps, car je connaissais bien leur ghetto du Plateau. Puis je me suis tourné vers les malades du sida, systématiquement rejetés, jusque dans leur propre famille. Peu après, je me suis attelé à un projet sur la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA) pour montrer les conditions de vie et de détention des prisonniers, et le paradoxe de cette prison civile, « ville dans la ville » érigée dans le quartier très vivant et populaire de Yopougon, à côté de la zone industrielle. En 2004, je suis allé photographier les rescapés du génocide au Rwanda. Quelques années après, j’ai entamé un travail sur les routes, qui sont des piliers du développement et des traits d’union entre les hommes. J’ai commencé par Montpellier – où je vis une partie de l’année puisque j’enseigne à l’École supérieure des beaux-arts –et l’Espagne, pour finalement me tourner vers les infrastructures routières et ouvrages d’art depuis décembre 2014, année d’inauguration du pont Henri Konan Bédié. Ces photos feront l’objet d’un livre auquel je travaille avec le journaliste Michel Alex Kipré. En 2017, j’ai exposé une série sur le cancer à l’Institut français et au Musée des cultures contemporaines Adama Toungara (MuCAT), pour la rétrospective « 1957-2021 : 64 ans d’arts visuels en Côte d’Ivoire » – premier travail sans sujet humain, très métaphorique et conceptuel, pour ne pas dire abstrait, à partir de médiums mixtes, qui a un peu déstabilisé les personnes habituées à mes œuvres. Et puis, il y a eu la crise liée au Covid19, que j’ai documentée en photographiant Abidjan confinée et sous couvre-feu : je me suis intéressé à la ville comme entité et à ce qu’elle signifiait vidée de toute substance humaine, aux personnes frappées par cette maladie – aussi puissante et stigmatisée qu’un nouveau sida –, et à la résilience de tous ceux qui poursuivaient leurs activités en marge de la légalité, dans les bars clandestins, procédant à de petits trafics et arrangements en tous genres. Parce qu’il faut bien vivre… Ce travail sera restitué dans un documentaire, mais le Covid étant toujours là, je continue. D’où vous vient cette inclination pour les sujets sociaux ?
Je ne sais pas vraiment. Cela me semble un aboutissement naturel quand on s’est libéré des contraintes techniques, même si nous vivons sous le diktat de l’image et qu’avec la banalisation de la violence, les photos n’ont peut-être plus le même pouvoir qu’auparavant. Je suis amené à regarder en permanence autour de moi, et savoir regarder vraiment, c’est précisément toute la difficulté de la photographie. Parce qu'elle ne se mesure pas au nombre de clics accumulés de façon mécanique, mais à la puissance miraculeuse d’un seul de ces clics. Avec l’avènement du numérique et du smartphone, tout le monde peut s’improviser photographe, c’est limite si les appareils ne réfléchissent pas plus vite que toi… La vraie difficulté n’est plus technique, mais c'est de « voir entre les lignes » : il faut ouvrir son « œil mental » selon le plus grand angle possible et faire preuve d’empathie, condition sine qua non pour entrer dans le cœur du sujet. Le regard que l’on porte sur les choses et sur autrui n’est plus un jugement, mais quelque chose qui passe directement dans nos corps. Cela se traduit jusque dans le choix du matériel. Je ne travaille qu'avec une focale 24 mm, m’obligeant à me rapprocher du sujet si je veux obtenir des résultats. À aller à sa rencontre. Diriez-vous que votre attrait pour la marginalité est constitutif de votre approche ?
Bien sûr, c’est par la marginalité que l’on peut attester de l’ampleur d’un développement. L’un n’est pas dissociable de l’autre, ce sont deux revers de la même médaille. Comment comprendre qu’il y ait, au cœur d’un quartier emblématique comme le Plateau, des gamins désœuvrés et livrés à eux-mêmes, qui n’ont que de la colle pour avoir un peu de bonheur dans leur galère quotidienne, émaillée de quelques pièces pour bouffer un peu ? Ce sont des conséquences de l’urbanisation, que l’on ne trouverait pas de façon ostensible dans les villages. Ces gosses sont issus des quartiers précaires et ont l’espoir de grappiller quelques miettes de ce développement dont chacun veut sa part. C’est un rêve chimérique, parce que la ville, à mesure qu’elle croît et s’agrandit, écarte ceux qui ne peuvent pas suivre, repoussant les marginaux toujours plus loin à sa périphérie. C’est pareil pour ceux que l’on appelle « fous » : figurez-vous que l’un de ceux que j’ai photographiés était auparavant professeur de philosophie à l’université Félix Houphouët-Boigny. Ce sont des membres de sa famille qui m'ont approché à l’exposition et me l’ont appris. On ne trouve pas de fous – ou très peu – dans les villages ou les campagnes, parce que la société qui y vit reste cohérente et inclusive. Et s’il y en a, on les garde là. La ville impose une standardisation, un besoin d’aseptisation qui amène les gens à rejeter ceux qui ne cochent pas les cases, fussentils des leurs. Et ce besoin n’est pas orienté dans le bon sens. Quand tu sors un gamin du village où il vivait tranquillement avec de bonnes valeurs, il devient méconnaissable s’il tombe entre de mauvaises mains. La ville abîme, et Abidjan n’échappe pas à la règle. Justement, depuis le temps que vous la parcourez et y vivez, quel regard portez-vous sur son évolution ?
