La question de l'habiter dans l'architecture contemporaine.

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Agathe CALLIES

Résumé. Le champ d’examen de ce mémoire se limite à la question de l’habiter : une question inhérente à l’être humain. L’omniprésence de la question de l’habiter dans la société suscite beaucoup de questionnement chez les intellectuels, chez les architectes mais aussi chez les sociologues ou encore les philosophes. Martin Heidegger, philosophe allemand du XXème siècle, met en lumière une nouvelle vision de l’habiter au travers de la question du sens de l’être. Jusqu’aux années cinquante, c’est la vision très fonctionnelle de l’habiter du mouvement moderne qui prédomine. L’ambition de ce mémoire est d’étudier de quelle manière la pensée de Martin Heidegger se manifeste, inconsciemment, dans le discours de quatre architectes contemporains français : Delphine Blanc, Nicola Delon, Nicolas Michelin et Augustin Rosenstiehl. Cette étude est faite à partir de la lecture de la conférence « Bâtir, Habiter, Penser » de Heidegger, présentée pour la première fois en 1951 à Darmstadt, Allemagne, et d’entretiens avec ces quatre architectes. Quels questionnements animent les architectes français contemporains ? Ont-ils construit un raisonnement qui ne se limite pas à une réinterprétation de la vision fonctionnelle de l’habiter des modernes ?

Couverture : Adrian Paci, Centro di Permanenza temporanea, 2007, photographie 98x180 cm. Ce livre est imprimé sur du papier recyclé.

LA QUESTION DE L’HABITER DANS L’ARCHITECTURE CONTEMPORAINE Les manifestations non-conscientes de la pensée de Martin Heidegger chez quatre architectes français du XXIème siècle.

Mémoire de master en architecture Sous la direction de Léa Mosconi Dans le cadre du domaine d’étude Territoires


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Remerciements. Je tiens tout d’abord à remercier Léa Mosconi ma directrice de mémoire, enseignante à l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Val de seine, pour tout le temps qu’elle a bien voulu me consacrer, son soutien et ses conseils qui m’ont permis de terminer mon mémoire. Je tiens à remercier également Laurence Feveile pour m’avoir dirigée vers Léa Mosconi comme choix de directrice de mémoire. Je remercie tout particulièrement Delphine Blanc, Nicola Delon, Nicolas Michelin et Augustin Rosenstiehl pour le temps et l’attention qu’ils ont bien voulu m’accorder lors de nos entretiens. Je tiens à remercier également Christophe Laurens pour ses informations et son aide pour l’obtention d’un entretien. Ainsi que Adeline Labousse et Catherine Violleau pour leur assistance dans l’organisation de ces entretiens. Je remercie aussi Mathias Rollot d’avoir accepté de me rencontrer, ce qui m’a permis d’ouvrir mon champ de réflexion. Ainsi que Olivia Bianchi pour ses lumières dans le champ philosophique de ce mémoire. Je souhaite remercier ma maman, mon papa et Mamoune pour leur relecture attentionnée et pour leurs conseils pour une écriture plus claire. Je voudrais remercier Marie de Lesseps pour sa patience, sa disponibilité et surtout ses judicieux conseils qui ont contribué à la justesse de la rédaction de ce mémoire. Je remercie aussi Alessandro Jeanteur et Etienne Kirsch pour leur relecture et pour les conseils qu’ils m’ont dispensé. Je tiens à remercier le reste de ma famille, ainsi que Lola Bourboulon pour leur soutien moral tout au long de l’écriture de ce mémoire. Enfin je remercie tous ceux et celles qui m’ont permis de terminer ce travail.

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Avant-propos. Depuis le début de mes études je me suis toujours intéressée à l’architecture vernaculaire, et à l'architecture participative avec un sens communautaire fort. Ce sont des architectures conçues avec l’idée de mettre son savoir, en tant qu’architecte, au service d’une communauté. Dans cette optique, la lecture de la conférence du philosophe Martin Heidegger « Bâtir, Habiter, Penser », m’a beaucoup marqué. La manière dont il traite la question de l’habiter m’a intriguée. Ce texte m’a tout de suite fait penser à l’architecture de Nikola Bašic. Un architecte croate que j’admire particulièrement et dont l’architecture, peu connue, est qualifiée de vernaculaire. L’architecture dont parle Heidegger fait écho, selon moi, à la manière dont je souhaite pratiquer l’architecture, dans l'esprit de celle de Bašic : en s’intéressant d’abord aux habitants, en travaillant avec eux pour trouver des réponses à leurs besoins tout en se focalisant sur leur environnement. C'est pourquoi je me suis intéressée à voir si ces principes de l’habiter, que Heidegger met en avant dans son texte, ont amené certains architectes contemporains à avoir un positionnement plus riche et plus complexe sur la question de savoir ce qu’est une habitation et sur le rapport des êtres humains avec le sol. Dans mes recherches j’ai été particulièrement marquée par la lecture de contes écrits par Nicolas Michelin, publiés dans son livre Attitudes1. A la suite de cette lecture, je l’ai contacté pour lui proposer un entretien qu’il a accepté. J'ai cherché d’autres architectes qui eux aussi, à leur manière, se démarquaient du paysage architectural français. J’ai eu quelques difficultés à décrocher ces entretiens mais après de nombreux mails et un peu d’attente j’ai eu triplement la surprise de recevoir des réponses positives d’un des co-fondateurs du collectif Encore Heureux, Nicola Delon, de Delphine Blanc une architecte conseillère au CAUE du Rhône et d’Augustin Rosenstiehl architecte associé et co-gérant à l’agence SOA. J’ai pu échanger en face-àface avec Nicolas Michelin et par téléphone ou vidéo avec les autres architectes. Ils ont tous très bien accueilli mes questions, particulièrement Nicola Delon qui a été très intéressé par le sujet de mon mémoire. J’ai pu aussi avoir des retours de Delphine Blanc, avec qui j’ai conversé à posteriori de l’entretien. Au demeurant ils ont tous apprécié que je leur propose de leur envoyer mon travail fini.

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MICHELIN Nicolas (2010), Attitudes, Archibooks, pages 44 à 66.

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J’ai connu des difficultés à trouver des sources sur Delphine Blanc car il y en a peu. Cependant notre entretien a été riche et m’a donné assez de matière pour pouvoir faire une comparaison avec le texte de Heidegger, au même titre que les autres architectes interrogés. Sa manière peu conventionnelle de pratiquer l’architecture m’a interpellée et permis d’apporter un autre angle au sujet. Elle conseille les habitants sur leur projet d’aménagement et fait plus souvent le choix de ne pas construire un projet pour préserver le lieu, que de construire un bâti inutile selon elle. Comme vous pouvez l’imaginer, retranscrire ces entretiens a été fastidieux mais au final cela a été très enrichissant et m’a permis de prendre la mesure de leur unicité et de leur richesse. Pour finir, j’ai trouvé le traitement de ce sujet à la fois déroutant et enrichissant. L’opinion de chacun des architectes m’a permis de clarifier mes connaissances sur la notion d’habiter. De plus, l'analyse du texte de Martin Heidegger m’a permis d’entrevoir l’importance de l’histoire d’un mot, son étymologie et l’évolution de ses définitions.

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Table des matières. Introduction.

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I/ L’acte d’habiter. A/ Une explication de l’habiter : la relation de l’être humain avec le sol.

p. 27

B/ La contemporanéité des rapports entre les êtres humains et le sol.

p. 31

C/ Les êtres humains contemporains n’habitent plus.

p. 37

D/ Un retour sur le sens des mots.

p. 42

II/ Le déracinement. A/ Le déracinement selon Martin Heidegger.

p. 47

B/ Les significations du déracinement.

p. 49

C/ Les causes du déracinement contemporain.

p. 54

D/ Les réponses à ce déracinement.

p. 57

III/ L’acte de bâtir. A/ Les définitions du terme bâtir.

p. 65

B/ Les inactions des êtres humains pour ménager la terre.

p. 73

Conclusion.

p. 83

Annexes.

p. 91

Bibliographie.

p. 153

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Introduction.

« L’interprétation développée jusqu’à présent ne visait pas du tout à expliquer, sous forme anecdotique, comment la signification d’un terme avait évolué. Son intention était bien plutôt d’éveiller l’intérêt pour ce qui est en cause, même si on ne voyait pas très bien au premier abord, à vrai dire, où tout cela nous conduisait. Ce qu’il nous faut apprendre, c’est à devenir capables de lire et d’écouter sur le mode de l’attente.

» Martin HEIDEGGER Introduction à la recherche phénoménologique, Gallimard, 2013, pages 59 et 60.

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Cadre de la recherche. Le champ d’examen de ce mémoire se limite à la question de l’habiter. Cette question est inhérente à l’être humain. En effet dans la préface de l’ouvrage Qu’est-ce qu’habiter ?2, Chris Younès rappelle que l’humain a toujours recherché une demeure3. La preuve en est que les archéologues trouvent principalement des habitations lors de leurs fouilles : les grottes de Lascaux, des huttes dans le désert égyptien ou encore tous les châteaux forts, héritage du Moyen Age en France. Cette question de l’habiter est aussi fortement présente dans le Droit sous la forme du droit au logement qui fait partie des droits constitutionnels. En effet, il est cité dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : la Nation « garantit à tous [...] la sécurité matérielle ». Ce droit est par la suite reconnu comme un droit fondamental dans plusieurs lois, successivement la loi Quilliot du 22 juin 1982, la loi Mermza du 6 juillet 1989 ou encore la loi Besson du 31 mai 19904. De surcroît, la question de l’habiter est notamment mise en évidence en sociologie. En effet Abram Maslow, psychologue humaniste américain, crée une pyramide de hiérarchisation des besoins de l’être humain. Dans cette pyramide, le besoin au logement fait partie des besoins de sécurité, juste audessus de la base de la pyramide : les besoins vitaux5. L’omniprésence de la question de l’habiter dans la société suscite beaucoup de questionnement chez les intellectuels, chez les architectes mais aussi chez les sociologues ou encore les philosophes. D’après le portail Cairn6, dans le domaine de l’architecture plus de la moitié des ouvrages traite de la question de l’ « habiter », 14 461 résultats sur 27 786, en philosophie un peu moins de la moitié avec 21 252 résultats sur 44 898 est concernée alors qu’en sociologie c’est un peu moins de la moitié avec 22 794 résultats qui traite de l’ « habiter » sur 47 859.

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SALIGNON Bernard (2010), Qu’est-ce qu’habiter ?, La Villette, 144 pages. SALIGNON Bernard (2010), « Préface », Qu’est-ce qu’habiter ?, La Villette, page 7. 4 Vie Publique : Au cœur du débat public, La défense du droit au logement, http://www.vie-publique.fr/politiquespubliques/logement-social/droitlogement/?fbclid=IwAR05M0HlC7lKtmxSO5GlYBeehOMtXflK6SY98qwjFNatZvTeu7fiaUGhkFI, consulté le 23 janvier 2019. 5 MASLOW Abraham (1943), « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, n° 50, page 370 à 396. 6 Portail de référence pour les publications de sciences humaines et sociales lancé en 2005, ses fonds en ligne comprennent notamment les données des maisons d’éditions suivantes : Belin, De Boeck, La Découverte, Érès, la Bibliothèque de France ou encore les Presses Universitaires de France. 3

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Etat de l’art. Martin Heidegger est un philosophe allemand du XXème siècle, considéré comme le philosophe de la question du sens de l’être. Il est né en 1889 et mort en 1976. Heidegger est un des étudiants de Edmund Husserl. Tout au long de sa carrière il cherche à élargir le champ de la pensée des philosophes et réussit à gagner une réputation internationale au-delà de la seule discipline de la philosophie. Malgré ses idées novatrices et le respect de ses écrits par ses pairs, il reste une personnalité très controversée à cause de ses liens avec le parti nazi pendant la Seconde guerre mondiale7. La question peut donc se poser de savoir dans quelle mesure son implication politique a-t-elle affecté ses pensées ? S’ajoute à cette incertitude son absence de réaction vis-à-vis des horreurs de la Seconde guerre mondiale, puisqu’en effet à aucun moment Heidegger ne condamne la solution finale. Heidegger, au travers de la question du sens de l’être, met en lumière une nouvelle vision de l’habiter. Effectivement jusqu’aux années cinquante, la vision du mouvement moderne prédomine dans le monde de l’architecture. Les modernes publient leurs propositions dans la Charte d’Athènes, qui influence l’urbanisme d’après-guerre. Elle est publiée pour la première fois en 1941, sous le nom La ville fonctionnelle. Dans ce texte, ils donnent une simple dimension pratique à l’habiter. Dans leurs principes, ils évoquent des « cellule[s] d’habitation » ou encore des « unité[s]logis »8. Le mouvement définit l’habiter par le logement, par la maison. Le Corbusier, architecte suisse naturalisé français du XXème siècle, est le fondateur de ce mouvement en France. Il développe et diffuse cette vision de l'architecture dans ses textes. Le mouvement moderne ne se résume pas à Le Corbusier, mais il en est une figure importante, qui a beaucoup diffusé ses idées. En effet, il est l’auteur d’environ soixante-cinq livres et dans un de ses ouvrages, il se réfère à l’habiter seulement à travers le mot « maison »9. Pour lui, le logement est l’architecture et ce logement est une machine à habiter : « il y a les standards du logis. La mécanique porte en soi le facteur d‘économie qui sélectionne. La maison est une machine à habiter » 10. Le Corbusier écrit les standards du logis11 et le manuel de l’habitation12. Dans ces textes il énumère de façon pratique le nombre de pièces que les individus devraient exiger dans leur logement, ainsi que leurs fonctions 7

MUNIER Jacques (animé par) (2014), “Heidegger philosophie et politique”, L’essai et la revue du jour, émission de radio,France Culture, diffusée le 26 mai 2014. 8 Les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (1944), « La Chatre d’Athènes », Construire, édité par Techniques et Architecture, n°7, page 24. 9 LE CORBUSIER (2005), Vers une architecture, Flammarion, page 7. 10 LE CORBUSIER (2005), Vers une architecture, Flammarion, page 83. 11 LE CORBUSIER (2005), Vers une architecture, Flammarion, pages 89. 12 LE CORBUSIER (2005), Vers une architecture, Flammarion, pages 96.

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précises. Il réduit l’acte d’habiter à des normes spécifiques qui, selon lui, correspondent à tout individu. En effet Le Corbusier considère que tous les êtres humains ont les « mêmes besoins »13, il énonce même qu’un « appartement peut être standardisé pour satisfaire aux besoins d’un individu “de série” »14. Le Corbusier centralise l’habitation autour de l’idée d’un simple logis standardisé construit par des ingénieurs, qui eux « connaissent la manière de faire tenir »15 une maison. Leur connaissance structurelle les rend indispensable à la construction d’un projet. Il ne dévalorise pas la place de l’architecte, mais il fait passer le rôle des ingénieurs, les constructeurs, au premier plan. Dans les années 1950, dans ce climat d’après-guerre, le mouvement moderne commence à être critiqué. Entre autres Martin Heidegger décrit l’habiter dans un sens beaucoup plus large qu’un simple logement pratique. Pour lui, les habitations incluent toutes les constructions où les êtres humains ont le sentiment de se sentir chez eux, un sentiment de sécurité16. Sa vision de l’habiter est partagée à travers son texte « Bâtir, Habiter, Penser »17 en 1951. Il est présenté pour la première fois à un colloque. Ce colloque à Darmstadt en Allemagne, est le deuxième d’une série de treize, tenus entre 1951 et 1968. Cette deuxième édition, organisé par l’architecte Otto Bartning, concentre une assemblée d’architectes et de deux philosophes, autour de la question de la reconstruction des villes, plus précisément du rapport entre l’être humain et la technique, ainsi que la question de l’habitation18. En Europe après la seconde guerre mondiale des millions de civils se retrouvent sans logement et le nombre de sans-abris s’élève à des millions19. La lecture du texte de Heidegger donne une compréhension à ce moment de reconstruction. Jusque-là la manière de penser l’habiter est portée par l’idéologie du mouvement moderne, qui est une dissociation de la nature et de l’architecture. Cette architecture est dans un rapport très fonctionnel, qui répond au « besoin-type », à la « fonction-type », à « l’émotion-type » de l’« homme courant »20. « Le standard de la maison est d’ordre pratique »21. Il y a un mélange entre la définition d’un logement et d’une habitation, de l’habiter. Martin Heidegger introduit le

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LE CORBUSIER (2005), Vers une architecture, Flammarion, page 108. BOESIGER Willy (sous la direction) (1995), Le Corbusier Œuvre Complète 1920-1929, Birkhäuser Architecture, page 98. 15 LE CORBUSIER (1957), Entretiens avec les étudiants des écoles d’architecture, Les éditions de minuit, page 7. 16 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 170 à 193. 17 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, p170-193. 18 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 67. 19 BERNSTEIN Serge, MILZA Pierre (sous la direction de) (1996), Histoire du XXe siècle, vol. 1 : 1900-1945, la fin du « monde européen », Hatier, page 476. 20 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, p170-193. 21 LE CORBUSIER (2005), Vers une architecture, Flammarion, page 111. 14

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sujet de l’habitation et la pensée de l’habiter. Il ouvre la pensée, comme d’autres penseurs, tel que Guy Debord situationnistes du milieu du XXème siècle. Dans la même optique que Martin Heidegger, les situationnistes font partie de ceux qui débattent cette vision. En effet ils avancent « une critique radicale de [...] l’architecture moderne »22. Ils dénoncent « le conformisme si peu novateur des “modernes” [ainsi que] l’inhabitabilité de leurs constructions »23. Plus particulièrement, le situationniste Guy Debord explique l’idée que les distractions sont fondamentales pour l’être humain, tout au contraire des modernistes qui ne prennent pas en compte les loisirs. Debord participe à l’écriture d’une revue International Situationniste pour diffuseur les idées du mouvement. Une de leurs idées est de valoriser les loisirs par rapport au travail. Ce concept est en opposition avec le mouvement moderne qui ne se focalise que sur les besoins primaires des individus, qui base sa vision sur l’avancée de l’industrie grâce à un productivisme poussé, et donc une activité ouvrière très forte, qui favorise la croissance économique après la seconde guerre mondiale24. Martin Heidegger s’impose comme le choix pertinent pour traiter de l’habiter étant représentatif du début du changement de point de vue et étant le philosophe du XXème siècle le plus cité dans les ouvrages traitants de cette question. En effet d’après le portail Cairn, pour la recherche « Heidegger » ET « habiter »25, 2 250 revues, 870 ouvrages et 31 magazines sont répertoriés contre 1 197 revues, 530 ouvrages et 16 magazines archivés pour la recherche « Husserl » ET « habiter ». Edmund Husserl philosophe et logicien est le mentor de Martin Heidegger. Quand seulement 959 revues, 535 ouvrages et 13 magazines sont répertoriés pour la recherche « Bachelard » ET « habiter »26. Gaston Bachelard est un philosophe français de la même époque. Enfin une même recherche sur Ivan Illich, penseur de l’écologie politique du XXème siècle, « Illich » ET « habiter »27 affiche 330 revues, 132 ouvrages et vingt magazines catalogués. Heidegger traite d’une question architecturale de manière théorique, sachant qu’il est philosophe et non architecte. Cependant au lieu de débattre de la question de l’habiter avec 22

PAQUOT Thierry (sous la direction) (2015), Les situationnistes en ville, Infolio, page 7. PAQUOT Thierry (sous la direction) (2015), Les situationnistes en ville, Infolio, page 7. PAQUOT Thierry (sous la direction) (2015), Les situationnistes en ville, Infolio, page 13. 25 Recherches avancées pour les termes “Heidegger” ET “habiter”, www.Cairn.info, consulté le 3 janvier 2019. 26 Recherches avancées pour les termes “Bachelard” ET “habiter”, www.Cairn.info, consulté le 3 janvier 2019. 27 Recherches avancées pour les termes “Illich” ET “habiter”, www.Cairn.info, consulté le 16 janvier 2019. 23 24

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d’autres philosophes, il décide de présenter son texte à un parterre d’architectes. En effet, le colloque de Darmstadt rassemble plus de vingt personnes, la majeure partie d’architectes et seulement deux philosophes Martin Heidegger et José Ortega y Gasset28. Le théoricien s’adresse spécifiquement à des praticiens. En tant que philosophe, il a donc une approche particulière de cette question de l’habiter. Son texte est complexe, comparable à un poème et à ses connotations. Heidegger ne prend pas position. En comparaison à Ivan Illich, par exemple, qui donne un avis tranché dans son ouvrage L’art d’Habiter29. Assurément Illich considère que l’art d’habiter fait partie de l’art de vivre, que les architectes sont dépassés par cet art, surtout à cause du fait que chaque communauté d’individus a sa manière de faire son habitat30. Selon lui, l’art d’habiter n’existe plus, les êtres humains sont simplement à la recherche d’un appartement31. Néanmoins grâce à son texte, Heidegger participe à inspirer une autre vision de l’habiter, que celle de l’époque avec le mouvement moderne. De plus, Martin Heidegger n’est pas un philosophe comme l’entend la définition suivante : « personne qui recherche les raisons des choses et en particulier leurs raisons dernières, personne qui réfléchit sur le sens de la vie humaine ; en particulier, penseur qui édifie une théorie philosophique originale »32. Lui-même ne se considère pas philosophe au même titre que les philosophes de l’époque. Il est convaincu que la société « en a fini avec la philosophie. [Elle est confrontée] à des tâches entièrement nouvelles qui n’ont rien à voir avec la philosophie traditionnelle »33. Il s'affilie à la phénoménologie. La phénoménologie est l’ « observation et [la] description des phénomènes et de leurs modes d’apparition, considérée indépendamment de tout jugement de valeur »34. Plus précisément, selon Edmund Husserl, fondateur de ce mode de pensée35, il faut objectiver au maximum, sortir du monde, prendre du recul pour comprendre ce monde. Cependant Heidegger revoit la phénoménologie de son mentor. « Heidegger cherche à être encore plus phénoménologique que Husserl lui-même. Il souhaite radicaliser la phénoménologie en

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ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 67. 29 ILLICH Ivan (2016), L’art d’habiter, Linteau, 21 pages. 30 ILLICH Ivan (2016), L’art d’habiter, Linteau, pages 5 et 7. 31 « Le logé a perdu énormément de son pouvoir d’habiter. La nécessité dans laquelle il se trouve de dormir sous un toit a pris la forme d‘un besoin défini culturellement. Pour lui, la liberté d‘habiter n‘a plus de sens. Ce qu‘il lui faut, c‘est le droit d’exiger un certain nombre de mètres carrés dans de l‘espace construit. […] L‘art de vivre lui est confisqué : il n‘a nul besoin de l‘art d‘habiter mais seulement d‘un appartement. » tiré de ILLICH Ivan (2016), L’art d’habiter, Linteau, page 8 et 9. 32 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la lexicographie du terme « philosophe », http://www.cnrtl.fr/definition/philosophe, consulté le 24 janvier 2019. 33 HEIDEGGER Martin (2013), Introduction à la recherche phénoménologique, Gallimard, page 15. 34 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de l’étymologie du terme « phénoménologie », http://www.cnrtl.fr/definition/ph%C3%A9nom%C3%A9nologie, consulté le 20 janvier 2019. 35 EMBREE Lester, ”Phenomenological Mouvement”, Routledge Encyclopédie de Philosophie, https://www.rep.routledge.com/articles/overview/phenomenological-movement/v-1, consulté le 20 janvier 2019.

