Extrait les Nouveaux Mondes

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Nouveaux mondes Du 23 mai au 21 septembre 2015 Musée de Boulogne-sur-Mer

Edition Musée de Boulogne-sur-Mer

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Le Mot du Maire

Boulogne-sur-Mer, ville portuaire, a toujours été tournée vers la mer et le lointain, il est tout naturel alors que son musée ait été constitué grâce aux dons des explorateurs qui ont parcouru le monde. D’Alphonse Pinart, en Alaska, à Dupetit-Thouars, en Océanie, en passant par des marins plus modestes comme le boulonnais Ledoux, matelot de 3ème catégorie, tous ont eu à cœur d’enrichir ce musée. La chance de Boulogne-sur-Mer fut également d’avoir vu naitre des personnalités d’exception qui ont toujours œuvré à la renommée de leur ville natale. Ainsi, Ernest Hamy, premier directeur du Musée du Trocadéro va-t-il inciter les marins et collectionneurs à faire don de leurs collections au Musée municipal de Boulogne, tandis que l’Amiral de Rosamel qui fut ministre de la Marine met en œuvre de 1836 à 1839, les expéditions autour du monde de Laplace, Dupetit-Thouars et Dumont d’Urville.

L’exposition Nouveaux mondes, présentée aujourd’hui, nous replonge dans l’épopée de ces expéditions maritimes des XVIIIe et XIXe siècles. En suivant les traces de ces marins intrépides, nous partons à la découverte de ces mondes alors inconnus, de leurs cultures et leurs croyances. Grace à la générosité de dix-neuf institutions culturelles, musées nationaux, municipaux et collectionneurs privés, l’exposition présente un ensemble de plus de 130 objets, dessins, manuscrits, ouvrages, qui nous interroge sur les enjeux politiques, commerciaux et scientifiques de ces expéditions et nous invite à un riche voyage autour du monde !

Frédéric Cuvillier Député-Maire de Boulogne-sur-Mer

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Nouveaux mondes Musée de Boulogne-sur-Mer 23 mai – 21 septembre 2015 Commissaires d’exposition : Céline Ramio, Gaëlle Etesse Régie : Gaëlle Etesse Equipe technique : Stéphane Delpierre, Francis Donval, Philippe Girot Administration : Francine Debrabant, Valérie Macaire Médiation : Sabine Chaillet, Nicole Soubité, Alexandra Gambart, Rosemary Charton Assurance : Gras Savoye Transports : TLC Remerciements : Que toutes les personnes qui ont apporté leur contribution ou leur soutien à cette exposition et à ce catalogue trouvent ici l’expression de nos plus chaleureux remerciements : Bibliothèque municipale, Boulogne-sur- Mer - Karine Jay, Directrice Muséum Emmanuel Liais, Cherbourg- Octeville - Louise Le Gall, Conservatrice Château-musée, Dieppe - Pierre Ickowicz, Conservateur en chef Musée des beaux-arts, Dunkerque - Aude Cordonnier, Conservateur en chef Musée du Nouveau Monde, La Rochelle - Annick Notter, Conservatrice en chef

Muséum d’histoire naturelle, La Rochelle - Elise Patole-Edoumba, Conservatrice Musée d’histoire naturelle, Lille - Judith Pargamin, Directrice Galerie Meyer-Oceanic Art, Paris - Antony Meyer Musée du Quai Branly, Paris - Stéphane Martin, Président Musée National de la Marine, Paris - Contre-Amiral Loïc Finaz, Directeur Muséum National d’Histoire Naturelle, Paris - Thomas Grenon, Directeur Général Musée des Beaux-arts, Quimper - Guilaume Ambroise, Directeur Médiathèque, Rochefort - Olivier Desgranges, Conservateur Musée d’art et d’histoire, Rochefort - Claude Stefani, Conservateur Musée Flaubert et d’histoire de la médecine, Rouen Arlette Dubois, Directrice Cité de la Céramique, Sèvres - Romane Sarfati, Directrice Générale Musée de l’Hôtel Sandelin, Saint Omer - Marie-Lys Marguerite, Directrice Service Historique de la Défense, Vincennes - Vincent Leroi, Chef du Service Hélène Guiot, ethno-archéologue, spécialiste de l’Océanie Ainsi que les prêteurs qui ont préféré garder l’anonymat.

