Courrier International 2012

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Dossier Nourrir la planète en 2050 Russie Des intellectuels avec Poutine

Tibet Un reportage en zone interdite courrierinternational.com N° 1112 du 23 au 29 février 2012

Invention Une horloge pour dix mille ans

Corée du Nord Cet homme mettra-t-il fin à la guerre froide ?



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Sommaire

PIERRE-EMMANUEL RASTOIN

De la guerre froide au Grand Jeu Veto russe et chinois sur la Syrie, menace israélienne de frappes en Iran, tergiversations occidentales, succession périlleuse en Corée du Nord… L’actualité en 2012 est décidément géostrat é gique, après avoir été politique en 2011 avec les “indignés” et les “printemps arabes”. Pour comprendre ce qui se passe, un retour en arrière s’impose. Car la situation présente évoque ce qu’on a appelé le Grand Jeu, une lutte sourde entre la Russie et la Grande-Bretagne tout au long du XIXe siècle. Ces deux puissances coloniales voulaient alors contrôler l’Asie centrale, ses richesses minières et, pour Moscou, son accès à la mer. Coups bas, espionnage, renversements de potentats locaux étaient le lot commun de ces contrées, avec la Perse déjà au cœur du conflit. Et ce Grand Jeu avait aussi son prolongement en ExtrêmeOrient, où chacun à l’époque voulait profiter de la faiblesse du monde chinois… Aujourd’hui, le Grand Jeu se joue principalement entre les Etats-Unis et la Chine, avec la Russie comme appoint. Il ne s’agit plus de coloniser des territoires, ni de richesses minières, mais de zones d’influence et de pétrole. Les régions en jeu sont presque les mêmes qu’autrefois : l’Iran et le Moyen-Orient, et dans une moindre mesure l’Asie centrale. Mais d’autres zones peuvent intéresser les puissances, l’Afrique notamment et toujours l’Extrême-Orient. On comprend dès lors pourquoi Pékin garde dans sa manche cet allié incommode et nécessiteux qu’est la Corée du Nord. Cet ultime vestige de l’ancienne guerre froide peut toujours servir dans les futurs bras de fer du Grand Jeu. Vous découvrirez dans notre dossier (pp. 14-19) comment des experts allemands aident Séoul à se préparer en vue d’une éventuelle réunification des Corées. Cette hypothèse, pour les raisons géostratégiques que l’on vient de rappeler, n’est pourtant pas pour demain. Alors, se demande-t-on, ce Grand Jeu peut-il déboucher sur un embrasement de la région moyen-orientale, voire sur un conflit plus généralisé ? Peu de chances. Car chacun des protagonistes, en particulier Pékin et Washington, sait qu’une guerre, même limitée à la Syrie, à l’Iran et au détroit d’Ormuz (par où passent 30 % du pétrole consommé dans le monde), aurait des effets absolument dévastateurs sur le prix de l’or noir, donc sur l’économie des pays développés. Or la Chine, où l’agitation sociale ne cesse pas, n’a aucun intérêt à une dépression mondiale qui l’appauvrirait. Philippe Thureau-Dangin

En couverture : le “leader suprême” Kim Jong-un. Photo Sinopix/Réa.

Planète presse A suivre Les gens Controverse

En couverture 14 Corée du Nord : la fin de la guerre froide ? Avec l’accession du jeune Kim Jong-un au pouvoir à Pyongyang et les élections prochaines au Sud, les cartes sont rebattues entre les deux Corées. Séoul, conseillé par l’Allemagne, prépare une hypothétique réunification. Tout est donc en place pour que le dialogue entre les frères ennemis reprenne. D’ailleurs, ce 23 février, la Corée du Nord et les Etats-Unis se retrouvent à Pékin pour parler de l’arsenal nucléaire coréen. La Chine, en effet, reste la clé de ce dossier chaud.

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Editorial

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n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

Russie Comment Poutine resserre ses réseaux

Syrie Le pays se désintégrera, comme l’Irak Tibet Une répression hors de la vue des journalistes 35 Moyen-Orient Syrie Le pays se désintégrera, comme l’Irak Syrie Téhéran a des raisons de s’inquiéter Arabie Saoudite La liberté avant la religion Palestine A l’heure de la realpolitik 38 Afrique Mozambique Contre la crise, une solution : les crocodiles ! Maroc Jusqu’où ira la contestation ? 41 Médias Censure Les internautes iraniens pris au piège 42 Dossier Agriculture Enquête Nourrir la planète en 2050, un casse-tête pour l’humanité

D’un continent à l’autre

Long courrier

20 France Environnement Des as de l’agriculture durable... sur le papier Campagne Outre-Manche, Sarko ne fait plus recette Régions Lyon, la ville que nous envie la Finlande 24 Europe Allemagne Consensus pour un président conservateur Pays-Bas Geert Wilders et la haine des immigrés de l’Est Russie Comment Poutine resserre ses réseaux et mobilise des intellectuels Portugal La misère ordinaire des usagers de la Sécu 30 Amériques Etats-Unis Rick Santorum en croisade pour la Maison-Blanche Etats-Unis L’extrême droite prospère dans le Nord-Ouest Colombie ”Si légaliser la cocaïne est souhaitable...” 33 Asie Japon Rire pour combattre le lobby nucléaire

50 Invention Un tic-tac pour l’éternité 54 Goût Le chat à toutes les sauces 55 Pop culture Zombies, strophes et catastrophes 56 Le livre Chad Harbach 59 Insolites Pologne : parlez de sexe, votre banquier préfère

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Dossier Agriculture Nourrir la planète en 2050, un casse-tête




Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

Planète presse courrierinternational.com Parmi nos sources cette semaine Ha’Aretz 80 000 ex., Israël, quotidien. Premier journal publié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919, “Le Pays” est le journal de référence chez les politiques et les intellectuels israéliens. The Economist 1 337 180 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Grande institution de la presse britannique, le titre, fondé en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale. Ouvertement libéral, il se situe à l’“extrême centre”. Imprimé dans six pays, il réalise environ 85 % de ses ventes à l’extérieur du Royaume-Uni. Al-Eqtisadiah (aleqt.com) Arabie Saoudite. “L’Economique”, journal économique en ligne est clair et facile à consulter. Il fournit une multitude d’informations sur le royaume et traduit quotidiennement des articles du Financial Times. Il offre aussi des rubriques Politique, Société, Sport, People. The Dominion Post 100 000 ex., NouvelleZélande, quotidien. En juillet 2002, deux journaux néo-zélandais, The Dominion, un quotidien régional du centre du pays, fondé en 1906 et de gauche, et The Evening Post, quotidien de Wellington, fondé en 1865 et de droite, fusionnent pour devenir The Dominion Post. The Ecologist (theecologist.org) RoyaumeUni. Réputé pour ses enquêtes, le titre a, depuis 1970, abordé des sujets aussi variés que le financement de l’armée zapatiste ou les enjeux économiques de la fécondation in vitro. En juillet 2009, la version papier a cessé de paraître.

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Courrier international n° 1112 Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication, Eric Chol. Conseil de surveillance Louis Dreyfus, président. Dépôt légal février 2012 Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13

Expert 85 000 ex., Russie, hebdomadaire. La rédaction, issue de celle du journal Kommersant, a fondé le titre en 1995. Le contenu est orienté vers le monde des affaires, de l’économie et des finances. Expresso 140 000 ex., Portugal, hebdomadaire. Lancé en 1973 par un député salazariste “libéral”, le premier journal moderne pour Portugais cultivés a séduit par sa qualité et son indépendance. Sa principale originalité vient de son format, proche de celui d’un quotidien. L’“Express” est l’hebdomadaire le plus lu du pays. Gazeta Wyborcza 396 000 ex., Pologne, quotidien.

“La Gazette électorale”, fondée par Adam Michnik en mai 1989, est devenue un grand titre malgré ses faibles moyens. Son ambition est d’offrir un journal informatif et laïc. Son supplément du jeudi, Duzy Format, cultive la tradition du reportage littéraire à la polonaise. Huanqiu Shibao (Global Times) 2 000 000 ex., Chine, quotidien. Publication du groupe Renmin Ribao, le Global Times (son sous-titre) a, depuis 1993, un lectorat friand de reportages et d’analyses sur l’actualité internationale. Diffusé nationalement, il utilise son réseau de correspondants à l’étranger pour produire une information de qualité, même si elle n’est pas toujours indépendante.

El Malpensante, 18 000 ex., Colombie, mensuel. “Le mal-pensant” paraissait au départ tous les deux mois et sort aujourd’hui tous les quarante-cinq jours. Cette belle revue, fondée et dirigée par l’écrivain colombien Andrés Hoyos, a un ton volontiers irrévérencieux. Mardomak (mardomak.org) Iran. Malgré une liberté de ton limitée, ce webzine installé en Iran depuis 2007 publie régulièrement des informations qui sont rarement relayées par la presse locale. Mother Jones 180 000 ex., Etats-Unis, bimestriel. Lancé en 1976 par quelques passionnés de journalisme d’investigation, Mother Jones revendique fortement son identité progressiste et contestataire. Ce magazine de gauche, d’envergure nationale, traite de l’actualité ainsi que des grands enjeux de notre temps : environnement, justice sociale, etc. Novaïa Gazeta 530 000 ex., Russie, bihebdomadaire. En 1993, des journalistes claquent la porte de la Komsomolskaïa Pravda avec l’ambition de lancer un grand quotidien indépendant, influent et riche. Ce ne sera pas tout à fait le cas, mais ils ont au moins réussi à imposer un journal de qualité, qui dénonce sans complaisance les failles de la société russe. Now Lebanon (nowlebanon.com) Liban. Créé en 2007, le site propose une couverture de l’actualité, des analyses et une base documentaire – ainsi que des cartes – concernant la vie politique du Liban sur le plan intérieur et international. Une version anglaise reprend certaines de ses rubriques. OhmyNews (ohmynews.com) Corée du Sud. Créé en 1999, le site est aujourd’hui l’un des organes de presse les plus influents en Corée du Sud. Quelques

journalistes développent les actualités, tandis que des non-professionnels sont invités à écrire sur divers sujets de la vie quotidienne. Onearth Magazine 175 000 ex., Etats-Unis, trimestriel. Créé en 1979 (à l’époque sous le nom The Amicus Journal) par l’ONG américaine Natural Resource Defense Council, le titre est aujourd’hui l’un des médias écologistes le plus influents de la planète. The Press 90 000 ex., Nouvelle-Zélande, quotidien. On n’a pas tous les jours 150 ans. Pourtant, le titre n’a pas beaucoup changé. Il a maintenu sa ligne conservatrice, tout en étant novateur, utilisant à ses débuts des pigeons voyageurs, puis le télégraphe, avant d’être en 1995 le premier en Nouvelle-Zélande à se doter d’un site Internet. Proceso 100 000 ex., Mexique, hebdomadaire. Créé en 1976 par Julio Scherer García, vieux routier du journalisme mexicain, le titre reste fidèle à son engagement à gauche. Ses reportages et son analyse de l’actualité en font un magazine de qualité. Southeast Asia Globe 15 000 ex., Cambodge, mensuel. Indépendance de vue, qualité d’analyse et originalité des sujets, telles sont les ambitions de ce titre créé en 2007 et qui couvre l’actualité politique, sociale, économique et culturelle de la partie continentale de l’Asie du Sud-Est. TelQuel 20 000 ex., Maroc, hebdomadaire.

Fondé en 2001, ce newsmagazine francophone

s’est rapidement distingué de ses concurrents marocains en faisant une large place aux reportages et aux faits de société. Se méfiant du dogmatisme, il délaisse la politique politicienne et s’attaque à des sujets tabous tels que la sexualité. Tokyo Shimbun 1 585 000 ex. (éd. du matin), Japon, quotidien. Né en 1942, en pleine guerre, d’une fusion du Miyako Shimbun et du Kokumin Shimbun, le “Journal de Tokyo” était alors conservateur. Depuis sa reprise, en 1963, par le groupe Chunichi Shimbun de Nagoya, il affirme une ligne éditoriale de centre gauche, mieux accueillie par les Tokyoïtes. Vzgliad (vzglyad.ru) Russie. Créé en mai 2005, le site se distingue par une grande réactivité à l’actualité. Sans doute la clé de son succès. Il mêle avantageusement actu et analyses, réalisées par des auteurs de talent. Weekly Kyunghyang 92 000 ex., Corée du Sud, hebdomadaire. Le titre a été créé en 1992 sous le nom de Newsmaker par le quotidien Kyunghyang Sinmun. S’affichant “progressiste modéré”, il veut se démarquer des titres conservateurs du pays mais aussi de l’hebdo de gauche Hankyoreh 21, en traitant de nombreux sujets autres que politiques. Le magazine a pris son nom actuel en 2007. Wired 750 000 ex., EtatsUnis, mensuel. Fondée en 1993, cette revue à la maquette détonante est une référence internationale de la culture technophile. “Câblé” couvre sans complaisance l’actualité internationale en mettant l’accent sur les nouvelles technologies et les sciences. Sans équivalent en Europe. Yediot Aharonot 400 000 ex., Israël, quotidien. Créé en 1939, “Les Dernières Informations” appartient aux familles Moses et Fishman. Ce quotidien marie un sensationnalisme volontiers populiste à un journalisme d’investigation et de débats passionnés.

Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Eric Chol (16 98), Odile Conseil (web, 16 27) Rédacteurs en chef adjoints Isabelle Lauze (16 54), Catherine André (16 78), Raymond Clarinard (16 77), Jean-Hébert Armengaud (édition, 16 57). Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Mark Porter Associates Europe Jean-Hébert Armengaud (coordination générale, 16 57), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Chloé Baker (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Marie Béloeil (chef de rubrique France, 17 32), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Mélodine Sommier (Finlande), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Martina Bulakova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu et Franck Renaud (chefs de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Marion GiraultRime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eunjin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Sciences Anh Hoà Truong (chef de rubrique, 16 40) Médias Mouna El-Mokhtari (chef de rubrique, 17 36) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (17 48) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, 17 33), Mouna El-Mokhtari (rédactrice, 17 36), Catherine Guichard (rédactrice, 16 04), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Mathilde Melot, Albane Salzberg (marketing), Paul Blondé (rédacteur, 16 65) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Daniel Matias (portugais), MarieFrançoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), NgocDung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol), Leslie Talaga Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin (responsable de fabrication). Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes. Routage France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Edwige Benoit, Manon Bertheau, JeanBaptiste Bor, Valentin Boretti, Hortense Boullier, Aurélie Carrier, Axelle Choffat, Sophie Courtois, Bernadette Dremière, Arnaud Dubois, Gabriel Hassan, Nathalie Kantt, Andréa Khoshkhou, Virginie Lepetit, Julien Levesque, Carole Lyon, Miriam Manfrini, Céline Merrien, Tarik Meziani, Valentine Morizot, Carla Mourtoux, Edouard Ohleyer, Lara Tantawi, Isabelle Taudière, Elsa Thiaville, Tian Jing, Laurie Tierce, Wu Huiyi Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Natacha Scheubel (16 52), Sophie Nézet (Partenariats, 16 99), Sophie Jan. Gestion Julie Delpech de Frayssinet (responsable, 16 13), Nicolas Guillement. Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16). Ventes au numéro Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91). Publicité M Publicité, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice générale : Corinne Mrejen. Directrice déléguée : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher (alexandre.scher@mpublicite.fr, 13 97). Directrice de clientèle : Sandrine Larairie (sandrine.larairie@mpublicite.fr, 13 47), Kenza Merzoug (kenza.merzoug @mpublicite.fr, 13 46), Hedwige Thaler (hedwige.thaler@mpublicite.fr, 1407). Littérature : Béatrice Truskolaski (beatrice.truskolaski@mpublicite.fr, 13 80). Régions : Eric Langevin (eric.langevin@mpublicite.fr, 14 09). Annonces classées : Cyril Gardère (cyril.gardere@mpublicite.fr, 13 03). 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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

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A suivre Inde-Italie

et c’est aussi, selon les mots du poète Aimé Césaire, “là où la négritude se mit debout pour la première fois”.

Sénégal

Tensions diplomatiques Le meurtre de deux pêcheurs indiens, mercredi 15 février, par deux marins italiens a provoqué une vive crise diplomatique entre l’Inde et l’Italie. A bord du pétrolier Enrica Lexie, à une soixantaine de kilomètres des côtes du Kerala (Inde), les deux militaires italiens ont tiré parce qu’ils avaient pris les deux pêcheurs indiens pour des pirates. Interpellés par la police indienne, ils risquent la prison à vie, annonce Il Giornale. Mais, selon Rome, ils pourraient bénéficier d’une immunité juridique car le navire se trouvait dans les eaux internationales au moment de la fusillade.

Iran

Londres et Paris privés de pétrole

Lettonie

Un “non massif” à la langue russe

Troubles. A l’approche de l’élection présidentielle, les violences ont fait au moins six morts depuis le 27 janvier, date de la validation par le Conseil constitutionnel de la candidature du président Abdoulaye Wade prochain. “Confronté aux heures les plus troubles de son histoire postindépendance”, selon le journal Sud Quotidien, le pays est toujours secoué par d’importantes manifestations.

SYLVAIN CHERKAOUI/DEMOTIX/CORBIS ; AY COLLECTION/AP/SIPA ; JOHN THYS/AFP ; AFP

Etats-Unis

Le gouvernement iranien a décidé le 19 février “de couper le robinet” de son pétrole vers la France et le Royaume-Uni, “en réponse aux sanctions européennes”, commente le quotidien ultraconservateur Kayhan. L’Union européenne a voté fin janvier un embargo sur les exportations pétrolières de l’Iran qui doit prendre effet en juillet. Avec cette mesure, la République islamique devance donc les projets européens et menace d’élargir cette coupure à d’autres pays comme l’Italie (13 % de ses importations), l’Espagne (12 %) et la Grèce (30 %).

Haïti

Les électeurs lettons ne s’étaient pas mobilisés aussi massivement depuis 1993, date des premières élections législatives qui ont suivi l’éclatement de l’URSS. “Même le référendum sur l’intégration à l’Union européenne, en 2003, n’avait pas suscité un tel engouement”, souligne le quotidien russe Kommersant. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 70 % de participation, 75 % de non. Les trois quarts des électeurs de cette république balte de 2 millions d’habitants ont refusé, le 18 février, l’octroi du statut de seconde langue nationale à la langue russe, parlée par un tiers de la population [lire CI n°1111]. “Les résultats du scrutin renforcent le système de division de la population lettone entre citoyens et ‘non-citoyens’”, annonce le titre.

Grèce

BP va devoir payer pour la marée noire

Bienvenue dans l’Union africaine !

Le procès civil de BP doit s’ouvrir le 27 février à la Nouvelle-Orléans, un peu moins de deux ans après l’explosion de la plate-forme de forage Deepwater Horizon qui avait causé la mort de 11 personnes et provoqué une gigantesque marée noire dans le golfe du Mexique. La compagnie pétrolière britannique pourrait toutefois préférer conclure un accord avec la justice afin d’échapper au procès, estime le Financial Times. Robert Dudley, directeur général de BP, qui négocie avec les autorités, a récemment affirmé qu’il était prêt à un règlement à l’amiable “sur la base de termes justes et raisonnables”. Le groupe a engrangé près de 24 milliards de dollars de bénéfices en 2011.

Haïti deviendra officiellement membre de l’Union africaine (UA) au prochain sommet de l’organisation régionale qui doit se tenir en juin au Malawi. La “perle des Antilles” y troquera son statut d’observateur pour celui de membre associé, devenant le premier pays non africain à intégrer l’UA. Une première saluée par Francis Kpatindé, célèbre journaliste béninois, qui a écrit dans lesenegalais.net qu’il était grand temps que les Etats africains fassent un geste fort envers la première République noire. “Car, rappelle-t-il, dans le passé, Haïti a souvent soutenu les Etats africains en quête d’indépendance”,

Sauvetage in extremis “Le prix sera lourd à payer”, a réagi le quotidien Ethnos après l’accord sur un plan de sauvetage de la Grèce, arraché au forceps, dans la nuit du 21 février. Il comprend un volet d’aide publique de 130 milliards d’euros, et l’effacement de 107 milliards de la dette grecque. De son côté, le gouvernement de Lucas Papademos (photo) s’est engagé à maintenir les mesures d’austérité. Un plan d’économies de 3,3 milliards d’euros a été voté pour cette année, prévoyant une réduction du salaire minimum et une limitation des retraites. Ethnos appelle aussi tous les acteurs de la crise à se “comporter avec plus de gravité et de responsabilité” car la situation de la Grèce est “bien pire que prévu”, selon le quotidien.

Agenda Etats-Unis

La France aux Oscars 26 février. 84e Cérémonie des Oscars de Hollywood. Avec dix nominations, le long-métrage français The Artist est l’un des favoris pour l’Oscar du meilleur film. Un film muet en noir et blanc, hommage

à Hollywood, certes, mais bien loin des canons de la production américaine. Sa victoire serait une première historique : aucun film étranger n’a jamais remporté cette récompense. Ses concurrents ? Des pointures comme Hugo Cabret, de Martin Scorsese ou Cheval de guerre, de Steven Spielberg.

23 février. Conférence internationale sur la Somalie organisée à Londres à l’initiative du Premier ministre David Cameron, en présence des représentants d’une cinquantaine de pays. Mogadiscio espère un “plan Marshall” pour la reconstruction du pays. 23 février. Manifestation des partisans de Vladimir Poutine à Moscou. Les organisateurs espèrent mobiliser 200 000 personnes.

24 février. Conférence des Amis du peuple syrien en Tunisie. La Russie et la Chine, qui s’opposent à la condamnation du régime syrien, sont invitées à cette réunion. Pour Tunis, il s’agit de faire pression sur le régime syrien afin de mettre un terme à la répression sans intention de soutenir une intervention étrangère en Syrie. 26 février. A Moscou et dans les grandes villes russes, nouvelles

manifestations du mouvement Pour des élections honnêtes, contre Vladimir Poutine. 26 février. Le magnat des médias Rupert Murdoch contre-attaque en lançant une édition dominicale de The Sun, baptisée The Sun on Sunday. Cinq employés du tabloïd britannique (fleuron du groupe News International) avaient été arrêtés le 11 février pour corruption de fonctionnaires.




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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

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Les gens Máximo Kirchner

Le dauphin aime surtout sa PlayStation

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Diario Libre Buenos Aires e silence est sa marque de fabrique, cette façon d’être énigmatique qui lui a donné la réputation d’éminence grise du modèle K [pour Kirchner]. Mais la vie quotidienne du jeune homme le plus influent de la scène politique argentine est en réalité bien plus simple qu’il n’y paraît. Máximo aime faire la grasse matinée, jouer à la PlayStation et, tout comme ses parents, Néstor [ancien président entre 2003 et 2007, décédé le 27 octobre 2010] et Cristina [présidente de l’Argentine depuis 2007, elle a entamé son second mandat (2011-2015) en décembre dernier], il surveille de façon obsessionnelle (presque pathologique) tout ce qui se dit sur lui et sa famille, en particulier

PHOTOS : PRESIDENTIAL PRESS AND INFORMATION OFFICE, DR

En coulisse et sur Twitter, le fils de la présidente argentine veille au grain sur les réseaux sociaux. C’est l’agent panoptique du pouvoir, qui peut tout voir sans être vu. Máximo est né le 16 février 1977 à La Plata [capitale de la province de Buenos Aires, située à 60 kilomètres au sud de la ville], par une “nuit d’orage terrible” et en l’absence de son père, comme le raconte Cristina dans une biographie écrite par la journaliste Sandra Russo [Histoire d’une vie, éditions Sudamericana]. “J’ai poussé trois fois et il était là”, lit-on. Pourtant, la vitesse à laquelle il est venu au monde ne s’est jamais plus manifestée par la suite. “Maximito”, comme l’appelle sa mère, ne sort jamais de sa maison de Río Gallegos [capitale de la province patagonique de Santa Cruz, où son père a été gouverneur entre 1991 et 2003] avant 10 h 30. Il se lève tard, enfile la première tenue qu’il trouve et monte dans son pick-up Honda pour aller à toute allure jusqu’à l’agence immobilière où il gère les propriétés de la famille Kirchner [selon la dernière déclaration sur l’honneur de la présidente, présentée en août 2011, son patrimoine s’élève à 79 millions de pesos – 18,1 millions de dollars – et compte 27 propriétés]. Son rythme de travail n’est pas trop intense. Il arrive au bureau vers 11 heures, puis rentre

Máximo Kirchner Dessin de Langer (Buenos Aires) pour Courrier international.

déjeuner chez lui vers 12 h 30 ou 13 heures. Il fait la sieste – une autre tradition héritée de son père – et parfois il travaille l’après-midi, de 16 heures à 19 heures. Il accorde moins de cinq heures par jour à la gestion de tous les biens fonciers des Kirchner et cette “fainéantise” s’avère payante : d’année en année, le patrimoine familial lui donne raison. Máximo n’a jamais été très sportif. “On faisait du handball. Il était gardien de but et, pour pouvoir arrêter les ballons, il mettait des culs-de-bouteille (il souffrait de strabisme) qui tenaient grâce à un élastique blanc, c’était très marrant”, a raconté au journal Libre [du même groupe que le journal Perfil] l’un de ses anciens camarades de classe du Colegio República de Guatemala, qui l’appelle encore “le Gros”. Exclu des activités sportives, il avait plutôt l’habitude de participer avec son père à des matchs de foot amicaux à Olivos [résidence présidentielle argentine]. En revanche, l’héritier de la lignée Kirchner est un pro de la PlayStation. Selon des révélations du magazine Revista Noticias [du même groupe que le journal Perfil], rien ne lui plaît davantage que rester chez lui et jouer au foot sur sa console. Cet introverti grille aussi les Marlboro à la chaîne, comme sa sœur Florencia. Pendant son temps libre, qui ne manque pas, Máximo examine toutes les critiques adressées contre le modèle K sur Twitter. Et il ne s’arrête pas là : chaque fois qu’un blogueur à la botte du pouvoir se lance dans une discussion avec un journaliste “ennemi”, le fils de la présidente le félicite par un tweet. Il a même envoyé des SMS à des blogueurs influents qui soutiennent les K [les Kirchner] pour leur dire “Heureusement que vous êtes là !” après une réplique bien sentie. Tout le monde sait qu’il s’est créé un compte Twitter sous une fausse identité pour suivre en détail toutes ces batailles virtuelles. Pourtant, ce militantisme 2.0 ne s’est jamais concrétisé par de véritables actions sur la scène politique. Il n’a jamais prononcé de discours lors des rassemblements du mouvement La Cámpora [fondé en 2003 par Máximo, il regroupe les jeunes militants “kirchnéristes”] ni proposé sa candidature à quoi que ce soit (même s’il a croulé sous les offres). “C’est un renégat de la politique : c’est ce qui le distingue de ses parents”, selon toutes les personnes qui ont déjà eu affaire à lui. Si beaucoup le considèrent comme le dauphin, l’intéressé a d’autres projets : se reposer sur ses lauriers. Pablo Javier Blanco

Ils et elles ont dit Danuta Walesa, épouse de Lech Walesa Libérée “Je prie pour que ça s’arrange. Mais je ne vivrai plus dans l’esclavage.” Son mari, symbole de la lutte pour la libération de la Pologne, avec lequel elle a eu huit enfants, veut quitter le domicile conjugal, supportant mal l’écho que suscite le livre biographique de son épouse. “C’est une invention”, réplique M. Walesa. (Viva, Varsovie) Adriano Celentano, star de la chanson italienne Incontrôlable “On devrait définitivement fermer les journaux catholiques comme Avvenire ou Famiglia Cristiana”, a-t-il dit lors du one-man-show qu’il a présenté à l’occasion du 63e Festival de la chanson italienne de San Remo. La surprise était d’autant plus grande qu’il avait refusé de dévoiler le texte de son spectacle. La presse catholique proteste. (La Repubblica, Italie) Dmitri Medvedev, président de la Russie sortant Inoxydable “Je n’ai pas l’intention de disparaître de la circulation. Mieux : j’ai l’intention de me présenter de nouveau à la présidentielle [dans six ans].” Il ajoute qu’il aurait alors plaisir à rencontrer ses adversaires pour débattre avec eux dans le cadre de la campagne électorale. (RBC Daily, Moscou) Alexandre Loukachenko, dictateur biélorusse Farceur “On veut juste être comme vous : épris de liberté, indépendants et responsables devant notre peuple.” L’Union européenne vient de durcir les sanctions économiques contre son pays, en vigueur depuis la présidentielle truquée du 19 décembre 2010. (Agence Interfax-Zapad, Moscou) Mark Post, professeur à l’université de Maastricht (Pays-Bas) Innovateur Son laboratoire va bientôt fabriquer le premier hamburger artificiel à partir de cellules souches. Il s’agit de réduire de 60 % l’empreinte écologique de la production de la viande. “Au début, on la trouvera un peu fade, reconnaît le professeur. Je crois qu’on va devoir travailler sur la saveur.” (BBC, Londres) Aung San Suu Kyi, opposante birmane et Prix Nobel de la paix Optimiste Comment voit-elle son pays dans dix ans ? “Devant tous les pays de l’Asean”, répond-elle. Aujourd’hui, la Birmanie est le pays le plus pauvre de l’Asie du Sud-Est. (The Sun, Malaisie)


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

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Controverse La Nouvelle-Zélande aux mains des étrangers ? Pour Camarades chinois, bienvenue ! La loi sur l’investissement étranger ne tolère aucune discrimination. Elle s’applique à tous les investisseurs. Qu’ils soient blancs ou jaunes.

C

The Dominion Post Wellington

e serait bien d’imaginer que le tollé provoqué par la vente des seize fermes laitières du groupe Crafar au groupe chinois Shanghai Pengxin n’a rien à voir avec la nationalité de l’acquéreur. C’est cependant fort peu probable. Depuis juillet 2005, les étrangers ont été autorisés à acheter – en totalité ou en partie – 254 548 hectares de terres agricoles. Cette superficie comprend les élevages de moutons, qui font paraître tout petits les 7 885 hectares occupés par les seize fermes Crafar. Aucune de ces transactions n’a cependant attiré autant l’attention que la vente des fermes Crafar. Cette polémique rappelle celle provoquée par la vente du golf Wairakei de Taupo [sur l’île du Nord de la Nouvelle-Zélande] à des entreprises japonaises il y a un peu plus de vingt ans. Le projet avait fait naître une telle controverse que Peter Tapsey, à l’époque ministre des Terres, y avait opposé son veto à la veille des élections législatives de 1990. Ce n’est que plus tard qu’on s’aperçut que les vendeurs étaient eux aussi étrangers : c’était un groupe américain qui avait racheté le golf à la Tourist Hotel Corporation sans le moindre problème. Si les Néo-Zélandais fondamentalement n’aiment pas beaucoup qu’on vende des terres à des intérêts étrangers, certains, minoritaires mais virulents, n’apprécient pas du tout qu’on cède des terres à des étrangers qui ne leur ressemblent pas. Pourtant, la proposition de Shanghai Pengxin remplit toutes les conditions requises. La société, qui appartient à Jiang Zhaobai, un magnat de l’immobilier classé au 284e rang des fortunes chinoises, s’est engagée à investir au moins 14 millions de dollars néo-zélandais [8,8 millions d’euros]. Cette somme est destinée à financer les sites, établir un centre de formation pour les salariés, assister Landcorp, l’entreprise publique qui gérera les fermes à sa place, étendre son activité en Chine, clôturer des voies d’eau pour les protéger du cheptel, créer des sentiers de randonnées accessibles au public dans deux des fermes ou encore protéger un pa [forteresse maorie] historique. De plus, l’entreprise apporte avec elle une connaissance sans pareille du deuxième plus grand marché de la Nouvelle-Zélande [la Chine, après l’Australie]. Il serait très surprenant que le nouvel investisseur ne parvienne pas à mieux gérer l’entreprise que le groupe Crafar. Ce dernier, qui était souscapitalisé, avait été placé sous administration judiciaire faute de pouvoir rembourser ses dettes et attirait régulièrement l’attention des fonctionnaires chargés de la protection animale, ainsi que des autorités locales à cause des pratiques douteuses observées sur ses sites. On pourrait avancer qu’il faudrait garder les terres agricoles entre des mains néo-zélandaises. Les bénéfices expédiés à l’étranger ne peuvent pas être dépensés à Hamilton, Te Kuiti ou Palmerson North. Sir Michael Fay, le patron du consortium qui a fait une offre misérable pour les fermes Crafar et tente de jouer la carte du patriotisme économique, n’est cependant pas le mieux placé pour invoquer cet argument de façon crédible. Au cas où on l’aurait oublié, sir Michael est un millionnaire qui a fait fortune en servant d’intermédiaire lors de ventes de biens publics à des sociétés étrangères, puis s’est exilé en Suisse pour éviter de payer des impôts dans son pays. Si les personnes qui sont opposées à la cession des fermes Crafar veulent débattre du bien-fondé de la vente de terres agricoles à des étrangers, elles devraient parler de vente à tous les étrangers, et pas seulement aux Chinois et aux Japonais. Cette offre remplit les conditions de la loi sur l’investissement étranger. C’est elle qui génère le meilleur retour pour les créanciers de Crafar. Elle lie la Nouvelle-Zélande encore plus étroitement à cette région d’Asie qui est notre avenir. Nous devrions accueillir chaleureusement le Shanghai Pengxin Group.

Contexte En Nouvelle-Zélande, l’achat par un étranger de terres d’une certaine surface ou situées dans une zone dite “sensible” (une réserve naturelle, par exemple), est soumis à un accord de l’Office des investissements étrangers (Overseas Investment Office, ou OIO). Et il y a étranger et étranger. Les Australiens détiennent plus de 80 milliards d’actifs néo-zélandais (plus de 51 milliards d’euros) sans que quiconque y trouve à redire. Le réalisateur James Cameron vient d’acheter deux fermes avec l’aval du principal lobby agricole. Selon les sondages, ce qui dérange 85 % des Néo-Zélandais, c’est le fait que des groupes chinois comme Shanghai Pengxin décident de racheter seize fermes laitières en faillite. La Haute Cour de justice néo-zélandaise vient de jeter un pavé dans la mare : elle a estimé que les critères utilisés par l’OIO étaient défaillants et a demandé au gouvernement de reconsidérer la vente. Celui-ci se retrouve coincé. S’il redonne son aval au rachat des fermes par Shanghai Pengxin, il risque fort de le payer aux prochaines élections ; mais, s’il change d’avis, il faudra pouvoir l’expliquer aux investisseurs chinois.

Contre Ne cédons rien aux multinationales ! Les investisseurs étrangers ne se contentent pas… d’investir. De fait, avec leur argent, ils prennent le contrôle du pays.

A

The Press (extraits) Christchurch

lors, quel est le problème avec les investissements étrangers ? Tout se résume à la différence entre le fait de détenir ou de louer une maison. La propriété, c’est le pouvoir – les propriétaires prennent les décisions, les propriétaires empochent les bénéfices. Pour les locataires, la situation peut être très confortable, mais tout peut changer sur un coup de tête du propriétaire. La sécurité à long terme n’existe pas dans la location. Or les politiques actuelles sur les investissements étrangers sont bien parties pour transformer les Néo-Zélandais en locataires de leurs propres terres. La plupart des “investissements” étrangers ne sont absolument pas des investissements, mais des prises de pouvoir, qui ne créent pas de nouveaux biens. L’un des grands mythes sur ce sujet soutient que nous aurions besoin de cet argent. Mais les multinationales font d’immenses bénéfices en Nouvelle-Zélande ; elles ont donc davantage besoin de notre argent que nous du leur. Leurs défenseurs disent qu’elles paient des impôts chez nous. En aucun cas, ne prenez cela pour argent comptant. En 2009, les quatre grandes banques australiennes ont obtenu un arrangement amiable avec les services fiscaux néo-zélandais pour s’être dispensées de payer 2,2 milliards de dollars néo-zélandais [près de 1,4 milliard d’euros] d’impôt. Bien évidemment, les prises de contrôle étrangères qui attirent le plus l’attention de la population – et suscitent le plus d’oppositions – sont celles qui concernent les terres rurales. En témoigne l’attention portée récemment aux exploitations de Crafar. Mais c’est la prise de contrôle de PGG Wrightson [l’une des grandes entreprises du pays, qui fournit le secteur agricole] par des multinationales chinoises qui est bien plus importante. La récompense n’est pas la société en elle-même, mais le fait qu’elle détienne 90 % des droits commerciaux sur les technologies à la base de l’industrie néo-zélandaise des graines de graminées. Pour citer le directeur d’une société de graines : “Laisser le contrôle de cette technologie à l’étranger revient à vendre 5 000 exploitations aux acheteurs étrangers.” Si nous n’y prenons garde, l’agriculture néo-zélandaise prendra le même chemin que le secteur viticole : il a fait de gros efforts pour devenir une pierre angulaire de l’économie, pour finalement être progressivement racheté par des multinationales et se trouver aujourd’hui réduit au statut de grossiste en raisin pour des géants étrangers de l’alcool. Savoir qui détient nos banques, nos médias, nos télécommunications, nos compagnies d’assurances et nos supermarchés, etc. et en profite est une question d’importance nationale qui touche tout le monde. Murray Horton* * Secrétaire de Campaign Against Foreign Control of Aotearoa (nom maori de la Nouvelle-Zélande), qui lutte contre la vente d’entreprises et de biens néo-zélandais à des sociétés transnationales.


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

En couverture

Corée du Nord La fin de la guerre froide ?

Dans le tramway à Pyongyang, octobre 2010.