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adhérant encore plus radicalement que Husserl à la demande phénoménologique de veiller aux choses elles-mêmes »36. De manière plus poussée, il explique que, selon lui, il faut partir des expériences des êtres humains dans le monde pour le comprendre. Les êtres humains sont le monde, ils existent par ce monde. De ce fait, l’étude de celui-ci, c’est-à-dire l’étude des expériences, doit passer par le vécu des individus dans leur monde et non en dehors. Martin Heidegger étudie donc la question de l’habiter de manière phénoménologique. Dans son texte « Bâtir, Habiter, Penser »37, il repart du sens premier des mots et se limite à une analyse descriptive et à un examen des événements. Cet intellectuel n‘interprète pas mais se base sur des faits pour être le plus précis possible. A titre d’exemple, Heidegger appréhende le terme habiter à travers son étymologie, sa définition. Il cherche la signification du mot en vieux-allemand, sa langue maternelle, et en latin. Pour ainsi redonner sa définition originelle à habiter. José Ortega y Gasset précise même qu’ « au contraire des autres hommes, [Heidegger] n‘apprécie guère de s‘en tenir seulement aux choses, à quoi il préfère, et cela lui est particulier, séjourner auprès des mots »38. Cet éclaircissement de sens est profitable pour des mots, qui utilisés quotidiennement, peuvent à terme perdre de leur sens et ainsi être utilisés à tort. Paradoxalement revenir au sens étroit et strict d’un mot peut donner une vision profonde et complexe de ce même mot. En définitive, Heidegger est une figure légitime à étudier pour comprendre le positionnement des architectes dans leur discours aujourd’hui. Le texte de Heidegger « Bâtir, Habiter, Penser » est potentiellement le plus signifiant pour illustrer l’ouverture de la réflexion sur la question de l’habiter, dans les années 1950. Gaston Bachelard, philosophe français contemporain d‘Heidegger, fait partie des philosophes qui se sont interrogés sur la question de l’habiter. Il conçoit l’habiter de manière poétique. Il compare la maison à la pensée de l’être humain, et étudie le langage poétique de l’âme. La cave serait l’inconscient et représenterait l’irrationalité des individus, tandis que le grenier, le toit serait le monde de la rêverie, la rationalité des individus sachant que le rêveur rêve rationnellement39. Bachelard ira même jusqu’à dire que l’ « âme [des êtres humains] est une

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« Heidegger seeks to be more phenomenological even than Husserl himself. He seeks to radicalize phenomenology by adhering even more radically than Husserl to the phenomenological demand to attend to the things themselves. » tiré de SALLIS John (1995), Delimitations : Phenomenology and the end of metaphysics, Indiana University Press, page 93. 37 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, p170-193. 38 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 9. 39 BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 45.

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demeure »40. Dans une autre dynamique, il démontre que la maison est le foyer de l’être humain, c’est son chez-soi, son coin à lui41. C’est le premier univers des individus42: il s’agit de leur première maison, le premier endroit où ils ont vécu qui influence leur manière d’habiter43. En partant de cette idée de la poétisation de la maison, il critique les habitations à Paris. Pour lui elles n’ont pas de « racines »44. Il généraliste en parlant du « manque de cosmicité de la maison des grandes villes »45, les maisons n’ont plus assez de lien avec l’espace. En perdant ce lien, l’intime disparaît au profit de l’utile, de la machine46. Par conséquent, Bachelard perçoit la maison comme « espace vital [de l’être humain] en accord avec toutes les dialectiques de la vie »47. Le philosophe et sociologue Henri Lefebvre fait aussi une analyse de l’ «habiter » dans les mêmes termes que Martin Heidegger. Il constate la richesse de ce mot mais il le rattache à une fonction de la même manière que Le Corbusier48. Il analyse aussi l’habiter à travers la productivité dans la même optique que le mouvement moderne. Le géographe contemporain Augustin Berque questionne l’habiter en examinant les liens entre le milieu et l’identité humaine. Pour lui la question de l’habitat idéal à un rapport très fort avec le paysage, le paysage est « la manière dont le nature nous apparaît »49. Dans cette optique il définit l’étendue terrestre habitée par les êtres humains comme un écoumène : « la partie de la Terre qui est habitée par l’homme »50. Cet écoumène est la particularité des êtres humains vis à vis des animaux51. Les animaux ont un environnement, mais en allant au-delà de la nature les individus donnent naissance à cet écoumène. Cet au-delà, c’est leur culture. Leur culture change cet environnement, celui des animaux, en écoumène pour la société. L’écoumène « c’est la Terre en tant qu’elle est habitée par l’humanité, et c’est aussi l’humanité en tant qu’elle habite la Terre »52. Ainsi l’habiter dépend du bien-être de l’écoumène. La question de l’habiter est donc directement

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BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 28. BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 32. 42 BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 32. 43 « La maison natale a inscrit en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter. » tiré de BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 42. 44 BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 53. 45 BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 54. 46 BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 54. 47 BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 24. 48 PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 13. 49 BERQUE Augustin (2002), “L’habitat insoutenable : Recherche sur l’histoire de la désurbanité”, L’Espace Géographique, tome 31, n°3, page 241-251. 50 BERQUE Augustin (1996), Être humains sur la Terre : Principes d’éthique de l’écoumène, Gallimard, page 11. 51 « Seule l’humanité possède un écoumène » et « est, comme écoumène, la condition qui nous permet d’être humains. Sans écoumène, nous serions comme les autres animaux » tiré de BERQUE Augustin (1996), Être humains sur la Terre : Principes d’éthique de l’écoumène, Gallimard, page 11 et 12. 52 BERQUE Augustin (1996), Être humains sur la Terre : Principes d’éthique de l’écoumène, Gallimard, page 78. 41

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liée aux relations entre l’être humain et le sol. C’est pourquoi il s’est intéressé à Heidegger. L’existence humaine ne se résume pas à l’ « être-en-dehors-de-soi» de Heidegger53 selon Berque. Pour lui « il n’y a pas d’être sans milieu »54. En effet le lieu « limite la chose » c’est-à-dire que « l’identité de la chose ne dépasse pas son lieu »55. Ainsi le milieu de l’être humain lui donne son identité, l’être de l’humain appartient à son milieu. « La relation concrète »56 et nécessaire entre les choses et l’écoumène est la « demeure »57. La demeure de l’humain, c’est-à-dire la manière dont il habite son habitat, son milieu, fait le lien entre l’habitant et l’habitat. Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, se rajoute aux débats sur l’architecture. Il écrit de nombreux ouvrages sur la question de l’habiter. Paquot dirige en partie l‘ouvrage intitulé Habiter, le propre de l‘humain, en 2007, qui tente de soulever les limites de l’habiter. Il revendique que l’acte d’habiter est spécifique à l’être humain. Il tente de comprendre en quoi l’habitation définit l’être humain. Paquot constate l’ « habiter » comme « source [et] comme fondement »58. « C’est parce que l’[être humain] ”habite”, que son ”habitat” devient ”habitation” »59. Plus récemment, Mathias Rollot se réfère à la notion philosophique de l’habiter de Martin Heidegger, dans sa thèse sur l’éthique de l’habitation en 201660. Il réfute la thèse de Heidegger : « la condition humaine réside dans l’habitation »61. Selon Rollot, la vision heideggérienne sousentend que tant que les individus sont des êtres humains, alors ils habitent. Ce qui voudrait dire qu’il n’y a pas d’inhabitable. Il distingue très clairement « habiter » et « vivre ». Cette scission dans la manière de penser l’habiter après-guerre s’introduit par des questionnements différents tel que la construction de situations pour les situationnistes ou encore le rapport au sol de l’architecture vernaculaire. Le changement de pensée n’est pas global mais cette modification des discours est progressive et notable, grâce à la médiatisation des idées qui participe à leur diffusion. En conclusion c’est toute une conjecture, à partir des années 1950, qui participe à ébranler le mouvement moderne.

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BERQUE Augustin (2010), “Logique des lieux de l’écoumène”, Communications, n°87, page 24. BERQUE Augustin (2015), « Un habiter “soutenable” », tiré de COSTES Laurence (sous la direction) (2015), « Habiter : ou vivre autrement ? », Socio-Anthropologie, Paris, n°32 décembre, page 171 à 183. 55 BERQUE Augustin (2015), « Un habiter “soutenable” », tiré de COSTES Laurence (sous la direction) (2015), « Habiter : ou vivre autrement ? », Socio-Anthropologie, Paris, n°32 décembre, page 171 à 183. 56 BERQUE Augustin (2010), “Logique des lieux de l’écoumène”, Communications, n°87, page 24. 57 BERQUE Augustin (2010), “Logique des lieux de l’écoumène”, Communications, n°87, page 24. 58 PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 12. 59 PAQUOT Thierry (2005), Demeure terrestre : enquête vagabonde sur l’habiter, Europan, 187 pages. 60 ROLLOT Mathias (2016), “Eléments vers une éthique de l’habitation”, thèse de doctorat en architecture, sous la direction de YOUNES Chris et BONZANI Stéphane, Paris, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture Paris-La-Villette, 490 pages. 61 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 176. 54

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Hypothèse de recherche. L’ambition de ce mémoire est d’étudier l’influence de la conférence « Bâtir, Habiter, Penser » de Martin Heidegger, philosophe du XXème siècle, dans le discours de certains architectes contemporains français. Dans la mesure où il influence l’ouverture de la pensée du mouvement moderne. Toutefois l’objectif de ce mémoire n’est pas d’examiner les différentes prises de position sur la question de l’habiter. Il s’agit d’examiner si une nouvelle vision de l’habiter, amenée par un philosophe il y a presque soixante-dix ans, est aujourd’hui pertinente. Comment cette ouverture dans les années 1950, qu’illustre bien Heidegger, a permis qu’aujourd’hui les pensées se soient détachées de la simple tâche de fonctionnalité des constructions ?

Problématique. De quelle manière la pensée de Martin Heidegger se manifeste, non-consciemment, dans le discours de ces quatre architectes d’aujourd’hui ? L'ambition est de regarder quelles questions animent les architectes français contemporains, d’observer s’ils ont construit un positionnement qui ne se limite pas à une réinterprétation de la vision fonctionnelle de l’habiter des modernes. Beaucoup d’intellectuels se sont servis de ce texte mais ici c’est son actualité contemporaine qui est interrogée.

Méthodologie et démonstration. Le présent mémoire s’articule autour de trois parties. La première partie traite de l’acte d’habiter. Martin Heidegger donne son explication de l’ « habiter ». Il le met en relation directe avec les relations entre l’être humain et le sol. Ces rapports entre les individus et le sol entrent-ils en résonance avec la manière de pensée des quatre architectes ? Cette section interroge la contemporanéité de la thèse du Quadriparti de Heidegger. Est-ce à dire que si les êtres humains n’ont plus de relation avec le sol, alors ils n’habitent plus ? Le travail de cette hypothèse repose sur l’étude du sens premier des termes employés dans ce mémoire. La deuxième partie se concentre sur cette action de déracinement qu’introduit Heidegger et qui est réutilisée par des auteurs tels que Paul Virilio. Partant du déracinement selon Heidegger, l’hypothèse est faite d’un déracinement moderne. Les différentes visions de ce déracinement amènent diverses causes et plusieurs réponses - 21 -


à ce phénomène. En dernière partie, Heidegger affirme que les termes « habiter » et « bâtir » se réfèrent au même acte : le ménagement de l’Unité Originelle. Ce ménagement, mis à mal dans la société moderne, donne lieu à un questionnement des actions ou inactions des individus pour ménager le sol. La lecture de « Bâtir, Habiter, Penser » est le point de départ d’une enquête sur le bouleversement de l’idéologie portée par le mouvement moderne. En partant de l’analyse d’habiter faite et diffusée par Heidegger, le fil conducteur est d’analyser son influence inconsciente dans le discours de quatre architectes contemporains, d’analyser les similitudes entre l’habiter de ces architectes et l’exposé fait par Martin Heidegger. Pour répondre à ces questionnements, tout d’abord une analyse complète de la conférence « Bâtir, Habiter, Penser » est faite. Le but est d’en tirer une hypothèse de conception architecturale. La lecture d’autres textes du même auteur, tel que « … l’homme habite en poète … », et des retranscriptions des autres conférences du colloque à Darmstadt complète cette analyse. L’étude de ce texte est mise en perspective avec le contexte architecturale de l’époque et son évolution : la remise en question de la théorie du mouvement moderne avec les situationnistes par exemple. Ces recherches sont notamment faites à partir des écrits de Guy Debord ou encore la lecture de la revue International Situationniste. Les hypothétiques principes architecturaux du philosophe Martin Heidegger sont utilisés comme éléments de comparaison pour aborder la pensée des architectes contemporains français. La pensée de ces architectes est examinée par le biais de leurs discours écrits et diffusés officiellement dans leurs ouvrages, des entretiens professionnels ou encore des articles de revues. Toutefois il est opportun d’avoir accès à des discours moins contrôlés et ainsi avoir une matière enrichissante et unique. C'est pourquoi les architectes choisis sont questionnés. Ces architectes sont sélectionnés selon les critères suivants : architectes français, contemporains, exerçant l’architecture en France, diffusant leurs idées et qui sont représentatif d’un nouvel ordre, d’une nouvelle manière de faire. L’intérêt se porte donc sur des architectes qui influencent le débat de l’architecture.

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Le choix des architectes se limite au nombre de quatre, ce qui permet d’avoir une analyse plus approfondie. Ces architectes ont été s car ils sont représentatifs d’une nouvelle manière de faire, d’un certain milieu de l’architecture qui réoriente. L’architecte Nicola Delon, co-fondateur du collectif Encore Heureux, s’exprime sur le réemploi des matériaux. Nicolas Michelin, l’un des fondateurs de l’agence ANMA, se positionne sur le champ des idées avec le concept d’ultracontextualité ou encore l’ordinaire-extra. Augustin Rosenstiehl, cogérant de l’agence SOA, s’affirme dans le registre du vivant. Enfin l’architecte Delphine Blanc s’ajoute à cet éventail. Elle est architecte indépendante et travaille comme architecte-conseil au CAUE, Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement, du Rhône. Par ailleurs, à la manière de Martin Heidegger, chacun s’est attardé sur le sens des mots. Nicola Delon ne se contente pas de la signification approximative des mots. Pour qu’ils aient plus de poids et pour être sûr de ce qu’ils représentent, il recherche un autre terme qui exprime l’idée précise qu’il souhaite diffuser : lieuxinfinis62 ou encore matière-grise63. Nicolas Michelin revisite des notions comme l’ultra-contextuel et ordinaire-extra64. Delphine Blanc élargie sa vision de l’écologie en retrouvant les racines latines du terme65. Pour finir Augustin Rosenstiehl s’attarde sur les similitudes de racines latines entre des termes : colere qui signifie habiter et cultiver66. Ces architectes connaissent le philosophe Heidegger mais n’en ont pas une connaissance approfondie. Delphine Blanc a découvert la pensée de Martin Heidegger à travers les écrits de Augustin Berque. Nicola Delon a lu « Être étant » et « Lettre à l’humanisme ». Nicolas Michelin est interpellé par un vers d’un poème de Hölderlin, « En bleu adorable » : « poétiquement habite l’homme », repris par Heidegger : « … l’homme habite en poète… ». Augustin Rosenstiehl considère que la dimension de ménagement de l’Unité Originelle, de Heidegger, est une dimension élémentaire. Un guide d’entretien est rédigé pour chacun d’entre eux. Il est d’abord écrit à partir des principes de conception tirés de la lecture du texte « Bâtir, Habiter, Penser »67 de Martin Heidegger. Ce guide-type est ensuite modifié en fonction de la lecture des textes de chacun des architectes, pour pouvoir avoir une approche plus ciblée et plus pertinente. Le premier entretien est une vidéoconférence avec l’architecte Nicola Delon d’une durée de trente minutes le 14 novembre 2018. Le deuxième est un face à face de deux heures avec Nicolas Michelin au siège de ANMA le 20

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Encore Heureux (sous la direction de) (2018), Lieux Infinis : Construire des bâtiments ou des lieux?, B42, 347 pages. CHOPPIN Julien, DELON Nicola (2014), Matière Grise-, Pavillon de l’Arsenal, 365 pages. 64 ANMA, http://www.anma.fr/, consulté le 18 novembre 2018. 65 BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe le 21 novembre 2018, page 6. 66 Capital Agricole, exposition tenue au Pavillon de l’Arsenal à Paris, du 2 octobre 2018 au 17 février 2019. 67 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 170 à 193. 63

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novembre 2018. Le troisième est une seconde vidéo conférence d’une heure avec Delphine Blanc le 21 novembre 2018. Le dernier entretien est une conversation téléphonique de vingt-cinq minutes avec Augustin Rosenstiehl le 4 décembre 2018. Par la suite, chaque entretien est retranscrit pour pouvoir être analysé. L’objet de cette analyse est de retirer des notions importantes et des points de réflexion divergents ou communs entre les architectes. Le plan de ce mémoire est constitué à partir des questionnements principaux que soulèvent le texte de Heidegger à la lumière des quatre entretiens. Pour finir cette analyse est enrichi par d‘autres lectures sur le même sujet. L’étude du texte de Martin Heidegger et des quatre entretiens est complétée par un solide corpus, classé par sections : Martin Heidegger, les architectes interrogés, le Mouvement moderne, les Situationnistes, l’être de l’humain, l’interconnectivité de l’être humain et du sol, le rapport entre l’être humain et la technique, un retour sur la signification des termes, le déracinement, le ménagement, le sentiment de responsabilité et le rôle des institutions.

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I/ L’acte d’habiter. A/ Une explication de l’habiter : la relation de l’être humain avec le sol. Heidegger effectue une analyse phénoménologique de l’habiter68, une ontologie de l’architecture. Il étudie la question de l’existence, celle d’être au monde et de pouvoir habiter au monde. D’après lui, les individus ne peuvent pas être sans habiter : « être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter »69. Il développe en expliquant que les êtres humains sont humains en tant que tels, car ils habitent le sol de la terre. Habiter est une façon d’être au monde, une façon d’exister au monde. L’acte d’habiter conditionne leur existence sur terre, sur le sol de la terre. Ils aménagent des espaces pour vivre. Cependant Martin Heidegger précise bien qu’il ne souhaite en aucun cas « découvrir des idées de constructions, encore moins de prescrire des règles à la construction »70. Dans la langue française, le mot « habiter », est un verbe qui signifie « occuper habituellement un lieu »71. Dans la première moitié du XIIème siècle, il est défini par « occuper une demeure » puis par « celui qui vit dans un lieu », au siècle suivant72. Par ailleurs, ce verbe est tiré du latin habitare, qui signifie « avoir souvent »73 mais aussi « habiter » et « résider ». Certains philosophes comme Martin Heidegger, Gaston Bachelard ou encore Ivan Illich ne restreignent pas l’utilisation du mot « habiter » à ses sens synonymes qui découlent de sa signification, tel que les verbes « loger », « résider » ou encore « domicilier ». En raison de leurs études, une attention particulière est portée à la différence de sens entre « habiter » et « l’habiter »74. En effet « habiter » selon Heidegger est le propre de l’être humain, alors que « l’habiter » est l’action propre aux individus de se « confectionner un chez-soi »75. Comme explicité dans l’introduction, chacun peut avoir son explication et sa compréhension d’ « habiter », mais il doit l’expliquer clairement76. Ainsi Heidegger partage simplement ses propos de réflexion sur l'être, le sujet majeur de sa thèse. 68

Les mots en italique dans ce texte sont des termes qui sont utilisés dans le contexte d’une définition particulière, explicitée tout au long du texte. Ici habiter est utilisé dans le sens de Heidegger, être un être humain. 69 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 170. 70 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 170. 71 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la lexicographie du terme « habiter », http://www.cnrtl.fr/definition/habiter, consulté le 8 janvier 2019. 72 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de l’étymologie du terme « habiter », http://www.cnrtl.fr/definition/habiter, consulté le 8 janvier 2019. 73 PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 10. 74 PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 5. 75 PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 6. 76 PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 6.

