Alix Louward- La mutation du programme architectural - Mémoire de fin d'études - 2020 - Ecole Bleue

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La mutation du programme architectural: d’une architecture passive à une architecture « évolutive »

Alix Louward

Promotion 2020





La mutation du programme architectural  : d’une architecture passive à une architecture « évolutive »

Une architecture sans programme est-elle possible ? Comment concevoir un dispositif architectural d’après un programme instable ?

Alix Louward Mémoire de fin d’études sous la direction de Gauthier Herrmann


I

L’ imbrication du programme architectural et du bâti : vers une architecture expressive

A

Jean - Nicolas - Louis Durand (1760-1834) et l’architecture « indéterminée » 1. Composer un projet architectural 2. Ordre fermé et ordre ouvert

18 20

B

L’architecture selon le programme par Rem Koolhaas et Bernard Tschumi

1. « L’imagination programmatique » de Rem Koolhaas 2. Les Folies de la Villette (1983) de Bernard Tschumi

22 29

C

La bibliothèque publique de Seattle par l’OMA (2004) : la traduction du programme dans la forme du bâti

1. Réinventer le programme d’une bibliothèque 2. Lire le programme dans le bâti

40 49


II

L’architecture selon le programme par Rem Koolhaas et Bernard Tschumi

A

La théorie de la Bigness de Rem Koolhaas : le bâtiment comme traduction de l’évolution de la ville 1. La Bigness se suffit à elle-même, elle crée la ville 2. La Très Grande Bibliothèque de Paris par OMA (1989)

56 58

B

Le Flatiron building (1902) par Daniel Burnham : le bâtiment comme traduction de sa parcelle

1. Une forme de bâti en réponse à l’hyperdensité urbaine 2. Le procédé d’extrusion : dissocier architecture intérieure et extérieure

66 70

C

Le Schaulager building (2003) par Herzog & de Meuron : l’imperméabilité du bâti

1. Le «contextualisme littéral» , Jacques Lucan 2. Le programme architectural éclipsé ?

76 82


III

Une architecture intérieure théorique ?

A

La boutique Hermès par RDAI (2010), l’architecture intérieure modelée par le programme originel 1. Les contraintes d’un bâtiment classé aux Monuments Historiques

88

2. Une réhabilitation qui engage le dialogue entre programme révolu et contemporain

95

B

La fondation Lafayette Anticipations par l’OMA (2018), une architecture intérieure libérée du bâti. 1. Un nouveau modèle institutionnel

106

2. Moduler l’espace, un outil d’anticipation ?

120


Introduction

13

Conclusion

125

Bibliographie

131



Remerciements Je tiens à adresser mes remerciements à mon directeur de mémoire Gauthier Herrmann pour son implication dans mon travail de recherche et de rédaction. Le partage de ses connaissances a nourri mon cheminement intellectuel tout au long de la réalisation de ce mémoire. Je remercie également l’équipe pédagogique de l’Ecole Bleue pour ces années de formation enrichissantes et son directeur Jean-Marie Lemesle pour ses conseils avisés. Enfin, je remercie tout particulièrement mes amis et ma famille pour leur soutien.


12


Introduction Une architecture sans programme est-elle possible ? Comment concevoir un dispositif architectural d’après un programme instable ? Aujourd’hui, le programme architectural autrefois fixe et défini en amont du projet, revêt lui-même un caractère instable: à travers son parti-pris, l’architecte doit tenir compte de l’intention de voir un bâtiment évoluer dans sa fonction. Le bâtiment n’est plus voué à revêtir une typologie figée. D’une architecture passive vis-à-vis de son programme, nous nous tournons vers une architecture évolutive. Ce changement amène à repenser, peut-être à requalifier, la place du programme dans la conception d’un projet. Plus encore, il est intéressant de nous interroger sur la pertinence de la conception de programmes instables, qui permettraient d’anticiper ou d’accueillir des événements indéfinis et indéfinissables. Ces questions seront abordées à travers trois axes de réflexion. Premièrement, nous nous intéresserons aux architectes qui ont pris le parti de dévoiler l’organisation programmatique de leur projet à travers la forme du bâti. Ce choix se traduit par la conception d’une architecture qu’on pourrait qualifier d’expressive. Pour ce faire, nous exposerons brièvement les événements historiques qui ont amène à une libération du mode de conception architecturale, pour amener à une expression formelle du programme. Puis nous étudierons le rôle du diagramme dans la conception d’un projet au programme instable à travers l’exemple du Parc de la Villette de Bernard Tschumi. Nous analyserons enfin la Bibliothèque de Seattle pensée par l’Office for Metropolitan Architecture

Introduction

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(OMA) pour démontrer l’influence de l’instabilité programmatique sur la forme du bâti. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux architectes qui ont pris le parti de dissocier le programme architectural du bâti. L’architecte crée dans ce cas une architecture « neutre » dont le programme est indéchiffrable au vu du bâti. Nous traiterons de la théorie de la Bigness développée par Rem Koolhaas (1944 -…) dans son ouvrage S,M,L,XL : Bigness1, qui explicite comment le bâtiment est la traduction des desseins de la ville contemporaine. Pour appuyer cette théorie, nous prendrons pour exemple le Flatiron building érigé par Daniel Burnham (1846-1912) en 1902 à New York, exemple utilisé par Rem Koolhaas dans son livre New-York Delire. Puis nous analyserons le parti-pris architectural d’Herzog et de Meuron dans la conception du musée Schaulager en Suisse, qui éclipsent complètement le programme derrière un bâti impénétrable. Enfin, nous préciserons cette recherche en interrogeant la relation du programme architectural, notamment du programme instable, avec l’architecture intérieure. Pour ce faire, nous analyserons d’abord la démarche programmatique que l’OMA instaure lors de la conception en 2013 de la Fondation Lafayette Anticipations à Paris. Puis nous nous demanderons si la traduction formelle de l’instabilité programmatique opérée par l’OMA est une réponse juste et unique à la problématique d’instabilité du programme. Ce développement permettra d’amorcer une application des théories énoncées par Rem Koolhaas sur la notion d’instabilité programmatique au domaine spécifique de l’architecture intérieure.

Rem Koolhaas et Bruce Mau, «Bigness, or the problem of large», dans S,M,L,XL: Bigness, ed. The Monacelli Press, New York, 1995. 1



I

L’ imbrication du programme architectural et du bâti: vers une architecture expressive

A

Jean - Nicolas - Louis Durand (1760-1834) et l’architecture « indéterminée » 1. Composer un projet architectural Au XIXe siècle, le processus de conception du projet architectural se fonde sur l’étude de la disposition des bâtiments, de leur composition. Pour ce faire, les architectes n’hésitent pas à schématiser le plan de distribution d’un bâtiment, analysant la relation entre chaque espace. L’architecte et professeur Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1834) concrétisait ses réflexions en dessinant « un croquis rapide, qui en soulageant la mémoire, puisse mettre à portée de les examiner de nouveau, avec plus de loisirs et d’exactitude »2. Cette méthode de réflexion amène à la création de « formules graphiques »3, de croquis, parfois presque abstraits, applicables à différents programmes architecturaux. Ces schémas, réalisés avec minutie sur papier quadrillé, systématisent la conception architecturale (fig.1). Il n’est plus question de proportion pure mais de répétition de modules prédéfinis. Cette méthode de composition presque scientifique se doit d’être suivie à la lettre par tout architecte qui se livre à un travail de conception. Jean-Nicolas-Louis Durand, influent professeur d’architecture à l’École polytechnique, systématise l’emploi du terme « composition » dans le cadre de la conception architecturale4. Cette systématisation de la méthode de conception architecturale est développée dans sa « Marche à suivre dans la composition d’un projet quelconque »5. Au XIXe siècle, ce terme devient un terme général pour désigner la création d’un projet architectural. L’étude terminologique du mot « composer » renvoie à la notion de parties, comme l’illustre la définition du Dictionnaire de

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L’imbrication du programme architectural et du bâti

Jean-Nicolas-Louis Durand, Précis des leçons d’architecture données à l’Ecole Royale polytechnique, Paris, 1819, p.89 cité dans Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presse polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019, p.15 2

Jean-Nicolas-Louis Durand, Ibid.,p.15 3

En architecture le terme « composition » fait sa première apparition dans le Dictionnaire historique d’architecture écrit par Quatremère de Quincy en 1832, comme un terme similaire (mais néanmoins plus général et plus abstrait) au terme « conception ». 4

Jean-Nicolas-Louis Durand, op. cit., p.39 5


Le Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1694 (première édition), tome second, « composer », p.283 6

l’Académie française « former, faire un tout de l’assemblage de plusieurs parties »6. La bonne composition du projet architectural est ainsi gage d’unité dans le projet. Le tout, c’està-dire le bâtiment, est le fruit de l’assemblage des parties selon un ordre systématique, régulier et hiérarchique. De plus, pour Jean-NicolasLouis Durand une composition équilibrée est nécessairement symétrique (fig.2). Cette méthode de conception fondée sur des principes constructifs géométriques reste la norme de la conception architecturale française jusqu’à la première moitié du XIXe siècle.

Figure 1 Ensemble d’édifices, résultants des divisions du carré, du parallélogramme et de leurs combinaisons avec le cercle, planche 20, Précis des leçons d’architecture données à l’Ecole polytechnique, Premier volume, Jean-Nicolas-Louis Durand, 1802, Paris. Jean-Nicolas-Louis Durand et l’architecture « indéterminée »

17


Figure 2 Grand prix de Rome 1866, Jean-Louis Pascal, 1865, Rome, dessins analytiques des plans. Figure extraite de l’ouvrage Un hôtel à Paris pour un riche banquier, Nathaniel Cortland Curtis, 1923.

2. Ordre fermé et ordre ouvert Jacques Lucan désigne cette architecture normée « l’ordre fermé »7 par opposition à la période d’après-guerre qu’il désigne par « l’ordre ouvert »8. Nous pouvons néanmoins lire les prémices de ce bouleversement dès la seconde moitié du XVIIIe siècle chez les architectes britanniques9, qui s’éloignent déjà de ces principes de conception architecturale rationnalisés. Nous pouvons considérer la critique de l’ornementation classique par William Morris10 comme le premier pas vers une conception architecturale plus libre : « Les architectes contemporains ont fait de l’ornementation le centre de leurs préoccupations, et ont donné à la décoration des proportions démesurées (…). 18

L’imbrication du programme architectural et du bâti

7

Jacques Lucan, op. cit., p.28

8

Jacques Lucan, Ibid., p.348

Les frères Robert Adam (1728-1792) et James Adam (1732-1794) annoncent une sorte de « révolution dans tout le système de cet art élégant », Les travaux d’architecture de Robert et James Adam, ed. Robert Oresko, Londres, 1775, p.45 9

William Morris, Lectures on Architecture, Londres, 1734 10


Ils produisent un design inélégant et disproportionné, comblant le vide pour dissimuler le manque de proportion»11.