SIM CHI YIN/VII

Avec l’intronisation de Kim Jong-un à Pyongyang et les élections prochaines au Sud, les cartes sont redistribuées entre les deux Corées. Séoul, conseillé par l’Allemagne, prépare une hypothétique réunification. Tout est en place pour que le dialogue reprenne. D’ailleurs, le 23 février, la Corée du Nord et les Etats-Unis se retrouvent à Pékin pour parler de l’arsenal nucléaire nord-coréen.


Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

Une zone industrielle intercoréenne Vers Pyongyang (160 km)

CORÉE DU NORD

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La preuve en est que, à Kaesong, le deuil n’a pas interrompu les machines. Même si la nouvelle, parvenue aux ouvriers nord-coréens à l’heure du déjeuner, a transformé les réfectoires en autant de vallées des larmes, le calme a régné. Dans l’aprèsmidi, ils sont retournés à leur travail, l’air mélancolique. Les jours suivants, leur temps de travail a été réduit de deux heures pour leur permettre de rendre un dernier hommage au défunt, mais, dès le 21 décembre, tout est redevenu normal.

Là où s’usine le dialogue Ouvriers du Nord, entrepreneurs du Sud : à un jet de pierre de la frontière, au Nord, le parc industriel de Kaesong résiste à toutes les crises.

Panmunjeom

Chugan Kyunghyang Séoul

Voies ferrées

S

i la Bourse n’a pas trop bougé, c’est grâce à la zone industrielle spécifique de Kaesong”, a déclaré en décembre le député Chung Dong-young, qui fut ministre de la Réunification de 2004 à 2006. Cette zone de coopération intercoréenne, créée en 2004, a démontré une fois de plus son utilité lors du décès de Kim Jong-il [survenu le 17 décembre 2011, selon l’annonce officielle nord-coréenne]. Dans cette ville nord-coréenne [située à 10 kilomètres de la frontière], quelque 50 000 ouvriers nord-coréens travaillent dans des usines, aux côtés d’un millier de Sud-Coréens. La disparition du “Cher dirigeant” n’a presque rien changé au quotidien de ces derniers, puisqu’ils continuent de franchir le 38e parallèle matin et soir. Pour M. Chung, si la population sud-coréenne et les investisseurs étrangers ont su garder leur calme, ce contact y est pour quelque chose. “La situation n’est pas la même qu’en 1994, lors de la mort de Kim Il-sung. Depuis qu’il existe, le site de Kaesong assure notre sécurité à chaque crise.” Les employés sudcoréens n’ont jamais cessé de se rendre dans cette zone spéciale, même après le naufrage de la corvette sud-coréenne Cheonan [mars 2010] et après le bombardement de l’île sud-coréenne de Yeonpyeong [novembre 2010, les deux événements ayant été imputés à Pyongyang].

”Kaesong nous rassure” Le 20 décembre dernier, le centre de recherche Segyo, à Séoul, organisait son forum mensuel sur la paix dans la péninsule. Ce jour-là, les participants devaient parler de l’état d’avancement de la zone de Kaesong, mais, vu le contexte, le sujet phare a été la mort du dirigeant nord-coréen. Kim Jin-hyang, directeur de la Commission de gestion de la zone de Kaesong, a déclaré : “Nous sommes en crise, mais Kaesong dissuade les deux gouvernements de prendre des mesures susceptibles d’aggraver la situation et freine réellement la montée de la tension.” Un avis que partage Ko Kyong-bin, ancien chargé de communication du ministère de la Réunification. “L’existence de Kaesong nous rassure. Depuis l’arrivée au pouvoir du président Lee Myungbak [conservateur], les relations intercoréennes sont marquées par l’absence de dialogue, le conflit et les affrontements. Je n’ose imaginer jusqu’où les choses seraient allées sans Kaesong.” Que va devenir la zone après la disparition de Kim Jong-il ? Les analystes s’accordent à dire que, dans un premier temps, Kim Jong-eun respectera les volontés de son père. Récemment, le Rodong Sinmun, journal du Parti du travail [nord-coréen], s’est mis à employer l’expression “selon les dernières volontés du camarade Kim Jong-il”. La politique nord-coréenne au sujet de Kaesong ne devrait donc pas être bouleversée. Kim Jong-il s’était montré très volontariste sur ce projet qu’il avait mis en place malgré l’opposition de l’armée, et son fils devrait poursuivre son œuvre, estime

Kaesong

CORÉE DU SUD 50 km 50 km

Ha

n

MER DE L’OUEST (MER JAUNE)

Aéroport international d'Incheon

Aéroport international de Gimpo

Incheon

20 km

Séoul

“DMZ” : zone démilitarisée Voir carte de situation p. 16

Superficie actuelle : 43 km2 (élargissement envisagé à 65 km2) • Nombre d’entreprises sud-coréennes présentes : 123 • Nombre de travailleurs nord-coréens employés : 50 000 (+ 500 Sud-Coréens) • Montant des échanges : 1,1 milliard d’euros, soit 76 % du commerce entre les 2 pays.

Soixante ans de tensions 1950-1953 La guerre de Corée fait 1 à 2 millions de victimes. Un armistice entre le Nord et le Sud est signé le 27 juillet 1953. 1994 Mort de Kim Il-sung, fondateur de la République populaire démocratique de Corée ; son fils Kim Jong-il lui succède. 2000 Dégel Nord-Sud avec la rencontre à Pyongyang de Kim Jong-il et du président sud-coréen Kim Dae-jung. 2003 Le Nord se retire du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. 2005 Pyongyang affirme détenir des armes nucléaires. 2006 Le premier essai nucléaire nord-coréen entraîne des sanctions de l’ONU. 2009 Deuxième essai nucléaire souterrain du Nord. 2010 Torpillage de la corvette sud-coréenne Cheonan, attribué à Pyongyang, en mars (46 morts) ; tirs d’artillerie nord-coréens sur l’île de Yeonpyeong, en mer Jaune, en novembre (4 morts). 2011 Mort de Kim Jong-il le 17 décembre ; son fils Kim Kong-un prend la relève.

Kim Jin-hyang. “La Corée du Nord a toujours souhaité élargir la zone et ce principe sera maintenu”, ajoute de son côté M. Ko. Selon Yang Mujin, professeur de l’Ecole des études nord-coréennes [à Séoul], le nouvel homme fort de Pyongyang va d’abord se concentrer sur quelques dossiers essentiels : le maintien de Kaesong, la reprise du dialogue avec Washington et la poursuite des pourparlers à six [sur le nucléaire, avec les deux Corées, les Etats-Unis, la Chine, le Japon et la Russie].

Source : “The Kaesong North-South Korean Industrial Complex” (CRS Report for Congress, <www.crs.gov>)

38° N

Zone industrielle de Kaesong

Nord et Sud y trouvent leur compte Si le bilan de Kaesong n’est pas entièrement satisfaisant, Séoul en est plus responsable que Pyongyang. Depuis l’arrivée au pouvoir du président Lee Myung-bak [en 2008], c’est le statu quo. “On en est encore au premier stade”, commente M. Yang. Le gouvernement considère ce dossier comme un legs des gouvernements progressistes [au pouvoir de 1997 à 2007]. Depuis bientôt quatre ans, les autorités dépensent moins d’énergie pour encourager l’investissement des entreprises qu’à surveiller celles présentes dans la zone. Elles n’ont pas su faire de cette coopération un tremplin pour améliorer les relations avec Pyongyang. “Si le dossier avait suivi le plan initial, cela aurait permis au Sud de se rapprocher du Nord, au lieu de devoir compter sur la Chine comme maintenant”, expose M. Ko. Le travail des 50 000 ouvriers nord-coréens sur le site [700 000 prévus initialement] représente 40 millions de dollars par an. Le Nord ne voudra pas renoncer à cette source de devises, quasiment la seule dont il dispose. Quant aux 123 sociétés sud-coréennes, elles profitent d’une main-d’œuvre bon marché et économisent les coûts de transport. Le Nord et le Sud y trouvent leur compte, même si les entrepreneurs sud-coréens attendent davantage de soutien de leur gouvernement. Chong Ki-sop, vice-président du Conseil des entrepreneurs de la zone, déplore : “Nous sommes venus parce que le gouvernement nous avait promis des aides. Aucune de ces promesses n’a été respectée par l’actuel gouvernement !” Pak Song-il

Héritier

Kim Jong-un : des pistes suisses au trône Fils de Kim Jong-il et de Ko Yong-hi, danseuse née au Japon et deuxième “concubine” du dictateur, Kim Jong-un a eu 30 ans le 8 janvier dernier. Le jeune “Leader suprême” avait été officiellement mis sur les rails de la succession en septembre 2010, en étant promu général. Un an et demi plus tôt, L’Hebdo avait révélé que Kim Jongun avait été scolarisé durant deux ans en Suisse, à l’International School of Bern. “Tous les vendredis, Kim Jong-un enfilait ses skis et partait dévaler les pistes avec ses camarades de classe”, détaille le journal.

Kim Jong-un. Sur le drapeau : “Nord”. Dessin de Yang Man-kum paru dans Maeil Kyongje, Séoul. “C’était un jeune homme timide et introverti, mais qui appréciait les sports d’équipe. Il admirait beaucoup [le basketteur] Michael Jordan et JeanClaude Van Damme

[acteur belge de films d’action]”, ajoute un Canadien qui pratiquait le basket et la natation avec lui. Les médias sud-coréens scrutent aujourd’hui chaque geste de Kim Jong-un

et tentent de les interpréter. “Ils ont notamment remarqué son penchant pour le contact physique avec le peuple, ce qui le rapproche plus de son grand-père [Kim Il-sung, décédé en 1994] que de son père”, relève le journal en ligne Pressian. Un autre site web d’information, Newdaily, précise que “cette image du dirigeant qui va à la rencontre de son peuple montre que la société nord-coréenne évolue. Les gens veulent désormais moins un souverain sublimé qui règne sur eux qu’un dirigeant qui soit proche d’eux.”


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

En couverture Corée du Nord : la fin de la guerre froide ?

24,6

48,9

Espérance de vie

69,2

79,3

nd

15e

PIB par hab.(3)

1 800

31 700

Croissance(4)

4

3,9

IDH(2)

Der Spiegel (extraits) Hambourg

F

in 2011, quelques semaines avant que Kim Jong-il ne succombe à une crise cardiaque, un avion de la Lufthansa décollait d’Allemagne avec à son bord Lothar de Maizière, dernier Premier ministre d’ex-Allemagne de l’Est, et Rainer Eppelmann, son dernier ministre de la Défense. L’appareil, à destination de la Corée du Sud, emmenait les deux hommes pour un nouveau saut dans l’Histoire. Agé de 71 ans, de Maizière a pris quelques kilos depuis l’automne 1989 [qui marque la chute du mur de Berlin]. Quant à Eppelmann, 68 ans, il porte désormais le même genre de casquette que tous les retraités allemands. A les voir tous les deux, on pouvait craindre qu’ils ne se perdent au milieu des vastes avenues de la capitale sudcoréenne. Heureusement, ils ne partaient pas tout seuls. De Maizière et Eppelmann faisaient partie d’une délégation conduite par Christoph Bergner, membre du gouvernement chargé des relations avec les anciens pays de l’Est. Qu’étaient venus faire ces ex-révolutionnaires et spécialistes allemands de la réunification en Corée du Sud ? La réponse tient en quelques mots : pour que l’Histoire se répète. Et aussi parce qu’ils répondaient à l’invitation de Kim Chun-sig, vice-ministre de l’Unification. Soixante ans après la partition de la péninsule, la Corée rêve de réunification. Il y a un peu plus d’un an, le gouvernement allemand a approuvé la composition de cette délégation au titre ronflant – Commission de consultation germano-coréenne sur la réunification – et a mis à disposition ses meilleurs spécialistes de l’Est et de l’Ouest. Leur mission : expliquer aux Coréens comment réussir leur réunification. “Aucune nation ne comprend notre désir de réunification aussi bien que les Allemands”, explique Kim Chun-sig. Le vice-ministre accueille ses hôtes épuisés dans le luxueux hôtel Lotte. Ils resteront à Séoul trois jours pour parler de l’avenir des deux Corées. Le lendemain, un premier groupe de travail se réunit au 36e étage. Le sujet du jour : “La réunification et l’unité allemandes : conditions préalables, déroulement, résultats et difficultés”. Tous sont assis autour d’une grande table, face à face. La scène évoque quelques clichés historiques, comme la rencontre entre Helmut Kohl [chancelier de 1982 à 1998] et Mikhaïl Gorbatchev dans le Caucase, en juillet 1990. Les deux hommes avaient discuté de l’unité allemande. Ce qui est étrange, c’est qu’à aucun moment la réunification coréenne n’a semblé à l’ordre du jour. Ni à court terme ni à moyen terme. Pyongyang a-t-il entamé sa glasnost [transparence] ?

Le précédent allemand Pour la réunification allemande, le contexte international était favorable : Mikhaïl Gorbatchev était au pouvoir en Union soviétique, et la frontière austro-hongroise s’était ouverte en août 1989. En République démocratique allemande (l’ancienne Allemagne de l’Est), une forte mobilisation à partir de septembre aboutit à la chute du Mur, à Berlin, le 9 novembre. Sous la houlette de Helmut Kohl, le “chancelier de l’unité”, le processus d’unification s’enclenche à marches forcées : 1er juillet 1990 : union monétaire ; 3 octobre : proclamation de l’unité ; 2 décembre : premières élections générales ; 20 juin 1991 : transfert de la capitale de Bonn à Berlin adopté au Bundestag. Vingt ans après la chute du Mur, le coût de l’unification est estimé à 1 600 milliards d’euros et un “pacte de solidarité” est reconduit jusqu’en 2019.

A la une L’hebdomadaire Time daté du 27 février reprend la photo officielle de Kim Jongun en couverture et titre sur “Lil’Kim” (Petit Kim), allusion à la chanteuse américaine de hip-hop Lil’Kim.

(1)

En millions d'habitants, 2012, estimations. (2) Indice de développement humain : rang dans le classement, 2011. (3) En dollars à parité de pouvoir d'achat, 2011, estimations. (4) Taux de croissance réel du PIB en %, 2009 et 2011, estimations.

CHINE

CORÉE DU NORD MER DE L’EST* (MER DU JAPON) Complexe de Yongbyon Pyongyang

Zone indust. de Kaesong

DMZ** 38e parallèle

Sources : The World Factbook (CIA), PNUD

CORÉE DU NORD

Importations (2009, en millions de dollars)

CORÉE DU SUD

Inchon

CORÉE DU SUD MER DE L’OUEST* (MER JAUNE)

3 488

323 082

Séoul

Kwangju

Taejon

Taegu Ulsan Pusan JAPON

Exportations

(2009, en millions de dollars)

2 235

363 531 Sites nucléaires

Investissements étrangers directs (2010, en millions de dollars)

1 475

127 047

Sources : ONU, International Trade Centre, Congressional Research Service

Rien ne semble l’indiquer. La Corée du Nord est probablement le pays le plus mystérieux de la planète. Y compris pour la Corée du Sud. Séoul n’est pas non plus Berlin-Ouest, haut lieu de la guerre froide. Néanmoins, le territoire ennemi est tout aussi proche. À Berlin-Ouest, on pouvait regarder les programmes télévisés de l’Est ; en Corée du Sud, impossible de regarder la moindre émission nord-coréenne. Tout est bloqué, par crainte de la propagande. Il n’existe pas de service postal entre les deux pays, ni de liaison téléphonique directe. En 2010, près de 130 000 SudCoréens se sont rendus chez leur voisin du Nord ; seuls 132 Nord-Coréens ont fait le chemin inverse. On disait l’Allemagne divisée par un rideau de fer. Comparé à la situation coréenne, il s’agissait plutôt d’un store à lattes de bois. Le soir, Lothar de Maizière dîne dans un restaurant anonyme du centre de Séoul. “Moi-même, je ne croyais pas à l’unité allemande. Jusqu’à ce qu’elle arrive”, explique-t-il. L’ancien Premier ministre s’est déjà rendu cinq fois en Corée du Sud. “C’est le quatrième ou le cinquième ministre de l’Unification que je rencontre. Je n’arrive plus à me souvenir de leurs noms”, confie-t-il. “Les mêmes questions reviennent sans cesse, poursuit de Maizière. Les SudCoréens veulent surtout que la réunification ne leur coûte pas trop cher. Je leur explique qu’elle leur coûtera plus que ce qu’ils peuvent imaginer.” Rainer Eppelmann opine du chef. “Une chose est sûre, les Sud-Coréens cherchent un moyen de faire rester les Nord-Coréens au nord après la réunification, explique Eppelmann. Ils parlent de contrôles à la frontière. Bon sang ! Ils veulent sérieusement fermer la frontière une fois que le mur sera tombé !”

Villes de plus de 1 million d’habitants

Bases américaines (environ 24 600 soldats) * Terminologie utilisée par les deux Corées ** Zone coréenne démilitarisée (zone tampon entre les deux Corées)

Pour Eppelmann, c’est presque une insulte personnelle. Ancien Allemand de l’Est, il se sent quelque affinité avec les Nord-Coréens. De Maizière garde les yeux rivés sur sa bière. “La commission est censée se réunir au cours des cinq prochaines années, alors j’ai posé la question à nos interlocuteurs coréens : est-ce que vous voulez vraiment attendre si longtemps avant la réunification ? Est-ce que vous savez ce que veulent les Nord-Coréens ? Ils n’en savent rien, explique de Maizière. Ils disent que c’est aux Sud-Coréens de régler le problème de la réunification, que c’est eux qui ont l’argent. C’était pareil pour nous. C’était aussi ça le problème. Cela peut créer un fort sentiment de colonisation.” “Chaque rupture historique crée sa génération perdue”, conclut-il. Nouvelle journée, nouvelle discussion. Au programme : “Comment Allemands et Coréens peuvent-ils œuvrer ensemble pour la réunification de la péninsule ?” Les employés du ministère de l’Unification s’agitent de tous côtés. Mais à quoi faire ? “Nous faisons des projections sur l’avenir de la Corée après la réunification. Et nous nous occupons aussi des transfuges du nord”, explique Kim Chun-sig. “Vous comprenez, nous avons besoin de l’expérience des Allemands. Comment faire pour accorder deux systèmes séparés ? Pour que les citoyens s’entendent bien ? Que fait-on des armées ? Les Allemands ont bien réussi tout cela, mais il aurait été possible de faire encore mieux. Il faut toujours être bien préparé au cas où cela arrive.” Mais quand “cela” arriverat-il ? Le vice-ministre sourit. “Je serai encore là pour vivre cet événement”, assure-t-il. Mais comment cela va-t-il se passer ? “Notre plan prévoit d’abord la paix, ensuite la coopération, puis une confédération et enfin l’unité.” Jochen-Martin Gutsch

Courrier international

D’anciens hauts dirigeants d’Allemagne de l’Est et de l’Ouest aident la Corée du Sud à préparer ses retrouvailles avec le Nord : comment prévoir l’imprévisible.

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Population(1)

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99 720

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120 538

Superficie (km2)

Préfecture autonome coréenne de Yanbian Vl ad

CORÉE DU SUD

nd Sin on g ui ju

CORÉE DU NORD

RUSSIE

200 km

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Petits conseils allemands pour se retrouver

Les deux Corées divisées depuis 1953


Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

Une réunification hors de prix Plus on attend, plus l’unité coréenne coûtera cher. Seule solution pour réduire la note : engager le dialogue au plus tôt.

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bardement de l’île sud-coréenne de Yeonpyeong [en novembre 2010], les échanges entre les deux Corées ont chuté. Ils ont connu en 2011 une baisse de 12 % par rapport à l’année précédente. La morosité de l’économie nord-coréenne et sa dépendance à l’égard de la Chine constituent des facteurs inquiétants pour le gouvernement de Séoul. La Corée du Sud voit s’éloigner la perspective d’un accord en vue de la réunification, dont le coût prévisible ne cesse d’augmenter.

”Aider le Nord dès maintenant”

L

e 19 décembre, les autorités nordcoréennes ont annoncé que Kim Jong-il venait de succomber à une crise cardiaque, dans son train personnel. Sous-entendu : le “Cher dirigeant” travaillait jour et nuit pour son peuple ! L’économie constituait sa grande préoccupation. Il avait promis de faire de son pays une “nation puissante et prospère”, et ce en 2012, année où l’on fêterait le centenaire de la naissance de Kim Il-sung, son père. Cependant, malgré les grands travaux lancés un peu partout, l’économie de la République populaire reste généralement morose. La croissance est négative depuis quelques années, si l’on excepte une embellie en 2008. Le commerce extérieur a toujours été déficitaire durant le règne de Kim Jong-il. La triste situation du Nord devrait préoccuper la Corée du Sud, car elle influe sur la politique extérieure de Pyongyang et sur le coût pour le Sud d’une éventuelle réunification.

Le Nord, un nain économique En 2010, le produit intérieur brut du Nord n’a atteint que 2,4 % de celui du Sud. Son revenu national brut le positionne parmi les pays les plus pauvres de la planète. Son commerce extérieur représente 0,4 % de celui du Sud. L’économie du Nord en est où en était le Sud dans les années 1970, et l’écart ne cesse de se creuser depuis 2005. Par ailleurs, les infrastructures sont insuffisantes pour répondre à des situations d’urgence

LEE JAE-WON/REUTERS

Chugan Kyunghyang (Weekly Kyunghyang) [extraits] Séoul

et aux catastrophes naturelles. L’association Germanwatch a dénombré pour ce pays trentetrois épisodes d’inondation ou de sécheresse depuis 1991. La Corée du Nord serait le neuvième pays le plus fragile du monde. Dans une économie où l’agriculture, la sylviculture et la pêche fournissent 23 % du PIB, ces catastrophes constituent autant d’obstacles au développement. Pourtant, redresser l’économie était un impératif pour assurer la succession dynastique. Une réforme monétaire a été mise en place en 2009, mais a malheureusement échoué. Début 2011, Pyongyang en est arrivé à conclure un accord avec la Chine pour la mise en place de zones économiques spéciales à Hwanggumpyong et à Rason. La bouderie se prolongeant entre les deux Corées, c’est en effet de plus en plus vers la Chine que le Nord se tourne pour sortir de cette impasse. En 2010, 83 % de son commerce extérieur se faisait vers la Chine. A la suite du naufrage de la corvette sudcoréenne Cheonan [en mars 2010] et du bom-

Des ouvrières nord-coréennes dans la zone industrielle de Kaesong, au Nord, où les entreprises du Sud ont investi.

Il faudrait entre 500 et 700 milliards d’euros, soit l’équivalent de deux ou trois années du budget national du Sud, pour hisser le revenu par habitant du Nord à la moitié de celui du Sud. Le ministère de la Réunification estime que, si la réunification se réalisait en 2030, le coût atteindrait 2 000 milliards d’euros. C’est à peu près ce que l’Allemagne a dépensé pour sa propre réunification entre 1999 et 2010. L’écart entre l’Est et l’Ouest n’était pourtant pas aussi grand que celui qui existe entre les deux Corées. “La réunification n’est pas une obligation, mais, si on veut la faire, il faut dès maintenant aider le Nord afin de réduire son coût sur le long terme”, déclare une source anonyme du gouvernement de Séoul. “On ne peut en tirer que du bénéfice, même sur le court terme, car, le risque géopolitique étant réduit, les taux de change et la Bourse seraient stabilisés, ce qui attirerait les investisseurs étrangers.” Le monde a de nouveau le regard tourné vers la Corée du Nord et l’orientation que va prendre son nouvel homme fort pour sauver l’économie de son pays. Selon certains, comme il a étudié en Suisse, il va opter pour des réformes ou une ouverture sur le modèle chinois. Mais il ne sera pas si facile de passer un cap aussi radical pour un régime qui doit sa survie à son isolement. Kim Jong-il lui-même n’avait pas réussi à aller très loin dans sa volonté de réforme et d’ouverture, à cause de l’opposition de l’armée. Yi Myong-hwal, de l’Institut des finances sudcoréen, affirme que, “tant que les deux Corées resteront hostiles l’une à l’autre, les réformes et l’ouverture du Nord ne profiteront qu’à la Chine. Le gouvernement de Séoul doit absolument dialoguer avec le Nord.” Pak Pyong-ryul

Contacts

La femme d’affaires, la veuve et le gourou

SIPA ; AFP ; REUTERS

Après la mort de Kim Jong-il, seules trois délégations ont été autorisées à aller présenter leurs condoléances à Pyongyang – se rendre en Corée du Nord est interdit par la loi aux ressortissants sud-coréens. Les trois personnes qui les conduisaient étaient liées au défunt par leur beau-père, mari ou père. Hyun Jeong-eun (née en 1955), présidente du groupe Hyundai Epouse de Chung Mong-hun, fils du fondateur de Hyundai (automobile, construction navale…), elle a succédé à son mari à la tête du groupe en 2003, après le suicide de ce dernier.

Elle a hérité du même coup du dossier des relations économiques avec le Nord, amorcées en 1998 par son beau-père. C’est en cette qualité de chef d’entreprise qu’elle a rencontré Kim Jong-il quatre fois à partir de 2009. Chacune de ces visites était scrutée par ses compatriotes, qui guettaient une détente entre les deux Corées. Lee Hee-ho (née en 1922), veuve de l’ancien président Kim Dae-jung Elle a voulu rendre un dernier

hommage à celui qui lui avait envoyé ses condoléances lors du décès de son mari, en 2009. Emblème de la dissidence, Kim Dae-jung avait été élu président de la République en 1997, dix ans après le début de la démocratisation de la Corée du Sud. Premier chef de l’Etat sud-coréen à rencontrer, en juin 2000, son homologue du Nord, il avait entamé le processus de réconciliation entre les deux Corées et obtenu le Prix Nobel de la paix. Son image s’est ternie quand un versement secret aux autorités nordcoréennes, via le groupe

Hyundai, a été révélé. C’est au cours de l’enquête sur cette affaire que le patron de Hyundai, Chung Mong-hun, s’est suicidé. Moon Hyung-jin (né en 1979), président de l’Eglise de l’unification La composition de la troisième délégation autorisée par Séoul n’a été découverte qu’a posteriori. Les trois bénéficiaires étaient des Américains d’origine coréenne : Moon Hyung-jin, fils du révérend Moon, qui a succédé à son père en 2008 à la tête de l’Eglise de l’unification, accompagné du patron de Pyeonghwa Motors, un constructeur automobile créé par les Moon au Nord, et de

celui du Washington Times, quotidien américain proche des républicains, propriété de la secte. Le jeune Moon s’était rendu en Corée du Nord avant la mort de Kim Jong-il, pour y fêter le vingtième anniversaire de la première visite de son père. Il en était reparti la veille même du décès du “Cher dirigeant”. Depuis 1991, le patriarche Moon Sun-myung entretient des relations très amicales avec Pyongyang, alors que l’anticommunisme constitue le fondement idéologique de l’Eglise qu’il a fondée.


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

En couverture Corée du Nord : la fin de la guerre froide ?

L’implosion du Nord n’est pas à l’ordre du jour La mort de Kim Jong-il n’a pas entraîné le chaos. Avec son fils aux commandes, le pays bénéficie d’une situation économique “moins pire” que prévu. OhmyNews Séoul

D

émentant les pronostics pessimistes de l’opinion internationale à la suite du décès de Kim Jongil, la vie semble avoir retrouvé son cours normal en Corée du Nord. Promu “Commandant suprême” le 30 décembre, Kim Jong-un a depuis multiplié les déplacements en tant que nouveau chef de l’Etat. Le 8 janvier, date officielle de son anniversaire [il serait né en 1982], les autorités ont diffusé un documentaire qui le montrait au milieu du peuple alors qu’il n’était encore que le dauphin, pour promouvoir son image de “dirigeant préparé”. La succession semble se dérouler sans accroc, alors que beaucoup d’analystes avaient prédit le chaos du fait de son jeune âge. Ce qui tendrait à prouver que la transition a été mieux organisée qu’on ne le pensait. Le décès de Kim Il-sung en 1994 avait été subit, mais celui de Kim Jong-il [victime d’une attaque cérébrale en 2008] était annoncé, donc préparé. Quand il aura hérité de tous les titres de son père, Kim Jong-un pourra régner en tant que chef incontesté. La longue tradition “combinant le statut singulier du leader et la collégialité de la plus haute instance de décision [le bureau du Parti du travail]”, selon Alexander Vorontsov, professeur de l’Académie des sciences de Russie, sera ainsi pérennisée. Il est peu probable que le régime de Kim Jong-un connaisse des troubles dans un avenir proche.

Les rations prennent du poids Certains affirment que les difficultés économiques du pays, notamment les pénuries alimentaire et énergétique, vont menacer sa stabilité. Cependant, ce pronostic est contredit par les impressions que nous rapportent tous ceux qui visitent le pays depuis quelques années et qui semblent confirmer certaines données officielles. En effet, d’après le rapport rendu public en novembre dernier par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (PAM), la production de céréales de la République populaire démocratique de Corée aurait atteint 4,66 millions de tonnes (après décorticage), soit 8,5 % de plus qu’en 2010. Les besoins du pays sont estimés à 5,4 millions de tonnes. Il y aurait donc un déficit de 740 000 tonnes, mais, avec les 320 000 tonnes importées et les aides chinoises et américaines prévues, la situation ne devrait pas être catastrophique. On apprend en effet que les rations distribuées ont légèrement augmenté à la fin de l’année dernière. Côté électricité, il y a également du mieux. Les Nord-Coréens ont augmenté leur production de charbon pour rentabiliser leurs centrales thermiques et de grandes centrales hydrauliques ont été mises en service pour résoudre le problème du manque d’électricité dans des villes importantes comme Wonsan ou Kanggye. Avec la nouvelle centrale Hichon 2, attendue en octobre

Deux partenaires s’imposent Exportations nord-coréennes

Importations nord-coréennes

(par pays de destination, 2009, en millions de dollars)

(par pays d’origine, 2009, en millions de dollars)

Corée du Sud 934

Chine 793

Chine 1 888

Total

Corée du Sud 745 Total

2 235

3 488 Inde

Brésil

96

Autres

Allemagne

40

Venezuela

60

315 Autres

Afrique du Sud

Brésil

104

119 Source : Congressional Research Service

prochain, les environs de la capitale devraient aussi bénéficier d’une amélioration. Les usines tournent plus qu’avant. Le Complexe du 8 février, récemment modernisé, produit à nouveau la fibre synthétique vinalon et approvisionne les grands magasins de Pyongyang. En matière d’engrais, la production devrait également suffire aux besoins nationaux. L’hôtel Ryugyong [à Pyongyang], considéré jusqu’à présent comme le symbole de la faillite de la Corée du Nord, a enfin terminé ses travaux extérieurs et va bientôt commencer à louer certains étages [sa construction avait débuté en 1987]. Si l’ambitieux projet de construction de 100 000 logements dans les environs de Pyongyang n’a pas été réalisé, des gratte-ciel vont voir le jour en avril prochain à Mansudae, au centre de la capitale, et le nom de Kim Jong-un sera asso-

cié à cet exploit. Par ailleurs, le nombre d’usagers de téléphones mobiles a dépassé le million. Certes, l’économie va mal selon les critères extérieurs, mais de nombreuses conditions sont réunies pour donner à la population locale l’impression que les choses s’améliorent avec l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un. Ainsi du rôle de la Chine, dont la proximité assure la stabilité du régime. Vers la fin de son règne, Kim Jong-il s’était résigné à suivre partiellement le modèle chinois. Les hauts fonctionnaires nord-coréens parlent souvent de l’“expérience chinoise qu’il faut étudier avec sérieux dans le cadre du projet d’une nation puissante et prospère”. Si l’ouverture paraît inévitable dans la perspective de la stabilisation d’une économie viable sur le long terme, la Corée du Nord, fidèle aux volontés de Kim Jong-il, ne s’ouvrira pas de sitôt, malgré le jeune âge de son nouveau chef.

Renoncer à mettre le Nord à genoux C’est pourquoi la Corée du Sud doit renoncer à l’hypothèse d’un effondrement du Nord et doit mettre en place une politique cohérente. Il faut cesser d’imaginer que les difficultés économiques vont finir par la pousser à implorer le Sud. La Corée du Sud a un programme chargé avec le sommet sur la sécurité nucléaire (en mars, à Séoul), les législatives (en avril) et la présidentielle (en décembre). La paix et le dialogue entre les deux pays sont plus que jamais nécessaires. Il est urgent que le gouvernement du Sud renonce à l’idée de mettre à genoux le Nord via l’embargo et les pressions. Il doit au contraire développer les échanges et la coopération afin d’amener progressivement le Nord à s’ouvrir. Chong Chang-hyon

Elections

La droite sud-coréenne toujours intraitable Des législatives le 11 avril et la présidentielle en décembre : la Corée du Sud connaîtra deux échéances en 2012 qui conditionneront ses relations avec le Nord, selon que les conservateurs garderont le pouvoir ou que l’opposition l’emportera. Avec l’installation de Kim Jong-un, Séoul lui a timidement tendu une perche. Mais la Corée du Nord ne manque pas une occasion de manifester son hostilité et de traiter le président Lee Myung-bak de “traître”, notamment dans le Rodong Sinmun, le journal du Parti du travail. La raison en serait que la Corée du Sud n’a pas envoyé de délégation officielle aux obsèques de Kim Jong-il. Le Nord exige encore que le Sud cesse de lui réclamer des excuses pour le torpillage de la corvette Cheonan, en mars 2010, pour lequel il nie toute

Le “Cher dirigeant” décédé part vers la mort et laisse la paix en otage. Dessin de Park Yong-suk paru dans Joongang Ilbo, Séoul.

responsabilité, et pour le bombardement de l’île de Yeonpyeong, en novembre 2010, présenté comme une réaction justifiée à une “provocation”, en l’occurrence les exercices militaires du Sud. Exigences que ne peuvent accepter le président Lee Myung-bak et son gouvernement, dont l’électorat est majoritairement conservateur. “Il ne se

passera probablement pas grand-chose avant la fin de son mandat. La Corée du Nord attendra de voir les résultats de l’élection présidentielle de décembre”, répond au quotidien Hankyoreh Bruce Cumings, de l’université de Chicago, spécialiste de la Corée. Un gouvernement progressiste devrait permettre la reprise

du rapprochement engagé lors du sommet intercoréen de 2000, aujourd’hui suspendu. Or, si aucune figure de l’opposition ne parvient à émerger, les incertitudes qui planent sur le pouvoir réel de Kim Jongun et les craintes qu’elles peuvent susciter chez les Sud-Coréens pourraient donner une nouvelle victoire au Grand Parti national, déjà au pouvoir. “La capacité des candidats à gérer les éventuelles crises devient un nouveau facteur clé pour les élections”, affirme l’hebdomadaire Chugan Kyunghyang. Un sondage du journal Maeil Kyongje après la mort de Kim Jong-il donnait gagnante la conservatrice Park Geun-hye devant son challenger Ahn Cheol-soo, la nouvelle star politique. [Voir CI n° 1108, du 26 janvier 2012.]


Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

Au restaurant Pyongyang, à Angkor, les touristes sud-coréens sont servis par des Nord-Coréennes.

ADAM FERGUSON/NYT

Pantins du Sud

Nord et Sud fraternisent… à Angkor ! Le Cambodge compte deux restaurants ouverts par Pyongyang. Des lieux très appréciés par les touristes du Sud. The New York Times (extraits) New York

A

u Cambodge, près des ruines du temple d’Angkor, se trouve un restaurant où les touristes sudcoréens défilent par bus entiers pour assister à un spectacle de danse à l’exotisme décalé, mêlant des ballades sirupeuses au flamboyant Carmen de Bizet, exécuté par des Nord-Coréennes au visage de poupée. Toujours figées dans les glaces de la guerre froide, les relations entre Corée du Nord et Corée du Sud se réchauffent sous les latitudes cambodgiennes, et notamment dans ce restaurant nord-coréen où les frères ennemis fraternisent joyeusement, comme si la réunification de la péninsule n’était plus qu’une affaire de jours. “Tout le monde est très excité, reconnaît Jung Myong-ho, guide touristique sud-coréen. En Corée du Sud, on ne peut pas rencontrer de gens du Nord.” A voir tous ces visages radieux, la pluie d’applaudissements sous laquelle se retirent les danseuses et les innombrables photos prises après le spectacle, on en oublierait presque que les deux Corées sont techniquement toujours en guerre. Nord-Coréens et Sud-Coréens posent bras dessus bras dessous, avec les derniers gadgets électroniques du Sud, pour immortaliser ce moment de fraternité. Baptisé Pyongyang, ce restaurant fait partie d’un projet dont plusieurs antennes ont déjà ouvert dans des pays aussi inattendus que le Bangladesh, Dubaï, le Laos et le Népal, explique Bertil Lintner, auteur du livre Great Leader, Dear

Leader: Demystifying North Korea under the Kim Clan [Grand Leader, Cher Leader : une démystification de la Corée du Nord des Kim]. Pour lui, l’ouverture de ces restaurants ces dix dernières années constitue une “expérience capitaliste nord-coréenne”, où les bouteilles de vin sont vendues 30 dollars pièce [23 euros] et un repas peut atteindre les 100 dollars [76 euros] par convive. Vêtues de longues robes coréennes – le traditionnel hanbok –, les danseuses nord-coréennes sourient en permanence et se relaient discrètement à la batterie, à la guitare électrique ou à l’accordéon. L’une d’elles se met à tourner comme un derviche, sa grand robe en polyester se gonflant comme un parachute sous les cris et les applaudissements de Sud-Coréens déchaînés. Au menu, on trouve des spécialités allant du plus attendu (le kimchi) au plus mystérieux (le ragoût de chien), préparées par une équipe de cinq chefs nord-coréens. Les danseuses, qui officient également comme serveuses, expliquent avoir été envoyées ici pour une durée de trois ans. Elles ne diront toutefois pas un mot sur le restaurant lui-même ou son propriétaire. Des souvenirs de Corée du Nord sont disséminés partout dans le restaurant. Les murs sont couverts de tableaux censés représenter des paysages de montagne du Nord, et plusieurs thés et autres herbes médicinales sont exposés dans des vitrines. Dans cette décoration, le plus frappant est toutefois ce qui y manque. Aucune affiche de propagande, aucun slogan, aucun portrait de Kim Jung-un, de son père ou de son grand-père, Kim Il-sung. Les serveuses évitent également toute discussion politique. Jung Myong-ho, le guide sud-coréen, nous explique que ce restaurant est comme une zone neutre où les Coréens peuvent se rencontrer. A l’intérieur de ces murs, “la politique n’existe plus, déclare-t-il. Nous sommes une famille.” Thomas Fuller

Les Nord-Coréens n’ont pas digéré l’absence de délégation du gouvernement du Sud aux obsèques de Kim Jong-il. Ils le font savoir dans les colonnes de l’organe officiel Rodong Sinmun. “Après avoir commis envers le peuple en deuil une faute que le ciel ne leur pardonnera pas, les pantins conservateurs [du Sud] s’agitent maladroitement, tels des corbeaux singeant les hérons. Yu Woo-ik, à la tête du ministère fantoche de la Réunification, est le protagoniste de cette mauvaise pièce. L’individu a récemment débité des balivernes en disant que ‘le Sud laisse[rait] la porte ouverte au Nord et continue[rait] à observer son attitude en maintenant une politique souple’. En résumé, eux voudraient une amélioration des relations : nous devrions donc nous calmer et répondre à leur volonté de dialoguer ! N’est-ce pas là une manœuvre sournoise et éhontée dont le but est de masquer leur responsabilité dans l’échec des relations intercoréennes et de tromper l’opinion publique ? Notre colère ne saurait se dissiper, même si Lee Myung-bak et sa bande nous demandaient pardon, les deux mains jointes.”