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Il ne s’intéresse pas à l’architecture en soi ou à l’acte de bâtir, il mentionne ces termes dans son texte dans le but de donner sa définition ‘« habiter ». « Exister signifie donc aussi être auprès de l’étant en se comportant par rapport à lui »77. Exister voudrait dire être connecté à l’étant. L’étant constituant l’habitat, le milieu. La manière d’être, et donc d’exister des êtres humains par rapport à ce milieu, serait d’agir par rapport à ce milieu, d’avoir un comportement. Martin Heidegger définit ce comportement comme l'acte d’habiter sur terre. Heidegger suggère que pour exister, pour habiter, les individus doivent agir en connaissance de ce qui les entoure, en connaissance de cet étant, et ainsi ils auront une place, une existence. Si la société n’agit pas de manière à reconnaître cet étant, il n’existe pas. La signification de l’être selon Martin Heidegger renvoie au terme Dasein, en allemand, « être-là ».78 Dasein est le sujet présent dans le monde par son existence. L’être humain est présent dans l’être, il est le « là » de l’être. Benoît Goetz dans son ouvrage La Dislocation79 évoque la thèse de Heidegger sur être-là. Il en fait une critique en reprenant être-là et en expliquant que selon lui, c’est être-le-là. Les êtres humains sont le lieu, ils ne sont pas simplement dans le lieu, c’est eux qui donnent sa caractéristique de lieu, au lieu. Ils le créent : ils transforment l’espace en un lieu, en l’habitant. Heidegger démontre que c’est la construction qui créée un lieu. Et ce lieu accorde une place aux choses : « c’est seulement à partir du pont lui-même que naît le lieu »80. L’existence de la construction et l’existence du lieu sont interdépendantes. Toutefois, au début de son essai Heidegger fait remarquer que toute construction n’est pas une habitation. Or Goetz confirme que, selon lui, ce sont les habitations qui définissent le lieu. Ainsi chez Heidegger la construction donne naissance au lieu et chez Goetz à l’habitation. C’est sur ce point que les deux avis divergent. Heidegger revient au sens premier et étroit des verbes « habiter » et « bâtir », il fait une étude phénoménologique. Il appréhende ces verbes à travers la signification du mot, son étymologie ou encore sa racine linguistique en allemand. Revenir aux racines de ces deux mots, permet de prendre conscience de leur signification en vieux-allemand et en latin, comme le démontre Martin Heidegger. En vieux-allemand « habiter » traduit par wohnen a pour sens « séjourner » et « demeurer ». Le verbe « bâtir » bauen, en vieux-allemand, signifie « soigner » et « construire »81. Suivant le même processus d’analyse, « aménager » qui vient du mot « ménager »,

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HEIDEGGER Martin (1985), Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Gallimard, Paris, page 195. HEIDEGGER Martin (1992), Être et Temps, Gallimard, 587 pages. 79 GOETZ Benoît (2001), La dislocation, Edition de La Passion, 192 pages. 80 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 183. 81 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 179. 78

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peut se traduire par « habiter » dans la langue française mais aussi prendre soin de son ménage82. L’étude de ces mots, au sens proche en français, de la même manière que le fait Heidegger avec le vieux-allemand, démontre qu’« habiter » et « ménager » ont la même racine latine : habitare qui peut être traduit par résider83. Ainsi, les êtres humains s’ils habitent la terre, la ménage, ils en prennent soin. Les similitudes de sens trouvées entre les termes « habiter » et « bâtir », soumettent l’hypothèse que ces mots ont perdu leur sens premier et leur signification fondamentale dans leur utilisation quotidienne. Augustin Rosenstiehl fait partie des architectes qui connaissent les écrits de Martin Heidegger, mais il n’a pas lu son colloque « Bâtir, Habiter, Penser ». Sans le savoir, il reprend cette étude des racines latines des termes que Heidegger met en avant. Rosenstiehl effectue un rapprochement entre « habiter » et « cultiver » comme Martin Heidegger rapproche les termes « habiter » et « bâtir », et « bâtir » et « cultiver »84. En effet, ces deux mots ont « la même racine latine dans le mot colere »85. A partir de ce constat, il rappelle, qu’à l’origine, surtout au Moyen Age, la société habite si elle cultive : « A la base on habite un lieu dans la mesure où on le cultive. On cultive sa nature. On cultive son environnement »86. Il ramène l’habiter au cultiver. Néanmoins, il précise qu’à partir du moment où l’être humain habite, il cultive mais par cette action, la nature ne sera plus nature. « L'agriculture finalement c'est une façon de transformer la nature et d'habiter »87. Cultiver la nature, la transforme en culture. Cette idée rejoint la thèse selon laquelle les individus transforment l’espace en lieu de Benoît Goetz. Ici l’être humain transforme la nature en culture. Donc « habiter », « cultiver » et « bâtir » peuvent être traduits de la même manière. L’être humain fait partie d’un tout, l’Unité Originelle, il fait partie du monde. Il est le monde. « L’Unité Originelle »9 se constitue de la terre, du ciel, des mortels et des divins. Les êtres humains font partie de l’Unité Originelle en tant que mortels. Chaque composant de cet Unité Originelle est en lien avec les autres, aucun n’a plus de valeur qu’un autre et tous existent en tant que tel grâce à l’existence des autres. Ils constituent un tout. Ils sont individuels mais perdent les 82

Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de l’étymologie du terme « ménager », http://www.cnrtl.fr/etymologie/m%C3%A9nager, consulté le 18 novembre 2018. 83 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de l’étymologie du terme « habiter », http://www.cnrtl.fr/definition/habiter, consulté le 8 janvier 2019, et Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de l’étymologie du terme « ménager », http://www.cnrtl.fr/etymologie/m%C3%A9nager, consulté le 18 novembre 2018. 84 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 170. 85 ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe, le 4 décembre 2018, page 3. 86 ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe, le 4 décembre 2018, page 3. 87 ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe, le 4 décembre 2018, page 3.

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spécificités s’ils ne font plus partie de ce tout. La simplicité des Quatre est le Quadriparti. L’existence de l’être humain au sein de l’Unité Originelle réside dans l’acte d’habiter. La caractéristique de l’habiter est le ménagement de l’environnement, le ménagement du Quadriparti, de la simplicité des quatre entités de l’Unité Originelle88. Il doit ménager la terre, en prendre soin, l’aménager pour être au monde. En le ménageant, l’individu l’habite. Heidegger affirme que l’être et le monde sont indissociables. L’acte d’habiter permet aux êtres humains d’exister. Heidegger affirme que l’être et le monde sont indissociables. Pour illustrer ce propos, il faut noter que les êtres humains existent en négation des êtres divins, la terre n’est terre que si le ciel existe pour souligner son existence. Les mortels faisant parti de ce quadriparti doivent le respecter, et donc le fait d’habitation doit être fait dans le respect de ce quadriparti ainsi ce trait fondamental de l’action d’habiter par les mortels doit être fait dans le ménagement de la terre, du ciel, des mortels et des divins. De la sorte l’habitation, l’acte d’habiter est fondamentalement le ménagement de chacune de ses entités. Les mortels séjournant sur terre, ce ménagement se rapporte à celui de la terre. Les mortels habitent en ménageant cette terre. Étant mortels, les êtres humains habitent, et ils habitent car ils sont mortels ; l’un ne va pas sans l’autre. L’existence de ces quatre entités au sein du Quadriparti, implique que chaque entité soit équilibrée et respecte les autres. La place des mortels dans cet équilibre est définie par leur acte d’habiter, donc une des conditions pour faire partie de la condition humaine est le fait d’habiter. En habitant sur terre, les mortels habitent sous le ciel10. Le ciel étant le divin, l’action de résider sur la terre, sur le sol, renvoie encore ces habitants à la condition d’être humain, de mortels.

Les êtres humains ne peuvent pas être sans habiter. Ils sont mortels car ils existent. En tant que mortels, ils font partie du Quadriparti : les mortels, les divins, le ciel et la terre. Les divins dans le ciel et, par déduction, les mortels sur la terre. Les individus séjournent sur la terre or « séjourner » veut aussi dire « habiter »89. S‘ils n’habitent pas ils ne sont plus des mortels et donc ils n’existent pas. A contrario, s‘ils existent alors ils habitent car ils sont des mortels, sur la terre. Cette hypothèse est confrontée à la vision de certains architectes aujourd’hui.

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HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 178. HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 172.

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B/ La contemporanéité des rapports entre les êtres humains et le sol. Le ménagement du Quadriparti, vision cosmique du monde, ne convient pas à tous. En effet Augustin Rosenstiehl spécifie qu’avec SOA, ses collaborateurs et lui recherchent des réponses aux constats effectués. Ils cherchent à répondre à la crise environnementale et aux nouvelles demandes alimentaires des habitants de la métropole90. Rosenstiehl souhaite redévelopper un travail du sol, l’agriculture, tout en préservant la faune et la flore, dans cet acte physique il ne prend en compte aucune dimension spirituelle. « Ce n’est pas que ça ne m’intéresse pas ou je considère que ça n’existe pas. Les réflexions qu’on mène là, elles sont vraiment plutôt de l’ordre du constat »91. Augustin Rosenstiehl souhaite retrouver un rapport direct au sol. Il donne comme titre à sa dernière exposition capital agricole, le mot « agricole » se rapporte directement au sol puisqu‘il signifie « qui se rapporte à l‘agriculture »92. Agriculture renvoie quant à elle à l’ « activité ayant pour objet : principalement la culture des terres en vue de la production des végétaux utiles à l'homme »93. Ainsi, il souhaite rapporter ce capital dans la ville, rapporter le travail de la terre dans la ville. Son exposition démontre que la définition des sols a beaucoup changé en seulement une centaine d’années. Il existe plus d’espaces naturels autour de Paris qu’auparavant, mais beaucoup moins d’espaces agricoles : c’est-à-dire qu’il y a plus de surfaces naturelles mais moins de biodiversité des cultures. Ces zones cultivées sont plus neutres car la production agricole devient prioritaire, une agriculture intensive chimique et mécanique est donc favorisée 94. Thierry Paquot fait déjà cette remarque plus de 10 ans plus tôt : « l’urbanisation actuelle instaure une nouvelle relation entre une ”campagne” qui adopte de plus en plus l’esprit de la ville, et une “ville” qui perd ses limites et s’inscrit dans une géographie à dimension variables »95. Pareillement, Delphine Blanc ne cherche pas cette dimension spirituelle : « je ne vais pas mettre du divin »96. De manière différente, Nicolas Michelin rejoint Augustin Rosenstiehl : « Après ce sont des choses qui rentrent dans le domaine de la religion, ce qui m’intéresse moins »97. Michelin se 90

ROSENSTIEHL Augustin (sous la direction de) (2018), Capital Agricole : Chantiers pour une ville cultivée, Pavillon de l’Arsenal, page 7. 91 ROSENSTIEHL Augustin, entretien mené personnellement le 4 décembre 2018, page 5. 92 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « agricole », http://www.cnrtl.fr/definition/agricole, consulté le 13 janvier 2019. 93 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition et de l‘étymologie du terme « agriculture », http://www.cnrtl.fr/definition/agriculture, consulté le 13 janvier 2019. 94 Salle « Zonage, depuis 1930 : l’Idéal urbain » dans Capital Agricole, exposition tenue au Pavillon de l’Arsenal à Paris du 2 octobre 2018 au 17 février 2019. 95 PAQUOT Thierry (2005), Demeure terrestre : enquête vagabonde sur l’habiter, Europan, page 45. 96 BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe le 21 novembre 2018. 97 MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe le 20 novembre 2018, page 12.

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préoccupe d’avantage d‘une sensation ressentie par le visiteur en entrant dans un bâtiment : « Estce que je suis qu'un mécanicien de l’espace ou est-ce que je suis aussi quelqu’un qui va aller poser des questions ? »98 De plus, chacun des termes utilisés pour définir les quatre entités du l’Unité Originelle, peuvent être compris différemment, ce qui permet de s'approprier le texte de Heidegger tout en gardant sa thèse fondamentale du ménagement : « évidemment que d'une certaine manière ça parle de l'insertion d'un habitat dans son contexte »99. Par exemple Delphine Blanc perçoit derrière ce terme des divins, des rites qui se rapportent à une culture, à une société, et pas forcément un dieu : « quand j'entends divin en fait j'entends les rites, du coup j'entends une société »100. Pourtant, de nombreuses problématiques soulevées par cette image d’Unité Originelle, sont contemporaines et peuvent se retrouver dans d’autres termes aujourd’hui. Nicola Delon perçoit ce rapport du ciel et de la terre et est plus enclin à utiliser le terme habitant à la place du terme mortel. Toutefois, il voit le divin comme l’amalgame de ces entités, à la différence de Heidegger : « c’est vrai que le rapport ciel terre, mortel, on pourrait dire habitant ou en tous cas usages permis, et le divin qui serait ce mix un peu de tout ça. […] Tout ça peut raisonner. Aujourd’hui on ne prendrait pas ces mots-là, par exemple »101. De même, l’étude du ménagement de l’Unité Originelle avance l'hypothèse que ce ménagement fait écho aux problématiques du développement durable. Le développement durable est « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs »102. Cette déclaration est clarifiée en 1992, au sommet de la terre de Rio, qui met l’accent sur un développement mondial respectant de la nature : « principe 1 : les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature »103. Ainsi, la conjecture de Martin Heidegger de l’existence des êtres humains au monde à travers le ménagement du ciel, de la terre, des mortels et des divins, l’Unité Originelle, bien que très poétique, soulève des problématiques actuelles. L’objectif n’est pas de promouvoir le développement durable, un terme qui est sur-utilisé aujourd’hui comme le rappelle Nicola Delon, architecte et fondateur associé du

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MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe le 20 novembre 2018, page 12. BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page 7. 100 BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page 7. 101 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe le 14 novembre 2018, page 2. 102 BRUNDTLAND Gro Harlem (présidé par) (1987), première ministre norvégienne et directrice générale de l’Organisation Mondiale de la Santé, tiré de « Notre avenir à tous », rapport Brundtland, Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l'Organisation des Nations unies. 103 Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement (1992), la Conférence des Nations Unis sur l’environnement et le développement. 99

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collectif Encore Heureux : « il y a des mots un peu valises comme interdisciplinarité ou développement durable ou HQE. Tous ces mots un peu valise qui ne veulent plus rien dire, qui ont été sortis de leur contexte, qu'on a même asséchés parce qu'on a trop parlé pour tout et n’importe quoi »104. Delphine Blanc, architecte au CAUE du Rhône est du même avis : « Mais déjà je n'aime pas les mots développement durable »105. Cependant, cette interconnexion entre les quatre entités de ce qu’appelle Heidegger l’Unité Originelle, est pourtant présente dans certaines civilisations comme par exemple la culture des Maoris. Leur société est basée sur le fonctionnement d’un cercle vertueux. Les maoris nomment Kaitakitanga le gardien de cet équilibre. Le Koru est la balance, l’équilibre entre le bien être des êtres humains et celui de l’environnement. Si l’être humain va bien, la terre ira bien et si la terre va bien, l’être humain aussi106. C’est un système interconnecté. Ainsi l’individu doit, de fait, respecter cette nature s’il souhaite se faire respecter et avoir une place dans cet équilibre. De plus, bien qu’Augustin Rosenstiehl ne se revendique pas heideggérien et n’ait pas lu son texte « Bâtir, Habiter, Penser », sa manière de concevoir l’architecture a pour but de rétablir un lien fort avec la nature. Pour lui établir une relation avec cette nature-là est primordiale : « C’està-dire que nous on établit une relation entre ce qu’est véritablement aujourd’hui la nature »107. Ainsi, il relève l’importance de la terre expliquant pourquoi il est si important pour les êtres humains de revenir à l’agriculture. Il précise que ce lien est important car c’est la nature qui a enseigné à l’humanité pour qu’elle puisse fonder sa civilisation108. La thèse de Marie Villela-Petit, chercheuse au CNRS, exposé en partie dans son texte « Habiter la terre »109, appuie la perception de Rosenstiehl que l’être humain est né de la terre et par ce lien il se doit de la protéger : « L’ArcheTerre [...] est le milieu vital, qui, telle une matrice nourricière, nous porte et, sans lequel, nous ne serions pas là et, donc, ne serions pas ouverts au monde, habitants du monde. A l’existant, il revient alors de se penser justement comme un vivant et, partant, d’agir en faveur de la vie, d’une

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DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe le 14 novembre 2018, page 6. BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page7. 106 AWATERE S., HARMSWORTH G., ROBB M., « Indigenous Maori Knowledge and Perspectives of Ecosystems », tiré de DYMOND John R. (2013), Ecosystems services in New Zealand, Manaaki Whena Press, https://www.landcareresearch.co.nz/__data/assets/pdf_file/0007/77047/2_1_Harmsworth.pdf consulté le 30 octobre 2018. 105

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ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe, 4 décembre 2018, page 5. ROSENSTHIEHL Augustin, “L’agriculture Urbaine”, conférence, 6 octobre 2012, Paris, TEDx, https://www.youtube.com/watch?v=DwCHkIlmH2g, consultée le 3 décembre 2018. 108

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PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 19 à 34.

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vie partagée avec les autres hommes, mais aussi avec l’ensemble des autres vivants. Seulement ainsi nous habiterons en conscience la Terre, en devenant, enfin, ses gardiens fiables »110. Un lien de créateur et de création les unit, lien identique à celui que Heidegger formule. L’être humain fait partie d’un tout composé de quatre entités, c‘est l’acte d’habiter qui lui donne cette place. Par cet acte d’habiter, l’être humain doit protéger la terre, en prendre soin : « l’habitation se révèle […] comme le ménagement quadruple du Quadriparti. Ménager veut dire avoir sous sa garde […] l’être du Quadriparti. Ce qu’on a sous sa garde doit être mis à l’abri »111. Rosenstiehl rappelle la simplicité d'échanger avec cette terre grâce à l’agriculture. Cette facilité de rapport fait écho avec ce que décrit Heidegger comme le Quadriparti : « nous ne considérons pas la simplicité des Quatre. Cette simplicité qui est la leur, nous l’appelons le Quadriparti »112. Dans le même ordre d’idée, ce lien entre la terre et l’être humain est important pour Nicola Delon. Pour lui, depuis les années 1950, l’architecture s’est complètement éloignée du rapport avec l’environnement naturel : « En fait aujourd’hui ce qu’on voit c’est que […] l’architecture moderne et contemporaine s’est éloignée de tout un tas de relations à l’environnement »113 . Maria Villela-Petit suppose que « [l’on] n’attirera jamais assez d’attention sur l’ombre jetée sur la Terre par les Lumières, lorsque sur la base des nouvelles connaissances astronomiques (mais combien insuffisantes), les penseurs du XVIIIème siècle ont cru qu’il était de bon aloi de mépriser la Terre »114. Or cet éloignement ne permet pas au monde de préserver son caractère complexe. Le collectif Encore Heureux à une conscience aigüe de la complexité du monde : « c’est vraiment cette complexité liée à la somme des contraintes et des enjeux et des défis »115. Cette complexité est renforcée par l’interconnexion de tous les systèmes. Ainsi, une discussion prise dans le cadre d’un système a des incidences dans d’autres systèmes. Nicola Delon prend l’exemple de l’augmentation du prix de l’essence en 2018 : « l'actualité de l'augmentation du prix de l’essence qui du coup est à la fois totalement injuste au regard des ressources et de ceux qui n'ont pas le choix et en même temps totalement nécessaire »116. Cette décision est prise pour des raisons économiques et peut paraître injuste pour certains individus : « Et on voit par exemple que derrière la question du prix de l'essence est la question de l'étalement urbain, de la façon dont on a séparé

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VILLELA-PETIT Maria (2007), ”Habiter la Terre”, Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, Paris, page 34. HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 178. HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 177. 113 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, 14 novembre 2018, page 1. 114 VILLELA-PETIT Maria (2007), ”Habiter la Terre”, Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 24. 115 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 3. 116 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 3. 111 112

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les lieux d’habitation et les lieux de travail, qui font que 80% des Français prennent leur voiture pour aller travailler. Donc on peut dire que le sentiment que nous on a c'est qu’enfin on considère que les choses sont liées ». En effet, les individus habitent de plus en plus loin de leur lieu de travail surtout en dehors de métropoles. En 2004, l’INSEE recense presque un salarié sur quatre habitant dans une commune différente de son lieu de travail117. Cette complexité reconnue rend les prises de décisions plus compliquées car il faut prendre en compte plus de facteurs. Pour Julien Choppin et Nicola Delon, les architectes doivent appréhender cette complexité. Raison pour laquelle, lors des choix de constructions prendre en compte le sol est si important à leurs sens. Cette complexité est aussi soulignée par Michel Roux qui rappelle que pour étudier des phénomènes il faut envisager les interactions des différentes entités : « on ne peut pas comprendre les rapports des hommes à leur espaces en cherchant à isoler et à définir leurs propriétés intrinsèques pour en déduire une logique des comportements intrinsèques »118. L’aspect intéressant du raisonnement de Nicola Delon, est le fait qu’il pose comme acquis cette connaissance de la complexité du monde, de la complexité de ses rapports interconnectés entre les espèces vivantes. Toutefois, il commente les actions des êtres humains qui ne soutiennent pas cette complexité : « Mais par contre là où on est très très en retard c’est sur le fait d’aborder cette complexité. C’est-à-dire qu’aujourd’hui on arrive à partager le fait que oui tout est lié. Mais par contre savoir comment on va, dans ce grand bazar, agir et être moteur de l'action positive, on est beaucoup plus démunis »119. Pour tenter de résoudre cette complexité, le collectif Encore Heureux se penche sur la reterritorialisation. Nicola Delon explique que l’architecture est située. La richesse de l’architecture vient de tout ce que lui apporte son site. La spécificité du lieu de la construction donne une sensibilité propre : « c’est de dire que la richesse d'une architecture c'est son rapport à son environnement. C'est ce qui fait que l'architecture par exemple vernaculaire ou agricole, faite sans architecte, nous intéresse beaucoup plus qu’une architecture d'architectes qui vont inventer le futur de l'architecture »120. Chaque lieu est unique grâce aux savoir-faire des artisans locaux, aux compétences auxquelles l’architecte a fait appel, à la culture de la population du site qui rendent l’architecture unique et qui sont les raisons qui rendent chaque bâtiment unique : « ça reste très intéressant parce que ça fait appel à une grande diversité de compétences, de savoir-faire, de populations, de classes sociales »121.

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BACCAÏNI B., SEMECURBE F., THOMAS G. (mars 2007), « Les déplacements domicile-travail amplifiés par la périurbanisation », Analyse territoriale, Insee, n°1129, page 1, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1280781, consulté le 25 janvier 2019. 118 ROUX Michel (2002), Inventer un nouvel art d’habiter, Le ré-enchantement de l’espace, L’harmattan, PAGE 45. 119 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 3. 120 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 4. 121 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 4.

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Pourtant cette démarche n’est pas toujours mise à l’honneur. Aujourd’hui on peut importer des matériaux de différents pays, on peut préfabriquer des bouts de bâtiments mais le processus n’est pas complètement abouti, au risque de devenir trop coûteux. Au contraire, la mondialisation a permis d’exporter l’industrie électronique pour réduire son coût de production, pour reprendre cet exemple. La mondialisation est « l’action, fait de donner une dimension mondiale à quelque chose »122. Plus particulièrement la mondialisation dans le secteur économique est l’« élargissement du champ d'activité des agents économiques (entreprises, banques, Bourses) du cadre national à la dimension mondiale »123. L'objectif de simplification de la société moderne est poursuivi grâce à la simplification de l’acte de bâtir pour diverses raisons, économiques par exemple. Mais justement, pour Nicola Delon, plus un bâtiment est imprégné de son site et de son environnement plus il va être fascinant : « la richesse de l’architecture c’est son environnement »124.

