PROCESS NATURALISTE Quelques exemples de designers contemporains face au vivant
Anneline Letard
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Anneline Letard Mémoire de fin d’études rédigé sous la direction de Felix Agid École des Beaux-Arts TALM, site Le Mans, 2014 -2015
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SOMMAIRE I – Les caractéristiques morphologiques du vivant comme modèle et ses influences sur le milieu
08 - 76
1 – De quel modèle parle-t-on ?
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2 – Les caractéristiques morphologiques du vivant
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3 – L’évolution de ce modèle du XIX siècle à aujourd’hui, en prenant Karl Blossfeldt comme pivot 16 - 21 e
4 – Un nouveau naturalisme ?
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5 – Des influences du vivant comme modèle, chez Ross Lovegrove et Benjamin Graindorge
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II – Les caractéristiques physiologiques du vivant comme outil et ses influences sur le milieu
1 – Qu’est-ce que la physiologie ?
80 - 81
2 – En quoi cela constitue un outil ?
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3 – Influence du vivant comme outil, à travers les travaux de Mathieu Lehanneur et Susana Soares
84 -120
III – Conclusion
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IV – Annexe
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V – Bibliographie VI – Table des matières
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REMERCIEMENTS Ce mémoire de Master est le résultat d’un travail de recherche et de réflexion menée depuis ma Licence en Design espace de la Cité aux Beaux-Arts du Mans. Pour le commencer, je souhaite adresser tous mes remerciements aux personnes qui m’ont apporté leur aide, leur soutien et qui ont ainsi contribué à l’élaboration de ce mémoire. Tout d’abord, j’aimerai remercier Monsieur Felix Agid, directeur de mémoire, pour son aide précieuse, ses conseils ainsi que pour le temps qu’ils m’a consacré. Je remercie également Monsieur Ronan Le Regent, Monsieur Claude Lothier et Madame Alice Gravay pour leurs aides et le temps qu’ils m’ont consacrés afin de contribuer à l’élaboration de ce mémoire. J’adresse mes sincères remerciements à l’équipe pédagogique et aux techniciens de l’école des Beaux-Arts du Mans qui, par leurs paroles, leurs conseils et leurs critiques, ont pu m’aider, à développer ma réflexion et mon travail. J’exprime ma gratitude aux personnes rencontrées lors de mes recherches et qui ont accepté de répondre à mes questions avec gentillesse, notamment les designers Benjamin Graindorge et Mathieu Lehanneur. Enfin, j’adresse mes plus sincères remerciements à ma famille et mes camarades de Master Design Espace de la cité qui m’ont aidé, soutenu et encouragé au cours de la réalisation de ce mémoire.
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Introduction Les éléments naturels que j’ai croisé dans la vie ont toujours été pour moi l’occasion de mettre en place une interaction entre mon observation et mon imagination. Ces éléments naturels sont, pour moi, une opportunité de générer une un grand nombre d’idées.
J’ai souhaité approfondir l’idée d’influence de l’analyse du vivant sur le processus de création dans le design et son impact sur le milieu des usagers.
Pour la rédaction de ce mémoire, j’ai cherché à comprendre mon attrait pour le vivant, attrait qui m’anime depuis de nombreuses années.
Quelles sont les influences des caractéristiques du vivant dans le processus de travail du designer?
J’ai pris conscience que cette relation avec les éléments naturels n’était pas liée au hasard. Lors de mes recherches, des souvenirs sont apparus. Ils se sont révélés être le point de départ de mon processus de création. Petite, sous un arbre dans la cour de l’école, je passai mon temps à observer la vie miniature des insectes, fascinée par ce qui semblait être presque invisible aux yeux de la plupart des personnes. Souvent ignorés par les uns, craints par les autres, ils devenaient à mes yeux les habitants et les utilisateurs des micros-structures que je leur bâtissais. Ce qui était pour moi une simple brindille, était pour eux un mur porteur. Chaque feuille, chaque branche qui se trouvait entre mes mains, se transformait alors en élément propice à la construction d’une minuscule cité dans laquelle évoluaient les insectes.
Dans ce mémoire je tente de répondre aux questions suivantes :
Quels sont les processus de travail développés entre les designers, les scientifiques et les nouveaux moyens de production? J’ai différencié dans ce travail de recherche deux processus de travail : Un premier processus qui s’inspire des caractéristiques morphologiques du vivant comme modèle. Puis un second qui utilise les caractéristiques physiologiques du vivant comme outil de création. L’étude de ces deux processus ainsi que celle sur les projets de quatre designers structurent ce mémoire, mémoire qui a pour but de comprendre ces démarches et interrogent ce qu’on pourrait appeler un nouveau naturalisme.
Ce mémoire est l’occasion de retranscrire et de permettre une évolution de ma démarche d’investigation réalisée durant mes années d’études à l’école des Beaux-Arts du Mans.
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Les caractéristiques morphologiques du vivant comme modèle naturel et ses influences sur le milieu Dans cette première partie je vais d’abord définir la notion de modèle sur un plan général et ensuite définir la notion de modèle « naturel ». Je décrirai également les caractéristiques morphologiques du vivant qui nous intéressent plus particulièrement dans cette étude, c’est-à-dire l’aspect visuel de la structure externe d’un animal ou d’un végétal. Je passerai ensuite à une étude sommaire de l’œuvre du photographe et artiste allemand Karl Blossfeldt qui nous a permis de comprendre une évolution du modèle dans son rapport à l’art depuis le XIXe siècle.
Photographie argentique « Pince de Homard », Jean PAINLEVÉ, 1929
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Enfin, je développerai les points de vue de quelques designers actuels dont les travaux semblent recouper la problématique exposée ici. Ces points de vue perpétuent la logique de production issue du XIXe siècle mais avec des objectifs franchement différents. Je montrerai que ces objectifs, qui permettent de lire certains enjeux du design contemporain, sont toujours influencés par l’étude morphologique du vivant et ses conséquences sur le milieu, c’est-à-dire sur l’espace de la cité, ou l’espace intérieur, par le biais d’un nouveau naturalisme.
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De quel modèle parle-t-on ?
« Modèle » est un mot polysémique complexe. Petit Larousse illustré (1995), Paris, Larousse (ouvrage classé d’après son titre).
Le dictionnaire Larousse nous offre deux acceptions : 1) Le modèle comme étant « Ce qui est donné pour servir de référence, de type » 2) Le modèle comme étant « ce qui est donné, ou choisit, pour être reproduit ».1
WIKIPEDIA - [en ligne] url : http :// fr.wikipedia.org/wiki/Mod%C3%A8le
Cette seconde définition peut être combinée avec l’approche du modèle « scientifique », qui définit le « modèle » comme « un objet réel dont on va chercher à donner une représentation, que l’on va chercher à imiter ». Cette signification immerge la pratique des scientifiques et celle des ingénieurs. Le modèle scientifique désigne aussi « les simulations, de nature prédictive ou diagnostique, souvent mises en œuvre par ordinateur »2 ; il est à la racine de connaissances nouvelles sur un objet et sur un milieu naturel et il est symptomatique pour certain d’un paradigme radical touchant les méthodes scientifiques d’étude de tous phénomènes naturels.3
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[consulté le 20 Octobre 2014]
VARENNE, Frank - « Le parti pris des choses computationnelles » - (p.96 - p.105) - dans Archilab, Naturaliser l’architecture – BRAYER, Marie-Ange – MIGAYROU, Frédéric - Éditions HYX – Orléans - 2013 296 p.
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Lithographies de Heackel, Ernst, Kunstformen der Natur, 1904
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Le modèle naturel se définit comme un élément réel donné ou choisi, dans tous les cas accessible par l’approche expérimentale ou empirique et dont on va établir une reproduction, une imitation des caractéristiques intrinsèques de cet élément. Le modèle est donc un élément qui se construit et nous permet de reconsidérer le milieu. C’est sous cet angle que nous ferons appel au modèle dans notre étude.
Lithographies de Heackel, Ernst, Kunstformen der Natur, 1904 Ernst Heinrich Philipp August HAECKEL est né à Potsdam le 16 février 1834. Il est mort à Iéna le 8 août 1919. C’était un biologiste et philosophe allemand. Il a fait connaître les théories de Charles Darwin en Allemagne et il a développé une théorie des origines de l’homme. Il a écrit Kunstformen der Natur en 1904, on peut y retrouver des lithographies illustratives de sciences naturelles.
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Les caractéristiques morphologiques du vivant :
GIBSON, James J. – « L’approche écologique de la perception visuelle » – Éditions DEHORS – Paris – 2014 – 528 p.
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MONJOU, Marc – « Écologie et Sémiotique (à propos des affordances de J.J. Gibson) » – dans Séminaire du CeReS, 6 juin 2005 – [en ligne] url : http ://marc.monjou. free.fr/MONJOU_CeReS_Ecologie_ et_Semiotique2005.pdf
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[consulté le 24 Novembre 2014]
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La morphologie est un terme conçu par Goethe en 1790, il provient du grec morphé - qui signifie forme, et du terme - logos qui signifie discours, parole et l’étude, la science.
Ce qui nous intéresse dans la morphologie, c’est la forme statique, figée dans un temps donné, arrêtée. Ce n’est pas la forme en évolution, en devenir, en action.
La morphologie est l’étude descriptive des formes, des aspects visuels et de la structure externe des animaux, des végétaux et des organismes vivants.
Si je prends l’exemple d’un insecte : ce qui m’intéresse, c’est de m’arrêter à l’exosquelette et d’analyser quelle est sa structure à l’arrêt.
La morphologie est donc une science qui touche la totalité des éléments visibles et saisissables du vivant. Les formes vivantes sont en constante évolution et en perpétuel mouvement : elles possèdent un devenir qui caractérise justement l’étude morphologique. Le vivant est imprégné de la notion de temps.
Mes questions sont donc : En quoi les caractéristiques morphologiques du vivant, à l’état figé, peuvent être un modèle pour les designers ? Comment ces caractéristiques peuvent influencer directement ou non le milieu dans lequel les individus évoluent ?
Nous pouvons dans notre étude faire appel à la triade du milieu définit par Gibson dans « Approche écologique de la perception visuelle »4, qui englobe l’environnement perceptif : milieu, substance, surfaces. Ces trois concepts ne peuvent être compris que les uns relativement aux autres à travers la formule suivante :
« Le milieu est séparé des substances de l’environnement par des surfaces » 5 Le temps et l’espace de la physique ne touchent pas l’environnement caractéristique où évoluent les formes du vivant. C’est dans ce sens que nous parlons de milieu naturel, c’est-à-dire le milieu ambiant dans lequel les interactions entre animaux ont lieu (formes de vie).
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L’évolution de ce modèle du XIXe siècle à aujourd’hui, en prenant Karl Blossfeldt comme pivot
« Ce n’est qu’en puisant à l’intarissable fontaine de jouvence de la nature, comme le font tous les peuples depuis la nuit des temps, que l’art peut être amené à trouver une force neuve… La beauté et la noblesse de la nature ont raison de la sécheresse qui caractérise souvent la création contemporaine. »6 Karl Blossfeldt
6BLOSSFELDT, Karl - « Urformen der Kunst, Wundergarten der Natur : das fotografische Werk in einem Band » – First édition – Allemagne – 1996 – 66 p.
Photographie de Karl BLOSSFELDT– url : http://backthen.tumblr.com/post/19780720633/ nigella-damascena-spinnenkopfkarl-blossfeldt [consulté le 13 Novembre 2014]
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La notion de modèle naturel à travers le travail de Karl Blossfeldt
Ces « modèles » du vivant et plus particulièrement les modèles morphologiques des végétaux ont été utilisés par l’artiste comme base de sa méthode dans le cadre de ses travaux en ferronnerie d’art. Ces modèles servaient à définir des motifs ornementaux, c’est-à-dire des éléments qui ornent, qui agrémentent un ensemble. On peut dire que le photographe, l’artiste procède en allant du modèle végétal au document photographique.
Présentation de son travail7 7AUGUSTE, Catherine – « Blossfeldt (1865/1932) un ouvrier des formes » - 2007 - [en ligne] url : http ://www.galerie-photo.com/ karl-blossfeldt-ornemaniste.html -
[consulté le 24 Octobre 2014]
Définition du végétal selon le Larousse : Être vivant généralement chlorophyllien et fixé au sol, doué d’une sensibilité et d’une mobilité extrêmement discrètes, capable de se nourrir principalement ou exclusivement de sels minéraux et de gaz carbonique, et dont les cellules sont habituellement limitées par des membranes squelettiques de nature cellulosique. - [en ligne] url : http :// www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/végétal_végétaux/81252
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[consulté le 25 Octobre 2014]
Photographie de Karl BLOSSFELDT– url : http://www. thegorgeousdaily.com/karlblossfeldt/
Le photographe allemand Karl Blossfeldt est l’un des représentants du mouvement de la Nouvelle Objectivité. Ce courant photographique est apparu en Allemagne dans les années 1920. Il succède et s’oppose à l’expressionnisme et se caractérise par sa volonté de représenter parfaitement le réel. Karl Blossfeldt a travaillé entre 1890 et 1900 à un inventaire des formes et des structures végétales8 en photographiant systématiquement les plantes. La précision des photographies et les niveaux de détails sont fondamentaux dans son approche. Les prises de vues se font avec une chambre photographique. Karl Blossfeldt utilisent 3 formats de négatifs : le 6x9, le 9x12 et le 13x18 cm. Les plantes sont prises sur un fond de carton neutre, blanc ou noir, pour bien marquer leurs contour. Elles sont fixées à l’aide d’un élément collant ou maintenues par des fils de fer pour contraindre la forme. Les négatifs sont à l’échelle 1/1 puis sont agrandis jusqu’à12 à 40 fois plus grands. Ils sont convertis ensuite en diapositives qui vont lui servir à l’enseignement du dessin et du modelage.
Ce document devient le modèle de ses ornements. Le photographe développe, un peu comme un botaniste, une méthodologie spécifique qui nous parait caractéristique : une recherche sur l’apparence extérieure du végétal et sur sa structure externe afin d’en utiliser certains aspects dans un contexte différent, en l’occurrence ici dans la ferronnerie, et dans l’ornementation. Têtes de clous réalisés pour décorer les fenêtres, les serrures, le mobilier, fer forgé XVIe au XVIIIe siècle – url : http://www.galerie-photo.com/karlblossfeldt-ornemaniste.html [consulté le 24 Octobre 2014]
Photographies florales de Karl Blossfeldt– url : http://www. galerie-photo.com/karl-blossfeldtornemaniste.html [consulté le 24 Octobre 2014]
[consulté le 13 Novembre 2014]
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L’approche de Karl Blossfeldt à l’égard du modèle naturel est-elle toujours possible aujourd’hui ?
Karl Blossfedt, utilise donc le modèle pour sa valeur « esthétique », ornementale et structurel. Ce qui anime le photographe allemand, comme plusieurs de ses camarades artistes de l’époque comme le photographe Albert Renger-Patzsch, c’est la conviction que l’apport de l’observation des éléments du vivant est essentiel pour la compréhension de la structure. C’est cet intérêt qui semble se remettre en place et influence le développement du design et de l’architecture. Karl Blossfeldt a un regard scrutateur qui cherche à dégager les structures constructives à partir de l’observation des végétaux. Certains designers et architecte, portent et on portaient un regard sur la morphologique du vivant, utilisent une méthodologie similaire, dont le but est d’observé le vivant afin de créer de l’ornementation et des structures. Ils partent d’un processus d’observation, puis vont vers une tentative de compréhension formelle, puis d’application dans un autre contexte, un autre milieu comme pouvaient le faire les designers du courant Arts Décoratifs. On peut prendre pour exemple l’architecte Victor Horta, membre majeur de l’Art Nouveau, qui s’inspiré de l’observation du monde végétal afin de créer des structures qui était elle même de l’ornementation.