«Our modern architects have made Ornament or Dress, the principal part of their performance, and have given Decoration to ill-proportion’d Fabriks (…). They garnish the inelegant Design, to attone for the Disproportion of the Parts, and crowd and fill the spaces by some gay Dress, to conceal the want of proportion», De l’expression en architecture dans les traités britanniques du XVIIIe siècle, Jacques carré, dans le Bulletin de la société d’études angloaméricaines des XVIIe et XVIIIe siècles, n°40, 1995. p. 134 Notre traduction 11

Jacques Lucan, conférence Composition, non-composition: architecture et théories, donnée à l’ENSA Strasbourg, 2009. voir filmographie 12

Emile Kaufmann, De Ledoux à Le Corbusier / Origine et développement de l’architecture autonome, éditions de La Villette, Paris, 1933 13

Le Corbusier, Vers une architecture, éditions Crès, Collection de « L’Esprit Nouveau », Paris, 1923 14

Si l’ordre fermé prônait la symétrie absolue, l’ordre ouvert laisse place à l’irrégularité dans le bâti. Le principe d’unité - si cher aux architectes du XIXe siècle - est supplanté par celui d’équilibre. Un bâtiment peut ne pas être symétrique, normé, tant que sa composition finale inspire l’équilibre, la pondération. Contrairement aux pièces géométriquement définies et closes de l’ordre fermé, l’ordre ouvert introduit la problématique du plan libre (fig. 3). Le mot composition, rattaché à une pensée académique, est peu à peu supplanté par le terme « processus ». Un processus de création architecturale « qui une fois lancé va produire un certain nombre d’effets qui produiront le projet »12. Ce processus de conception induit donc la notion de changement. Le projet architectural est maintenant le fruit d’un enchaînement de conséquences, qui donnera naissance à une architecture cohérente. De l’ordre fermé résulte des bâtiments strictement symétriques, une architecture sur laquelle le programme n’a pas de conséquences sur la géométrie du bâtiment. Cette rigidité produit une architecture passive, centrée sur elle-même. Le basculement vers une conception plus libre ouvre la voie à une architecture libérée du carcan de la conception purement académique, une architecture autonome13. Dans cette continuité, les études de Le Corbusier sur la question du plan14 participent à cette libération de l’architecture. La connaissance et l’emploi du béton armé (fig.3) permettent d’alimenter sa réflexion sur le plan Jean-Nicolas-Louis Durand et l’architecture « indéterminée »

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libéré des contraintes académiques propres au XIXe siècle : « Les plafonds sont donc lisses dessous sans aucune nervure apparente. Ce dispositif permet de construire à chaque étage des cloisonnements entièrement libres sans être superposés les uns aux autres »15. Le principe du plan libre donne la possibilité au programme de s’exprimer à travers le bâti. La conception en architecture prend un tournant lorsqu’elle s’affranchit de la composition. Jacques Lucan établit un parallèle entre l’architecture et la démarche artistique de Frank Stella et Donald Judd, artistes minimalistes américains, qui connait une mutation semblable : « Je ne recherche pas la symétrie pour elle-même. Mes pièces sont symétriques parce que je voulais éliminer tout effet de composition» 16. Si la composition implique la réunion d’éléments, s’en affranchir revient à s’intéresser directement au tout. Le tout étant le résultat du processus de conception. Cette conception fondée sur le mouvement nécessite un nouvel alphabet, capable de traduire les intentions programmatiques de l’architecte.

L’Architecture Vivante n°19, Éditions Albert Morancé, Paris, 1929, p.32 15

Bruce Glaser, « Questions to Stella and Judd », dans Art News, n°5, Lucy R. Lippard, 1966 16

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L’imbrication du programme architectural et du bâti


Figure 3 Maison Dom-Ino, Le Corbusier, sans lieu défini, 1944, planche de croquis in Oeuvres Complètes, Le Corbusier, ed. Girsberger, Zurich 1955 Jean-Nicolas-Louis Durand et l’architecture « indéterminée »

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B

L’architecture selon le programme par Rem Koolhaas et Bernard Tschumi

1. « L’imagination programmatique » de Rem Koolhaas L’évolution de la notion de parti utilisée au XIXe siècle évolue et conduit à la notion de «diagramme», concept courant dans les années 1960 à 1990. Si les architectes s’en servent dans un objectif descriptif, comme moyen de représentation, les diagrammes sont plus particulièrement un outil de recherche programmatique. Dans cette optique de recherche autour de la notion d’instabilité programmatique, l’utilisation de diagrammes semble en effet plus légitime que les moyens de représentations conventionnels comme le plan ou la coupe. Ces schémas donnent ainsi à voir le processus de conception du projet architectural. Chaque architecte s’approprie cet alphabet, en tant que support de recherche et de création. A travers les projets de l’OMA, Rem Koolhaas (1944-…) analyse la notion de programme et s’interroge sur la relation entre stabilité et instabilité programmatique à l’aide de diagrammes. Aux prémices du projet, l’architecte se doit d’étudier le programme initial, d’en comprendre les subtilités et les débouchés. La conception de diagrammes est un support à la recherche programmatique. Ces étapes de la conception fondent les bases du projet. Le programme peut parfois être traduit formellement : le concept programmatique influe directement sur la forme du bâti: « Tout d’abord, vous devez comprendre les subtilités du programme, mais aussi ce que vous voulez en faire. Vous explorez donc des configurations et des relations possibles. Je ne parle pas ici de diagrammes à bulles, mais de 22

L’imbrication du programme architectural et du bâti

7

Jacques Lucan, op. cit., p.28


« First, you have to understand the program’s intricacies, but also what you want to do with it. So you explore possible configurations and relations (…). The quickest way is to diagram it, i.e. to conceptualize what you want to do with that program. There are many potential programmatic concepts. Sometimes that’s it: your programmatic concept becomes your architectural form.», Ana Miljacki, Amanda Reeser Lawrence et Ashley Schafer, «Deux architectes, dix questions: Rem Koolhaas et Bernard Tschumi », dans PRAXIS: Journal of Writing + Building, n°8, 2006, p.14 17

connexions spatiales ou d’itinéraires séquentiels. Le moyen le plus rapide est de le représenter par un diagramme, c’est-à-dire de concevoir ce que vous voulez faire avec ce programme. Il existe de nombreux concepts programmatiques potentiels. Parfois, c’est tout : votre concept de programmation devient votre forme architecturale. »17. Dans son livre manifeste New-York Délire18, `Rem Koolhaas analyse la relation entre programme instable et forme du bâti à travers l’étude du gratte-ciel : « Le gratte-ciel est l’instrument d’une nouvelle forme d’urbanisme inconnu. Malgré sa solidité physique, le gratte-ciel est le grand déstabilisateur de la ville : il instaure une instabilité programmatique perpétuelle. »19. La multitude des niveaux implique la superposition de plusieurs programmes.

Rem Koolhaas, New-York Délire: Un Manifeste rétroactif pour Manhattan, traduit de l’anglais par Catherine Collet, ed. Parenthèses, Marseille, 1978 18

«The Skyscraper is the instrument of a new form of unknowable urbanism. In spite of it’s physical solidity, the Skyscraper is the great metropolitan destabilizer: it promises perpetual programmatic instability.» Rem Koolhaas, Ibid., p.88 19

L’architecture selon le programme

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Le gratte-ciel condense des programmes hétérogènes en un bâti, ils se superposent pour créer une « ville dans la ville »20. Plus que la structure, c’est la manière dont l’architecte imagine les relations entre chaque activité, entre chaque niveau, qui rend possible une instabilité programmatique harmonieuse. Pour démontrer que le diagramme n’est pas nécessairement attaché à une forme, contraint par une organisation spatiale précise, Rem Koolhaas établit un parallèle entre la coupe du projet du gratte-ciel abritant le Down Town Athletic Club à New York21 (fig.4) et les bandes diagrammatiques du projet du parc de la Villette à Paris (fig.5). A travers New-York Délire, Rem Koolhaas n’expose pas de réelles intentions programmatiques mais narre des histoires, des scénarios, qui prennent place dans la luxueuse enveloppe du Down Town Athletic Club. Le gratte-ciel aux trente-huit niveaux offre une diversité d’activités, de programmes. Il comprend des espaces pour les activités sportives dans les étages inférieurs (courts de squash, piscines, une salle de sport et un parcours de golf), tandis que les étages supérieurs abritent des salons, une salle à manger, des chambres et un toit-terrasse. Le bâtiment est conçu telle « une machine à générer et à intensifier les formes souhaitables de relations humaines »22. En coupe, on distingue la superposition de ces activités par niveau, l’activité qui y règne crée l’instabilité. C’est le principe de superposition qui permet de rapprocher le projet du Down Town Athletic Club de celui du parc de la Villette.

24

L’imbrication du programme architectural et du bâti

Alexander Eisenschmidt, « A city in a city », in The City’s Architectural Project, Architectural Design, 2012, p. 23 20

Initialement un Club privé à son ouverture, le bâtiment conçu par les architectes Starrett & van Vleck est achevé de construire en 1931 21

« A machine to generate and intensify desirable forms of human intercourse. », Rem koolhaas, op. cit., p.152 22


Figure 4 Downtown Athletic Club, Starrett & Van Vleck, 1930, New-York, coupe verticale. ed. Girsberger, Zurich 1955

Figure 5 Downtown Athletic Club, Starrett & Van Vleck, 1930, New-York, coupe verticale. ed. Girsberger, Zurich 1955

L’architecture selon le programme

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Figure 6 Diagrammes par couches, de gauche à droite: la surface totale du programme, la divisions du site en bandes parallèles, les grilles ponctuelles, les circulations et accès, la couche finale, Parc de la Villette, Bernard Tschumi, 1983, Paris, croquis en plan.

De la même manière que le gratte-ciel est composé de programmes empilés verticalement, Bernard Tschumi (1944-…) imagine l’organisation programmatique du parc de la Villette à travers six couches, six diagrammes, dont la superposition crée le programme et organise l’espace (fig .6, 7, 8).