En conclusion, cette interconnexion entre le sol et les êtres humains, est présente dans la réflexion des architectes contemporains. Cette Unité Originelle est composée des mortels, les êtres humains, des divins, de la terre, la nature, et du ciel. La particularité de Martin Heidegger est de mettre cette unité sous le regard du divin. La dimension cosmique a toute son importance dans sa philosophie. Cette dimension est aussi présente pour certains architectes mais de différentes manières. Néanmoins, en partant de cette explication, l’hypothèse est faite que cette interconnexion est tout aussi importante, même sans la dimension cosmique.

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Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « mondialisation », http://www.cnrtl.fr/definition/mondialisation, consulté le 13 janvier 2019. 123 Dictionnaire Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/mondialisation/52183, consulté le 18 janvier 2019. 124 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe le 14 novembre 2018, page 3.

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C/ Les êtres humains contemporains n’habitent plus. Les derniers exemples prouvent l’importance du lien contemporain entre les êtres humains et la terre. Mais qu’en est-il de cette cohésion ? Si les mortels ne ménagent pas la terre dans leur acte d’habiter, ils remettent en cause leur place en tant que mortels dans cette Unité Originelle. Voici quelques exemples qui confirment cette hypothèse. Günther Anders, philosophe contemporain de Heidegger, affirme que dans son refus de ménager ce Quadriparti, par extension le refus de ménager la terre, les mortels refusent d’être mortels car il recherche l’infaillibilité des machines. L’hypothèse que les mortels souhaitent être immortels peut-être la raison pour laquelle ils rejettent le respect de ce Quadriparti, pour pouvoir sortir de cet équilibre de l’Unité Originelle qui les contraint à séjourner sur terre dans le respect de celle-ci. Selon Heidegger, les êtres humains sont mortels, ils rappellent qu’ils sont sur terre pour une durée définie. Nous pouvons dire avec certitude qu’ils sont sur la terre, sur le sol grâce à la gravité. Cette terre existe en opposition au ciel et grâce au ciel. Si les individus séjournent sur terre et que la terre est l’opposition du ciel, l’opposition des hommes et des femmes réside dans le ciel. Dans le ciel résident les divins, selon certains. De ce fait, les mortels habitent sur terre, par déduction sous le ciel. Cependant les êtres humains tentent de construire toujours plus haut. Depuis toujours, ils ont cherché à se rapprocher de plus en plus du ciel grâce à leurs constructions125. Prenons l’exemple de la construction des pyramides, selon l’historien d’art Dieter Wildung, les ouvriers travaillaient à la construction des pyramides jusqu’à leur mort par choix. Les égyptologues ont découvert récemment que la main d’œuvre qui travaillait sur les chantiers des pyramides, n’était pas des esclaves mais des travailleurs rémunérés. Ainsi les ouvriers pouvaient travailler jusqu'à leur mort à la réalisation de l’une des sept merveilles du monde, en pleine conscience126. En prenant cette position les mortels sortent de l’équilibre du Quadriparti, les êtres humains ne restent plus sur terre, ils veulent être dans le ciel. Ce qui est contraire à la vision du ménagement de l’Unité Originelle de Heidegger. Ils ne sont plus mortels en tant qu’habitants de la terre séjournant sur la terre. Ils souhaitent atteindre le ciel, la demeure du divin.

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TAILLET Robert (2016), Bâtir toujours plus haut, France 5. Associated Press in Cairo (2010), “Great Pyramid tombs unearth ‘proof’ workers were not slaves”, The Guardian, https://www.theguardian.com/world/2010/jan/11/great-pyramid-tombs-slaves-egypt, consulté le 17 décembre 2018. 126

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Cette volonté peut s’assimiler à une volonté humaine de suprématie dont parle Günther Anders. L’humanité souhaite par tous les moyens être infaillible de la même manière que les machines. En souhaitant prendre la place des divins, ou du moins en essayant, les êtres humains ont l’espoir d’avoir une longévité plus longue et peut-être de supprimer leur mortalité127. Cette conjecture est reprise au XXIème siècle par Paul Virilio, selon lequel « Aujourd’hui, on perd le temps de l’écriture, de la lecture, de l’écoute, qui est le propre de l’être humain, au profit d’une sorte de perception totale, d’une perception ubiquitaire et panoptique qui est de l’ordre du divin, et non pas de l’humain. Le divin, c’est ubiquité, l’immédiateté, l’instantanéité, la simultanéité. Dans nos sociétés modernes, qui sont pourtant des sociétés athées, laïques, nous sommes en train de développer les attributs du divin tout en le niant »128. Par conséquent les êtres humains sortent de l’équilibre terre, ciel, mortels, divins. Or ils ne ménagent plus cette terre sur laquelle ils habitent. L‘hypothèse peut donc être faite que pour que cet équilibre retrouve sa force, les individus doivent retrouver leur place dans le Quadriparti, c’est-à-dire qu’ils doivent accepter leur mortalité et leur place dans ce ménagement. Cette thèse est corroborée par José Ortega y Gasset, à la conférence mentionnée précédemment. Ortega y Gasset déclare que l’être humain est un « technicien »129. Il se justifie en expliquant que l’individu exécute des « mouvements techniques [...] lorsqu’il fabrique des objets »130. « Produire de la technique »131, selon Ortega, c’est l’être humain qui « transforme et métamorphose les composants de monde réel »132. Par monde réel, il entend le monde « aussi bien physique que biologique »133. Ortega y Gasset définit ces transformations comme le changement du monde « dans son entier ou dans sa quasi-totalité [...] de ce qu’il fut originellement et spontanément »134. En changeant ce qui est en ce qui a été, l‘être humain créé un nouveau monde, « la technique est donc création [...] [,] creatio ex aliquo »135, qui signifie création à partir de. Les êtres humains veulent créer un nouveau monde au 127

ANDERS Günther (2002), L’obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Ivrea, 360 pages. 128 DEPARDON R., VIRILO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 20. 129 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 11. 130 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 11. 131 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 12. 132 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 12. 133 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 12. 134 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 12. 135 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 12.

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même titre que Dieu a créé ce monde, du point de vue du divin. Néanmoins Dieu a bâti la Terre à partir de rien, creatio ex nihilo, dans la genèse136, bien que ce verset soit en débat137. Alors que l’être humain crée un nouveau monde en transformant l’existant. Les individus veulent créer un nouveau monde au même titre que la nature. Dans les deux cas les êtres humains sortent du cadre du Quadriparti, fixé par Heidegger. Plus largement ils sortent de ce qui les caractérise en tant qu’humains, de ce qui leur permet d’exister : en voulant devenir créateurs d’un nouveau monde, les êtres humains se mettent à la place de Dieu, d’un divin. Peutêtre que l’humanité ne veut plus simplement exister mais être le centre du monde, prendre la place de la nature ? L’être humain est convaincu que cette nature est remplaçable et réparable grâce aux avancées technologiques, au progrès. Ainsi l’être humain ne fait plus partie de ce monde, « cet être n’appartient pas »138. Nicola Delon y voit une forme d’ « aveuglement collectif »315. Pour lui l’humain de cette « société néolibérale et capitaliste »316 a mis en haut de ses priorités la question de profit et de rentabilité. Cette idée rejoint l’idée des modernistes que l‘augmentation de la productivité doit être au centre de tout et ainsi régit la conception architecturale. Partant de cette similitude, l’hypothèse est faite que, malgré le fait qu‘une évolution des discours, les actions n‘ont pas assez évolué. Tous les moyens peuvent être utilisés pour augmenter la croissance, cette croissance que Nicola Delon qualifie d’ « absurde »317. Buckminster Fuller donne un exemple à travers sa métaphore du vaisseau planétaire où il compare la planète Terre à un vaisseau. Ce vaisseau, dans le sens « navire de dimensions importantes servant au transport de passagers »318, comme tout navire, à des ressources finies. Mais Fuller fait remarquer que l’équipage de ce vaisseau, qui symbolise les êtres humains, augmente de 200 000 personnes par jour. Par conséquent l’équipage du vaisseau, qui ne fait que croître, ne pourra survivre à terme319. Cette question du progrès renvoie à l’idéologie du mouvement moderne sur la question du sol et de son abstraction qui est totale. En effet, les modernes mettent leurs constructions sur pilotis, ce qui leur permet de construire n’importe où. Le sol devient abstrait. La connexion entre la construction et le sol n’existe plus, puisque de simples poteaux portent le bâti au- dessus de ce

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« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. », Genèse 1, 1-23. « Dieu créa-t-il “ex nihilo“ (à partir de rien) ?, Eglise protestante unie, https://www.eretoile.org/Predications/dieu-cree-t-il-apartir-de-rien.html, consulté le 20 janvier 2019. 138 ORTEGA Y GASSET José (2016), Le mythe de l’homme derrière la technique, Allia, (traduit de l’allemand par BOURGEOIS F., MELOT C., ROLLOT M.), page 14. 137

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sol. Le Corbusier décrit cette technique dans son ouvrage Vers une architecture, « Le sol de la ville est surélevé de 4 à 5 mètres sur les pilotis qui servent de fondations aux maisons »139. Avec cette technique, les constructions sont complètement séparées du sol par un vide de quatre mètres, les habitants sont coupés de leur site, de leur environnement. De même, Nicola Delon estime que cette vision du mouvement moderne à éloigner les architectes de ce rapport avec la faune et la flore : « En fait aujourd’hui ce qu’on voit c’est que, notamment le mouvement moderne, l’architecture moderne et contemporaine s’est éloignée de tout un tas de relations à l’environnement »140. Leur architecture coupe les êtres humains du reste du monde : les liens entre les mortels et la terre, si cher à Heidegger, n’existent plus. Le ménagement dont il parle ne peut donc pas avoir lieu. Günther Anders fait partie des philosophes qui expriment leur inquiétude selon laquelle plus il y aura de progrès - l’automatisation des machines c’est-à-dire des machines qui surpassent les capacités des individus - plus le monde échappera aux êtres humains. Nicola Delon insiste sur le fait que les activités humaines se détournent du rapport direct avec les autres vivants : « du coup on a la conviction que, comme dans d'autres domaines comme en agriculture, l’agriculteur s'est éloigné du vivant. Ce qui est absurde. Comme l’élevage s'est éloigné du vivant, les architectes se sont aussi éloignés de tout ce rapport au vivant, vivant au sens large »141. Heidegger revendique le fait que les êtres humains sont habitants de la terre parmi les entités de l’Unité Originelle : « “les mortels sont”, cela veut dire : habitant, ils se tiennent d‘un bout à l‘autre des espaces, du fait qu‘ils séjournent parmi les choses et les lieux »142. Les êtres humains n’agissent plus en tant qu’entités appartenant à l’Unité Originelle, en tant qu’être vivant, ils ne sont plus vivants sur terre, ils sont vivants au-dessus de la terre. Ce lien si fondamental entre les vivants et leur environnement, ce qui les définit comme être vivant, « habiter est le trait fondamental de l’être […] en conformité duquel les mortels sont »143, n’existe plus. Alors perdent-ils leur statut d’être vivants ? Ont-ils perdu leur place sur terre ? Maria Villela-Petit suggère que si les êtres humains ne se comportent pas « avec » les êtres vivants et n’habitent pas la terre, selon la notion de Heidegger, ils ne font pas partie des vivants. Être considéré comme un vivant implique d’agir pour le bien commun de l’ensemble des vivants. Ce bien commun serait la sauvegarde de la vie des espèces : « Être-le-là de la Terre requiert de

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LE CORBUSIER (1924), Vers une architecture, Crès & Cie, deuxième édition, page 45. DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe le 14 novembre 2018, page 2. 141 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe le 14 novembre 2018, page 2. 142 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 187. 143 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 192. 140

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l’existant, qu’il reconnaisse que la vie lui est immanente et, partant, qu’il assume sa solidarité avec la vie sur la Terre. […] A l’existant, il revient alors de se penser justement comme un vivant et, partant, d’agir en faveur de la vie, d’une vie partagée avec les autres individus, mais aussi avec l’ensemble des autres vivants »144. À ce moment-là et seulement à ce moment-là les êtres humains habiteront le sol en faisant partie de cette Unité Originelle, dans laquelle ils ménagent les différentes entités dont la terre : « Seulement ainsi nous habiterons en conscience la Terre, en devenant, enfin, ses gardiens fiables »145.

Ainsi, comment penser l’habiter en terme heideggérien, alors que l’individu n’a plus le rapport à la terre ? Les êtres humains ne possèdent plus ces liens avec la terre, ils ne prennent plus leur place dans cette Unité Originelle. Les liens avec le sol fondent l’acte d’habiter des individus selon Heidegger. En perdant ces liens, la société n’habite plus, elle n’a plus de place.

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VILLELA-PETIT Maria, « Habiter la Terre », tiré de PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 34. 145 VILLELA-PETIT Maria, « Habiter la Terre », tiré de PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 34.

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D/ Un retour sur le sens des mots. Retrouver le sens premier et étroit des mots, est peut-être une réponse aux difficultés de la société concernant sa manière d’habiter. Toutefois appréhender ces termes à travers leurs racines n’est pas forcément la manière la plus juste de les définir, mais cette approche permet d’avoir une autre perception de l’habiter. Lorsque Martin Heidegger recherche le sens premier des mots, leur histoire, leur étymologie, il ambitionne de découvrir des réponses à la question de l’habiter. Il propose ainsi d’écouter « le message de la langue »146. L’hypothèse sur laquelle est basée son texte « Bâtir, Habiter, Penser » comprend le constat de la perte de la « signification propre du verbe bauen (bâtir) à savoir habiter »147. Dans le caractère premier de ces mots, Heidegger y perçoit aussi une ligne de conduite à suivre pour les êtres humains puisque « le vieux mot buan ne nous apprend pas seulement que bauen est proprement habiter, mais en même temps il nous laisse entendre comment nous devons penser cette habitation qu’il désigne »148. L’hypothèse dans ce mémoire est la suivante, l’être humain n’habite plus la terre donc il ne la ménage plus, ou il ne la ménage plus donc il ne l’habite plus ?

Augustin

Berque,

géographe

et

philosophe

français,

souligne

un

problème

anthropologique. Selon lui, pour les êtres humains à partir du troisième tiers du XXème siècle, la « nature » est devenue « l’apparence de la nature »149. C’est-à-dire que la société se contente du plus près de la nature pour la nature. Avec l’apparition de la ville, le rapport entre la civilisation, représenté avec la campagne, et la nature, représentée par la forêt en France par exemple, a évolué pour devenir la ville qui est l’image de la civilisation, et la campagne l’image de la nature. L’apparition des villes redéfinit la « nature » : ce qui apparaît comme étant la nature pour les êtres humains, c’est-à-dire la campagne devient ce qu’il y a de plus près de la nature pour la société. Or la nature par définition est l’« ensemble de la réalité matérielle considérée comme indépendante de l’activité et de l’histoire humaines »150. La vision de la nature en tant que telle est donc faussée. De cette manière la difficulté de sauvegarder cette nature est accrue : dans l'ignorance de cette nature, il est complexe de la protéger et encore plus d’être en lien avec celle-ci. 146

HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 17. HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 175. 148 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 172. 149 BERQUE Augustin (2015), « Un habiter “soutenable” », tiré de COSTES Laurence (sous la direction) (2015), « Habiter : ou vivre autrement ? », Socio-Anthropologie, Paris, n°32 décembre, page 171 à 183. 150 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « nature », http://www.cnrtl.fr/definition/nature, consulté le 13 janvier 2019. 147

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Augustin Rosenstiehl, revendique une position marquée sur ce sujet. En reprécisant la définition de la nature, il confirme le problème qu’a souligné Augustin Berque : les êtres humains ont perdu le véritable sens du mot nature. Pour lui la nature est « un ensemble d’espèces qui doivent vivre ensemble et dont le développement des autres est essentiel à la vie de chacun. Donc une relation d’interdépendance entre les espèces. Voilà ce que c’est la nature »151. Pour être sûr que toutes les espèces soient connectées, « il faut un monde complexe »152. En effet dans la définition du terme complexe, la diversité et le nombre de connections entre les composants sont mis en avant : « composés d'éléments qui entretiennent des rapports nombreux, diversifiés, difficiles à saisir par l'esprit, et présentant souvent des aspects différents »153. La manière dont est le monde doit donner la possibilité à toutes ses espèces d’interagir entre elles. L’être du monde dépend en partie de la manière d’habiter des êtres humains. Augustin Berque explique la spécificité des êtres humains en comparaison avec les autres êtres vivants, les individus ont un impact sur cette terre en l’habitant154. Autrement appelé par Berque « l’écoumène »155. Ainsi la manière d’habiter des êtres humains est un facteur direct de la possibilité ou non que ces interactions soient. Les espèces ne communiquent entre elles que si elles en ont la possibilité. Ces opportunités existent grâce aux imbrications des échelles et des activités. Leur porosité les unes envers les autres est un gage de communication et sans cette dernière le monde se résume à une simple superposition. La diversité nait de ces échanges : « c’est ce qui permet réellement à la diversité d’exister »156. Néanmoins Augustin Rosenstiehl rappelle que l'urbanisme et l’aménagement du territoire moderne ont diminué la complexité du sol pour en simplifier son usage : « Il faut un monde riche avec une forte imbrication des échelles et des activités. Pas du tout ce que la modernité a amené en termes d’urbanisme et d’aménagement du territoire : une grande simplification des sols »157. La ville-pilotis du mouvement moderne illustre ce propos. Toutes les différentes fonctions y sont séparées, des endroits spéciaux sont réservés à la nature : « sous cet espace gagné [grâce aux systèmes de pilotis] auraient circulé les camions lourds, les métros […]. Un réseau entier de

151

ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe le 4 décembre 2018, page 5. ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe le 4 décembre 2018, page 5. Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « complexe », http://www.cnrtl.fr/definition/complexe, consulté le 13 janvier 2019. 154 « Dans ce mais aussi se cache un abîme d’interrogations sur ce qui est la nature propre de l’humain. L’être humain, en effet, c’est l’être dont la nature est d’aller au-delà de la nature. Aller au-delà de la nature, c’est ce que nous appelons culture et civilisation. Nous distinguons évidemment cela de la nature, et pourtant, cela fait partie de notre nature d‘êtres humains. L’on peut même dire que ce qu’il y a de plus naturel en nous, c’est d’être civilisés. Vivre comme des bêtes ne serait pas naturel du tout, car nous sommes humains. » et BERQUE Augustin (1996), Être humains sur la terre : Principes d’éthique de l’écoumène, Gallimard, page 12 et 13. 155 BERQUE Augustin (1996), Être humains sur la terre : Principes d’éthique de l’écoumène, Gallimard, page 11. 156 ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe le 4 décembre 2018, page 5. 157 ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe le 4 décembre 2018, page 5. 152 153

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circulation, indépendant de celui des rues destinées aux piétons et aux voitures rapides […] ayant sa géographie propre »158. Rosenstiehl fait remarquer que la biodiversité ne peut pas exister dans différentes cases séparées les unes des autres. « La biodiversité peut très bien habiter le monde dans quatre grandes cases, dans un territoire qui est extrêmement bien maîtrisé au sens fonctionnel avec des grandes échelles. La réponse est non »159. Effectivement, l’étymologie même de ce mot confirme sa vision. Biodiversité vient du grec βίος qui signifie « vie » et du mot latin diversitas qui est le caractère de ce qui est opposé, contradictoire160. Cet architecte rappelle que quelque chose qui par définition est vie et est divers ne peut se développer dans plusieurs cadres strictes et distincts. Son hétérogénéité, sa longévité et sa taille dépendent justement des relations entre les populations, de l’occupation de certains milieux ou encore du libre déplacement des espèces161. La nature peut « être » l’agriculture. D’après la définition de la nature donnée par l’architecte Augustin Rosenstiehl, l’agriculture urbaine est162 nature. En effet, la lecture de la frise explicative exposée dans l‘avant dernière salle de l’exposition « Capital Agricole », donne comme compréhension une interconnexion des espèces animales et végétales, au sein d’elles-mêmes et entre elles. C’est-à-dire la nature par définition. A titre d’exemple, sur le sol que l’architecte qualifie de « ville dense », l’être humain a créé des espaces verts, jardins et parcs, pour divertir les habitants de la ville. Ces parcelles demandent beaucoup d’entretien et leurs sols ne sont que peu utilisés. Rosenstiehl propose donc d’employer ces espaces verts et de les cultiver à certaines périodes ou encore de mettre à profit les pelouses comme pâturages ovins. Aucun espace n’est inutilisé, puisque différentes utilisations sont effectuées suivant les saisons, la jachère par exemple. Suivant les besoins des individus, les espaces en jachère peuvent servir à une activité humaine différente de la culture. Ainsi il y a une augmentation conséquente du potentiel des espaces agro-urbains163. Il ambitionne donc de reconnecter l’être humain à cette terre grâce au travail du sol. Cette activité permet d’avoir un milieu continu constitué de la nature et de la ville grâce à l’agriculture164. La nature est donc l’agriculture. 158

LE CORBUSIER (1924), Vers une architecture, Crès & Cie, deuxième édition, page 44 et 45. ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe le 4 décembre 2018, page 5. 160 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de l’étymologie de terme « diversité », http://www.cnrtl.fr/etymologie/diversit%C3%A9, consulté le 13 janvier 2019. 161 SIMON Laurent (2006), « De la biodiversité à la diversité : les biodiversités au regard des territoires. », Annales de Géographie, n°651, page 458. 162 Le verbe être est ici utilisé dans le sens exister : la nature existe en tant qu’agriculture urbaine. 163 « Du croisement entre pratiques urbaines et agricoles émergent des potentiels, des espaces plurifonctionnels développant aussi des ressources complémentaires. » tiré de JANIN Pierre, « Retrouver les sols » dans ROSENSTIEHL Augustin (sous la direction de) (2018), Capital Agricole : Chantiers pour une ville cultivée, Pavillon de l’Arsenal, 488 pages. 159

164

Capital Agricole, exposition tenue au Pavillon de l’Arsenal à Paris du 2 octobre 2018 au 17 février 2019.