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Sommaire 3

Mot du maire Frédéric Cuvillier Député-Maire de Boulogne-sur-Mer

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Les expéditions de circumnavigation françaises des XVIIIe et XIXe siècles Céline Ramio La découverte de l’Autre : regards croisés Gaëlle Etesse

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Catalogue des œuvres

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Biographies

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Bibliographie

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Félix Delamarche, Didier de Vaugondy, Globe terrestre, Paris, 1821, Bois, papier. Musée du Nouveau Monde de La Rochelle, Inv. MNM.1987.1.1.2 © Max Roy 6

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Céline Ramio

Les expéditions de circumnavigation françaises des XVIIIe et XIXe siècles En 1520, Magellan est le premier Européen à traverser l’océan Pacifique et à réaliser une circumnavigation. Depuis un siècle, le Portugal domine les conquêtes maritimes. Avec l’Espagne, ils se partagent les nouveaux mondes. Cependant, le globe demeure encore mal connu, on ignore sa forme, son étendue. On suppose, depuis Ptolémée au IIe siècle, l’existence d’un large continent placé aux antipodes et qui regorgerait de ressources, la « Terra Australis Incognita ». Mais, jusqu’à Magellan, aucun Européen n’avait pu traverser le grand océan, qu’il nomme Pacifique. Après la Chine avec Marco Polo, l’Amérique avec Christophe Colomb et l’Inde avec Vasco de Gama, l’Europe peut se lancer à la conquête de nouvelles terres et à la recherche de nouvelles routes commerciales. A leur tour, les Anglais et les Hollandais se lancent dans l’aventure. Francis Drake, parti à la recherche du continent austral, remonte jusqu’au nord-ouest du continent américain, tandis que les Néerlandais prennent le monopole du commerce des épices en Indonésie et que le navire le Horn contourne pour la première fois l’Amérique par le cap qui prendra son nom. Il faudra attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour que la France prenne réellement part à l’exploration maritime, poussée par les courants de pensée philosophique et les institutions scientifiques. Buffon, Rousseau, Charles de Brosses relancent ainsi les questions sur les terres australes et sur les habitants étranges de ces contrées lointaines. « C’est dans les îles de cette mer que les voyageurs nous assurent avoir vu des hommes sauvages, des hommes velus, portant des queues, une espèce mitoyenne entre le singe et nous ». Moreau de Maupertuis, 1756 Des évolutions techniques au service de la navigation Outre ce mouvement encyclopédiste qui poussa les hommes à explorer le monde, le développement des voyages de circumnavigation a été favorisé par les innovations techniques dont la Marine a pu bénéficier. Les expériences des siècles passés ont permis d’améliorer petit à petit la structure des navires et de leurs systèmes de propulsion. De plus, à partir du milieu du XVIIe siècle, la fabrication des navires évolue, passant de la transmission orale d’un savoir empirique hérité d’un maître constructeur, à un enseignement selon des règles établies et des méthodes précises à base de plans, dessins et calculs. L’école du génie maritime de Paris est officiellement créée en 1765, tournant définitivement une page dans l’art de la construction navale. 7

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A partir de 1750, on commence, d’abord en Angleterre puis à la fin du siècle en France, à renforcer la coque des bateaux par l’apposition de plaques de cuivre. On remplace également le lest de pierre et de sable par du fer ou du plomb qui offrent une meilleure stabilité au bateau et ont l’avantage de pouvoir servir de monnaie d’échange avec les populations rencontrées.

Parallèlement, les techniques de navigation se perfectionnent et des recherches sont menées afin d’améliorer le problème majeur des navigateurs qu’est le calcul de la longitude. En effet, si le calcul de la latitude est maîtrisé depuis longtemps grâce à l’octant puis au sextant, il n’en est pas de même avec la longitude. Ainsi ce calcul qui permet d’établir la distance parcourue demeure très approximatif faute d’instrument précis de mesure du temps. Le sablier ne peut convenir pour des voyages aussi lointains et il devient urgent de mettre au point un système plus précis car cette impossibilité d’établir avec précision la longitude entraîne de grandes erreurs dans les cartes marines où la localisation des terres découvertes peut varier de plusieurs centaines de lieues. De premières recherches aboutissent à une méthode utilisant le calcul par les distances lunaires. Ce procédé est utilisé par Bougainville lors de son voyage autour du monde, mais il demande des calculs longs et complexes peu compatibles avec les exigences d’un tel voyage. Les savants cherchent donc à perfectionner les horloges et à les adapter aux contraintes maritimes. John Harrison le premier met au point un chronomètre métallique en 1761 dont la variation n’excède pas 9 secondes au bout de 2 mois de navigation et que James Cook peut expérimenter lors de son second 8