19

L’ami chinois Certes, soutenir la Corée du Nord n’est pas facile ni gratuit, mais c’est un “pourboire” nécessaire dans le jeu de la Chine, explique le quotidien de Pékin Huanqiu Shibao. Huanqiu Shibao (extraits) Pékin

L

a Chine se doit de protéger de façon claire et déterminée l’indépendance et l’autonomie de la Corée du Nord, en garantissant la non-ingérence de forces extérieures dans le processus de transition du pouvoir. Le nouveau dirigeant nord-coréen Kim Jong-un étant assez jeune, certains Etats nourrissent l’espoir de voir la Corée du Nord changer profondément et ils pourraient engager différentes actions pour favoriser une telle évolution. La Chine doit résolument chercher à contrebalancer les pressions exercées de l’extérieur. Elle doit se poser en soutien solide du pouvoir coréen pour contribuer à une transition sans soubresauts et pour le protéger contre les éléments déchaînés en ce moment crucial. La Corée du Nord est un partenaire stratégique particulier pour la Chine. Malgré les différents ennuis qu’elle lui a causés, notamment en raison de la question du nucléaire, la Chine continue d’entretenir avec elle des relations amicales, ce qui constitue un facteur de stabilité aux frontières extrêmement important pour la Chine et contribue à accroître sa capacité d’initiative stratégique en Asie du Nord-Est et dans l’ensemble de l’Asie orientale. En Chine, il existe toujours des personnes qui jugent exagéré le prix payé par la Chine pour le maintien de ses relations avec la Corée du Nord. Mais ce n’est qu’un pourboire donné à la grande stratégie d’émergence de la Chine. En fait, cela fait plusieurs dizaines d’années que la Chine a œuvré pour aboutir aux relations sino-coréennes d’aujourd’hui. Si elle laissait des Etats ou des forces extérieures ébranler les fondements de sa stratégie de coopération avec la Corée du Nord, elle réduirait à néant tous les efforts diplomatiques antérieurs et serait la risée de tous les observateurs des politiques des grandes puissances. La Chine doit donc oser assumer ses amitiés et ne peut se dérober dans les moments critiques. C’est ainsi que la Chine aura de plus en plus d’amis. Dans le cas contraire, son nombre d’alliés diminuerait.

Sous perfusion chinoise Echanges commerciaux de la Corée du Nord avec la Chine (en millions de dollars) 2 500

1 888 millions de dollars

2 000

Importations p

1 500

793 millions de dollars

1 000 500

Exportations 0

2005

2007

2009

Source : Congressional Research Service


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

France

Les faits Le lundi 13 février, le tribunal de grande instance de Lyon a reconnu Monsanto responsable des problèmes de santé rencontrés par un agriculteur français qui utilisait l’herbicide Lasso. Cette décision est une

première dans le secteur agroalimentaire. Autre coup dur pour le géant agrochimique : le même jour, le Conseil d’Etat a exigé que la toxicité de son produit phare, le Round-up, soit réévaluée dans un délai de six mois.

Environnement

Des as de l’agriculture durable… sur le papier Un blogueur américain découvre que la France veut réduire son utilisation de pesticides, au détriment des intérêts de l’industrie agrochimique. Un exemple à suivre, selon lui.

vant une directive adoptée par l’Union européenne en 2006 qui appelait les pays de l’UE à concocter des politiques nationales pour réduire l’utilisation des pesticides. Ecophyto fixait un programme ambitieux à l’agriculture française : réduire

Mother Jones San Francisco

n agriculteur français vient d’obtenir gain de cause en justice contre Monsanto, pour empoisonnement aux pesticides. L’intéressé affirme souffrir de toute une série de troubles neurologiques après avoir inhalé de l’herbicide Lasso en nettoyant sa cuve d’épandage. La décision du tribunal pourrait faire pencher la balance dans d’autres affaires judiciaires concernant les pesticides, estime Reuters. Tout cela est très intéressant, mais ce qui a attiré mon attention, c’est ce qu’on explique à la fin de la dépêche : “La France, principal producteur agricole de l’Union européenne, vise désormais une réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides entre 2008 et 2018.” Attendez un peu. La France a une politique pour faire chuter l’utilisation des pesticides en moins d’une décennie ? Première nouvelle. J’ai fouiné un peu et découvert qu’en 2008 le gouvernement français avait sorti un plan baptisé Ecophyto 2018, sui-

U

l’utilisation des pesticides tout en maintenant les niveaux de production. Et ce n’est pas tout. Après avoir lancé Ecophyto en 2008, le gouvernement français l’a amendé en 2009 pour ajouter des objectifs encore plus ambitieux : la France a désormais pour politique officielle de faire passer la superficie certifiée bio de 2 % des terres agricoles en 2009 à 20 % en 2020, d’inciter au moins la moitié des exploitations du pays à obtenir la certification “haute valeur environnementale” (HVE) – qui exige un certain niveau de biodiversité et une réduction de l’utilisation des engrais – et de retirer de la vente 40 pesticides toxiques. Ces objectifs n’ont pas force d’obligation, et il faut que je creuse un peu pour savoir comment le gouvernement français compte s’y prendre exactement pour les atteindre. Mais, en les fixant, il crée les conditions pour des innovations agricoles qui ne passent pas par les produits chimiques. Les semenciers français cherchent déjà à produire des variétés qui résistent bien à l’invasion des mauvaises herbes, pour réduire les besoins en herbicide. Pendant ce temps, les entreprises transnation a l e s qui dominent l’agriculture américaine cherchent avant tout à produire des semences résistantes aux cocktails d’herbicides.

En tant qu’Américain du début du siècle, je trouve remarquable qu’un gouvernement intervienne explicitement contre les intérêts de l’industrie agrochimique. Notre loi quinquennale sur l’agriculture, qui doit être renouvelée cette année, incite les agriculteurs à produire un faible nombre de produits (maïs, soja, coton) en très grande quantité (le plus possible) – au diable l’environnement ! Notre ministère de l’Agriculture, même sous la présidence de Barack Obama, homologue en général sans discuter les projets de marketing d’herbicides concoctés par Monsanto et ses rares consorts. Dans le même temps, il considère l’agriculture bio comme une simple niche marketing. Il ne viendrait jamais à l’idée des décideurs politiques américains d’inciter à une expansion spectaculaire du bio. En Europe, évidemment, on fait les choses autrement. Vous savez, cet herbicide accusé d’avoir empoisonné l’agriculteur français en 2004 et qui a valu ce jugement à Monsanto, son nom chimique est alachlor ; le Pesticide Action Network [réseau d’ONG écologiques] le considère comme un “mauvais acteur” et le soupçonne de provoquer des cancers et de perturber le système endocrinien. L’Union européenne l’a interdit en 2007. Chez nous, aux Etats-Unis, Monsanto continue à le vendre allégrement. Tom Philpott XXIe

Dessin de Walenta, Pologne.

Campagne

Outre-Manche, Sarko ne fait plus recette Les Français de Londres sont un enjeu électoral important, surtout depuis la création, en 2008, d’une circonscription “Europe du Nord”, dont ils représentent deux électeurs sur trois. The Guardian (extraits) Londres

elcome to “Londres”. Dans cette campagne âprement disputée, les Français vivant dans la capitale britannique sont courtisés comme jamais. La loi votée par le Parlement français en 2008 donne aux ressortissants de l’étranger le droit d’élire leurs propres représentants, dans des circonscriptions créées spécialement pour eux. Pour la première fois cette année, à l’issue des élections législatives organisées en juin, les Français du Royaume-Uni auront

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effectivement un député à l’Assemblée nationale. Dans ces conditions, on ne s’étonnera guère du vif intérêt suscité à Londres par l’élection présidentielle qui aura eu lieu le mois précédent. “Londres pèse très lourd sur le plan électoral”, indique Axelle Lemaire, la candidate du Parti socialiste pour l’Europe du Nord, une circonscription qui englobe dix pays, dont le Royaume-Uni et les Etats baltes. “80 % de l’électorat de ces dix pays vit au Royaume-Uni, dont 80 % à Londres.” On compte 102 470 électeurs français inscrits dans le royaume, et François Hollande devrait se rendre à Londres fin février. Le nombre de Français établis sur le territoire britannique n’a cessé d’augmenter chaque année depuis 1991, avec un bond de 10 000 enregistré en 2006, soit la hausse la plus importante en vingt ans. Le quartier de South Kensington – surnommé “Frog Alley” [allée des grenouilles]

en raison d’un nombre disproportionné de cafés, écoles et magasins d’habillement français – est un terrain de premier choix pour la chasse aux voix. Devant la salle de concert du Royal Albert Hall, Mme Lemaire passe ses soirées à distribuer des tracts appelant à voter Hollande. “Les réactions sont généralement positives, rapporte-t-elle. L’antisarkozisme a manifestement traversé la Manche. Même les partisans de Sarko sont déçus : certains pensent qu’il n’est pas allé assez loin dans la réforme du marché du travail ; d’autres estiment au contraire qu’il en a fait trop, de manière incohérente.” En 2007, au moment de la dernière présidentielle, M. Sarkozy avait été le premier candidat à faire campagne de l’autre côté de la Manche, tâchant de reconquérir des compatriotes qui avaient fui en masse vers la City pour profiter d’une économie alors florissante et d’une bureaucratie peu envahissante. Il avait promis d’instaurer la

méritocratie et de libéraliser l’économie. Au lieu de cela, celui qui a été surnommé “président bling-bling” n’a apporté, semblet-il, que l’aggravation du chômage des jeunes, une crise de la dette dans la zone euro et un penchant à porter des talons hauts et des montres Rolex en public. “J’ai quitté la France il y a quinze ans parce que je suis mieux payé ici”, confie Frank Toban, chef pâtissier de 47 ans chez Belle Epoque Pâtisserie, dans le nord de Londres. “Et ça n’a pas changé.” Votera-t-il aux prochaines élections ? “Oui, mais je ne sais pas encore pour qui. En tout cas, pas pour Sarkozy.” Fata, originaire d’Algérie mais installé à Londres depuis vingt-deux ans, estime que le président a été handicapé par son incapacité à assouplir le marché du travail. “Pour obtenir un emploi chez MacDo en France, il faut remplir 20 000 formulaires. C’est pourquoi nous sommes si nombreux à nous installer ici.” Elizabeth Day



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L ar es ch iv es

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France

Lyon, le renouveau Pour la presse

étrangère, pas de doute : la capitale de la région Rhône-Alpes est tournée vers l’avenir. Des quotidiens allemand, irlandais, belge, danois ou encore

espagnol saluent son sens de l’innovation, son dynamisme. (Supplément à CI n° 1070, du 5 mai 2011.)

Régions

Lyon, la ville que nous envie la Finlande

Helsinski suit de près la politique culturelle menée dans la capitale de la région Rhône-Alpes. Elle a décidé de s’en inspirer, avec l’ambition de devenir une cité des arts à visage humain. Helsingin Sanomat Helsinki

elsinki se rêve en centre européen de la culture, des sciences et des arts. La capitale de la Finlande veut gagner en visibilité sur la scène internationale, mais la concurrence est rude dans ces disciplines. Depuis quelque temps déjà, la ville se cherche donc des modèles parmi les métropoles reconnues comme des capitales culturelles, et ce alors qu’elle fait face à d’importantes décisions concernant le développement de projets artistiques [le conseil municipal de la ville doit se prononcer fin février sur la construction d’un musée Guggenheim]. L’exemple lyonnais, notamment, éveille l’intérêt. Développé au début des années 2000, il a peu à peu inspiré d’autres villes de France. Il repose sur cette idée : impliquer les associations culturelles qui dépendent des subventions publiques

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dans le développement de la ville. Une attention particulière est accordée aux quartiers sensibles et aux populations qui habituellement restent en marge des manifestations culturelles. Toutefois, les projets organisés ne se limitent pas au domaine culturel ; ils englobent également le travail social, le secteur économique et la planification urbaine. En France, la politique de la ville s’appuie depuis quelques années sur les contrats urbains de cohésion sociale que l’Etat, les conseils régionaux et les municipalités développent conjointement [appelés Cucs, ils sont entrés en vigueur début 2007]. Dans le cadre de ces contrats, l’Etat a donné aux villes la liberté de choisir leurs priorités, et Lyon a choisi de miser sur la culture. Un accord spécial a été passé entre la municipalité et vingtdeux institutions culturelles de la ville. Les musées, les théâtres, la Maison de la danse, l’opéra, la bibliothèque municipale, l’Auditorium-Orchestre national de Lyon ou encore les archives municipales travaillent désormais en étroite collaboration. Ces institutions ont pour mission d’élargir leurs publics et de se construire une réputation à Lyon et au-delà. Cette nouvelle manière de procéder a permis d’atteindre des publics plus

divers. Ce qui est remarquable dans le modèle lyonnais, c’est l’importance accordée aux habitants et la place octroyée à la culture dans le développement des quartiers. Les institutions culturelles multiplient les partenariats avec toutes sortes de structures locales, comme les communautés de résidents ou les services municipaux. L’organisation de la Biennale d’art contemporain de Lyon est ainsi répartie entre plusieurs quartiers de la ville. Des manifestations sont proposées jusque sur l’ancienne commune industrielle de Vaulx-en-Velin, dans le nord-est de l’agglomération [lors de la dernière édition, qui s’est tenue du 15 septembre au 31 décembre 2011, des installations étaient ainsi à découvrir sur le site de l’usine Tase, une ancienne fabrique de soie artificielle inscrite au patrimoine industriel]. Le financement de la Biennale est en partie assuré par des entreprises de travaux publics, qui profitent en retour de la visibilité croissante de la région. Car un travail culturel digne d’intérêt au niveau local permet d’attirer l’attention à l’échelle internationale. Si Lyon véhicule une image positive, c’est aussi pour sa capacité à briser les normes. La Biennale de la danse que la ville organise en est un bon exemple.

Vu d’Allemagne

Une calme résurrection Plus qu’un réveil, c’est “une résurrection”, s’enthousiasme la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Longtemps, pour le visiteur étranger, le nom de Lyon a surtout évoqué le souvenir des premières émeutes urbaines françaises, survenues en 19701980 dans les villes périphériques

de Vénissieux ou Vaulx-en-Velin. Tout le reste n’était qu’embourgeoisement, torpeur et placide ennui. “De 1905 à 1989, Lyon n’a connu que trois maires”, relève le quotidien de Francfort. Mais voilà que tout change. Au tournant des années 1990, la ville a commencé à sortir de sa torpeur.

La FAZ en veut pour signes visibles, entre autres, “la Biennale d’art contemporain et celle de la danse, la Fête des lumières ou la construction de nouveaux théâtres et musées”. “A l’échelon européen, le vaste projet de rénovation urbaine lancé tient sans rougir la comparaison avec

ceux de Hambourg et de Barcelone”, poursuit le journal allemand, qui salue la culture du compromis animant le Grand Lyon. Dans la communauté urbaine, la culture et les infrastructures sociales restent du ressort des municipalités – donc d’acteurs politiques.

Experts et autres “inventeurs de concepts” n’ont qu’un rôle de second plan. “Cette répartition des tâches n’engendre pas de bouleversements théoriques en matière de politique urbaine, mais reste fidèle à l’esprit pragmatique de la ville, autrefois cité de commerces et d’usines.”

A l’occasion de cet événement, une grande parade chorégraphiée déambule dans la ville, conduite par les élèves des écoles de danse et les habitants. Peu à peu, ce défilé s’est imposé comme l’attraction la plus visible de la Biennale, suivie par les médias internationaux. La population de Lyon [480 000 habitants] équivaut à celle d’Helsinki [584 000], mais, entre les deux villes, les différences en matière de politique culturelle sautent aux yeux. Et Helsinki doit se préparer à

Examiner comment la culture est apportée au plus près des habitants revoir sa stratégie dans ce domaine. La politique culturelle qu’a décidé de suivre le conseil municipal pour la période 20122017 constitue un pas dans le bon sens, inspiré du modèle lyonnais. Elle prévoit, par exemple, d’accroître la qualité de vie des habitants, de promouvoir un sentiment de communauté, de lutter contre l’exclusion sociale et d’accorder davantage d’attention au multiculturalisme. Elle affirme aussi la nécessité d’étendre les politiques culturelles à d’autres secteurs. Il s’agit de changer les us et coutumes. Dans les banlieues d’Helsinki, il existe déjà plusieurs associations ou structures qui rendent possible la création de projets interactifs proches des habitants et accessibles à tous. Alors qu’Helsinki s’apprête à lancer la construction d’un nouveau musée, il est bon de se rappeler que, dans les pays traditionnellement culturels, la culture va bien au-delà des expositions proposées dans quelques établissements élégants du centre-ville. Nous devons nous inspirer de villes comme Lyon pour examiner comment la culture peut être produite et apportée au plus près des habitants. Sara Kuusi et Ari Tolvanen Dessin de Cost paru dans Le Soir, Bruxelles.



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Europe

A la une “Le procureur de la

République contre le président de la République. La démission inévitable”, titre Der Spiegel le 18 février. La veille, Christian Wulff a annoncé son départ. Depuis le 13 décembre, date à laquelle le tabloïd Bild révélait

une affaire de prévarication le concernant, la crédibilité de Christian Wulff, devenu, en juin 2010, président avec le soutien d’Angela Merkel, n’avait cessé de décliner. Que la justice demande la levée de son immunité l’a conduit à jeter l’éponge.

Allemagne

Consensus pour un président conservateur Pressée de tous côtés de nommer Joachim Gauck candidat à la succession du président Christian Wulff, démissionnaire, la chancelière cède et évite une crise politique. Une volte-face dont elle pourrait tirer profit en 2013. Die Tageszeitung Berlin

vec la nomination de Joachim Gauck, la chancelière a dû faire une chose à laquelle elle n’est guère habituée : elle a cédé à la pression des libéraux du FDP [partenaire junior de sa coalition gouvernementale], et s’est dite prête à accepter que cet ancien activiste est-allemand devienne président [voir cicontre]. A première vue, c’est une défaite pour Angela Merkel. Après tout, en 2010, c’était elle qui avait personnellement insisté pour que sa coalition penche en faveur de Christian Wulff (CDU), le candidat de son parti [chrétien-démocrate], contre Gauck [déjà favori des sociauxdémocrates et des Verts à l’époque]. Or, les choses sont loin d’être si simples. Autrement dit, un parti à 2 % [score actuel des libéraux du FDP dans les intentions de vote] n’a pas pu soudain bouleverser l’équilibre des pouvoirs, et encore moins décider du destin de la République. Non, Merkel a analysé la situation et compris qu’un retournement surprenant serait encore pour elle la meilleure des solutions. Il fallait d’abord songer en termes de majorité : Gauck était le candidat qui remportait le plus d’adhésions de la part de l’opposition. D’une part, en faisant marche arrière, Merkel évite la crise au sein de la coalition et, d’autre part, elle reprend du même coup à son compte le slogan qui avait été le sien durant la campagne : le

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consensus avant tout. C’est l’opposition qu’elle vise, non les libéraux du FDP. De plus, quand leur fierté d’avoir remporté une prétendue victoire sera retombée, les libéraux du FDP se souviendront d’un fait essentiel : Gauck à la présidence est un signal pour une future grande coalition. Tout comme elle a su intégrer à plusieurs reprises le SPD [Parti socialdémocrate] et les Verts au Parlement, que ce soit sur les questions européennes ou sur les énergies renouvelables, elle parvient encore à une intégration – après un temps d’hésitation – pour l’élection présidentielle. Elle-même pourrait profiter de ce rapprochement habilement dosé en 2013 [lors des prochaines élections législatives]. Ce qui ne sera certainement pas le cas des libéraux du FDP. Enfin, même les Verts et les sociaux-démocrates du SPD ne seront peut-être pas si heureux qu’ils prétendent l’être pour l’instant avec ce président qu’ils appelaient de leurs vœux. Le futur président de la République fédérale décrit son action par l’expression “liberté

Joachim Gauck : une réputation d’homme intègre Né en 1940 à Rostock, au bord de la Baltique, Joachim Gauck est un théologien de formation et a longtemps exercé comme pasteur en RDA. Il a été l’un des fondateurs du Neues Forum, un mouvement de citoyens qui a largement contribué à la chute du mur de Berlin, en 1989. Nommé à la tête des Archives de la Stasi, la police politique est-allemande, il a dirigé cette institution de 1992 à 2000 et lui a laissé une si forte empreinte qu’elle a longtemps été appelée “instance Gauck” (“Gauck-Behörde”). Attaché à la démocratie occidentale, aux droits de l’homme et à la liberté – ce que confirme la parution, le 20 février, de son nouvel opus, Freiheit. Ein Plädoyer [Liberté. Un plaidoyer, Kösel Verlag, Munich], Joachim Gauck jouit d’une réputation d’homme intègre. En 2010, c’est le quotidien conservateur Die Welt qui le premier avait évoqué son nom après la démission du président Horst Köhler. Considéré aujourd’hui comme l’homme idéal pour une présidence au-dessus des partis, il est, selon l’hebdomadaire Die Zeit, crédité de 54 % d’opinions favorables pour prendre la succession de Christian Wulff. L’Assemblée fédérale, composée des membres des deux Chambres, le Bundestag et le Bundesrat, sera prochainement convoquée pour procéder à son élection. La majorité des voix lui est désormais acquise.

et responsabilité”. Or le manque de liberté n’est pas vraiment le problème le plus pressant de notre société. Au regard des agissements des marchés financiers et des banques, on aurait même tendance à souhaiter un peu moins de liberté. C’est là que le brillant orateur qu’est Joachim Gauck a tendance parfois à lancer ces formules qui l’ont rendu si populaire au FDP. Il a sèchement décrit le mouvement Occupy comme “d’une bêtise indicible”. Rejet étonnant de ces centaines de milliers de gens qui expriment par des manifestations leur malaise face à des marchés financiers débridés. Gauck aime aussi à pérorer sur la responsabilité dont même les bénéficiaires de l’aide sociale (Hartz-IV) devraient faire preuve dans leur vie. Les mères célibataires des quartiers difficiles qui se démènent en vain pour trouver un emploi lui en sauront gré sans aucun doute… Le président désigné a eu cette phrase digne d’être soulignée à l’occasion de sa nomination. Sa principale mission serait d’être proche de “ceux qui disent oui à la responsabilité”. Il n’y a plus qu’à espérer qu’il n’oublie pas ceux qui n’ont même pas assez de souffle pour clamer un oui enthousiaste tant ils se battent pour leur survie au quotidien. Quant au SPD et aux Verts, qu’ils le sachent : si, ces dernières années, ils ont eux-mêmes effectué un virage à gauche dans leurs programmes, c’est à un président tout à fait conservateur qu’ils ont droit aujourd’hui. Et il n’y en a qu’une que cela ne dérangera pas : la chancelière Angela Merkel. Ulrich Schulte L’ex-président Wulff s’accroche à son “Ehrensold”, une retraite annuelle de 199 000 euros qui fait polémique. Dessin d’Oliver Schopf, paru dans la Süddeutsche Zeitung, Munich.

Pays-Bas

Geert Wilders et la haine des immigrés de l’Est

e très populiste et très xénophobe Parti pour la liberté (PVV), dirigé par Geert Wilders, vient d’inaugurer, rapporte le quotidien NRC Handelsblatt, un site Internet où les Néerlandais sont invités à dénoncer “les nuisances et la pollution” provoquées par les immigrés de l’est de l’Europe. La chose pourrait rester anecdotique si le PVV ne soutenait pas l’actuelle coalition au pouvoir. Le Premier ministre, le libéral Mark Rutte, se contente d’expliquer que le contenu de ce site ne reflète pas l’opinion du gouvernement sur le sujet. Mais la Commission et le Parle-

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ment européens ne l’entendent pas de cette oreille et condamnent cette initiative discriminatoire, tout comme les ambassadeurs à Bruxelles de dix pays de l’Europe centrale qui ont envoyé une lettre de protestation. Pour la presse polonaise, il est clair que le site du PVV vise avant tout les Polonais : avec 200 000 travailleurs, employés surtout dans l’agriculture, ils constituent la première communauté immigrée de l’est de l’Europe aux PaysBas. “Cette fois, Wilders a dépassé les bornes, car il s’agit d’une incitation à la haine. Même les Néerlandais s’en rendent compte. Les gens

indignés nous envoient des messages sur Twitter”, affirme Malgorzata Bos-Karczewska, qui dirige un journal en ligne destiné aux Polonais des Pays-Bas. “Ils veulent savoir ce que va être l’étape suivante. Les marquer d’une étoile jaune ?” Face au silence du Premier ministre néerlandais, l’eurodéputé polonais Jacek Saryusz-Wolski et son collègue roumain Sebastian Bodu vont encore plus loin et appellent au boycott des marques hollandaises, parmi lesquelles Shell, Heineken, Lipton et Knorr. “Quand la diplomatie est impuissante, les citoyens peuvent s’exprimer grâce à la liberté de choix. Nous

devons envoyer au gouvernement néerlandais un signal fort de notre unité et montrer qu’il a autant besoin de nous que nous de lui”, affirment-ils dans leur message. “Des milliers de plaintes sont parvenues au chef de l’Office de l’antidiscrimination aux Pays-Bas, mais il n’ira vraisemblablement pas au procès parce qu’il n’a pratiquement aucune chance de gagner, explique le quotidien Gazeta Wyborcza. L’incitation à la délation d’immigrés délinquants, qui posent des problèmes de voisinage, des SDF, de ceux qui jettent des ordures n’importe où, tout cela ne constitue pas une violation de la loi européenne.”



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Europe Russie

TATYANA ZENKOVICH/EPA/CORBIS

Comment Poutine resserre ses réseaux et mobilise des intellectuels

Manifestation pro-Poutine à Moscou le 4 février 2012.

Les opposants parviennent à organiser de grandes manifestations. Mais le candidat Poutine demeure favori pour la présidentielle du 4 mars. Prochain bras de fer entre les deux camps : les 23 et 26 février. Expert.ru Moscou

a campagne pour la présidentielle 2012 ne se déroule pas dans les circonstances habituelles. Dans la capitale, se succèdent des manifestations de dizaines de milliers de personnes. Des personnalités communément appelées “leaders de l’opposition hors système” [opposition non représentée au Parlement, mouvements issus de la société civile récemment encore marginalisés] sont désormais invitées sur les plateaux de télévision, où on les laisse dire ce que bon

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leur semble, ou presque. Lors des débats entres candidats au poste suprême (ou avec des “émissaires” de Vladimir Poutine) [celui-ci a refusé de débattre avec ses challengers pour cause d’emploi du temps chargé. 499 “émissaires” issus du gratin culturel, scientifique et sportif le font à sa place] retentissent des déclarations de toutes sortes sur le sort à réserver au système actuel en général, et à certains de ses représentants en particulier. Mikhaïl Prokhorov [droite ultralibérale], Guennadi Ziouganov [Parti communiste] et Sergueï Mironov [parti Russie juste, centre gauche], trois des quatre candidats outre Poutine, assurent à leurs électeurs potentiels qu’en cas de victoire ils n’occuperont pas le fauteuil présidentiel durant les six années imparties [la durée du mandat, renouvelable une fois, passe à partir de ce scrutin de quatre à six ans], mais le libéreront bien plus tôt, après avoir restauré tout un ensemble de libertés et

confié d’importants pouvoirs au nouveau Parlement [élu le 4 décembre]. De son côté, Vladimir Poutine s’entretient avec ses représentants, des équipes de politologues, des organisations d’observateurs du scrutin (pas toutes, évidemment), et expose assez ouvertement son opinion sur les problèmes auxquels le pays est confronté. Il publie dans les principaux journaux des articles détaillant les grandes lignes de son programme. Cela a-t-il un impact sur la situation pré-électorale ? Certaines tendances inhabituelles ces dernières semaines dans les déclarations des électeurs pourraient offrir des éléments de réponse.

Faute d’alternative crédible Pour la Fondation opinion publique (FOP), la cote de popularité de Vladimir Poutine n’a cessé de baisser tout au long de 2011, atteignant son plancher mi-novembre, à 42 %. Depuis, elle remonte, et se situait à 47 % d’opinions favorables le 4 février. Le

Centre d’étude de l’opinion enregistre lui aussi une tendance à la hausse, et donne 54 % d’opinions favorables le 9 février. Pour les autres candidats à la présidence, les chiffres varient très peu, Ziouganov et Jirinovski se maintenant autour des 10 %, Mironov à 5 % et Prokhorov à 4 %. La FOP donne les mêmes chiffres, sauf pour Sergueï Mironov, qu’il crédite de 2 % seulement. On voit ainsi que le contexte dans lequel se déroule cette campagne n’a guère d’influence sur la relation des électeurs avec les candidats. Le fait que la cote de Poutine monte doucement alors que celle des autres ne bouge presque pas doit donc s’expliquer par d’autres facteurs. Commentant ces bons chiffres du Premier ministre, le président de la FOP, Alexandre Oslon, assure qu’il ne faut pas forcément chercher à les relier à certaines de ses initiatives récentes. La raison principale de l’amélioration de sa cote de popu-


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Pour Poutine

“S’opposer, c’est à la mode”

K.KUDRYAVTSEV/AFP

Nikolaï Kolyada, directeur de théâtre à Ekaterinbourg, est confronté, comme d’autres personnalités de la culture, à une campagne de persécutions depuis qu’il a rendu public son soutien à Poutine. Vzgliad Moscou Les opposants Sergueï Oudaltsov et Evguenia Tchirikova lors du meeting “Pour des élections honnêtes” à Moscou le 4 février 2012. larité serait l’absence d’alternative crédible. “Concernant Poutine, l’élément déterminant est que les électeurs se demandent qui d’autre, à part lui, peut occuper le fauteuil, et cela les pousse tout droit vers la réponse”. Selon cet expert, leur relation aux autres candidats est fonction d’une série complexe de raisons, l’une d’elle étant le “sérieux” de la candidature de tel ou tel.

V. FEDORENKO/RIANOVOSTI/AFP

A bonne distance des politiques Valeri Fiodorov, directeur général du Centre d’étude de l’opinion, estime que les résultats finaux des candidats de l’opposition seront meilleurs que leurs cotes de popularité actuelles : “Traditionnellement, les candidats de l’opposition recueillent plus de voix que ce qu’avaient indiqué les sondages. Les explications sont multiples. Certaines personnes refusent de confier leur choix lorsqu’on les interroge, et les hommes d’âge moyen, qui constituent l’essentiel des protestataires, sont peu pris en compte dans les sondages par téléphone parce qu’ils se trouvent rarement chez eux quand on les appelle ou n’ont pas le temps de répondre à une enquête d’une demi-heure.” Concernant Poutine, le résultat définitif ne devrait pas être meilleur que les sondages, car “son électorat, surtout passif, peut décider de ne pas aller voter, il n’obtiendra donc pas un score plus élevé que prévu”. Pendant ce temps, nous sommes témoins d’une politique d’un nouveau genre, qui s’élabore dans la rue et ne semble pas liée au calendrier électoral. Le 4 février, un mois jour pour jour avant la présidentielle, Moscou a connu deux grandes manifestations. L’une reliait l’avenue Iakimanka à la place Bolotnaïa pour réclamer des élections honnêtes, et l’un de ses mots d’ordre était “Pas une seule voix pour Vladimir Poutine”. L’autre, sur la butte Poklonnaïa, avait pour slogan “Nous avons beaucoup à perdre”. Les décomptes officiels et officieux du nombre de manifestants de part et d’autre vont de 35 000 à 135 000 personnes, mais tout le monde reconnaît qu’il y avait foule des deux côtés. Quoi qu’il en soit, il faut noter que tous les participants à la manifestation d’opposition ne sont pas restés pour les

prises de parole des personnalités attendues, non seulement à cause de la température de ce samedi-là (– 25 °C), mais aussi parce que certains n’avaient pas envie d’entendre les orateurs, uniquement intéressés par la participation à la marche où tout le monde est à égalité. Le phénomène avait déjà été observé lors de la première manifestation [le 10 décembre] : la partie cortège et la partie discours sont deux entités séparées. Cette fois tout avait été organisé pour qu’on puisse prendre part au défilé et ne pas rester pour les discours sans avoir l’impression de trahir la cause. Autre curiosité intéressante : aucun candidat à la présidence ne se trouvait parmi les orateurs. Prokhorov a défilé comme un manifestant ordinaire, Sergueï Mironov n’est pas venu, déclarant qu’il n’avait “rien à faire” aux côtés des libéraux. Alexeï Navalny [le célèbre militant blogueur anticorruption, lire CI n°1109], qui a certaines ambitions politiques, n’a pas non plus prononcé de discours. Ainsi, le mouvement de protestation de la rue

Les pro-Poutine sont peu actifs sur les réseaux sociaux tient à éviter de se mélanger à la campagne politique. Ou, plus exactement, il sait quoi penser de Poutine mais ne juge pas indispensable de définir sa position à l’égard des autres candidats. La protestation demeure au niveau de l’émotion, s’arrête à la conviction que les législatives n’ont pas été légitimes, et que les scrutins en général ne le sont pas. Dans l’ensemble, les contestataires s’accordent à dire que telles qu’elles sont organisées à ce jour en Russie, les élections ne constituent pas un moyen d’entière légitimation pour ceux qui se présentent. Cela vaut aussi pour la présidentielle qui arrive, et qui verra sans doute la victoire de Vladimir Poutine. Reste à savoir si cet état d’esprit sera alors partagé par de larges catégories de la population. Car c’est 28

u sein de la société russe, le conflit politique s’envenime de jour en jour. Ces derniers temps, les artistes qui déclarent publiquement qu’ils voteront Poutine [à la présidentielle du 4 mars] font l’objet d’injures. La réprobation s’est intensifiée une nouvelle fois après la publication des noms de personnalités du monde de la culture soutenant la candidature du Premier ministre [499 “émissaires” chargés de le représenter lors de débats et d’interventions publiques]. Les clips de campagne du candidat Poutine, diffusés par la télévision, dans lesquels figurent entre autres le directeur de théâtre Oleg Tabakov, la comédienne Alissa Freindlikh, le comédien Evgueni Mironov [voir p. 28], constituent une nouvelle cible pour les commentateurs implacables. Nikolaï Kolyada, célèbre dramaturge et metteur en scène d’Ekaterinbourg, a été l’un des premiers pris sous le feu et la glace de l’ostracisme.