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L’imbrication du programme architectural et du bâti


L’architecture selon le programme

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Figure 7 Dernière couche diagrammatique en plan du parc de la Villette, Office for Metropolitan Architecture, 1983, Paris, croquis

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L’imbrication du programme architectural et du bâti

Figure 8 Diagramme en plan de l’hypothèse initale pour le parc de la Villette, Office for Metropolitan Architecture, 1983, Paris, croquis


2. Les Folies de la Villette (1983) de Bernard Tschumi Lancé en 1982, le concours pour la création du parc de la Villette a pour objectif de redynamiser ce quartier de Paris, tombé en désuétude après la fermeture des abattoirs de la Villette en 197523. Le programme prévoyait une vaste concentration d’activités culturelles, pédagogiques, de loisirs et sportives sur un site de 55 hectares. C’est l’approche décomposée de Bernard Tschumi qui séduit le jury. Plutôt que de penser un seul bâtiment qui accueillerait une multitude de programmes, Bernard Tschumi dissémine les exigences programmatiques sur l’ensemble du terrain (fig.9). Chaque diagramme joue un rôle dans le programme global du parc. Cette logique de conception incite Tschumi à travailler d’après un système de grille (fig.10), et à imaginer vingt-cinq points stratégiques sur cette grille, « les Folies » (fig.11,12,13). Certaines ont une fonction (restaurant, café, poste de secours…), d’autres pas. Toutes sont conçues sur le principe de déclinaison d’un cube rouge, plus ou moins ajouré, et laissent apparaître une structure de 27 cubes plus petits.

Jack Lang, ministre de la culture de 1981 à 1983, annonce en 1975 le lancement d’un concours international ouvert aux architectes et aux paysagistes pour la création du parc de la Villette. 23

Bernard Tschumi affirme « La Villette, c’est l’éclatement, la rupture, la dissociation »24. Cette organisation spatiale éclatée confère une souplesse aux espaces du parc, incitant le visiteur à naviguer entre chaque couche, entre chaque diagramme. Ce mouvement crée un lien entre les diagrammes et participe du programme. Si le programme est ainsi soumis à des flux, il prend une dimension malléable, conférant un sentiment d’instabilité.

Alain Orlandini, La Villette 1971-1995 : Histoires de projets, ed. Somogy, Paris, 2004, p.212 24

L’architecture selon le programme

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Figure 9 Plan de la répartition des folies, Parc de la Villette, Bernard Tschumi, 1984, Paris, croquis

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L’imbrication du programme architectural et du bâti


Figure 10 Superposition des trois couches: surfaces, points et lignes, Parc de la Villette, Bernard Tschumi, 1983, Paris, axonométrie éclatée

L’architecture selon le programme

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Figure 11 Folies, Parc de la Villette, 1984, Paris, photographie.

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L’imbrication du programme architectural et du bâti


« Le travail de Tschumi est tendu entre d’une part la confiance en une logique formelle qui donne son organisation au projet, mais qui est dépourvue de toute intention sémantique, et d’autre part l’attente d’événements dont l’imprévisibilité légitimera le dispositif du projet. » 25 Jacques Lucan


34


Bernard Tschumi, en tant qu’architecte à l’origine du programme du parc de la Villette, conçoit un programme basé sur un système de grille, qui permet sa modification future par un tiers. La grille programmatique serait le canevas de nouvelles constructions, indéterminées et imprévisibles à l’instant où Bernard Tschumi conçoit le projet. Les Folies « sont à la fois point singulier et point d’ancrage d’éventuelles constructions futures »26. Cette tendance à évoluer dans un flou programmatique ancre le parc de la Villette dans une dynamique d’instabilité propice à l’expansion de la ville. Bernard Tschumi prend une position radicale quant à la relation entre le projet architectural et son programme : à travers le projet du parc de la Villette, il déconstruit la relation entre architecture et programme en affirmant: « Il ne doit y avoir aucune identification possible entre architecture et programme: une banque ne doit pas ressembler à une banque, ni un opéra à un opéra, ni un parc à un parc.»27 . Jacques Lucan. Compositions, non-composition : architecture et théories, XIXe-XXe siècles, Presse polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2017, p. 539 25

Bernard Tschumi, Cinégramme folie : le Parc de la Villette, ed. Champ Vallon, Paris, 1987, p.24 26

« There must be no identification between architecture and program: a bank must not look like a bank, nor an opera house like an opera house, nor a park like a park », Bernard Tschumi, Ibid., p.49 27

L’architecture selon le programme

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Le projet architectural doit prendre ses distances avec son programme originel. L’architecte peut provoquer cette distanciation soit en la prévoyant lors de la conception du programme, soit à l’aide d’un facteur extérieur qui agit comme agent de distanciation entre le projet construit et le programme. En ce qui concerne le projet du parc de la Villette, ce sont les Folies qui remplissent le rôle d’agent de distanciation. Si le programme prend de la distance, il ne disparaît pas pour autant ; il est déconstruit, réajusté, réinterprété par l’architecte tout au long du processus de création.

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L’imbrication du programme architectural et du bâti


Figure 11 Folies, Parc de la Villette, Bernard Tschumi, 1984, Paris, maquettes combinatoires

L’architecture selon le programme

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Figure 13 Urban landscape: Folie, Parc de la Villette, Sophie Chivet, 1984, Paris, photographie L’architecture selon le programme

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C

La bibliothèque publique de Seattle par l’OMA (2004) : la traduction du programme dans la forme du bâti

1. Réinventer le programme d’une bibliothèque La démarche diagrammatique propre au parc de la Villette est également appliquée par Rem Koolhaas au sein de l’OMA lors de la conception du projet de la bibliothèque de Seattle (2004) (fig.14). Le projet donne l’occasion à l’architecte d’alimenter ses recherches sur l’instabilité programmatique : plus qu’une bibliothèque, le bâtiment doit prendre le rôle d’une véritable « banque d’informations »28 dédiée aux différents médias (fig.15, 16). L’ambition de l’OMA est de redéfinir la bibliothèque qui n’est plus une institution exclusivement dédiée au livre et où toutes les formes de médias – nouvelles et anciennes – sont mises à la disposition du visiteur. À une époque où l’information est si facile d’accès, c’est la simultanéité des médias présents et la conservation de son contenu qui rendront la bibliothèque vitale au sein de la ville. La notion de flexibilité lors de la conception de bibliothèques est fréquemment traduite de manière formelle, en construisant des plateaux qui peuvent revêtir différentes fonctions au gré des besoins. Dans cette configuration, ce sont généralement des étagères mobiles qui délimitent les espaces. Si cette mobilité permet d’ajuster la dimension des espaces en fonction des besoins, elle conduit à la paralysie des autres espaces, des autres fonctions. Les programmes ne sont pas autonomes et risquent de s’entraver les uns les autres. « information store », OMA/LMN, Seattle Public Library, ed. Actar, New-York, 2005, p.2. Notre traduction 28

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L’imbrication du programme architectural et du bâti


Figure 14 Enveloppe extérieure, Bibliothèque Centrale de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, photographie

La traduction du programme dans la forme du bâti

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Figure 15 Accueil au rez-de-chaussée, Bibliothèque Centrale de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, vue 3D

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L’imbrication du programme architectural et du bâti


Figure 16 Salon de lecture, Bibliothèque Centrale de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, vue 3D

La traduction du programme dans la forme du bâti

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L’une des grandes problématiques rencontrées par Rem Koolhaas lors de la conception de la bibliothèque de Seattle était d’organiser la multiplicité des moyens médiatiques en programmes construits et clairement définis. Il distingue 9 programmes : cinq stables, quatre instables (fig.17). Les programmes stables sont déterminés par leurs activités définies et arrêtées : les bureaux du personnel, l’espace dédié aux livres, la salle de réunion, le magasin et le parking. La stratification verticale et le décalage des programmes stables viennent créer des vides, dans lesquels les programmes instables se développent. A l’image du flux médiatique, les espaces dont le programme est qualifié d’instable par Rem Koolhaas sont des espaces d’échange, des terrains propices à l’interaction. On distingue, du plus haut niveau vers le rez-de-chaussée : la salle de lecture qui est le théâtre du flux des supports (livres, tablettes numériques…), le salon qui invite à l’interaction, l’espace lecture dédié aux enfants. L’espace dit « d’échanges »29, au troisième étage, est la plateforme instable la plus importante du bâtiment. Elle a été conçue pour favoriser au maximum l’interaction entre le personnel de la bibliothèque et ses visiteurs, engendrer un dialogue interdisciplinaire, et marque le point d’entrée des nombreuses sources d’information (fig.18, 19). Chacun de ces programmes a été traité par l’architecte dans une logique de flexibilité : leur structure et leurs équipements permettent d’accueillir des fonctions différentes et évolutives. « mixing chamber », OMA/LMN, Ibid., p.6. Notre traduction 29

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L’imbrication du programme architectural et du bâti


Figure 17 Bibliothèque Centrale de Seattle, répartition programmatique en coupe verticale, 2004, Seattle La traduction du programme dans la forme du bâti

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Figure 18 Accueil au rez-de-chaussée, Bibliothèque Centrale de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, vue 3D

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L’imbrication du programme architectural et du bâti


Figure 16 Salon de lecture, Bibliothèque Centrale de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, vue 3D

La traduction du programme dans la forme du bâti

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Figure 20

Organisation en spirale des livres, Bibliothèque Centrales de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, axonométrie

Lors de la conception d’une bibliothèque, l’organisation spatiale est généralement contrainte par l’arrangement des livres et pensée pour une quantité presque fixe d’ouvrages. Rem Koolhaas conçoit un système de rangement en spirale (fig.20), traversant quatre niveaux, pour contrer cette monotonie : « les objets coexistent dans un état presque organique: chacun évolue par rapport aux autres, occupant plus ou moins d’espace sur le ruban »30. Si la bibliothèque n’est plus uniquement dédiée aux livres, ceux-ci ont une place prédominante dans le projet architectural. La superposition des programmes lui permet de combiner les activités et de répondre de manière complète aux exigences programmatiques initiales.

48

L’imbrication du programme architectural et du bâti

« The subjects form a coexistence that approaches the organic : each evolves relative to the others, occupying more or less space on the ribbon », Rem koolhaas, Ibid., p.34 Notre traduction. 29


2. Lire le programme dans le bâti Dans un premier temps, la ville de Seattle avait pour ambition de rénover la bibliothèque publique existante. Face à l’ampleur des travaux nécessaires à la rénovation, la ville organise en 1999 un concours ouvert aux plus grandes agences d’architecture américaines et européennes pour la création d’un nouveau bâtiment31. Le brief expose des exigences programmatiques strictes : le bâtiment devra abriter non seulement des livres mais également des ressources multimédia, afin de s’inscrire dans la mouvance de la transformation numérique et devenir un centre attractif et dynamique de la ville. Rem Koolhaas, à la tête de l’OMA, est lauréat du concours.