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voyage. Leroy en France et Berthoud en Suisse perfectionnent le système qui devient l’instrument indispensable aux navigateurs, et sert notamment au voyage de La Pérouse. « Il me suffira de vous dire que la combinaison de nos deux moyens, les observations de distances [lunaires] et les horloges marines, a complètement résolu le problème : nous avons constamment navigué avec moins d’erreur de longitude qu’on en avait en latitude il y a 10 ans lorsqu’on observait avec des octants en bois ». Lettre de La Pérouse à Fleurieu, le 8 février 1788 Enfin et surtout, les voyages de navigation organisés après le milieu du XVIIIe siècle bénéficient d’une préparation plus adaptée aux contraintes rencontrées. Bougainville qui se voit confier deux bateaux totalement différents, une frégate neuve, la Boudeuse, bateau rapide taillé pour le combat ; et un ancien navire marchand, l’Etoile, prévu pour le transport de charges mais beaucoup plus lent et difficile à manœuvrer, s’en plaindra à maintes reprises. La Pérouse tirant les enseignements de cette erreur lors de la préparation de son voyage, peut quant à lui bénéficier de deux vaisseaux presque semblables que l’on choisit spacieux afin d’assurer une meilleure autonomie et une plus grande capacité de stockage pour les collectes, et que l’on équipe mieux pour un voyage au long cours. Les dates de départ et de retour sont également mieux programmées, les chargements plus adaptés et les instructions plus précises. Les conditions de vie à bord C’est également au XVIIIe siècle que l’on cherche à améliorer les conditions de vie à bord des navires afin de limiter les pertes humaines. Bon nombre de maladies se développent lors des longues traversées et déciment les équipages. Elles sont essentiellement dues à un manque d’hygiène et aux mauvaises conditions de vie à bord. En effet, les règles élémentaires d’hygiène ne sont pas toujours applicables, notamment en période de rationnement en eau. De plus, la plupart du temps, seul le commandant dispose d’une cabine particulière, et l’équipage s’entasse dans l’entrepont qui ne bénéficie d’une aération qu’à partir de 1750. Le pont quant à lui est encombré par tous les animaux vivants embarqués comme réserve de viande fraîche : bœufs, vaches, moutons, volailles, chèvres. « Le biscuit était envahi par des myriades de larves et d’insectes. Les galettes, perforées et traversées dans tous les sens tombaient en poussière dès qu’on les touchait […] Les cancrelats s’étaient multipliés avec une telle fécondité que les corvettes en furent infestées en très peu de temps » Jurien de La Gravière, « Souvenir d’un amiral », voyage de d’Entrecasteaux Ainsi, les équipages peuvent souffrir du typhus transmis par le pou corporel ou la puce, de la peste bubonique transmise par le rat, ou encore de la gale, mais également de 9