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Vzgliad En tant que personne directement concernée par ces attaques, que pouvez-vous dire de cette situation ? Nikolaï Kolyada Je passe beaucoup de temps sur Internet, et je peux vous dire que je suis totalement sous le choc après ce que j’ai lu sur les réseaux sociaux. J’ai l’impression qu’ils ont commencé par moi. En janvier, j’ai écrit sur ma page que j’avais voté pour Russie unie [aux législatives de décembre]. Je disais que, sans être membre de ce parti, je l’avais choisi et que je n’appréciais pas que mes camarades de l’opposition qualifient les gens de Nijni Taguil [ville de l’Oural où a eu lieu une manifestation pro-Poutine] de “bétail”. Au début, j’ai laissé passer les insultes selon lesquelles j’étais une pute, un salopard, une vermine, puis j’ai bloqué l’accès de ma page à une cinquantaine de personnes. Je me suis fâché avec beaucoup de gens qui étaient mes

amis depuis vingt ans. Et voilà maintenant qu’apparaît une liste de 499 personnes devenues émissaires de Poutine. Liste dans laquelle votre nom ne figure pas… Effectivement, je ne suis pas l’émissaire de Poutine, je fais simplement partie de l’une de ses équipes régionales de soutien. Mais je continue à suivre ce qui se passe pour les autres personnes qui ont manifesté leur soutien à Poutine, en particulier depuis la publication de cette liste. Ainsi, sur Facebook, j’ai pu lire “Adieu Alissa Freindlikh”, et c’était ce qu’il y avait de plus poli. J’en ai froid dans le dos. Il s’agit de l’une des plus grandes actrices du XXe siècle, on devrait baiser la trace de ses pas. Concernant la liste, j’ai lu : “La liste des plus gros salauds de cette saloperie de Russie a été rendue publique, c’est le palmarès de la honte.” Parmi les “salauds” en question, on trouve Anna Netrebko, grande cantatrice s’il en est. Je n’en crois pas mes yeux. Et le pire, c’est que personne ne riposte à ceux qui traînent dans la boue la fine fleur de notre culture. Pourquoi, à votre avis ? Par peur ! Les gens ont peur d’être pris pour cible, peur qu’on se jette sur eux et qu’on leur hurle “Comment peux-tu ne pas être du côté de ceux qui se situent à l’avantgarde de la pensée progressiste ?” Aujourd’hui, partout, que ce soit à Moscou, à Ekaterinbourg, où vous voudrez, la mode est à l’opposition au pouvoir en place. Ils disent tous la même chose : “Nous sommes contre Poutine, un point c’est tout. Et tous ceux qui sont pour lui sont des misérables et des brutes.” Des affichettes insultantes ont été placardées sur votre théâtre d’Ekaterinbourg. Vous avez porté plainte et, entre-temps, les auteurs de ces “œuvres” les ont revendiquées. Comment cette histoire s’est-elle terminée ? Pour l’instant, elle n’est pas terminée. L’affaire judiciaire suit son cours. En tout cas, lorsqu’il a été annon cé que j’avais déposé plainte auprès de cinq instances différentes, les choses se sont calmées et je n’ai plus eu à lire que Kolyada devrait être pendu à un réverbère. Kirill Rechetnikov

Nikolaï Kolyada


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Europe

Ambiance Le chef de campagne de Vladimir Poutine, Stanislav Govoroukhine, cinéaste populaire, n’est pas le dernier à entretenir un climat délétère au sein de l’intelligentsia russe.

“Je déconseillerai au futur président de chercher le soutien de l’intelligentsia libérale, de tous ces écrivains lauréats du Booker, dont les livres sont illisibles”, a-t-il déclaré à Lenta.ru.

“C’est cette partie vendue de l’intelligentsia dont Lénine disait qu’elle n’était pas le cerveau mais la merde de la nation.”

Russie 27 cela qui va contribuer à déterminer l’évolution de la vie politique. C’est là que réside le grand pari des militants actuels. Concernant la manifestation pro-Poutine, les vidéos consultables sur YouTube montrent que les discours enflammés des orateurs ne soulèvent aucun enthousiasme, tandis que les incitations à scander des slogans restent ignorées ou suivies par une partie réduite du public. En d’autres termes, le bilan est le même que dans le camp d’en face : un fossé entre les masses et les personnalités qui s’expriment de la tribune. Mais avant d’établir des analogies il faut étudier la nature de ce fossé. La manifestation des protestataires et le rassemblement des pro-Poutine figurent de façons très dissemblables sur les réseaux sociaux. Concernant les seconds, il est presque impossible de trouver des photos, des réflexions sur l’événement, des échanges sur le sujet. On peut dès lors formuler deux hypothèses : soit les manifestants de ce camp ne sont pas de grands utilisateurs des réseaux sociaux, soit ils ne sont pas enclins à considérer le fait d’avoir assisté à ce meeting comme quelque chose qui mérite d’être largement signalé. Quelle que soit la raison, le tableau est radicalement différent en ce qui concerne la manifestation de l’opposition, diffusée à grande échelle sur Internet. La façon de mobiliser a aussi été tout autre. “Nous avons des accords de coopération avec plus de quarante associations, explique Andreï Ilnitski, responsable des relations avec les associations au Comité exécutif de Russie unie [le parti au pouvoir]. Bien sûr, nous leur avons passé des coups de fil pour leur proposer d’envoyer du monde. Je pensais que nous réunirions dans les 200 personnes, mais la veille, mes collaborateurs m’ont appelé pour me dire qu’il y en aurait 1 500. C’est là que j’ai compris qu’il y aurait foule.” Sur Internet, on peut lire de nombreux témoignages anonymes de participants affirmant qu’on leur a forcé la main. En tout cas, le parti au pouvoir a montré qu’il pouvait, sans trop de problèmes, organiser une action de masse, ce qui constitue une nouveauté dans notre politique de la rue.

D’après les sondages de la FOP, le soutien aux manifestations protestataires serait en train de s’éroder. Fin décembre, il s’établissait à 34 %, contre moins de 25 % aujourd’hui. Alexandre Oslon a sa petite idée sur la question : “Avant, quand on interrogeait les gens sur leur envie d’aller manifester, ils donnaient une réponse théorique. A présent, ils ont pu voir à la télé comment cela se déroulait. Il est possible que, du coup, beaucoup ne soient pas tentés d’adhérer à ces actions devenues très concrètes.” Au sujet des articles dans lesquels Poutine expose son programme, le politologue Valeri Fiodorov ne croit pas qu’ils puissent avoir une réelle influence sur les intentions de vote : “La presse est un média secondaire, et en outre ceux qui lisent les journaux sont généralement opposés à Poutine. Ces articles sont une simple tentative pour sortir le débat de la logique des rassemblements de rue et ne s’adressent qu’à une catégorie sociale minime.” Cela n’a pas empêché ces articles de provoquer de vives réactions. Ainsi Vladimir Poutine a fourni la preuve qu’il était capable

La légitimité de la victoire de Poutine pourrait être contestée de mener campagne dans les registres les plus divers, qualité qui confirme qu’il reste un homme politique de premier plan. Et c’est l’une des raisons qui font que beaucoup de gens ont une réponse toute prête à la question : “Qui sinon Poutine ?” Fiodorov ne prédit ce que deviendra sa popularité après la présidentielle. “Il a déjà fait toutes sortes de promesses, et s’il les oublie dès le lendemain de son élection, sa cote baissera.” L’optique des citoyens qui manifestent depuis décembre est moins la présidentielle elle-même que ce qui se passera après. Ils réclament plus d’influence sur les processus à l’œuvre dans le pays. Le slogan “Une Russie sans Poutine” peut même être mis de côté pour un temps. L’important, c’est de savoir en quoi va consister, dans les circonstances actuelles, une “Russie avec Poutine”. Stanislav Kouvaldine

Contre Poutine

“J’accuse mes collègues” Le pianiste Mikhaïl Arkadiev dénonce le cynisme des grands artistes qui soutiennent un pouvoir criminel, et coupable à ses yeux de chercher à provoquer un schisme au sein de l’intelligentsia. Novaïa Gazeta (extraits) Moscou

e sais que je ne suis pas Emile Zola et que ma voix sera peu entendue. Mais ce que je m’apprête à dire maintenant doit absolument être dit, et par un musicien classique vivant en Russie. J’accuse ce pouvoir, le pouvoir de Poutine et de l’élite régnante, de la dégradation irréversible du pays, et du schisme moral criminel qui déchire la Russie. Aujourd’hui, ce schisme, cette fêlure, traverse les cœurs et les âmes de tous ceux qui vivent en Russie. Ou qui déjà n’y vivent plus, mais qui sont intimement liés à la Russie par la naissance, la langue et l’éducation. Le 4 février 2012, j’ai compris, le cœur lourd, que les deux manifestations [de l’opposition et pro-Poutine] qui s’étaient déroulées simultanément à Moscou symbolisaient cette rupture dans l’âme du peuple. Aujourd’hui, j’ai pleuré de chagrin, de pitié, d’impuissance, en voyant le nom d’Alissa Freindlikh dans la liste de soutien au candidat Poutine. A ses côtés, j’ai vu également les noms des artistes de renommée mondiale que sont l’altiste Iouri Bashmet et le chef d’orchestre Valeri Guerguiev. Ce ne sont pas mes confrères musiciens qui m’ont tiré des larmes, mais la grande actrice classique Alissa Freindlikh, qui pour un certain nombre de générations fut un modèle de talent, de pureté d’âme et de dévouement au théâtre – à ce métier que depuis Eschyle il est impossible de se figu-

J

Scandale

Quand le visage de Tchoulpan Khamatova, beau et triste, est apparu sur tous les petits écrans russes et que la jeune actrice, adulée pour son talent mais aussi pour son engagement auprès des enfants atteints de leucémie, a déclaré : “Je vote Poutine, parce qu’il a toujours tenu ses promesses”, cela a déclenché l’indignation dans les milieux de l’opposition. La douce Tchoulpan a-t-elle été prise en “otage” par le pouvoir,

qui a abondamment subventionné son association caritative, comme le pense le site culturel très branché Openspace.ru ? Ou a-t-elle parlé en son âme et conscience, comme l’affirme la Novaïa Gazeta (titre farouchement anti-Poutine s’il en est), qui qualifie cette levée de boucliers contre elle de “manifestation d’intolérance”, voire de “totalitarisme infantile” ?

DR

Libre ou otage ?

rer hors du service de la vérité, du verbe, de la pensée et de la conscience humaine. J’accuse mes collègues, “mafiosi de la musique”, héros de l’establishment classique contemporain – Valeri Guerguiev et Iouri Bashmet, qui vivent sur des cachets mondiaux presque mérités (s’il n’y avait le soutien indéfectible du système étatique, d’abord soviétique puis postsoviétique) et sur les énormes aumônes du pouvoir largement moins méritées. Je les accuse sinon d’avoir contribué, du moins de n’avoir empêché en rien l’avènement dans la musique classique d’un pouvoir de l’argent corrompu et d’une protection personnelle, familiale et mafieuse ; d’avoir enseigné aux jeunes que l’important est de tirer profit de leur art immortel au nom d’un succès glamour et dans une indifférence cynique à l’égard du politique. Je parle de l’indifférence aux faits criants de violence étatique, d’arbitraire, et de pillage absolu par la bureaucratie, qui condamnent la population du pays à une vie sans avenir, et notamment les milliers de musiciens classiques russes à une misère dégradante. En un clin d’œil, vous, représentants de l’un des arts les plus élevés et les plus désintéressés, vous êtes transformés non en politiciens, oh non, mais en serviteurs de l’un des régents les plus cyniques et les plus criminels de l’histoire de la Russie, du premier simulateur politique à échelle globale de l’histoire russe. Je vous accuse, vous, confrères de renommée mondiale impliqués dans le système, de ne trouver ni le courage intellectuel de comprendre que le poutinisme est condamné, ni le courage personnel de résister à Poutine. Non seulement vous bénéficiez des faveurs d’un système criminel, mais encore vous jouez les laquais complaisants pour sa conservation à un moment où votre voix pourrait résonner – dégrisante, forte et audible – dans le monde entier. Mais vous êtes loin de cela. Je vous rappelle qu’il existe des musiciens comme Arvo Pärt, qui a dédié une symphonie à Mikhaïl Khodorkovski [ancien PDG de Ioukos, en prison depuis 2003, considéré comme prisonnier politique par Amnesty International], et Gidon Kremer, qui a refusé de prendre part à la pratique d’une musique mondiale marchande. Je sais que ma survie physique et créatrice, comme celle de mes amis, est directement liée à la façon dont nous considère ce système criminel dont vous êtes partie intégrante. Mais, paraphrasant un aphorisme célèbre, je veux vous dire ceci en face : celui qui n’est pas prêt, au nom de la liberté et de la création, à sacrifier sa prospérité dans les conditions d’un pouvoir cricriminel et cynique, celui-là n’est digne ni de la liberté, ni de la prospérité, ni de la création. Mikhaïl Arkadiev


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Portugal

Misère ordinaire des usagers de la Sécu L’accès aux services publics devient un enfer à Lisbonne. Devant les centres de Sécurité sociale, les plus courageux arrivent à l’aube pour espérer être reçus.

Aides sociales

La chasse aux usagers

Expresso Lisbonne

’astuce de la femme obèse a fait long feu dès l’entrée dans le centre de Sécurité sociale d’Areeiro [un des centres destinés aux habitants de Lisbonne]. Bien qu’apparue, l’air malade, en train de boiter avec une béquille, elle a commis une erreur de base : cesser de boiter à mi-chemin de la distance la séparant du comptoir d’accueil. L’agent de sécurité a vite compris et l’a empêchée de récupérer un ticket prioritaire qui lui aurait permis de passer devant plusieurs centaines de personnes, alors que la queue dans la rue courait sur des centaines de mètres. Il était environ 9 heures du matin. [A la Sécurité sociale, 5 000 postes ont été supprimés en six ans.]

L

300 personnes attendent “Le coup de la béquille est assez classique. Mais c’est aussi l’un des plus faciles à débusquer”, souligne un employé qui reçoit tous les jours une centaine de personnes venant déposer des dossiers pour pervevoir leur allocation-chômage ou l’allocation handicapé. Voici quelques mois, une autre femme a été découverte avec un bébé en plastique dans la couverture censée le protéger. D’autres usagers viennent avec les bébés de leurs voisines. “On a des doutes sur des mères qui viennent nous voir, mais que faire ? Prétendre que ce n’est pas leur enfant ?” Au centre d’Areeiro, il y a deux façons d’augmenter ses chances de s’asseoir face à un conseiller : soit en trompant les employés pour passer avant les autres, soit en venant à l’aube. Il est 7 h 30 ce matinlà, et Rosa Augusto, 35 ans, tente de résister au froid en s’enroulant dans une couverture. “J’en ai marre de venir m’occuper des allocations familiales et de repartir les mains vides. Aujourd’hui, je me suis levée à 4 heures et je ne partirai pas avant que tout soit résolu.” A ses côtés, Maria de Sá, 42 ans. Elle est arrivée devant le centre à 5 heures, après avoir pris deux bus. Maria va émigrer en Allemagne dans les jours qui viennent et a besoin de toute urgence de sa carte européenne d’assurance-maladie. Son “salaire de merde” de caissière ne lui permettait pas de nourrir correctement ses trois filles. Ses derniers espoirs se sont évanouis avec l’augmentation des impôts et des prix. “Je n’ai rien de concret en vue, mais je suis déjà inscrite dans une agence pour l’emploi à Munich.” Derrière les deux femmes, les premières arrivées ce jour-là, plus de 300 personnes attendent : immigrés,

Dessin de Ham paru dans The Guardian, Londres. retraités et chômeurs majoritairement. Malgré le grand nombre de personnes dans la rue, le silence est quasi général. On entendra seulement un léger murmure à l’ouverture des portes, à 9 heures, quand la longue queue commencera à entrer au compte-gouttes. Contrairement à Rosa et à Maria, beaucoup de ceux qui ont attendu des heures dans le froid ne seront pas reçus. Le ticket “demande d’informations” n’est plus disponible au bout de deux heures. Et celui des allocations familiales se volatilise encore plus vite. Une douche froide pour les usagers, qui se montrent peu convaincus par les paroles apaisantes des employés rappelant qu’il pourrait y avoir d’autres tickets disponibles l’après-midi. Les plaintes et les insultes se multiplient. Le seul policier présent sur les lieux ne cache pas sa tension. La veille, la situation était pire encore, raconte-t-il : le système informatique avait planté en pleine matinée, et durant près d’une heure aucun employé n’avait pu s’occuper des dossiers de RMI ou d’allocation de solidarité aux personnes âgées. “Je n’ai jamais vu autant de gens que ces derniers mois. L’augmentation des demandes d’aides liées à la crise et le fait que des personnes ne savent pas qu’elles pourraient traiter certains dossiers ailleurs expliquent cet afflux.”

“Revenez demain” Vers midi, tout redevient normal. Ou presque. Plus de queue mais pas davantage de tickets pour la majorité des services. “Revenez demain, mais plus tôt. Ou essayez dans un autre centre”, répète inlassablement la “dame des tickets”. C’est ainsi qu’est surnommée l’employée qui affronte quotidiennement la colère, le mépris et l’ironie de centaines de personnes à bout de patience. Les plus résistants restent pourtant sur place. Comme Maria, une femme de ménage de 50 ans qui garde à la main l’un des derniers tickets disponibles. “Je

voudrais payer moins de cotisations parce que je gagne très peu d’argent et je ne sais même pas si un jour j’aurai une retraite.” Au final, elle a pu rentrer chez elle vers 17 heures, son dossier traité malgré quelques questions encore en suspens. Hugo Franco

La Sécurité sociale portugaise a décidé de réclamer à 1 million de foyers le remboursement d’aides sociales indûment perçues, selon l’organisme public, pour un total de 570 millions d’euros et ce en remontant dans certains cas jusqu’en 2004. Ceux qui refuseront devront prouver leur bonne foi en passant par un véritable parcours du combattant administratif. De nombreuses voix à gauche ont dénoncé cette attaque contre les plus pauvres, en stigmatisant a contrario l’inaction du gouvernement face aux 4,9 milliards d’euros de dette des entreprises à l’égard de la Sécurité sociale.


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Amériques Etats-Unis

Rick Santorum en croisade pour la Maison-Blanche

The Washington Post (extraits) Washington

oudain, voilà que le candidat à l’investiture républicaine Rick Santorum se retrouve au coudeà-coude avec Mitt Romney en tête des sondages. Et maintenant, il est confronté à un nouvel obstacle : donner de lui-même une image positive avant que ses concurrents ne s’empressent de le dénigrer. Rick Santorum se présente comme un conservateur engagé, d’origine populaire et aux convictions inébranlables – justement le genre de candidat dont les républicains ont besoin pour électriser leur base dans une campagne contre le président Obama qui pourrait se jouer dans le cœur industriel du pays. Les conseillers d’Obama et les démocrates, eux, le dépeignent comme trop conservateur. Avec son parcours, disent-ils, il ne peut que faire fuir les électeurs indécis, en particulier les femmes. Un avis que partagent certains républicains. L’entourage de Santorum reconnaît que le candidat est entré dans une nouvelle phase de sa campagne et ils sont conscients des difficultés qui les attendent. Ils affirment toutefois que si l’on se penche avec honnêteté sur le passé de l’ancien sénateur de Pennsylvanie, il s’en dégage un profil plus séduisant. Mais ils admettent que c’est à Santorum et à son équipe d’expliquer ce parcours, afin d’apaiser les craintes quant à ses capacités à l’emporter lors de l’élection présidentielle de novembre prochain.

S

Contre les gays et l’avortement Voici quelques-uns des sujets qui pourraient lui porter tort aux yeux des électeurs. Comme la plupart des républicains, il est contre l’avortement, mais il affiche, en la matière, des positions particulièrement extrêmes. Il y est opposé dans tous les cas, sauf quand les jours de la mère sont en danger. Il ne ferait d’exception ni en cas de viol, ni en cas d’inceste et se dit en faveur de lois qui permettraient de poursuivre en justice les médecins pratiquant Rick Santorum. Sur l’auréole : Foi, Famille, Liberté. Dessin de Randall Enos, Etats-Unis.

des avortements. Sa candidature pourrait également se trouver prise au piège de questions plus générales liées aux droits des femmes. S’il a voté en faveur de la contraception, il a dit du contrôle des naissances : “Je ne pense pas que ce soit sain pour notre pays.” Il a ajouté que c’était “néfaste pour les femmes, […] néfaste pour la société”. En ce qui concerne le rôle des femmes, il a écrit, dans It Takes a Family [Il faut une famille], son livre publié en 2005, “les féministes radicales sont parvenues à saper la famille traditionnelle et à convaincre les femmes que la réussite professionnelle était la clé du bonheur”. Rick Santorum est, de surcroît, farouchement opposé au mariage homosexuel, comme d’autres membres des deux partis. Il y a quelques années, il

avait même accusé les chefs de file de la communauté gay de mener un véritable “djihad” contre lui, après des déclarations où il mettait sur un même pied les relations homosexuelles, la bigamie et la polygamie. Ces commentaires étaient tirés d’un entretien accordé en 2003, au lendemain d’une décision de la Cour suprême contre les lois antisodomie. “Si la Cour suprême dit que vous avez le droit d’avoir des relations [homosexuelles] entre adultes consentants chez vous, alors, vous avez le droit d’être bigame, vous avez le droit d’être polygame, vous avez le droit de commettre un inceste, de commettre l’adultère, avait-il lancé. Vous avez le droit de faire ce que vous voulez.” Sur les questions environnementales, enfin, non seulement il s’est dressé contre la loi sur les quotas d’émissions de gaz à effet de serre visant à lutter contre le réchauffement climatique, mais il a également affirmé que le réchauffement était une “supercherie”. Santorum s’est efforcé d’expliquer certaines de ses saillies. Replacées dans leur contexte, elles paraissent parfois un peu moins incendiaires, mais il a malgré tout laissé échapper de telles énormités que ses adversaires ont beau jeu de s’attaquer à lui. Tout au long de sa carrière, il a été un homme pressé. En 1990, donné vaincu d’avance, il est pourtant élu à la Chambre des représentants et réélu en 1992 avec 61 % des voix. Santorum y est devenu l’un des membres du g a n g d e s S e p t , u n groupe de jeunes républicains dont faisait partie John Boehner, député de l’Ohio et actuel président républicain de la Chambre. Ensemble, ils ont contribué à fragiliser la majorité démocrate et préparé le terrain à la victoire républicaine lors des élections législatives de mimandat de 1994, durant lesquelles les républicains ont regagné la majorité au Congrès. Mais, à peine entré à la Chambre des représentants, Santorum rêvait d’aller plus loin. En 1994, il a vaincu le sénateur démocrate de Pennsylvanie Harris Wofford. Une fois au Sénat, brandissant des causes de droite, il a suscité le ressentiment par ses méthodes brutales et partisanes. Réélu en 2000, il décroche le poste de numéro trois aux commandes du parti. Dès lors, le sénateur ne mâche plus ses mots sur les questions sociales, un peu comme s’il se sentait

investi d’une mission. Mais le plus remarquable, à ce moment de son parcours, c’est que quelqu’un d’aussi conservateur ait pu continuer à remporter des élections dans un Etat aussi profondément divisé sur le plan idéologique que la Pennsylvanie. Mais plus il a gagné en notoriété, plus le climat politique s’est retourné contre lui, jusqu’à ce que son idéologie finisse par le rattraper. Ainsi, en 2006, il se retrouve en lice contre Robert P. Casey Jr., trésorier de l’Etat et fils d’un ancien gouverneur très apprécié. Casey est un démocrate opposé à l’avortement et à la législation sur les armes. Santorum est balayé, battu de 18 points, la plus lourde défaite enregistrée par un républicain cette année-là.

Un conservateur pur et dur Un stratège républicain et son homologue démocrate nous ont expliqué que la campagne de 2006 n’était peut-être pas le meilleur moyen d’évaluer la viabilité de Santorum en tant que candidat, compte tenu des circonstances particulières qui prévalaient à ce moment-là. Ils voient dans ses campagnes précédentes la preuve qu’il est un fin tacticien, acharné et efficace. D’autres, en revanche, considèrent qu’il a surtout eu de la chance, n’étant tombé que sur de faibles adversaires jusqu’en 2006. En privé, cependant, les spécialistes des deux camps lui prédisent les pires difficultés. Un stratège de droite prévient que Santorum se ferait “éviscérer” par les démocrates s’il venait à remporter l’investiture républicaine. “J’adore Rick Santorum, commente-t-il, mais ils ne vont pas lui faire de cadeau. Ils vont lui tailler un costume si vite qu’il n’aura même pas le temps de comprendre.” Terry Holt, un autre stratège républicain, estime que Santorum n’est peut-être pas plus conservateur que beaucoup d’autres dans son parti, “mais il a dit et fait des choses” qui ont torpillé sa capacité à rassembler. “Pour lui, c’est le moment de briller, conclut Holt. Mais, maintenant, c’est moins une affaire d’idéologie que de ton. C’est un conservateur pur et dur, la question ne se pose pas. C’est la façon dont il va répondre aux questions soulevées par son parcours qui va tout déterminer.” Dan Balz

Primaires cruciales La primaire républicaine du Michigan du 28 février sera un test crucial pour Mitt Romney. C’est là qu’il est né, à Detroit, le 12 mars 1947, et c’est aussi là que son père, George, a été gouverneur de 1963 à 1969. Pourtant, à en croire les derniers sondages, Rick Santorum pourrait l’emporter dans cet Etat. Il est également bien placé pour le prochain grand rendez-vous de la course à l’investiture républicaine, le Super-Mardi du 6 mars, où des primaires et caucus seront organisés simultanément dans 11 Etats.

CAGLE CARTOONS

Catholique intégriste, ultraconservateur sur les questions sociales, l’ex-sénateur de Pennsylvanie croit en ses chances. Il compte damer le pion à Mitt Romney dans la course à l’investiture républicaine.


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Etats-Unis

L’extrême droite prospère dans le Nord-Ouest Suprémacistes blancs, milices extrémistes et patriotes de tout poil n’ont pas renoncé à leur rêve de fonder une enclave à cheval entre l’Idaho, l’Etat de Washington et le Montana.

Au lieu de faire du prosélytisme principalement sur Internet comme par le passé, explique M. McAdam, ces groupes organisent des réunions publiques, en invitant des intervenants comme David Irving, un écrivain célèbre dans le monde entier qui conteste l’Holocauste, et le Canadien Paul Fromm, un suprémaciste blanc bien connu. “Ils veulent, paraît-il, simplement s’installer ici et qu’on les laisse tranquilles. Mais nous voyons bien que ce n’est pas vrai. Ce que veulent ces gens, c’est défendre leurs idées et essayer de recruter des partisans”, précise M. McAdam.

Los Angeles Times (extraits) Los Angeles

T

rois employés des services sanitaires l’ont trouvée sur le parcours d’un défilé prévu à l’occasion de la Journée Martin Luther King, en janvier 2011. C’était une bombe artisanale remplie de plombs de pêche enduits de mort-aux-rats. L’équipe de déminage du comté de Spokane l’a désamorcée quelques heures avant que les rues ne soient envahies par les participants au défilé. Si l’engin avait explosé et que les plombs eussent pénétré dans le corps des passants, le poison aurait empêché leur sang de coaguler, entraînant une mort certaine. L’intense chasse à l’homme qui a suivi a conduit les autorités à une cabane isolée, dans les collines au nord de Spokane. C’est là que vivait Kevin Harpham, un vétéran qui, depuis des années, postait des messages haineux sur un site Internet prônant la suprématie blanche, le Vanguard News Network. “Ceux qui prétendent qu’on ne peut pas gagner une guerre avec des attentats n’ont jamais essayé, écrivait-il. J’attends avec impatience le jour où je ferai tout sauter.” Au terme d’une enquête tendue et rondement menée, Kevin Harpham a plaidé coupable de tentative d’usage d’arme de destruction massive, ainsi que de crime motivé par la haine. En décembre, il a été condamné à trente-deux ans de prison. Dix ans après le démantèlement du QG des Nations aryennes dans le nord de l’Idaho et l’arrestation des membres de la milice d’extrême droite des Montana Freemen, des tenants de la suprématie blanche et des patriotes semblent renouer avec leur rêve de fonder leur propre Etat dans le nord-ouest des Etats-Unis. Un matin de 2010, les habitants de plusieurs coins de l’Idaho ont découvert à leur réveil des œufs de Pâques dans leurs jardins. Ces œufs, offerts par les Nations aryennes, contenaient des bonbons et un message appe-

Le type même du loup solitaire

Dessin de Faber paru dans Le Jeudi, Luxembourg. lant à “reconquérir notre pays et faire en sorte qu’il soit de nouveau grand, propre et beau”. En octobre, Wayde Kurt, un habitant de Spokane, a été jugé coupable de détention illégale d’armes à feu, dans une affaire qui, selon les procureurs, est liée à l’appartenance de Kurt à l’organisation suprémaciste Vanguard Kindred. Dans leur plaidoirie, les procureurs fédéraux ont rapporté une conversation entre le prévenu et un informateur du FBI relative à un projet d’attentat qualifié par Kurt d’acte terroriste “de la pire espèce”, comparable à l’attentat d’Oklahoma City [qui a fait 168 victimes en avril 1995].

Une petite Europe de pionniers

Refuge pour extrémistes Olympia

CANADA

Seattle

Spokane WASHINGTON

Kalispell MONTANA

OREGON

Boise

IDAHO

É TAT S - U N I S 500 km

Courrier international

Helena Helena

Par ailleurs, nationalistes blancs, constitutionnalistes radicaux et autres apôtres de l’extrême droite ont établi des têtes de pont dans le nord-ouest du Montana. Parmi eux figurent la militante néonazie April Gaede, qui exhorte les “réfugiés” blancs à créer une “petite Europe de pionniers”, et Karl Gharst, un ancien membre des Nations aryennes qui a projeté des films négationnistes à la bibliothèque municipale. Le pasteur et animateur de radio ultraconservateur Chuck Baldwin, candidat du Parti de la Constitution à l’élection présidentielle de 2008, a quitté la Floride pour s’installer dans le Montana en 2010 afin d’y participer à la création d’un “refuge américain” pour les “camarades amoureux de la liberté”. Il brigue désormais le poste de vice-gouverneur de l’Etat sous les couleurs du Parti républicain. “Nous savons qu’il va falloir nous battre et nous voulons nous trouver au bon endroit. C’est nulle part ailleurs qu’ici, au Montana, que se situe le terrain idéal”, a-t-il lancé à ses partisans l’année dernière.

Dans un récent rapport, le Southern Poverty Law Center [SPLC, une fondation spécialisée dans la veille des groupes extrémistes] relève un “regain d’opposition au gouvernement fédéral” dans le nord-ouest du Montana, en particulier dans les environs de la petite ville de Kalispell. “Nous assistons à une véritable résurgence de l’idée de retraite dans la région nord-ouest”, note Mark Potok, chercheur au SPLC. Les nouveaux venus n’ont proféré ouvertement aucune menace de violences. Nombre d’entre eux assurent qu’ils sont venus établir une ligne de défense pacifique contre l’augmentation de la criminalité dans les villes du Sud. Il n’empêche que la droite militante pose un problème d’un genre nouveau, estime Travis McAdam, le directeur du Montana Human Rights Network, une organisation de défense des droits de l’homme du Montana.

La catastrophe évitée de justesse lors du défilé de la Journée Martin Luther King à Spokane fait immanquablement penser à un autre extrémiste, Timothy McVeigh, inconnu des forces de l’ordre avant de commettre l’attentat d’Oklahoma City. Kevin Harpham “était le type même du ‘loup solitaire’, ce que nous craignions le plus”, commente l’agent du FBI Frank Harrill. “Rien ne permettait de prévoir qu’il tenterait de commettre un acte aussi odieux.” Lors de son procès, Kevin Harpham a prétendu avoir simplement eu l’intention de faire voler en éclats les vitres d’un centre médical voisin et de provoquer une alerte générale. “C’était juste pour protester contre ce genre de concepts sociaux : unité, multiculturalisme… C’était une manière d’affirmer qu’il y a des gens qui ne sont pas d’accord avec ces idées” a-t-il soutenu. Son père, Cecil Harpham, assure que son fils était “vraiment un brave gosse”, qui s’est lié avec des skinheads quand il était dans l’armée. “Ils ont soumis mon fils à un lavage de cerveau et l’ont convaincu que ce groupe haineux allait rendre l’Amérique meilleure et toutes sortes de trucs de ce genre, se lamente-t-il. Il n’a qu’à s’en prendre à luimême. Je lui ai dit de couper les ponts avec ces skinheads. Mais il ne m’a pas écouté.” Kim Murphy

Exposition coproduite par le Fotomuseum Winterthur et le Jeu de Paume, Paris.


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Amériques

Stratégie Début février,

les présidents du Guatemala et du Salvador ont annoncé tour à tour qu’ils ne refusaient pas de discuter de la légalisation des drogues. Un “changement de stratégie”

dans cette région déchirée par la guerre que se livrent plusieurs cartels mexicains pour contrôler les routes du trafic vers les EtatsUnis, souligne El Faro.

Colombie

“Si légaliser la cocaïne est souhaitable…” Pour la première fois, un président de la Colombie en exercice accepte d’ouvrir le débat sur la légalisation des drogues. La question fait lentement son chemin sur la scène internationale.

le reste du monde continuent à s’enferrer dans les mêmes politiques de lutte antidrogue. Et, récemment, un nouveau programme de lutte contre le trafic de drogues en Amérique centrale est venu s’ajouter au plan Colombie et au plan Mérida ; aux Etats-Unis, cette année, 1 633 582 personnes ont été arrêtées pour consommation de stupéfiants et le pays a dépensé plus de 40 milliards de dollars (soit presque la moitié du PIB de la Colombie) pour lutter contre la drogue ; les traités internationaux restent immuables (même la tolérance de la Bolivie à l’égard du mambeo [la mastication des feuilles de coca] n’a pas fait d’émules) et, en Colombie, on annonce toujours triomphalement que le nombre d’hectares de coca cultivés est en baisse. Même la Californie des hippies vient d’enterrer un projet de loi visant à légaliser la production de marijuana [par référendum le 2 novembre 2010].

El Malpensante Bogotá

a Colombie, selon les Nations unies, produit la moitié de la cocaïne consommée dans le monde et, selon la CIA, les deux tiers. Le trafic de drogue brasse 250 milliards de dollars par an, dont 15 milliards reviennent à la Colombie, soit un septième de notre PIB. Le président Juan Manuel Santos a raison d’oser affirmer qu’il est grand temps de revoir la politique internationale de lutte contre la drogue. Il le fait prudemment. “Si pour [mettre fin à la violence liée au trafic de drogue] il faut légaliser et que le reste du monde pense que c’est la solution, je ne suis pas contre. [Je ne vais pas] devenir un ardent défenseur de cette cause, [mais] je participerais volontiers à ces discussions.” L’argument majeur en faveur de la légalisation est surtout d’ordre économique : interdire un produit en fait grimper le prix ; le légaliser a l’effet inverse et met donc un terme aux juteux bénéfices qui financent la corruption et la violence. Mais, si les prix baissent, la consommation augmente, et c’est la motivation principale de l’interdiction des drogues : si on les légalise, la consommation va atteindre des sommets.

L

Conventions sociales

© XAVIER BELLANGER

Pour prendre une décision responsable, il faut donc évaluer dans quelle mesure la consommation de drogues augmente si les prix baissent ; or, actuellement, ce paramètre – “élasticité-prix de la demande”, selon le terme technique employé – reste

Un tabou brisé

Dessin d’Ares, Cuba. flou. Personne ou presque ne dit que consommer de la drogue est bon pour la santé. Et, surtout, il est impossible d’établir une limite objective à partir de laquelle une drogue est trop nocive ou entraîne une trop grande dépendance. En réalité, cette limite relève des conventions sociales : l’opium n’a pas toujours été interdit, tandis que la consommation de chocolat, de café ou d’alcool l’a parfois été. D’un point de vue éthique, il n’y a que deux positions sus-

LE BLOGUEUR, LE MAGAZINE DE TOUS LES EUROPÉENS

PRÉSENTÉ PAR ANTHONY BELLANGER

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TOUCHONS DU BOIS ! Dans une Europe à moitié couverte de forêts, le Blogueur enquête en Finlande, au Portugal et dans les Landes. À RETROUVER SUR

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ceptibles de résoudre de manière catégorique le “problème de la drogue” : d’un côté l’ascétisme, qui interdit le recours au moindre stupéfiant, et, de l’autre, le libertarisme, qui rejette toute interférence de l’Etat avec notre libre arbitre. Certains mettent en avant les dernières découvertes scientifiques, ainsi que la valeur des expériences effectuées dans certains pays pour réclamer une révision des traités internationaux actuels. La guerre contre la drogue lancée par Nixon en 1971 fut un échec retentissant et, actuellement, les propositions ne manquent pas en matière de légalisation, dépénalisation et régulation des drogues. En Amérique latine, Cardoso (ex-président du Brésil), Zedillo (ex-président du Mexique) et Gaviria (ex-président de la Colombie) se sont prononcés sur la question il y a deux ans. En juillet dernier, ce sont Kofi Annan et ses collègues de la Commission mondiale de lutte contre la drogue qui ont pris parti [cf. CI n° 1076, du 9 juin 2011]. Il y a un mois, c’est Vicente Fox, dont les déclarations ont fait beaucoup de bruit au Mexique. Et Obama lui-même a évoqué à plusieurs reprises la possibilité de rouvrir le débat. Le président Santos n’est donc pas isolé. Mais, dans les faits, la situation reste au point mort : Obama comme Santos et

Ce projet de loi avorté était pourtant des plus intéressant puisqu’il concernait pour une fois l’offre, c’est-à-dire la vente des stupéfiants. En matière de consommation de drogue, les seules politiques progressistes consistent à dépénaliser l’usage personnel de certaines drogues dures grâce à un accompagnement par l’Etat des personnes toxicomanes (comme aux Pays-Bas, au Portugal ou en République tchèque) ; mais la Colombie n’exporte pas de marijuana, et autoriser la consommation – et non la production – de cocaïne serait un véritable cadeau pour les trafiquants, qui auraient alors plus de clients. Cette politique non seulement n’aiderait pas la Colombie, mais elle lui porterait préjudice. Le président Santos est doublement méritant : non seulement il est un chef d’Etat en exercice (les autres acteurs du débat ne le sont plus), mais en outre il a évoqué la question de la cocaïne et pas seulement de la marijuana. Or il savait bien que ses propos ne changeraient pas grandchose (de fait, ses propos n’ont suscité ni adhésion ni scandale). Et son intention n’était pas de faire avancer le débat de la légalisation, mais de montrer à quel point la Colombie avait changé. Santos, en effet, a brisé un tabou qui, ces dernières décennies, contraignait nos gouvernements au silence. Décrédibilisés par les accusations ou les rumeurs sur leurs liens avérés ou non avec les trafiquants de drogue, les dirigeants colombiens devaient se montrer intraitables sur la question de la drogue. Et, donc, s’il se risque à parler de légalisation, c’est le signe que la Colombie refuse désormais d’être considérée comme un narco-Etat, comme ce fut le cas pendant tant d’années. Hernando Gómez Buendía* * Philosophe, sociologue, économiste et avocat reconnu. Directeur de la revue Razón Pública.


Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012 Le masque porté par Force blanche

Asie

se réfère au logo du tout-puissant groupe de médias Fuji-Sankei, considéré comme très proche du milieu des affaires et de l’industrie. Le quotidien conservateur Sankei Shimbun, qui appartient à ce dernier,

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est l’un des titres qui reste le plus ouvertement pronucléaire après l’accident de Fukushima. Le Tokyo Shimbun (voir l’article ci-dessous) est quant à lui un quotidien de centre gauche qui, depuis le 11 mars, milite pour une sortie du nucléaire.

Japon

Rire pour combattre le lobby nucléaire

Le mot de la semaine

Une vidéo réalisée par un groupe d’humoristes fait fureur sur la Toile. En parodiant férocement les partisans de l’atome, ces comiques essaient d’alerter les jeunes générations. Tokyo Shimbun (extraits) Tokyo

rois superhéros font tour à tour leur apparition en s’exclamant : “Force rouge Tepco ! Force bleue ministère de l’Economie ! Force blanche médias !” Chacun d’eux incarne un organe du lobby nucléaire : Tepco [l’opérateur de la centrale de Fukushima], le ministère de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie, et, pour finir, les médias. Dans le scénario, ces héros, baptisés “partisangers”, c’est-à-dire “partisans de l’énergie nucléaire”, doivent combattre le méchant monstre antinucléaire, tout de noir vêtu, qui cherche à démanteler les réacteurs de la planète. Le générique, qui présente les personnages à la manière des séries télévisées appelées super sentai [émissions japonaises destinées aux enfants, dans lesquelles des héros dotés de superpouvoirs combattent les forces du mal], est en soi suffisamment caustique, mais la chanson qui a été composée spécialement pour ces sketchs ne manque pas de sarcasmes non plus : “Certains vivent dans l’angoisse (Don’t mind! [N’y faites pas attention !]) Mais c’est pour la bonne cause que nous nous battons. (L’argent ! Les sponsors !)” Cette vidéo, postée sur Internet le mois dernier, fait un véritable carton. “C’est à mourir de rire !” “Superbe !” Visionné plus de 90 000 fois, le clip suscite un véritable engouement chez les internautes, qui laissent des commentaires encourageants. “Dans la mesure où notre combat contre les partisangers risque de durer longtemps, l’humour est un élément essentiel pour ne pas perdre courage”, s’enthousiasme l’un d’entre eux. Même ceux qui s’autoproclament pronucléaire se montrent emballés. Cette vidéo, qui dure environ deux minutes trente, a été réalisée par Okome Takeru no ichiza [littéralement “la troupe qui peut cuire du riz”], un groupe de jeunes comédiens, tous techniquement au chômage, vivant essentiellement de petits boulots. S’ils étaient jusqu’alors indifférents à la polémique à propos de l’énergie nucléaire, l’accident de Fukushima Daiichi leur a ouvert les yeux. “Lorsque j’ai appris que le silence du gouvernement soviétique après l’accident de Tchernobyl n’avait fait qu’amplifier les dégâts, j’ai eu soudainement peur de la manière dont la presse japonaise couvrait la catastrophe [de Fukushima]. Ça ne tournait pas rond, tant du côté des hommes politiques que de celui des experts et des médias. Dans notre métier, on dit qu’ils sont boke, c’est-à-dire complètement à côté de la plaque”, explique Hirohito Naka, un jeune humo-

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DR

“warai” Scène du clip d’Okome Takeru no ichiza : “Nous n’abandonnerons pas l’énergie nucléaire !” riste tokyoïte de 34 ans qui est à l’origine de ce projet. A mesure que le temps passe, la fièvre médiatique est retombée et les informations sur la centrale se sont faites plus rares. “L’accident est encore loin d’être terminé. Rien n’est réglé et, pourtant, l’intérêt de la population s’émousse”, s’inquiète M. Naka. C’est pour cette raison qu’il s’est lui-même remis en cause : sachant pertinemment que le public serait réticent, il évitait d’aborder la question du nucléaire dans ses sketchs : “J’avais le sentiment de participer moi-même à l’indifférence générale en évitant le sujet.” Il a voulu agir d’une façon

“L’humour est un élément essentiel pour ne pas perdre courage” ou d’une autre, et c’est ainsi que l’idée de faire cette saynète antinucléaire lui est venue. “Cela faisait des décennies que certaines personnes nous mettaient en garde contre les dangers de l’atome, et ce bien avant l’accident de Fukushima. Malheureusement, nous vivions sans avoir la chance de côtoyer ces personnes. Je me suis demandé si la comédie ne pouvait pas porter la voix des antinucléaires au public”, poursuit-il. Décidé, il a quitté le groupe d’humoristes dont il faisait alors partie pour se consacrer à l’écriture de nouveaux sketchs. C’est en juillet dernier que les quatre membres d’Okome Takeru no ichiza se sont réunis pour la première fois. Leur objectif était d’organiser un festival de sketchs antinucléaires dans la capitale. Pour cela, ils ont lancé un appel à candidature dans leurs réseaux d’humoristes ; cependant, peu d’entre eux étaient tentés par l’aventure, compte tenu du caractère tabou du nucléaire. Yukihiro Takekawa*, l’humoriste de 29 ans qui tient le rôle de

Force rouge Tepco, se souvient avec tristesse de l’insensibilité des jeunes de sa génération lorsqu’il évoquait la question du nucléaire. Décidé à alerter le public à tout prix, il a confectionné tout seul le costume de son personnage, au détriment de son travail à temps partiel. Quant à Sakaguchi Sou*, comédien et musicien qui joue le rôle du monstre antinucléaire, il est tombé amoureux des scripts de M. Naka. Depuis, il incarne avec passion le militant solitaire et a composé la chanson du générique. Il a fallu au groupe six mois pour préparer le festival au cours duquel il a présenté sept sketchs antinucléaires. On pouvait également apprécier une autre série de gags mettant en scène un commercial qui essaie de vendre des minicentrales nucléaires aux particuliers. Malgré le titre de festival, toute la logistique a dû être assurée par les acteurs eux-mêmes, qui se sont répartis les tâches sur scène et dans les coulisses. M. Naka se souvient de leur tout premier spectacle, pour lequel ils avaient énormément travaillé. “L’ambiance était hostile. Ne voulant pas paraître trop prétentieux, nous avions réservé une petite salle de 120 places, mais elle ne se remplit qu’à moitié. Non seulement nous étions dans le rouge, mais nos blagues ne faisaient même pas rire… Les plus avisés auraient certainement compris, mais la plupart restaient hermétiques au jargon nucléaire.” Leur objectif était justement de combler ce fossé, mais la tâche était ardue. Cependant, ce premier échec ne suffit pas pour décourager le quatuor dans la poursuite de son “noir dessein” antinucléaire. “Le jour où le public rira à nos sketchs, cela voudra dire qu’il aura pleinement pris conscience du problème. Ce jourlà, le monde va changer. Dans un avenir pas si lointain, nous espérons pouvoir rire de l’attitude scandaleuse du lobby nucléaire.” Yoko Nakagawa * Noms de scène.

Le rire Qu’il y ait, pour les Japonais, un avant et un après le 11 mars 2011 est une évidence. Cela est vrai pour le littoral du Tôhoku, entièrement défiguré, les familles qui pleurent leurs morts, les sinistrés de Fukushima. Pour les plantes et les animaux qui toujours, en pareilles circonstances, souffrent et meurent en silence. Pour tous ceux qui, de près ou de loin, ont soutenu ou dénoncé la politique nucléaire du pays. Le tsunami bouleverse les façons de faire et de penser de tout un peuple. Mais on constate également une rupture sur un autre plan, celui du rire : depuis onze mois, l’humour et la dérision ont disparu. Pour être précis, la société japonaise continue certes à se moquer de tout, mais évite soigneusement de prendre pour cible le 11 mars en tant que tel. Aucune caricature dans les journaux – si l’on excepte celles, convenues, qui croquent les responsables de Tepco et du gouvernement, pointés du doigt pour leur incompétence. Pas le moindre propos déplacé de la part des très nombreux comiques qui envahissent nuit et jour le petit écran. En effet, la série de catastrophes, tragédie nationale, a tôt fait d’être transformée en une sorte de forteresse du politiquement correct qui, dictant ce qui peut ou ne peut pas être dit, trace une frontière entre les individus convenables et les autres. Parmi ceux qui se sont insurgés contre cet état de fait, on trouve le romancier Gen’ichirô Takahashi, dont le dernier opus, Koisuru genpatsu (La centrale amoureuse), ose parodier, dans un style burlesque, obscène et jubilatoire, l’élan de solidarité envers les victimes de Fukushima. Une tentative courageuse de réinventer le rire, dans un moment – la célébration du premier anniversaire du séisme – où la communion dans le recueillement sera de rigueur. Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Kyoko Mori-Rufin


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012 ce reportage n’existe pas. Notre journal n’a fait que traduire sur son site web, le 1er février, un éditorial sur le Tibet du quotidien Huanqiu Shibao, porte-voix des autorités chinoises, afin que nos lecteurs puissent découvrir la rhétorique en vigueur à Pékin.

Détournement Le site officiel chinois China Tibet Online a cru bon, le 16 février, de citer Courrier international comme l’auteur d’un reportage dénonçant les visées sécessionnistes des Tibétains en exil. La propagande est à l’œuvre puisque

Asie Tibet

Une répression hors de la vue des journalistes 500 km

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The Guardian (extraits) Londres ur le Toit du monde, les forces paramilitaires chinoises tentent d’éliminer la résistance tibétaine au pouvoir de Pékin à coups de bâtons pointus, d’armes semi-automatiques et d’extincteurs. Tous les vingt mètres, le long de la route principale vers Aba [Ngawa en tibétain], ville perdue sur le plateau du Tibet [dans le nord-ouest de la province du Sichuan] qui se trouve au cœur de la nouvelle vague de contestation, des policiers et des responsables communistes munis de brassards rouges font le guet, à la recherche de manifestants éventuels. Des dizaines d’autres, dans le cadre d’une démonstration de force impressionnante, sont assis en rangs devant les boutiques et les restaurants. Dans le monastère voisin de Kirti, des soldats chinois montés sur des camions de pompiers surveillent de près les pèlerins qui se prosternent, au cas où leur dévotion se transformerait en immolation. Autant de choses que les étrangers ne sont pas censés voir. Les autorités chinoises ont fait tout leur possible pour interdire l’accès à Aba, où vivait plus de la moitié des 23 moines, nonnes et bouddhistes laïcs qui, ces deux dernières années, se sont immolés par le feu en signe de protestation contre le Parti communiste. Pékin a bloqué Internet et les téléphones portables. Des barrages ont été dressés sur les routes des environs pour tenir à l’écart les observateurs extérieurs. Mais, au bout de dix heures de voyage par des vallées montagneuses et des plateaux enneigés, une équipe du Guardian a été en mesure de pénétrer dans Aba, où elle a pu voir comment les autorités chinoises s’efforçaient de neutraliser la dissidence à l’aide d’une campagne de sécurité, de propagande et de “rééducation”. Sans grand succès : elles ont eu beau multiplier les effectifs de sécurité dans la ville, les manifestations se poursuivent. Les suicides et les automutilations se multiplient. Les tensions font tache d’huile. A Chengdu, la capitale de la province, des unités de police antiémeute équipées d’extincteurs ont placé la foule sous surveillance dans le quartier commerçant de Chunxi. Hors de leur vue, un moine tibétain de la province du Qinghai nous a glissé que la situation s’était aggravée. “Maintenant, c’est difficile pour les Tibétains. Les contrôles sont très stricts. Il y a beaucoup plus de police.”

par la stabilité et l’harmonie. Quant à la communauté tibétaine, elle est divisée. “Nous sommes tous bouddhistes, mais je n’approuve pas les immolations. Ce sont des actes extrémistes, nous affirme un moine sur la route près d’Aba. Nous avons besoin de paix.” D’autres, en revanche, sont exaspérés par le durcissement des restrictions et la perspective d’un règlement négocié qui s’éloigne. Le dialogue est rompu entre Pékin et les émissaires du dalaï-lama depuis 2010. Dans l’intervalle, les autorités ont renforcé la sécurité et les contrôles dans les monastères. De longues “campagnes de rééducation” visent les moines, qui sont contraints de renoncer publiquement au dalaï-lama, présenté comme un traître réactionnaire, et de professer leur patriotisme

Le Tibet historique sous pression chinoise

Seda (Serthar) Rangtang (Dzamthang)

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Le Tibet historique 5 416 000 Tibétains (recensement 2000) Pékin

Cas d’immolations depuis début février AMDO Les trois régions historiques du Tibet Entre parenthèses : toponymes tibétains Limites actuelles des provinces chinoises

“C’est difficile de parler. C’est très délicat. Ils disent que des gens sont morts”, raconte un commerçant d’Aba. Ailleurs dans la région, les gens attendent désespérément des informations en provenance des zones verrouillées sur le plateau tibétain. “Ma mère, mon père et mon mari sont encore làbas. Ça m’inquiète. Ça fait plus d’une semaine que je ne peux plus les appeler”, confie la propriétaire d’un restaurant de Seda [dans la province du Sichuan]. “Le gouvernement dit qu’il n’y a eu qu’une personne de tuée, mais on a appris que des dizaines avaient été emmenées et on ne sait pas ce qui leur est arrivé.” Chen Quanguo, chef du Parti communiste du Tibet, a ordonné aux membres des forces de sécurité de se préparer à “une guerre contre le sabotage sécessionniste”, d’après un article récent du [quotidien officiel] Tibet Daily. La violence fait apparemment partie intégrante de la panoplie des mesures prises par les autorités. Des troubles ont éclaté dans plusieurs endroits, mais les plus durs ont eu lieu dans la préfecture d’Aba, qui résiste au pouvoir communiste depuis des décennies. En 2008, elle a été le théâtre d’affrontements sanglants avec les forces de sécurité. Mais, ici, la violence est pour l’essentiel auto-infligée. Et l’on ne se bat pas pour un territoire, mais pour conquérir les cœurs et les esprits. Les habitants sont poussés à manifester leur loyauté envers les autorités. Tous les édifices publics sont pavoisés de drapeaux chinois. Des affiches clament que le développement économique passe

Immolations

Des sacrifices quotidiens De plus en plus de Tibétains sacrifient leur vie pour défendre un Tibet libre. Plusieurs se sont immolés par le feu au cours des derniers jours : dimanche 19 février, un moine âgé de 18 ans, Nangdrol, s’est ainsi donné la mort devant le monastère de Rangtang (Dzamthang, pour les Tibétains) dans la préfecture d’Aba (Ngaba, en tibétain), rapporte Phayul, le site d’information de la communauté en exil. Alors que les flammes le dévoraient, il aurait crié : “Liberté pour le Tibet”. Les moines ont ensuite empêché les forces de sécurité chinoises de récupérer son corps et l’ont emmené à l’intérieur du monastère. Vingt-trois Tibétains se sont immolés, depuis 2009, pour exiger le retour du dalaï-lama et dénoncer la répression, selon l’administration centrale tibétaine (en exil), citée par Phayul. Les tensions culminent alors que le nouvel an tibétain, célébré depuis le 22 février, dure deux semaines. De discrètes actions de résistance avaient déjà été organisées lors du nouvel an chinois, fin janvier. Des Tibétains avaient dédié leurs prières à celles et ceux qui s’étaient immolés.

Source : France Tibet <www.tibet.fr>

Alors que les immolations par le feu se multiplient dans les zones tibétaines, la Chine cherche à faire taire les contestataires. Pékin sort ses vieilles recettes : sécurité, propagande et “rééducation”.

“La rééducation, ça veut dire menaces et intimidations” et leur loyauté envers la Chine. Ces mesures sont justement l’une des principales sources du mécontentement. “Ils appellent ça de la rééducation, mais en réalité ça veut dire des menaces et de l’intimidation. Les moines préféreraient mourir plutôt qu’accepter ça”, assure Kanyag Tsering, un moine qui vit en exil depuis treize ans. “Je redoute que, sans un changement de politique, on n’assiste à une augmentation des immolations, et même à des formes de contestation plus terrifiantes.” Aba a toujours abrité la plus forte concentration de moines et de monastères du plateau tibétain. Compte tenu de son importance, le régime tient la région d’une main de fer, explique Kate Saunders, de la Campagne internationale pour le Tibet (ICT). “Au Tibet, les monastères jouent le rôle d’universités. Ce qui se passe, c’est comme si Oxford et Cambridge étaient victimes d’un blocus militaire. Comme si le Royaume-Uni cherchait à empêcher les étudiants d’étudier autre chose que ce que veut le gouvernement.” Du côté chinois, on maintient que ces mesures sont nécessaires car les troubles sont fomentés par le dalaï-lama et ses partisans. “Du fait de la violence des incidents, des émeutes et des déprédations, le gouvernement chinois a pris des mesures appropriées pour répondre au désir de stabilité des communautés tibétaines”, déclare Liu Weimin, porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois. Il semble peu probable que le calme revienne. Un professeur de l’université des Minorités, qui a préféré garder l’anonymat, nous a avoué que les forces de sécurité étaient plus nombreuses cette année que lors du soulèvement meurtrier de 2008. “Il y a de graves problèmes dans les relations entre les Hans [qui représentent 92 % de la population chinoise] et les Tibétains. En quatre ans, ça a empiré.” Jonathan Watts


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 fÊvrier 2012

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A lire Le chroniqueur Jonathan Freedland approuve, dans les pages du Guardian, une intervention ĂŠtrangère Ă l’encontre du rĂŠgime syrien. En 2003, il s’Êtait opposĂŠ Ă la guerre amĂŠricaine en Irak.

Syrie

Le pays se dĂŠsintĂŠgrera, comme l’Irak La prolongation du conflit mène tout droit Ă un ĂŠclatement de la Syrie en plusieurs rĂŠgions autonomes et hostiles, estime l’analyste militaire israĂŠlien Ron Ben-YishaĂŻ. Yediot Aharonot Tel-Aviv

lus le prĂŠsident Bachar El-Assad s’accroche au pouvoir, plus l’Etat syrien se dĂŠcompose. C’est pourquoi les responsables des services de renseignements occidentaux jugent de plus en plus probable la perspective de voir la Syrie ĂŠclater en plusieurs cantons ethniques après la chute du rĂŠgime baasiste. En fait, ils considèrent que le processus est dĂŠjĂ enclenchĂŠ. Tout comme l’Irak il y a une dĂŠcennie, la Syrie se divisera sans doute en rĂŠgions autonomes et hostiles. Les scĂŠnarios ĂŠvoquent un canton kurde au nord-est, un canton alaouite au nord-ouest, une rĂŠgion druze dans le sud et le reste du pays lui-mĂŞme dĂŠmembrĂŠ entre clans sunnites. Un des indices de la dĂŠsintĂŠgration en cours est l’ampleur des dĂŠfections de la part des chefs d’importants clans alaouites, qui rechignent de plus en plus Ă faire allĂŠgeance au prĂŠsident. Et, dans l’armĂŠe, les dĂŠfections, mĂŞme si elles se multiplient, ne sont pas encore massives. Certes, ce sont quelque 3 000 soldats syriens qui ont dĂŠsertĂŠ, y compris des oďŹƒciers supĂŠrieurs. Mais le fait le plus saillant reste que l’armĂŠe syrienne est en train de rĂŠduire sa prĂŠsence aux frontières [oĂš se trouvent les rĂŠgions kurde et alaouite] et de redĂŠployer de plus en plus d’unitĂŠs pour ĂŠcraser les rebelles armĂŠs dans les rĂŠgions d’Idlib, de Homs et de Deraa, des zones contrĂ´lĂŠes par des clans sunnites armĂŠs et qui lui ĂŠchappent de plus en plus. Les

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Bachar El-Assad. Dessin d’Arend, Pays-Bas.

armĂŠe Ă ne pas ĂŞtre encore impliquĂŠe directement dans des combats est la garde rĂŠpublicaine, qui protège le palais prĂŠsidentiel ainsi que les infrastructures vitales et nĂŠvralgiques de Damas et de sa rĂŠgion. La situation ĂŠconomique de la Syrie s’eondre Ă toute vitesse, ce qui pourrait encourager la classe moyenne sunnite des grandes villes Ă renoncer Ă son appui tacite au rĂŠgime baasiste. Le taux de change de la livre syrienne a ĂŠtĂŠ divisĂŠ par deux depuis le dĂŠbut de l’insurrection [mars 2011]. Les denrĂŠes de base commencent Ă manquer, en particulier le carburant, le pain et l’ÊlectricitĂŠ. Le prix de l’essence a augmentĂŠ de 12 % en quelques semaines et, au plus fort de l’oensive hivernale, le prix de la bonbonne de gaz a augmentĂŠ de 60 %, contraignant le rĂŠgime Ă organiser des coupures de courant, alors que les rĂŠserves de carburant s’Êpuisent. En outre, il semble que les combats qui font rage en Syrie opposent essentiellement les ressortissants de la communautĂŠ alaouite aux membres des clans sunnites,

tandis que les autres ethnies et confessions se contentent d’observer et d’attendre que le rĂŠgime tombe, avec le secret espoir qu’un nouveau rĂŠgime syrien leur permettra de rĂŠaliser leurs aspirations Ă l’autonomie. Pour l’heure, les services occidentaux ne voient pas de signe de livraisons d’armes de l’armĂŠe syrienne Ă destination du Hezbollah libanais. Les craintes restent nĂŠanmoins fortes de voir le Hezbollah proďŹ ter paradoxalement de l’anarchie croissante en Syrie et de la multiplication de cellules ĂŠconomiques maďŹ euses pour se fournir, oďŹƒciellement ou par la contrebande, en batteries de missiles sol-air rĂŠcemment vendues Ă la Syrie par la Russie. Beaucoup craignent aussi que le Hezbollah puisse proďŹ ter de la dĂŠcomposition syrienne pour se doter d’armes chimiques et biologiques. En IsraĂŤl, il ne s’agit pour l’heure que de craintes, en l’absence d’indices probants. Ce qui semble certain, c’est que le prĂŠsident syrien n’a pour l’instant pas l’intention d’organiser une diversion en provoquant un arontement avec IsraĂŤl. Ron Ben-YishaĂŻ

groupes armĂŠs opèrent ĂŠgalement dans la banlieue de Damas, et c’est pour conjurer cette menace que l’armĂŠe syrienne a dĂŠcidĂŠ de rĂŠduire sa prĂŠsence aux portes du Golan, c’est-Ă -dire face Ă l’armĂŠe israĂŠlienne. Les services de renseignements occidentaux estiment que plusieurs centaines d’oďŹƒciers des gardiens de la rĂŠvolution islamique auraient ĂŠtĂŠ dĂŠpĂŞchĂŠs par l’Iran pour venir ĂŠpauler les renforts dĂŠjĂ fournis par le Hezbollah libanais pour ĂŠcraser l’insurrection syrienne. Le Hezbollah et les gardiens de la rĂŠvolution entendent s’assurer que les militaires syriens de confession sunnite exĂŠcutent les ordres et ne rechignent pas Ă traquer les insurgĂŠs issus de leur communautĂŠ. DĂŠsormais, les casernes de l’armĂŠe syrienne font l’objet d’attaques quotidiennes, et la seule unitĂŠ

StratĂŠgie

Un casse-tĂŞte pour IsraĂŤl Les dirigeants israĂŠliens se dĂŠchirent Ă propos de la rĂŠaction Ă adopter face aux ĂŠvĂŠnements qui ensanglantent la Syrie. Pour le ministre des Affaires ĂŠtrangères Avigdor Lieberman, l’heure est venue pour IsraĂŤl de condamner sans ĂŠquivoque les massacres perpĂŠtrĂŠs par le rĂŠgime syrien et d’appeler au dĂŠpart de la famille Assad, alors que le Premier ministre NĂŠtanyahou prĂŠfère s’en tenir Ă la ligne

traditionnelle d’ambiguïtÊ destructive. Pour les diplomates israÊliens, IsraÍl ne peut se montrer frileux quand la Ligue arabe, les Etats-Unis et l’Union europÊenne imposent des sanctions à la Syrie et exigent la dÊmission d’Assad. Lieberman est convaincu qu’en s’enfermant dans leur mutisme les IsraÊliens risquent d’alimenter les thÊories du complot en vogue dans le monde arabe,

selon lesquelles IsraĂŤl prĂŠfère les tyrans aux insurgĂŠs. Quant Ă NĂŠtanyahou et Ă Ehoud Barak [ministre de la DĂŠfense], ils rĂŠtorquent que c’est prĂŠcisĂŠment pour empĂŞcher Assad de recourir Ă la thĂŠorie du complot en invoquant l’œuvre d’IsraĂŤl dans l’insurrection syrienne que les IsraĂŠliens doivent s’abstenir de tout commentaire. Barak Ravid Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv


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A voir Avant les élections législatives du 2 mars en Iran, l’écrivain en exil Amir, auteur du roman graphique Zahra’s Paradise (Casterman, 2011), analyse la situation de son pays dans un entretien vidéo accordé à Courrier international.

Arabie Saoudite

Syrie

Téhéran a des raisons de s’inquiéter

La liberté avant la religion

Si le régime de Bachar El-Assad finit par tomber, le nouveau pouvoir ne maintiendra probablement pas l’alliance entre Damas et la République islamique.

Dans la presse saoudienne, rares sont les articles qui prennent la défense du journaliste Hamza Kashgari, accusé de blasphème et qui risque la peine de mort.

Mardomak New York, Téhéran

e soutien sans faille des responsables iraniens vis-à-vis de Bachar El-Assad puise bien entendu ses racines dans les intérêts stratégiques, géopolitiques et économiques de la République islamique. Les deux pays se soutiennent mutuellement dans leur conflit avec Israël et les Etats-Unis, dans leur opposition à la communauté internationale et dans leur non-respect des droits de l’homme. Un éventuel changement à la tête de la Syrie inquiète donc particulièrement Téhéran. Si le pouvoir change de mains à Damas sans guerre civile, deux scénarios sont possibles pour les Iraniens. Dans le premier, la Syrie post-Assad suit le même chemin que les autres pays du “printemps arabe”, où les partis islamistes sont devenus les principales forces politiques. Cela pourrait tourner à l’avantage des conservateurs sunnites et des partis salafistes. Il est évident qu’un tel scénario n’est pas dans l’intérêt des dirigeants iraniens. Ces groupes sunnites, qui ont subi la répression de la part du gouvernement alaouite

L

[branche du chiisme] d’Assad, ne voudront pas se lier au régime chiite de Téhéran, mais plutôt avec les pays musulmans sunnites de la région, le Qatar, Oman, la Jordanie, les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite. Le soutien financier de l’Iran à la Syrie sera remplacé par l’argent du pétrole des pays arabes. Mais cela ne coupera pas totalement

la relation entre Téhéran et Damas car les deux pays resteront d’accord sur la question israélienne. Dans le second scénario, les groupes d’opposition classiques, comme le Conseil national syrien (CNS), et les groupes populistes gagnent en influence dans la Syrie post-Assad. Etant donné le soutien de l’Iran à la répression, il n’y pas de futur amical possible dans ce cas de figure entre les deux pays. Burhan Ghalioun, chef du Conseil national syrien, a déclaré que “l’Iran, en soutenant Assad, est complice de la répression du peuple”. Dans la rue, les contestataires syriens ont montré leur rejet du pouvoir iranien. Des drapeaux iraniens et des portraits du guide suprême Ali Khamenei ont été brûlés. Si le pouvoir change en Syrie, Téhéran devra investir beaucoup d’argent pour séduire les nouveaux dirigeants du pays qui était son allié. Au vu de sa situation économique fragile, il est peu probable que la République islamique puisse trouver les ressources pour cela. Elle continue donc à œuvrer pour que surtout rien ne change. Majid Rafizadeh* * Analyste irano-syrien, spécialiste de la politique américaine au Moyen-Orient.

Bachar El-Assad à Ahmadinejad : “Nous sommes de bons alliés.” Dessin de Khalil paru dans Al-Quds, Jérusalem-Est.

Réactions

Il faut sauver Homs ! Le romancier espagnol Juan Goytisolo, grand connaisseur du monde arabo-musulman, dénonce les atrocités de la répression en Syrie. Comme à Sarajevo, ils subissent les bombardements quotidiens, les tirs de mortier de l’armée et les attaques des snipers. Comme en Tchétchénie, ils doivent cacher les blessés dans des abris improvisés ou dans des sous-sols dépourvus de matériel médical de peur que les victimes ou les personnes qui les soignent ne soient arrêtées et disparaissent dans de sinistres centres de détention secrets. Je veux parler des habitants

de Homs, de ce que nous lisons jour après jour dans la presse, voyons sur Internet ou à la télévision grâce à l’héroïsme de quelques correspondants qui risquent leur vie à chaque instant dans la ville assiégée par les troupes de Bachar El-Assad et les miliciens à son service, sans que la communauté internationale parvienne à se doter des moyens nécessaires pour mettre fin au supplice. Il y a exactement trente ans, la mort de plus de 20 000 habitants de la ville voisine de Hama, dont fut responsable Hafez El-Assad, père de l’actuel dictateur, avait été soigneusement dissimulée grâce à une censure implacable. La nouvelle avait à peine

filtré : si l’information est un pouvoir, l’absence d’information implique l’existence d’un pouvoir infiniment plus grand. Aujourd’hui, les images prises par les téléphones mobiles et diffusées sur les réseaux sociaux, ainsi que le courage de ceux qui se risquent à dénoncer à visage découvert la brutalité avec laquelle le pouvoir syrien s’acharne sur ses concitoyens sont exposés à la vue de centaines de millions de téléspectateurs, lecteurs et internautes du monde entier. Et pourtant, le massacre se poursuit : chaque jour apporte son lot de nouvelles images d’horreur. L’an dernier, en évoquant dans les pages de ce journal

la répression des révoltes tunisienne, égyptienne et libyenne, je faisais remarquer ironiquement que l’amour que les dictateurs portent à leurs peuples se mesure aux armes qu’ils emploient pour les faire taire : des gaz lacrymogènes à l’artillerie lourde. Vu ce qui se passe en Syrie, il ne fait aucun doute que le premier prix de ce singulier concours revient à Bachar El-Assad, l’Amoureux de Homs**. Juan Goytisolo* El País (extraits) Madrid * Ecrivain espagnol. L’Exilé d’ici et d’ailleurs (Fayard, 2010) est son dernier roman traduit en français. ** Asma El-Assad, l’épouse du président syrien, est née Asma Fawaz Al-Akhras, dans une famille sunnite de Homs.

Al-Eqtisadiah Riyad

u sein d’une société [saoudienne] qui n’a pas encore trouvé son équilibre, Hamza Kashgari, consciemment ou inconsciemment, s’est invité dans le vieux débat toujours d’actualité : la liberté passe-t-elle avant la religion ? Cela nous rappelle Spinoza. Ce philosophe hollandais du XVIIe siècle avait provoqué rejet et crispations en mettant au centre de sa pensée le thème de la liberté. Il considérait que la société courait un danger face à des esprits étroits et intolérants au sein de l’Eglise catholique, qui voulaient restreindre la liberté afin de contrer la Réforme [le protestantisme].

A

Ce n’est pas un crime de proposer de nouvelles idées Pour Spinoza, la liberté trouve sa source dans le droit naturel, puisqu’il est impossible de dominer la pensée de quelqu’un et de le forcer à adopter telle ou telle conviction. Le Coran l’a dit avant lui, dans la sourate “La Génisse”, verset 256 : “Point de contrainte en religion.” Aux yeux de Spinoza, la restriction des libertés a pour seul résultat de pousser les gens à se rebiffer. Par ailleurs, une société sans libertés se prive in fine des moyens de se développer. Car la vivacité du marché des idées favorise l’innovation, les sciences, les arts et la croissance économique. Aussi n’y a-t-il pas crime quand on propose de nouvelles idées. Spinoza nous rappelle également qu’il n’y a pas de liberté absolue. Il appartient donc à l’Etat (gouvernement et société) de trouver l’équilibre adapté aux conditions de l’époque, sans sacrifier la liberté au progrès, ni le progrès à la stabilité. L’apport de l’humanité, les expériences d’autres cultures, les urgences du temps, l’accumulation rapide des connaissances ont créé de nouvelles réalités face auxquelles il faut accepter les défis avec un esprit d’ouverture et en sériant les priorités. De ce point de vue, le cas de Hamza pourrait être, ou ne pas être, une étape dans l’histoire des idées et servir à affirmer la centralité du contrat social. Il ne faudra pas s’y attarder trop longtemps. L’époque ne le permet pas. Il semble que Hamza se soit retrouvé au centre de ce débat sans y avoir été préparé. Nous serions bien avisés d’accepter sa repentance et de lui tendre la main. Fawaz Hamad Al-Fawaz


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Palestine

A l’heure de la realpolitik L’accord entre le Fatah, reconnu par la communauté internationale, et le Hamas, au ban des nations, ne résout pas tout, tant s’en faut. Now Lebanon (extraits) Beyrouth

’accord de réconciliation signé le 6 février, sous les auspices du Qatar, entre l’Autorité palestinienne (AP), dominée par le Fatah, et l’organisation islamiste Hamas renforce les pouvoirs de Mahmoud Abbas. Selon cet accord, Abbas devrait assumer les fonctions de Premier ministre par intérim, en plus de la présidence de l’AP et de celle de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Le gouvernement qu’il dirigera serait chargé d’expédier les affaires courantes, car ni la Cisjordanie administrée par l’Autorité palestinienne, ni la bande de Gaza sous contrôle du Hamas n’ont organisé d’élections depuis 2006, lorsque l’issue du scrutin avait entraîné un bref épisode de partage du pouvoir, avant que n’éclate la guerre civile en 2007. Cet accord a aussi fixé les conditions de la formation d’un gouvernement d’union transitoire, précisant que Mahmoud Abbas aura sous sa responsabilité des “technocrates indépendants… dont la mission sera de faciliter la tenue d’élections [prévues en mai prochain], et de commencer la reconstruction de Gaza”, selon la déclaration officielle [la formation de ce cabinet, initialement prévue le 18 février, a été reportée]. Salam Fayyad, un indépendant soutenu par l’Occident, qui s’était efforcé de bâtir un Etat et de combattre la corruption héritée de l’ère Arafat dans les rangs du Fatah, se voit écarté du poste de Premier ministre de l’Autorité palestinienne.

L

Cesser les attaques contre Israël Malgré leur rivalité historique, le Fatah et le Hamas ont annoncé depuis mai 2011 leur intention de poursuivre le processus de réconciliation. Il ne s’agit pas d’une embellie dans leurs relations. Ils sont plutôt motivés par le besoin qu’ils ont l’un de l’autre en raison de l’érosion de leurs bases politiques traditionnelles provoquée par le “printemps arabe”. La chute du président égyptien Hosni Moubarak a affaibli le Fatah. Quant au Hamas, il a été obligé de chercher d’autres soutiens alors que le soulèvement populaire en cours en Syrie menace de renverser le régime de Bachar El-Assad. Devant la réticence de l’organisation islamiste à défendre son protecteur syrien, l’Iran lui aurait coupé les vivres. Pour compenser cette perte de ressources, le Hamas s’est tourné vers la Turquie. Mais l’aide financière d’Ankara (on parle également du Qatar) a probablement été assortie de conditions, notamment l’obligation d’assouplir sa position vis-à-

vis d’Israël et de s’engager dans la voie de l’unité palestinienne. Cela s’est reflété dans l’attitude du chef de son bureau politique, Khaled Mechaal, qui a demandé à l’aile militante du parti de cesser les attaques contre Israël. Téhéran a réagi en jetant tout son poids derrière le mouvement rival du Hamas à Gaza, le Djihad islamique, dont les membres se convertissent au chiisme et qui ébranle de plus en plus le pouvoir du Hamas dans son fief. Certes, l’accord d’union pourrait permettre au Hamas de s’imposer sur la scène internationale. Mais, en perdant l’aura révolutionnaire qui le distingue du Fatah, il risque de s’affaiblir. S’il n’arrive pas à prendre assez d’envergure sur le plan diplomatique pour qu’un tel sacrifice en vaille la peine, il pourrait se faire damer le pion par d’autres organisations militantes – ou tout simplement par le Fatah.