John Pastier, «Choosing a great designer – architectural – design finalists for 156$ Million downtown library project will be showcase», The Seattle Times, Seattle, mai 1999 31

Pour répondre aux exigences complexes du brief présenté par la ville, il conçoit le projet en décomposant le diagramme initial. Cet éclatement produit neuf programmes, stables et instables, que Rem Koolhaas agence dans une logique de superposition verticale (fig.21). Cette superposition programmatique rythme le projet et met en lumière la division programmatique dans le bâti (fig.22). Le visiteur de la bibliothèque de Seattle est guidé dans son expérience à travers chacun des programmes, chacune des activités.

La traduction du programme dans la forme du bâti

49


Figure 21 Répartition des volumes, Bibliothèque Centrale de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, croquis

La forme du bâti suit cette logique de clarté diagrammatique. Si l’enveloppe extérieure du bâtiment dépend de l’organisation interne de la bibliothèque, celui-ci s’ancre tout de même dans l’environnement urbain. Rem Koolhaas justifie cette relation bâti-programme: « En modifiant génétiquement la superposition des sols dans le paysage américain, on obtient un bâtiment à la fois sensible (la géométrie fournit de l’ombre ou une quantité inhabituelle de lumière du jour lorsque cela est souhaitable), contextuel (chaque face réagit différemment selon les zones urbaines et les vues extérieures souhaitées) et iconique.»32.

50

L’imbrication du programme architectural et du bâti

« By genetically modifying the superposition of floors in the typical American hight-rise, a building emerges that is at the same time sensitive (the geometry provides shade or unusual quantity of daylight where desirable), contextual (each side reacts differently to specific urban conditions or desired views), and iconic. » OMA pour Archdaily, Seattle Central Library OMA + LMN, 2009. Voir adresse URL dans la sitographie. Notre traduction. 32


Figure 22 Répartition des volumes, Bibliothèque Centrale de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, croquis

Le caractère singulier de chaque programme vient modeler l’enveloppe extérieure du bâtiment (fig.23). Les programmes abritant des activités différentes et instables, chacun manifeste des besoins uniques. Le bâti est alors à la merci de cette instabilité et sa forme doit se plier à l’organisation programmatique.

La traduction du programme dans la forme du bâti

51


Pour que ce parti pris n’entrave pas l’insertion du bâtiment dans le tissu urbain, les programmes doivent, en amont, être conçus en concordance avec la situation géographique du projet. En concevant la bibliothèque de Seattle, Rem Koolhaas propose au visiteur d’expérimenter plusieurs points de vues sur la ville (fig.24): depuis les étages onze et douze on aperçoit Elliott Bay, les étages sept et dix proposent une perspective sur les montagnes tandis que les étages cinq et six offrent un panorama sur l’ensemble de la ville. L’interdépendance entre la forme du bâti et son organisation programmatique se retrouve également dans la logique structurelle du projet: « Ce qui est vraiment excitant est que la peau transporte tout – si bien que la peau est aussi la structure. Ce sera une sorte d’entrelacs (lattice) de poutres, un tressage (weave) de poutres en I et d’éléments tubulaires (…). Nous sommes en train de réfléchir à comment créer un tissu (tissue) - un tressage (weave) - d’acier, de béton et de verre. »33 A la livraison du projet en 2004, le bâtiment pensé par l’OMA essuie de vives critiques, notamment de la part de la presse locale qui dénonce l’imposante structure de verre: « J’ai fait ce rêve dans lequel Rem Koolhaas se réveille un matin et réalise – oops ! – qu’il a conçu pour Seattle la bibliothèque la plus laide du monde »34 et s’inquiète de la place dédiée aux livres dans la médiathèque : « Trouvez-moi démodée, mais j’aimerais conserver suffisamment d’espace pour les livres ordinaires, même si les livres électroniques prospèrent »35. La position radicale de l’OMA intervient dans un contexte ou l’information dématérialisée gagne du terrain sur les supports papiers.

52

L’imbrication du programme architectural et du bâti

« A conversation between Rem Koolhaas and Sarah Whiting », Assemblage n°40, décembre 1999, p.50 dans Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presse polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019, p.84 33

« I have this fantasy that Rem Koolhaas will wake up one morning and realize -oops !- he designed for Seattle the most uggliest library in the world », «Library lovers speak out : Rem, we just want to help «, Susan Nielsen, The Seattle Times, janvier 2000, dans OMA/LMN, op. cit., p.54. Notre traduction 34

« Call me old-fashioned, but I’d like to keep a healthy amount of space for regular books even as e-books flourish, Ibid., p.55. Notre traduction 35


« (…) finding the right housing and space for the book, and honouring it and protecting it so that it always can grow without taking away from anything else », «The real star of Seattle’s Central Library ? The books. », Michael Upchurch, The Seattle Times, mai 2004, dans op. cit., p.64. Notre traduction 36

L’architecture éclatée tend à réconcilier nouveaux médias et ouvrages papier : la spirale qui accueille les livres est au centre du bâtiment, sur une hauteur de quatre étages, et est encerclée par les programmes dédiés aux nouveaux médias. Le parcours du visiteur entre supports papiers et supports numériques est fluide, presque instinctif. Le bâtiment conçu par l’OMA est conçu pour « Trouver l’organisation et l’espace appropriés pour le livre, l’honorer et le protéger afin qu’il puisse toujours s’accroître sans rien enlever à personne »36. La traduction littérale des programmes dans la forme du bâti confère au projet de la bibliothèque de Seattle une réelle légitimité : la dimension et l’organisation de chaque espace sont justifiés. Ce positionnement novateur et assumé intègre le livre papier au centre des médias actuels et réaffirme l’appartenance du genre à son époque.

La traduction du programme dans la forme du bâti

53



Figure 24 Répartition des vues sur la ville, Bibliothèque Centrale de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, shéma en plan

Figure 23 Volume global, Bibliothèque Centrale de Seattle, Office for Metropolitan Architecture, 2004, Seattle, élévation La traduction du programme dans la forme du bâti

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II

L’architecture selon le programme par Rem Koolhaas et Bernard Tschumi

A

La théorie de la Bigness de Rem Koolhaas: le bâtiment comme traduction de l’évolution de la ville 1. La Bigness se suffit à elle-même, elle crée la ville Si la forme du bâti peut être soumise à son programme, elle est également soumise au contexte sociétal dans lequel le projet est pensé. La relation entre le programme et son bâti se doit d’être abordée à plus grande échelle, celle de la ville. En effet, la croissance fulgurante des villes ne permet plus aux bâtis de traduire formellement leur programme mais amène l’uniformisation des bâtiments. Rem Koolhaas s’intéresse aux mutations de l’architecture urbaine dans son essai « Bigness, ou le problème de la grande taille »37 paru en 1995. Préoccupé par l’émergence de grands projets architecturaux et infrastructurels en Europe à la fin des années 1980, Rem Koolhaas dénonce les effets du développement de la ville : « Dans le vaste répertoire des typologies architecturales, seuls demeurent le gratte-ciel et le taudis ; ce langage appauvri se déploie dans un espace apparemment chaotique »38. Le gratte-ciel est la traduction des programmes propres aux villes contemporaines : ses dimensions colossales lui permettent d’abriter une multitude de programmes. Plus encore, la superposition des étages articule les programmes et définit leurs relations. A cette échelle, le programme acquière une certaine autonomie. L’enveloppe n’est alors plus soumise au programme, le bâtiment revêt sa propre intégrité.

56

L’architecture selon le programme

Rem Koolhaas et Bruce Mau, « Bigness or the problem of Large » dans S,M,L,XL: Bigness, ed. The Monacelli Press, 1995 37

Rem Koolhaas, Smart City: Étude sur ce qui s’appelait autrefois la ville, ed. Payot, Paris, 2017, p.217. 38


A travers la théorie de la Bigness, Rem Koolhaas étudie la place du « Grand Bâtiment »39 dans la ville et étudie son incidence sur l’urbanisme. Dans son ouvrage New-York Délire, il énonce cinq théorèmes qui précisent les enjeux de la Bigness. Le cinquième point annonce la distanciation qui s’opère entre le programme du projet architectural et son enveloppe, son bâti, dans une situation d’expansion urbaine :

« Big Building», Jacques Lucan, Composition, noncomposition: architecture et théories, XIXe-XXe siècles, ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015, Paris, 2009, p.552 39

Rem Koolhaas et Bruce Mau, « Bigness or the problem of Large », S,M,L,XL: Bigness, ed. The Monacelli Press, New York, 1995, p. 499 40

« Bigness stands against and in contradistinction to its urban context: Bigness is no longer part of any urban tissue. It exists; at most, it coexists. Its subtext is fuck context.» Rem Koolhaas et Bruce Mau, « Bigness or the problem of Large », S,M,L,XL: Bigness, ed. The Monacelli Press, New York, 1995 p. 495 41

« Dans Bigness, la distance entre le cœur (core) et l’enveloppe (envelop) augmente au point que la façade ne peut plus révéler ce qui se passe à l’intérieur. L’attente humaniste d’ « honnêteté » est condamnée ; l’architecture intérieure et l’architecture extérieure deviennent des projets séparés, l’une étant liée à l’instabilité des demandes programmatiques et iconographiques, l’autre – agent de désinformation – offrant à la ville l’apparente stabilité d’un objet. Alors que l’architecture révèle, la Bigness brouille; elle transforme le résumé de certitudes qu’est la ville en une accumulation de mystères. Ce que vous voyez n’est plus ce que vous trouvez. »40 A cette échelle, seule la Bigness peut contenir de telles combinaisons d’espaces et de programmes multiples en une enveloppe. Le bâtiment ne s’inscrit plus seulement dans le tissu urbain mais devient la ville : « la Bigness ne fait plus partie d’aucun tissu urbain. Elle existe ; au mieux elle coexiste. Son sous-texte est : merde au contexte »41.