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la dysenterie et du scorbut qui feront tant de ravages et dont la contamination provient d’aliments souillés ou d’eaux polluées. Les marins peuvent également souffrir de maladies pulmonaires en raison de l’humidité ambiante, mais aussi de maladies tropicales comme le paludisme ou la fièvre jaune, ainsi que de maladies vénériennes contractées lors des escales, le pion, la syphilis, la blennorragie ou le chancre. Toutes ces questions amènent dès 1704 à la création de la première école de médecine et de chirurgie navale à Rochefort. Les premiers traités théoriques apparaissent au milieu du siècle. Cependant, les « fièvres des vaisseaux » restent longtemps difficiles à comprendre et à contrer pour la médecine, à l’instar du scorbut dont on pensa longtemps que l’origine venait de l’humidité ambiante et qui ne put être traité que lorsque l’on comprit qu’il était causé par un manque d’aliments frais. Les médecins cherchent alors à trouver des solutions adaptées aux différents problèmes, tel celui de la conservation des aliments et de la boisson. Ainsi, dès le XVIIe siècle on tente de mettre au point un appareil capable de distiller l’eau de mer, car l’eau conservée en barrique se corrompt rapidement et devient impropre à la consommation. Le médecin Pierre Poissonnier invente la cucurbite en 1760. Elle permet de rendre l’eau de mer potable et est utilisée par Bougainville lors de son voyage, cependant elle est très fragile et consomme une grande quantité de bois. Il fallut attendre le début du XIXe siècle pour que les marins puissent conserver leurs aliments et boissons dans des conserves. Jusque-là, il était essentiel de renouveler l’eau en cours de route, en trouvant des aiguades ; mais également de renouveler la viande fraîche et le stock de bois. Si beaucoup d’expéditions se révélèrent particulièrement meurtrières, celle de Bougainville ne compta que sept décès, chiffre relativement bas pour l’époque. De même, l’expédition de La Pérouse, bien que tragique, ne compta aucune mort due à une maladie grâce aux soins qui furent apportés à la préparation des vivres. Il faudra cependant attendre le voyage de Duperrey en 1822 pour qu’une circumnavigation française se fasse sans perte humaine. Les collectes scientifiques Sous l’influence du mouvement encyclopédiste, les expéditions scientifiques ont pour mission d’étudier les terres découvertes de la manière la plus complète possible et de rapporter un maximum d’échantillons des trois règnes, animal, végétal et minéral, utiles à l’avancée des sciences ainsi que « toute chose susceptible d’éclairer sur le degré d’intelligence et d’avancement des sauvages ». Sur le plan botanique, l’enjeu est primordial. Il est demandé aux navigateurs de rapporter des végétaux qui pourraient être utiles à la France tant du point de vue médicinal que pour 10

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résoudre les problèmes des famines qui sévissent en Europe. De même, l’acclimatation des épices offre de grandes perspectives économiques en rompant le monopole des Pays Bas, ce que Pierre Poivre réussira à accomplir en 1772 en acclimatant le poivrier sur l’île de France (île Maurice). Le transport de ces spécimens va s’avérer complexe. En effet, il s’agit de maintenir des plantes vivantes durant de longs trajets en mer à la merci de l’eau salée, de la chaleur et de la sécheresse. Des instructions et techniques de transport sont données très tôt, et dès 1752, Duhamel de Monceau, membre de l’Académie des sciences, publie un avis pour le transport en mer des plantes et semences, afin qu’elles arrivent en bon état dans l’un des jardins botaniques de port créés spécifiquement pour acclimater les spécimens avant de les expédier à Paris. La collecte d’objets est réalisée par les scientifiques mais les marins s’y adonnent également. Cependant, les escales sont généralement brèves, peu profondes dans les terres et les contacts avec les autochtones pas toujours amicaux. La plupart des objets collectés relèvent ainsi soit du hasard soit d’échanges utilitaires ou protocolaires. Les navigateurs reçoivent donc ce que les autochtones acceptent de leur donner, à savoir essentiellement des armes et des objets usuels facilement remplaçables. En prévision de ces trocs, les expéditions emportaient dans leurs cales des objets pouvant servir de monnaie d’échange, clous, miroirs, étoffes, perles de verre ; objets de peu de valeur mais utiles, esthétiques ou dont la matière était inconnue des insulaires, comme le fer. Cependant, ces objets de troc étaient avant tout destinés à obtenir des produits de première nécessité, et beaucoup d’objets reçus en échange servirent à leur tour de monnaie d’échange avec d’autres populations. Les navires transportaient également des animaux et graines destinés à être donnés aux « naturels » dans le but de leur venir en aide et de leur enseigner l’agriculture. Louis XVI recommande ainsi à La Pérouse d’améliorer les conditions de vie des peuples rencontrés « en procurant à leur pays les légumes, les fruits et les arbres utiles d’Europe ; en leur enseignant la manière de les semer et de les cultiver ; en leur faisant connaître l’usage qu’ils doivent faire de ces présents, dont l’objet est de multiplier sur leur sol, les productions nécessaires à des peuples qui tirent presque toute leur nourriture de la terre ». Il n’anticipe pas à l’époque l’impact que ces introductions aura sur l’écosystème local et le style de vie des autochtones. La collecte ethnographique va s’amplifier et se spécialiser au fil des expéditions, grâce notamment à la création du Musée de la Marine et d’Ethnographie du Louvre créé à Paris en 1827. Dès 1824, le Ministère de la Marine publie des instructions précises sur la manière d’effectuer les collectes d’objets d’histoire naturelle et de les conserver à bord avant de les envoyer au Muséum. Le Musée de Boulogne-sur-Mer publiera également en 1828 de telles instructions à destination de « MM. les voyageurs et capitaines de navires, qui, dans leurs 11