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Des designers contemporains comme Ross Lovegrove ou encore Benjamin Graindorge tente d’approfondir cette réflexion. Ils s’inspirent du modèle naturel qu’ils étudient pour le transporter dans un contexte différent, mais l’objectif n’est pas strictement esthétique ou ornemental. Ce qui les différencie de Blossfeldt, comme nous le verrons plus en détail dans notre étude à travers nos exemples, est qu’ils usent du modèle pour ses qualités fonctionnelles et ergonomiques ou bien qu’ils en tirent des hypothèses nouvelles sur le plan symbolique et sur la portée émotionnelle de leur production. Autrement dit, au-delà de l’étude « ornementale » du modèle, ces designers s’attachent à manipuler et à « compléter » les objets qu’ils voient et étudient, en maximisant certaines qualités fonctionnelles et en projetant ces objets dans un nouvel univers singularisé. Le modèle naturel aujourd’hui transporte la forme, la fonction… et l’émotion. Photographie de Karl BLOSSFELDT– url : http://dig.henryart.org/ photography-and-video/ www/artist/karl-blossfeldt/ [consulté le 13 Novembre 2014]
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Un nouveau naturalisme ? Nous savons surtout par exemple depuis Colin Rowe que la « doxa » moderniste possédait de très fortes ambitions esthétiques et stylistiques, non pas fonctionnalistes, jusqu’à devenir parfois un néo-classicisme « moderne ». Colin Rowe, Mathématiques de la villa idéale, Éditions Parenthèses, Paris, 2014
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10 LAROUSSE – définition du milieu – [en ligne] url : http ://www. larousse.fr/dictionnaires/francais/ milieu/51429
[consulté le 20 Octobre 2014]
Le design des années 1930 tendait de façon plus ou moins consciente et plus ou moins dogmatique, à aborder la création sous l’angle purement fonctionnel9. Depuis les années 60 le design se confronte à une pensée qui contredit activement les objectifs des avant-gardes historiques et des années 1930. Dans les années 60 la révolution du design a globalement ouvert la porte à l’étude du milieu indépendamment des fonctions ou plus précisément le design s’est vu affecter la tâche de penser les objets au sein de milieux variés, de contextes variés. L’objet du design s’est déplacé des objets fonctionnels vers les modes de vie. Le design ne construit plus seulement des formes solides et matérielles, il s’attaque désormais aux comportements et aux lieux comme le milieu des émotions. Le milieu du design se définit désormais comme l’ensemble des objets, des modes de vie et des environnements qui interagissent avec l’individu10.
Quel nouveau naturalisme ? Dans la société moderne l’individu est confronté à un afflux important de propositions d’objets et de services dans son environnement et en même temps il souhaite des objets faisant partie intégrante de son milieu. De ce fait, le design aujourd’hui est un lieu où on réfléchit à la conception et à la production sans nécessairement prioriser sur sa fonctionnalité. Par ailleurs, les technologies actuelles comme l’impression 3D et les logiciels de modélisation, font évoluer les modes de production.
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Gilles Lipovetsky, résume assez bien ce changement de fond :
« Jusqu’ici, il y a eu tout un courant du design, héritier du Bauhaus, de type techniciste, porté par l’idée que c’était la dimension fonctionnelle du produit qu’il s’agissait de mettre en avant. Aujourd’hui, le consommateur ne veut plus simplement de l’utile : il veut rêver et se sentir bien. (…) On est dans le post-fonctionnalisme, qui intègre le vécu de l’usager, son ressenti dans la conception même du produit (…) Dans ce cadre, le rôle du designer s’en trouve profondément changé, et accru. Il doit croiser des expériences multiples, marier en permanence des exigences qui étaient auparavant distinctes : le fonctionnel, le poétique, le sensitif, le narratif, l’écologique. (…) Nos réflexions portent sur tous les aspects de cette hybridation artiste qui triomphe aujourd’hui et qui font, précisément, l’esthétisation hypermoderne du monde. (…). »11
LIPOVESTKY, Gilles « L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste » - 3 Juillet 2013 - [en ligne] url : http ://www.larevuedudesign. com/2013/07/03/esthetisation-dumonde-gallimard/
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[consulté le 29 Octobre 2014]
L’esthétisation hypermoderne du monde répond bien entendu à l’esthétique postmoderniste. Gilles Lipovestky nous dit qu’à travers un élargissement du champ du design, une hybridation caractérise ce champ. Cette hybridation définit-elle un nouveau naturalisme ? C’est ce que nous pensons et ce que nous allons tenter de démontrer.
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Si on étudie les ambitions typiques du Bauhaus à travers la doxa moderniste, le regard universaliste, géométrisant et disons le « ascétique », on a du mal y voir autre chose qu’un style. Ce qui caractérisait la nature technique et philosophique des ambitions du Bauhaus était la capacité de production de la société industrielle. La société post-industrielle, ou la troisième révolution industrielle, c’est-à-dire celle de l’informatique et de l’automatisation, a rendu caduque ces ambitions.
« Lorsqu’il est né en 1907 avec le mouvement du Werkbund en Allemagne, le design se proposait de rendre de nouveau globalement habitable le monde dévasté par l’industrialisation. Dans cette perspective, il mettait à la disposition du concepteur tous les instruments existants : l’industrie, mais aussi l’artisanat, les arts appliqués, la mode, la gastronomie, les parfums. C’est dans les années suivantes, durant la période d’industrialisation galopante (à partir du Bauhaus) que le design déclara une guerre sans pitié à tout ce qui n’était pas immédiatement industrialisable, se définissant comme une discipline qui transformait en produits de série tous les objets existants. »12 BRANZI, Andrea - « Une écologie de l’univers artificiel » - (p79 - p88) – dans Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité - BRANZI, Andrea - Éditions du Centre Pompidou Paris - 1992 – 143p.
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C’est dans cet esprit, celui du Bauhaus qu’Andrea Branzi, designer Italien contemporain, nous parle du modernisme comme d’une tentative de rattrapage. Le rattrapage de la culture sur la réalité : lorsque la culture et l’art ont tenté de rejoindre la société industrielle, ils l’ont fait grâce aux avant-gardes historiques et à une langue universelle, que l’on a appelé le style international.
Andrea BRANZI est né en 1938 à Florence. Il mène, depuis près de cinquante ans, une recherche et une diffusion du design qui impliquent de nouvelles relations entre l’homme, son milieu et les objets.
Aujourd’hui, comment peut-on parler de cette nouvelle tendance au naturalisme ? De ce nouveau naturalisme ? En rupture avec le courant du Bauhaus et du style international13
Portrait d’Andrea BRANZY url : http://carpentersworkshopgallery. com/en/Artists/Andrea-Branzi [consulté le 15 Novembre 2014]
Pour Andréa Branzi, cette tendance au naturalisme est celle de la post modernité c’est-à-dire à la fin de la société industrielle et au passage à une société post-industrielle.
WIKIPEDIA - [en ligne] url : http :// fr.wikipedia.org/wiki/Style_international
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Ce changement est donc en lien direct avec l’évolution des modes de production de la société moderne.
[consulté le 20 Octobre 2014]
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BRANZI, Andrea - « Une écologie de l’univers artificiel » – (p 79 - p 88) – dans Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité – BRANZI, Andrea – Éditions du Centre Pompidou - Paris – 1992 – 143p.
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« Dans les faits, une nouvelle alliance entre industrie et culture est en train de se réaliser – et d’envahir également le design -, dans laquelle le projet n’est plus appelé à collaborer de manière seulement formelle avec la culture industrielle, mais à élaborer aussi une interface naturelle entre l’homme et les nouvelles technologies. La culture crée de nouveaux espaces de production : espaces théoriques, narratifs, littéraires, les seuls dans lesquels l’industrie puisse encore se développer ; mais ces espaces sont naturellement en continuité avec l’homme et son imaginaire. »14 Dans cette phrase le designer Italien nous explique que le changement principal, le passage de la société industrielle à la société postindustrielle, est le rapprochement entre l’industrie et la culture. Cette liaison tend à se mettre en place dans différents domaines de la société et notamment dans le design, domaine qui nous intéresse ici. Ce changement marque la fin de la création purement fonctionnelle, industrielle et impersonnelle, il génère une relation presque naturelle entre les individus et les nouvelles technologies. C’est grâce à cette relation que les objets ne sont plus de simples éléments fonctionnels mais deviennent, à l’aide de l’industrie moderne, des éléments qui dialoguent avec les individus, à travers leurs milieux et leurs imaginaires. C’est en cela qu’on peut parler de nouveau naturalisme. Il y a la une volonté de prise en compte de la « nature », que ce soit celle de l’homme ou celle du vivant, comme une donnée presque indispensable au développement.
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« La manière dont fonctionne l’électronique engendre une crise de la rationalité et des instruments classiques et en développe d’autres, sensoriels et intuitifs. Si nous étudions le fonctionnement d’une montre mécanique, nous parvenons à comprendre, par le biais de l’œil, sa logique dynamique. »15 Cette relation entre culture et industrie nous amène à repenser les instruments dits « classiques » issus de la société industrielle et à en développer de nouveau prenant en compte la « nature » même de l’homme et ses ressentis. C’est en ce sens que les technologies actuelles se rapprochent de plus en plus à des tentatives de réponses à une notion vivante du besoin de l’individu.
« Cette simulation induit un phénomène de mimétisme : l’homme perçoit l’instrument électronique silencieux et immédiat comme un prolongement de son propre organisme, comme une réalité avec laquelle il peut dialoguer de manière quasi spontanée, en posant des questions et en obtenant, ce qui est très important, des réponses dans son propre langage. »16 Cette approche technologique plus vivante que mécanique amène l’individu à l’intégrer de façon plus naturelle, humaine. Les besoins de l’individu et les technologies tendent ainsi à se rapprocher de plus en plus.
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Le designer, Andrea Branzi nous montre bien que l’avènement de la société post industrielle et de ces nouvelles techniques de production nous engagent dans un nouveau naturalisme, moins mécanique qu’à l’époque moderniste. Comment le regard porté sur les caractéristiques du vivant, et l’apparition d’un nouveau naturalisme est-il lié aux nouveaux moyens de productions ?
« Il n’existe plus, aujourd’hui, de distance entre le monde naturel et le monde artificiel, car ce dernier est devenu une seconde nature. Alors quand je réunis nature, technique, industrie, artisanat, haute technologie et archétypes, tout me semble beaucoup plus clair. »17
Banc, de la collection « Animali Domestici » Edition Zabro 1985 Collection particulière © Ramazzotti e Stucchi - Studio Andrea Branzi, Milan (Italie) – url : http://branzibordeaux.fr/F/ index.php [consulté le 15 Novembre 2014]
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BRANZI, Andrea – « Les territoires de l’imaginaire » – (p25 - p34) – dans Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité – BRANZI, Andrea – Éditions du Centre Pompidou – Paris – 1992 – 143p.
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Maniérisme et nouveau naturalisme : la thèse de Migayrou En 2013, dans le catalogue d’exposition d’Archilab « Naturaliser l’architecture », Frédérique Migayrou, co-fondateur d’Archilab et critique d’art, annonce l’arrivée d’un nouveau naturalisme par l’usage nouveau des ordinateurs et des capacités de calcul. Il rapproche cette tendance, pour lui à l’origine d’une véritable nouvelle Physis et donc d’une nouvelle nature, de la période maniériste. Pour Migayrou la « naturalisation », qui est apparu lors de cette période a été mise à l’écart de l’histoire de l’art et de l’architecture, parce que ces disciplines évaluait surtout la modernité au regard d’une certaine forme de rationalité, absente des études sur des aberrations naturelles.
Couverture du livre « Naturaliser l’architecture » –BRAYER, MarieAnge – MIGAYROU, Frédéric – Éditions HYX – Orléans – 2013 – 296 p.
« L’idée que la nature puisse commettre des erreurs, qu’elle puisse dévier d’une normalité, de lois naturelles définies, induit le domaine ouvert d’une certaine autonomie, une nouvelle compréhension des relations de la forme et de la matière ou l’on retrouve par delà le néo-platonisme de la Renaissance certaines formulation aristotéliciennes. »18 Frédérique Migayrou nous éclaire ainsi sur l’importance d’une tendance Maniériste, (volonté réelle de découvrir et de comprendre le vivant et son développement, y compris les monstres) en la rapprochant de la période contemporaine et des processus de calcul et de simulation issu des ordinateurs, c’est ce qu’il appelle naturaliser l’architecture.
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« Le maniérisme se singularise par son attention permanente aux transformations des formes de la nature, à la dynamique de leurs mutations, ouvrant la voie d’une possible maîtrise des morphogénèses, fascination pour les transmutations des savoirs alchimiques, mais aussi pourles simulations mécaniques et l’automation »19
MIGAYROU, Frédéric « Naturaliser l’architecture » – (p38 -p59) – dans Archilab, Naturaliser l’architecture – BRAYER, Marie-Ange – MIGAYROU, Frédéric – Éditions HYX – Orléans – 2013 – 296 p. Dans le catalogue un texte de Franck Varenne « Le parti pris des choses computationnelle», nous permet de caractériser les processus de simulation
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En développant des connaissances à la base d’une compréhension de la morphogénèse, c’est-à-dire l’ensemble des lois qui déterminent la forme et la structure des organismes, la modernité possède selon Migayrou une origine qui est également maniériste au sens de cette nouvelle physis, et donc qui est n’est pas simplement « géométrique », « rationaliste », fonctionnaliste, en bref issue de la pensée des Lumières. Elle doit énormément aux formes de la nature et donc à ces « formes de la nature, à la dynamique de leurs mutations » D’une certaine manière, Migayrou nous dit que c’est à notre époque, de par l’usage des technologies numériques et de la computation, que cette relation au vivant réapparaît.
Fortunio LICETI – De monstrorum causis et differentis, Padoue, P.Frambotti – 1634.
C’est dans ce sens qu’un nouveau naturalisme se met en place, permettant d’allier les nouvelles technologies aux études des caractéristiques du vivant.
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Des influences du vivant comme modèle, chez Ross Lovegrove et Benjamin Graindorge Dans la société moderne les designers n’ont plus (uniquement) à penser à des produits purement fonctionnels, mais à comprendre les liens entre les hommes et leurs milieux, de manière pluridisciplinaire. Pour cela, le monde du vivant et plus particulièrement la morphologie issue du vivant est un modèle adapté qui à la fois apporte la fonctionnalité nécessaire au produit et suscite des émotions chez les utilisateurs. Les caractéristiques morphologiques du vivant, permettent aux designers d’aujourd’hui de repenser l’esthétique des objets qui nous entourent de manière, entre autres, à épurer, simplifier et repenser la forme. L’évolution du travail du designer consiste à intégrer dans ses projets l’accumulation des expériences quotidiennes d’un individu, mélangeant forme et imaginaire auquel l’objet le renvoie directement. Maintenant, pour comprendre le développement et la mutation de ces enjeux entre la fin du XIXe et notre époque, ainsi que l’apparition d’un nouveau naturalisme, confrontons les méthodes de travail de deux designers contemporains utilisant ce processus d’analyse des caractéristiques formelles comme modèle pour leurs projets, afin de les implanter dans le milieu.
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Ross Lovegrove: entre design et sciences Sa méthode de travail, que nous allons développer dans les études de cas, liée à sa curiosité pour les formes du vivant, lui permet de se rapprocher au plus près du processus de création naturelle et de l’appliquer dans sa démarche. Nous allons plus particulièrement étudier sa recherche, des mécanismes physiologiques et organiques et des formes directement liées, voir préalables aux nouvelles technologies. Ces formes qui vont être développées lors des études de cas. Le designer admet que l’observation et la compréhension des mécanismes du vivant n’est pas une nouveauté en comparant sa manière de travailler à celle de Léonard de Vinci. Tous deux étudient les modèles naturels qui attisent leur curiosité par le dessin et s’en servent comme recherches pour leurs projets.