La théorie de la Bigness

57


2. La Très Grande Bibliothèque de Paris par OMA (1989), un exemple de distanciation entre la façade et le programme Le projet de la Grande Bibliothèque de Paris42 est l’un des supports d’expérimentation de Rem Koolhaas sur la formalisation possible de la Bigness (fig. 25). L’architecte analyse la façon dont le gigantisme de certains bâtiments contemporains bouleverse la relation entre programme fonctionnel et façade, remettant en cause le besoin de cohérence entre forme et fonction qui est caractéristique de l’architecture moderniste. En 1989, l’OMA répond au concours international d’architecture à l’initiative du président français de l’époque, François Mitterrand, pour construire la nouvelle Bibliothèque Nationale de France. L’enjeu était de rassembler en un seul lieu l’ensemble des archives du son, de l’image et de l’imprimé produites depuis 1945. L’OMA propose de créer cinq cellules, cinq bibliothèques (un espace de consultation public, un espace pour les acquisitions récentes, une bibliothèque d’étude, une bibliothèque des catalogues, une bibliothèque de recherche scientifique) au sein d’une même enveloppe. Rem Koolhaas réinterprète les principes du plan libre développés par Le Corbusier dans sa conception de la Très Grande Bibliothèque. Dans un premier temps, Rem Koolhaas privilégie l’utilisation de larges poteaux qui supporteraient la structure de la bibliothèque (fig. 26). Compte tenu de la dimension du projet, cette solution aurait engendré des poteaux massifs et séquencé verticalement les espaces intérieurs, sacrifiant ainsi la flexibilité programmatique qu’offre le principe du plan libre. 42

Projet non réalisé

Roberto Gargiani, Rem Koolhaas/OMA: the construction of merveilles, ed. Routledge, Londres, 2008, p.161 43

58

L’architecture selon le programme


Figure 25 Insertion du projet dans le contexte urbain, Rem Koolhaas/OMA en collaboration avec Ove Arup, Très Grande Bibliothèque de France, Paris, 1989, croquis conceptuels préliminaires

Afin de conserver cette flexibilité et l’apparente légèreté du bâtiment, Rem Koolhaas dessine une structure externe en béton armé « creux et alvéolaire »43 d’une épaisseur conséquente, deux mètres, séquencée par des surfaces verticales en verre. Il y insère neuf groupes d’ascenseurs, enfermés dans des « cages de verre »44.

44

Roberto Gargiani, Ibid., p.161 La théorie de la Bigness

59


Figure 26 Répartition programmatique, Rem Koolhaas/OMA En collaboration avec Ove Arup, Très Grande Bibliothèque de France, Paris, 1989, maquette sans murs ni dalles.

Pour libérer les étages de toute structure intermédiaire, il imagine un treillis structurel, qui supporte les cinq longs murs principaux du projet. Les murs et les dalles de sol sont découpés de manière à ce que les salles de lecture s’emboîtent les unes dans les autres. Grâce au système d’enveloppe en béton et treillis, elles ne sont pas traversées d’éléments structurels et peuvent se déployer librement dans l’espace. 60

L’architecture selon le programme


Figure 27 Rem Koolhaas/OMA en collaboration avec Ove Arup, Très Grande Bibliothèque de France, Paris, 1989, maquette

La théorie de la Bigness

61


Il en résulte un gigantesque parallélépipède d’informations (75x87x90 mètres), à l’apparence presque agressive (fig. 27). La bibliothèque s’organise autour de neuf vides structurels creusés dans le « bloc d’information »45. Les espaces publics sont dessinés comme des formes libres et organiques évoluant dans la masse du bâtiment (fig. 28). Elles sont « définies comme des absences de bâti, vides creusés dans le massif d’informations »46. Si la façade vitrée des espaces publics rompt l’uniformité de l’enveloppe et laisse apercevoir la composition intérieure, celle-ci reste contenue dans l’enveloppe rigide, les programmes sont contraints par une enveloppe monolithique, neutre. Cet éloge du massif est propre au concept de la Bigness. Un projet d’une telle échelle redéfinit le rôle du bâti : l’extérieur du bâtiment retrouve sa fonction élémentaire d’enveloppe et perd toute signification. Les activités intérieures prennent leur indépendance, elles ne sont pas préétablies par une forme déterminée mais définies par leurs juxtapositions et les connexions qui les lient. Le vide, concept intrinsèquement lié à la Bigness, prend une dimension particulière dans ce projet en permettant aux programmes d’être autonomes et d’évoluer à loisir, selon les besoins définis par les usagers. En donnant une certaine liberté aux programmes, cette configuration devient un terrain favorable à l’instabilité programmatique. Le vide prôné par la Bigness redéfinit la circulation de l’usager dans le projet, l’architecture intérieure s’apparente plus à une carte du métro, offrant une multitude de possibilités, qu’à un plan architectural.47

Jacques Lucan, Rem Koolhaas, Pour une culture de la Congestion, ed. Electa Moniteur, 1990, p.128 45

46

47

62

L’architecture selon le programme

Jacques Lucan, Ibid., p.128 Jacques Lucan, Ibid., p.129


« L’architecture intérieure et l’architecture extérieure deviennent des projets séparés, l’une étant liée à l’instabilité des demandes programmatiques et iconographiques, l’autre – agent de désinformation – offrant à la ville l’apparente stabilité d’un objet. »40 Rem Koolhaas et Bruce Mau



Figure 28 Répartition programmatique, Très Grande Bibliothèque, Office for Metropolitan Architecture, 1988, Paris, section en poché

65


B

Le Flatiron building (1902) par Daniel Burnham : le bâtiment comme traduction de sa parcelle

1. Une forme de bâti en réponse à l’hyperdensité urbaine L’organisation urbanistique d’une ville se lit grâce à ses axes de circulations principaux et se soumet à une réglementation établie par l’autorité de la ville. Ces contraintes doivent assurer une certaine cohérence pratique et esthétique entre les bâtiments. La trame géométrique et pragmatique de la ville de New-York permet de mettre en avant les accidents qui viennent dérégler la rigidité de cette grille urbaine. Le Manhattan du XIXe siècle voit s’ériger de multiples gratte-ciels construits dans une logique de rentabilisation de l’architecture. Manhattan représente aux yeux de Rem Koolhaas un idéal de modernité non-achevée, une ville submergée par des flux constants. Dans son manifeste New York Délire, écrit en 1978, Rem Koolhaas se livre à une recherche expérimentale autour du concept de congestion urbaine. La « culture de la congestion »48 devrait être un atout pour la ville et permettre d’analyser la nouvelle dimension urbaine. Cette démarche vise à démontrer les possibilités qu’offrent la grandeur de l’architecture de Manhattan et son instabilité programmatique. New York Délire décrit un Manhattan idéal, où la congestion est une nécessité de la vie en ville et un facteur de qualité urbaine. A partir de ses observations sur ce nouvel urbanisme et de l’architecture qui en résulte, Rem Koolhaas imagine une nouvelle typologie architecturale qu’il nomme par le néologisme « Manhattanisme ». Rem Koolhaas oppose le Manhattanisme au Mouvement Moderne Européen initié par Le Corbusier, Walter Gropius et Ludwig 66

L’architecture selon le programme

Rem Koolhaas, New-York Délire: Un Manifeste rétroactif pour Manhattan, traduit de l’anglais par Catherine Collet, ed. Parenthèses, Marseille, 1978, p. 242 48


Mies van der Rohe au début du XXe siècle dans une tentative de réconcilier industrialisme, société et nature à travers des préceptes architecturaux strictes. A l’inverse, le Manhattanisme se positionne comme un mouvement démocratique qui traite de l’anxiété métropolitaine. D’après Rem Koolhaas dans New York Délire, « comme urbanisme, le Manhattanisme est la seule idéologie qui se soit nourrie dès le départ de la splendeur et de la misère de la condition métropolitaine – l’hyperdensité – sans jamais cesser de croire en elle comme seul fondement d’une culture moderne souhaitable. L’architecture de Manhattan est le paradigme de l’exploitation de la densité. »49. Cette théorie urbaine et architecturale permet de développer une architecture plus ambitieuse et populaire à partir de la misère et du stress de la condition métropolitaine. C’est dans ce contexte urbain que l’architecte américain Daniel Burnham (1846 - 1912) se voit confier le projet du Fuller Building, plus communément appelé Flatiron Building de par la forme de son bâti. Le gratte-ciel est construit en 1902 au croisement de la Cinquième Avenue, de Broadway et de la 23e rue, sur une parcelle triangulaire (fig. 29). Ce projet est un des premiers exemple explicite du procédé de l’extrusion de la parcelle comme forme du bâti.

49

Rem Koolhaas, Ibid., p. 11

Le Flatiron Building est construit dans le centre commercial de Manhattan (fig. 30, 31). Déjà à l’époque, le quartier se positionne comme l’épicentre d’un quartier en pleine expansion. Le bâtiment comme traduction de sa parcelle

67


Figure 29 Forme du bâti, Flatiron building, Daniel Burrnham, 1902, New-York, plan

Avant 1916, la ville de New-York n’avait pas établi de régulation quant aux zones constructibles des parcelles, laissant cette liberté aux clients et architectes. A sa construction en 1902, l’architecte prend le parti d’ériger un gratte-ciel qui occuperait l’entièreté de la surface au sol disponible. Ce positionnement répond à une problématique de densité : les autorités de la ville cherchent à faire du quartier de Manhattan un centre dynamique qui concentrerait logements et bureaux. L’occupation de la totalité de la parcelle, bien qu’elle présente une forme peu commune, répond à ces exigences.

68

L’architecture selon le programme


Figure 30 Bâtiment en construction, Flatiron building, Daniel Burnham, 1902, New-York

Figure 31 The Flatiron Building, Daniel Burnham, 1902, New-York, photographie d’Alfred Stieglitz

Le bâtiment comme traduction de sa parcelle

69


2. Le procédé d’extrusion: dissocier architecture intérieure et extérieure Le procédé de conception du Flatiron Building est défini comme une extrusion : les données programmatiques et contextuelles imposent de bâtir jusqu’aux limites du site. Le volume qui en résulte correspond à une forme extrudée. un concept défini tel que : « L’extrusion est le fait de considérer une surface délimitée et de lui assigner une hauteur. La forme est déduite du site car elle suit le contour de la parcelle. »50 Dans New York Délire, Rem Koolhaas étudie la composition urbaine de Manhattan et se penche sur le cas des bâtiments extrudés, qu’il qualifie de « bâtiments mutants » non pas conçus mais seulement générés « en dupliquant les sites entiers tels que trouvés »51; la ville supplante la mission de l’architecte en devenant créatrice de forme. Le bâti du Flatiron Building y est mentionné comme étant une forme qui n’a pas d’importance en tant que telle mais est seulement capable de se plier aux contraintes : « Avec ses 91 mètres de projection verticale, (…) un exemple parfait de ce processus de multiplication pure et simple ; il se contente de reproduire vingt-deux fois son site triangulaire »52 (fig. 32). Rem Koolhaas oppose cette extrusion dite « américaine » à l’architecture plus européenne représentée par les gratte-ciels de verre de Mies van der Rohe (fig. 33). L’extrusion Manhattanienne répond de manière frontale au besoin d’optimisation de l’espace dans un empilement de programmes qui ne nécessite pas de prise de décision formelle53. Jacques Lucan qualifie le procédé d’extrusion comme une « opération d’engendrement automatique »54; la configuration fortuite des parcelles donne alors au bâtiment des qualités sculpturales.