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Connecter les êtres humains à la nature est chose faite grâce à la conception de l’agriculture urbaine de Augustin Rosenstiehl. La volonté de restauration de ce lien, qui s’est modifié au fil du temps, peut être mis en relation avec l’image de l’Unité Originelle où les êtres humains et la terre font partie d’un tout. Sous cet angle Augustin Rosenstiehl utilise la méthode phénoménologique de Martin Heidegger. Toutefois, comme le rappelle Thierry Paquot il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse à la question de savoir comment habiter la terre165. Dans l’habiter, comme Heidegger l'a démontré, il existe un ménagement de l’habitat, du milieu. Dans ce sens strict toutes les constructions qui ne sont pas bâties ni conçues dans le respect de leur environnement ne constituent pas des habitations et les individus qui habitent dans cette construction n’habitent pas la terre.

En définitive, revenir au sens des mots permet d’avoir une idée plus précise des termes qui rentre dans cette question de l’habiter contemporain. Le sens des termes a évolué selon les époques, ainsi revenir à leur sens étroit peut permettre d’avoir une vision différente de celle contemporaine. Heidegger revient au sens des mots et explique à partir de son étude l’importance du lien entre les êtres humains et le sol. Le philosophe définit le déracinement par la perte de ce lien.

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« Il n’existe pas de recette pour ”bien” habiter. » tiré de l‘introduction de PAQUOT T., LUSSAULT M., YOUNES C. (sous la direction) (2007), Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 15.

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II/ Le déracinement. A/ Le déracinement selon Martin Heidegger. Martin Heidegger termine sa conférence « Bâtir, Habiter, Penser », en déclarant que les êtres humains sont des êtres déracinés de leur sol en 1951. Il établit en premier lieu leur existence : les êtres humains existent en tant que mortels au sein d‘une Unité Originelle, addition de la terre, du ciel, des mortels et des divins166. La qualification des êtres humains comme mortels les met au sein de cet équilibre et les place sur la terre. La société habite la terre, elle est « sur » la terre. Ainsi elle est qualifiée d’habitante de cette terre. Dans les années cinquante, au moment de la première lecture du texte « Bâtir, Habiter, Penser », Heidegger avance que les êtres humains subissent une crise de l’habitation. Il est préoccupé par le fait que les êtres humains ne sont plus sur la terre, ils sont déracinés. La première raison de ce déracinement est le fait que l’être humain ne voit pas la crise de l’habitation telle qu’elle est réellement, mais comme une crise du logement à cette époque due à la guerre. En effet, en Europe après la seconde guerre mondiale des millions de civils se retrouvent sans logement et le nombre de sans-abris s’élève à des millions167. La deuxième raison de ce déracinement des êtres humains selon Heidegger, est ce manque de rapport entre l’individu et le sol : il n’est pas enraciné dans ce tout de l’Unité Originelle car il n’est plus connecté avec ce sol. La véritable crise de l’habitation repose sur le fait que les êtres humains en savent plus habiter. L’habiter réside en ce lien de ménagement, Quadriparti, entre les Quatre de l’Unité Originelle. La crise de l’habitation peut être la coupure entre l’être humain et le sol. Il précise que ce déracinement a commencé il y a plusieurs siècles : « dans le passé plus haut que les guerres mondiales et que les destructions, plus haut que l’accroissement de la population terrestre et que la situation de l’ouvrier d’industrie »168. À son époque, il critique cependant le mouvement moderne qui, selon lui, défavorise le ré-enracinement de la population. En effet, il reproche au mouvement moderne l’importance qu’il donne à l’esthétique dans leur construction, qui fait passer la question du sol en second plan. Or il rappelle qu’en tant que mortels nous sommes ce sol, nous l’habitons, nous sommes un tout. L’esthétique et le confort selon lui ne fait pas partie selon lui de ce tout, il coupe ce lien 166

HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 176. BERNSTEIN Serge, MILZA Pierre (sous la direction de) (1996), Histoire du XXe siècle, vol. 1 : 1900-1945, la fin du « monde européen », Hatier, page 476. 168 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 193. 167

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fondamental et empêche les êtres humains d’habiter. Il y a dans l’habiter un projet d’existence. C’est fondamental et finalement l’être humain n'habite pas dans le luxe. Tout comme Gaston Bachelard qui préfère habiter dans une maison un peu pauvre et tranquille mais qui réconforte, il n’y a pas que le fait d’habiter. Il donne plus d’importance à l’intimité et le sentiment de sécurité que procure l’habitation, plutôt qu’à son esthétique : « blottir appartient à la phénoménologie du verbe habiter. N'habite avec intensité que celui qui a su se blottir »169. « L'être […] se réconforte dans sa chambre étroite, parce qu'elle est étroite »170. Bachelard ajoute que la maison est le « coin du monde »171 des êtres humains. Il s’agit du premier endroit où les individus se sentent chez eux, en sécurité. C’est leur premier environnement. La question qui peut alors être posée est comment et pourquoi leur environnement, qu’ils se sont créé pour eux-mêmes, n’est pas plus connecté avec l’existant, avec l’étant-là, avec l’environnement. C’est un emboîtement d’environnement plus ou moins proche de l’être humain et donc l’être humain est plus ou moins proche des lieux ce qui l’entourent, qu’il faut reconnecter.

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BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 299. BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 151. 171 BACHELARD Gaston (1961), La poétique de l’espace, Les Presses Universitaires de France, Paris, page 32. 170

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B/ Les significations du déracinement. Fondamentalement ce déracinement est propre aux êtres humains. De la même manière qu’il y a plusieurs manières d’habiter, il y a plusieurs manières d’être déraciné. Un individu ne peut être déraciné qu’à partir du moment où il a été enraciné à un moment donné. Ainsi, un arbre qui n’est pas enraciné dans un sol ne peut pas par définition en être retiré, en être déracinés. Les êtres humains doivent donc avoir été enracinés avant de souffrir de déracinement. Que signifie être déraciné ? Aujourd’hui le déracinement ne passe pas forcément par la figure de l’exil physique d’un individu, comme cela pouvait être le cas à l’époque d’Heidegger du fait des conséquences de la Seconde Guerre Mondiale sur les populations vivant dans des pays ravagés par la guerre. L’exil est « l’état de celui qui est contraint de vivre hors de son pays ou loin de sa résidence ordinaire »172. L’exil et le déracinement sont deux thématiques qui sont très présentes et qu’utilisent aussi les architectes. Il ne faut pas réduire l’exil à la mondialisation : l’être humain est partout donc il est nulle part, comme l’exprime Günther Anders avec sa théorie de la bougeotte. Grâce à la mondialisation, les êtres humains ont une certaine facilité à se déplacer dans le monde. De cette manière ils pensent toujours à aller quelque part d’autre que là où ils sont : « J’avais la bougeotte à l’époque, je souffrais de n’être toujours qu’ici et pas là-bas »173. Par ailleurs, Anders reproche à Heidegger de ne pas avoir traité cette dimension de l’individu : « Bref, je lui faisais le reproche d’avoir laissé de côté chez l’homme sa dimension de nomade, de voyageur, de cosmopolite, de n’avoir en fait représenté l’existence humaine que comme végétale, comme l’existence d’un être qui serait enraciné à un endroit et ne le quitterait pas »174. Ce sont des caractéristiques propres à une forme de déracinement moderne. Néanmoins différentes manières pour l’être humain contemporain d’être déraciné s’entremêlent, de la même manière qu’il existe de diverses façons de définir la terre natale de chaque être humain. En effet, le déracinement est l’arrachement à sa terre natale d’un individu, or si le terme terre natale a plusieurs définitions, le déracinement est différent pour chacune de ces définitions. Trouver son appartenance à sa terre est un cheminement personnel. Dans cette société où la territorialisation est aussi importante avec l’ouverture des frontières rendues possible par la mondialisation, celle-ci peut signifier différente chose pour chaque individu. La mondialisation

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Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « exil », http://www.cnrtl.fr/definition/exil, consulté le 13 janvier 2019. 173 ANDERS Günther (2001), Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?, Allia, page 17. 174 ANDERS Günther (2001), Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?, Allia, page 17.

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en géographie est « l’échange généralisé entre les différentes parties de la planète, l’espace mondial étant alors l’espace de transaction de l’humanité »175. Ainsi, en 1540, un nomade était « un peuple qui n’avait pas d’habitation fixe »176. Le terme habitation est intégré dans cette définition ce qui peut indiquer que l’individu nomade, bien que dépourvu d’un endroit fixe d’habitation, habite la terre. Il est chez lui n’importe où sur la terre, il n’a pas de territoire ou de terre natale au sens propre, sa terre natale est la terre elle-même : « pour le nomade, au contraire c’est la déterritorialisation qui constitue le rapport à la terre, si bien qu’il se reterritorialise sur la déterritorialisation même. C’est la terre qui se déterritorialise elle-même, de telle manière que le nomade y trouve un territoire »177. Michel Lussault donne un autre exemple au cours d’un entretien. Il parle d’un « renouveau incontestable de ce qu’[il] appelle les idéologies spatiales identitaires »178. Ces idéologies réduisent la définition de l‘identité d‘un sujet à sa seule terre natale. Mais aujourd’hui, notamment avec le phénomène de mondialisation, la terre natale d’un individu peut avoir différentes frontières. Il rajoute que le local n’est jamais totalement local, qu’il y a eu trop de mouvement pour que quelqu’un ou quelque chose soit qualifié de purement local. « Cette imagination géographique est contredite par l’observation des pratiques, en fait, les localismes ne le sont jamais, c’est une pose la plupart du temps »179. Les individus se déplacent tellement que leur lieu de naissance ou leur lieu de résidence n’est plus leur identité, ils ont développé des pratiques dans d’autres lieux, si bien que ce sont ces déplacements qui définissent leur identité, selon Paul Virilio : « l’identité a fait place, aujourd’hui, à la traçabilité : l’individu devient son trajet. Contrairement aux sociétés anciennes, où l’identité était liée au lieu de naissance : si un enfant naissait dans un train, on arrêtait le train afin qu’il ait un lieu de naissance »180. Virilio remet en cause la sédentarité : « état, situation d'une personne sédentaire ; état de ce qui est sédentaire »181. Un sédentaire est un individu « qui est attaché de manière fixe permanente à un lieu, une ville, un pays »182 : un individu sédentaire se sent chez lui dans un lieu fixe. Toutefois, avec les migrations qui se multiplient, plus

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DOLLFUS Olivier (2007), La mondialisation, Presses de Sciences Po, page 8. Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de l’étymologie du terme « nomade », http://www.cnrtl.fr/definition/nomade, consulté le 13 janvier 2019. 177 DELEUZE G., GUATTARI Félix (1980), Capitalisme et Schizophrénie 2 : Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, page 473. 178 LUSSAULT Michel (2017), “L’urbain et l’expérience spatiale selon Michel Lussault”, Que Croyez-vous ? , Cité-Philo. 179 LUSSAULT Michel (2017), “L’urbain et l’expérience spatiale selon Michel Lussault”, Que Croyez-vous ? , Cité-Philo. 180 DEPARDON R., VIRILO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 299 pages. 181 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « sédentarité », http://www.cnrtl.fr/definition/s%C3%A9dentarit%C3%A9, consulté le 20 janvier 2019. 182 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « sédentaire », http://www.cnrtl.fr/definition/s%C3%A9dentaire, consulté le 20 janvier 2019. 176

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d’un milliard de migrant prévus pour les prochaines décennies, et le progrès, le monde entier peut communiquer, la définition d‘un être humain sédentaire se modifie : c’est un individu qui se sent « toujours bien de partout, grâce au téléphone, à internet, etc. »183. « Un milliard de personnes qui bougent en un demi-siècle, ça n’a jamais existé. Tout cela remet en cause quoi ? La sédentarité, la cité, le fait d’être ici et pas ailleurs, le fait d’être stabilisé dans une région, dans une nation. Les immigrés ne sont que les signes avant-coureurs de la grande traçabilité. Identité : on est inscrit dans un lieu. Traçabilité : on s’inscrit dans un mouvement, on s’inscrit dans un voyage qui n’en finit pas. Aujourd’hui, le sédentaire est celui qui est partout chez lui, grâce aux télécommunications, grâce à l’interactivité. Et le nomade, celui qui n’est nulle part chez lui, sauf dans les camps de transit, ici ou là ».

Ainsi le déracinement peut avoir différentes origines mais il est dans toutes ces hypothèses dû à un manque d’appartenance à un ou des lieux, un manque de lien entre l’environnement et l’être humain. De cette manière, la théorie de Martin Heidegger sur la question du déracinement lié à la question de l’habiter prend sens dans la société contemporaine.

En effet, la question du déracinement est très présente dans la société actuelle. Le déracinement est « la situation d’une personne arrachée à son pays et à son milieu d’origine »184. L’exode rural, une forme de migration qu’a connu la France au XXème siècle185, ou encore les nombreuses migrations dues aux guerres et aux changements de climat, sont des exemples de déracinement. Suivant ce raisonnement, les paysans partent vivre dans les villes et les migrants sont des individus déracinés, comme l’expose Michel Lussault186. Selon lui l’idéologie géopolitique territoriale donne l’impression aux êtres humains qu‘ils sont sur leur territoire, qu’ils appartiennent à une partie du sol. Mais c’est tout le contraire, cette compartimentation du 183

« Un milliard de personnes qui bougent en un demi-siècle, ça n’a jamais existé. Tout cela remet en cause quoi ? La sédentarité, la cité, le fait d’être ici et pas ailleurs, le fait d’être stabilisé dans une région, dans une nation. Les immigrés ne sont que les signes avant-coureurs de la grande traçabilité. Identité : on est inscrit dans un lieu. Traçabilité : on s’inscrit dans un mouvement, on s’inscrit dans un voyage qui n’en fi nit pas. Aujourd’hui, le sédentaire est celui qui est partout chez lui, grâce aux télécommunications, grâce à l’interactivité. Et le nomade, celui qui n’est nulle part chez lui, sauf dans les camps de transit, ici ou là » VIRILIO Paul dans GESBERT Olivia (animé par) (2018), « Paul Virilio, penseur de la vitesse », La grande table idées, émission de radio, France Culture, diffusée le 19 septembre, 34 minutes 184 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « déracinement », http://www.cnrtl.fr/definition/d%C3%A9racinement, consulté le 17 janvier 2019. 185 SIRINELLI Jean-François (2006), Dictionnaire de l’Histoire de France, Larousse, collection Histoire, page 432. 186 LUSSAULT Michel (2017), “L’urbain et l’expérience spatiale selon Michel Lussault”, Que Croyez-vous ? , Cité-Philo, https://www.pointculture.be/article/focus/lurbain-et-lexperience-spatiale-selon-michel-lussault/, consulté le 22 décembre 2018.

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territoire donne l’impression aux sujets qu’ils n’appartiennent plus à un endroit. Ils ne se sentent plus chez eux, surtout les migrants. Le mot « migrant » est dans cette hypothèse utilisé au sens large comme l‘individu qui participe à une migration. À partir du moment où un individu change d’endroit sur Terre et part vivre ailleurs, il est déraciné. Selon ce raisonnement, la population mondiale finit par être déracinée de sa terre natale. En effet Paul Virilio explique qu’à cause des problèmes climatiques, de la pauvreté, des guerres qui créent un fort sentiment d‘insécurité, en 2040 près d’un milliard d’individus auront migré187. Le déracinement devient commun, les êtres humains seront tous déracinés car tous en mouvement et cela en permanence. A travers des télécommunications ils seront tous en lien les uns avec les autres mais ce sont des liens fictifs puisque ces liens non palpables ne sont pas des racines pour l’humain : « nous sommes déjà ailleurs, avec ce brassage de populations, avec cette fin des frontières nationales que l’on vit en Europe et ailleurs »188. Cette surdéfinition du sol, qui arrive avec la mondialisation, fait perdre ses lieux aux êtres humains, d’après Michel Lussault. Bruno Latour, sociologue, anthropologue et philosophe des sciences humaines, décrit ce phénomène. Il a écrit plusieurs ouvrages sur la question environnementale, notamment un corpus de conférence dans Face à Gaïa189 et dans son livre Où atterrir ? 190. Il explique que la mondialisation a ouvert toutes les frontières et ainsi chaque habitant, avec son territoire connu, peut se sentir dépassé et donc démuni. Selon Martin Heidegger « habiter, être mis en sureté, veut dire : rester enclos […] dans ce qui nous est parent »191 : il revient ainsi au sens gothique wunian, en allemand moderne wohnen habiter, qui « signifie être content, mis en paix, demeurer en paix »192. La mondialisation peut être qualifié de mondialisation-moins193 car personne ne se sent plus chez lui194, selon Bruno Latour : « le sol cède sous les pieds de tout le monde à la fois, comme si l’on se sentait attaqué partout dans ses habitudes et dans ses biens »195. Les êtres humains ne se sentent plus appartenir à cette terre, qu’elle soit natale ou non. La terre natale qualifie le lieu qui se rapporte à la naissance de l’être humain196. Cette absence de sentiment

187

DEPARDON R., VIRILIO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 9. 188 DEPARDON R., VIRILIO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 13. 189 LATOUR Bruno (2015), Face à Gaïa, La Découverte, 400 pages. 190 LATOUR Bruno (2017), Où atterrir ? , La Découverte, 155 pages. 191 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 176. 192 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 175. 193 LATOUR Bruno (2017), Où atterrir ? , La Découverte, page 24. 194 LATOUR Bruno (2017), Où atterrir ? , La Découverte, page 20. 195 LATOUR Bruno (2017), Où atterrir ? , La Découverte, page 17. 196 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la lexicologie du terme « natal », http://www.cnrtl.fr/definition/natale, consulté le 22 décembre 2018.

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d’appartenance des humains à leur sol constitue le fondement de la crise de l’habitation à laquelle Heidegger fait référence. Cette idée de déracinement des individus présentée par Heidegger se retrouve dans la société contemporaine. Or la société manque de place pour construire. Ce qui donne lieu à un étalement urbain car ce n’est pas réalisable de mettre tout le monde au même endroit pour avoir accès aux services et ainsi réduire les transports : « nous assistons à la fin de la ville, donc à l’exil urbain »197 Pour Paul Virilio la société est dans « une crise de la réduction du monde, de son étroitesse »198, si bien qu’à terme tous les individus seront déracinés d’une manière ou d’une autre. Enfin, le déracinement actuel selon le philosophe Peter Sloterdijk, développé dans son livre Colère et Temps199, est dû à la mondialisation. Nous visons dans une société démobilisée et consumériste ce qui sépare les humains de leurs émotions profondes. Les individus ne peuvent plus être en colère donc ils n’éprouvent plus de ressentiment et ne culpabilisent plus face à ce qu’ils font subir à la terre. Leur consommation les coupe de ce lien qu’Heidegger définit comme fondamental. L’hypothèse est faite qu’aujourd’hui le monde occidental ne construit plus en respect de cette terre sur laquelle les êtres humains séjournent car ils sont démobilisés et consuméristes. Ça serait la cause du déracinement actuel. Leur consommation leur fait perdre de vue les liens fondamentaux avec le sol.

197

DEPARDON R., VIRILIO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 12. 198 DEPARDON R., VIRILO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 20. 199 SLOTERDIJK Peter (2007), Colère et temps, Hachette, 319 pages.

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C/ Les causes du déracinement contemporain. Pour reprendre le raisonnement d’Heidegger : la Terre a créé les êtres humains. Ainsi, si les individus se coupent de cette Terre alors ils n’existent plus. Lorsque les êtres humains se coupent de leur environnement, ils se déracinent. Être déraciné fait perdre à l’être humain son être. Les avancées technologiques, le progrès, sont-elles la cause de ce déracinement de l’humanité ? Aujourd’hui les êtres humains se reposent sur le progrès pour trouver des réponses aux problématiques actuelles. Jacques Sainte-Marie, chercheur au CEREMA, Centre d’Etudes et d’Expertise sur les Risques, l’Environnement, la Mobilité et l’Aménagement, étudie des lois scientifiques qui pourraient prévoir l’état futur de notre système. Ainsi hypothétiquement, grâce à ces lois prévisionnelles, les êtres humains pourraient prévoir leur échéance écologique et un scénario favorable pour la modifier200. Ainsi, les satellites ont permis aux scientifiques d‘observer les phénomènes climatiques sur le long terme, ce qui leur permet d‘améliorer leur capacité à prévoir les phénomènes thermométriques201. De la sorte, les êtres humains se reposent de plus en plus sur la technique : selon la philosophe Marie Villela-Petit, les individus veulent résoudre la destruction de notre environnement par la création d’un autre, ce qu’appuient les missions spatiales aujourd’hui à la recherche d’une autre planète habitable, d’une autre terre. Or cette philosophe fait remarquer que les humains sont les habitants de la Terre, mais que ce ne sont pas les habitants qui la font exister. La Terre donne le statut d’habitants aux êtres humains, mais les êtres humains ne donnent pas le statut de Terre au sol. La Terre a existé et les êtres humains sont apparus sur Terre grâce à une évolution des espèces, donc ils sont nés de la Terre. La Terre est le « milieu de vie ». De la même manière que les êtres humains se reposent sur les avancées technologiques, qui coupent la relation de l’individu avec son environnement, les êtres humains se reposent sur la technologie pour trouver une planète terre de substitution lorsqu’ils auront épuisé les ressources de celle-ci.

200

SAINTE-MARIE Jacques (2013 mars), Modèles mathématiques pour l’environnement et le développement durable, conférence présentée à l’Ecole Normale Supérieure, dans le cadre de Mathematic Park, Paris. 201 « Long-term global observations of the land surface, biosphere, solid Earth, atmosphere, and oceans are improving scientists’ ability to predict climate, weather, and natural hazards. » tiré de The National Aeronautics and Space Administration (NASA), “Learning about Earth from Space“ (Apprendre sur la Terre de l’espace), https://www.nasa.gov/specials/60counting/earth.html, consulté le 19 janvier 2019.