Portrait de Ross LOVEGROVE – url : https://www.woont.com/en/ Designers/Ross-Lovegrove-2405 [consulté le 16 Novembre 2014]
Ross Lovegrove est un designer s’inspirant de l’observation et de la compréhension des éléments naturels. Ils les observent comme pouvait le faire Karl Blossfeldt. Ce qui m’intéresse ici c’est de comprendre comment sa démarche, qui allie observation du vivant et procédés technologiques, diffère des designers de la société industrielle. La démarche des projets du designer Ross Lovegrove s’articule autour de la question suivante : Comment la forme peut toucher l’âme et les émotions des gens ? 20
« Je m’intéresse aux modèles de croissances naturels et aux belles formes que seule la nature crée » LOVEGROVE, Ross – « Ross Lovegrove partage ses design organiques » – Conférence TED – 2005 – 19min30 – [en ligne] url : https ://www.ted.com/talks/ ross_lovegrove_shares_organic_ designs?language=fr
20 - 21 -
[consulté le 13 Septembre 2014]
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Son instinct dicte ses créations, ce qui l’amène à se penser comme « un traducteur du XXIe siècle qui traduit la technologie en produit que nous utilisons tous les jours et auquel nous nous connectons esthétiquement et naturellement » . Le terme technologie pour lui signifie étudier et remodeler des formes organiques et morphologiques grâces aux outils informatiques et de simulation.
« I’m interested in natural growth patterns and the beautiful forms only nature really creates. »21
Étude d’un cheval par Léonard DE VINCI – Vers 1490, Royal Library de Windsor. url : http://fr.wikipedia.org/wiki/ Léonard_de_Vinci [consulté le 16 Novembre 2014]
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LOVEGROVE, Ross – « Ross Lovegrove partage ses design organiques » – Conférence TED – 2005 – 19min30 – [en ligne] url : https ://www.ted.com/talks/ ross_lovegrove_shares_organic_ designs?language=fr
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[consulté le 13 Septembre 2014]
Ross Lovegrove ne craint pas de dire qu’il se voit davantage comme un scientifique que comme un designer.22 Il tient pour preuve l’organisation spatiale de son lieu de travail, son atelier : cet espace est perçu comme un laboratoire de formes, un lieu d’expérimentation situé entre musée d’histoire naturelle et laboratoire satirique ou cabinet de curiosité.
Ross Lovegrove ne parle pas précisément de nouveau naturalisme. Il parle « supernaturel » en rejoignant ainsi Lipovetsky et l’hyper modernité. Dans son travail il combine l’inspiration archétypale de la nature et les technologies actuelles. Il retranscrit sa vision du monde tout en proposant un questionnement lié à l’imaginaire collectif et à l’aspect psychologique général, qu’il tente d’intégrer dans ses projets. La démarche de Lovegrove est ainsi proche de ce que Branzi reconnaissait dans le texte « Une écologie de l’univers artificiel », lorsqu’il disait :
Frontispice de Musei Wormiani Historia montrant le cabinet d’Ole Worm à Copenhague 1655 – url : http://en.wikipedia.org/wiki/ Cabinet_of_curiosities
« Les aspects fonctionnels cohabitent avec la dimension culturelle des objets ; les aspects productifs avec les aspects psychologiques. Cet ensemble de valeurs techniques et sociales constituent le cadre du design. »23
[consulté le 16 Novembre 2014]
BRANZI, Andrea – « Une écologie de l’univers artificiel » – (p79 - p88) – dans Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité – BRANZI, Andrea – Éditions du Centre Pompidou – Paris –1992 – 143p.
23 -
De son obsession d’épurer la forme, qui vise à ne garder que « l’utile » et à utiliser le minimum de ressource possible, nous pouvons dire qu’elle combine les objectifs modernistes classique d’inspiration fonctionnaliste, à l’imitation du processus d’évolution du vivant, notamment celui de la sélection naturelle darwinienne.
On peut donc se demander ici si il n’y a pas aussi un changement du statut du designer, qui s’ouvre à de multiple discipline ?
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Selon Lovegrove la forme des objets intrigue autant qu’elle questionne, et le designer se doit de cherche à attirer les individus par un appel à la curiosité, tout en permettant si possible d’avoir un impact sur leurs pensées.
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Designer mais aussi collectionneur, Lovegrove rassemble dans son atelier des ossements, des outils préhistoriques, des objets technologiques, des photos... Ce mélange d’objets plus ou moins récents, plus ou moins de « haut niveaux » lui permet de caractériser ce renouveau du processus dans le design, processus qui vise à prôner la pluridisciplinarité comme une nouvelle façon de travailler tant au niveau des connaissances qu’au niveau des échelles.
Atelier de Ross LOVEGROVE - Extrait de la vidéo : « Ross Lovegrove on his approach to design »24
« Ross Lovegrove on his approach to design » – [en ligne] url : https ://www.youtube.com/ watch?v=VebEnzMrAug –
24 -
[consulté le 23 Octobre 2014]
Atelier de Ross LOVEGROVE avec l’artiste Mariko MORI – url :http:// www.rosslovegrove.com/index.php/ mariko-mori-studio-visit/ [consulté le 17 Novembre 2014]
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Chaque nouveau projet doit être pensé sur le plan « écologique », soit la science qui étudie les êtres vivants et leurs interactions au sein d’un milieu. Tentons de voir précisément, à travers des exemples, s’il y parvient.
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Solar Tree : une donnée écologique dans le paysage urbain
« The Solar Tree communicate more than light (…) they communicate the trust of placing beautifully made, complex natural forms outside for the benefit of all. they bring nature to the grayness of urban environments and optimistically lift our senses towards the future and how the physicality of all the objects that surround us will inevitably change, either through need,though enlightenment or simply just the celebration of new form in industrial art that complements the new quest for biological forms in architecture. »25 DESIGNBOOM, « Ross Lovegrove : solar tree at clerkenwell design week » – 2012 – [en ligne] url : http ://www.designboom.com/ design/ross-lovegrove-solar-tree-atclerkenwell-design-week/
25 -
[consulté le 27 Septembre 2014]
IMAGE de gauche : «Solar Tree» – url : http://www.rosslovegrove.com/ index.php/solar-tree-clerkenwelldesign-week/ [consulté le 17 Novembre 2014]
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Solar Tree est un concept d’éclairage urbain développé en collaboration avec le fabriquant de luminaires Artemide®. Artemide® voulait un projet usant de l’énergie solaire. Cet arbre sinueux en tige d’acier de 5,5 m, accueille à chaque extrémité de ses branches des « bulles » contenant 38 cellules solaires connectées à un système de batterie 12 volts alimentant 22 LED. En plus de capter l’énergie solaire et de la restituer en lumière le soir venu, le « tronc » est prolongé d’une assise circulaire. Solar Tree est le résultat de longues recherches et d’analyses du milieu urbain, et se veut respectable vis-à-vis de l’environnement, en utilisant une ressource naturelle qui ne dégrade pas le milieu, et en économisant l’énergie.
26 Vidéo : Mise en place du projet expérimentale à Vienne – 2011 – 0 :49min – [en ligne] url : https ://www.youtube.com/ watch?v=fnNJRSyFFdg
[consulté le 14 Octobre 2014]
Solar Tree – Installation de Solar Tree à Londres, 2012 – url: http:// www.designboom.com/design/rosslovegrove-solar-tree-at-clerkenwelldesign-week/ [consulté le 17 Novembre 2014]
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Lors de sa sortie en 2008, le produit était encore en cours d’expérimentation. Il fut présenté et testé dans de nombreux pays afin d’être amélioré et confronté au regard du public et des clients potentiels.26 Après avoir circulé en Europe, il fût installé sur la place Saint John, au cœur du quartier design de Londres à l’occasion de Clerkenwell design week en 2012, et y resta tout au long des Jeux Olympiques organisés cette même année.
Solar Tree – url : http://www. archiexpo.fr/prod/artemide/ lampadaires-urbainscontemporains-ross-lovegroveleds-9592-767819.html [consulté le 17 Novembre 2014]
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La forme « arbre » et la couleur « verte » amènent-t-elles un apport à la fonction d’éclairage urbain ? Quel est l’impact de ce mobilier urbain dans la ville ? Le designer pense son projet comme un mobilier technologique qui répond aux exigences esthétiques du milieu urbain. La notion d’esthétique urbaine qu’il évoque renvoie aux changements des villes, qui souhaitent insérer du vivant dans l’espace urbain grâce à des plantes et des formes organiques. L’intégration de jardins ou de mobilier urbain tel que Solar Tree a pour but d’améliorer le quotidien des habitants de ces villes. Faut-il simplement créer un mobilier en forme d’arbre pour répondre à ces exigences ? Il me semble que les formes issues du vivant ont pour effet de faire « réagir » les utilisateurs sur la situation présente de leurs milieux et de les obliger à s’interroger sur les solutions possibles permettant de répondre à des problématiques écologiques. Avec Solar Tree, la problématique de l’éclairage urbain est solutionnée par l’énergie solaire, mais la forme d’arbre n’est pas nécessaire à cette technologie. La forme organique veut interpeller, questionner et bousculer les citadins et leurs habitudes. Mais ce procédé est-il viable ? Aujourd’hui cet apport de nature dans le milieu urbain semble être utilisé plus en tant que valeur ajouté à des espaces et des logements qu’afin de répondre aux problématiques environnemental. Cette forme de « naturalisation », que l’on ne peut pas écarter est donc vue, davantage comme une marchandise, une plus-value économique.
Solar Tree url : http://www.flickriver. com/photos/31221015@ N08/8373453863/ [consulté le 17 Novembre 2014]
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L’impact de l’implantation de végétaux en ville et du mobilier urbain à caractère morphologique tente d’amener l’utilisateur à sentir et à examiner l’importance de la nature dans son environnement. Paradoxalement, tout en alertant sur les modes de vie actuels et l’importance de l’écologie, ces installations dans l’urbain donnent l’illusion d’une meilleure qualité de vie sans en changer foncièrement les paramètres. L’esthétique de Solar tree imite l’apparence de la nature, mais sans en apporter les qualités. Cet objet placebo, donne donc une image mensongère de sa fonction, sans réaliser de réels changements dans les modes de vie des individus qu’il éclaire. En prenant en compte cette analyse on comprend que la forme de Solar Tree n’est pas primordiale pour le fonctionnement de ce mobilier urbain mais qu’il tend à marquer les esprits. C’est une expérimentation de mobilier urbain, une hypothèse qui tente de répondre à un problème environnemental urbain en passant par l’échelle de l’objet. Selon moi, les objets tel que Solar tree, initialement conçus pour faire prendre conscience et réagir à propos des problèmes environnementaux des villes, peuvent toutefois être également perçus comme objets de bonne conscience au regard des matériaux et des technologies de production utilisés, gourmands en énergie et matières premières.
Solar Tree – url : http://inhabitat. com/dazzling-solar-tree-arrivesin-london-for-clerkenwell-designweek/solar-tree-ross-lovegrovephoto-ashley-bingham/ [consulté le 17 Novembre 2014]
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Go chair : ergonomie, l’objet s’adapte au corps
« The magnesium Go Chair is the first of its kind to combine technology, materials, and fluid organic language in furniture design » 27
27 « La Chaise GO en magnésium est la première en son genre, elle combine la technologie, les matériaux et le language organique dans sa conception » LOVEGROVE, Ross « Supernatural: The Work of Ross Lovegrove » – Phaidon Press – Angleterre – 2014 – 240p.
La chaise GO – url : http:// propertyfurniture.com/collection/ chairs/go-chair/ [consulté le 17 Novembre 2014]
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28 WIKIPEDIA - [en ligne] url: http:// fr.wikipedia.org/wiki/Magnésium
[consulté le 22 Octobre 2014]
La Chaise Go de Ross Lovegrove est issue d’un partenariat avec l’entreprise Bernhardt design®. Leur problématique initiale était l’utilisation du magnésium dans la création de mobilier. Le magnésium est un métal alcalino-terreux. C’est le huitième élément le plus abondant de la croûte terrestre, le cinquième métal derrière l’aluminium, le fer, le calcium et le sodium. C’est aussi le troisième composant des sels dissous dans l’eau de mer.28 Ce matériau, déjà testé sur des pièces automobiles, s’avère léger et solide. Ross Lovegrove a pensé la Chaise Go à partir de ce matériaux, en s’inspirant des squelettes. Il voulait créer une chaise ergonomique qui puisse corriger les mauvaises postures et garantir le confort de l’individu. La contrainte que s’est fixé le designer était d’utiliser le moins de matière possible. Il visait l’essentiel, en suivant les principes fondamentaux et les caractéristiques des formes morphologiques. De plus, toutes les pièces de cette chaise s’assemblent grâce à un système d’articulations, ce qui renforce l’idée de squelette.
Comparaison entre un os et la Chaise GO url : http://fr.phaidon. com/agenda/design/picturegalleries/2010/september/23/ the-chair-is-an-infinite-source-ofpotential/?idx=2&idx=2 [consulté le 17 Novembre 2014]
Vue éclatée de la Chaise GO url : http://hivemodern.com/pages/ product6594/bernhardt-design-rosslovegrove-go-stacking-chair [consulté le 17 Novembre 2014]
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Cette forme a été pensée dans une optique de durabilité et d’ergonomie. Le designer a choisi une démarche de fabrication cohérente avec son projet : le moulage sous pression de magnésium. Ce matériau possède des propriétés physiques qui le rendent adéquat pour la création d’une chaise légère, résistante et empilable. La forme organique a-t-elle un impact sur la fonction d’assise ? Cette forme, prend pour modèle les caractéristiques morphologiques du vivant, c’est à dire les formes externes d’un être vivant, elle est pensée de manière ergonomique, et se veut combler les défaillances de certaines chaises qui n’offrent pas une bonne posture aux individu, comme par exemple le maintient des lombaires qui empêche le dos de se muscler naturellement. Ce produit a été testé par l’association BIFMA qui est l’acronyme de « Buisness + Institutional Furniture Manufacturers Association », et qui contrôle les produits afin de s’assurer de la sécurité et de la durabilité, en compte la relation du corps et de l’objet. La Chaise Go a été expérimentée afin de valider son aptitude à l’emploi en testant la résistance de la chaise ainsi que le positionnement du dos, des bras et de l’assise. Le résultat a été positif quant au positionnement du dos, des bras et à la profondeur d’assise. En pensant cette assise comme un exosquelette qui s’adapte au corps, Ross Lovegrove a directement adapté sa création à l’homme. La forme organique fait tout l’intérêt de l’assise en prenant pour modèle l’adaptabilité des formes issues du vivant. Qu’elle est la part émotionnelle de cet objet ? Avoir pensé cette chaise comme un exosquelette permet à l’individu de percevoir, au-delà de l’aspect confort, la Chaise Go comme une adaptation au corps.
Détail de la Chaise GO url : http:// www.rosslovegrove.com/index.php/ custom_type/go-chair/ [consulté le 17 Novembre 2014]
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Conclusion des études de cas de Ross Lovegrove
« Ross is a visual thinker… he designs objects with beauty, but they also have meaning and become symbols of more abstract ideas, which contribute to the development of society’s culture »29 Alberto Meda
MEDA, Alberto, citation sur LOVEGROVE, Ross - « Supernatural: The Work of Ross Lovegrove » – Phaidon Press – Angleterre - 2014 – 240p. 29 -
Au regard des deux projets, Solar Tree pour le mobilier urbain, et la chaise Go pour le mobilier intérieur, on remarque qu’il y a une cohérence dans la démarche : allier caractéristiques physiques du vivant, potentiel des industries de pointe et prise en compte des aspirations et des émotions de l’individu. La démarche du designer illustre bien l’apport des nouveaux moyens de production dans l’émergence d’un nouveau naturalisme qui s’inspire des caractéristiques morphologiques du vivant.
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Benjamin Graindorge : une introspection au service de l’imaginaire des usagers « Une idée est une nébuleuse magnifique. Si on la traduit tout de suite à l’ordinateur, on abîme tout. La main est un filtre, elle précise, mais rajoute aussi de la sensibilité. »32 Il met en place un réel travail sur la représentation de son ressenti face à son environnement.