Luttes intestines De son côté, le Fatah a été incapable de sortir de l’impasse les négociations de paix avec Israël. Il a fait le choix de la réconciliation au moins en partie pour justifier son maintien au pouvoir en attendant une relance des pourparlers, qui piétinent depuis près d’un an. Les discussions qui se sont tenues en Jordanie le mois dernier [3 et 4 janvier] n’ont pas donné beaucoup de résultats. Par conséquent, on peut interpréter la décision du Fatah de se réconcilier avec le Hamas comme motivée en partie par la conviction que les négociations de paix ne reprendront pas de sitôt. Mais le rapprochement n’est pas non plus dépourvu de risques pour l’Autorité palestinienne. Car les Etats-Unis et l’Union européenne, où toute assistance financière à une organisation terroriste est interdite par la loi, pourraient réduire considérablement leur aide. D’ailleurs, cela expliquerait peut-être le changement de nom envisagé par le Hamas, pour devenir la branche palestinienne des Frères musulmans. En remportant les élections législatives égyptiennes en janvier, les Frères musulmans ont acquis une légitimité populaire qui échappe toujours au Hamas. D’autant plus que le mouvement islamiste est en proie à des luttes intestines entre les partisans du pragmatisme politique tels que Khaled Mechaal, et son aile dure, dont fait partie le Premier ministre Ismaïl Haniyeh. L’important pour la communauté internationale est de faire en sorte que les pragmatiques l’emportent et d’empêcher une reprise de la guerre civile de 2007 ou des violences contre Israël. Cet accord de réconciliation n’est peutêtre qu’un arrangement permettant à chacun des deux camps de gagner du temps pour procéder à un réajustement de leurs positions respectives. Mais en attendant on risque d’assister sur le plan politique au retour à la stagnation qui a caractérisé l’époque d’Arafat. Houriya Ahmed


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012 Chronologie 1505 Colonie portugaise. 1975 Indépendance. Samora Machel, leader du Front de libération du Mozambique (Frelimo), devient président et instaure le socialisme. 1976 Création de la Résistance

Afrique Mozambique

Contre la crise, une solution : les crocodiles ! Des élevages de sauriens ont vu le jour sur les bords du deuxième lac artificiel d’Afrique, Cahora Bassa. Un développement rapide dont le Mozambique ne tire pas assez parti. Público (extraits) Lisbonne

ahora Bassa n’est pas uniquement synonyme d’énergie électrique. En amont de l’énorme barrage s’est constituée une gigantesque retenue d’eau où se sont développées d’autres activités économiques – notamment la pêche de la kapenta [appelée également sardine du Tanganyika], un petit poisson très apprécié en Afrique. Cette activité a pris une dimension industrielle. Sur la rive, quelques lieux de séjours touristiques ont vu le jour, presque toujours à l’initiative d’entrepreneurs blancs d’Afrique du Sud et du Zimbabwe. Plus récente, mais certainement plus prometteuse en termes de rentabilité, est l’apparition d’élevages de crocodiles, dont la peau est toujours très recherchée. Actuellement, il existe trois fermes de crocodiles installées sur les bords de la retenue d’eau, un lac long de 240 kilomètres et d’une largeur maximale de 30 kilomètres [c’est le plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique par son volume en béton et le deuxième après Assouan par la superficie de son lac artificiel (2 700 km2)]. Le bateau est le seul moyen d’accès à ces authentiques viviers de crocodiles. A partir de Songo – la ville la plus proche du barrage –, le visiteur devra emprunter une route jusqu’à la rive droite et de là louer un canot à moteur. Mateus Lourenço, 26 ans, est notre guide. Son père est décédé et sa mère au chômage ; il doit donc, en tant que fils aîné, subvenir aux besoins de ses trois frères. Ses revenus mensuels sont faibles : 2 700 meticais, un peu plus de 60 euros [différents niveaux de salaire minimum existent en fonction de l’activité, les fonctionnaires perçoivent 2 380 meticais et les employés du secteur financier 5 320 meticais]. Avec ses patrons, Mateus parle anglais. Avec ses collègues, sa famille et ses amis, il emploie sa langue maternelle, le chichewa. Le portugais est donc sa troisième langue, forcément un peu approximative… Pendant le trajet, nous croisons de temps en temps un pêcheur. Sur la rive, un groupe nous fait signe. Ce n’est pas par sympathie mais par nécessité : ici, on fait du stop pour traverser le lac. Cahora Bassa n’a pas un seul pont. La traversée dure une bonne heure jusqu’à la première ferme, dénommée Nova Chicoa, propriété d’un Mozambicain et gérée par un Zimbabwéen. Wonder

C

Dessin de Kazanevsky, Ukraine. Chuma, 29 ans, est un des employés les plus expérimentés. Il n’a aucun problème à “élever des crocodiles pour qu’ils finissent en sacs à main, en ceintures ou en belles chaussures”, comme il dit. Au contraire ! “Une bonne ceinture de crocodile dure toute la vie et on peut même la laisser en héritage à son petit-fils !” Bien qu’il cohabite au quotidien avec les reptiles, Wonder ne possède qu’une ceinture. Il aimerait bien avoir aussi une paire de chaussures, “mais mon salaire ne me le permet pas. C’est très cher !” Cela fait maintenant neuf ans qu’il travaille dans ce secteur. Crocodylus iloticus, plus connu sous le nom de crocodile du Nil, est l’espèce concernée par l’élevage. C’est le saurien le plus grand et le plus courant en Afrique. Wonder a appris son métier au Zimbabwe, où l’activité remonte aux années 1960. Dans ce pays, Hermès a ses propres producteurs. Nova Chicoa compte 17 300 crocodiles : 13 500 bébés et 3 800 âgés d’environ 18 mois. A 2 ans, ils auront atteint l’âge d’être vendus

“Une bonne ceinture de crocodile dure toute la vie”

Un lac artificiel menacé Cahora Bassa signifie “où se termine le travail”, en hungué. Jusqu’en 2007, le barrage hydroélectrique de Cahora Bassa était détenu majoritairement par le Portugal. L’ancienne puissance coloniale pourrait céder prochainement sa participation de 15 % qu’elle possède encore au sein de l’entreprise publique mozambicaine. En 2011, le journal mozambicain O País pointait l’inefficacité du contrôle de la pêche à Cahora Bassa. Il existe seulement trois agents et une embarcation pour les 250 kilomètres de rives. Les autorités se montrent inquiètes face au nombre croissant de pêcheurs clandestins d’origine étrangère.

– vivants – en Afrique du Sud, où ils seront alimentés jusqu’à leurs 3 ans avant leur dernier voyage : Singapour, l’Italie, la France ou le Japon et leurs industries de tannage. Les crocodiles finiront tous dans les boutiques de luxe des grandes marques internationales ou bien dans une boutique duty free d’un aéroport, lieu de prédilection pour l’achat de produits de luxe en peau de crocodile.

Geniando António Salukani, âgé de 24 ans, est ramasseur d’œufs de crocodile. Lorsqu’il était chômeur, l’un de ses oncles l’a amené à Nova Chicoa. Il vit avec d’autres travailleurs dans un campement proche de la ferme. A la fin du mois d’octobre, avant la saison des pluies, armé d’une sagaie, Geniando et ses collègues se rendent en canot jusqu’aux plages où les crocodiles pondent leurs œufs. Pendant quelques jours, ils campent près des endroits choisis par les femelles pour pondre. Une femelle adulte pond, une fois dans l’année, entre 80 et 90 œufs, à raison de un par minute en moyenne. Avec adresse et beaucoup de soin, Geniando et ses compagnons ramassent les œufs qui resteront ensuite sous couveuse pendant trois mois. Chacun d’entre eux rapporte à la direction provinciale de l’Agriculture du Mozambique près de 1,5 metical (4 centimes d’euro). Un œuf coûte donc le même prix qu’une photocopie à Maputo. Un crocodile chassé légalement coûte 3 500 meticais. “Nous travaillons actuellement à la définition d’une politique nationale et à l’actualisation des taxes, qui sont réellement trop basses par rapport à celles pratiquées dans les pays voisins”, affirme Marcelino Foloma de la Direction nationale des terres et des


Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 fÊvrier 2012

système de chauage maintient l’eau constamment Ă la tempĂŠrature de 32 °C. Leur quotidien est une routine rigoureuse. Dès 7 heures du matin, ils sont lavĂŠs avec du dĂŠtergent (identique au produit vaisselle) pour prĂŠvenir les infections et lutter contre les bactĂŠries. Puis ils sont nourris avec une bouillie composĂŠe de kapenta et d’une ration de viande hachĂŠe Ă laquelle on ajoute un gâteau enrichi Ă la vitamine B. Ce mĂŠlange laisse dans l’air une odeur

Le lac aux crocodiles 100 km Z AM BIE

MOZAMBIQUE Province de TETE

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Les plus importants ĂŠlevage de crocodiles sont situĂŠs au Zimbabwe

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Courrier international. * Swaziland.

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forĂŞts. Le quota d’exportation du Mozambique, ďŹ xĂŠ par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de ore sauvages menacĂŠes d’extinction [CITES], est de seulement 1 800 crocodiles par an. “Plusieurs entreprises ĂŠtrangères et nationales souhaitent investir plus. Un de nos projets passe par la transformation locale des peaux, de façon Ă augmenter le nombre d’emplois et les proďŹ tsâ€?, prĂŠcise Marcelino Foloma. Un pourcentage des revenus est obligatoirement reversĂŠ aux habitants de la rĂŠgion oĂš sont ramassĂŠs les Ĺ“ufs. Geniando parle diďŹƒcilement le portugais. Originaire de Marara (Ă 34 kilomètres Ă l’ouest de Tete, capitale de la province), il ĂŠtait dĂŠjĂ habituĂŠ aux crocodiles, qui sont nombreux dans sa rĂŠgion et constituent une menace pour la population. Selon un recensement de 2010, on estime entre 35 000 et 40 000 le nombre de crocodiles “sauvagesâ€? dans le lac de Cahora Bassa et le euve Zambèze. Cette mĂŞme annĂŠe, au Mozambique, 76 personnes ont ĂŠtĂŠ tuĂŠes par des crocodiles et 200 d’entre eux ont ĂŠtĂŠ abattus. Dans les fermes d’Êlevage, les crocodiles vivent dans des rĂŠservoirs entourĂŠs de murs de ciment de 1 mètre de haut. Dans chaque rĂŠservoir de 100 bĂŞtes, un

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de paix entre le prÊsident Chissano et la Renamo. 1994 RÊÊlection du prÊsident Chissano. 2004 Victoire d’Armando Guebuza à l’Êlection prÊsidentielle.

Machel dans un accident d’avion. Joaquim Chissano lui succède. 1990 Adoption d’une nouvelle Constitution instaurant le multipartisme. 1992 Signature d’une dĂŠclaration

ZAMBIE

nationale du Mozambique (Renamo), mouvement armĂŠ contre le rĂŠgime soutenu par la RhodĂŠsie (aujourd’hui Zimbabwe). DĂŠbut de la guerre civile. 1986 DĂŠcès du prĂŠsident Samora

quelque peu pestilentielle. “Quand ils mangent, personne ne peut s’approcher, parce que le moindre bruit provoque chez eux du stress et ils ne s’alimentent plusâ€?, souligne Wonder. Chaque travailleur a la charge d’un rĂŠservoir. Quand les bĂŞtes atteignent un âge et une taille dĂŠterminĂŠs, on les transfère dans d’autres rĂŠservoirs, plus spacieux. En juin prochain, les plus grands d’entre eux partiront en Afrique du Sud. TransportĂŠs dans des caisses, les crocodiles sont emmenĂŠs en

bateau jusqu’à Songo, oĂš ils prennent l’avion. Le traďŹ c de l’aĂŠroport de Songo est très calme : en moyenne, un avion tous les deux jours. Les vols transportent des employĂŠs du barrage, quelques touristes – des chasseurs ou des adeptes de la pĂŞche sportive â€“ et‌ des crocodiles. Leur destination est la ville de Pietermaritzburg, près de Durban, oĂš il existe d’importants ĂŠlevages de poulets, dont les restes servent Ă alimenter les reptiles jusqu’à ce que leur peau soit considĂŠrĂŠe comme idĂŠale pour le tannage. En Afrique du Sud, il est facile de trouver des restaurants oĂš l’on sert des plats Ă base de crocodile. Au Mozambique la viande de crocodile est consommĂŠe en quantitĂŠ rĂŠduite dans les rĂŠgions rurales. Dans les quelques restaurants de Songo, pas de viande ni d’œufs au menu. Le braconnage est interdit au Mozambique, mais les contrĂ´les sont peu eďŹƒcaces faute de moyens et d’une rĂŠglementation spĂŠciďŹ que. Les plus importants ĂŠlevages de crocodiles sont situĂŠs au Zimbabwe, oĂš la rĂŠglementation et le commerce sont bien structurĂŠs. “D’ici cinq Ă dix ans, certains ĂŠlevages du Mozambique seront capables de faire aussi bienâ€?, prĂŠdit le gourou du crocodile, le ZimbabwĂŠen Richard Ferguson. JosĂŠ Pedro Castanheira

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Afrique

Repères Le 20 février 2011, les manifestations organisées dans les grandes villes du Maroc pour dénoncer la corruption et appeler à une monarchie parlementaire marquent la naissance du Mouvement du 20 février (M20).

Le 9 mars, Mohammed VI annonce le lancement d’un chantier pour une “réforme constitutionnelle profonde”. Le 17 juin, le nouveau texte constitutionnel est présenté. Il prévoit notamment le renforcement du rôle du Premier

ministre. Le 1er juillet le texte est approuvé à 98,5 % par voie référendaire. Le 25 novembre, des élections législatives anticipées donnent la victoire au Parti de la justice et du développement, islamiste.

Maroc

Jusqu’où ira la contestation ? Les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre à Taza ont fait plus de 200 blessés depuis début janvier. Une colère qui risque de se propager à travers le pays. TelQuel (extraits) Casablanca

T

out a commencé le 4 janvier. Ce jour-là, 70 membres de l’Association nationale des diplômés chômeurs décident d’organiser un sit-in devant le siège de la province et de demander une audience avec le gouverneur. Mais, ne réussissant pas à arracher des promesses d’embauche, certains parmi eux décident d’investir les locaux de la préfecture, avant d’être délogés rapidement par les forces de l’ordre. “Certains témoins affirment qu’une femme enceinte aurait été blessée lors de cette opération, ce qui a provoqué la colère des habitants du quartier Al-Koucha, qui n’ont pas hésité à se joindre aux manifestants”, raconte Mohamed Boudiki, militant du Mouvement du 20 février. Une bataille rangée entre les forces de l’ordre et les manifestants va faire plusieurs blessés et occasionner de nombreux dégâts matériels. La spirale de la violence est enclenchée et, rapidement, cet événement va réveiller les frustrations quotidiennes des Tazaouis. Avec une population estimée à 300 000 habitants, Taza [située dans le nord-est du Maroc, à 120 kilomètres de Fès] a longtemps servi de réservoir de recrutement pour les forces armées royales ou de candidats à l’émigration vers l’Europe. Mais, avec la crise, les transferts de fonds se sont raréfiés alors que l’armée recrute peu ou plus du tout dans la région. “La ville subit une vague d’exode rural depuis quinze ans. Malheureusement, l’urbanisation

galopante qui en résulte ne s’est pas accompagnée des infrastructures nécessaires”, souligne un militant de l’Association locale des diplômés chômeurs. Pour ne rien arranger, les factures d’électricité vont déclencher la colère des habitants. Et pour cause : la régie locale d’eau et d’électricité ne dispose que de six personnes pour relever les compteurs de la région. Pendant des mois, elle a eu recours à des estimations de la consommation de la population. Quand les habitants ont reçu leurs factures, ils se sont trouvés dans l’incapacité de les payer. La ville est au bord de l’explosion et l’arrestation de cinq personnes par les autorités, à la suite de la marche du 4 janvier, n’arrange pas les choses. Pour apaiser la colère des habitants, la régie de distribution de la ville propose un échelonnement des paiements des factures, mais les habitants refusent. Ils exigent l’annulation pure et simple des factures couvrant les mois de novembre et décembre 2011. La tension monte, les manifestations se multiplient et visent de plus en plus les symboles de l’autorité. Les autorités locales densifient le dispositif sécuritaire de la ville en faisant appel à des renforts venant de Fès. Il y a comme de l’électricité dans l’air. Le 27 janvier, la défaite du Maroc contre l’équipe du Gabon va pousser quelques jeunes à caillasser les forces de l’ordre. “Taza est une petite ville et les gens ne comprennent pas la présence de ce dispositif impressionnant de forces de l’ordre. Le message des autorités a été mal perçu par

La tension monte, les manifestations se multiplient

La liberté d’expression ! Mohammed VI vu par Khalid dans Akhbar Al-Youm, Casablanca. la population”, souligne un commerçant de l’ancienne médina. Le 31 janvier, des milliers de manifestants organisent un sit-in devant le tribunal de première instance de la ville pour demander la libération des personnes arrêtées par la police. La colère de la population touche maintenant plusieurs quartiers de la ville. Le clash entre les forces de l’ordre et la population semble de plus en plus inévitable. Il aura lieu le 1er février. Les premiers heurts commencent vers 15 heures dans le quartier Al-Koucha, à proximité du siège de la province. Plusieurs

divisions de la Brigade légère d’intervention rapide (Blir) et du Corps mobile d’intervention (CMI) chargent pas moins de 600 personnes, qui leur répondent par des jets de pierres et de projectiles. “C’est la première fois de notre vie que nous voyons des bombes lacrymogènes”, confie un habitant du quartier. L’affrontement, d’une rare violence, va faire près de 70 blessés parmi les forces de l’ordre et une centaine d’autres parmi les manifestants. La situation s’aggrave à la tombée de la nuit. Les forces de l’ordre quadrillent le secteur et lancent un assaut dans le quartier Al-Koucha vers 22 heures. “Plusieurs jeunes se sont réfugiés sur la colline qui domine le quartier pour éviter d’être arrêtés”, indique une habitante, dont le fils a été arrêté le lendemain de la manifestation. Vers minuit, des dizaines de membres des forces de l’ordre passent le quartier au peigne fin, laissant derrière eux d’énormes dégâts matériels. Le lendemain, dans les ruelles d’AlKoucha, le constat est affligeant : destruction de compteurs d’électricité, bris de vitres de voitures, fenêtres et portes de plusieurs maisons défoncées… “J’ai fourni une assistance médicale à certains jeunes qui ont été blessés lors des affrontements. Quelques policiers sont venus chez moi pendant la nuit. Ils m’ont maltraitée et ont cassé la télévision et les ordinateurs de mes filles”, confie une infirmière encore sous le choc. “Nous sommes des gens conservateurs. Le fait de voir des agents d’autorité casser les portes des maisons où vivent des mères de famille et des jeunes filles a profondément choqué la population”, regrette ce militant de l’Association marocaine des droits humains (AMDH). Et le procès des 13 personnes arrêtées lors de ces journées de violence risque de ruiner les appels au calme et de parasiter la communication entre la population et les autorités locales. Hicham Oulmouddane

Réaction

Les vieilles recettes ont la peau dure Le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane [Parti de la justice et du développement, islamiste, vainqueur du scrutin du 25 novembre 2011], découvre les “charmes” de la presse indépendante marocaine qui a trouvé refuge dans le cyberespace. Il fait connaissance, au passage, avec les pressions du gouvernement de l’ombre, les conseillers du roi qui manœuvrent pour que le jovial barbu montre les dents, menace et exécute. Dans

un communiqué publié par l’agence de presse officielle MAP, Benkirane expose en quatre points sa vision des émeutes de Taza, cette cité paupérisée et abandonnée du Prérif. Le primat se manifeste après, dit-il, un “examen approfondi des développements et des conséquences de ces incidents”. Un communiqué qui a tout l’air d’avoir été écrit sous la dictée d’une éminence noire du palais, avec des messages du genre “maintien de l’ordre”, “stabilité”, “violation de la loi”,

“violation de l’ordre public” et “atteinte aux forces de sûreté”. Puis viennent les menaces : “poursuites” et “soumission à la justice”. Un point est dédié à la presse électronique, qu’il menace des foudres de la loi pour avoir fait son travail : informer sur ce qui se passe dans cette ville et dénoncer les abus des forces de l’ordre. [Selon le communiqué, la presse électronique aurait “inventé des événements et amplifié ces incidents en véhiculant de fausses informations, induisant ainsi

en erreur l’opinion publique”]. Par contre, Benkirane fait une seule fois référence au “droit” de manifester, qui est reconnu par la loi. Il n’a aucun mot de réconfort pour les victimes des brutalités policières, ne promet aucune enquête sur les destructions des biens privés des citoyens par les forces de l’ordre, et bien entendu ne dénonce pas les menaces et les injures dont ont été abreuvés les habitants de Taza. Rien. Pour le barbu, qui était un fort en gueule au Parlement quand il siégeait sur les bancs

de l’opposition, les torts ne sont pas partagés. Il y a d’un côté les mauvais, des Marocains va-nu-pieds qui sortent dans la rue pour manifester leur ras-le-bol et leur désespoir ; et de l’autre les bons, les policiers qu’on ramène d’autres régions du Maroc pour contourner la fraternisation des flics locaux avec les Tazaouis, mais aussi pour leur permettre de tabasser, casser, menacer et injurier sans états d’âme et… au nom de la loi. Ali Lmrabet Demainonline (extraits) Rabat


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Médias Censure

Les internautes iraniens pris au piège A l’approche des élections législatives du 2 mars, Téhéran renforce le contrôle d’Internet et s’apprête à lancer son propre réseau. Financial Times (Londres) De Téhéran

e renforcement de la censure d’Internet va profiter aux fournisseurs de messagerie électronique iraniens puisque les services étrangers appréciés comme Gmail et Hotmail sont de plus en plus difficilement accessibles. Les services de messagerie locaux, comme Mihanmail, Sabamail et Mailfa, ainsi qu’un service public déficient, étaient rarement utilisés jusqu’à ce que tous les sites étrangers utilisant des connexions cryptées soient subitement bloqués par le filtre national. Dans l’impossibilité d’accéder à leurs fournisseurs habituels, les utilisateurs se sont tournés vers les sites locaux, mais leurs commentaires ne sont pas vraiment élogieux. “Comparer les systèmes de messagerie iraniens aux systèmes de messagerie mondiaux, c’est comme comparer une Paykan (une voiture en forme de boîte inspirée de la Hillman Hunter des années 1960) à une Mercedes Benz”, déclare un internaute qui utilise à contrecœur un service iranien. “Elles vous emmènent toutes deux à destination mais avec des degrés de confort et de sécurité très différents.” Il y a longtemps que les plus de 30 millions d’internautes iraniens jouent au chat et à la souris avec les censeurs de la Toile et s’adaptent aux nouvelles méthodes de filtrage en recourant à des logiciels spécialement conçus pour contourner le système. L’astuce la plus courante est de faire appel à des réseaux privés virtuels (VPN)

L

Dessin de Kianoush, Iran. qui acheminent via des canaux sûrs le trafic vers le monde extérieur [par l’interconnexion de deux réseaux locaux différents]. Les internautes ont cependant constaté depuis le 9 février que même les VPN ne fonctionnaient plus. “Tous les gens que je rencontre me demandent des infos sur le dernier VPN”, affirme un ingénieur informatique, qui utilise un nouveau VPN lui permettant d’échapper à la dernière mise à jour du filtre national. Le gouvernement iranien accuse régulièrement les puissances occidentales, en particulier les Etats-Unis et la GrandeBretagne, de pousser les gens à la désobéissance civile pour renverser le régime islamique, et considère Internet comme l’un des incubateurs de ces complots. Pour garder le contrôle des communications, il a introduit un service officiel

de messagerie nationale l’année dernière. Baptisé mail.iran.ir, ce système s’est jusqu’à présent avéré décevant. Les utilisateurs reçoivent parfois un message automatique sinistre qui déclare : “Il y a un problème avec le certificat de sécurité de ce site.” D’autres services nationaux existent mais on ignore combien d’utilisateurs actifs les emploient. La page d’accueil de Mailfa proclame vouloir “révolutionner la messagerie, que ce soit en farsi ou en anglais” et promet d’améliorer ses services dans les deux mois. Sabamail.com annonce que “son produit exclusif est le premier au monde”. On ne sait pas à qui appartiennent ces serveurs de messagerie. Il est fort probable qu’ils soient contrôlés par l’Etat, ce qui inquiète beaucoup de gens. La récente série d’interruptions d’Internet est inter-

venue quelques jours avant une manifestation qui devait avoir lieu le 14 février. La jeunesse iranienne a su utiliser Internet de façon novatrice pour le militantisme politique quand elle a mené d’énormes manifestations contre la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad en 2009. La vitesse à laquelle informations, vidéos et images des manifestations se sont propagées dans le monde grâce aux médias sociaux donne un aperçu de l’avenir au Moyen-Orient. Ahmad Tavakkoli, un membre influent du Parlement, a déclaré que si le récent renforcement du filtrage était “irritant”, il était peut-être raisonnablement “justifié sur le plan de la sécurité”. Il ajoute cependant que les autorités auraient dû expliquer ces nouvelles restrictions avant de les mettre en application et s’assurer qu’il existait des alternatives viables. “Cette façon de filtrer pousse les gens à violer la loi et à continuer de faire appel à des mécanismes antifiltrage.” Najmeh Bozorgmehr

Elysée 2012 vu d’ailleurs avec Christophe Moulin Vendredi 14 h 10, samedi 21 h 10 et dimanche 17 h 10 La campagne présidentielle vue de l’étranger chaque semaine avec

Projet

Un réseau “halal” en service au printemps Substituer un Internet local au réseau international : c’est le pari que va relever dans les prochaines semaines le régime iranien. En avril 2011, Ali Aghamohammadi, conseiller de la présidence iranienne sur les affaires économiques, annonçait la future mise en place d’un Internet en accord avec les valeurs morales de la République islamique. En créant leur propre système de gestion des DNS (noms de domaine), les autorités iraniennes souhaitent créer un réseau débarrassé de l’influence occidentale, comme

l’a fait la Chine. La prolifération du persan fait aussi partie des objectifs de l’initiative. Cette année, le projet se concrétise, notamment avec l’augmentation des effectifs de la cyberpolice qui opère depuis Téhéran. Mais, avec 36 millions d’internautes pour 75 millions d’habitants, le gouvernement prévoit d’étendre des unités dans tout le pays. La mise en place de cet Internet “propre” commence par l’isolement et des restrictions de plus en plus fréquentes : l’accès aux réseaux sociaux (Facebook,

Twitter), aux sites étrangers comme YouTube, est presque impossible à l’approche des élections législatives. Les autorités ont également bloqué le réseau des messageries de type Gmail et Hotmail, et intercepté des données sécurisées (comme celles transitant par des adresses HTTPS, souvent utilisées par les banques, et des adresses IP). De plus en plus de VPN (Virtual Private Network), qui permettaient aux Iraniens de se connecter de manière décentralisée, sont découverts et considérablement ralentis

pour empêcher leur utilisation. Le processus de fermeture est déjà bien avancé : les autorités ont annoncé avoir rapatrié 90 % de leurs sites officiels. Mais la mise en place de cet “Intranet” pourrait avoir des effets néfastes sur le plan économique, en particulier pour les échanges financiers et les investissements étrangers. En Iran, les entrepreneurs s’inquiètent pour leur activité, explique le site Tehran Bureau (site d’information irano-américain). Ramin, un jeune ingénieur, écrit : “Ce système est idiot, je ne sais

pas ce qui va se passer, mais je sais que je ne pourrai plus travailler.” Malgré les efforts du gouvernement iranien, il existe une aide extérieure : le projet “Internet in a suitcase” (Les valises Internet), financé par le gouvernement américain, permet de contourner la censure et les systèmes de filtrage en passant par un réseau indépendant, via notamment des connexions satellites. Car rester connecté au monde est essentiel pour la majorité des internautes en Iran.


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

Dossier Agriculture Enquête

Nourrir la planète en 2050, un casse-tête pour l’humanité Dans moins de quarante ans, la terre comptera 9 milliards d’habitants, soit 2 milliards de plus qu’aujourd’hui. Or, à l’heure actuelle, plus de 900 millions de personnes souffrent déjà de la faim. Doper les rendements et investir dans l’agriculture ne suffira pas à relever le défi, explique le Financial Times, car les obstacles sont nombreux : réchauffement climatique, mauvaise répartition des stocks, gaspillage, agrocarburants… Mais aussi défaillance des politiques, comme au Mexique (voir p. 45). A l’échelon local, les initiatives ne manquent pas*. L’agriculture urbaine se développe, notamment en Afrique (voir p. 46), et l’on cherche aussi à améliorer la qualité des aliments pour lutter contre la malnutrition, comme le montre The Economist. Ce dossier est réalisé à l’occasion du 22e Carrefour de la pensée qui se tiendra au Mans du 9 au 11 mars. Ces rencontres, fruit d’une collaboration entre l’association Carrefours de la Pensée, l’Université du Maine, la Ville du Mans et Courrier international, porteront cette année sur l’alimentation mondiale. Nous convions tous nos lecteurs à ces trois jours de débats.**

“Messieurs, nous avons une crise alimentaire.” Dessin de Gado paru dans The East African, Nairobi.

Constat

Une affaire de technique et d’écologie L’amélioration des rendements agricoles ne suffira pas à assurer la sécurité alimentaire. Il faut aussi lutter contre la spéculation, mettre un frein au protectionnisme, réduire le gaspillage – et manger moins de viande. Financial Times (extraits) Londres

n 2050, prévoit l’ONU, notre planète comptera 2 milliards d’habitants de plus. Pour nourrir tout le monde, la production alimentaire devra augmenter de 70 %. Le défi est d’autant plus grand que la terre que nous cultivons depuis si longtemps est elle-même confrontée à une révolution.

E

* Voir aussi p. 20 : “Des as de l’agriculture durable”. ** Le programme est disponible sur carrefoursdelapensée.univ-lemans.fr et sur courrierinternational.com

L’agriculture, dont vivent 2,5 milliards de personnes, ne suit pas le rythme de la croissance démographique. Pour contrer cette tendance, de nombreux experts affirment qu’une nouvelle “révolution verte” – comme celle des années 1960 et 1970, où les progrès de la science ont permis d’accroître les rendements – est nécessaire. Elle pourrait inclure le développement des plantes génétiquement modifiées, une technique qui, à l’instar du nucléaire pour les besoins énergétiques, fait partie de la solution pour ses partisans mais représente, aux

“Un enfant meurt de faim toutes les six secondes ”

yeux de ses détracteurs, une menace pour l’humanité et pour l’environnement. “Le problème se pose dès aujourd’hui”, affirme Paul Polman, PDG du groupe agroalimentaire Unilever, qui a présidé le groupe de travail sur la sécurité alimentaire du Business 20, comité rassemblant les représentants de grandes entreprises des pays du G20. “Toutes les six secondes, un enfant meurt de faim. Le nombre de personnes qui vont se coucher la faim au ventre est plus élevé qu’il y a deux ou trois ans, avant la crise.” Dans le monde entier, les gouvernements, l’industrie et la société civile cherchent des solutions. En Inde, où l’on recense le plus grand nombre d’affamés de la planète, le gouvernement a approuvé en décembre dernier un ambitieux projet de loi sur la sécurité alimentaire garantissant


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

Renchérissement Indice FAO des prix réels* des produits alimentaires (base 100 : 2002-2004) 200

150

100

50

1990

1995

2000

2005

2012

* Indice des prix nominaux ajusté d’après l’indice de la valeur unitaire des produits manufacturés publié par la Banque mondiale. Source : Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)

En Inde, jusqu’à 40 % des fruits et légumes pourrissent dans les champs ou pendant leur transport au marché

Un monde affamé

MONGOLIE CORÉE DU NORD PAKISTAN

HAÏTI TCHAD RCA TOGO ANGOLA

BOLIVIE

CAMBODGE

YÉMEN ÉRYTHRÉE ÉTHIOPIE BURUNDI MADAGASCAR

ZAMBIE BOTSWANA

MOZAMBIQUE ZIMBABWE

Proportion de population sous-alimentée par Etat dans les pays en développement (2006-2008) En % Données indisponibles 5

15

25

par la constitution de stocks sont un problème que les gouvernements doivent résoudre par une plus grande transparence. “Nous ignorons de combien de céréales dispose la Chine, ajoute-t-il. Probablement de 50 à 300 millions de tonnes.” En Inde et dans la plus grande partie de l’Afrique, ce sont surtout la logistique et le gaspillage qui posent problème. Chaque année, reconnaît New Delhi, jusqu’à 40 % des fruits et légumes indiens pourrissent dans les champs ou pendant leur transport au marché. Plusieurs milliers de tonnes de blé et de riz deviennent également impropres à la consommation, faute d’avoir été stockés dans des endroits frais et à l’abri des rongeurs. Selon les estimations du gouvernement, le coût de ces gaspillages atteint pratiquement 20 milliards de dollars [plus de 15 milliards d’euros]. C’est l’une des raisons pour lesquelles beaucoup se réjouissent des récents projets d’ouverture du commerce de détail à la concurrence [étrangère] dans l’espoir que les grandes chaînes de supermarchés mettent en place un meilleur réseau de distribution. [Cette réforme très contestée a été suspendue début décembre.] Enfin, il y a les politiques publiques et les forces du marché qui, aux dires de certains, exacerbent les difficultés d’approvisionnement. Les agrocarburants sont au cœur du problème. Si les Etats-Unis ont cessé de subventionner l’éthanol et le biodiesel, d’autres pays continuent à encourager leur production, une politique accusée d’affamer les populations pour faire rouler des voitures. Des récoltes plus abondantes ne rendent pas nécessairement la nature plus généreuse. Une très forte fertilité peut aussi dégrader la qualité des sols et les moyens de subsistance de ceux qui les cultivent. Vandana Shiva, écologiste [et scientifique indienne], qui conseille

35

actuellement le roi du Bhoutan sur la conversion du pays himalayen à l’agriculture biologique, affirme que la révolution verte a ruiné les écosystèmes mondiaux. “Elle a épuisé les terres, gorgé d’eau des déserts, livré les cultures aux parasites et conduit les agriculteurs à s’endetter.” Pour John Beddington, conseiller scientifique en chef du gouvernement

Source : FAO, 2011.

S.-LEONE LIBERIA

0

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que, pour éviter la catastrophe, il fallait que le monde réduise les émissions de CO2 , que la population mondiale soit stabilisée et les écosystèmes restaurés. Retrouvez cet article et bien d’autres sur notre site Internet.

A la une Le 17 février 2011, Courrier international consacrait son numéro 1059 à l’agriculture et à la crise alimentaire. Dans le magazine Foreign Policy, le célèbre écologiste américain Lester Brown affirmait notamment

S

la distribution de céréales subventionnées à toutes les familles pauvres. Cette mesure concernera 60 % du 1,2 milliard d’habitants que compte le pays. L’industrie s’est elle aussi attelée à la tâche. Dans les pays en développement, des entreprises comme Unilever, Nestlé et PepsiCo fournissent aux agriculteurs des semences, des engrais, voire des microcrédits. Elles s’assurent ainsi, selon les termes du brasseur britannique d’origine sud-africaine SABMiller, une “licence commerciale” qui garantit leur approvisionnement en matières premières. Les ONG mènent des projets similaires. Mais qu’elles viennent du secteur privé ou de l’humanitaire, toutes ces initiatives demeurent fragmentaires. “Nous devons accélérer et intensifier notre action en travaillant ensemble”, affirme Paul Polman, qui propose une injection de 70 à 80 milliards de dollars [53 à 61 milliards d’euros] d’aides pour rattraper les années de déclin des investissements agricoles financés par la Banque mondiale et d’autres prêteurs ou donateurs. Pour obtenir davantage de denrées à partir d’une superficie égale – voire inférieure, étant donné l’urbanisation galopante –, il faut des cultures plus productives. Mais l’exemple de l’Inde montre que l’investissement dans l’agriculture n’est qu’une partie de la solution. La production de céréales dans le pays le plus peuplé au monde après la Chine a atteint un niveau record : 245 millions de tonnes entre avril 2011 et mars 2012, ce qui suffit amplement à couvrir une demande de 220 millions de tonnes. Ce constat vaut aussi à l’échelle mondiale. “Aujourd’hui, l’approvisionnement ne pose pas de problème”, assure Shenggen Fan, directeur général de l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (Ifpri), à Washington. Comme l’explique Gary Markham, directeur du département agriculture au cabinet d’audit Grant Thornton, “la nourriture se trouve au mauvais endroit”. Alors que dans certaines régions d’Afrique on meurt de faim, les entrepôts chinois débordent, tout comme les tables occidentales – dont un tiers des aliments finissent à la poubelle, à la maison comme au restaurant. Selon Shenggen Fan, les distorsions créées

britannique, il est toutefois possible de régler les deux problèmes à la fois. “L’agriculture, dit-il, peut atténuer les effets du changement climatique.” Pour cela, il faut recourir à des pratiques qui accroissent la productivité tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre, comme l’enfouissement dans le sol de légumineuses qui piègent le dioxyde de carbone et fournissent de l’azote. Bien loin des champs, la responsabilité des déséquilibres actuels incombe aussi à des gouvernements et à des banques qui ne pensent qu’à leurs intérêts et qu’il est temps, selon certains, de rappeler à l’ordre. Il faudrait ainsi mettre fin au protectionnisme et aux interdictions d’exporter telles que celle imposée par la Russie en 2010, après la canicule et les incendies qui ont ravagé les récoltes du pays. Il faudrait également mettre un terme à la spéculation qui, conjuguée à certaines décisions politiques, entraîne une envolée des prix des matières premières. Le groupe Glencore [dont le siège est en Suisse], premier courtier en 44

Un événement et Le Mans – Du 8 au 11 mars 2012

Nourrir la planète 22e Carrefour de la pensée 3 jours de débats, de films, d’exposition Palais des congrès et de la culture – Lycée agricole de Rouillon – Entrée libre


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 fÊvrier 2012

Dossier Agriculture Rebond de l’offre et baisse des prix en 2011 Indice des prix internationaux des denrÊes alimentaires (base 100 : 2002-2004)

Production cÊrÊalière mondiale, utilisation et stocks (en millions de tonnes) 2 400

Production Utilisation

425

Stocks

800

Sucre 350

2 200

600

275

Huiles et mat. grasses CĂŠrĂŠales

2 000

1 800

2001/2002

400 Estimation PrĂŠvision

43 matières premières au monde, a reconnu en avril dernier avoir spĂŠculĂŠ sur la hausse des prix du blĂŠ et du maĂŻs au dĂŠbut de la sĂŠcheresse de 2010, tout en incitant publiquement la Russie Ă imposer un embargo sur les exportations de blĂŠ. Quelques jours plus tard, Moscou a suivi ce conseil, provoquant [comme l’espĂŠrait Glencore] une ambĂŠe du cours des cĂŠrĂŠales [qui a causĂŠ d’Ênormes problèmes dans les pays pauvres]. Nicolas Sarkozy n’a pas mâchĂŠ ses mots au sujet de la spĂŠculation : “Un marchĂŠ qui n’est pas rĂŠgulĂŠ est une loterie oĂš la fortune sourit aux plus cyniquesâ€?, a-t-il dĂŠclarĂŠ [lors d’une rĂŠunion du G20 consacrĂŠe Ă l’agriculture, en juin dernier]. Le prĂŠsident français souhaite limiter le recours aux embargos sur les exportations et rĂŠclame la crĂŠation d’une base de donnĂŠes commune qui rassemblerait des informations sur les rĂŠserves de nourriture. Mais, s’il bĂŠnĂŠďŹ cie du soutien de quelques Etats, d’une bonne partie de l’industrie et de la plupart des ONG, il lui sera diďŹƒcile de persuader certains puissants opĂŠrateurs – qu’il s’agisse de la branche de nĂŠgoce des matières premières de la banque Goldman Sachs ou des hauts fonctionnaires chinois â€“ de faire preuve de plus de transparence.