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courses lointaines, trouvent l’occasion de se procurer beaucoup de pièces précieuses » dans le but d’enrichir ses collections. Le type de collecte va également évoluer afin de répondre à une demande spécifique. On passe de l’échantillon de curiosité à de vastes collectes panoramiques puis à une collecte plus ponctuelle privilégiant certaines catégories d’objets. Cependant, elles sont souvent réalisées sans réelle compréhension du contexte social et rituel dans lequel les objets ont été créés et il faudra attendre de nombreuses années avant que les objets ethnographiques ne soient plus appréhendés de la même manière que les spécimens d’histoire naturelle. Des expéditions au service de la science Les visées scientifiques des expéditions de circumnavigation demandent des connaissances très spécifiques qui vont amener marins et scientifiques à collaborer. Bougainville, le premier, va mettre en application les recommandations de l’Académie des Sciences qui préconise : « Dans les grandes navigations, l’on tâchera d’envoyer exprès des personnes intelligentes pour remarquer tout ce qu’il y aura de curieux dans les terres nouvelles, tant dans les métaux, les animaux et les plantes que dans les inventions des arts ». Feront ainsi partie de son voyage, un ingénieur cartographe, Routier de Romanville, un médecin naturaliste, Philibert Commerson, et un astronome, Véron. A partir de là et jusqu’en 1815, la Marine embarque plusieurs scientifiques lors des grands voyages de découverte. Ce ne sont pas moins de quinze civils qui appareilleront sur l’Astrolabe et la Boussole de La Pérouse, un ingénieur, un géographe, deux astronomes, un physicien minéralogiste, un physicien aumônier, trois dessinateurs, un jardinier botaniste, un horloger, un médecin botaniste, deux naturalistes et un interprète. La présence de ces différents spécialistes permet d’effectuer des tâches diverses qui se complètent. Pendant que les naturalistes, minéralogistes et botanistes étudient la faune et la flore, prélèvent des échantillons et effectuent des relevés, les physiciens, astronomes et horlogers travaillent au progrès de la navigation, tandis que les artistes qui viennent compléter les équipes sont chargés d’illustrer ces découvertes à travers des vues de paysages, des études d’animaux ou de plantes ou même les représentations de portraits, coutumes et habitats des cultures rencontrées. Les publications a posteriori des récits de voyage et des différents atlas de ces expéditions vont contribuer à la diffusion des connaissances acquises et faire progresser certaines disciplines scientifiques telles l’histoire naturelle, la médecine, la géographie ou encore l’archéologie grâce à l’archéologie comparée. De nouvelles disciplines comme l’ethnologie et l’anthropologie se développent également, plaçant le sauvage dans une histoire universelle de l’homme, où il représenterait le premier stade d’une évolution aboutissant à l’état civilisé incarné par les Européens de ce siècle des Lumières. Cependant, la présence de civils à bord des navires va souvent entrainer des conflits avec 12