Portrait de Benjamin, GRAINDORGE – url :http://www. lelieududesign.com/actualite/ parcours-de-designer-benjamingraindorge
Qu’entend-il par environnement ? Dans ses processus de travail, Benjamin Graindorge allie les images mentales tirées de son esprit et inspirées des caractéristiques du vivant, aux outils industriels et aux techniques artisanales.
[consulté le 20 Novembre 2014]
30 GRAINDORGE, Benjamin - [en ligne] url: http://www. benjamingraindorge.fr/fr/ informations.html
[consulté le 20 Octobre 2014]
31 Entretien avec Benjamin GRAINDORGE fait le 14 novembre 2014 – Annexe 1
« Benjamin Graindorge, designer inspiré » dans Connaissance des Arts, 2011 – [enligne] – url : http://www. connaissancedesarts.com/designdecoration/actus/benjamingraindorge-designer-inspire-91384. php
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[consulté le 20 Octobre 2014]
Benjamin Graindorge fait partie des jeunes designers français émergeants. Son site internet décrit sa méthode comme une « exploration du design à toutes les échelles pour continuer à découvrir de nouveaux paysages et à éviter l’ennui »30. Son approche me semble correspondre à certaines modalités typiques d’un naturalisme spécifique. J’ai, dans le cadre de ce mémoire, cherché à le rencontrer et nous avons réalisé un entretien. Certaines parties de ce dernier apparaissent dans le chapitre qui suit. Il m’a expliqué que ses croquis sont le préalable à ses créations. Pour lui le dessin aide à combler ce que les mots ne peuvent pas traduire, le dessin traduit les sensations et les émotions. Il dit qu’il dessine « la silhouette de son émotion »31.
Dessin de Benjamin GRAINDORGE – url : http://www.admagazine. fr/design/articles/benjamingraindorge-esquiss-photographiet-orthographi/1042 [consulté le 20 Novembre 2014]
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Sa démarche débute par la réalisation de dessins. Dessins qu’il classe en deux catégories. Une première qu’il désigne sous le nom de dessins automatiques, c’est-à-dire des dessins directs, censés représentés une ou plusieurs sensations à propos d’un environnement, et sans but précis. Et une seconde catégorie de dessin qu’il appelle dessins appliqués qui sont davantage liés à une recherche bien définie. Ces deux catégories de dessins sont développées conjointement. Une fois ses dessins réalisés, il les développe, les déstructure, pour les transformer en dessins numériques. Une fois qu’il a expérimenté ces formes sur des logiciels d’expérimentations spécifiques et qu’il trouve le résultat satisfaisant, il entame un dialogue avec les fabricants.
Je parle de dialogue car Benjamin Graindorge ne souhaite pas donner un objet à fabriquer tel quel, sous sa forme définitive ; il souhaite entamer une discussion avec les professionnels que ce soit des industriels ou des artisans. Il souhaite avoir leurs points de vue, et échanger sur le projet. Il met en place, en quelque sorte, une réalité de la pensée et des sensations, et il l’adapte ensuite aux techniques des industries ou aux techniques artisanales. Benjamin Graindorge explique lors de l’interview qu’il m’a accordé, que l’étape du dessin, c’est à dire l’amorce du projet, lui appartient. Cette étape lui est propre, mais dès lors qu’il passe à la phase de réalisation son projet devient ouvert a tous. Il part de ses idées, de ses émotions et de ses sensations personnelles pour les partager avec le fabricant, et à destination des utilisateurs. Il est explicite : ses sensations retracées aux crayons émanent de sa curiosité pour les caractéristiques du vivant et ce qu’il nomme la technicité du vivant, soit les mécanismes de fonctionnement de celui-ci.
à dessin de Benjamin GRAINDORGE au crayon– url : http://theredlist.com/wiki-2-18-3931394-view-organic-design-profilegraindorge-benjamin-1.html [consulté le 20 Novembre 2014]
Ci-dessous le Local River de Benjamin GRAINDORGE – url : http://www.duendepr.com/ actualites/2009/05/28/floatinggarden-par-benjamin-graindorge/ [consulté le 20 Novembre 2014]
Dessin de Benjamin GRAINDORGE au crayon, 2009– url : http://www. pixelcreation.fr/nc/galerie/voir/ dessiner_le_design/dessiner_le_ design/03_graindorge/ [consulté le 20 Novembre 2014]
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« Je suis très curieux de la façon dont la nature se crée. Ce n’est pas tellement reproduire des formes naturelles qui m’intéresse mais plutôt de comprendre comment elles sont construites. La nature est efficace, elle cherche toujours le meilleur moyen de fabriquer les choses et c’est très rationnel. » 33
Entretien avec Benjamin GRAINDORGE fait le 14 novembre 2014 – Annexe 1
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Il entretien sa culture via la lecture de revues et de comptes-rendus scientifique. Il juge qu’à son échelle de designer, le scientifique n’a pas d’intérêt à intervenir dans ses projets. En revanche, le fait « d’implanter » des aspects scientifiques confirmés dans ses projets est important pour lui. Il aborde donc une posture d’intérêt plus ou moins lointain, de curiosité, plutôt qu’une posture de collaboration. Cette curiosité n’établit pas de distance particulière par rapport à la science, mais définit au contraire une approche spécifique, propre au designer.
« Oui, finalement je pense que je pourrais bien m’entendre avec les scientifiques de la renaissance par exemple, ces personnes qui testaient des trucs sans trop savoir où ils allaient. Les sciences d’aujourd’hui trop précises, trop appliquées, je pense que finalement ce n’est pas totalement adapté à mon travail. » 34
Sa démarche est, au fond, empirique. Elle est très proche de certains artistes-chercheurs de la Renaissance. Si on considère l’apparition de la science moderne et de la physique mathématique lors de la période qui succède à la Renaissance, c’est-à-dire le XVIIe siècle, on peut dire que sa démarche n’est pas « dure » au sens des aspirations scientifiques naturalistes contemporaines c’est à dire mathématisées, ou simulées numériquement.
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Benjamin Graindorge aime l’idée de tester et d’expérimenter sans avoir de but précis ou préalable. Sa production n’est pas le fruit de collaborations avec des scientifiques mais inspirée par sa formation initiale et de son milieu familial scientifique.
Ses projets se développent à plusieurs échelles mais ont souvent le même propos : il questionne l’individu au moyen des formes de ses objets. Ces formes issues de ses émotions et de ses recherches formelles sur les mécanismes naturels ont pour but d’amener l’utilisateur à repenser son milieu et à imaginer son futur.
Floating garden Systéme aquaphonique – 2009 – Crédit photo : RIBON, Felipe – url : http://www.benjamingraindorge.fr/ fr/telechargement.html [consulté le 20 Novembre 2014]
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The Cave : introspection du designer The Cave est une lampe créée en 2012. La création commence selon la méthode propre au designer, par des dessins très personnels, issus de ses sensations et émotions face à son environnement, et les éléments naturels qu’il peut rencontrer. Il retranscrit ces émotions propres dans un objet. Cette lampe est un mélange d’impression 3D (pour le moule), et de coulage de céramique pour la forme. On voit dans ce projet l’influence des objets des frères Bouroullec. Cette pratique, profondément inscrite dans les technologies de production numériques définit, selon le designer, une certaine modernité.35
Nouvelle modernité à travers du projet The Cave :
Entretien avec Benjamin GRAINDORGE fait le 14 novembre 2014 – Annexe 1
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La modernité définit par Benjamin Graindorge assimile et mixte les technologies de pointe et les savoirs faire des artisans. La modernité désignée est ce qui permet au designer d’établir une liaison plus directe entre son idée de base et l’objet final, en « abimant » le moins possible la sensation de départ. En effet ces nouveaux outils informatiques permettent de développer des formes souples inspirées du vivant qu’il est inconcevable de réaliser autrement qu’au travers de ces technologies. Ces formes « sensations » issues de l’esprit du créateur ne peuvent être produite que par cette modernité constructive. Graindorge évoque à ce propos, les dessins de Léonard de Vinci qui n’ont pu être retravaillé et mis en place que plusieurs années plus tard.
Pour simplifier, nous pouvons désigner trois grands modes de production d’objets : l’industrie, l’artisanat et l’autoproduction. Ces familles sont très souvent opposées les unes aux autres. Ainsi, s’opposent les sentiments impersonnel de « bonne » manufacture et de production de masse de l’industrie, le savoir faire et l’objet unique de l’artisan et l’autoproduction permettant au plus grand de s’approprier les moyens de production actuels. La modernité dont parle Graindorge, pourrait être liée au croisement de ces trois familles, parce qu’elle permet de mélanger les avantages de chacune d’elles, tout en comblant leurs défauts. En cela The Cave est une bonne tentative d’alliance de moyens de production contemporains et de savoir-faire artisanal. Ainsi dans ce projet l’artisan propose en amont une solution de fabrication relayée ensuite par une modélisation informatique et les nouveaux moyens de production pour la réalisation du moule.
De l’introspection vers l’utilisateur : Qu’apporte l’imaginaire du designer à l’objet ? En quoi la forme questionne les individus ?
« Pour The Cave, c’est un peu plus introspectif, c’est un objet un peu plus fermé, c’est vraiment une sorte de nébuleuse, une pensée primitive, il y a quelque chose de plus intériorisé, de plus étrange, de moins disponible immédiatement à la vue. »36
Machine volante à ailes battantes de Léonard De Vinci – url: http://www.lucnix.be/v/divers/ Leonardo_DA_VINCI/ [consulté le 23 Novembre 2014]
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Cet objet est issu d’un travail introspectif. Sa forme de « paysage », d’espace fermé, et de grotte confère à l’objet une capacité à inviter l’individu à la contemplation. Cette « nébuleuse » qui découle d‘une pensée primitive se dévoile alors par la lumière, qui modèle cet espace introspectif et l’ouvre, le rend visible à l’utilisateur. Un dialogue entre l’imaginaire du designer et l’utilisateur devient ainsi un milieu. De part cet objet on sent une volonté du designer de ne pas simplement provoquer une émotion, la volonté est plus profonde, il souhaite créer un dialogue via ses sensations, entre lui et les individus. The Cave est un objet à deux sens de lecture. La première est une lecture d’usage, elle est simple. La deuxième lecture est offerte à celui qui peut ressentir le milieu (la lumière) comme le ressent le designer. Il faut « écouter » l’objet dans le détail. C’est cette deuxième lecture qui évoque et amène des sensations et émotions à l’utilisateur. Ces deux lectures sont systématiquement mis en place dans les projets de Graindorge et plus particulièrement dans ses travaux de galeries qui allient l’Art et le Design.
The Cave Lampe – 2012 – Crédit photo : GRAINDORGE, Benjamin – url : http://www.benjamingraindorge.fr/ fr/telechargement.html [consulté le 20 Novembre 2014]
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The Cave, (L. 15 x l. 15 x H. 50 cm) Lampe - 2012 – Crédit photo : GRAINDORGE, Benjamin – url : http://www.benjamingraindorge.fr/ fr/telechargement.html [consulté le 20 Novembre 2014]
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Ikebana Medulla : métaphore d’un environnement dans l’objet
Ikebana Medulla je l’ai dessiné au Japon, à Kyoto, à la villa Kujoyama. L’idée était d’assembler ce que je percevais du Japon, c’est à dire une chose très épurée. »37
37 Entretien avec Benjamin GRAINDORGE fait le 14 novembre 2014 – Annexe 1
Ikebana Medulla Vase - 2010 – Crédit photo : GRAINDORGE, Benjamin – url: http://www.benjamingraindorge.fr/ fr/telechargement.html [consulté le 20 Novembre 2014]
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Ikebana Medulla est un vase issu d’une expérience vécu par Benjamin Graindorge. Cette expérience a dans un premier temps, commencé par la réalisation de dessins de recherche inspirés des caractéristiques du vivant. Ce vase hybride, cet objet mi- plastique, mi-végétal, pose assez vite question. Nous sommes face à un vase habité par une substance qui semble prendre vie à tout moment et se déployer dans l’espace ambiant. Le créateur a regroupé son ressenti personnel dans l’objet. Au cours de l’entretien, Graindorge m’a confié qu’après sa première sensation de calme et de sérénité le Japon lui a semblé être comme un animal en cage, contraint et contrôlé.
38 Entretien avec Benjamin GRAINDORGE fait le 14 novembre 2014 – Annexe 1
« Pour moi le Japon est un pays à l’image extérieure extrêmement calme, posée mais quand on y vit un petit peu on comprend que c’est un pays proche de la nature, très animal, presque violent où tout est contraint. »38
Dessins : de recherche, Ikebana Medulla Crédit photo : GRAINDORGE, Benjamin – url : http://www.gmsicbi. com/product/2014/2/25/ikebanamedulla-by-benjamin-graindorge – [consulté le 20 Novembre 2014]
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Le titre du projet évoque déjà la volonté du designer d’apporter son vécu cognitif ou émotionnel à l’objet : « Ikebana » signifie l’art floral japonais, et « Medulla » désigne la base du cortex, le lieu où le système nerveux « devient » cerveau, et qu’on appelle aussi le bulbe rachidien. Le vase prend la forme d’un organisme vivant. Il est fabriqué en frittage de poudre synthétique et de verre en impression 3D. L’objet a été pensé comme fonctionnel et en même temps sa forme sert à habiter le vase lorsqu’il est vide. Elle sert également de tuteur pour la composition florale. Cette image de calme mêlée à la tension sauvage amène ici encore, comme pour la lampe The Cave, l’utilisateur à repenser son milieu et à l’habiter comme un paysage intérieur.
Influence dans le milieu de l’utilisateur L’objet, à son échelle, n’a pas la prétention d’offrir une révolution dans la pensée du milieu. Il vise plutôt à sensibiliser les individus à ré-habiter leur environnement, leurs lieux de vie, avec des formes issue du monde du vivant, sans faire uniquement de la « décoration », qui répond aux contraintes du commerce. Le designer souhaite réaliser, à travers différentes expérimentations formelles, un renouveau du milieu. Cela permettrait d’être en lien avec les éléments vivants, plutôt que de laisser que de s’en éloigner au fil du temps.
Ikebana Medulla Vase – 2010 – Crédit photo : GRAINDORGE, Benjamin – url : http://www.benjamingraindorge.fr/ fr/telechargement.html [consulté le 20 Novembre 2014]
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Conclusion des études de cas de Benjamin Graindorge Benjamin Graindorge propose deux approches de projets : des projets par une commande et des projets personnels de recherche qui s’exposent notamment dans des galeries. Ces derniers projets nous paraissent évidemment plus libres, nous y trouvons l’existence effective d’un dialogue entre le designer et l’usager. L’implication d’une émotion – d’abord celle du designer qui est transférée dans celle de l’usager nous rappelle les projets de Ross Lovegrove et les caractéristiques de notre société dite « hyper moderniste » : l’utilisateur qui cherche à s’identifier à un objet, désire que ceux-ci incorporent des histoires personnifiés. L’influence sur les milieux des individus est due à une observation en amont du designer. Benjamin Graindorge a conscience de cet engouement croissant que l’usager a pour le vivant. Cet engouement est issu d’une prise de conscience de plus en plus grande de la nécessité qu’il y a de repenser, chacun à son échelle, au renouvellement des milieux.
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Le designer m’expose, lors de notre entretien, deux grandes méthodes mises en place actuellement pour combler et repenser le milieu. La première est la création de jardins et d’espaces verts idylliques ce qui se révèle contradictoire car le vivant implanté dans ces espaces est, par défaut, contrôlé, maîtrisé et fabriqué. Le « sentiment » de bien-être est donc parfaitement ennuyeux et cela ne répond pas au problème environnemental. La seconde correspond plus à une prise de conscience. C’est d’avoir conscience que le vivant et ses caractéristiques ne sont pas idylliques, mais souvent sont violents et durs. C’est cet aspect qui lui semble intéressant de développer, pour en tirer des avantages pour l’homme, mais aussi pour tous les animaux et les plantes, pour le monde vivant en général. C’est cette prise de conscience, qui ressort notamment dans les deux projets présentés, The Cave et Ikebana Medulla. Il ne s’agit pas d’un mimétisme mais plutôt d’une compréhension partagée avec l’utilisateur, à travers des questions que pose l’objet. Il y a une volonté de changer le milieu, dans le long terme, en tentant de gommer les maladresses causées, mais en prenant en compte que le problème est bien évidemment plus vaste et plus complexe que cela.