200

200

Produits laitiers Viande

125

2011

2011/2012

2012

Source : Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)

Des eorts sont ĂŠgalement faits du cĂ´tĂŠ de la demande. Au Royaume-Uni, des campagnes oďŹƒcielles appellent la population Ă jeter moins de nourriture. Dans d’autres pays, les citoyens sont encouragĂŠs Ă consommer des produits cultivĂŠs de manière ĂŠcologique ou de se passer de viande pendant une semaine. Plus radical, Shenggen Fan, de l’Ifpri, appelle Ă l’instauration d’une taxe sur

la viande qui intĂŠgrerait le coĂťt social du changement climatique, de l’eau et des soins de santĂŠ. “Si l’on prenait tous ces facteurs en considĂŠration, explique-t-il, le bĹ“uf serait probablement dix fois plus cher.â€? Mais cette idĂŠe sera diďŹƒcile Ă mettre Ă exĂŠcution. Les gouvernements ont dĂŠjĂ ĂŠtĂŠ critiquĂŠs pour avoir introduit des taxes bien moins lourdes sur le sucre et les matières grasses.

Il faudrait intĂŠgrer dans le prix de la viande le coĂťt social de l’Êlevage en matière de changement climatique, d’eau et de soins de santĂŠ Il sera plus facile de proďŹ ter des progrès – fussent-ils minimes â€“ rĂŠalisĂŠs par l’agriculture pour accroĂŽtre les rĂŠcoltes et rĂŠduire le nombre de personnes qui souffrent de la faim. Prenons le riz : au Bangladesh, grâce Ă l’aide ďŹ nancière et scientiďŹ que de pays ĂŠtrangers, certains cultivateurs ont pu rĂŠfuter la sombre thĂŠorie de Malthus. Après ĂŞtre restĂŠ immergĂŠ pendant deux semaines, le riz “scubaâ€? peut tout de mĂŞme se dĂŠvelopper une fois que l’eau s’est retirĂŠe. Après dix-sept jours d’inondation, Biplob Sarker, un petit paysan, avait perdu tout espoir. “Mais, Ă ma grande surprise, raconte-t-il, les jeunes plants ont poussĂŠ après la dĂŠcrue. Je n’arrive toujours pas Ă croire que j’ai pu rĂŠcolter 672 kg de paddy.â€? Le dĂŠďŹ que le monde doit relever est de multiplier les surprises de ce genre. Louise Lucas et James Fontanella-Khan

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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012 Contexte Pour en savoir plus sur les Rarámuris, rendez-vous sur notre site. Et dans nos archives : “Consommer moins d’eau pour récolter plus de riz”, un article de Down to Earth,

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le magazine écologiste de New Delhi. Désireuse d’intensifier sa production agricole, l’Inde explore de nouvelles voies, plus respectueuses des ressources naturelles.

Mexique

Ils auraient pu ne pas mourir de faim La famine qui sévit chez les Indiens Rarámuris de la Sierra Tarahumara aurait pu être évitée. Mais les autorités ont attendu que des enfants meurent pour se mobiliser. Proceso (extraits) Mexico

RAYMUNDO RUIZI/AP-SIPA

L

Des Indiens Rarámuris dans la Sierra Tarahumara, en janvier dernier. et les prix des produits alimentaires ont doublé, comme dans plusieurs autres régions frappées par la catastrophe. “Nous continuons de recevoir des enfants. Au cours des tout derniers jours, il en est arrivé vingt-quatre, souffrant de dénutrition à divers degrés, et nous en avons hospitalisé trois”, raconte le jésuite José Guadalupe Gasca, directeur de la clinique Santa Teresita de Creel, qui fait office de baromètre de la situation dans ces montagnes. Le premier enfant est décédé en novembre. Avant cela, six adultes étaient morts de faim à Carichí. En février 2011 – une forte gelée avait brûlé la couverture végétale et la sécheresse s’annonçait déjà –, les organisations paysannes du bloc El Campo No Aguanta Más [Les campagnes n’en peuvent plus] se sont rendues au ministère de l’Agriculture, à la Chambre des députés et au Sénat pour exiger des mesures préventives et l’instauration de l’état d’urgence dans plusieurs centaines de communes. “Les agriculteurs avaient baptisé leur initiative ‘La faim n’attend pas’”, explique Victor Suárez, directeur exécutif de l’Association nationale des entreprises de commercialisation des produits des champs (Anec). “Nous sommes arrivés avec des documents, nous avons organisé des conférences de

Au pays des Raramuris ÉTATS -UN I S

Chihuahua

Sierra Tarahumara

Courrier international

es décès liés à la dénutrition enregistrés dans la Sierra Tarahumara [au cœur de la chaîne de la Sierra Madre occidentale, dans l’Etat de Chihuahua] constituent l’épilogue d’une longue série d’erreurs commises par le gouvernement fédéral. En effet, alors qu’il était informé du risque de pénurie depuis le début 2011, ce n’est qu’à la dernière minute et sous la pression sociale qu’il a enfin mis en place un plan d’urgence humanitaire pour les Etats du nord-ouest du pays touchés par une sécheresse sans précédent. Le 2 février, coiffé de son béret de chef des forces armées, le président Calderón s’est donc rendu dans la Sierra Tarahumara, où il a participé au déchargement d’un hélicoptère rempli de vivres et d’eau potable, et a donné l’ordre à l’armée d’approvisionner les villages en détresse. Pourtant, au début de son mandat [qui a débuté fin 2006], l’une des premières initiatives de son gouvernement avait été d’exclure les Indiens Rarámuris du programme d’aide prioritaire aux cent vingtcinq municipalités les plus pauvres, alors même que, sur les dix communes les plus misérables identifiées par les Nations unies, six étaient occupées par des communautés rarámuries, et qu’il est de notoriété publique que ces situations d’urgence reviennent de façon cyclique. Le journal Milenio rapporte par ailleurs que, depuis le début du mandat de Calderón, 20 000 Rarámuris ont été exclus du dispositif Oportunidades, principal programme mexicain d’assistance aux plus démunis, sous prétexte qu’ils ne respectaient pas l’obligation, prévue par celui-ci, de se rendre dans des écoles ou des centres de santé à plusieurs jours de marche de chez eux. Pour ne rien arranger, le gouvernement de l’Etat de Chihuahua a réduit cette année de 14 % le budget déjà très modeste de la Coordination étatique de la Sierra Tarahumara, agence chargée de distribuer les aides aux Indiens Rarámuris, Pimas et Guarojíos des montagnes. La négligence et l’indifférence des autorités vont avoir des conséquences difficiles à assumer. Celles-ci commencent déjà à se faire sentir : les hôpitaux des montagnes voient affluer des enfants souffrant de dénutrition. La pénurie d’eau potable a provoqué la première épidémie d’hépatite dans un centre d’accueil de l’enfance ; faute de conditions d’hygiène élémentaires, des cas de gale ont été détectés,

M E XI Q UE Océan Pacifique 800 km

Golfe du Mexique

Mexico

GUA.

presse, rencontré des législateurs et des hauts fonctionnaires. Lors d’une réunion au Sénat, le président de la commission de l’Agriculture, Alberto Cárdenas, a déclaré : ‘Au Mexique, personne ne meurt de faim, mais ce qui est sûr, c’est que celui qui ne travaille pas ne mange pas’, minimisant ainsi le problème, comme continuent de le faire les ministres de l’Economie et de l’Agriculture”, déplore-t-il. A l’époque déjà, les organisations paysannes avaient formulé plusieurs revendications urgentes : constitution de réserves alimentaires ; développement des mises en culture sur l’Altiplano et dans les provinces du sud-ouest et du sud-est du pays, afin de compenser les pertes de récoltes du nord ; programmes d’emplois saisonniers pour compenser les pertes de revenu des paysans affectés par la sécheresse ; extension des programmes de distribution de lait Liconsa [subventionnés par l’Etat] et des magasins communautaires Diconsa (pour éviter une flambée des prix), et mise en place de soupes populaires. Tous ces documents datent de février 2011, soit un an avant que le président ne fasse partir des camions-citernes et des hélicoptères d’aide humanitaire. “Nous avions tiré la sonnette d’alarme depuis longtemps, mais le gouvernement a fait la sourde oreille aux mises en garde, aux signaux et aux propositions qui permettaient de faire face à l’urgence et de poser les bases d’un changement de modèle. Nous voyions déjà venir non seulement la sécheresse et les gelées, mais aussi le doublement ou le triplement des cours des produits alimentaires sur les marchés internationaux”, souligne Suárez. La sécheresse a affecté 1 213 communes dans 19 Etats, les plus gravement touchés étant ceux de Chihuahua [nord], Durango [nord-ouest], San Luís Potosí [nord-est] et Zacatecas [nord]. Cette absence de planification a été aggravée par la lenteur des décisions et les luttes partisanes. En janvier, le prési-

dent a opposé son veto au versement des 10 milliards de pesos [600 millions d’euros] que le Congrès fédéral avait alloués à l’aide d’urgence, sous prétexte que la stabilité financière du pays était menacée. Ni les critiques des partis politiques qui se sont élevés contre ce veto, ni les marches des paysans, ni l’annonce des premiers décès par dénutrition n’ont fait changer d’avis l’exécutif. Il a fallu, pour faire réagir Calderón, que les réseaux sociaux diffusent la vidéo du leader paysan de Chihuahua Ramón Gardea annonçant le suicide de cinquante Rarámuris désespérés (information ultérieurement démentie par les autorités), ce qui a provoqué un grand élan de solidarité citoyenne et l’ouverture de centres de réserves alimentaires. Le 25 janvier, Calderón a lancé un programme d’“actions visant à pallier les effets de la sécheresse”, débloquant 33 milliards de pesos [1,9 milliard d’euros] d’aide aux régions sinistrées. Il a également ordonné le déploiement de brigades sanitaires, l’approvisionnement permanent en eau des fermes laitières, le creusement de puits et l’accélération de la distribution des ressources des programmes sociaux. Selon Carlos Zarco, directeur d’Oxfam Mexique, la famine qui sévit dans la Sierra Tarahumara est due à tout un faisceau de causes : absence de précipitations,

“Le gouvernement a fait la sourde oreille aux mises en garde et aux propositions qui auraient permis de faire face à l’urgence” manque d’équipements de récupération de l’eau (95 % des eaux pluviales se perdent par infiltration ou ruissellement), surexploitation des sols et déforestation. S’il est effectivement urgent de distribuer les réserves, souligne-t-il, il faut également mettre en œuvre avant le mois de juillet divers projets de préservation des sols et de rétention des eaux par le biais de petites infrastructures communautaires. Il faut aussi créer des potagers destinés à l’autoconsommation afin que les populations disposent de réserves alimentaires pour le prochain cycle. Chaque projet coûterait dans les 300 000 pesos [18 000 euros]. Reste à savoir si le gouvernement fédéral et les gouvernements locaux sauront coordonner leurs actions pour affronter l’urgence et continuer à fournir des vivres et de l’eau même après les élections [présidentielle et législatives du 1er juillet 2012]. La survie de milliers de familles en dépend. Marcela Turati


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Courrier international | n° 1112 | du 23 au 29 février 2012

Dossier Agriculture Afrique

Savez-vous planter les choux… en ville ? De Nairobi à Kampala, potagers et poulaillers improvisés poussent à foison. D’ici 2020, la survie de 40 millions d’Africains pourrait dépendre de cette agriculture urbaine. OnEarth Magazine (extraits) New York

A

lors que nous nous rendons à Kibera, bidonville tristement célèbre de Nairobi, la capitale kényane, notre chauffeur fait grise mine. Mary Njenga, notre guide, vient de suggérer aux hommes de notre groupe de rester à l’arrière de la voiture. Les gens de Kibera n’ont souvent plus rien à perdre, et il arrive qu’on vous menace sans prévenir, d’une arme ou d’un couteau. “S’ils ne voient que des femmes, explique Njenga, ils sauront qu’on vient juste pour rencontrer les fermiers.” Nous arrivons dans une zone dégagée, en périphérie du bidonville. Njenga, en tête du groupe, nous fait descendre une route de terre, l’artère principale du “quartier informel” (ainsi nomme-t-on, avec un certain euphémisme, le bidonville), puis un étroit sentier qui serpente entre les baraques faites de boue, ferblanc, carton et bouts de bois. Njenga connaît le secteur comme sa poche. Spécialiste de l’environnement, féministe farouche, cette scientifique d’une quarantaine d’années se rend régulièrement sur les lieux depuis dix ans afin d’aider les habitants à découvrir des stratégies durables pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.

Dessin de Vlahovic, Serbie.

Polémique

Quand fruits et légumes partent en fumée Les supermarchés britanniques destinent de plus en plus leurs déchets alimentaires à la production d’énergie. Ce sont autant de produits perdus pour les plus démunis, dénoncent les associations. The Ecologist (extraits) Londres

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our 4 livres [4,80 euros], on peut se faire servir un bon repas chaud, avec entrée, plat et dessert, au Station House Community Cafe de Haringey, à Londres. Tous les aliments qui composent ce déjeuner végétarien ont été donnés par le Sainsbury’s [grande chaîne de supermarchés britannique] voisin. Il

s’agit de fruits et de légumes parfaitement frais, que le magasin ne peut plus vendre et qui autrement seraient gâchés. Ces “cafés” se font fort de réutiliser les quelque 361 800 tonnes de déchets alimentaires que produisent chaque année les supermarchés britanniques, selon le Waste & Resources Action Programme [Wrap, autorité administrative indépendante chargée de promouvoir une meilleure gestion des déchets]. Jusqu’à une date très récente, l’essentiel des déchets était envoyé à la décharge, alors que les associations d’aide alimentaire ont un besoin urgent de dons pour servir des milliers de repas gratuits (ou presque). Or les efforts de ces établissements risquent d’être réduits à néant. En effet, les supermarchés recherchent le moyen le

plus rentable de se débarrasser des déchets alimentaires, ce qui les amène à privilégier la digestion anaérobie (ou méthanisation), destinée à produire des énergies renouvelables, au détriment de la redistribution. “Ces dernières années, les supermarchés britanniques ont commencé à mener une gestion des déchets plus volontariste”, explique Tristram Stuart, militant [écologiste] et auteur de Waste: Uncovering the Global Food Scandal [Déchets : le scandale alimentaire mondial]. “Notre campagne a pour principal objectif de montrer qu’on a mieux à faire avec la nourriture que de produire de l’énergie.” Le mois dernier, l’association de Stuart, Feeding the 5,000 [Nourrir les 5 000], a rassemblé près de 5 000 personnes à Trafalgar Square

(Londres) et leur a proposé gratuitement un repas fraîchement cuisiné. Cet événement avait pour but de montrer que la grande distribution jetait des fruits et des légumes parfaitement comestibles, souvent sur des critères d’aspect. Le Dr Richard Swannell, du Wrap, explique que la meilleure manière pour les supermarchés de réduire leurs déchets passe par la prévention du gaspillage. “C’est ainsi qu’on obtient les meilleurs résultats du point de vue de l’environnement, fait-il valoir. Mais, si les supermarchés n’arrivent pas à vendre une partie de leurs produits, il faut qu’ils les distribuent à des organisations caritatives. Ensuite seulement, et si c’est possible, ils peuvent les destiner à l’alimentation animale, aux centres de méthanisation, et en dernier lieu au compostage.” Matilda Lee


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800 millions d’individus pratiquent aujourd’hui l’agriculture urbaine, assurant 15 à 20 % de la production mondiale de nourriture

Potagers africains SOUDAN

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Gâchis A retrouver sur notre site Internet : “En finir avec le gaspillage alimentaire”. Chaque année dans le monde, un tiers de la nourriture part à la poubelle, rappelle The New York Times.

SOMALIE

Selon une étude récente, plus de 95 % des habitants de Kibera interrogés ont craint, au cours des douze derniers mois, de manquer de vivres. En effet, contrairement aux Kényans qui vivent à la campagne et cultivent des terres, les citadins doivent payer leur nourriture. Ils dépensent ainsi jusqu’à 80 % de leur salaire. Mais, comme Njenga est très fière de me le montrer, il existe aujourd’hui de nouvelles façons de s’en sortir. Nous faisons la rencontre de Catherine Wangui. Elle est âgée d’une vingtaine d’années, elle est charmante et porte un béret. Elle nous raconte comment, il y a environ quatre ans, les membres de l’ONG française Solidarités International – qui organise des projets d’aide humanitaire d’urgence et de reconstruction à travers le monde – sont venus ici et ont distribué de vieux sacs de farine à certaines femmes. Ils leur ont ensuite expliqué la façon de les remplir avec de la terre et des cailloux, puis de les cribler de trous sur les côtés et d’y faire germer des graines. Wangui, qui a grandi à Kibera, s’arrête en face de trois de ces “jardins verticaux” – des sacs de 1,20 m de haut remplis de terre et de vrilles élancées et bourgeonnantes de choux verts et d’épinards. Njenga nous présente aussi à des gens qui, dans des emplacements à peine plus grands qu’un placard, élèvent des poules pour gagner de l’argent. Il y a trois ans, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le nombre de personnes vivant en ville a dépassé le nombre des personnes vivant en zone rurale, et ce à l’échelle mondiale. Selon les projections des Nations unies, en 2050, près de 65 % de la population mondiale vivra en zone urbaine. Le taux d’exode rural est particulièrement élevé en Afrique subsaharienne, où 15 millions de personnes quittent les campagnes, chaque année, pour rejoindre les villes. Le changement climatique va aggraver cette tendance, à mesure que les phénomènes extrêmes – tels que les sécheresses qui sévissent actuellement dans la Corne de l’Afrique – augmenteront en fréquence et en intensité. D’ailleurs, selon les modèles climatiques, dans les années à venir, la superficie des zones arides et semi-arides d’Afrique subsaharienne pourrait augmenter de 900 000 kilomètres carrés, une étendue équivalant à la taille du Nigeria. Périodes sèches plus longues et plus chaudes et précipitations imprévisibles compliquent déjà la tâche des fermiers. Ces derniers ne savent plus quand semer et quand récolter. Et le challenge

Kibera Nairobi

TANZANIE 500 km

est d’autant plus grand dans cette partie du monde, où les technologies de l’irrigation sont presque inexistantes. Moins de terres agricoles – et moins d’agriculteurs –, c’est aussi moins de nourriture : d’après le groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat [Intergovernmental Panel on Climate Change], le rendement des terres agricoles irriguées par l’eau de pluie pourrait être réduit de moitié d’ici 2020. Et selon l’Ifpri [Institut international de recherche sur les politiques alimentaires], établi à Washington, d’ici 2050 le réchauffement climatique pourrait faire chuter de 22 % la production d’aliments de base comme le manioc ou le blé. Population affamée et villes saturées, voilà qui donne un mélange à coup sûr explosif. Pas plus tard qu’en 2008 le prix astronomique des denrées de première nécessité, poussé vers le haut par la spéculation sur les marchés des produits agricoles de base, a conduit à des émeutes dans pas moins de 36 pays – dont 21 sur le seul continent africain. La bonne nouvelle, c’est que les jardins urbains comme ceux de Catherine Wangui font bouger les choses. Ainsi, à Kibera, on estime que 5 000 foyers environ expérimentent d’ores et déjà la culture de jardins verticaux. Et dans les villes d’autres pays en voie de développement, des projets du même type sont en marche : les habitants utilisent tout ce qu’ils trouvent, vieux sacs de grains ou pneus usés, pour planter et entretenir des microcultures. Selon les données récentes du Pnud [Programme des Nations unies pour le développement], 800 millions d’individus pratiquent aujourd’hui l’agriculture urbaine, assurant 15 à 20 % de la production mondiale de nourriture. Parmi ces gens, beaucoup vivent en Asie, où la culture agricole citadine existe depuis longtemps. Sous les lignes électriques, le long des routes, au bord des fleuves, partout où il y a des terrains à l’abandon, les citadins saisissent leur pelle et travaillent la terre. Rien qu’en Afrique subsaharienne, la part de la population qui exploite des cultures en ville est passée de 20 % il y a vingt ans, à près de 70 % aujourd’hui. Et d’ici 2020, l’alimentation de quelque 40 millions

d’Africains dépendra exclusivement des cultures vivrières qui pousseront dans les centres urbains. En octobre 2011, UN-HABITAT, l’organisation des Nations unies chargée de la promotion des villes durables, a publié un rapport intitulé “Villes et réchauffement climatique”. Celui-ci préconise “d’incorporer l’agriculture urbaine à la politique internationale sur le changement climatique et la sécurité alimentaire”. Et récemment, en grande partie grâce au travail d’organisations telles que Mazingira, Urban Harvest ou IWMI [Institut international de gestion de l’eau], des gouvernements de toute l’Afrique ont commencé à mettre en place des politiques de soutien à l’agriculture et à la récupération des ressources en ville. En 2009, le programme de politique agraire du Kenya comprenait une section dédiée à l’agriculture urbaine – Njenga a elle-même participé à sa rédaction. De plus, le pays étudie actuellement un tout premier projet de politique nationale sur l’agriculture et l’élevage d’animaux en ville. Du côté de Kampala, capitale de l’Ouganda, le conseil municipal s’est récemment doté d’un département consacré à la culture urbaine. D’autres communes commencent à accorder des

Des gouvernements de toute l’Afrique mettent en place des politiques de soutien à l’agriculture et à la récupération des ressources en ville exonérations d’impôts à certains propriétaires : ceux qui autorisent les fermiers à utiliser des terres en friche. Les plans d’aménagement de quelques municipalités incluent aussi des parcelles destinées à être mises en culture. Au Kenya, il y a peu, on a introduit un système de prêts pour les petites exploitations agricoles urbaines. D’autres villes ont réduit les tarifs de l’eau d’irrigation et planchent sur des mesures d’incitation à la réutilisation et au compostage des déchets ménagers. Les bidonvilles des pays en voie de développement méritent leur réputation d’enfers sur terre, mais le plus frappant, c’est que sur bien des plans ils sont à la pointe. En sachant qu’en 2050 la planète devrait compter 9,1 milliards d’habitants, nous ferions bien d’y prêter attention. Jocelyn C. Zuckerman


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THE ECONOMIST

Dossier Agriculture Santé

Cure de fer et de vitamines pour tout le monde Gouvernements et ONG relèvent un nouveau défi : combattre les carences en micronutriments, responsables chaque année de plusieurs millions de morts dans le monde. The Economist (extraits) Londres

ldorado, l’une des favelas les plus pauvres et les plus mal nommées de São Paulo. Des garçons d’une dizaine d’années jouent au football sur le terrain d’un quartier jusqu’ici plutôt connu pour sa misère et ses dealers. Les enfants ont l’air d’être en pleine forme. Ils ne le sont pas. Après le match, ils se rassemblent autour d’un sac de bananes en bordure du terrain. “A l’école, les enfants ont un repas complet par jour”, explique Jonathan Hannay, secrétaire général d’une association locale, la Children at Risk Foundation. “Mais pendant les vacances ils arrivent sans avoir rien mangé. Alors nous leur donnons des bananes. C’est nourrissant, bon marché, et c’est bon pour le cerveau.” Si les enfants d’Eldorado sont mieux nourris aujourd’hui, c’est en partie grâce à José Graziano da Silva. Initiateur de la campagne Fome Zero [Faim zéro], qui a permis de réduire la malnutrition de plus d’un tiers au Brésil, Graziano espère maintenant appliquer plus largement son expérience. Il a récemment été nommé directeur général de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Les gouvernements du monde entier portent une attention croissante aux problèmes de nutrition. En 2010, quelques organisations humanitaires ont fait paraître une charte pour l’amélioration de la nutrition (Scale Up Nutrition, SUN). Le ministère britannique du Développement international et plusieurs agences consacrent de plus en plus de fonds à des projets de nutrition. La Banque mondiale s’est jointe au mouvement en publiant un rapport intitulé “Repositioning Nutrition as Central to Development” [Replacer la nutrition au cœur du développement]. L’ONG internationale Save the Children parle aussi de donner une “impulsion aux pouvoirs politiques”. Cette tendance s’appuie sur une évolution de la façon de concevoir une bonne nutrition : aujourd’hui, il ne s’agit pas tant d’augmenter la quantité de nourriture que d’améliorer sa qualité en apportant davantage de micronutriments comme le fer et les vitamines. Dans les pays en développement, plus de 160 millions d’enfants souffrent de carence en vitamine A ; 1 million d’entre

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eux meurent à cause de déficiences de leur système immunitaire et près de 500 000 perdent la vue chaque année. Les carences en fer sont cause d’anémie, une affection dont souffrent près de la moitié des enfants des pays pauvres et 500 millions de femmes, dont 60 000 meurent chaque année pendant leur grossesse. Chaque année, 18 millions de bébés naissent avec un handicap mental en raison d’un déficit en iode qu’un apport supplémentaire au stade fœtal suffirait à combler. La malnutrition cause plus d’un tiers des décès d’enfants dans le monde et constitue le principal facteur de risque dans l’apparition de nombreuses maladies. Un tiers des enfants de la planète ont un poids ou une taille inférieurs à la moyenne normale à leur âge, symptômes classiques de la malnutrition. Au cours des mille premiers jours de la vie, la malnutrition peut provoquer des dommages irréversibles. D’après une étude publiée par la revue médicale The Lancet, les enfants malnutris ont (toutes choses égales par ailleurs) moins de chances d’aller à l’école, moins de chances d’y rester et plus de difficultés d’apprentissage. Ils gagnent tout au long de leur vie moins d’argent que leurs pairs bien nourris et meurent plus jeunes.

Malnutris mais obèses Paradoxalement, la malnutrition peut également être un facteur d’obésité à l’âge adulte. Dans le ventre de la mère et durant les premières années de la vie, l’organisme s’adapte à un régime alimentaire pauvre en amassant tout ce qu’il peut sous forme de graisse (c’est-à-dire de réserves d’énergie). Le métabolisme ne change pas par la suite, ce qui explique l’explosion du taux d’obésité dans les pays sortis de la

pauvreté. Au Mexique par exemple, l’obésité n’existait pratiquement pas dans les années 1980. Aujourd’hui, 30 % des adultes sont cliniquement considérés comme obèses et 70 % sont en surpoids, des taux parmi les plus élevés au monde. La bonne nouvelle est qu’une amélioration de la nutrition est un investissement particulièrement profitable. Il ne faut pas grand-chose pour prévenir les carences en micronutriments. Les suppléments vitaminés ne coûtent presque rien et apportent des bénéfices durables. Chaque dollar dépensé pour la promotion de l’allaitement dans les hôpitaux rapporte entre 5 et 67 dollars [3,8 et 51 euros]. Chaque dollar dépensé pour donner du fer aux femmes enceintes en rapporte entre 6 et 14. Aucune autre politique de développement ne peut se targuer d’un tel retour sur investissement. Entre 1986 et 1996, le nombre de personnes en surpoids a reculé de 0,7 % chaque année au Brésil, tandis que les cas de retard de croissance diminuaient de 1,9 % par an. Au Bangladesh, ces deux indicateurs ont baissé de 2 % par an entre 1994 et 2005. Le groupe de recherche [international] HarvestPlus a mis au point des semences “biofortifiées” [par croisement] permettant d’augmenter la teneur en micronutriments de certaines cultures de subsistance. En 2011, HarvestPlus a proposé au Nigeria un manioc enrichi en vitamine A ; cette année, il fournira du maïs riche en vitamine A à la Zambie, ainsi que des graines de haricots et de millet enrichis en fer au Rwanda et à l’Inde. Certaines entreprises font la même chose avec les produits transformés, comme le groupe Kraft, dont les biscuits Biskuat (vendus en Indonésie) contiennent 9 vitamines et 6 minéraux.

Il existe bien d’autres moyens d’améliorer la nutrition, par exemple en améliorant les installations sanitaires – ce qui réduit les maladies intestinales et permet ainsi à l’organisme d’absorber davantage de nutriments –, en investissant dans l’agriculture sur petites surfaces – pour augmenter la diversité des récoltes –, en vaccinant les enfants et en incitant les femmes à allaiter plus longtemps pour renforcer le système immunitaire de leur enfant. Marie Ruel, l’une des directrices de l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (Ifpri), à Washington, pointe les tâches à accomplir : se concentrer sur les mille premiers jours de la vie (grossesse incluse) ; renforcer les programmes de soins à la maternité et enseigner les bonnes pratiques alimentaires ; mettre l’accent sur les pauvres ; mesurer et surveiller l’évolution de la situation.

Des bienfaits à long terme Cela signifie que, pour réussir, toute tentative d’amélioration de la nutrition dans le monde doit mettre en œuvre toutes ces mesures à la fois. Au Brésil, la campagne Fome Zero compte 90 dispositifs supervisés par 19 ministres différents. Elle embrasse tous les aspects du problème, du programme conditionnel Bolsa Familia [qui accorde par exemple des aides aux familles pauvres dont les enfants sont scolarisés et vaccinés] aux projets d’irrigation en passant par le soutien des petits paysans. Une telle entreprise nécessite beaucoup d’efforts d’organisation et ne peut pas fonctionner sans soutien politique. “Pour réduire la malnutrition, il faut que les grands et les puissants qui savent comment faire avancer les choses au gouvernement arrêtent de faire de l’obstruction et finissent le travail”, déclare Lawrence Haddad, directeur de l’Institut britannique des études pour le développement. D’où l’importance de la nomination de José Graziano à la tête de la FAO. Les gouvernements sont rétifs au changement et demandent des preuves concrètes. Or, de même que les dégâts de la malnutrition s’accumulent au cours de la vie, les bienfaits d’une bonne nutrition apparaissent au fil des années : à mesure que des femmes bien nourries transmettent une bonne santé à des enfants bien nourris. Lors d’une récente conférence de la FAO, quelqu’un a déclaré : “Les nutritionnistes sont aujourd’hui dans la même position que les écologistes dans les années 1990.” C’est déprimant, car cela signifie que les progrès seront lents. Mais c’est aussi encourageant, car cela signifie qu’il y aura des progrès tôt ou tard. Dessin de Vlahovic, Serbie.


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Invention

Un tic-tac pour l’éternité Le milliardaire américain Jeff Bezos finance la construction au Texas d’une horloge monumentale capable d’indiquer l’heure pendant dix mille ans. Une prouesse technologique, mais aussi une réflexion sur notre rapport au temps.

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u sommet d’une crête rocheuse, dans le désert du Texas, en surplomb d’une base spatiale désaffectée, se trouve la partie supérieure d’une horloge qui fonctionne depuis des millénaires. Elle a été financée par un milliardaire dont on a depuis longtemps oublié le nom. L’essentiel du mécanisme est logé à l’intérieur de la montagne, sous la ligne de crête. Pour l’atteindre, il faut marcher plusieurs heures dans la chaleur. Le bourdonnement des mouches et le murmure de la brise sont les seuls bruits alentour. Il faut grimper à travers les broussailles 52

JIM MERITHEW/WIRED.COM

Wired (extraits) San Francisco


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Mécène Avec son projet d’horloge multimillénaire, Jeff Bezos, patron de la librairie en ligne Amazon, veut inciter les générations futures à penser à long terme.

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50 jusqu’à une porte secrète, qui débouche sur la cavité plongée dans l’obscurité et le silence où se trouve l’horloge. Dans le noir, bien au-dessus de la tête du visiteur, un immense balancier oscille lentement produisant un tic-tac toutes les dix secondes. Personne ne sait qui a fabriqué cette horloge ni pourquoi, mais c’est un instrument remarquable qui donne encore aujourd’hui l’heure exacte. Tout ce que l’on sait de ses créateurs, c’est qu’ils étaient obsédés par le futur.

Eclairage

La Long Now Foundation

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Avancées technologiques incessantes, obsession de la rentabilité immédiate, démocraties focalisées sur la prochaine échéance électorale : dans notre monde actuel, tout va très vite. Trop vite, de l’avis de la Long Now Foundation, une association qui s’est donné pour objectif de “fournir un contrepoint à notre culture en pleine accélération et encourager la réflexion à long terme”, comme elle l’indique sur son site Internet <longnow.org>. La Long Now Foundation, créée en 1996 aux Etats-Unis par le penseur Stewart Brand et l’inventeur Danny Hillis, a lancé à cet effet plusieurs projets. Le plus colossal est l’horloge de dix mille ans. A peine moins ambitieux, le projet Rosetta fait collaborer des linguistes du monde entier en vue de créer une sorte de pierre de Rosette destinée à préserver la mémoire de 1 500 langues menacées de disparition au cours du prochain siècle. Ce document sera disponible pour les générations futures sur un disque de nickel consultable pendant deux mille ans. La Long Now Foundation organise aussi de nombreux séminaires autour de la réflexion à long terme et lance des paris sur des événements qui n’arriveront pas avant plusieurs années, les “Long Bets”. Parmi ses administrateurs figurent des personnalités comme Chris Anderson, rédacteur en chef de la revue Wired, le neuroscientifique et écrivain David Eagleman, l’entrepreneuse du Net Esther Dyson et le musicien Brian Eno.

Retour au présent. Le milliardaire en question est Jeff Bezos, fondateur de la librairie en ligne Amazon, et il a effectivement entrepris de faire construire une horloge censée fonctionner durant dix mille ans. Dans l’esprit de Bezos, cette horloge n’est pas seulement le summum de la perfection en matière de mesure du temps ; elle symbolise aussi la puissance de la réflexion à long terme. Il espère que ce projet changera la conception que l’humanité se fait du temps et incitera nos descendants à raisonner à plus longue échéance que nous. Une chose est sûre, en tout cas : Bezos se projette dans un avenir bien plus lointain que la plupart des patrons des grandes entreprises américaines. “Au cours de l’existence de cette horloge, les Etats-Unis disparaîtront, m’assure le patron d’Amazon. Des civilisations entières apparaîtront et s’évanouiront. De nouveaux systèmes politiques verront le jour. Nul ne peut imaginer ce que traversera cette horloge.” Pour accomplir la mission qu’il s’est donnée, Jeff Bezos a lancé en juin 2011 un site Internet : 10,000 Year Clock [10000yearclock.net], destiné à promouvoir son projet. Les personnes désireuses d’aller voir l’horloge peuvent s’inscrire sur une liste d’attente en ligne, mais elles risquent d’attendre un moment, car l’instrument ne sera pas achevé avant plusieurs années. C’est une entreprise colossale, que le patron d’Amazon et l’équipe chargée de concevoir et de construire l’horloge se plaisent à comparer aux pyramides d’Egypte. Et, comme dans le cas des pharaons, il faut un sacré ego (un orgueil démesuré même) pour envisager de bâtir un tel monument. Le projet pose aussi aux ingénieurs un défi sans précédent : comment s’assurer qu’une machine pourra rester intacte, fonctionnelle et exacte plus longtemps que tout autre objet jamais conçu par l’être humain ? Remettons les choses en perspective : il y a dix mille ans, nos ancêtres commençaient à peine à abandonner la chasse et la cueillette au profit de l’agriculture et venaient tout juste de trouver comment cultiver des calebasses destinées à servir de récipients. S’ils avaient construit une machine, s’ils l’avaient mise en route et qu’elle fonctionnât encore aujourd’hui, saurions-nous quel usage en faire ? Que nous dirait-elle de nos aïeux ? Et, surtout, changerait-elle l’idée que nous nous faisons de notre avenir ? L’idée de cette horloge était dans l’air depuis plusieurs années. L’ingénieur et inventeur Danny Hillis l’a évoquée pour la première fois en 1995 dans le magazine Le mécanisme de l’horloge sera logé dans un puits vertical creusé à l’intérieur de la montagne. Les visiteurs accéderont jusqu’au cadran par un escalier en colimaçon.