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l’équipage. Extérieurs à la hiérarchie militaire et étrangers au monde marin, les objectifs des scientifiques s’avèrent souvent difficiles à concilier avec ceux des officiers. Ainsi, le stockage des spécimens collectés par les naturalistes va souvent poser problème, faisant dire au second de d’Entrecasteaux qu’il se refuse « à laisser convertir en musée et en laboratoire le logement dans lequel les officiers prennent leur repas ». De plus, de nombreuses divergences idéologistes vont se faire sentir entre les deux corps de métiers, notamment sur la vision rousseauiste adoptée par beaucoup de scientifiques qui idéalisent le bon sauvage tandis que la plupart des marins, plus réalistes relativisent ces théories. « Je suis cent fois plus en colère contre les philosophes qui les vantent que contre eux. Lamanon, qui en a été massacré, disait la veille que ces hommes valaient mieux que nous » Lettre de La Pérouse à Fleurieu, 7 février 1788 Ces divergences seront portées à leur apogée lors de l’expédition de d’Entrecasteaux où royalistes et révolutionnaires s’opposèrent violemment. Ainsi à partir de l’expédition de Freycinet, seuls des marins embarqueront pour les grands voyages de découvertes, les officiers étant recrutés en fonction de leurs connaissances dans les différentes disciplines. Des enjeux multiples Placés sous le signe de l’avancée scientifique, les grands voyages de circumnavigation révèlent cependant des enjeux plus complexes et multiples. En effet, lorsque Bougainville propose son expédition au Roi, la France sort tout juste de la Guerre de Sept Ans et vient de perdre le Canada et la Louisiane. De plus, les Anglais ont déjà réalisé des circumnavigations, les Espagnols dominent les Amériques tandis que les Hollandais ont le monopole du commerce des épices en Indonésie. Il importe alors à l’Etat français de ne pas se laisser distancer dans la course à la domination des mers. Dans ses instructions, et comme ce sera le cas pour la plupart des circumnavigations qui vont suivre, Bougainville se voit confier plusieurs objectifs, à la fois scientifiques, politiques et commerciaux. Sa première mission consiste à remettre aux autorités espagnoles les îles Malouines où il avait tenté, quelques années plus tôt, de créer un comptoir en dépit du traité d’Utrecht qui reconnaissait à l’Espagne la possession exclusive des Amériques et des iles adjacentes. Bougainville doit ensuite partir à la découverte de nouvelles contrées à coloniser ; trouver une nouvelle route vers la Chine afin de développer le commerce avec ce pays ; et rapporter des plants d’épices qui pourraient être acclimatés sur l’île de France (actuelle île Maurice) afin d’en développer la culture. En dehors de la restitution des Malouines, Bougainville ne parvint pas à atteindre ces différents objectifs. Le voyage de La Pérouse, mieux conçu et à l’initiative même de Louis XVI, se veut encore plus ambitieux. Les objectifs sont à nouveau multiples. Sur le plan géographique et scientifique, le Roi demande à la Pérouse de poursuivre et compléter les explorations menées par l’anglais James Cook, et notamment de trouver le continent austral tant recherché et dont 13

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Cook venait de prouver l’inexistence. Sur le plan politique et commercial, La Pérouse doit recueillir le maximum de renseignements sur les agissements des autres pays européens dans les contrées visitées et trouver des emplacements où pourraient être ouverts des comptoirs commerciaux. « En général, dans toutes les îles, dans tous les ports des continents occupés ou fréquentés par les Européens où il abordera, il fera, avec prudence et autant que les circonstances et la durée de ses séjours le lui permettront, toutes les recherches qui pourront le mettre en état de faire connaitre avec quelques détails la nature et l’étendue du commerce de chaque nation, les forces de terre et de mer que chacune y entretient, les relations d’intérêt et d’amitié qui peuvent exister entre chacune d’elles et les chefs et naturels du pays où elles ont des établissements et généralement tout ce qui peut intéresser la politique et le commerce. » Instructions de Louis XVI à La Pérouse Les instructions à La Pérouse contiennent également un chapitre entier consacré à « la conduite à tenir avec les naturels dans les pays où les deux frégates aborderont » qui reflète bien la vision rousseauiste de l’époque. On lui demande notamment d’éviter tout incident et violences inutiles, d’agir avec douceur et humanité, et de se préoccuper d’améliorer les conditions de vie des autochtones en leur procurant des graines et en leur enseignant l’agriculture. Il faudra attendre le second voyage de Dumont d’Urville en 1837 pour que la priorité soit donnée aux visées scientifiques par rapport aux préoccupations commerciales. C’est le commandant lui-même qui est à l’origine de ce projet, soutenu par Louis-Philippe qui impose également que l’expédition fasse une incursion dans l’Antarctique, continent encore méconnu et où aucun français n’avait jusque-là pénétré. Les préoccupations commerciales ne sont cependant pas totalement absentes, et il lui est demandé de trouver de nouveaux terrains de chasse pour les baleiniers. De ce voyage sera rapporté le plus grand nombre d’objets collectés en une seule expédition et une masse importante de nouvelles informations géographiques, valant à Dumont d’Urville la récompense de la découverte la plus importante en géographie décernée par la Société de Géographie en 1841 pour sa découverte de la Terre Adélie et ses différentes explorations.