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Conclusion sur les influences du modèle naturel sur le milieu L’utilisation des caractéristiques morphologiques du vivant comme modèle est instructif dès lors que le designer ne les utilise pas comme simple imitation, mais qu’il entame un réel travail de recherches approfondies, de compréhension à la fois sur le plan formel et comportemental et que cette recherche débouche sur une nouvelle interaction entre le designer, l’usager et le milieu. Il est primordial de comprendre comment et en quoi les éléments naturels sont constitués, leurs fonctions et leurs interactions avec le milieu afin de pouvoir les appliquer dans des projets. Ainsi, développer un questionnement sur le milieu permettra de résoudre, à l’échelle du projet, certains problèmes de société (problèmes urbain, ergonomique, économiques, écologiques). Le travail du designer s’est ouvert et donc complexifié. Il ne doit plus créer des objets purement fonctionnels comme le préconisait la doxa moderniste. Il doit développer des projets issus d’une réflexion sur la société moderne et ses besoins. De plus il doit ancrer, dans son processus de réflexion et de réalisation, les moyens de production actuels. Ce nouveau contexte nous amène à sentir l’avènement d’un nouveau naturalisme.
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Les caractéristiques physiologiques du vivant comme outils et ses influences sur le milieu
Je vais d’abord définir qu’elles sont les caractéristiques depuis l’angle physiologique du vivant. Puis, je tenterais dans un second temps de définir le terme d’outils. Enfin, j’avancerais mon point de vue en étudiant des projets de Mathieu Lehanneur et de Susana Soares.
Maquette de recherche pour l’installation In Orbit réalisé par l’architecte Tomas Saraceno. Grâce à l’analyse des araignées qui on la capacité de tissé des structures en toiles trés solides, il crée des micros structures pour repenser la ville de demain.
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Qu’est-ce que la physiologie?
39 – WIKIPEDIA – [en ligne] – url: http://fr.wikipedia.org/wiki/ Physiologie
[consulté le 22 Octobre 2014]
« La physiologie » est un terme inventé à l’antiquité, il provient du mot -physis qui désigne la nature et -logos l’étude, la science, le discours, le langage.39 La physiologie est la science qui étudie le rôle, le fonctionnement et l’organisation mécanique, physique et biochimique des organismes vivant et de leurs composants (organes, tissus, cellules…).40
40 – UNIVERSITé DE MONTRéAL, « Qu’est-ce que la physiologie? » url : http://www.physiologie. umontreal.ca/a-propos-dudepartement/quest-ce-que-laphysiologie/
[consulté le 22 Octobre 2014]
La physiologie est une science qui tend à comprendre comment le corps des organismes vivants fonctionne : quel est le rôle de chaque organe, quels sont les mécanismes de fonctionnement et quelles sont les substances contenues dans l’organisme. La physiologie étudie et analyse également les interactions entre les organismes vivants et leurs environnements, c’est-à-dire leurs influences sur l’environnement ou encore les échanges avec les autres organismes vivants. Cette science est à la base de la médecine moderne. Ces caractéristiques physiologiques du vivant sont déjà utilisées à des fins médicales mais avec l’apparition d’un nouveau naturalisme ses utilisations se multiplient. Dans cette partie, je vais tenter de comprendre comment les designers font usage des caractéristiques du vivant et en quoi cela peut avoir une influence nouvelle sur le milieu.
Crâne de l’hyracotherium (A) au crâne du cheval (H) en passant par plusieurs stades intermédiaires reconstitués (On Growth and Form; première édition : 1917)
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En quoi cela constitue un outil ?
Il existe plusieurs définitions du mot « outil ». On parle d’abord d’outil lorsqu’un élément a une utilité manuelle. On parle aussi d’outil comme d’un élément maniable, d’un instrument de travail, qui aide à l’application d’une tâche. L’outil est un élément qui sert à la réalisation d’une action. Lorsque qu’on parle d’outils « liés aux caractéristiques du vivant », c’est-à-dire d’outils « naturels », sommes-nous dans une contradiction ? Est-ce que nous parlons d’outils trouvés, et non pas fabriqués ? L’outil par définition est fabriqué par l’homme contrairement au vivant qui émerge. On peut alors se demander si nous ne sommes pas là, aux limites de la domestication ou bien dans nouveau processus de domestication ?
ANNEXE 2, Workshop
« Vision Machine II », Novembre 2014 Robotique, fabrication additive et scan 3D avec Felix Agid, Tristan Gobin et Charles Bouyssou – Etudiantes : Janvier Marie, Jolivet Melissa, Letard Anneline, Sabler Laure, Sineux Margaux.
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Influence du vivant comme outil, à travers les travaux de Mathieu Lehanneur et Susana Soares De nouvelles technologies d’investigation rendent possible une nouvelle exploration du monde du vivant et les moyens actuels de communication permettent la vulgarisation des connaissances scientifiques à un maximum de personnes.
Les designers ont de nouveaux moyens et de nouvelles interactions de création, leurs projets ne sont plus, comme ils pouvaient l’être dans la société industrielle, conditionnés par les contraintes industrielles. Libérée, elle peut évoluer vers plus de naturel.
Certain designers actuels participent à l’avènement de ce que nous appelons le nouveau naturalisme et développent un intérêt particulier pour les recherches scientifiques qui touchent le monde du vivant.
L’interdisciplinarité entre les designers, les scientifiques et les industriels permet au design d’évoluer et d’illustrer ce nouveau naturalisme. C’est-à-dire que le designer peut penser puis concevoir des milieux qui ont un impact émotionnel sur les individus tout en intégrant de l’innovation grâce aux nouvelles technologies et à l’apport des recherches sur les caractéristiques physiologiques du vivant.
Ces designers choisissent d’intégrer la physiologie dans leur travail et mettent en place un dispositif de partage inter-disciplinaire permettant l’essor d’une véritable pluridisciplinarité. Ainsi, ces designers travaillent en collaboration avec des scientifiques, des ingénieurs, des industriels ou tous spécialistes qui pourraient leur apporter des éléments qui serviraient leurs projets. Les nouveaux moyens de production permettent aussi de développer des formes et des analyses beaucoup plus poussées qu’avant, nous pouvons maintenant mathématiser la croissance d’un arbre en combinant les recherches scientifiques et les nouveaux logiciels informatiques.
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Pour tenter de comprendre comment les designers peuvent être influencés par la physiologie et comment cette influence peut permettre une véritable transversalité dans la pratique créative, je vais étudier des projets de Mathieu Lehanneur et de Susana Soares.
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Mathieu Lehanneur : une production scientifique ?
Mathieu Lehanneur est un designer français qui illustre la méthode de travail et les recherches en transversalité avec d’autres disciplines. Tous ses projets débutent par une analyse sociologique, un regard sur le monde actuel et sur notre manière de vivre. à travers ses analyses il tente de comprendre les fonctionnements qui lient l’Homme à son environnement, à son milieu.
Portrait de Mathieu LEHANNEUR – url :http://acteursduparisdurable.fr/ actus/mathieu-lehanneur [consulté le 5 Novembre 2014]
Pierre MARTIN VIVIER [en ligne] – url : http://www.arte.tv/fr/2487056. html 42 –
[consulté le 5 Novembre 2014]
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« Mathieu Lehanneur se veut plus pragmatique et interroge ce que serait un design plus informel, sans recette ni registre de formes préétablies. Un design apte à se reconfigurer en permanence en fonction d’un processus de fabrication, d’un contexte social ou de la psychologie d’un utilisateur. »42
Pour cela, le designer s’entoure de spécialistes, notamment des scientifiques et utilise les nouvelles technologies de pointe. Il voit dans la science, un outil lui permettant de comprendre dans un premier temps l’Homme, qu’il met au cœur de ses projets, et dans un second temps, comprendre comment sont fabriqué et fonctionnent les êtres vivants. C’est-à-dire que la science est ici un outil de décryptage. Les nouvelles technologies quant à elles sont plutôt, pour le designer, un moyen de production qui est intimement lié au processus réflexif. Par exemple cela lui permet d’optimiser et de multiplier la capacité d’une plante à filtrer les particules polluantes de l’air. On voit dans cette démarche qu’il utilise d’abord les caractéristiques physiologiques de la plante, puis à l’aide des nouvelles technologies qu’il décuple ces caractéristiques pour développer son projet Andréa que je vais étudier plus bas.
Discution du projet Demain sera un autre jour avec le commanditaire Gilbert Desfosses président des Fonds pour les soins palliatifs et Jérôme Poggi, médiateur.
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LEHANNEUR Mathieu – 2013 – [en ligne] url : http://acteursduparisdurable.fr/ actus/mathieu-lehanneur
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[consulté le 12 Octobre 2014]
« L’idée principale est donc de profiter de l’ensemble des choses disponibles aujourd’hui. Il y a donc la science et la technologie mais il y a aussi des choses extrêmement naturelles et simples car finalement la nature peut aussi être un vecteur de réponse. Si certaines plantes, dont on va optimiser les capacités de filtration par différentes techniques, font un très bon travail, j’aurais vraiment tort d’essayer de me creuser la tête pour inventer un robot. »43 Pour réaliser ses projet le designer, fait appel à des interlocuteurs qui lui permettent d’avoir un avis extérieur et diffèrent sur son travail et aussi de valider ses hypothèses. On comprend l’importance et l’impact des caractéristiques physiologiques du vivant grâce aux progrès de la science. Les chercheurs découvrent et comprennent de mieux en mieux comment est constitué le vivant et comment il arrive à se développer sans dégrader son environnement. Ses propriétés deviennent alors un outil à exploiter, un apport non négligeable au processus de création actuel, qui permet, la plupart du temps, de pouvoir répondre à des problèmes notamment environnementaux que l’homme ne peut pas combler avec ses technologies. Bien évidemment les problèmes urbains et environnementaux ainsi que leurs impacts sur le milieu sont pris en compte par Mathieu Lehanneur.
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Mais cette prise en compte ne doit pas devenir un moyen de communication ou de pub, comme peuvent le faire certaines entreprises ou designers qui utilisent le GREENWASHING (ou Ecoblanchiment). Ce procédé de marketing est mis en place pour donner une image écologique et responsable de l’entreprise à ses clients. Cependant, la plupart du temps les investissements se concentrent dans la publicité et non dans de véritables actions de prise en compte de l’environnement. La volonté du designer français est que cette prise en compte soit invisible, que les questionnements environnementaux ne soient pas la finalité du projet mais bien une réflexion perpétuelle intégrée à la démarche. L’espace urbain est un réel terrain d’expérimentations pour Mathieu Lehanneur. Cependant, il voit la ville comme un espace archaïque qui n’évolue pas au rythme de la société : il met en évidence le fait que le mobilier urbain, banc ou éclairage, évolue peu ou pas contrairement aux modes de vie et aux nouvelles technologies. Il semble que certaines villes prennent conscience de ce problème et recherchent de plus en plus de propositions d’aménagement et de mobilier urbain. Les designers et architectes sont donc amenés à voir la ville comme un terrain d’expérimentation, à penser et à réinvestir. Mathieu Lehanneur fait partie de ses designers qui tentent de repenser la ville afin de faire évoluer le milieu urbain au même stade d’évolution que les nouvelles technologies et moyens de production. Je vais maintenant m’intéresser à l’un de ses projets de mobilier urbain : L’escale Numérique, afin de comprendre son processus de travail, l’importance de la pluridisciplinarité et l’utilisation des caractéristiques du vivant comme outil. J’étudierais ensuite son projet Andréa pour comprendre les influences sur le milieu de l’utilisation des caractéristiques physiologiques du vivant dans un processus de création d’objets.
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L’escale Numérique : mobilier urbain Le projet Escale numérique est issu d’une collaboration avec l’entreprise JC Decaux, spécialisé en création de mobiliers urbains. Le mobilier et ses services n’ayant pas évolués depuis fort longtemps, ce projet a été créé dans le cadre d’un appel à projets de la mairie de Paris fin 2010 nommé « Mobilier Urbain Intelligent ». Un prototype a été réalisé et expérimenté sur le rondpoint des Champs-Elysées à Paris en 2012. le mobilier urbain apporte traditionnellement des services aux citadins : se reposer, s’asseoir pendant une attente ou se regrouper pour ce qui concerne les bancs, éclairer la rue la nuit pour les lampadaires. La réflexion préalable à ce projet a été liée à l’émergence des réseaux numériques dans la ville, en termes d’usages et de potentialité, tout en gardant les impératifs de l’espace urbain, l’accessibilité et la visibilité. Choisir de travailler à partir du mobilier urbain existant n’est pas anodin, car ce mobilier forme une sorte de maillage du territoire de la ville. L’escale numérique possède quatre usages : Le premier est de disposer d’un espace convivial constitué d’assises pivotantes protégées par un toit pour se reposer ou se réunir. Le second est l’utilisation de son matériel électronique grâce à l’intégration de tablettes et de prises électriques dans les assises. Le troisième est de profiter d’une connexion gratuite au wifi, repérable dans l’espace urbain grâce à un cercle lumineux en LED. Le quatrième usage est la recherche d’informations sur la ville et ses activités grâce à un écran numérique. Toute cette installation est habillée par un toit végétal qui, selon le designer permet de créer une ambiance de détente et d’intégrer du végétal dans la ville. Il est issu d’une réflexion sur les conditions climatiques de la ville ainsi que sur la pérennité de l’installation. L’escale numérique repense donc l’idée de bancs publics, en conservant leur fonctionnalité de lieux de repos tout en apportant de nouveaux services aux citadins. 92
L’escale numérique – url : http:// www.mathieulehanneur.fr/projet. php?projet=174 [consulté le 10 Novembre 2014]
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Ce projet est aussi l’illustration d’une réflexion collaborative issue d’une pluridisciplinarité liant le travail du designer à celui des ingénieurs, d’expert en système d’information, de spécialistes en nouvelles technologies mais aussi d’expert en marketing.
« Cette Escale numérique prend la forme d’une sorte de jardin suspendu qui, à la fois offre un abri pour les gens qui se connectent ou lisent un journal en-dessous et tient compte des riverains qui vivent au-dessus, et qui représentent souvent la part oubliée du mobilier urbain. Ainsi, vue d’en haut, LEHANNEUR Mathieu – 2013 – [en ligne] l’Escale numérique est un carré url : http://acteursduparisdurable.fr/ actus/mathieu-lehanneur 44 de verdure. » 44 -
[consulté le 12 Octobre 2014]
Ma réflexion se porte sur ce toit végétal, à quoi sert-il ? Est-il nécessaire ? Quel est son impact sur les utilisateurs ? Ce toit végétal a été ajouté pour apporter une ambiance de détente ainsi que pour créer une esthétique paysagère dans la ville pour les passants et les riverains. Il y a une volonté de masquer le mobilier urbain du point de vue des balcons le surplombant, mais est-il utile ? Il semble que les plantes utilisées le soient plus de manière symbolique, pour amener les citadins à se sentir à l’abri, en sécurité. Le vivant est ici un outil de confort et représente un endroit sain excluant tout danger. Du point de vue technique, les jardins suspendus installés sur les toits permettent de pallier le manque de plantes dans l’espace urbain et de combattre la hausse des températures dans les milieux urbains (rapport du GIEC45). Ces aménagements permettent d’assainir le climat urbain, de réduire les émissions de gaz à effet de serre mais aussi de retenir l’eau en cas de fortes perturbations climatiques.