Wired. Depuis lors, il a construit des prototypes avec son équipe et créé une association, la Long Now Foundation [voir encadré ci-contre], dans le but de travailler sur l’horloge et de promouvoir la réflexion à long terme. Personne, toutefois, n’avait entrepris la construction d’un modèle grandeur nature avant que Jeff Bezos n’investisse dans le projet une toute petite partie de sa fortune – 42 millions de dollars [31 millions d’euros], selon ses dires. Je demande à Jeff Bezos comment il justifie la dépense d’autant d’argent dans une entreprise aussi chimérique La pensée à long terme, me ditil, est à ce point importante que le jeu en vaut la chandelle. Mais il existe une autre raison, m’explique-t-il : c’est un projet unique en son genre. Bill Gates consacre des fonds à la recherche sur le paludisme, George Soros promeut les droits de l’homme dans le monde, Warren Buffett finance la santé génésique et la cause antinucléaire. Mais aucun autre milliardaire ne construit une horloge de ce type, à seule fin de changer le rapport de l’humanité au temps. Et puis il y a un troisième aspect. “C’est un défi technique formidable et cela m’enchante.” Cette horloge pourrait être la première d’une série d’horloges millénaires qu’espère construire la Long Now Foundation. Si elle parvient à trouver des mécènes, la fondation installera un deuxième instrument du même type dans l’un des musées de la Smithsonian Institution [établissement public américain regroupant des musées et des centres de recherche] à Washington. Et puis elle a acquis un site reculé dans le Nevada qui pourrait accueillir un autre exemplaire de l’horloge. Fabriquer une horloge censée fonctionner pendant dix millénaires n’est pas une mince affaire. En 2010, des prestataires extérieurs ont commencé à usiner certaines pièces, par exemple trois roues dentées en acier de 2,40 mètres de diamètre et les croix de Malte [ou roues de Genève] qui déclenchent les carillons. Parallèlement, les calculateurs du Jet Propulsion Laboratory [centre de recherche de la Nasa spécialisé dans l’exploration robotique du système solaire] ont fourni la position du soleil à son zénith chaque jour des dix mille prochaines années. Grâce à ces données, l’horloge pourra rester précise.

Jamais deux fois la même mélodie Les travaux d’excavation ont débuté l’an dernier au Texas, sur le site où sera enchâssé l’instrument. Les ouvriers ont commencé à forer un tunnel d’accès horizontal, à la base de l’arête où sera logée l’horloge. Ensuite, à partir du sommet de la montagne, ils perceront un trou d’implantation de plus de 150 mètres de profondeur qui communiquera avec le tunnel. Puis, avec une mèche de près de 4 mètres de long, ils foreront de bas en haut un puits vertical. L’étape suivante consistera à installer une plate-forme mobile munie d’un bras mécanique de 2,5 tonnes doté à son extrémité d’une scie à tailler la pierre afin d’aménager un escalier en colimaçon dans le puits vertical. L’horloge, composée d’immenses engrenages en métal, d’un gigantesque poids en pierre et d’un échappement [mécanisme permettant d’entretenir les oscillations du balancier] en titane protégé par un boîtier en quartz, sera assemblée sur place et installée dans le fond du puits. Pour accéder à l’horloge, il faudra gravir un col rocailleux jusqu’à une porte en acier inoxydable avec des panneaux de néphrite verte. Cette porte mène à un tunnel qui aboutit à la base du puits vertical, plongé dans l’obscurité. Avec une


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ner une roue près du cadran. L’horloge avancera dans le temps et s’arrĂŞtera automatiquement Ă l’instant prĂŠsent. En contrebas de l’horloge sera amĂŠnagĂŠe une base spatiale. On ne sait pas grand-chose de Blue Origin, le projet spatial dans lequel Je Bezos a investi. L’entreprise travaille Ă la conception de fusĂŠes qui dĂŠcollent et atterrissent Ă la verticale, comme dans les ďŹ lms de science-ďŹ ction des annĂŠes 1950. Il s’agit de concevoir un engin capable de mettre des humains sur orbite.

LONG NOW FOUNDATION

Un peu de poĂŠsie

Chantier Les travaux d’excavation ont dĂŠbutĂŠ en 2011 dans ce dĂŠsert au Texas. lampe torche, on pourra monter l’escalier en colimaçon le long de la paroi extĂŠrieure du puits et observer au passage les diÊrentes parties de l’horloge. On verra d’abord le système d’entraĂŽnement [mĂŠcanisme qui donne le mouvement Ă l’horloge], composĂŠ d’Ênormes poids en pierre suspendus et d’un cabestan permettant de soulever les poids et de remonter l’horloge. On passera ensuite devant le calculateur mĂŠcanique (un ensemble complexe de leviers et d’engrenages) qui fait sonner les carillons, avant d’arriver aux carillons eux-mĂŞmes. Si elle a ĂŠtĂŠ remontĂŠe, l’horloge pourra sonner une fois par jour sans jouer deux fois la mĂŞme mĂŠlodie. Le calculateur mĂŠcanique sera capable de recomposer les notes de façon Ă crĂŠer une mĂŠlodie diÊrente pour chacun ou presque des 3 650 000 jours suivants. (Le musicien Brian Eno participe Ă la composition des timbres des carillons.) Etant donnĂŠ les dimensions de l’horloge, il sera impossible d’en avoir une vue d’ensemble : il faudra monter une soixantaine de mètres pour voir ses diÊrentes parties une Ă une, en terminant par le cadran, situĂŠ dans la partie supĂŠrieure. L’horloge se rĂŠajustera en permanence pour donner l’heure exacte : un balancier en titane de près de 2 mètres de haut, pesant 135 kg, fournira par le biais des poids l’Ênergie nĂŠcessaire Ă l’Êchappement, pour que l’aiguille avance d’un cran toutes les dix secondes. Une coupole au sommet de la montagne collectera l’Ênergie solaire destinĂŠe Ă alimenter le système d’entraĂŽnement et Ă rĂŠajuster l’horloge en prenant le

A lire Comment construire une icĂ´ne censĂŠe durer dix mille ans et nous inciter Ă penser Ă long terme ? C’est ce qu’explique l’Êcrivain et futurologue amĂŠricain Stewart Brand, cofondateur et prĂŠsident de la Long Now Foundation dans L’Horloge du long maintenant : l’ordinateur le plus lent du monde, Ă paraĂŽtre en avril 2012 aux ĂŠditions Tristram.

soleil Ă son zĂŠnith. (RemontĂŠe entièrement, l’horloge devrait pouvoir marcher pendant plus d’un siècle sans ĂŠnergie solaire.) Pour ĂŠconomiser l’Ênergie et inciter les visiteurs Ă participer, la plupart du temps le cadran n’indiquera pas l’heure locale ; Ă la place, c’est l’heure et la date de passage du dernier visiteur qui s’aďŹƒchera, qu’il s’agisse de la veille ou de trois siècles plus tĂ´t. Pour lire l’heure actuelle, il faudra tour-

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Je n’ai jamais rien entrepris d’aussi sensÊ de ma vie�, me corrige Jeff Bezos, avant de prendre congÊ.

La sociĂŠtĂŠ dispose d’une rampe de lancement et a obtenu le feu vert de l’aviation civile amĂŠricaine (FAA) pour l’utiliser. On ignore toutefois ce qui se passe Ă l’intĂŠrieur des hangars blancs de Blue Origin. Le patron d’Amazon est avare d’informations, mais il prĂŠcise qu’il n’y a pas de lien entre l’horloge et la base spatiale. “Je trouve très poĂŠtique qu’un symbole du temps long surplombe une rampe de lancement destinĂŠe Ă permettre aux hommes d’aller dans l’espace, conďŹ e Je Bezos. Un peu de poĂŠsie ne peut pas faire de mal.â€? A la ďŹ n de notre entretien, je retourne avec Je Bezos dans l’atelier oĂš sont fabriquĂŠes les pièces de l’horloge. Il jette un coup d’œil aux engrenages et autres composants prĂŞts Ă ĂŞtre photographiĂŠs, puis discute avec les opĂŠrateurs. Je le remercie de m’avoir prĂŠsentĂŠ ce projet insensĂŠ. “Je n’ai jamais rien entrepris d’aussi sensĂŠ de ma vieâ€?, me corrige-t-il, avant de prendre congĂŠ. Me voilĂ seul dans cet atelier de Seattle, Ă faire tourner une roue gĂŠante qui, si tout va bien, continuera de tourner lentement bien après ma mort. Dylan Tweney

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Goût

Aliment “chaud”

Le chat à toutes les sauces Le “petit tigre” est un mets de plus en plus prisé par les classes moyennes vietnamiennes. Au grand dam des paysans, dont les cultures sont ravagées par les rongeurs.

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Southeast Asia Globe Phnom Penh

ar un après-midi ensoleillé, Nguyen Thi Thanh Hang, 35 ans, joue du hachoir sur un tas de carcasses fraîchement dépouillées. Elle s’attend à une forte affluence ce soir. Elle propose tous les jours la même spécialité et les affaires marchent bien, nous dit-elle, même si tout le monde ne partage pas sa passion pour la viande de chat. Les Vietnamiens ne consomment du chat que depuis une vingtaine d’années, mais ils sont de plus en plus friands de ce mets, longtemps interdit. Les aficionados apprécient les qualités gustatives et les vertus médicinales du “petit tigre”. Les autres trouvent que l’animal serait mieux employé à pourchasser les rats. La province de Thai Binh, située dans le nord du Vietnam, à une centaine de kilomètres au sudest de la capitale, Hanoi, dans le delta du fleuve Rouge, est l’une des grandes régions rizicoles du pays. Elle est réputée pour sa production agricole et pour sa cuisine à base de chat, venue de Chine au début des années 1990. Les rues de la capitale de la province, Thai Binh, où Hang exerce ses talents depuis douze ans, sont bordées de restaurants arborant sur leurs menus des images de félins.

Impressionner les amis Les clients n’hésitent pas faire des kilomètres pour acheter des plats de chat à emporter, pour les mariages ou d’autres occasions festives. “Beaucoup de gens de Hanoi viennent se fournir ici en viande de chat pour en offrir à leurs proches. A Thai Binh, on la prépare tellement bien que nos clients savent qu’ils ne manqueront pas d’impressionner leurs amis.” Les autorités ne sont pas aussi enthousiastes que les clients de Hang. En 1995, le gouvernement provincial a interdit les plats à base de viande de chat, craignant qu’une pénurie de félins ne favorise la prolifération des rats. Deux ans plus tard, elles ont mis sur pied un programme d’élevage de chats pour tenter d’enrayer le problème. L’interdiction a cependant été impossible

à appliquer, confie Nguyen Van Hoang, de la direction provinciale du Commerce et de l’Industrie. “Les inspecteurs étaient impuissants parce qu’aucune sanction ou amende n’était prévue en cas d’infraction.” Faute de dispositions véritablement dissuasives, les lois du marché jouent en défaveur des chats, qui valent plus cher morts que vivants. Hang dit en abattre dix à quinze par jour. Elle les achète l’équivalent de 3 euros pièce “à des gens du coin ou à des revendeurs qui en achètent dans les provinces du Sud”. Un animal pèse 1,5 kg à 2 kg en moyenne et sa viande cuisinée est vendue l’équivalent de 5 euros le kilo, précise-t-elle.

En Europe aussi Si les Asiatiques sont aujourd’hui les principaux consommateurs de chat, l’animal fait aussi partie de la tradition culinaire de nombreux pays d’Europe. Une recette de chat rôti figure dans le Libro de cozina, célèbre traité culinaire espagnol du XVIe siècle. En Italie, quelque 7 000 félins passeraient à la casserole chaque année dans les régions du Nord, dénonce l’association de défense des animaux Aidaa. En 2010, un chef avait d’ailleurs fait scandale en donnant une recette de chat à la télévision. La consommation de cette viande est interdite partout en Europe, sauf en Suisse. “Jusqu’au début des années 1960, le chat était régulièrement au menu de certaines familles dans le Jura, en Valais et dans les Grisons”, rappelle L’Hebdo de Lausanne, qui livre le témoignage d’Alexine Guinchard, une Valaisanne sexagénaire. “Dans les années 1950, les chats faisaient beaucoup de petits. Alors les gens du village les amenaient à mon père, qui les tuait au fusil. Puis il les découpait, et les cuisinait en sauce.” A en croire L’Hebdo, cette pratique est aujourd’hui “extrêmement marginale”.

Il y a différentes façons de préparer la viande de chat : coupée en morceaux, puis sautée, ou cuite dans un bouillon, ou encore cuisinée avec des légumes. Quelle que soit la recette, on l’accompagne presque toujours de copieuses rasades d’alcool de riz. “Le chat se marie très bien avec l’alcool, explique Hang. Les gens aiment venir ici passer un bon moment avec leurs amis et se régaler avec un bon repas.” Certains sont également convaincus que la viande de chat est bonne pour la santé, explique Hoang Van Nam, directeur des services vétérinaires du ministère de l’Agriculture. “Ils pensent qu’elle fortifie et aide à être en meilleure santé.” A l’instar de la viande de chien, celle de chat est considérée comme un aliment “chaud”, dans la médecine traditionnelle chinoise, qui classe les aliments en fonction de leurs effets sur l’orga-

nisme. En outre, en consommer en début d’année ou de mois est censé éloigner la malchance. Les avis des environs, eux, sont d’un tout autre avis. Nguyen Phan Tien, 42 ans, exploite 0,18 hectare de rizière aux abords de Thai Binh. En 2010, les rongeurs ont détruit un cinquième de ses récoltes et un peu plus encore en 2011. “J’ai perdu 1,8 million de dongs [65 euros] l’année dernière”, déploret-il, ce qui correspond à près de 10 % du revenu annuel moyen au Vietnam. “La situation ne serait pas aussi grave s’il y avait davantage de chats. D’accord, leur viande est réputée nourrissante, mais on a tort d’en manger.” Son voisin, Luong Thanh, un agriculteur à la retraite, raconte que sa famille a dépensé l’équivalent de 10 euros pour faire installer une clôture antirats autour de ses cultures. “Ça fait des années que ça dure parce que tous les chats sont tués pour être mangés. Et on ne compte plus ceux qui se sont fait voler leur animal.” Les autorités, qui distribuent gratuitement chaque année des produits antirongeurs aux cultivateurs, assurent toutefois que le problème a été résolu. “Il n’y a plus autant de rats qu’avant”, affirme Nguyen Quang Ming, l’ancien directeur du service de la protection des végétaux du ministère de l’Agriculture. Tandis qu’autorités, cultivateurs et consommateurs débattent du pour et du contre, un fonctionnaire de la province donne sa vision des choses sous couvert d’anonymat. “N’oublions pas qu’auparavant les chats pullulaient ici : c’est pour cela que l’on s’est mis à les tuer pour les manger. Et puis on a découvert que leur chair avait un goût exquis.” Marianne Brown et Pham Bac (© dpa)

Spécialité Nguyen Thi Thanh Hang sert des plats à base de chat dans son restaurant de Thai Binh, dans le nord du Vietnam.

MARIANNE BROWN/DPA

Lo cou ng rri er

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“The Walking Dead”

AMERICAN MOVIE CLASSICS/COLLECTION CHRISTOPHE L.

Cette série télé américaine diffusée depuis 2010 est adaptée du roman graphique du même nom.

Pop culture

Zombies, strophes et catastrophes Jamais les morts-vivants et autres cadavres ambulants n’ont été aussi à la mode. Et ils suscitent désormais une poésie pleine de surprises et de chairs décomposées… The New York Times New York

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es temps sont peut-être durs, mais si vous êtes un zombie, l’avenir vous sourit. Jamais les non-morts n’ont été aussi en forme. Que ce soit dans des séries télévisées comme The Walking Dead ou dans des jeux vidéo comme Zombie Panic, le monde est infesté de cadavres titubants qui se gorgent de chair humaine. La terreur des zombies, fantasme apocalyptique où les morts se mettent à chasser les vivants pour leur dévorer le cerveau, contamine aujourd’hui l’imaginaire populaire comme le faisait la menace d’un holocauste nucléaire dans les années 1950. Des auteurs comme Max Brooks, dans son Guide de survie en territoire zombie [Calmann-Lévy, 2009], se sont chargés de nous régaler des détails les plus répugnants, et même les CDC [Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, institution gouvernementale américaine de la

santé publique], voyant là un outil didactique idéal, ont décidé d’évoquer la menace zombie. En mai dernier, ils ont publié, en guise de support pédagogique, un roman graphique sur les moyens de résister à une invasion de morts-vivants. Des poètes s’y intéressent aussi, la plupart geeks fiers de l’être ou nourris de slams, de performances et de culture alternative. Les œuvres de plus d’une trentaine de poètes zombies ont été rassemblées récemment dans le recueil Aim for the Head [Visez la tête]. En tant que source d’inspiration, les humanoïdes amateurs de cervelle fraîche constituent un matériau inépuisable. “C’est un peu un défi”, explique Sarah Juliet Lauro, qui, avec Deborah Christie, s’est chargée de l’édition de Better Off Dead: The Evolution of the Zombie as Post-Human [Même pas mort : l’évolution du zombie en tant que

posthumain], un recueil d’essais. “A quoi ressemble, vu de l’intérieur, le fait d’être en mort cérébrale mais de continuer à se balader ?” A rien de plaisant. Dans My Zombie Journal, de Matt Bett, paru dans l’anthologie Vicious Verses and Reanimated Rhymes (Vices en vers et autres rimes ranimées), on peut lire : “Je le sais, J’en avais deux, Des bras, En arrivant, Mais j’ai dû En perdre un Quelque part.” Une chair en décomposition, une personnalité qui se désagrège, une faim insatiable de cervelle : voilà l’ordinaire du mort-vivant, bien que les poètes zombies les plus audacieux s’autorisent des états d’âme complexes comme l’aliénation et le deuil. Dans Rebirth Is Always Painful [La renaissance est toujours souffrance], Evan Peterson se demande : “Eternelle question : Quand les morts marchent, parlent-ils de poésie ? Ou n’est-ce que faim, cervelle et viande ? Ne vous leurrez pas, le zombie souffre, C’est la souffrance elle-même qui n’a plus de sens.” Megan Thoma s’attaque au sujet de façon encore plus saignante. “Et si on jouait au sexe zombie… écrit-elle dans Sexy Zombie Haiku #2. Tu manges. Je gémis. Et nous ne sentons rien ni l’un ni l’autre.” Certains poètes zombies envisagent que l’amour reste possible, à un ou deux détails peu ragoûtants près. “Il n’y a pas de meilleure illustration du mot ‘inconditionnel’ Que la fille qui t’offre son cœur Sachant parfaitement ce que tu vas en faire”, écrit Chad Anderson dans Ten Things You 56


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55 Didn’t Know About Being a Zombie [Dix choses à savoir sur la vie d’un zombie]. En termes poétiques, être un mort-vivant n’est pas rose tous les jours. Pâles et séduisants, les vampires jouissent d’un cachet littéraire depuis bientôt deux siècles. Les zombies, eux, certes blafards mais plutôt repoussants, pâtissent d’un incontestable problème d’image. Dans I Hate Zombies Like You Hate Me [Je hais les zombies comme vous me haïssez], Scott Woods lance : “Soyons honnêtes, nous n’aimons pas le zombie. Le zombie n’est pas classe. Ni comte ni amant, personne ne rêve avec lui D’un sandwich à la Tom Cruise-Brad Pitt.” Le mort-vivant n’a pas la classe, mais il n’en interpelle pas moins. Et, en fin de compte, peutêtre est-il plus propice à l’imagination. “J’ai écrit quelques poèmes de vampire, mais j’ai toujours pensé que les vampires étaient trop personnalisés”, déclare Victor Infante, créateur du journal de poésie en ligne radiuslit.org. “Il faut presque toujours qu’ils deviennent des personnages. Par définition, un zombie n’a pas de personnalité, on peut donc se concentrer sur la métaphore.”

Peur primale Dans Zombie, de George Romero (1978), les morts-vivants envahissent un centre commercial et s’y livrent à une lugubre parodie d’un consumérisme décérébré. Pour les poètes, le zombie est une métaphore du préjugé de classe, du racisme, du colonialisme. Les critiques davantage tournés vers la psychanalyse voient dans la peur primale du cadavre ambulant une sorte de culpabilité du survivant, que ressentent les vivants en présence des morts. Pour les critiques influencés par le marxisme, le zombie incarne les victimes économiques du capitalisme. D’autres poètes n’associent pas l’apocalypse zombie à des interrogations cosmiques. Pour eux, les non-morts qui grouillent en gémissant sont des nuisibles, comme les termites. Dans The Last Hipster [Le dernier hipster], Brennan Bestwick considère les hordes de zombies comme une offense au style, un hideux défilé de clichés. Autrement dit, ils sont comme tout le monde. “En toute honnêteté, je ne vois pas en quoi les zombies sont pires que la plupart des gens, constate le narrateur, assiégé. Ils sont tout aussi ennuyeux et prévisibles.” Avec Aim for the Head, la poésie zombie s’efforce pour la première fois d’attirer l’attention sous une forme imprimée. Dans l’ensemble, le genre a du mal à se distinguer du carnage écœurant où l’on baigne dans les bandes dessinées et les jeux vidéo, à l’exception du Little Book of Zombie Poems [Le petit livre des poèmes zombies]. Zombie Haiku (2008), un journal de l’apocalypse tenu par Ryan Mecum en strophes de trois vers qui claquent comme des rafales, se vautre dans la chair en putréfaction, les yeux qui pendent, les membres arrachés et les viscères déversés. Enfin, la poésie zombie souffre d’une trop grande tendance à la comédie, sous la forme de limericks [épigrammes ironiques de cinq vers] et de parodies comme The Zombie Night Before Christmas [Une visite de saint Zombie]. Pour la nouvelle vague de poètes zombies, le sujet recèle un humour différent, sombre et absurde. Et, alors qu’approche la fin du monde, même cette profession solitaire par excellence qu’est le comique solo pourrait se ménager un créneau. Dans Zombie Stand-Up, Shappy Seasholtz dépeint les affres d’un humoriste qui se décompose littéralement sous les yeux de son public : “Moi pas forcément le plus rigolo des macchabs, Mais faut bien vivre, ou presque !” William Grimes

Voir, lire, jouer Plutôt récent comparé aux vampires, loupsgarous et fantômes, le mort-vivant connaît depuis une quarantaine d’années une véritable explosion. Inspiré à l’origine des rites vaudous, le zombie prend la forme qu’on lui connaît – démarche hésitante, décomposition et cannibalisme – avec La Nuit des mortsvivants, de George Romero, en 1968. Il est ensuite décliné à merci, tant par Romero lui-même, qui y consacre l’essentiel de son œuvre, que par d’autres réalisateurs. Le monde du jeu vidéo s’en empare en 1996 avec Resident Evil, de Capcom, qui donne lieu à plus d’une quinzaine de suites et à des adaptations au cinéma. La bande dessinée, par le biais de romans graphiques comme The Walking Dead (Delcourt, à partir de 2007), devenu une série télévisée à succès (diffusée en France depuis 2011), a nettement contribué à la popularité du sujet. La littérature a été plus lente à s’attaquer au phénomène, mais s’est rattrapée depuis avec, entre autres, les livres de Max Brooks, dont World War Z (Livre de poche, 2010), bientôt porté à l’écran par Brad Pitt.

Chad Harbach

MARTIN ARGLES/THE GUARDIAN

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Le livre

D’amour et de base-ball La critique américaine s’est enthousiasmée pour “The Art of Fielding” de Chad Harbach. Un premier roman un peu désuet qui raconte de façon originale une histoire vieille comme le monde.

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The Guardian Londres

e premier roman de Chad Harbach, The Art of Fielding* [L’Art du jeu défensif], une histoire de base-ball, d’amour et d’amitié, a rencontré un grand succès aux Etats-Unis. Promu avec enthousiasme par toute une série d’écrivains dont Jonathan Franzen et John Irving, porté aux nues par la presse et les émissions littéraires, il figurait aussi sur la liste des dix meilleurs livres de 2011 établie par The New York Times. Keith Gessen, ami de Harbach et auteur de La Fabrique

des jeunes gens tristes [L’Olivier, 2009], a donné en octobre un gros coup de pouce à cette campagne publicitaire en racontant dans un long article paru dans le magazine Vanity Fair l’histoire poignante de la genèse du livre. Harbach, un jeune auteur discret et sans prétentions originaire de Racine, dans le Wisconsin, a trimé pendant dix ans sur son roman et connu le sort de l’écrivain crève-la-faim – il travaillait à un projet de petite revue littéraire et gagnait sa vie comme rédacteur publicitaire tout en repoussant les assauts des huissiers. En 2009, après un nombre incalculable d’échecs et de refus, le livre est accepté par un jeune agent littéraire. Une guerre d’enchères s’ensuit et l’éditeur Little, Brown finit par cracher un à-valoir de 665 000 dollars. Depuis sa parution en septembre dernier, le livre caracole en haut des listes de classement des meilleures ventes aux Etats-Unis. On comprend aisément les raisons du succès de The Art of Fielding. Il est très difficile de ne pas aimer ce livre plein de charme, chaleureux et prenant. Le récit s’ouvre sur un tournoi de base-ball amateur à Peoria, dans l’Illinois. Mike Schwartz, un athlète étudiant taillé comme une armoire à glace remarque “un drôle de bloqueur tout maigre” – le bloqueur occupe une position défensive cruciale, juste derrière la ligne de tir des batteurs droitiers – qui s’entraîne à stopper les balles avec une grâce quasi surhumaine. C’est Henry Skrimshander, le plus petit joueur par la de taille d’une équipe insignifiante de garçons de ferme du Dakota du Sud. Schwartz, un Machiavel du base-ball en devenir, discerne immédiatement en lui “un talent transcendant” et décide de lui mettre le grappin dessus pour son université, Westish, un établissement (fictif) idyllique bien que peu glorieux du Wisconsin. Sous la tutelle de Schwartz, Henry tient ses promesses. Il galvanise l’équipe de base-ball, les Westish Harpooners, qui obtiennent les meilleurs résultats de leur histoire, et réussit la


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Un grand roman de la vieille ĂŠcole The Art of Fielding ressemble Ă un roman d’un autre temps, d’une ĂŠpoque plus innocente. Il se dĂŠlecte de thĂŠmatiques passĂŠes de mode depuis des gĂŠnĂŠrations dans la littĂŠrature – l’esprit d’Êquipe, l’amitiĂŠ masculine, le dĂŠpassement de soi. Avec son optimisme et son absence de cynisme, sa cĂŠlĂŠbration des grands espaces du Midwest et sa foi en la signiďŹ cation profonde du base-ball, c’est un grand roman amĂŠricain de la vieille ĂŠcole. Aussi bien Schwartz, le self-mademan de Chicago, que Henry, le ďŹ ls superdouĂŠ d’un mĂŠtallo d’un trou perdu du Dakota du Sud, sont des incarnations du rĂŞve amĂŠricain, de mĂŞme que les Harpooners – un ensemble harmonieux de jeunes Juifs, Asiatiques, Latinos et

Noirs â€“ est un microcosme idĂŠalisĂŠ des EtatsUnis. Le livre parvient Ă rendre convaincants tous ces thèmes, potentiellement gnangnan, mĂŞme pour des EuropĂŠens dĂŠcadents qui ne connaissent rien au base-ball. Les dĂŠtails relatifs au jeu posent parfois quelques problèmes, mais dans l’ensemble on arrive Ă suivre. A en croire l’article de Gessen, Harbach avait conçu au dĂŠpart son histoire comme un conte postmoderne dans la veine du roman de David Foster Wallace InďŹ nite Jest, d’oĂš, sans doute, les maniĂŠrismes baroques et les noms propres loufoques. La deuxième mouture, ĂŠcrite dans un style beaucoup plus simple, l’assimilait dangereusement Ă un ďŹ lm de Disney. La version ďŹ nale se situe quelque part entre les deux, et fait penser Ă un ďŹ lm indĂŠpendant amĂŠricain : une histoire vieille comme le monde racontĂŠe de façon originale, sincère mais dĂŠcalĂŠe, avec des dialogues percutants, des protagonistes sympathiques et des personnages secondaires amusants. L’intrigue colle peut-ĂŞtre trop aux conventions du ďŹ lm de sport : l’action, les personnages et mĂŞme la prose, qui verse parfois dans les clichĂŠs de commentateur sportif : “Rick avait sauvĂŠ la mise. Ils menaient 2 Ă 0‌â€? – mais l’eet est plutĂ´t irrĂŠsistible en gĂŠnĂŠral. Plusieurs critiques ont comparĂŠ l’Êcriture de Chad Harbach Ă celle de Jonathan Franzen pour sa simplicitĂŠ directe et intelligente. The Art of Fielding possède aussi le cĂ´tĂŠ postmoderne, postironique des romans de Franzen : il crĂŠe un univers riche que l’on peut habiter mentalement et dans lequel on a hâte de retourner une fois qu’on l’a quittĂŠ. Theo Tait

Un enfant de la balle Chad Harbach, 36 ans, a jouĂŠ au base-ball toute son enfance et son adolescence Ă Racine, la petite ville du Middle West oĂš il a grandi. Après le lycĂŠe, il part faire des ĂŠtudes de littĂŠrature Ă Harvard. C’est lĂ qu’il rencontre les ĂŠcrivains Benjamin Kunkel et Keith Gessen, avec lesquels il fondera en 2004, Ă New York, la revue de littĂŠrature, de politique et de culture n + 1, dont nous reprenons parfois des articles. Son premier roman, The Art of Fielding, ďŹ gure, six mois après sa parution, parmi les dix meilleures ventes aux Etats-Unis. Il a ĂŠtĂŠ couronnĂŠ par le Prix des bibliothĂŠcaires amĂŠricains 2011.

* Ed. Little, Brown & Company, New York, 2011. Pas encore traduit en français.

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Biographie

Lo cou ng rri er

plus longue sĂŠrie de matches sans faute depuis le grand Aparicio Rodriguez (lui aussi ďŹ ctif ), auteur d’un ouvrage quasi philosophique intitulĂŠ The Art of Fielding. Henry est sur le point de se faire recruter par une ĂŠquipe de première division pour une somme Ă six chires quand il connaĂŽt une baisse de forme aussi soudaine qu’inexplicable. Ceci est annoncĂŠ dans une scène marquante qui a des consĂŠquences cruciales sur l’autre intrigue principale du roman : Guert Aenlight, le prĂŠsident de l’universitĂŠ, un spĂŠcialiste de Herman Melville, rĂŠalise qu’après une vie passĂŠe Ă baiser des ďŹ lles, il est tombĂŠ fou amoureux d’Owen, un joueur de l’Êquipe de Henry. Parallèlement, la ďŹ lle d’Aenlight, Pella, a dĂŠcidĂŠ de s’installer Ă Westish pour oublier son mariage malheureux avec un homme plus âgĂŠ, et tombe amoureuse de Schwartz. Tout cela arrive très vite, dans les 80 premières pages. Le reste du livre en explore les rĂŠpercussions.



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Insolites Pologne : parlez de sexe, votre banquier préfère

AP/SIPA

Un héros ni garçon ni fille

En Inde, tout un village a été délogé pour faire place à des tigres. Les 250 habitants d’Umri ont quitté définitivement leurs maisons de la réserve de Sariska, au Rajasthan, pour accroître la zone d’habitat de ces félins en voie de disparition. C’est le deuxième village à quitter les lieux pour permettre la reproduction des tigres, indique The Hindu. “C’est un long processus, car les villageois doivent être d’accord pour partir. On ne peut pas les forcer, on ne peut que les convaincre.” Les villageois déracinés sont dédommagés avec du bétail, de l’argent et des terres. Quant aux félins, ils semblent apprécier l’initiative : deux tigres baptisés ST4 et ST5 ont déjà investi les lieux désertés par les villageois et leur bétail, assure M. Shekhawat, le directeur de la réserve. “Ils se sont précipités là […] comme s’ils attendaient que les humains s’en aillent”, a-t-il confié au quotidien indien. En 2011, environ 1 700 tigres étaient recensés en Inde. Cette population était estimée à 100 000 voilà un siècle, précise la BBC.

LA NACÍON

A Le la a s fro ca u po dou nt v p il a ièr a é erts itau po nes e, l re t . U x ur a ’a à q pé é dé ne : le lut rge rge dé ui rer pl ar chi ter nti nt e c tt le oy m en c ne a ré t go laré er le s ré ée ée re ont s o une à cu ld s. p s au de ni re nt o l’U bor pé en En ay ide x fr 30 fleu la f un deu ru d rer ret un s a nts on 0 q r d uit mo r gu de 1 rie se ve c ti u e e d y ay ba mi ve m c d he ère ad bil e en , in te llio rs es es rc s ru let s di au n e on tre do han po pè s u d qu x t t , e L en de pe lab llars t r es p m rm ra n a Na ar i d is do on ci ta e d r ón n ce do e s . po llar ur s

Il s’appelle Kivi. Enfin, non, elle s’appelle Kivi. Euh… non, à vrai dire, Kivi n’a pas de sexe. Le héros (l’héroïne) du livre suédois pour enfants Kivi & Monsterhund n’est désigné ni par le pronom personnel han (il), ni par le pronom hon (elle), mais par un mot “neutre” – hen. Avec ce néologisme, l’auteur entend briser le carcan des stéréotypes liés au sexe et offrir “une figure neutre à laquelle s’identifier”. Jesper Lundqvist a lu son livre à des enfants. Selon lui, ce pronom neutre a laissé son auditoire de marbre ; seul le terrible “Monsterhund” – le chien-monstre – l’a fait frémir. Le mot “hen” est utilisé dans les milieux féministes et gays depuis les années 1960, note Aftonbladet. Aujourd’hui, certaines crèches tentent aussi de privilégier l’usage de hen et de reléguer han et hon aux oubliettes, afin d’élever les bambins hors des considérations de genres.

Villageois, dehors ! Place aux tigres

Un permis de conduire, 1737 voitures et plein d’ennuis Depuis le vol de son permis de conduire, la vie de Steven Benito Romet avait viré au cauchemar. Usurpant son identité, des malfrats avaient enregistré 1 737 véhicules à son nom. Poursuivi pour plusieurs infractions et accidents, l’infortuné Néerlandais s’était vu infliger plusieurs amendes et s’était même retrouvé derrière les barreaux pour défaut de paiement. La Cour européenne des droits de l’homme a finalement condamné les Pays-Bas pour avoir laissé durer cette usurpation d’identité. Romet avait signalé le vol de son permis en novembre 1995, or le document n’a été invalidé qu’en mars 1997. Le plaignant s’est vu octroyer 9 000 euros pour dommage moral, indique Le Soir.

En voyant l’identité “Cuba libre” dans la rubrique “Motif du virement”, les employés de la banque ING, en Belgique, ont cru que le transfert était destiné à Cuba – pays sous embargo. Convoquée, l’émettrice du virement a dû s’expliquer pendant des heures. Ce n’était qu’une plaisanterie : elle voulait juste payer son voyage à Cuba. “Vous auriez mieux fait de mettre ‘Pour le sexe’, comme beaucoup de nos clients. Il n’y aurait pas eu de problème”, lui a-t-on dit à sa banque. La mode des virements aux intitulés totalement fantaisistes continue. Le plus souvent les émetteurs jouent sur le registre érotique. “Pour le meilleur sexe de ma vie”, “En paiement d’une médiocre prestation sexuelle” ou “Pour notre dernière nuit, pourboire non compris” : ces motifs de virement laissent les banquiers de marbre. Les Polonais ne manquent pas d’humour : ils sont capables d’écrire “Va t’acheter quelque chose de présentable” en effectuant un virement de… 10 zlotys [2,40 euros]. “Il y a aussi des ordres plus explicites, comme ‘Pour m’avoir gratouillé le dos’ ou ‘Pour tes lèvres brûlantes’”, explique-t-on au guichet d’une banque de Lódz. “J’ai aussi vu passer des ordres comme ‘Epilation des zones intimes’ ou ‘Recherche de poux’“, précise l’employée. “Nous ne disposons d’aucune étude sur ce phénomène, mais cela doit être lié à un besoin inconscient de désacraliser cette opération bancaire, qui avait autrefois un côté très solennel”, commente Jakub Krys, psychologue à l’Académie des sciences et à l’Ecole supérieure de psychologie sociale. “Pour les gens, la banque est un endroit très sérieux. C’est l’occasion rêvée de casser les conventions.” Les Polonais ont habitué les banques à une grande tolérance. Mais un intitulé comme “Pour le rein” peut inciter votre banquier à réagir, car il évoque un crime. Pour les virements à l’étranger, le risque est plus grand, car la transaction est soumise à une réglementation internationale très stricte. “Un ordre de virement apparemment innocent comme ‘Cadeau pour Cuba’ contient un mot clé qui peut stopper l’opération. En Pologne, les virements ne sont pas contrôlés aussi minutieusement. Mais les banques luttent contre le blanchiment. Une phrase humoristique peut donc retarder la transaction”, explique Katarzyna Walewska, de la banque Raiffeisen. Les systèmes informatiques laissent toutefois passer des ordres baptisés “Un patriote polonais mourrait plutôt que de se faire enterrer dans un cercueil russe [l’avion du président Lech Kaczynski s’est crashé en Russie]” ou “Il n’y a pas que l’argent dans la vie”. “Nos clients ont toute liberté pour rédiger leur ordre de virement, c’est pourquoi les intitulés sont parfois insolites. Mais cela n’influe en rien sur le transfert des fonds sur le compte du bénéficiaire”, assure Krzysztof Olszewski, porteparole de la mBank. Michal Frak Gazeta Wyborcza (extraits) Varsovie



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