C’est avec ce second voyage de Dumont d’Urville que s’achèvent les grands voyages de découvertes organisées par la Marine Royale. Si les campagnes lointaines se poursuivent, la France affirme d’avantage sa présence dans les Continents extra-européens par la mise en place de stations navales permanentes et les enjeux scientifiques cèdent la place au colonialisme. De plus, à partir du Second Empire, les voyages d’exploration commencent à viser d’avantage l’intérieur des terres qui demeurent encore très méconnues, notamment 14

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par les remontées des grands fleuves comme le Congo, le Mékong ou encore l’Amazone. Au final, la participation de la France aux grandes découvertes géographiques est assez limitée en raison notamment du retard avec lequel elle s’est lancée dans l’aventure. Peu de lieux ont été découverts directement par les navigateurs français mais ceux-ci ont tout de même participé à la connaissance du monde et à l’avancée des sciences. Cependant, si les expéditions menées au cours du XVIIIe et XIXe siècle ont permis de développer les connaissances géographiques et scientifiques sur les pays visités et d’y établir des relations diplomatiques et commerciales, les enjeux se révélèrent souvent beaucoup trop ambitieux pour être menés à bien.

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Gaëlle Etesse

La découverte de l’Autre : regards croisés Les grands voyages de circumnavigation entrainent la découverte de terres nouvelles, et si la rencontre avec les habitants n’est pas l’objectif principal, elle est toutefois inévitable. En effet, les voyageurs vont faire connaissance avec des hommes différents d’eux-mêmes, dont ils ne comprennent pas la langue et ayant des mœurs et des pratiques différentes, parmi lesquelles certaines vont fasciner et d’autres profondément choquer les esprits européens. Les récits de voyages témoignent du regard porté sur l’Autre, des premières impressions ressenties par les voyageurs et desquelles découle un jugement positif ou négatif. Ces descriptions très souvent biaisées vont néanmoins être diffusées par les récits publiés au retour des voyageurs et faire naître tout un imaginaire européen. Parmi les stéréotypes les plus développés, et mis en avant par l’océaniste Roger Boulay, se trouvent ceux de la vahiné opposé à celui du cannibale. Les images du bon et du mauvais sauvage Dans les narrations de voyages, les termes de « naturel » et de « sauvage » sont fréquemment utilisés pour qualifier les habitants du Pacifique, mettant ainsi en avant leur aspect primitif et renvoyant à l’état naturel de l’homme prôné par Rousseau. Dans son récit de voyage, Bougainville donne des descriptions idylliques de la Polynésie, et notamment de Tahiti qu’il qualifie de Nouvelle-Cythère. Il dépeint une île paradisiaque où les habitants charmants et pacifiques s’adonnent aux plaisirs simples et à l’oisiveté. « Un indien couché sous un arbre nous a offert le gazon qui lui servait de siège, s’est penché vers nous et d’un air tendre, aux accords d’une flûte à trois trous dans laquelle une autre indien soufflait avec le nez, il nous a chanté lentement une chanson sans doute anacréontique : scène charmante et digne du pinceau de Boucher. » De par sa vision enchanteresse de Tahiti, Bougainville va fortement contribuer à mettre en place le stéréotype de la vahiné sensuelle et engageante, qui va perdurer jusqu’à aujourd’hui dans l’imaginaire européen, avec la publicité par exemple. Même s’il diffuse en Europe une image subjective de la Polynésie, Bougainville permettra en revanche de rétablir une certaine vérité, et de mettre fin à un mythe sur les habitants de la Patagonie considérés comme des géants depuis le voyage de Magellan. « Ces hommes sont d’une belle taille ; parmi ceux que nous avons vus, aucun n’était au-dessous de cinq pieds cinq à six pouces (1.65 - 1.68 m), ni au-dessus de cinq pieds neuf à dix pouces (1.75 - 1.78 m) (…) ce qui m’a paru gigantesque en eux, c’est leur énorme carrure, la grosseur de leur tête et l’épaisseur de leurs membres.» Journal des voyages et des aventures de Terre et de mer, n° 42, 28 avril 1878. Collection particulière

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Fourchette bulutoko dite « cannibale », Îles Fidji, Mélanésie, Océanie, XIXe siècle, Bois. Musée du Quai Branly, Paris, Inv. 71.1881.69.18 © musée du Quai Branly/ Photo Scala, Florence

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