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GIEC: Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [en ligne] url : http://www.developpementdurable.gouv.fr/Presentation-duGIEC.html
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[consulté le 25 Octobre 2014]
L’escale numérique – url : http://www.designboom.com/ architecture/mathieu-lehanneurescale-numerique-for-jcdecaux/ [consulté le 10 Novembre 2014]
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J’ai rencontré Mathieu Lehanneur lors d’une conférence qu’il donnait à l’ICM le 20 novembre dernier. Je l’ai questionné à propos de son Escale Numérique afin de mieux comprendre sa démarche générale, son processus de travail, et d’éclairer mon raisonnement à propos de ce jardin suspendu. Il m’a confirmé que ses intentions relatives à ce toit végétal étaient multiples : il cherchait à donner une vision plus agréable sur la rue aux riverains, il permettait d’intégrer au mobilier urbain ses préoccupations environnementales et enfin il permettait de raconter l’histoire de l’ancien Paris aux usagers. En effet, la végétation du toit est celle de l’ancien Paris, alors que la ville n’était encore qu’une campagne. Il a voulu aller à l’encontre du paysagisme très contrôlé de la ville, où chaque platebande est pensée et ajustée, en implantant une végétation différente de celle rencontrée habituellement et en la laissant s’épanouir. Affiche de la conférence de Mathieu LEHANNEUR à l’ICM le 20 Novembre 2014.
Ce prototype est une parfaite illustration de la démarche de création pluridisciplinaire, qui fonctionne sur le dialogue et le partage de connaissances. Mais malheureusement le toit végétal semble être une simple décoration qui vient habiller le mobilier urbain. L’escale numérique est une expérience en milieu urbain, une proposition du designer qui tente de repenser le mobilier en prenant en compte les demandes et besoins des utilisateurs. Cependant, on peut remettre en question sa portée écologique aux vues de la petite surface sur laquelle les plantes sont installées. La réponse viendra avec le temps, une fois que l’on aura étudié ce projet dans la durée. On peut d’ores et déjà dire que même si la portée de ce projet n’est pas significative quant à la taille de la ville, c’est son initiative qui importe, que toutes ces petites choses mises bout à bout pourront faire changer grandement les usages. Si ce projet se révèle opérationnel, il sera développé dans les années à venir.
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Andrea : Lutter contre la pollution de l’air interieur
Andrea est un objet permettant de dépolluer l’air des espaces intérieurs. Le designer est allé chercher l’inspiration dans les mines de charbon. En effet j’ai appris qu’au XIXe siècle, lorsque l’exploitation des mines de charbon était à son paroxysme, les mineurs descendaient avec eux des canaris. Ce petit oiseau leur tenait compagnie par son chant, mais se révélait aussi d’une bien plus grande utilité. En effet, lorsque l’oiseau arrêtait de siffler et mourait c’est qu’il avait été intoxiqué par les émanations de monoxyde de carbone et le silence informait les mineurs de la menace croissante, signal muet remplaçant les systèmes d’alarmes utilisés habituellement. C’est cette utilisation des capacités du vivant, non comme accessoire additionnel mais comme principe déterminant les pratiques, qui intéresses le designer. Il y a quelques années Mathieu Lehanneur a développé un projet avec David Edwards scientifique américain et professeur à l’université d’Harvard. Ce projet était basé sur une réflexion qui voulait optimiser les capacités d’une plante à filtrer l’air intérieur. Photographie d’un mineur tenant un canari – auteur inconnu – url : http://sylvain-post.blogspot. fr/2012/01/face-au-monoxyde-decarbone-la-merci-du.html [consulté le 22 Novembre 2014]
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Le point de départ fût une étude publiée par la NASA appelé Interior Landscape Plants For Indoor Air Pollution Abatement. Cette étude menée dans les années 1980 a été réalisée sur des astronautes à leur retour d’un voyage dans l’espace. Les analyses ont montré une forte présence de gaz polluants dans leurs organismes. Ces particules de gaz étaient issues des objets présents dans leur navette. C’est à ce moment là qu’on a compris qu’une grande majorité d’objets manufacturés et présent en intérieur diffusent des particules polluantes appelées COV, Composés Organiques Volatiles, nocif pour la santé. C’est une pollution nocive dans l’habitat et qui est toujours présente même plusieurs années après la fabrication des objets. Par exemple les tables en bois libèrent du pentachlorophénol, la peinture du trichloréthylène ou encore la colle et les matériaux isolants émettent du formaldéhyde identifié comme « cancérigène certain » par l’OMS ( l’organisation mondiale de la santé ). Nous respirons, dans nos intérieurs, un air chargé de particules issues des objets qui nous entourent. L’objet n’est donc pas seulement contenu dans une frontière solide il émet également des particules formant un halo gazeux que nous respirons.
Couverture du dossier de recherches de la NASA Interior Landscape Plants For Indoor Air Pollution Abatement – url : http:// fr.slideshare.net/ElisaMendelsohn/ interior-landscape-plants-for-indoorair-pollution-abatement
à partir de ce constat le designer français et le scientifique américain ont cherché à l’aide des caractéristiques physiologiques d’une plante à filtrer l’air intérieur afin d’éliminer les particules polluantes. Il y a donc une prise en compte des caractéristiques physiologiques de la plante qui devient un outil pour la dépollution d’un milieu intérieur. L’idée a donc été de développer un objet, une coque contenant une plante qui, a l’aide d’un petit système de ventilation, va forcer l’air à traverser la plante au niveau des feuilles et surtout au niveau des racines et de la terre qui sont les éléments les plus filtrants de la plante. L’air est ainsi filtré en permanence et de façon naturelle.
[consulté le 22 Novembre 2014]
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Les diagrammes présentés sur la page de gauche, sont des tests permettant de démontrer la fiabilité de l’objet. Sur le premier diagramme on peut observer la variabilité du taux de formaldéhyde, un des polluants les plus nocifs présents dans les intérieurs, mesuré pendant 6 heures avec l’objet en fonctionnement qui ne possède pas de plante. On peut remarquer que le taux du polluant reste constant en 6 heures. Sur le second diagramme nous pouvons observer les résultats lorsqu’une plante est placée au cœur du dispositif. On remarque qu’au bout de 90 minutes le taux de formaldéhyde a nettement baissé. Ces expérimentations montrent bien l’efficacité de l’objet Andrea. Ce qui m’intéresse dans ce produit, c’est à la fois la démarche de création, mais aussi l’objet final. La démarche de création est là aussi, comme pour l’Escale numérique, issue d’une collaboration inter disciplinaire. Le designer prend en compte les données et les constats scientifiques. Cette prise de conscience va permettre d’alimenter une volonté d’améliorer l’air des milieux intérieur des individus, en mêlant les résultats des recherches scientifiques et les moyens de production de la société actuelle. L’apport scientifique fait partie inhérente du projet car il trouve sa place dès le début du processus réflexif jusqu’aux expérimentations de l’objet final. Cet objet final me pose question et me renvoie à l’idée d’être en présence d’un nouveau processus de domestication car les plantes aux travers de leurs caractéristiques physiologiques sont devenues des outils pour le designer, outils qu’il enferme dans une coque pour augmenter ses capacités à filtrer l’air. Il y a donc ici un mouvement qui ne s’arrête pas à l’appropriation du vivant mais qui va jusqu’à la transformation pour une utilité optimisée.
Diagramme des tests fait pour contrôler la fiabilité d’Andrea – url : https://www.connox. de/m/100014/142904/media/ andrea/RTP.pdf [consulté le 22 Novembre 2014]
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Conclusion des études de cas de Mathieu Lehanneur La société actuelle demande aux designers de produire pour la collectivité, pour une masse de personnes. Dans un même temps chaque utilisateur qui est un individu distinct en quête d’unicité souhaite être pris en compte dans ses besoins singuliers. Le designer recherche dans sa démarche créative à réaliser pour le plus grand nombre tout en intégrant l’idée que chacun des utilisateurs ait le sentiment d’avoir un accès particulier à l’objet ou à l’espace. Pour ce faire, le designer créé donc des produits et repense le milieu en explorant les possibilités que peuvent apporter les recherches sur la physiologie du vivant et les nouvelles technologiques ceci pour répondre aux besoins des individus. Il travaille sur les interactions entre l’Homme, le vivant et leurs environnements. La spécificité des projets exposés ici est l’intégration de la pluridisciplinarité et du partage des connaissances mises en place tout au long du processus de création. Cette spécificité répond aux problématiques qu’aborde le designer et lui permet d’allier recherches, production et technologies de pointe. L’analyse du processus de travail de Mathieu Lehanneur montre bien l’intérêt de lier à la fois la réflexion de création d’objet ou de mobilier urbain, et les recherches scientifiques. On peut voir ici une étrange ressemblance entre les projets de Mathieu Lehanneur et Benjamin Graindorge notamment entre le projet The Cave et le projet Andrea. Quand chacun à pour vocation de développer sa personnalité et son regard personnel, on peut voir là apparaître une communauté de milieu et d’époque. Je vais m’intéresser maintenant au travail de Susana Soares et notamment à son travail d’expérimentation des caractéristiques physiologiques des insectes.
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Andrea url : http://www.mathieulehanneur. fr/projet.php?projet=90 [consulté le 22 Novembre 2014]
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Susana Soares : les recherches scientifiques comme cadre pour enrichir les processus de création
« As for the actions of our Senses, we cannot but observe them to be in many particulars much outdone by those of other Creatures, and when at best, to be far short of the perfection they seem capable of »46 Sir Robert Hooke
« En ce qui concerne les actions de nos sens , nous ne pouvons qu’observer que dans de nombreux détails, ils sont surpassées par ceux des autres créatures, et quand ils nous paraissent au mieux , ils sont loin de la perfection, dont ils semblent capables » Sir Robert Hooke Micrographia 1665
46 –
( Ce livre contient de nombreuses observations réalisées à l’aide de microscopes et de télescopes. ) [en ligne] url : http://www.susanasoares.com/ index.php?id=56 [consulté le 2 Novembre 2014]
Portrait de Susana Soares – url :http://www.susanasoares.com/ index.php?id=5 [consulté le 2 Novembre 2014]
Susana Soares est une designer portugaise née en 1977. La particularité de son travail est le recours à un processus qui se veut comprendre et analyser comment le vivant fonctionne, afin d’en extraire ses propriétés, ses caractéristiques pour les implanter dans ses projets. Elle illustre tout comme Mathieu Lehanneur le travail en collaboration et la mise en place d’un design pluridisciplinaire. Pour mettre en place son processus de création, la designer s’informe sur les avancées scientifiques via des journaux spécialisés comme le journal New Scientist et ses rencontres avec des scientifiques. Sa collecte incessante lui permet d’identifier et mettre en relation des informations scientifiques et les problèmes de société encore irrésolu, notamment les problèmes de santé.
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On peut dire que le design est pour elle un moyen de questionner les nouvelles technologies et la recherche scientifique au bénéfice du service des individus. On remarque d’ailleurs qu’elle est à la fois designer et chercheuse au Royal Collège of Art ainsi qu’a l’université Goldsmith. Ses projets pluridisciplinaires ont été publiés à la fois dans des magazines de design mais aussi, et c’est ce qui est intéressant, dans des revues scientifiques. Son travail se concentre sur la compréhension et l’analyse des systèmes vivants afin de pouvoir les utiliser soit directement comme outils soit en reproduisant artificiellement leurs caractéristiques à l’aide des technologies actuelles. Pour illustrer sa démarche de travail, je vais m’intéresser à deux de ses projets. Tout d’abord je vais étudier son projet Bee’s, qui tente de répondre à une problématique de santé, qui est la détection des cancers le plus tôt possible. Ensuite, j’analyserai son projet Am I Attractive ? qui est encore au stade expérimental.
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Bee’s : Utilisation des capacités olfactives des abeilles
Le projet Bee’s est un ensemble d’objets en verre renfermant des abeilles qui sont utilisées pour leurs caractéristiques de détection naturelle.
47 – Article du 7 Août 2004 : « Les abeilles policières » – [en ligne] – url :http://www.algerie-dz.com/ article958.html
[consulté le 2 Novembre 2014]
Le projet s’inspire des études et des recherches menées par Jerry Bromcenshenk entomologiste à l’université du Montana. Ces études menées depuis 1981 avaient pour but d’aider l’armée américaine à la détection et à la localisation de mines antipersonnel, à l’aide d’abeilles.47 Des centaines de milliers de capteurs sensoriels situés sur leurs antennes permettent aux abeilles de détecter les différentes odeurs de leur environnement et ce avec une grande précision. De plus, ces hyménoptères ont la capacité de mémoriser un grand nombre d’odeurs. C’est cette capacité olfactive que tentent d’utiliser les chercheurs. Lors de ces études on a pu constater qu’il est très facile d’éduquer des abeilles à se diriger vers une source odorante donnée. C’est un apprentissage qui s’inspire des recherches du médecin et physiologiste russe Ivan Pavlov, sur les lois fondamentales de l’acquisition et la perte des « réflexes conditionnels », c’est-à-dire :
48 – Ivan Pavlov – Wikipédia – [en ligne] – url :http://fr.wikipedia. org/wiki/Ivan_Pavlov
[consulté le 2 Novembre 2014]
« les réponses réflexes, comme la salivation, qui ne se produisaient que de façon conditionnelle dans des conditions expérimentales spécifiques chez l’animal. »48
Receptacle d’abeilles : cet objet est utilisé pour collecter les abeilles pour les former, une solution sucrée est utilisée pour les attirer à l’intérieur – 15*9 cm – prototype 2009 – url :http://www. susanasoares.com/index.php?id=56 [consulté le 22 Novembre 2014]
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À partir de ces recherches, la designer Susana Soares a créé un projet à usage médical nommé Bee’s. Tout comme l’armée américaine qui utilise les capacités olfactives des abeilles pour détecter les mines antipersonnel, elle utilise et éduque les abeilles à détecter des odeurs spécifiques, comme des toxines ou des phéromones, afin de pouvoir poser un diagnostique médical à partir de l’haleine des patients. Ces recherches ont abouti à un projet composé de trois objets. Ces objets sont des contenants réalisés entièrement en verre, ce qui n’est pas sans rappeler les récipients des laboratoires. Ces trois objets sont des outils de diagnostic, qui abriteront des abeilles afin qu’elles détectent des maladies ou une grossesse. Regardons les contenants en verre de plus près. Ils possèdent chacun deux compartiments principaux : - Un premier, qui est un petit espace qui recevra l’haleine du patient et permettra le diagnostic. - Un second qui est un plus grand compartiment qui va accueillir les abeilles éduquées, le temps du diagnostic. Le principe d’utilisation est simple, le patient va souffler dans le petit compartiment afin que son souffle y soit emprisonné. Si les abeilles se précipitent près de ce compartiment, cela voudra dire qu’elles ont détecté dans le souffle du patient des particules qu’ont leurs a appris à reconnaître.
L’apprentissage des abeilles est un souvenir de la récompense, car pour les éduquer, il faut mêler l’odorat qui doit être appris, à une récompense pour qu’elle puisse se souvenir de l’odeur donnée.
Susana Soares a donc pensé ces trois objets, comme un moyen d’utiliser les caractéristiques olfactives des abeilles à des fins de diagnostic médical, la forme a donc été pensée afin de maximiser l’analyse du souffle du patient.
Objet d’éducation des abeilles – 20*7*9 cm – prototype 2009 – url :http://www.susanasoares.com/ index.php?id=56 [consulté le 22 Novembre 2014]
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Trois objets pour trois diagnostics : – FACE OBJECT, permet de diagnostiquer des maladies telles que le cancer ou encore la tuberculose.
Ci-dessous : FACE OBJECT– http://www.susanasoares.com/ index.php?id=56 [consulté le 22 Novembre 2014]
En haut à droite : FERTILITY CYCLE OBJECT– http://www.susanasoares.com/ index.php?id=56 [consulté le 22 Novembre 2014]
En bas à gauche : PRECISE OBJECT– http://www.susanasoares.com/ index.php?id=56 [consulté le 22 Novembre 2014]
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– FERTILITY CYCLE OBJECT quant à lui est utilisé afin de surveiller les cycles de fertilité d’une femme. Cet objet possède un petit compartiment divisé en trois parties qui correspondent à trois stades de la période d’ovulation d’une femme. La première partie fait référence à la période d’ovulation, la seconde partie, elle, fait référence aux pré-ovulations et enfin la troisième partie fait référence à l’état de post-ovulation. – PRECISE OBJECT est un objet qui possède un conduit spécifique externe que les abeilles doivent emprunter si elles détectent des particules connues. Ce troisième objet permet d’obtenir un résultat plus précis que les deux autres objets, que ce soit pour le diagnostic d’une maladie ou pour le suivi d’ovulation. De plus, il possède un conduit flexible pour la détection des grossesses, qui relie l’objet aux aisselles de la femme, car c’est à cet endroit que les hormones recherchées seront les plus présentes.