70

L’architecture selon le programme

Adrien Besson, « Extrusion », Matières N° 7, 2005, p.58 50

Jacques Lucan, Composition, non-composition: architecture et théories, XIXe-XXe siècles, ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2009, p.547 51

52

Adrien Besson, op. cit., p.58

53

Jacques Lucan, op.cit., p. 547

54

Jacques Lucan, Ibid., p.548


A l’inverse de l’extrusion Manhattanienne, Rem Koolhaas voit dans les gratte-ciel conçus par Mies van der Rohe55 une extrusion choisie et réfléchie qui laisse s’exprimer le bâti à travers un savant jeu de facettes de verre en façade. Si le procédé d’extrusion engendre une forme de bâti, il impacte également l’organisation interne du bâtiment. Cette rupture entre extérieur et intérieur est abordée de manière récurrente sous différentes formes dans plusieurs projets de l’OMA tels que le Zeebrugge Terminal, le Congrexpo de Lille, la Très Grande Bibliothèque de France, la Casa De Musica ou encore la Bibliothèque Publique de Seattle. On fait ici référence au projet de gratte-ciel de Mies van der Rohe à Friedrichstrasse, Berlin, en 1921 55

Le bâtiment comme traduction de sa parcelle

71



Figure 33 Gratte-ciel Friedrichstrasse, Ludwig Mies van der Rohe 1921, Berlin, dessin au fusain

Figure 32 Forme du bâti, Flatiron building, Daniel Burnham, 1902, New-York, photographie aÊrienne.

Le bâtiment comme traduction de sa parcelle

73


Ces deux derniers, bien que leur bâti n’ait pas une forme géométrique régulière, présentent une unité dans leur volume et leur enveloppe. Le concept de lobotomie, tel que le définit Rem Koolhaas dans New York Délire56, est associé aux bâtiments de grande taille. Il induit une rupture complète entre l’intérieur et l’extérieur, qui peut être amplifiée par la neutralité de l’enveloppe. La « lobotomie » de l’architecture est intrinsèquement liée au concept du Manhattanisme, qui dissocie contenu et enveloppe, redéfinissant la relation entre la forme et la fonction du bâtiment : « L’opération d’architecture équivalente à la lobotomie consiste à dissocier architectures intérieure et extérieure »57. Cette distanciation entre enveloppe et intérieur permet d’une part qu’un seul bâti accueille plusieurs programmes hétéroclites et d’autre part que la forme du bâti ne soit pas soumise à l’organisation spatiale des programmes. Concernant l’architecture intérieure, les programmes sont maintenant indépendants les uns des autres. Ils ne sont plus hiérarchisés ni connectés, ils interagissent entre eux de manière autonome, sans entretenir de relation spatiale. En effet, si les programmes sont connectés les uns aux autres dans le bâti commun via les circulations, la notion de transition disparaît dès l’apparition de l’ascenseur. Cette invention redéfinit les codes de l’architecture intérieure en prenant le rôle de connexion entre les programmes, donc en supplantant les espaces de transitions. Le travail de l’architecte se voit réduit du dessin des circulations : « l’ascenseur génère la première esthétique basée sur l’absence de circulation »58. Il résulte de ces principes de construction une architecture intérieure morcelée en activités autonomes. 74

L’architecture selon le programme

Rem Koolhaas, New-York Délire: Un Manifeste rétroactif pour Manhattan, traduit de l’anglais par Catherine Collet, ed. Parenthèses, Marseille, 1978, p.82 56

57

Rem Koolhaas, Ibid., p.82

58

Rem Koolhaas, op.cit., p.68


L’accroissement des flux et de la masse du bâti engendrent une congestion urbaine et architecturale que seule la recherche du vide, « de l’espace modulable et ouvert à des activités à définir par les usagers »59 peut résoudre. L’autonomie programmatique instaure un terrain propice aux changements, aux évolutions, engendrant une « perpétuelle instabilité programmatique »60 . Rem Koolhaas pratique ces expérimentations architecturales dans une logique de progrès, guidé par un optimisme « celui de toujours vouloir renouer avec le « vrai feu de la modernité » : offrir aujourd’hui un établissement aux programmes futurs. »61.

Rem Koolhaas, Vers une architecture extrême, ed. Parenthèses, Marseille, 2016, p.16 59

Rem Koolhaas, New-York Délire: Un Manifeste rétroactif pour Manhattan, traduit de l’anglais par Catherine Collet, ed. Parenthèses, Marseille, 1978, p.70 60

Jacques Lucan, Rem Koolhaas, pour une culture de la Congestion, ed. Electa Moniteur, 1990, p.7 61

Le bâtiment comme traduction de sa parcelle

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C

Le Schaulager building (2003) par Herzog & de Meuron: l’imperméabilité du bâti

1. Le «contextualisme littéral» , Jacques Lucan Les architectes Jacques Herzog (1950 - …) et Pierre de Meuron (1950 - …), influencés par le travail de Rem Koolhaas, s’intéressent à la problématique de l’extrusion jusqu’à en faire une démarche de conception architecturale à part entière. C’est à partir de la conception du projet du musée Schaulager à Bâle en 2001, qu’Herzog et de Meuron emploient le terme d’ « extrusion » emprunté à Rem Koolhaas. En effet, le musée Schaulager est un exemple significatif du procédé d’extrusion à partir de la surface de la parcelle. Pour concevoir le bâti, les architectes « utilisent le gabarit - de la parcelle comme ligne directrice du projet »62. Ils montent le bâti d’autant d’étages que nécessite le programme tout en suivant les contours de la parcelle, dans une logique pragmatique. La forme extérieure du projet est alors déterminée par les possibilités d’emprise au sol qu’offre la situation urbaine du projet. Jacques Lucan place cette démarche dans une « problématique de contextualisme littéral »63: le bâtiment existe uniquement sur le terrain sur lequel il a été généré. On retrouve également cette démarche dans la conception du projet Prada Aoyama à Tokyo, conçu en 2002 par Herzog et de Meuron, duquel Jacques Lucan dira « Un bâtiment est conçu pour une situation (…) si on le déplace dans une autre situation il devient aberrant, insignifiant »64.

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L’architecture selon le programme

« Take zoning as a design guideline », Jacques Lucan, Composition, non-composition: architecture et théories, XIXe-XXe siècles, ed. Presses Polytechniques, 2009, p. 568 62

Jacques Lucan, conférence Composition, non-composition: architecture et théories, donnée à l’ENSA Strasbourg, 2009. Voir sitographie 63

64

Jacques Lucan, Ibid.

Par contextualisme, Rem Koolhaas entend la posture de Colin Rowe exprimée dans son projet pour Roma Interrota. Jacques Lucan, Composition, non-composition: architecture et théories, XIXe-XXe siècles, ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2009, p.545 65


Figure 34 Vue extérieure du bâti, Musée Schaulager, Herzog et de Meuron, 2003, Münchenstein, Suisse

Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2015, p.47 66

Le « contextualisme littéral » auquel appartient le musée Schaulager doit être distingué de la notion de contextualisme développée par Colin Rowe dans les années 197065, pour lequel le rapport au contexte se trouve également dans la typologie du bâtiment. Au contraire, en ce qui concerne le projet du musée Schaulager, on observe un « déni complet »66 de la typologie : le programme qu’abrite le bâti n’influe pas sur son enveloppe extérieure. L’imperméabilité du bâti

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Cette problématique contextuelle est étroitement liée au procédé d’extrusion. Concevoir un projet par extrusion du plan donne généralement naissance à des formes presque sculpturales. Concernant le musée Schaulager, les architectes expliquent que la forme monolithique du bâti n’est pas le fruit d’une recherche artistique mais plutôt « une conséquence d’une stratégie conceptuelle, comme l’était le développement des expressions formelles antérieures, et non pas le résultat d’un geste artistique singulier »67. La forme du bâti du musée Schaulager est déduite de la forme de sa parcelle extrudée puis retravaillée pour répondre aux exigences pragmatiques du stockage des œuvres à l’intérieur du bâtiment et aux contraintes urbanistiques de la ville. Cette méthode de conception donne naissance à un bâtiment polygonal « fabriqué à partir de matériaux extraits du site, comme extrudé du sol » (fig. 34)68. L’homogénéité de l’enveloppe participe de la dimension sculpturale du projet. Les façades sont composées de pierres issues du site mélangées à du béton, le tout martelé pour rappeler le processus de sédimentation. Le bâtiment s’adapte parfaitement au paysage rocailleux du site géographique. En plus d’incarner la stabilité et la protection, l’épaisseur de 50cm des façades permet de maintenir une température intérieure constante. Les ouvertures sont pensées en harmonie avec l’apparence minérale du site : la pierre de la façade semble s’ouvrir pour créer une faille vitrée (fig. 35, 36). Depuis l’intérieur, la fenêtre forme un paysage sur l’environnement urbain. Cette unique ouverture laisse pénétrer la lumière dans le hall d’exposition.

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L’architecture selon le programme

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Jacques Lucan, Ibid., p. 48

« Made out of materials extracted on site and looking as if it had been extruded from the ground », descriptif du projet par Herzog et de Meuron, voir sitographie. Notre traduction 68


Figure 35 Vue extérieure des ouvertures en façade, Musée Schaulager, Herzog et de Meuron, 2003, Münchenstein, Suisse,

Figure 36 Détail des ouvertures en façade, Musée Schaulager, Herzog et de Meuron, 2003, Münchenstein, Suisse

L’imperméabilité du bâti

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Pour respecter les exigences de conservation et la neutralité des façades, le reste de l’éclairage est artificiel. Contrairement à ce que sa silhouette organique laisse penser, la forme finale de l’ouverture est le résultat d’un calcul effectué par commande numérique, procédé qui fait le lien entre artificiel et naturel. Les architectes marquent l’entrée du musée par une façade blanche et lisse, en retrait, créant une esplanade géométrique aux arrêtes saillantes. Un petit bâtiment fabriqué dans le même matériau rocailleux que le musée vient compléter cet espace qui pourrait s’apparenter à une cour. Ce parvis ainsi que des écrans numériques inscrivent le projet dans une typologie urbaine, publique et culturelle (fig. 37, 38).