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Günther Anders confirme cette hypothèse en expliquant que la notion de progrès technologique a rendu aveugles les êtres humains à cette échéance écologique et qu’ainsi leur foi en la technologie les empêche de prendre conscience de la destruction de leur environnement. Les êtres humains ont tellement confiance dans le progrès qu’ils ne croient plus en leur mortalité si bien que cette fin du monde mise en évidence par les scientifiques à causes des problèmes écologiques, ne les touche pas. Il faut rajouter sa théorie du décalage prométhéen : « face à l’apocalypse, notre âme déclare forfait »202. Anders a basé sa théorie sur la fin du monde potentielle qui serait alors due à la bombe atomique. Néanmoins l’éventualité de cette échéance écologique est, tout autant que la bombe atomique, un phénomène défini comme supraliminaire : ce sont des phénomènes qui voudraient dire la fin du monde. Les êtres humains ne peuvent donc pas intégrer cette éventualité de perte de leur terre, ce qui peut expliquer pourquoi le déracinement contemporain du sol des êtres humains perdure. Nicolas Michelin fait référence à cette confiance de l’être humain dans le progrès : « tandis qu'en modernité on est sûr que l'homme va s'en sortir, on a une foi dans l'homme. L'homme est tout puissant »203.

Pourtant ce déracinement, avancé comme raison de la crise de l’habitation par Heidegger, n’est pas inévitable. En effet si les êtres humains se sentaient plus comme appartenant à un endroit sur terre, peut être que la crise de l’habitation serait moindre. Il s’agit de l’hypothèse faite par Heidegger : « la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le manque de logements. […] La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter »204. Enfin, la volonté de posséder la terre qu’on les êtres humains fausse leur relation avec celle-ci. Bachelard rappelle que les êtres humains passent à côté de la valeur première des territoires en essayant de les posséder. « Tous s’approprient intimement un territoire pour y exercer une souveraineté sans titre de propriété ni pouvoir, une souveraineté éphémère toujours à reconquérir »205. Les individus et les territoires sont un tout, l’un n’est pas plus important que

202

ANDERS Günther (2002), L’obsolescence de l’homme Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Ivrea, pages 299 et 300. 203 MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 8. 204 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 193. 205

ROUX Michel (2002), Inventer un nouvel art d’habiter, Le ré-enchantement de l’espace, L’harmattan, page 36 et 37.

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l’autre. A partir du moment où l’un tente d’avoir un ascendant sur l’autre, la volonté des individus d’être propriétaires de la terre, alors cette Unité Originelle ne peut plus exister.

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D/ Les réponses à ce déracinement. Pour être chez soi, se sentir chez soi, habiter un lieu, les êtres humains ont besoin de se sentir en sécurité, ce pour quoi ils ont besoin de connaître les lieux, de connaître ce qui les entoure et ainsi vivre avec leur environnement. Au contraire, si un être humain ne connaît pas son environnement, il en a peur et utilise son habitation pour se protéger de cet environnement inconnu. Ainsi il bâtit une construction complètement coupée de son environnement pour s’en protéger. De même, si l’être humain ne connaît pas son environnement, il ne pourra pas utiliser ses ressources pour améliorer ses conditions d’habiter tout en vivant avec lui et non pas sur lui. Martin Heidegger suggère en effet que les êtres humains habitent la terre en s’en servant : « La terre est celle qui porte et qui sert »206. Mais il précise qu‘il y a un pas entre épuiser toutes les ressources de la terre et en tirer avantage : « sauver la terre est plus qu’en tirer profit, à plus forte raison que l’épuiser »207. Nicolas Michelin rejoint le raisonnement de Martin Heidegger. Michelin souligne le fait que la société peut utiliser les ressources de la Terre tout en la ménageant : « en fait, on peut faire une architecture extrêmement frugale mais ancrée »208. Cette formulation fait écho à la relation d’échange qui existe entre la terre et les êtres humains. La société peut se servir des ressources du sol, à la condition qu’ils ménagent la terre. Toutefois, si ce n’est pas le cas les individus sont déracinés. Michelin emploie le terme « déraciner » pour qualifier la manière d’être de la société : « il faut arrêter d’être déraciné. Je pense qu'il faut se reposer »209, sans savoir que Heidegger l’utilise aussi. Les êtres humains n’ont pas de considération pour le sol, selon Nicolas Michelin. Il prône un ré-attachement : « c'est dire qu'il faut arrêter, pas de développer, mais si on se développe il ne faut plus se développer comme on se développe aujourd’hui. Il faut se rattacher aux choses. […] On se ré-attache aux sources »210. Il explique que ce ré-attachement dépend du soin apporté au déjà-là : « par exemple, il ne faut plus démolir. Ce qui est construit, est construit »211. Michelin souhaite se ré-attacher aux sources et les utiliser de manière intelligente pour s’y reconnecter : « on a plusieurs sources, on a le soleil, se rattacher au soleil ce n'est pas idiot : capter l'énergie solaire, le bio tout le monde le dit. On a l'inertie du sol, le soleil à température, on a l'écoulement des

206

HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 176. HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 178. MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 9. 209 MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 9. 210 MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 9. 211 MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 9. 207 208

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eaux. On a le vent. On a l’eau. Ces éléments-là, plus le relief, le grand paysage, les gens qui y habitent »212. De plus, plus l’être humain connaît son environnement, plus il lui est possible de vivre en harmonie avec lui et non pas vivre sur lui ou contre lui. Si les individus habitent sur lui, ils ne le considèrent pas. « Alors même que notre comportement nous met en rapport avec des choses qui ne sont pas sous notre main, nous séjournons auprès des choses elles-mêmes »213, rappelle Heidegger. En le pensant hostile, c’est-à-dire en vivant sur et non pas auprès de lui, les êtres humains peuvent rendre hostile l’environnement et l’habitat ne vit plus avec eux mais contre eux. Avec le réchauffement climatique, les êtres humains ont moins de relations avec leur environnement. Le progrès leur permet de vivre n’importe où comme ils le souhaitent. Comme le montre l’exemple des constructions sur pilotis du mouvement moderne puisqu’avec des pilotis, les êtres humains peuvent construire n’importe quoi n’importe où. Delphine Blanc donne un exemple contemporain de cette utilisation du progrès sans considérer la nature. Les maisons catalogues, c’est-à-dire des maisons-types constructibles n’importe-où, sont des maisons objets vendues comme telles aux futurs habitants. Pour des questions économiques, la préfabrication coûte moins cher, et pour des raisons de facilité les promoteurs proposent ces maisons-types aux futurs habitants : ce « sont des maisons sur catalogue qui sont mises sur des terrains plats qu'on essaye de faire rentrer dans des terrains pentus »214. « Ça c’est un système qui est économique et qui est permis par la modernité parce que la modernité a mis des machines et de l'énergie qui permettaient de raser un bout de montagne pour mettre une maison catalogue »215. Cette vision de Delphine Blanc rejoint l’idée de Augustin Berque que « l’identité de la chose ne dépasse pas son lieu »216. L’identité des constructions nait en partie de l’endroit où elles se situent, de cette manière construire la même chose sans distinction de lieu tire un voile sur l’identité de l’habitation. Dans la même attitude, Nicolas Michelin renchérit que certaines habitations sont devenues des produits au même titre qu’une télévision. Le même objet est placé à des endroits complètement différents sans distinction d’utilisation ou d’environnement. La même construction est construite de cette manière aux quatre coins de la France sans prendre en considération les différences de 212

MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 9. HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 186. BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page 8. 215 BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page 8. 216 BERQUE Augustin (2002), “L’habitat insoutenable : Recherche sur l’histoire de la désurbanité”, L’Espace Géographique, tome 31, n°3, page 241-251. 213 214

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climat ou encore les différences d’habitudes de ces régions : « moi je pense qu’on est en crise majeure. On construit la même chose à Marseille, à Perpignan et à Lille et à Clermont et à Toulouse. L’habitat est devenu un produit. Un produit financier, un produit immobilier, c’est devenu un produit »217. D'autre part, l’architecte Delphine Blanc, qui vient « d’un milieu rural de moyenne montagne »218, rappelle que des propositions qui marchent à une certaine échelle et à un endroit en particulier, peuvent ne pas être adaptées à d’autres. De la même manière que des bâtiments ne peuvent pas être transposés d‘un endroit à un autre sans distinction ; les réponses à la crise environnementale mises en place dans un lieu, ne peuvent pas être appliquées autre part : « soidisant les principes écologiques c'était la ville sans voiture etc. Mais en fait ça ne marche pas. À part assécher un milieu rural qui est dynamique. Il y a des solutions écologiques qui marchent à une échelle et qui ne marchent pas à d'autres »219. Cette manière de bâtir est en opposition avec la philosophie de Martin Heidegger. Selon lui l‘être humain habite la terre que s‘il la ménage. Dans cet exemple les individus ne vivent pas avec cette nature, ainsi ils n’habitent pas. Le non ménagement de cet environnement à des répercussions. La technologie leur a permis de répondre à leurs besoins quand la nature ne pouvait pas. La crise environnementale peut être une représentation du déracinement du XXIème siècle. La crise environnementale peut être un résultat du non-ménagement de l’environnement par les êtres humains. Toujours est-il que d’imposer des maisons catalogues à des individus qui ont des pratiques différentes, n’est pas réaliste. Augustin Berque, géographe français, rappelle l’approche du possibilisme de l’historien Lucien Febvre. C’est l’approche selon laquelle il y a quasiment autant de cultures que de pratiques différentes, et en découle autant de manières d’habiter différentes. Il serait alors totalement absurde d’imposer un « seul mode d’habiter à toute l’humanité »220. Des actions ont été néanmoins mises en place pour tenter de réduire l’impact des activités humaines sur l’environnement. A titre d’exemple, l’Organisation des Nations Unies organise les Sommets de la Terre depuis 1972. Ces sommets sont des rencontres internationales, organisées

217

MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 23. BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page 2. 219 BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page 2. 220 BERQUE Augustin (2002), “L’habitat insoutenable : Recherche sur l’histoire de la désurbanité”, L’Espace Géographique, tome 31, n°3, page 241-251. 218

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tous les dix ans, pour discuter des « politiques mondiales en matière de développement durable »221. Ce terme développement durable ne renvoie pas forcément au terme de milieu et à la notion d’écoumène d’Augustin Berque. Il peut aussi renvoyer vers les maisons passives. Ces habitations sont effectivement perçues comme une réponse à la crise environnementale. Un habitat passif est un « bâtiment parfaitement isolé »222 de l’environnement extérieur, pour pouvoir ainsi réduire son impact sur l’environnement. Par exemple, certaines habitations sont hermétiques à l’air extérieur, ce qui permet une meilleure régulation de la température sans avoir à utiliser du chauffage ou de la climatisation électrique. Elles sont parfois qualifiées d’autonomes, elles « fonctionn[ent] comme un tout indépendant »223. Ce qui signifie qu’au lieu de vivre avec l’environnement, les êtres humains se sont coupés de lui pour être sûrs de ne plus l’affecter. Cette manière d’habiter le monde n’en est pas une au regard de Martin Heidegger puisque cela voudrait dire habiter en étant coupé du site. Il n’a plus de lien sensoriel avec le site, il en est déraciné. Il est ici question de développement durable en rapport avec une écologie certes, mais coupé du sol. Or l’écologie est la « science qui étudie les relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils vivent »224. Ainsi, le milieu, l’étude des milieux, la mésologie est une manière d’appréhender l’écologie tourné vers la question de l’enracinement. Delphine Blanc fait remarquer que le terme écologie est surement plus vaste que le sens commun perçu par la société : « D'ailleurs je pense que le sens écologie est beaucoup plus vaste dans l'étymologie […] que juste un système biologique équilibré »225. Le terme écologie vient de l’allemand ökologie, composé de oikos « demeure, station, milieu, maison » et logos vient du grec « science, parole, raison, discours »226 : la science des milieux. Il est important de noter que l’étymologie du terme est vaste, le terme logos peut aussi bien faire référence à la science, qu’à la parole ou la raison. La question écologique peut donc faire référence à une écologie horssol avec les habitations passives et à une écologie des milieux plus approfondie avec la mésologie ou encore l’écoumène de Augustin Berque.

221

GEO Magazine Une nouveau monde : la Terre, Le Sommet de la Terre, qu’est-ce que c’est ?, https://www.geo.fr/environnement/le-sommet-de-la-terre-qu-est-ce-que-c-est-169827, consulté le 20 janvier 2019. 222 La Maison Passive, Définition de la construction passive, http://www.lamaisonpassive.fr/la-construction-passive/quest-ce-quela-construction-passive/, consulté le 20 janvier 2019. 223 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « autonome », http://www.cnrtl.fr/definition/autonome, consulté le 20 janvier 2019. 224 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « écologie », http://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9cologie, consulté le 24 janvier 2019. 225 BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe le 21 novembre 2018, page 6. 226 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « écologie », http://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9cologie, consulté le 24 janvier 2019.

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D'autre part, l’explication faite par Delphine Blanc, sur des réponses qui se veulent écologiques et qui marchent à une certaine échelle mais ne marchent pas à d’autres, peuvent faire écho à une écologie des milieux. Une écologie axée sur la connaissance de l’écoumène, ici les besoins dans les milieux ruraux, qui peut être plus adéquate pour trouver une réponse à des problématiques écologiques. Cette question du sol et de déracinement est complexe. Nicola Delon est convaincu que le rôle des architectes dans le monde complexe d’aujourd’hui, est d’appréhender cette complexité : « et c'est là où les architectes ont pour nous un rôle à jouer dans leur capacité à appréhender la complexité. C'est là qu'on se situe »

227

. Les êtres humains perçoivent la complexité du monde

dans lequel ils vivent mais cette intrication ne les empêche pas de ne pas vivre avec cette complexité mais plus en dépit de cette complexité. Le monde évolue, tout comme les manières de pensée mais ces changements sont décalés ; le monde est complexe et les individus en ont conscience mais l'adéquation entre cette complexité et la manière de pensée des individus est en cours : « c’est-àdire qu’aujourd’hui on arrive à partager le fait que oui tout est lié. Mais par contre savoir comment on va, dans ce grand bazar, agir et être moteur de l'action positive, on est beaucoup plus démunis »228. Cependant, des réponses émergent. Le collectif « Encore Heureux » propose le réemploi des matériaux comme réponse à la pollution dans le milieu de la construction, par exemple. Cette initiative vue à travers le prisme de la crise de l’habitation expliquée par Heidegger, peut être aussi perçue comme une réponse au déracinement des individus. En effet le réemploi des matériaux donne un lien fort avec le site de la construction. Ce peut être des matériaux déjà utilisés proches du site par exemple : « alors sur le remploi on s’est rendu compte qu’entre un sujet il y avait à la fois l’enjeux écologique lié aux ressources qui était très important »229. Ces matériaux ont une histoire et une qualité unique : « il y a aussi tout un aspect culturel de la mémoire de la matière et du souvenir qu'il porte »230. Leur première utilisation leur donne une sensibilité, chaque matériau sera imprégné de sa première utilisation dans une construction. De plus, le réemploi nécessite des savoir-faire spécifiques : « c’est-à-dire que le remploi ne fonctionne que s’il est lié à des savoir-faire qui permettent sa réalisation. […] On s’est rendu compte qu’il avait à la fois la matière, mais il y avait aussi les gens qui étaient capables de transformer cette matière, qui 227

DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 3. DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 3. 229 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 7. 230 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 7. 228

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comptaient pour autant »231. Delphine Blanc est très sensible à cette dimension territoriale du projet qui prend en compte l’histoire des matériaux, qui apporte une sensibilité unique dans chaque conception : « il s'intéresse à l'architecture émotionnelle, aux matériaux, à la place de l'artisan et à l’artisanat, qui ont une résonance magnifique dans ses projets »232. De même, Augustin Rosenstiehl souhaite reconnecter les humains à leur terre grâce à l’agriculture urbaine. Comme l’avançait Martin Heidegger, « ménager » vient de l’ancien français « mesnagier » qui dans son sens le plus courant peut se traduire par « ouvrier agricole »233. Ainsi un ouvrier agricole était vu comme un mesnagier, comme un acteur du ménagement. Le philosophe utilise le mot ménagement pour expliquer les liens qui unissent les Quatre de l’Unité Originelle. Les racines de mot « ménager » traduisent une actualité non-consciente de l’étude de Heidegger dans la thèse de l’agriculture urbaine de Augustin Rosenstiehl. Dans une prise de décision plus extrême, l’architecte Delphine Blanc décide parfois de ne pas construire. Suivant une dynamique de ménagement du territoire, cette architecte se pose la question si oui ou non il est utile de construire à cet endroit. Avant même de penser au projet, Blanc interroge l’environnement : « mais il y a des fois où je considère que c'est mieux de ne pas trop le faire. Parce que je n'ai pas envie de construire vite. Je n'ai pas envie de construire n'importe comment et je pense qu'il y a des besoins qu'on se créé et pour lesquels on n'a pas besoin d'un bâtiment, ou il y a un bâtiment qui existe déjà »234. Venant d’un individu dont le métier est de construire, c’est un changement assez radical, prendre la décision de ne pas construire alors qu’un architecte est un constructeur : « le fait qu’au lieu d'être un architecte au sens premier où les gens l'entendent et d'aller construire partout tout le temps, de prendre ce recul et d'aider les gens à construire pour eux »235. De la sorte, bâtir qui signifie habiter pour Heidegger, peut aussi signifier ne pas bâtir dans la mesure où c’est aussi un ménagement de l’environnement.

L’évolution de la société accompagnée par le progrès, transforme les pratiques de l’habiter. La définition de l’être humain sédentaire change. Il y a une remise en cause de la sédentarité qui par extension change la définition du déracinement. L’ouverture des frontières de la

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DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 7. BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page 1. 233 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de l’étymologie du terme « ménager », http://www.cnrtl.fr/etymologie/m%C3%A9nager, consulté le 18 novembre 2018. 234 BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe le 21 novembre 2018, page 2 et 3. 235 BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe le 21 novembre 2018, page 5. 232

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mondialisation amplifie ce changement de perspective. En définitive, les individus n’ayant plus de lien avec leur terre natale, sont-ils en train de perdre leur culture, leur mémoire ? Sont-ils en train de perdre ce qui les définit ? Ce qui fait d’eux des êtres humains, leur être ? Ce questionnement rejoint la problématique de Heidegger. Nicolas Michelin affirme que les êtres humains doivent utiliser la Terre en la ménageant. Ils doivent se ré-attacher au sol et à ses ressources pour redonner une identité aux constructions et se ré-enraciner : suivre un principe d’écologie des milieux et non hors-sol. Cette reconnexion peut se faire en considérant la complexité de l’écoumène grâce à la proposition : d’agriculture urbaine de SOA, de réemploi des matériaux du collectif Encore Heureux, d’ultra-contextualisation de ANMA ou encore au moyen d’une grande considération du site avant de décider de la constructibilité du site prôné par Delphine Blanc.

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III/ L’acte de bâtir. A/ Les définitions du terme bâtir. Martin Heidegger s’intéresse particulièrement au sens du mot bâtir. Il revient au sens premier de sa signification allemande bauen, qui veut aussi dire cultiver236. Le terme cultiver peut se traduire par travailler la terre pour qu’elle produise, ce mot veut aussi dire « soigner certaines plantes […] pour en récolter le produit »237. Le sens le plus ancien de bâtir en vieux-haut-allemand, buan, peut se traduire par habiter dans le sens de demeurer et séjourner238. Bauen en allemand est bien habiter en soi. En vieux allemand, bauen et bin se rapprochent, « je suis » et « j’habite » veulent dire la même chose239. C’est-à-dire que la façon dont est l’homme sur terre est l’habitation. Ce qui rejoint l’aspect mortel de la vie humaine terrestre : « être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter »240. L’acte de bâtir est un moyen vers l’action d’habiter mais d’une certaine manière bâtir est déjà habiter. En effet, pour Heidegger, habiter au sens large signifie « donner une demeure à l’homme »241, comme des ouvriers sur leurs chantiers : pendant un temps donné le chantier leur donne un endroit où séjourner. Habiter est la fin dont le moyen est le bâtir. Ces deux activités sont séparées par un lien logique qui fait que les êtres humains ne voient pas plus loin que ce simple lien de moyen à fin. Benoit Goetz témoigne de ce lien entre ces termes : « si l’on veut espérer savoir construire, il faut d’abord se mettre en quête de l’habiter »242. Les êtres humains doivent questionner leur manière d’habiter, se ré-enraciner dans le sol, pour pouvoir construire des habitations qui transparaissent comme tel. Pourtant, « bâtir est édifier des lieux, qui ”ménagent” une place au Quadriparti »243. Le Quadriparti est cette simplicité des quatre entités de l’Unité Originelle. Bâtir ménage une simplicité de relation entre les Quatre de l’Unité Originelle. « De la simplicité, dans laquelle la terre et le ciel, les divins et les mortels se tiennent les uns les autres, le bâtir reçoit la direction dont il a besoin pour édifier des lieux »244. Cette direction est le Quadriparti, le ménagement de cette simplicité, le ménagement de la terre par ses habitants, le ménagement de l’environnement par les êtres humains. 236

HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 170. Collectif (1960), Grand Larousse Encyclopédique, Larousse, Tome 3. 238 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 172. 239 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 173. 240 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 173. 241 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 176. 242 GOETZ Benoit (2011), Théorie des Maisons, l’habitation, la surprise, Verdier, Paris, page 13. 243 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 189. 244 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 189. 237

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« Le bâtir, ainsi entendu, est un “faire habiter” privilégié »245. « C’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir »246. Pour Heidegger bâtir et habiter se confondent. Ainsi même si pour certains les deux termes, concernent deux actions différentes, « bâtir » et « habiter » sont très fortement liés. Les architectes interrogés soulèvent plusieurs problématiques dans leur définition du terme bâtir. L’une d’elle et le « bâtir pour », « à l’attention de » : pour faire un bâtiment qui résistera au temps dans son utilité il faut bâtir pour les êtres-humains, en prenant en compte leurs besoins : « bâtir c’est donner un cadre pour les gens pour y être le mieux possible. En gros on travaille pour les gens »247, selon Nicolas Michelin. Il paraît évident que plus un bâtiment est adapté à ses habitants, plus il leur est utile, mais c’est une prise de position qu’il faut nuancer : certains architectes avancent la réponse de l’architecture sur-mesure, qui selon Nicola Delon, n’en est pas une. Le sur-mesure est sous-entendu comme une sur-adaptation de l’habitation pour un habitant précis, ce qui signifie que la construction n’est valable que pour cet habitant-là : « on ne pense pas qu'il faut non plus réduire l'architecture à la personne qui l'habite. Parce que si l'habitant change, du coup sa capacité réelle de réoccupation est limitée »248. Nicolas Michelin le rejoint sur ce point : « je pense que les gens évoluent beaucoup, qu’il y a beaucoup de familles monoparentales aujourd’hui, hélas beaucoup de divorces. Il y a beaucoup de familles reconstituées. Il y a beaucoup de gens qui travaillent chez eux, beaucoup d'ados […] qui ont 18-25 ans qui vivent toujours chez leurs parents. Il y a toujours des gens qui achètent sur Internet et qui ne font pas de cuisine et qui font tout en picard et qui n'ont pas besoin de cuisine. Il y a des gens qui sont, au contraire, complètement bio et qui cuisinent toute la journée et la cuisine c’est leur pièce à vivre. Ce n'est pas vrai que ça peut se traduire en cellule de T2 et T3, en produit quoi »249. Il propose de concevoir un logement de base mais d’avoir la possibilité de rajouter l’avis de l’habitant à la fin de la conception : « c’est une question de grand logement mais c'est aussi une question de logements possibles, de volumes possibles, de volumes capables pour les gens. En fait il faudrait, idéalement, leur donner des volumes et finir avec eux leur logement. Et puis prévoir un parcours résidentiel, que quelqu'un peut dire maintenant mon fils il est grand, je vais couper, je vais avoir une chambre individuelle avec une salle de bain »250. En effet, plus le