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Grâce à ces objets, Susana Soares a mis en place un protocole d’utilisation : 1 : contact avec des apiculteurs. 2 : l’identification des besoins des patients, en demande de ces objets. 3 : une sélection d’abeilles éduquées qui correspondent aux besoins identifiés du patient. 4 : l’envoi, au domicile du patient, du système de diagnostique. 5 : Mise en place du diagnostique. 6 : Libération des abeilles. Dans ce projet, les abeilles deviennent des outils au service de l’homme, tout comme les plantes utilisées dans le projet Andrea de Mathieu Lehanneur. L’enfermement de ces hyménoptères rend l’idée d’outil plus forte. Schéma du protocole d’utilisation – url:http://www.susanasoares.com/ index.php?id=56 [consulté le 22 Novembre 2014]
Ne sommes-nous pas ici face à un nouveau processus de domestication, voir de domination, certes ponctuelle mais présente ?
Il me semble que oui, ici, l’insecte n’est qu’un moyen, un outil pour combler ce que nos technologies n’arrivent pas encore à réaliser ou font déjà mais avec une procédure très lourde pour le patient. Cette domestication est accentuée par le fait que le projet est centré sur les besoins de l’homme. De plus ces objets ont une symbolique très forte qui rappelle le matériel de laboratoire. Ils incorporent aussi, une part d’imaginaire qui permet au dispositif de questionner le patient qui ne peut pas connaître l’usage de ces contenants par la simple observation. Le projet Bee’s de Susana Soares allie plusieurs disciplines, le design, la médecine, les spécialistes des abeilles et les moyens de production comme l’artisanat. On peut voir à travers ce projet la volonté du designer de mettre en avant les relations entre les hommes et les systèmes biologiques du vivant. Il y a dans cet exemple un constat assez fort, qui met en évidence l’importance de connaître les particularités et le potentiel des systèmes vivants avec lesquels nous cohabitons car ceux-ci peuvent nous apporter des aides non négligeables dans les avancées de la société comme ici les avancées médicales. Susana Soares questionne donc la relation entre l’Homme et les systèmes vivants le tout en soulevant l’importance d’exploiter les caractéristiques physiologiques des systèmes vivants. Dans ce projet elle émet une proposition qui questionne la confrontation entre les caractéristiques physiologiques des systèmes vivants et celles issues de la pensée de l’homme sans prise en compte des caractéristiques du vivant. Dans ce projet apparaît donc la présence d’un nouveau naturalisme qui s’oppose aux pratiques médicales mises en place actuellement qui reposent uniquement sur les technologies humaines, et qui interrogent l’adaptabilité de l’Homme face aux nouvelles technologies de pointe et sa capacité à se transformer ou à trouver dans son environnement des solutions aux problèmes actuels de la société. On peut imaginer une évolution de ce projet en créant des artéfacts permettant de recréer les caractéristiques olfactives des abeilles afin de ne plus être dans un processus de domestication mais dans un processus de collaboration. Pour compléter mon analyse je vais m’intéresser à un autre projet expérimental de Susana Soares appelé Am I Attractive.
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Am I Attractive ? : Comment lutter contre les piqûres de moustiques ?
Am I Attractive ? est un projet expérimental développé en collaboration avec le docteur James Logan et le centre de recherche Rothamsted. Recherches de départ : Ce projet débute à partir des résultats des recherches du docteur James Logan et de son équipe. Ils ont développé une nouvelle théorie, pour expliquer pourquoi quelques individus attirent beaucoup plus les moustiques et les moucherons que d’autres. Ils ont évalué que plus de 1.2 millions de personnes meurent de la malaria ( portée par des moustiques ) chaque année, soit un réel problème de santé international. à partir de cette constatation Susana Soares a développé en collaboration avec le docteur James Logan et le laboratoire Rothamsted le projet Am I Attractive ?. Le questionnement était : le design pourrait-il ouvrir de nouveaux espaces de communication qui croisent les frontières entre les experts, les scientifiques et les individus ?
Prototypes et tests du concept au centre de recherche Rothamsted , mai 2009 – url:http://www. susanasoares.com/index.php?id=58 [consulté le 22 Novembre 2014]
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Pour ce projet il y a un travail sur les interactions entre les insectes, notamment les moustiques et les individus. Le concept est de comparer le niveau d’attrait de deux personnes en créant une compétition « vivante ». Le principe est que deux individus placent leurs mains à l’intérieur de deux cônes spécifiques. Ces cônes sont des excroissances d’une sphère contenant les moustiques avec un flux d’air constant. Entre ces deux parties, se trouve une paroi qui protège les individus des piqûres tout en enfermant les insectes. Les moustiques vont alors se diriger préférentiellement vers l’individu sécrétant les substances chimiques les plus attractives. Ce projet cherche donc à démontrer et à évaluer l’attrait des différentes substances olfactives sur des insectes. Cette expérimentation développe de nouvelles méthodes et stratégie de recherche. La spécificité de ce projet développé par un designer, est qu’il peut être utilisé comme outil de laboratoire. Il y a une volonté d’utiliser les capacités du design comme un outil collaboratif qui rassemble les recherches scientifiques et les individus, afin de créer un débat et une participation de chacune des parties. L’expérimentation a été organisée en 2009 durant un festival organisé à Londres. Elle a été mis en place à la Southbank Center en collaboration avec l’association Pestival.49 On peut imaginer une évolution de ce projet en créant des artéfacts permettant de recréer les caractéristiques odorantes protectrices des piqures d’insectes. Am I Attractive ? est un projet qui a pour objectif :
Schéma d’utilisation du projet Am I Attractive ? – url:http://www. susanasoares.com/index.php?id=58 [consulté le 22 Novembre 2014]
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- De changer la perception des individus sur les insectes. - De créer un outil de sensibilisation de la société à la recherche sur la malaria et les maladies transmissibles par les insectes. - D’ouvrir et de développer une relation entre la science et le individu grâce au design.
49 – Cette association organise plusieurs festivals d’art qui examine l’interactivité entre humains et insectes grâce à ce qu’ils appellent les biosciences. Elle questionne cette interaction à travers l’art contemporain, le cinéma, la musique et aussi le design, en proposant des démonstrations scientifiques et des projets éducatifs. Ce qui permet le rassemblement d’éminent scientifique avec les communautés locales afin de collaborer sur des projets inter disciplinaire plaçant le monde naturel au centre des projets. Ceci a pour but, d’offrir une proposition appropriée pour les chercheurs, les artistes, les designers, mais aussi pour donner une nouvelle perception des insectes et de la biosphère au plus grand nombre.
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Tout comme le projet Bee’s, Am I Attractive ? questionne l’interaction entre l’homme et son environnement et plus particulièrement entre l’homme et les moustiques. Cette interaction joue là aussi le rôle de prévention mais cela va au delà car cette interaction n’est pas une fin en soit mais devient un outils décisif dans les travaux des scientifiques. Car même si l’expérimentation semble être un jeu, elle permet aux chercheurs de cibler les individus immunisés contre les piqures d’insectes comme les moustiques. Cela leurs permettra de déterminer et comprendre quelles sont les particules rendent ses individus inodores auprès de ces insectes. On voit là la volonté de la designer à créer un outil de recherches très proche, encore, des outils de laboratoires. Le design devient donc la une aide pour la recherche et les scientifiques. Expérimentation du projet Am I Attractive ? – url:http://www. susanasoares.com/index.php?id=58 [consulté le 22 Novembre 2014]
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Conclusion à travers les études de cas de Susana Soares En vue de ces deux projets on comprend que l’analyse et l’étude des fonctions et des caractéristiques du vivant sont importantes pour des designers comme Susana Soares. Elle a la conviction que c’est aux travers de ces études qu’elle pourra développer et découvrir des réponses lié à des problèmes encore non résolu par nos moyen modernes, comme ici, le dépistage rapide et en amont de maladie comme le cancer ou d’autre maladies mortelles. Ce travail de recherche ainsi que le processus de création sont profondément changé avec la mise en place d’un travail pluridisciplinaire. Le design devient ici un outil collaboratif qui ouvre de nouveaux espaces où ce croise de plus en plus de spécialistes. Ce qui est très intéressant dans les travaux de Susana Soares, c’est l’intérêt mutuel que peuvent avoir le design et les sciences dans une collaboration. Bien sûr le design s’inspire et travail avec les données confirmées par les chercheurs mais on s’aperçoit de plus en plus que le design peut devenir un apport et un outil intéressant pour les scientifiques et peuvent les aider dans leurs recherches. Ce qui semble déranger là encore, comme pour le projet Bee’s c’est l’utilisation des insectes comme outil qui nous met face à la question de la domestication voir de la domination de l’homme sur les autres êtres vivant.
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Conclusion Pour conclure, l’écriture de ce mémoire m’a permis de découvrir différents processus de collaboration entre des designers et des scientifiques et d’identifier les prémisses d’un rapport entre le vivant et le design, rapport que nous avons désigné comme un nouveau naturalisme. Benjamin Graindorge, travaille avec des données scientifiques et naturelles confirmées mais ne collabore pas directement avec les scientifiques. Mathieu Lehanneur ou Ross Lovegrove quant à eux rencontrent des scientifiques afin de les comprendre pour travailler sur leurs recherches sur le vivant et mettre celles-ci en forme. Susana Soares, quant à elle, intègre et implique entièrement son travail dans le protocole scientifique pour créer des outils qui mettent en lien la connaissances et les individus dans une recherche de symbiose design/science.
1– Exemple : à la conférence de M.Lehanneur à l’Hôpital de la Salpêtrière, un médecin de l’ICM l’a remercié de lui avoir appris ce qu’était le design car pour lui :
« Le design c’est de prendre un objet et le rendre beau »
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J’ai ensuite pris conscience de l’ouverture des champs de création traditionnels et de l’intérêt que peut avoir pour la société la collaboration entre les designers et des spécialistes d’autres disciplines, ici des disciplines scientifiques. Ainsi, de nouveaux champs de création ainsi que de nouvelles problématiques s’offrent aux designers. La prise en compte du ressenti et des modes de vie des usagers dans les projets de Susana Soares et de Mathieu Lehanneur illustrent ce changement de regard sur le rôle du designer.1
( morphogénèse, morphologie, physiologie et interaction entre les êtres vivants ). Ces nouveaux outils et l’apport des différentes disciplines qui croisent le design : l’architecture, les sciences cognitives, l’informatique et bien sûr l’ingénierie permettent maintenant aux designers d’atteindre dans leurs projets, un niveau de complexité proche du vivant. Le développement de ma réflexion pour ce mémoire m’amène aujourd’hui à penser que la prochaine évolution sera la sortie du processus de domestication pour entrer, dans une nouvelle évolution du design : la création d’artefacts aux capacités identiques à celles qui nous intéressent chez les êtres vivants. C’est en ce sens que l’avènement de ce nouveau naturalisme, doit être encouragé et que les collaborations design, sciences et technologies computationnelles doivent être développées. Ce mémoire m’a permis de fonder une réflexion que je vais pouvoir développer et alimenter pour mes projets futurs et d’avoir un regard plus averti sur l’utilisation du vivant dans le design.
Bien que cette approche du vivant ne soit pas nouvelle, un temps délaissée par un manque de moyens techniques, elle est aujourd’hui relancée par les formidables capacités d’exploration offertes par les avancées techniques et technologiques liées aux outils computationnels. De nouveaux logiciels permettent d’approfondir l’exploration des principes de fonctionnement du vivant et une meilleure compréhension de son fonctionnement
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ANNEXES
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ANNEXE 1 : Interview Benjamin Graindorge 14 novembre 2014 A : Benjamin Graindorge, comment qualifiez-vous votre travail ? B. Graindorge : Je pense que je suis designer, car j’utilise des outils de l’industrie. Après ce n’est peut-être pas suffisant, mais il me semble que dans mes activités, que ce soit la recherche, un travail industriel, un travail d’édition ou l’aménagement d’espace, mon attitude, ma posture face à l’acte créatif, à la mise en réalité de la pensée il y a toujours les outils du Designer. C’est-à-dire que je m’adapte à l’artisanat, à un outil industriel, à des moyens de fabriquer de manière répétée et quantique. Donc, en ça je suis designer. Je suis de formation scientifique à l’origine, tout comme ma famille, et je sors de l’ENSCI. Je suis un créateur industriel selon mon diplôme mais finalement je m’en fiche un peu et, par exemple, je viens de dessiner des costumes et un décor pour un spectacle de danse, j‘ai travaillé avec un ami artiste pour un film, je fais du design industriel, de l’édition, de la galerie, donc j’essaie de ne pas me formater. A : Situez-vous votre travail sur une lignée de design pluridisciplinaire ? B. Graindorge : Oui, je pense sincèrement que le design industriel tel qu’on l’entend habituellement, n’existe plus, tout au moins en France et en Europe. Je pense que si l’on veut faire du design industriel comme on l’entendait dans les années 60 ou 70 il faut aller en Asie (rires).
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A : On sent dans votre travail une forte influence des formes naturelles, un « imaginaire naturel ». Est-ce que pour vous le monde du vivant est une source d’inspiration ? Et si c’est le cas, comment travaillez-vous cette influence ? B. Graindorge : Je suis très curieux de la façon dont la nature se crée. Ce n’est pas tellement reproduire des formes naturelles qui m’intéresse mais plutôt de comprendre comment elles sont construites. La nature est efficace, elle cherche toujours le meilleur moyen de fabriquer les choses et c’est très rationnel. J’essaie de comprendre ces mécanismes-là, pour ensuite les reproduire. Pour revenir sur mes outils de designer, oui, j’ai l’impression que comprendre comment les choses sont fabriquées fait partie des outils du design. A : Vous est-il arrivé de travailler avec des scientifiques lors de vos projets ? B. Graindorge : Si la question est de me demander si, comme Mathieu Lehanneur je m’associe avec des scientifiques pour valider un projet, ma réponse est non. C’est plutôt l’inverse, ma démarche est très empirique, c’est-à-dire que je procède par essai. J’ai obtenu un bac S option mathématiques et dans ma famille il y a beaucoup d’ingénieurs. J’ai donc une culture scientifique de base, je continue à lire des revues dans ces domaines et les recherches scientifiques m’intéressent. Je m’inspire beaucoup de ces données et, par exemple, quand j’ai créé « Floating Garden », le système aquaphonique, j’ai fait beaucoup de tests, c’était très empirique mais ça a fonctionné pour finalement obtenir le résultat escompté.
Je considère que les limites de mon travail, dans sa réalité, sont trop faibles pour que des scientifiques puissent intervenir sur des projets comme celui-là.
de plus étrange, de moins disponible immédiatement à la vue. C’est-à-dire que même si la lumière l’éclaire, des zones restent dans l’ombre, c’est plus abstrait, plus dense.
A : Vous travaillez donc la forme par l’expérimentation ?
A : Est-ce que vos objets cherchent à questionner l’individu ?
B. Graindorge : Oui, finalement je pense que je pourrais bien m’entendre avec les scientifiques de la renaissance par exemple, ces personnes qui testaient des trucs sans trop savoir où ils allaient. Les sciences d’aujourd’hui trop précises, trop appliquées, je pense que finalement ce n’est pas totalement adapté à mon travail.