Figure 37 Vue extérieure du bâti, Musée Schaulager, Herzog et de Meuron, 2003, Münchenstein, Suisse 80

L’architecture selon le programme


Figure 38 Vue extérieure du bâti, Musée Schaulager, Herzog et de Meuron, 2003, Münchenstein, Suisse

L’imperméabilité du bâti

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2. Le programme architectural éclipsé ? Si la forme du bâti du musée Schaulager a pour origine un procédé d’extrusion, une « méthode dont on peut dire que la nature du programme lui est non primordiale »69, les architecte Herzog et de Meuron conçoivent néanmoins son architecture intérieure à partir des exigences programmatiques du brief. Le projet doit permettre d’exposer des œuvres d’art dans des conditions optimales mais également de rendre accessible au public les œuvres stockées, celles qui ne font pas partie de l’exposition en cours. Conçu comme la « réserve active d’une collection d’art contemporain »70, le projet se distingue des musées classiques pour s’apparenter aux bâtiments de stockage environnants. Son nom « schau » : spectacle, exposition, et « lager » : entrepôt, marque cette double mission dont est chargé le bâtiment. Le programme imaginé joue sur la modularité pour combiner ces deux typologies. ` Le projet inclut également un espace d’atelier, un auditorium et des espaces techniques. L’entrée est conçue comme un atrium de 28 mètres de haut dont le découpage géométrique permet une vue d’ensemble sur les différents niveaux du musée, ses différents espaces (fig. 39). Pour répondre au programme, les architectes dédient le rez-de-chaussée aux salles d’exposition classiques et les étages supérieurs aux réserves (fig. 40), qui constituent la raison d’être du bâtiment. Jacques Lucan, Précisions sur un état présent de l’architecture, Presse polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019, p.46 69

Jean-François Chevrier, De Bâle - Herzog & de Meuron, ed. Birkhäuser Verlag, Bâle, 2016, p.36 70

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L’architecture selon le programme


Figure 39 Vue intérieure des circulations, Musée Schaulager, Herzog et de Meuron, 2003, Münchenstein, Suisse

L’imperméabilité du bâti

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Figure 40 Vue intérieure de la réserve, Musée Schaulager, Herzog et de Meuron, 2003, Münchenstein, Suisse

Les traditionnels sous-sols de stockage sont remplacés par des salles qui s’apparentent à « Une réserve autonome propice à l’exposition des œuvres d’art »71. Ce renversement des habitudes muséales s’oppose au système de rampes du musée Guggenheim de New York dont « Les niveaux supérieurs du grand volume intérieur révèlent au visiteur, non des espaces de galeries plus ou moins ouverts sur un vide central, mais une superposition régulière et vertigineuse de coursives impénétrables au regard »72. On peut penser que la souplesse de la typologie muséale permet aux architectes des expérimentations programmatiques. Herzog et de Meuron dessinent de larges piliers 84

L’architecture selon le programme

« An idea of the store room as an autonomous facility: suitable for presenting art », descriptif du projet par Herzog et de Meuron, voir sur le site herzogdemeuron. com. Notre traduction 71

Jean-François Chevrier, De Bâle - Herzog & de Meuron, ed. Birkhäuser Verlag, Bâle, 2016, p.36 72


en béton pour soutenir les étages du bâtiment, se libérant de contraintes constructives telles que les murs porteurs (fig. 41, 42). L’espace n’étant pas entravé par des cloisons fixes, les architectes sont libres d’imaginer des salles modulables. Leur aménagement s’adapte aux dimensions des œuvres exposées, aux contraintes scénographiques des expositions et aux exigences de la conservation. Les œuvres qui ne sont pas montrées au sein d’une exposition deviennent facilement accessibles au public, elles sont installées selon les intentions de l’artiste et dans des conditions qui respectent les normes de conservation (luminosité, température, humidité …). Si l’apparence monolithique du bâti masque le L’imperméabilité du bâti

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Figure 41 Organisation spatiale, musée Schaulager, Herzog et de Meuron, 2003, Münchenstein, Suisse, plan

Figure 42 Forme du bâti, musée Schaulager, Herzog et de Meuron, 2003, Münchenstein, Suisse, coupe

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L’architecture selon le programme


programme architectural du projet, elle répond aux exigences du brief. Le musée est conçu comme une réserve active, il fait donc office de gardien, de protecteur. On peut également considérer la typologie du musée comme investie d’une mission, celle de donner à voir l’Histoire. Les matériaux bruts et naturels des façades renforcent cette impression de permanence et de stabilité. Le musée se fait écrin: la façade imperméable conserve les œuvres, les tient à l’abris des regards. Le visiteur doit traverser la cour extérieure qui permet de marquer l’entrée dans un lieu presque sacré, pour finalement accéder aux œuvres exposées. Le programme architectural est dissimulé par l’imperméabilité de la façade, mais il évolue à l’intérieur du bâti sans réelle contrainte structurelle. La modularité des salles est alors une réponse à la recherche de souplesse, d’instabilité, dans le programme architectural. Les architectes anticipent ainsi les possibles évolutions du programme.

L’imperméabilité du bâti

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III

Une architecture intérieure théorique ?

A

La boutique Hermès par RDAI (2010), l’architecture intérieure modelée par le programme originel 1. Les contraintes d’un bâtiment classé aux Monuments Historiques L’agence française d’architecture RDAI, menée par Denis Montel, se voit confier en 2009 la réalisation de la première boutique Hermès à être située Rive Gauche, à Paris. Depuis la commande par Hermès d’un immense bâtiment d’activités à Pantin, l’agence RDAI est en charge de l’aménagement de l’ensemble des boutiques de la marque, en France et internationalement. L’agence est donc étroitement liée à la marque, elles conservent et cultivent des valeurs communes propres au milieu du luxe. Le projet Hermès Rive Gauche est un projet à programmes multiples : l’espace doit accueillir une boutique de prêt-à-porter, une librairie, un salon de thé et un fleuriste. Ce concept-store se distingue des boutiques Hermès traditionnelles par son implantation architecturale: c’est dans une ancienne piscine classée aux Monuments Historiques depuis 2005 que les architectes doivent implanter la marque de luxe. Cette piscine à vagues artificielles de 33×10 m fût construite en 1935 sur les plans de l’architecte Lucien Béguet. De style Art Déco, la piscine affiche un fort caractère architectural (fig. 43). A l’origine piscine privée de l’hôtel Lutetia voisin, elle accueille ensuite diverses activités, notamment lors de la Seconde Guerre Mondiale pendant laquelle elle sera réquisitionnée par la Gestapo. Dans les années 1970, la piscine sert de dépôt à une marque de prêt-à-porter avant d’attirer l’attention du maire du 6è arrondissement.

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Une architecture intérieure théorique ?


Figure 43 Premier programme, vue de la coursive, Piscine Lutétia, Lucien Béguet, 1970, Paris

L’architecture intérieure modelée par le programme originel

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Figure 44 Façade, Boutique Hermès, RDAI, 2010, Paris

Celui-ci demande sa réouverture en tant que piscine publique, une requête refusée par le maire de Paris face à l’importance des travaux de rénovation73. En 2005 la piscine est inscrite au titre des Monuments Historiques afin de conserver l’intérêt architectural du bâtiment lors de sa future transformation, encore incertaine. L’équipe de l’agence RDAI en charge du projet se devait de respecter les contraintes architecturales qu’entraine l’inscription du bâtiment aux 90

Une architecture intérieure théorique ?

Géraldine Doutriaux, « Les élus se mouillent pour rouvrir la piscine Lutetia », Le Parisien, 23 juillet 2005 73


Monuments Historiques. Le cahier des charges de l’architecte des Bâtiments de France imposait la conservation de la façade sur rue (fig. 44) et de l’ancien bassin (fig. 45, 46). La restauration de l’intérieur comprenait la restitution des dorures des chapiteaux et des ferronneries des garde-corps, ainsi que la restauration des mosaïques encore existantes notamment sur les colonnes et les anciennes plages autour du bassin (fig. 47, 48). L’architecture intérieure modelée par le programme originel

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Figure 45 Premier programme, vue de la coursive, piscine Lutetia, Lucien Béguet, 1970, Paris

Figure 45 Premier programme, vue du rez-de-chaussée, piscine Lutetia, Lucien Béguet, 1970, Paris 92

Une architecture intérieure théorique ?


Figure 47 Implantation du projet dans le bâti, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris L’architecture intérieure modelée par le programme originel

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Figure 47 Implantation du projet dans le bâti, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris

Le défi de convertir une piscine classée en boutique consistait à transmettre les valeurs intrinsèques d’Hermès, l’héritage, la modernité, le savoir-faire et la créativité, au sein d’un espace à l’identité déjà affirmée. L’ensemble du projet se devait d’entrer dans une logique de réversibilité, indispensable afin de protéger l’architecture unique du lieu. Les architectes opèrent ainsi une transformation en accord avec le décor initial, entre radicalité, souplesse et élégance. La seule modification structurelle majeure consiste en l’installation d’un plancher en béton au-dessus du bassin central. Le plancher repose sur une structure légère, qui permet la conservation du bassin dans son état initial et la suppression du plancher béton si le programme futur le nécessite. Cette installation permet également de dissimuler des sources d’éclairage, installées sous le plancher en béton. Dans un second temps, les architectes ont dû s’approprier l’espace et ses particularités architecturales pour y raconter une nouvelle histoire plus contemporaine. 94

Une architecture intérieure théorique ?


2. Une réhabilitation qui engage le dialogue entre programme révolu et contemporain Cette première boutique Hermès de la rive gauche a été pensée en volumes plus qu’en surfaces. Les architectes investissent l’espace de manière verticale, grâce à des huttes en frêne tressé de 9 mètres de haut dont les formes ondoyantes, à double rayon de courbure, semblent aspirées par les verrières du toit (fig. 49, 50). Ces structures réversibles sont pensées pour limiter l’empreinte architecturale du programme contemporain du concept-store sur le programme ancien de la piscine. La marque Hermès « s’exprime habituellement à une échelle plus domestique »74. Pour retrouver cette singularité propre à la marque dans l’immense volume de la piscine, les architectes établissent un dialogue entre les deux programmes en jouant sur les échelles. Les huttes sont pensées comme des « maisons dans la maison »75 (fig. 51, 52). L’expressionisme architectural du premier programme est contrebalancé par la souplesse et la légèreté de ces structures presque nomades, une notion chère à la marque. La rigidité Art Déco entretient un dialogue avec les formes et les angles arrondis dessinés par RDAI.