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HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 190. HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 191. 247 MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 248 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 4. 249 MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 23. 250 MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 23. 246

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bâtiment est fait pour répondre aux attentes de ses habitants, plus il leur convient et leur correspond et plus les habitants y vivent longtemps. En contrepartie, le bâtiment leur correspond, à eux en particulier et peut donc être inadéquat pour les habitants suivants. La question d’attention portée à l’habitant est donc importante mais elle doit aussi prendre en compte la personne qui visite le bâtiment, la personne qui voit le bâtiment de l’extérieur : « ça ne va pas être focalisé que sur l’habitant, ça va être plutôt une attention et un confort multi critères. C’est-à-dire que c’est à la fois sur la personne qui va passer devant le bâtiment, la personne qui va le construire, la personne qui va l’habiter, la personne éventuellement qui va le visiter »251. La considération de tous ces habitants du bâtiment rend celui-ci plus résilient selon Nicola Delon : « on ne pense pas qu'il faut non plus réduire l'architecture à la personne qui l'habite. Parce que si l'habitant change, du coup sa capacité réelle de réoccupation est limitée. Donc il faut aussi dépasser le côté sur mesure à l’extrême »252. Il faut rajouter la considération environnementale du bâtiment. Le bâtiment qui correspond mieux à ses habitants, suppose que ses habitants y restent sur une plus longue période. Cependant un bâtiment qui est facilement adaptable aux nouveaux besoins de ses habitants ou aux nouveaux habitants, est plus résilient. Par conséquent, les besoins des individus sont primordiaux pour bâtir tout en ménageant l’environnement et la société. De plus l’hypothèse peut être faite que l’environnement évolue beaucoup plus lentement que les habitants du bâti ce qui voudrait dire que pour bâtir un bâtiment le plus résilient possible, l’architecte a tout intérêt à donner plus d’importance à l’attention portée à l’environnement et moins d’attention aux habitants. Le sur-mesure est-il une réponse viable si orienté vers un respect de l’environnement ? Nicolas Michelin donne une perspective particulière à l’attention porter à l’environnement. Pour lui, bâtir c’est s’introduire dans un lieu et le modifier : « donc bâtir […] c’est avant tout entrer dans un site, le violenter, lui faire mal quoi »253. Il appuie sur le verbe violenter : « forcer quelque chose à prendre la forme souhaitée »254. Cette définition de violenter donne une lumière particulière à l’explication de Nicolas Michelin. Cet architecte a une conscience aiguë de l’impact de l’acte de construire sur un lieu. Il explique bien qu’il faut bâtir à « l’attention de », pour les individus. L’acte de bâtir transforme l’environnement. Cette réalisation donne de

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DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 nombre 2018, page 4. DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 nombre 2018, page 4. 253 MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 18. 254 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « violenter », http://www.cnrtl.fr/definition/violenter, consulté le 20 janvier 2019. 252

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l’importance à la notion de ménagement de Martin Heidegger. Les individus peuvent choisir le degré de leur influence. C’est dans ce choix que la différence se fait entre violenter un lieu et l’habiter. Nicola Delon considère que bâtir est une action qui doit être protégée du phénomène de simplification prônée par la société moderne, notamment la simplification des sols. Selon Nicola Delon, la simplification de la construction se fait obligatoirement par une industrialisation de l’acte de bâtir : « Aujourd’hui passer un coup de fil, envoyer un message : tout est simplifié. On a des smartphones, on appuie sur le bouton et puis on fait des choses incroyables. Mais pas contre l'acte de bâtir il ne peut pas être simplifié »255. En effet l’industrialisation en architecture amène à une perte de qualité du bâti puisqu‘il s‘agit d‘un « processus complexe qui permet d'appliquer à un secteur, à une branche de l'économie, des techniques et des procédés industriels qui apportent rationalisation et hausse de productivité »256. D’après cette définition, l’industrialisation serait la perte des savoir-faire locaux dont parlait Nicola Delon. Les différents facteurs de la conception architecturale qui permettent de mettre en œuvre une architecture de qualité ne sont pas des actes simples. Ainsi, en laissant l’industrie avoir une trop grosse emprise sur l’architecture la porte est ouverte à la simplification et la complexité de la discipline qui lui donne tout son caractère est délaissé. Cet exemple confirme l‘idée de Nicola Delon qui dénonce la connaissance de cette complexité dans l’architecture mais l’absence de sa considération, ou le trop peu de considération, dans la mise en pratique des architectes aujourd’hui. Bruno Latour parle, lui, d’une simplification des territoires qui est dû à ce qu’il nomme la mondialisation-moins. Cette mondialisation qui permet une ouverture des frontières, mais qui en contrepartie enlève ce sentiment d’appartenance des êtres humains à leur terre : « alors tout est ouvert, il faudrait vivre dehors, sans protection aucune, ballotté par tous les vents, mélangé à tout le monde, se battre pour tout, ne plus avoir de garantie, se déplacer sans cesse, perdre toute identité, tout confort ? »257. Cette ouverture permet à toutes les cultures de se rencontrer ce qui peut pousser certains à se renfermer sur soi pour se protéger, par peur de perdre son identité. Cette hypothèse se retrouve dans les écrits de Augustin Berque : « l’identité de la chose ne dépasse pas son lieu »258. L’être des êtres humains est ontologiquement lié à son milieu, même s’il y a aussi d’autres facteurs :

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DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 3. Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « industrialisation », http://www.cnrtl.fr/definition/industrialisation, consulté le 20 janvier 2019. 257 LATOUR Bruno (2017), Où atterrir ? , La Découverte, page 20. 258 BERQUE Augustin (2002), “L’habitat insoutenable : Recherche sur l’histoire de la désurbanité”, L’Espace Géographique, tome 31, n°3, page 241-251. 256

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il n’y aura plus d’être des choses dans leur milieu si la société détruit les différents paysages en uniformisant la planète. Pour Nicola Delon, le bâtir implique de prendre soin, de passer de l’intention à l’attention. Il souhaite bâtir avec et non pas juste suivre une intention : « C’est-à-dire que nous, ce qu’on va vraiment veiller à faire à la fois dans notre pratique puis dans la réflexion qu’on donnera, ce n’est pas soigner mais c’est plutôt prendre soin. Prendre soin c’est parler de confort, parler d’attention »259. Ce processus demande plus de temps car c’est un véritable travail d’équipe. Il faut étudier et analyser beaucoup plus pour pouvoir construire à l’attention de : « par contre l'acte de bâtir, il ne peut pas être simplifié. Il ne peut pas ou alors il devient industriel et on a vu les échecs de cette posture-là. Ce dont on essaie de parler avec la question de l’ordre, c’est-à-dire qu’il y a toute cette complexité de savoir quel programme à quel endroit ? Quel rapport à l’environnement ? Quel rapport à ce qu’il s’y passe ? Quels matériaux de construction ? De quelle manière ils sont mis en œuvre ? De quels savoir-faire la société a besoin ? Quelles sont les personnes qui sont impliquées dans sa fabrication physique ? »260. En effet, construire de cette manière peut facilement se transformer en : construire en pensant à la place de, donc construire à l’attention de, doit prendre en compte l’autre, le receveur. Cette réception peut se retrouver au niveau du site ou de l’habitant ou encore de l’observateur extérieur. Sur ce point Nicolas Michelin amène une réflexion dans son livre selon laquelle les individus ne peuvent pas penser à la place des autres. En tant qu’architectes on doit construire pour et donc étudier ceux pour qui c’est construit. Il vise notamment les cahiers des charges qui ne sont pas conçus pour que les architectes répondent aux demandes spécifiques des différents habitants : les institutions croient savoir ce dont l’habitant a besoin. Nicolas Michelin illustre ce point en déclarant que les promoteurs pensent pour les habitants au lieu d’observer leurs pratiques : « je ne pense pas que les T2 et les T3 correspondent à ce que les gens veulent. Un jour un promoteur m'a dit : Moi je sais ce que les gens veulent. Je dis : vous êtes super fort. Vous êtes super fort parce que moi je pense que les gens évoluent beaucoup »261. En se basant sur ce qu’elles croient savoir des habitants, les institutions mettent en place des législations sur le comment habiter et comment construire qui ne sont pas en adéquation avec ce que souhaitent les habitants. Ainsi des bâtiments deviennent inutiles ou inhabitables après quelques années.

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DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 2. DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 3. MICHELIN Nicolas, entretien avec CALLIES Agathe, le 20 novembre 2018, page 23.

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Au premier abord, l’attention portée par Encore Heureux, dans ses constructions, semble se rapporter aux habitants seulement. Or c'est « une attention et un confort multi critères »262. Pour le collectif, réduire l’architecture d’un bâtiment à son habitant est une erreur. Un bâti est vécu par une multitude d’individus qui ont chacun un statut dissemblable, si bien que l’édifice est pratiqué par l’ouvrier qui l’érige, par le promeneur qui l’observe de loin, par le visiteur qui le traverse simplement ou encore par l’habitant qui y réside : toutes ces personnes font partie de la foule d’individus qui pratiquent le bâtiment. Cette attention et ce soin apporté aux habitants et aux bâtiments est aussi très importante pour l’architecte Delphine Blanc, au-dessus des questions techniques : « c'est plus important, parce qu’en fait le soin c’est ce qui va faire qu’un plan va être dessiné avec attention. En fait moi je préfère qu'un plan […] soit bien réfléchi, bien dessiné, peutêtre à la main ; plutôt que de dérouler de la solution technique, dérouler du mètre carré »263. La prise en compte de l‘environnement dans la conception du projet est primordiale, le ménagement de l’endroit et la sauvegarde du lieu, sont des problématiques qui doivent être au cœur du projet d‘architecture selon elle : « par contre, que le site a bien été regardé et quand on regarde, il y a un petit truc de terrain, un petit jeu de terrain qui fait que ce n'est pas tout à fait pareil que 10 mètres plus loin : c'est important et c'est un soin apporté aux gens qui vont y habiter, au terrain dans lequel on s’implante et puis aux générations futures »264. La notion de ménagement est tout aussi présente dans la notion de bâtir que dans la notion habiter, d’après l’étude du texte « Bâtir, Habiter, Penser » de Martin Heidegger et les entretiens des quatre architectes. Cette similitude renforce le lien entre ces deux termes qui selon Heidegger veulent dire la même chose. Ainsi, toute analyse ou réflexion menée par rapport à l’un des termes, peut aussi être valable pour l’autre. Ce ménagement multiple induit un besoin de connaissances venant de diverses disciplines pour pouvoir réaliser ce ménagement dans ce monde « complexe »265. L’hypothèse de concevoir l’architecture comme une discipline pluridisciplinaire pour pouvoir mieux ménager l’environnement est donc complète. Certains architectes insistent sur une pluridisciplinarité dans l’architecture. Un domaine pluridisciplinaire est un milieu « où sont représentées plusieurs disciplines, plusieurs domaines de

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DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe le 14 novembre 2018, page 4. BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page 5. 264 BLANC Delphine, entretien avec CALLIES Agathe, le 21 novembre 2018, page 5. 265 ROSENSTIEHL Augustin, entretien avec CALLIES Agathe, le 4 décembre 2018, page 5. 263

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recherche »266. D’autres évoquent une approche spécifique à chaque projet. Il n’y a pas de mode d’emploi. Nicola Delon avance une théorie assez complexe pour la conception des projets. Il ne considère pas que l’architecture concerne un seul champ de discipline : « pour nous, par nature l’architecte, il a des formations et des connexions qui dépassent le champ propre de l'architecture. Donc ça c'est assez fort »267. Il ne s’attarde pas non plus sur le terme discipline, « une science, matière pouvant faire l'objet d'un enseignement spécifique »268: il « s’en fiche de la discipline, c’est plutôt comment [l’équipe] va assembler des compétences avec un objectif »269. Chaque projet est différent, les disciplines et les compétences auxquelles l’architecte fait appel, distinguent un projet d’un autre : « C’est-à-dire que quand on est dans une stratégie de mode projet, on va chercher à avoir chaque compétence nécessaire à la question qui est posée. Ça va faire que sur chaque projet vous allez changer d’équipe. Ça ce n’est pas vraiment de l’interdisciplinarité »270. Nicola Delon et Julien Choppin travaillent donc avec des équipes distinctes pour chaque projet : « on va plutôt être sur une approche orientée par projet »271. Néanmoins la complexité de cette discipline ne peut être sincèrement englobée qu’en considérant chaque projet par sa singularité et en acceptant de ne pas suivre un mode d’emploi dans la conception architecturale afin justement d’exprimer cette pluri-disciplinarité, mot qu’ils n’affectionnent pas : « je pense que les générations d’architectes aujourd'hui ont grandi aussi dans cette diversité, interdisciplinarité, transdisciplinarité. Nous, tous ces mots là ils nous fatiguent un peu, y en a même qui parle de d’anti-disciplinarité »272.

Néanmoins les architectes interrogés semblent avoir déjà trouvé leur réponse et mettent en œuvre leurs projets : Delphine Blanc décide de ne pas construire lorsque ce n’était pas nécessaire, et Nicola Delon propose le réemploi des matériaux, au sein du collectif Encore Heureux. Cette proposition permettrait de diviser la consommation de béton par 10273, selon

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Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « pluridisciplinaire », http://www.cnrtl.fr/definition/pluridisciplinaire, consulté le 20 janvier 2019. 267 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 6. 268 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « discipline », http://www.cnrtl.fr/definition/discipline, consulté le 22 janvier 2019. 269 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 6. 270 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 6. 271 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 6. 272 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 6. 273 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe le 14 novembre 2018, page 8.

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Nicola Delon, et ainsi arrêter d’épuiser les ressources en sable de la Terre274. De même que Nicolas Michelin, les deux architectes militent pour la réhabilitation des bâtiments275. Nicolas Michelin est quant à lui “attentif au déjà-là”276 dont il faudrait plus prendre soin au lieu de détruire celles qui ne conviennent plus pour ensuite en reconstruire de nouvelles, ce processus engendrant en effet une plus importante empreinte carbone : pour contrebalancer l’énergie nécessaire à la construction et destruction du bâtiment démoli, les performances énergétiques de la construction neuve doivent être importantes. Néanmoins ce procédé peut prendre plus de temps ou par exemple empêcher la densification du site277, ce qui peut expliquer que des architectes préfèrent détruire au lieu de transformer les lieux déjà existants. Effectivement, selon Günther Anders les individus ont perdu leur rapport au temps278. Paul Virilio corrobore cette hypothèse à propos de la société du XXIème siècle. Il travaille sur « la vitesse, sur la réduction du monde, c’est-à-dire [...] le vieillissement du monde »279. Il repart de l’idée que plus les êtres humains vieillissent, plus le temps passe vite. Aujourd’hui, grâce à la très grande vitesse des transports « supersoniques »280 et à l’accélération de la communication, « le monde est instantané »281. Virilio condamne la pollution de l’environnement dû à ces progrès mais il parle aussi de la « pollution des distances, c’est-à-dire l[a pollution de] la grandeur nature »282. Dans des termes différents de Günther Anders, Paul Virilio exprime son souci que les individus ne vivent plus dans l’instant présent au XXIème siècle, car ils sont trop dans l’instantané. Ils ne prennent plus le temps d’aller d’un endroit à un autre, ils souhaitent simplement déjà y être. Ils n’expérimentent plus les espaces car l’expérience des espaces leur permet de connaître ses espaces, de se connecter à eux et ainsi de potentiellement se créer des racines, des liens avec eux.

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Tv5monde, Pénurie de sable : un enjeu planétaire environnemental et économique, https://information.tv5monde.com/info/penurie-de-sable-un-enjeu-planetaire-environnemental-et-economique-185813, consulté le 10 janvier 2019. 275 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe le 14 novembre 2018, page 8. 276 MICHELIN Nicolas (2010), Attitudes, Archibooks, page 22. 277 SCHMITT M., SONCK M. (juillet 2013), « Faut-il casser Bruxelles ? », Bruxelles en mouvements, n°265, http://www.mondequibouge.be/index.php/2013/10/demolir-pour-reconstruire-quel-bilan-co2/, consulté le 10 janvier 2019. 278 « il ne la rencontre plus comme ce qui a été, puisque ce qui a été est projeté́ ici sur le seul plan de l’être-image disponible et présent. Temps, où est ton aiguillon ? » tiré de ANDERS Günther (2002), L’obsolescence de l’homme Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Ivrea, page 209. 279 DEPARDON R., VIRILIO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 8. 280 DEPARDON R., VIRILIO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 8. 281 DEPARDON R., VIRILIO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 8. 282 DEPARDON R., VIRILIO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 9.

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B/ Les inactions des êtres humains pour ménager la terre. Les êtres humains contemporains n’habitent pas. Le non-habiter de ces individus s’est développé pour différentes raisons. L’une d’elles pourrait être l’absence du sentiment de responsabilité des êtres humains avec la terre. Selon Peter Sloterdijk, les individus souffrent d’une absence de sentiment de responsabilité. Aujourd’hui il y a une libération de l’esprit face au ressentiment, la société actuelle ne peut plus être en colère car le monde occidental est démobilisé et consumériste14. Il s’agit potentiellement d’une des raisons pour laquelle les êtres humains ne réagissent pas plus ou plus vite à notre échéance écologique. Pour éviter de rester bloqués sur cette échéance qui empêcherait les êtres humains de continuer à vivre, du fait de son énormité, ils décident de la mettre de côté. Le sentiment de responsabilité est longuement expliqué par le philosophe Hans Jonas en 1979 dans son ouvrage Le sentiment de responsabilité. Ce sentiment pousse l’être humain à « agi[r] de façon que les effets de [son] action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre »283. Le sentiment de responsabilité de l’être humain s’accroît face à l'instabilité de l’objet. Plus un objet est destructible, plus les individus vont se sentir responsables de sa pérennité : l’« objet de la responsabilité est le périssable en tant que périssable »284. Il précise aussi que le sujet peut être réceptif à l’appel de la fragilité de l’objet, ou non. L’être humain choisit d’être responsable. La crainte de perdre l’objet en question influence ce choix, selon Jonas. Or, l’échéance écologique de la Terre n’est pas forcément crainte par les êtres humains car ils ont confiance dans le progrès pour éviter cette perte. Les êtres humains ne se sentent donc pas forcément responsable envers l’environnement. D’un autre côté, Marie Villela-Petit avance l’hypothèse selon laquelle les êtres humains ne ressentent pas ou plus ce sentiment de responsabilité envers la Terre car elle a perdu son statut. Les avancées technologiques, « la modernité, [de notre société a] plus que jamais [discrédité] la Terre »285. La planète Terre, étant la seule planète habitable dans le système solaire, avait un statut central pour les êtres humains ; mais depuis les années 1980 les scientifiques supposent l’existence

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JONAS Hans (1990), Le sentiment de responsabilité, Cerf, page 40. JONAS Hans (1990), Le sentiment de responsabilité, Cerf, page 173. VILLELA-PETIT Maria (2007), ”Habiter la Terre”, Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 23.