Je me souviens qu’autrefois quand tu allais de Cocody au lycée Blaise Pascal à la Riviera – et c’est tout de même la même commune –, c’était comme si tu partais pour l’autre bout du monde : s’il n’y avait pas quelqu’un pour venir te chercher, tu étais perdu. J’avais une amie au lycée dont les parents étaient les seuls à habiter dans le coin, elle était la risée de tout le monde : pour nous, elle habitait en brousse. Quand tu allais à la Palmeraie, tu étais dans les palmes pour de vrai – ce n’est pas pour rien que le nom est resté. Aujourd’hui, c’est Beverly Hills. L’évolution d’Abidjan s’est d’abord faite au niveau des infrastructures, et qui dit infrastructures dit développement, et entraîne la marginalisation d’une partie de la population qui ne peut pas suivre. Et les problèmes qui y sont liés, comme l’émergence de quartiers spontanés çà et là, au petit bonheur la chance, et les déguerpissements que cela entraîne : dans son processus de développement, la ville a besoin d'une main-d’œuvre qui s'installe dans des habitats de fortune à proximité des grands chantiers et finit par s’y sédentariser puisqu’il n’y a plus d’autre lieu où aller. La version officielle parle d’assainir la ville, de l’agrandir, mais cela ne se fait pas dans une visée de bien-être des habitants. Du coup, je me demande : on développe pour quoi, pour qui et avec qui ? Pendant la crise sanitaire en 2020, vous avez pu parcourir Abidjan confinée et sous couvre-feu. Quel visage de la cité a révélé ce grand black-out ?
C’est la seule fois de ma vie où j’ai vu cette ville moderne, développée et bouillonnante sans ceux qui l’habitent, la font et lui confèrent cette identité si particulière. Avec cette maladie qui nous met tous au même niveau, il n’y avait plus ni riches ni pauvres dans les rues. Juste une ville nue et ses bâtiments, que je me suis mis à regarder d’une tout autre manière et qui semblaient n’avoir plus aucune utilité. Ça procurait un sentiment d’anormalité assez irréel, même si on pouvait le retrouver dans n’importe quelle grande ville du monde à ce moment-là. À Abidjan cependant, c’était encore plus remarquable du fait que le couvre-feu et le contexte très particulier nous privaient de nos nuits. Or, même pendant la crise politico-militaire et tous les événements qu’a pu traverser le pays, les nuits, si constitutives de l’identité de la ville, ont toujours continué. S’il y avait couvre-feu, on s’enfermait en boîte et on y restait jusqu’au matin, à faire la fête, chanter, danser. Là, c’était différent, comme une ombre qui planait sur la cité. Sans le mouvement ni le bruit, Abidjan n’était plus Abidjan. Quand vous évoquez cette dernière, le terme de « ville fantôme » revient souvent. C’est assez surprenant. Qu’entendez-vous exactement ?
Tout simplement que l’on a du mal à l'appréhender, car elle change tout le temps et à toute vitesse. C’est particulièrement frappant quand, comme moi, on n’y séjourne pas de façon permanente. Abidjan est un timelapse perpétuel, sauf que le mode accéléré de cet effet correspond au temps réel de la ville. Il y a ce côté éphémère des installations et du bâti, qu’il soit spontané ou pas, ces habitats précaires qui sont déguerpis et finissent par être réinvestis un jour ou l’autre, ces constructions qui sortent de terre à une vitesse folle… Tu mets du temps à te réadapter, retrouver tes repères, ce que tu as toujours connu. Ça, pour moi, c’est le signe ostentatoire de son développement. Maintenant, quel développement et pour quels bénéfices, je ne sais pas… Tout ce que je sais, c’est que cette ville change sans cesse de visage et