B. Graindorge : Bien sûr, c’est en cela que je fais plus de la recherche que du design industriel. Pour moi les objets ont deux lectures possibles. La première est une lecture simple, directe. La seconde est une lecture qui apparaît seulement lorsque l’individu a envie de regarder l’objet avec plus d’attention. C’est lors de cette seconde lecture que l’on commence à voir les détails et surtout que cela évoque des choses à celui qui regarde. Evidemment, ce que je recherche c’est de provoquer l’émotion. Si cela doit passer par une étrangeté, cela m’intéresse. Je réalise des choses plus simples lorsque je travaille pour des maisons d’éditions comme CINNA, alors que j’essaie d’être beaucoup plus chargé émotionnellement dans mes travaux pour les galeries.
A : Est-ce que dans votre vase « Ikebana Medulla » et dans votre lampe « The Cave », il y a une influence des formes naturelles ou est-ce plutôt une expérimentation de formes ? B. Graindorge : Tout est mélangé, il est difficile pour moi d’être aussi catégorique, aussi ferme, sur la provenance des choses. « Ikebana Medulla » je l’ai dessiné au Japon, à Kyoto, à la villa Kujoyama. L’idée était d’assembler ce que je percevais du Japon, c’est à dire une chose très épurée. Pour moi le Japon est un pays à l’image extérieure extrêmement calme, posée mais quand on y vit un petit peu on comprend que c’est un pays proche de la nature, très animal, presque violent où tout est contraint. L’idée était donc de créer un cadre représenté par le vase dans lequel il y ait un tuteur qui représente le vivant. C’était l’émotion que je voulais y mettre. L’intérêt du tuteur c’est aussi d’aider l’utilisateur à placer la création florale. Je l’ai appelé « Ikebana Medulla » car Ikebana c’est l’art de composition floral japonais et Medulla c’est la base du cortex, c’est le moment où le système nerveux devient cerveau. D’où une forme un peu organique entre la plante et le système nerveux, une sorte de méduse, c’est une expérimentation. Pour « The Cave », c’est un peu plus introspectif, c’est un objet un peu plus fermé, c’est vraiment une sorte de nébuleuse, une pensée primitive, il y a quelque chose de plus intériorisé,
A : pouvez-vous me décrire les différentes phases de réalisation d’un projet ? B. Graindorge : Je commence par réaliser des dessins automatiques, des dessins de sensations ou d’ambiances, l’acte de création commence à ce moment-là, pour évoluer vers des dessins plus appliqués, déjà pensés avec une forme ou une fonction. Ce qui est intéressant c’est que malgré moi, mes dessins automatiques sont toujours réutilisés et introduits dans des projets. Je dessine mes objets de façon abstraite, jusqu’au moment où ils deviennent très réalistes grâce à l’outil informatique. Ensuite je vais voir un artisan, un industriel ou un éditeur et je reconstruis le projet. C’est-à-dire qu’au moment ou je commence à être content d’un projet je le déconstruis afin de pouvoir développer une collaboration avec les personnes avec qui je travaille. 129
En effet les artisans ont des choses à m’apprendre et les éditeurs m’apportent des questions de fonctionnement. Cela me permet de réfléchir à la destination de mes projets. Je pars donc d’un projet personnel pour l’ouvrir au plus grand monde. A :Comment utilisez-vous les logiciels de modélisation ? B. Graindorge : Mes dessins sont souvent irréalisables donc je restructure la forme grâce aux logiciels de modélisations pour les rendre réalisables. Les logiciels comme Grasshopper sont des béquilles pour la réalisation de mes projets. Je pense sincèrement que beaucoup de formes que je réalise existent depuis toujours mais que nous n’avions pas la capacité de les représenter. Léonard de Vinci dessinait ses machines volantes mais il a fallu plusieurs siècles pour que les premiers avions apparaissent. Je ne me compare pas à Léonard de Vinci mais je pense que l’on a la même difficulté qui se pose entre l’imaginaire et la représentation du réel et aujourd’hui les logiciels de modélisation nous aident. A : J’aimerai savoir si, pour vous, le fait de s’inspirer, voir même d’utiliser le vivant comme modèle ou comme outil est un nouveau processus de domestication ? B. Graindorge : C’est intéressant, je pense qu’il y a deux manières de comprendre la nature. La première c’est de créer des jardins, une sorte d’espace rêvé ou la nature est belle, sage, maitrisée, encadrée et propre. La deuxième c’est d’accepter que la nature fasse peur, qu’elle soit sauvage, qu’elle puisse être violente et dure. Dans mes projets même si la nature est maîtrisée j’en conviens, comme dans « Ikebana Medulla » et « The Cave » j’ai voulu y mettre un peu de sauvagerie, d’angoisse car pour moi la nature n’est pas toujours agréable, elle peut être dure et violente.
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Pour en revenir à la domestication j’essaie de l’éviter le plus possible, mais je suis bien d’accord que c’est toujours un moyen de re-décorer son univers par de la nature mais j’essaie de faire en sorte que cette « décoration », si nous pouvons dire, pose des questions. C’est en cela que je suis designer et non décorateur.
Je suis aussi un grand fan de Hans Wagner qui n’a pratiquement réalisé que des chaises toute sa vie, sauf que chaque chaise était différente. Il les améliorait petit à petit. Si je pouvais au moins faire ça, c’est-à-dire si je pouvais prendre des projets des Bouroullec, les améliorer un petit peu et les déplacer dans ma sphère, dans ma sensibilité, ce serait très bien.
A : Est-ce que le but vos objets questionnant, est l’amélioration du quotidien et du milieu des individus ? B. Graindorge : Bien sûr. Pour moi, mon travail c’est d’améliorer le quotidien. J’aime bien penser, mais c’est très prétentieux (rires), que les médecins soignent au présent et donc améliorent le quotidien au moment présent et que nous, designers, nous l’améliorons dans le long terme, en pensant l’objet gommé de ses imperfections et de ses maladresses. A : Quelles sont les personnes qui vous inspirent ? B. Graindorge : Plein ! Enfin de vivant pas trop (rires), car comme tous les designers, je trouve les designers contemporains assez médiocres (rires), car on est forcément en train de se regarder le nombril. Après, ce n’est pas une nouveauté, je suis un fan absolu des frères Bouroullec, j’ai travaillé pour eux. Même si maintenant je peux dire que mon travail s’en détache, c’est eux qui m’ont clairement apprit à travailler. J’aime beaucoup aussi les Eames, Charlotte Perriand, Jean Prouvé, Pierre Paulin, tous ces designers m’intéressent. J’ai toujours assumé être un « bébé Bouroullec », il y a cinq ans encore on ne devait pas le dire, il fallait exister par soi-même, mais je pense que cela a changé. On commence à comprendre qu’il existe des filiations et qu’il ne faut pas les supprimer. Quand je vois le travail des Bouroullec et quand je regarde des objets de Charlotte Perriand de Jean Prouvé ou encore de Ettore Sottsass, c’est vraiment fort, donc ne pas l’assumer serait une bêtise. 131
ANNEXE 2 : Workshop
« Vision Machine II », Robotique, fabrication additive et scan 3D
avec Felix Agid, Tristan Gobin et Charles Bouyssou [ équipe:Janvier Marie, Jolivet Melissa, Letard Anneline, Sabler Laure et Sineux Margaux] Le Mans Esba TALM, Novembre 2014
1 – Hypothèses de travail
Comment transformer le mouvement en matière? Utiliser la trajectoire? Le temps de déplacement? Sa position par rapport à la caméra?
- Utiliser le robot afin de représenter et faire apparaître un élément immatériel tel qu’un déplacement, un mouvement quel qu’il soit. - Analyser la trajectoire d’une blatte de Madagascar dans un espace tridimentionnel donné.
DESSINS PREPARATOIRE: Melissa Jolivet
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2 – Les Inputs
Une blatte, a été placée dans une boîte en plexiglas transparente, et s’est déplacée dans l’espace. Nous avons enregistré et scanné ses déplacements et ses mouvement à l’aide d’une kinect. Afin que la kinect capte le mieux le signal, une gomette de couleur a été placée sur son dos.
Photographies des déplacements de la blatte de Madagascar Crédit : Anneline LETARD
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3 – Processus
4 – Signal
Une fois le signal enregistré par la kinect, nous avons traité les déplacements qui ont été traduis par des points à l’aide des logiciels Grasshopper et HAL. La distance entre ces points varie selon le temps d’arrêt de la blatte : plus elle est immobile plus les points sont proches.
Ces données sont envoyées au robot. Il reproduit ainsi la trajectoire de l’insecte mais aussi la manière dont il s’est déplacé : arrêt, accélération. Plus les points sont rapprochés, plus le robot s’enfonce dans la terre.
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Traitements des mouvements de l’insecte par Grasshopper
Envoi des données au robot grâce au logiciel HAL
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5 – Outils et parcours
6 – Expérimentations
AIR
OUTILS :
MATIERES :
PARCOURS :
Quatre outils ont été dessinés et créés pour expérimenter différentes formes:
Utiliser des blocs de terre (grès, porcelaine)
La blatte : trajet dans une boite en plexiglas transparent. Répérée par un point de couleur qui envoit le signal.
Un outil conique pointu, incisif. Un outil plat qui déforme la matière. Un demi-cercle Une fourche avec un fil qui permet d’enlever de la matière
L : 20 cm l : 20 cm P : 5 cm Ce bloc de terre est positionné dans un cadre en bois pour le maintenir. Cadre en bois qui est lui-même fixé sur un socle, à la hauteur la plus adaptée au robot.
Autres parcours possibles :
CIRE X X
X
EAU
X
CIRE
X
La cire se gonfle
X
La main : Mouvement de la main devant la Leap La lumière : variation d’une intensité lumineuse Ces données permettent d’obtenir un nuage de points qui guide le robot.
Dessins des outils utilisés
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SABLE TERRE
OBSERVATIONS Le sucre se fige à la cire mais le résultat reste en 2D Petite quantité de cire : le résultat reste en 2D. grosse quantité de cire : tout coagule et on obtient un bloc. le sable n’adhère pas à la cire. La terre se gonfle et éclate. La terre se gonfle et se dégonfle. La cire se fige instantanément.
SUCRE EN POUDRE GROS SEL
Expérimentations : - De l’air dans de la terre - De la cire dans du sel et du sucre
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7 – Résultats obtenus
Tests de l’outillage et usinage des déplacements de l’insect, en vu de thermoformer du verre
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Bibliographie LIVRES BARATAY, éric, Les planches du dictionnaire universel d’histoire naturelle de Charles D’orbigny - Portraits d’animaux, Fage, 2007 BENNANI, Mohammed, Vers un design naturel, éditions Le Manuscrit, 2006 BENYUS, Janine M., Biomimétisme: Quand la nature inspire des innovations durables, Rue de l’échiquier, 2011 BRANZI, Andrea, Nouvelles de la métropole froide, éditions du Centre Pompidou, 1992
SITES LES PLUS CONSULTÉS
COLLOQUES ET EXPOSITIONS
MORRIS, William, Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, Rivages, 2013
ARTE TV, url : http://www.arte.tv/fr
Inspired by nature, Le Lieu du Design, 2010
MYERS, William, Bio Design: Nature + Science + Creativity, The Museum of Modern Art, New York, 2012.
DESIGN ET RECHERCHE, url : http://www.designetrecherche.org/?p=717
PICQ , Pascal, Les origines de l’homme, éditions Points, 2005 THOMPSON, D’Arcy Wentworth, Forme et croissance, Éditions du Seuil, 2009.
FRANCE CULTURE, url : http://www.franceculture.fr FRANCE INTER, url : http://www.franceinter.fr
Chapitres consultés :
LE LIEU DU DESIGN, url : http://www.lelieududesign.com
– Les territoires de l’imaginaire – Une écologie de l’univers artificiel
LE LAROUSSE, url : http://www.larousse.fr
HEACKEL, Ernst, Art Forms in Nature, éditions Prestel , 2008
SITE DE ROSS LOVEGROVE, url : http://www.rosslovegrove.com
MICHEL, Aurélie. Raison publique N° 17 : Imagination(s) environnementale(s) - article : « La ville-paysage du XXIe siècle : une symbiose de l’architecture et de la nature », Lambert Barthélémy, 2012
SITE DE BENJAMIN GRAINDORGE, url : http://www.benjamingraindorge.fr
MIGAYROU, Frédéric et BRAYER, Marie-Ange Archilab 2013 : Naturaliser l’architecture, Éditions HYX, 2013.
SITE DE SUSANA SOARES, url : http://www.susanasoares.com
Chapitres consultés pour ce mémoire :
- BRAYER, Marie-Ange, De la nature et de l’artifice : Affects et artefacts dans l’architecture naturalisée - MIGAYROU, Frédéric, Naturaliser L’architecture
SITE DE MATHIEU LEHANNEUR, url : http://www.mathieulehanneur.fr
TED, url : http://www.ted.com
Les conférences extrascientifiques de l’ICM, Mathieu LEHANNEUR, 20 novembre 2014 Architecture et sciences : Une nouvelle naturalité: Le 24 octobre 2013 L’architecture comme écosystème avec : Claudia Pasquero & Marco Poletto de ecoLogicStudio (UK) Marcos Cruz & Marjan Colletti de marcosandmarjan (UK) Kristina Schinegger de soma (AT) Anouk Legendre de X_TU Architects (FR) Formalisation avec : Alisa Andrasek de Biothing (UK) Michael Hansmeyer (DE) Philippe Morel de EZCT Architecture & Design Research (FR) Comportements matériels avec : Achim Menges (DE) Theodore Spyropoulos de Minimaforms (UK) Marc Fornes de MARC FORNES & THEVERYMANY™ (USA) Lien vidéo : http://vimeo.com/channels/9tharchilab
-VARENNE, Franck, Le parti pris des choses computationnelles Modèles et simulationsen design et architecture
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Table des matières Remerciements
II – Les caractéristiques physiologique du vivant comme outils et ses influences sur le milieu
Introduction
1 – Qu’est-ce que la physiologie ? 2 – En quoi cela constitue un outil ?
I – Les caractéristiques morphologiques du vivant comme modèle et ses influences sur le milieu
3 – Influence des caractéristiques physiologiques du vivant sur le milieu, à travers les travaux de deux designers 3.A) Mathieu Lehanneur : une production scientifique ? 3.A.1) L’escale Numérique : mobilier urbain 3.A.2) Andrea : Lutter contre la pollution de l’air interieur 3.B.3) Conclusion des études de cas de Mathieu Lehanneur
1 – De quel modèle parle-t-on ? 2 – Les caractéristiques morphologiques du vivant 3 – L’évolution de ce modèle du XIXe siècle à aujourd’hui, en prenant Karl Blossfeldt comme pivot 3.A) Présentation de son travail 3.B) L’approche de Karl Blossfeldt à l’égard du modèle naturel est-elle toujours possible aujourd’hui ?
3.B) Susana Soares : les recherches scientifiques comme cadre pour enrichir les processus de création 3.B.1) Bee’s : Utilisation des capacités olfactives des abeilles 3.B.2) Am I Attractive ? : Comment lutter contre les piqures de moustiques ? 3.B.3) Conclusion des études de cas de Susana Soares
4 – Un nouveau naturalisme ? 4.A) Quel nouveau naturalisme ? 4.B) Maniérisme et nouveau naturalisme : la thèse de Migayrou 5 – Les influences de ce modèle sur le milieu de l’utilisateur au travers du rôle du designer 5.A) Ross Lovegrove : entre design et sciences 5.A.1) Solar Tree : une donnée écologique dans le paysage urbain 5.A.2) Go chair : ergonomie, l’objet s’adapte au corps 5.B.3) Conclusion des études de cas de Ross Lovegrove
Conclusion Annexes 1 – De quel modèle parle-t-on ? 2 – ANNEXE 1 : Interview de Benjamin Graindorge du 14 novembre 2014 3 – ANNEXE 2 : « Vision Machine II », Workshop, Robotique, fabrication additive et scan 3D, 2014
5.B) Benjamin Graindorge : une introspection au service de l’imaginaire des usagers 5.B.1) The Cave : introspection du designer 5.B.2) Ikebana Medulla : métaphore d’un environnement dans l’objet 5.B.3) Conclusion des études de cas de Benjamin Graindorge
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Bibliographie Table des matières
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