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de planètes en dehors du système solaire, ce qui déclenche une « dévaluation de la Terre, à partir du changement de statut qu’elle a connu non seulement du fait de la perte de sa position centrale dans le cosmos, mais, surtout, depuis l’établissement des lois de la mécanique par la science physique moderne elle-même.»286 Cette supposition conjecture l’existence d’autre planète habitable. Pourtant, ce n’est qu’en 1992 que la NASA découvre la première exoplanète, planète en dehors du système solaire, grâce au télescope spatial Hubble287. A ce jour la découverte de 3 885 exoplanètes a été confirmée par la NASA288. « C’est alors que la Terre s’est vue destituée de son statut d’un singulare tantum pour n’être plus qu’une planète parmi d’autres »289. Cette idée rejoint la thèse de Günther Anders qui explique que l’humanité ne se préoccupe plus du sort de la planète Terre car elle devenue remplaçable. Grâce aux avancées technologiques une Terre de substitution est trouvable. Ainsi trouver des réponses pour sauver cette Terre n’est plus une obligation car la fin du monde n’est plus. La peur de la fin de l’humanité n’existe plus avec la possibilité de la vie sur une autre planète. Les êtres humains ont une confiance aveugle dans le progrès. Ils préfèrent s’occuper de trouver un autre endroit à habiter, ils ont de l’espoir, plutôt que de voir la vérité en face et de prendre leur part de responsabilité dans la destruction de leur habitat290. Aujourd’hui les scientifiques sont plus à même d’expliquer pourquoi la planète Terre est habitable et pas d’autres planètes. Les individus eux-mêmes participent non seulement à l’évolution de la vie sur la Terre et à l’évolution du sol lui-même mais aussi à celle de leur habitat comme le souligne Jean-Louis Revardel : « le milieu de vie est peu à peu transformé par les êtres vivants »291. Face à cette situation d’in-habitabilité à long terme de la terre, due à l’évolution des êtres humains, la société se repose sur le progrès pour découvrir une autre planète habitable ou pour la rendre habitable afin de pallier les besoins des individus. Cette société du progrès a effacé la mortalité des êtres humains. Günther Anders positionne sa réflexion par rapport à l’apocalypse due à la bombe atomique mais dans une certaine mesure l’apocalypse due à la bombe H et celle due aux dégâts environnementaux sont liées 286

VILLELA-PETIT Maria (2007), ”Habiter la Terre”, Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, Paris, page 23. The National Aeronautics and Space Administration (NASA), “Historic Timeline“ (La frise chronologique de l’exploration d’exoplanète), https://exoplanets.nasa.gov/alien-worlds/historic-timeline/#hubble-space-telescope-launched, consulté le 19 janvier 2019. 288 The National Aeronautics and Space Administration (NASA), ”News and Features” (Nouvelles et Articles), https://exoplanets.nasa.gov/, consulté le 19 janvier 2019. 289 VILLELA-PETIT Maria (2007), ”Habiter la Terre”, Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, page 23. 290 ANDERS Günther (2002), L’obsolescence de l’homme Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Ivrea, 360 pages. 291 REVARDEL Jean-Louis (1993), Constance et fantaisie du vivant. Biologie et évolution, Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd’hui », Paris, page 34 ; tiré de VILLELA-PETIT Maria (2007), ”Habiter la Terre”, Habiter : le propre de l’humain, La Découverte, Paris, page 27. 287

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puisqu’elles participent toutes deux à la pollution de la planète Terre. Cependant Paul Virilio et Raymond Depardon apportent une nuance à cette vision de la fin du monde d’Anders. En effet, ils n'envisagent pas la fin du monde mais « la fin de la géographie »292. La terre est devenue trop petite pour le progrès. Virilio se donne le devoir de dénoncer cette « finitude »293 du monde. Cette expression fait écho à la fin apocalyptique du monde que prévoit Günther Anders, mais Paul Virilio fait référence en l’espèce à la découverte des limites de la terre. Cette finitude se définit par « un monde clos »294, mais les individus ne réagissent pas. La société a certes trouvé les limites géographiques, en ressources, de la terre, mais grâce au progrès, ce même progrès qui a révélé cette finitude, les êtres humains essayent de repousser ces limites. Ce progrès peut leur permettre de s’étendre dans l’univers, de trouver un autre endroit que la terre pour continuer à épanouir leur progrès mais il reste profondément irrationnel. Ce sont des avancées qui ouvrent de nouvelles possibilités aux êtres humains, comme par exemple les centrales nucléaires qui sont très productives et qui ne rejettent pas de CO2295 mais ces mêmes centrales sont aussi les causes de désastres écologiques, comme les accidents nucléaires de Tchernobyl le 26 avril 1986 et de Fukushima le 11 mars 2011. L’environnement proche des centrales a été fortement impacté, non seulement dans l’immédiat, mais aussi des années après les incidents ; plus particulièrement, après l’incident de Fukushima la pollution de l’air se ressentait à l’échelle régionale au Japon, dans un rayon de plus de 250 kilomètres autour de la centrale. Soit plus de 600 kilomètres carrés touchés où sont apparu les premiers impacts sanitaires. Pour Tchernobyl, des dépôts radioactifs significatifs ont été enregistrés à l’échelle continentale : jusqu’en Grèce ou en Scandinavie, soit une zone de 13 000 kilomètres carrés contaminée296. Ces deux évènements sont certes ponctuels et inhabituels. Toutefois, même les centrales nucléaires ayant un fonctionnement classique rejettent des déchets radioactifs qui posent problèmes en termes de traitement. Elles rejettent aussi de la chaleur en grande quantité, ce qui perturbe la biodiversité environnante. Cette chaleur perdue ne peut pas être réutilisée pour chauffer les villes car elles en

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DEPARDON R., VIRILO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 20. 293 DEPARDON R., VIRILO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 20. 294 DEPARDON R., VIRILO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 20. 295 COMBE Matthieu (2011), « Quels sont les impacts environnementaux d’une centrale nucléaire ? », Actualités environnement, écologie et bio, http://www.natura-sciences.com/energie/impacts-environnementaux-nucleaire.html, consulté le 24 janvier 2019. 296 CHAMPION Didier (2012), « Accident de Tchernobyl et accident de Fukushima », Institut de Radioprotection et de Sureté Nucléaire, https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Environnement/expertises-incidents-accidents/comparaison-tchernobylfukushima/Documents/IRSN_conference-tchernobyl-fukushima_092012.pdf, consulté le 24 janvier 2019.

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sont trop éloignées, pour des raisons de sécurité297. Paul Virilio pousse ainsi très fortement les êtres humains à être rationnels en étudiant les dégâts du progrès, au lieu de rester sur l’image des « merveilleux progrès »298 de la société. De surcroît, selon Augustin Rosenstiehl, tous les architectes sont conscients de l’échéance à laquelle notre monde est soumis mais choisissent de la mettre de côté pour l’instant par manque de solutions et par besoins économiques. Dans une dimension plus philosophique, Günther Anders précise que l’être humain n’agit pas pour éviter cette fin apocalyptique, dont la destruction de la terre fait partie, car ce à quoi il ne peut rien, ne l’intéresse pas : « notre lucidité ou notre aveuglement dépendent du fait que l’objet nous “concerne” ou non ; que nous cernions que ce qui nous concerne »299. Cette thèse de Anders pourrait expliquer le choix de certains de ne pas agir en raison de leur inhabilité à agir. D’une part, pour eux les êtres humains ne peuvent rien aux problèmes environnementaux. D’autre part, même si les architectes voulaient construire autrement, ils sont restreints par les normes des institutions françaises. En effet, aujourd’hui, les cahiers des charges permettent difficilement l’innovation. Les réactions sont divergentes sur ce sujet. Nicolas Michelin, par exemple, prend le parti de construire malgré un cahier des charges mal écrit, quitte à tenter de le faire évoluer ou à le « challenger » directement. Augustin Rosenstiehl explique que par manque d’idées les architectes continuent à construire de la même manière mais Delphine Blanc, architecte-conseillère au CAUE Rhône, propose une autre piste : elle décide de ne pas construire, malgré le fait que la conception de projet constitue sa principale source de revenus et décide de faire passer cette échéance écologique avant ses besoins économiques. Ce choix est très difficile et peu viable sur le long terme. Augustin Rosenstiehl fait référence aux besoins des humains de se rassurer sur cette échéance écologique sans lesquels la situation serait invivable : « Donc il y a un déni obligatoire pour se rassurer quand même : oui, je sais que je n’ai pas le bon sens mais je n’ai pas d’autre solution donc j’y vais quand même »300, « c’est le propre du déni » selon lui. Le déni est l’« action

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COMBE Matthieu (2011), « Quels sont les impacts environnementaux d’une centrale nucléaire ? », Actualités environnement, écologie et bio, http://www.natura-sciences.com/energie/impacts-environnementaux-nucleaire.html, consulté le 24 janvier 2019. 298 DEPARDON R., VIRILO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 299 page 24. 299 ANDERS Günther (2002), L’obsolescence de l’homme Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Ivrea, page 317. 300 ROSENSTIEHL Augustin, interview mené le 4 décembre 2018, page 9.

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de dénier, de refuser de reconnaître la vérité ou la valeur d'une chose »301, dénier est le fait de « nier formellement, refuser d'admettre comme vrai un fait, une déclaration, des propos, etc. »302. Aujourd’hui les labels sont créés par des institutions, ainsi que les cahiers des charges. Comme étudié précédemment, la perte du véritable sens des mots nature et ménagement, par exemple, expose le problème que les institutions ne travaillent plus ou pas dans le sens du respect de ces mots. La définition des termes nature, écologie ou habiter, dévie de leurs sens premiers, alors les labels qui défendent ces termes ne défendent plus le meilleur sens des termes. Plus particulièrement, les labels sont créés pour pousser les architectes à construire plus écologique, dans le respect du développement durable grâce à la sollicitation de plusieurs disciplines. L’écologie et le développement durable font partie de ces mots qui aujourd’hui ont vu leur sens galvaudé. Ces mots sont utilisés dans des discours sans que le locuteur ne prenne la peine de spécifier la signification qu’il emploie derrière ce mot. Or comme analysé précédemment, le développement durable peut renvoyer à des habitations passives qui participent à un déracinement. Une question qui peut se poser est celle de la validité de ces labels qui se reposent sur des mots qui aujourd’hui n’ont plus de signification précise. Encore Heureux, collectif fondé par Nicola Delon et Julien Choppin, fait partie des entités qui sont contre l’utilisation de ces mots valises qui ont perdu leur sens. De même qu’Augustin Rosenstiehl, ils rejettent le mot écologie ou développement durable. Le mot écologie a été introduit en politique et dans les médias en 1974 après la candidature de René Dumont303 et surtout grâce au « sommet de la Terre » en 1992 à Rio304. Guy Debord définit l’écologie bien avant dans « théorie de la dérive »305. Dans l’optique de redonner du sens aux mots que le collectif Encore Heureux utilise pour qualifier leur projet, Nicola Delon et Jules Choppin cherchent un vocable plus pertinent, avec une définition précise et qui ne s’est pas perdue dans son utilisation : « interdisciplinarité, transdisciplinarité. Nous tous ces mots là ils nous fatiguent un peu, y en a même qui parle de d’anti-disciplinarité »306. Les fondateurs de Encore Heureux décident d’utiliser des mots qui n’ont pas été galvaudés et qui ont un sens très particulier, tels le mot matière grise par exemple. Dans 301

Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « déni », http://www.cnrtl.fr/definition/d%C3%A9ni, consulté le 22 janvier 2019. 302 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « dénier », http://www.cnrtl.fr/definition/d%C3%A9nier, consulté le 22 janvier 2019. 303 PAQUOT Thierry (sous la direction) (2015), Les situationnistes en ville, Infolio, page 14. 304 PAQUOT Thierry (sous la direction) (2015), Les situationnistes en ville, Infolio, page 14. 305 DEBORD Guy-Ernest (1956), “Théorie de la dérive”, Les lèvres nues, n°9, novembre 1956. 306 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe, le 14 novembre 2018, page 6.

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le domaine du médicale, la matière grise est la substance grise : le « tissu nerveux d’aspect grisâtre, faisant partie du système nerveux central »307. La matière grise désigne familièrement l’intelligence des individus. Encore Heureux utilise le terme matière grise au singulier et au pluriel pour exprimer deux idées. La matière grise est la « conscience », la « lucidité », l’ « invention » et la « créativité pour un usage responsable de la matière »308 : cette définition fait écho à l’intelligence des individus. Toutefois ils utilisent aussi le pluriel : les matières grises, qui vient d’une association de l’énergie grise et de la matière309. L’utilisation de ce mot leur permet de transmettre une idée bien délimitée : « on pense que ces mots-là sont des vrais porteurs de sens. En tous cas c’est des épaisseurs importantes pour alimenter la pensée »310. Derrière cette redéfinition des mots se cache le début du questionnement de l’utilité de ces labels dans l’architecture française par certains architectes. Un label est une « marque distinctive créée par un syndicat professionnel ou un organisme parapublic, et apposée sur un produit commercialisé pour en garantir la qualité, voire la conformité avec des normes de fabrication »311. Les labels en architecture permettent de promouvoir des manières de concevoir qui respectent l’environnement. L’idée est de récompenser l’initiative des architectes : ce sont généralement des initiatives qui augmentent le coût du mètre carré, ainsi en valorisant les bâtiments de ces architectes leurs décisions sont valorisées et reconnues. Les constructions en bois, par exemple, ont de véritables avantages pour agir contre la pollution dans les grandes villes, surtout s’il y a une ressource de bois à proximité du chantier. Mais la contrepartie des labels qui récompensent le choix des architectes pour des bâtiment structure bois, c’est qu’ils peuvent pousser des architectes à construire des bâtiments complètement en bois alors qu’il n’y a pas de source proche à disposition. Le bilan carbone final du chantier sera certainement plus élevé que pour un bâtiment en béton à cause de la pollution due au transport du bois. Pour Nicola Delon les labels ne doivent pas diriger le projet. Après la conception et la construction du projet, il vaut mieux demander la certification. Toutefois, la volonté de construire un bâtiment certifié ne doit pas être directeur du projet sinon les soi-disant avantages du projet peuvent être biaisés ou mal appréhendés.

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Encyclopédie du Larousse, Substance grise, https://www.larousse.fr/encyclopedie/medical/substance_grise/16317, consulté le 20 janvier 2019. 308 CHOPPIN Julien, DELON Nicola (2014), Matière Grise-, Pavillon de l’Arsenal, page 14. 309 L’énergie grise est « la quantité d’énergie nécessaire à la production et à la fabrication des matériaux », « le réemploi remet l’architecture au centre du cycle de la matière » tiré de CHOPPIN Julien, DELON Nicola (2014), Matière Grise-, Pavillon de l’Arsenal, page 5. 310 DELON Nicola, entretien avec CALLIES Agathe le 14 novembre 2018, page 6. 311 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de la définition du terme « label », http://www.cnrtl.fr/definition/label, consulté le 13 janvier 2019.

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En conclusion, les êtres humains n’agissent pas forcément pour ménager le sol car ils ne se sentent pas responsables de sa pérennité. Ils se reposent sur leur croyance dans le progrès, ce qui les empêche de se sentir responsables de la destruction de l’environnement. D’autre part, il existe un décalage entre la définition des notions et l’utilisation de ces notions. Les institutions qui créent les normes à respecter pour la protection de l’environnement, par exemple, partent d’une définition d’un terme vague ou d’un terme qui a perdu son sens. Certains architectes prennent donc la décision d’utiliser des termes particuliers et très spécifiques pour expliquer leur prise de position, à défaut d’utiliser des mots vidés de leur sens comme le développement durable.

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Conclusion. Les êtres humains ne peuvent pas être sans habiter, selon Martin Heidegger : lorsqu’ils n’habitent pas, ils ne sont pas des mortels et donc ils n’existent pas. A contrario, s’ils existent alors ils habitent en tant que mortels sur la terre. Les termes « habiter » et « bâtir » peuvent être traduits à partir de leur racine latine de la même manière : prendre soin, aménager, ménager. L’acte d’habiter des êtres humains est donc un ménagement du sol. Cette interconnexion entre le sol et les êtres humains se retrouve dans la réflexion des architectes contemporains. L’architecte Augustin Rosenstiehl explique que la diversité de la nature, l’ensemble des espèces, dépend de l’interdépendance du développement des espèces et de la complexité du monde. Si les individus ne ménagent pas la terre dans leur acte d’habiter, ils remettent en cause leur place en tant que mortel dans cette Unité Originelle. Le terme Unité Originelle est propre au philosophe Heidegger mais cette image soulève des problématiques contemporaines, comme celle du développement durable. En effet, le développement durable est « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs »312, un développement mondial respectant la nature. Aujourd’hui, les êtres humains font partie d’un tout, leur existence en son sein dépend de leur respect du sol. Les individus doivent prendre soin et protéger la terre à travers leur acte d’habiter. Günther Anders fait partie des philosophes qui expriment leur inquiétude selon laquelle plus il y a de progrès - des machines qui surpassent les capacités des individus - plus le monde échappe aux êtres humains. Le progrès distance les êtres humains du sol, de son aménagement et donc du ménagement de la terre. Les êtres humains n’agissent plus en tant qu’entités appartenant à un tout. Ils ne sont plus vivants sur Terre, ils sont vivants « au-dessus » de la Terre en opposition à exister « avec » le sol, enracinés dans la terre. Ce lien fondamental entre les vivants et leur environnement s'amoindrit. Perdent-ils pour autant leur statut d’être vivants ? Ont-ils perdu leur place sur terre ?

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BRUNDTLAND Gro Harlem (présidé par) (1987), première ministre norvégienne et directrice générale de l’Organisation Mondiale de la Santé, tiré de « Notre avenir à tous », rapport Brundtland, Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l'Organisation des Nations unies.

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L‘hypothèse suivante peut être faite : pour que cet équilibre retrouve sa stabilité, les individus doivent reprendre leur place dans ce tout. Ils doivent se reconnecter avec le sol, se réenraciner dans la terre. Les êtres humains doivent ménager la nature. Comment penser l’habiter en terme heideggérien, alors que l’individu n’a plus de rapport à la terre ? Revenir au sens des mots permet à Martin Heidegger d’expliquer l’origine de l’existence des êtres humains à travers l’acte d’habiter. Il revient à la signification des termes et démontre, à partir de son étude, l’importance du lien entre les êtres humains et le sol. Le philosophe définit le déracinement comme la perte de ce lien. La théorie de Martin Heidegger selon laquelle l’interconnexion des entités d’un tout permet aux êtres humains d’habiter, prend sens dans la société contemporaine. En effet, si les individus et la nature, deux des entités de l’Unité Originelle, ne sont pas liés alors ils sont déracinés l’un de l’autre. La question du déracinement est donc très présente dans la société actuelle. Le déracinement contemporain peut avoir différentes origines mais il débute systématiquement par un manque d’appartenance à un ou des lieux, un manque de lien entre l’environnement et l’être humain. Aujourd’hui les êtres humains se reposent sur le progrès pour trouver des réponses aux problématiques environnementales actuelles. La question écologique peut donc faire référence à une écologie hors-sol avec les habitations passives si la société s’en remet au progrès. Il est ici question de développement durable en rapport avec une écologie certes, mais coupée du sol. Cette écologie hors-sol renforce d’autant plus le déracinement des individus. Une des réponses qui semble le plus ressortir est le ménagement de la nature grâce à une écologie des milieux plus approfondie, avec la mésologie ou encore l’écoumène de Augustin Berque, par exemple. La reconnexion des êtres humains avec le sol est au cœur des problématiques des quatre architectes interrogés dans ce mémoire. Augustin Rosenstiehl propose d’englober la diversité de l’écoumène avec l’agriculture urbaine et travaille à rediversifier la qualification des sols. Nicola Delon souhaite appréhender la complexité du monde différemment grâce au réemploi des matériaux. Selon lui, chaque matériau utilisé une première fois, est imprégné d’une histoire, de son environnement. Les réutiliser permet de se reconnecter à une source. Nicolas Michelin considère quant à lui tous les contextes du site d’un projet tels le contexte économique, le contexte environnemental, historique, culturel, politique et sociale. Cette considération globale est définie - 84 -


comme l’ultra-contextualisation313. Delphine Blanc décide de s’interroger d’abord sur l’utilité de construire sur le site du projet, en prenant comme critère principal l’environnement. En requestionnant leur manière d’habiter, les êtres humains peuvent se ré-enraciner dans la terre et bâtir des habitations qui transparaissent comme tel : « bâtir [c’est] édifier des lieux, qui ”ménagent” une place au Quadriparti »314. L’acte de bâtir est aussi un ménagement de l’environnement. Heidegger et les quatre architectes soulèvent le souhait de bâtir « pour ». La résilience d’une construction dépend, entre autres, de l’attention portée aux êtres humains en tant qu’habitants, à différencier du sur-mesure à outrance pour l’habitant. Toutefois pour répondre à cette volonté d’enracinement des individus dans le sol, le bâtir sur-mesure pour l’environnement serait-il une réponse durable ? Les êtres humains n’« habitent » pas nécessairement en ménageant le sol car ils ne se sentent pas responsables de la terre. Au sens d’Heidegger, ils n’« habitent » pas la Terre car ils ne la ménagent pas. D’autre part il y a une discordance entre la définition des notions utilisées pour la protection de l’environnement, et l’utilisation de ces notions. Leur utilisation s’appuie sur des définitions vagues ou sur des termes qui ont perdu leur sens dans leur usage abusif. Les architectes interrogés reprennent inconsciemment l’étude de l’étymologie et de la définition des termes de Heidegger car elle leur permet de mettre en perspective le questionnement de l’architecte contemporain qui souhaite recréer un lien entre les individus et le sol. L’utilisation des termes à évoluer selon les époques, ainsi revenir à leur sens étroit permet de donner un nouvel éclairage à l’habiter contemporain. La racine est la source, le principe, la base d’un mot315. En revenant aux racines des mots, les êtres humains s’enracinent forcément. Ils retrouvent une base et donc du sens : ils se ré-enracinent. Les propositions étudiées suggèrent aux êtres humains d’avancer autrement avec le progrès. Martin Heidegger loue les bienfaits et l’intelligence de la maison paysanne de la Forêt Noire316, forêt dans le sud-ouest de l’Allemagne, sans pour autant dire qu’il faille revenir à ce type de construction. Günther Anders fait aussi référence à leur manière d’habiter beaucoup plus

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ANMA, http://www.anma.fr/, consulté le 18 novembre 2018. HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, page 189. 315 Centre National de Ressources de Ressources Textuelles et Lexicales, recherche de l’étymologie du terme « racine », http://www.cnrtl.fr/definition/racine, consulté le 25 janvier 2019. 316 HEIDEGGER Martin (1958), “Bâtir, Habiter, Penser” dans Essais et Conférences, Gallimard, pages 192. 314

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proche de la terre, néanmoins il précise qu’il ne souhaite pas un retour en arrière de la société pour ménager l’environnement : « je ne suis pas un fou de croire que l’évolution technique pourrait être empêchée, ou que les problèmes du monde d’aujourd’hui pourraient être résolus en plantant des radis ou en mangeant des épinards »317. De la même manière, Nicola Delon revoit la vision de l’agriculture qu’a la société et lui propose une agriculture urbaine par exemple : « revenir à des techniques qui respectent plus l’environnement ne veut pas forcément dire revenir à un état antérieur de l’évolution mais simplement « progresser autrement », comme l’exprime Paul Virilio dans l’exposition Terre Natale, Ailleurs commence Ici318. Une évolution dans les discours sur la question de l’habiter est observé depuis le mouvement moderne : cette évolution se perçoit-elle par une modification dans les projets architecturaux ?

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ANDERS Günther (2002), L’obsolescence de l’homme Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Ivrea, page 16. 318 DEPARDON R., VIRILO P. (2008), Terre Natale, Ailleurs commence ici, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, page 24.

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« Il y a d’un côté ceux qui annoncent la fin de notre civilisation et, à l’extrême opposé, ceux qui ont choisi d’être dans le déni et proposent de continuer à faire comme d’habitude. Entre les deux, la communauté scientifique internationale compétente s’accorde à dire que l’activité humaine impacte fortement l’équilibre de la planète. Si nous sommes capables de dérégler les équilibres terrestres […], peut-être sommes-nous à même de participer à les rétablir ?

» Augustin ROSENSTIEHL Capital Agricole : Chantiers pour une ville cultivée, Pavillon de l’Arsenal, 2018, page 7.

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