Thomas Jean, interview de Denis Montel dans Archistorm n°93, 2018. Voir sitographie 74

Olivier Namias, « Huttes paramétriques, Hermès Rive Gauche », d’Architectures, février 2011 75

Si les huttes donnent une impression d’extrême simplicité, elles sont le fruit d’un dessin millimétré, généré par un script informatique dans lequel les architectes ont rentré toutes les données des contraintes de forme et de techniques (fig.53). Le projet revêt également une dimension tactile : l’emploi de matériaux naturels comme le bois et le cuir communique une sorte de douceur. Néanmoins l’univers minéral de la piscine a été conservé. Comme un clin d’œil à l’eau scintillante du bassin disparu, les architectes dessinent de nouvelles mosaïques tout en ondulation, qui semblent animées par des scintillements lumineux, pour orner le plancher en béton (fig.54). L’architecture intérieure modelée par le programme originel

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Figure 51 Implantation du projet dans le bâti, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris, détail en élévation

Figure 50 Implantation du projet dans le bâti, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris, élévation

Figure 49 Implantation du projet dans le bâti, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris, plan 96

Une architecture intérieure théorique ?


Figure 52 Implantation du projet dans le bâti, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris

L’architecture intérieure modelée par le programme originel

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Figure 53 Détail d’une hutte, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris

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Une architecture intérieure théorique ?


Figure 54 Revêtement mosaïque au sol, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris

L’architecture intérieure modelée par le programme originel

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Figure 56 Implantation du projet dans le bâti, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris

page de gauche

Figure 55 Revêtement mosaïque, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris

Dès l’entrée du magasin, un tapis en mosaïque représentant un motif grec évoque le plancher du magasin Hermès du 24 Faubourg Saint-Honoré (fig.55). Les architectes veillent à la cohérence entre les matériaux anciens de la piscine et ceux du concept-store, qui se répondent sans cesse tout au long du projet. Les marches et contremarches du grand escalier sont refaites en granito. Les sols des espaces moins visibles, plus intimes, comme les cabines d’essayage et les toilettes sont travaillés en tuiles brisées. L’entrée discrète du magasin ne laisse pas présager les formes qui vont s’y déployer. Un rétrécissement à peine perceptible, des murs courbés revêtus de panneaux de lattes en bois de cèdre, et un plafond légèrement incliné guident les pas (fig.56). Le client entre dans un puit de lumière horizontal, bordé par un fleuriste, qui le guide vers l’escalier central, vestige de la piscine. L’architecture intérieure modelée par le programme originel

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Figure 57 Implantation du projet dans le bâti, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris

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Une architecture intérieure théorique ?


Figure 58 Implantation du projet dans le bâti, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris

L’architecture intérieure modelée par le programme originel

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L’escalier devient un élément majeur du projet architectural : du frêne tressé, identique à celui des huttes, vient s’entremêler aux ferronneries pour créer un lien entre architecture Art Déco et architecture contemporaine, un lien entre les deux programmes (fig. 57, 58). Les coursives de l’ancienne piscine accueillent un café avec vue plongeante sur le magasin (fig.59). Le lien entre les deux époques s’affirme dans le choix du mobilier du café. Les chaises dessinées en 1930 par Jean-Michel Frank et Dupré Lafon, figures majeures de l’Art Déco, ont été rééditées spécialement pour le projet. Le caractère réversible du projet est une réponse aux exigences de conservation qu’entraîne l’inscription du lieu aux Monuments Historiques. Les architectes, plus que de conserver les éléments architecturaux remarquables du premier programme en font une ligne directrice de leur projet en jouant avec le décor minéral de la piscine, entre mosaïques et formes courbes. Le programme contemporain du concept-store dialogue avec le premier programme de la piscine; le projet Hermès participe à la conservation de la mémoire architecturale du lieu. Les architectes de l’agence RDAI relèvent le défi de dessiner un projet qui n’éclipse pas le programme original du lieu. Le second programme du concept-store révèle l’espace remarquable de la piscine Lutetia, programme révolu.

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Une architecture intérieure théorique ?


Figure 59 Café implanté dans une coursive, boutique Hermès, Agence RDAI, 2010, Paris

L’architecture intérieure modelée par le programme originel

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B

La fondation Lafayette Anticipations par l’OMA (2018), une architecture intérieure libérée du bâti.

1. Un nouveau modèle institutionnel La création de la Fondation Lafayette Anticipations intervient suite à la volonté du groupe Lafayette d’ancrer ses ambitions curatoriales au cœur de Paris. La commande du projet qui abritera la Fondation, en 2013, laisse une grande liberté à l’architecte : il s’agit de matérialiser la notion de flexibilité dans un contexte de création artistique. Cette ambition s’inscrit parfaitement dans la logique de recherche et de création de l’agence OMA. Les notions d’instabilité programmatique et de modularité architecturale sont des thématiques récurrentes dans leurs projets. Situé en plein cœur du Marais, le bâtiment de style industriel qui accueille la Fondation a été réalisé en 1891 par Samuel Menjot de Dammartin pour le Bazar de l’Hôtel de Ville (fig. 60). Les premières intentions architecturales de Rem Koolhaas prévoyaient d’importantes modifications structurelles et esthétiques (fig.61). Dans une logique de préservation du patrimoine, les architectes des bâtiments de France de la Commission d’urbanisme de la ville de Paris s’y sont opposé et ont pris la décision d’interdire toute modification de l’existant. Ces contraintes sont à l’origine de la configuration programmatique du projet (fig.62). En effet l’architecte a dû adapter ses ambitions programmatiques à une géométrie déjà existante : l’OMA conçoit une tour, une « machine curatoriale qui vient activer le bâtiment »76 (fig.63, 64). Encerclant la tour, des coursives fixes, stables, renferment les ateliers dédiés aux artistes en pension à la Fondation (fig.65).

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Une architecture intérieure théorique ?

François Quintin et Guillaume Houzé, Neuf Plâtre: un bâtiment de OMA-Rem Koolhaas, ed. Lafayette anticipations, Paris, 2018, p. 121 76


Figure 60 Façade, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

Une architecture intérieure libérée du bâti

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Figure 61 Évolution de l’emprise du projet architectural, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

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Une architecture intérieure théorique ?


Figure 62 Insertion d’une tour d’exposition dans le bâti existant, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

Une architecture intérieure libérée du bâti

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Figure 63 Insertion d’une tour d’exposition dans le bâti existant, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

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Une architecture intérieure théorique ?


« Lafayette Anticipations aura soin de préparer et d’assembler les conditions necessaires à l’émergence d’oeuvres nouvelles; ne pas présager mais être prêt, anticiper les besoins des créateurs pour s’engager en confiance dans ce qui n’a de cesse d’advenir. »79 François Quintin et Guillaume Houzé


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Figure 64 Emboîtement des programmes, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

Figure 65 Trémie verticale, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

Une architecture intérieure libérée du bâti

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Figure 66 Propositions d’altimétries des planchers mobiles dans le bâti, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris, section

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Une architecture intérieure théorique ?


Une architecture intérieure libérée du bâti

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Figure 67 Propositions d’altimétries des planchers mobiles, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris, élévation

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Une architecture intérieure théorique ?


A travers son projet, Rem Koolhaas « désinstitutionnalise »77 le bâtiment existant en permettant aux artistes d’y produire de l’art et « aux différents publics d’avoir un usage citoyen du bâtiment, qu’ils se prêtent à son mouvement vertical ou ne fassent que passer avec le flux horizontal de la ville »78. L’OMA imagine une tour d’exposition composée de planchers mobiles montés sur crémaillères (fig. 66). Les planchers sont dotés de moteurs qui permettent de les mettre en mouvement, laissant imaginer quarante-neuf combinaisons (fig.67). Selon la configuration choisie, les plateformes centrales peuvent être des espaces d’exposition, des élévateurs, des scènes temporaires… Ou peuvent disparaître dans une réserve aménagée au rez-de-chaussée (fig.68, 69).

François Quintin et Guillaume Houzé, Anticipations, ed. Lafayette Anticipations, Paris, 2016, p. 10 77

François Quintin et Guillaume Houzé, Ibid., p. 10 78

Une Unearchitecture architectureintérieure intérieurelibérée libéréedu dubâti bâti

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Figure 68 Plancher mobile vu du R+1, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

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Une architecture intĂŠrieure thĂŠorique ?


Figure 69 Plancher mobile vu du rez-de-chaussée, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

Une architecture intérieure libérée du bâti

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2. Moduler l’espace, un outil d’anticipation ? La modularité des planchers permet à l’OMA de traduire de manière formelle la volonté de flexibilité programmatique initialement instituée par la Fondation Lafayette. Mais plus encore, ce stratagème permet à l’OMA de provoquer l’instabilité programmatique au sein d’un bâti existant. Le contexte artistique semble le plus à propos pour explorer la question de l’instabilité. En effet, nous pouvons établir un parallèle entre la création artistique contemporaine qui explore des possibilités graphiques, sculpturales... et un lieu qui se laisse modifier sans cesse par son activité. La Fondation se donne pour mission « de préparer et d’assembler les conditions nécessaires à l’émergence d’œuvres nouvelles; ne pas présager mais être prêt, anticiper les besoins des créateurs pour s’engager en confiance dans ce qui n’a de cesse d’advenir »79. L’instabilité du bâtiment se met au service de la création artistique en offrant aux artistes un terrain de jeu presque infini, suscitant « une pluralité de modes d’appropriation de l’espace »80. Le caractère unique de chaque œuvre trouve écho dans une configuration particulière, pensée et appliquée à l’espace dans ce contexte d’exposition précis. Si cette modularité permet à l’architecture d’anticiper des événements futurs, c’est également un outil de remise en question du point de vue, particulièrement intéressant dans le cadre d’une institution artistique. Contrairement à la plupart des musés qui sont conçus en une succession de plateaux, le bâtiment Lafayette Anticipations offre également des perspectives verticales.

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Une architecture intérieure théorique ?

François Quintin et Guillaume Houzé, IBid., p.17 79

Pour une architecture « performative » Fondation d’entreprise Galeries Lafayette, D’Architectures n°260, Paris, mars 2018, p.102 80


Figure 70 Plancher mobile vu des coursives, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

Une architecture intérieure libérée du bâti

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Concevoir un tel « bâtiment-machine »81 permet à Rem Koolhaas de jouer avec la multiplicité des points de vue et d’interroger la notion de circulation du regard dans l’espace. Rem Koolhaas imagine des configurations architecturales uniques, qui engagent le public à poser un regard nouveau sur les œuvres exposées : « Vous pourriez même concevoir de très beaux projets où le public pourrait ne pas accéder au centre, où les œuvres ne seraient accessibles que par le regard »82. Dans certaines configurations, les plateaux mobiles de la fondation permettraient de créer une distanciation entre le public et l’œuvre : un des plateaux serait positionné entre deux étages, comme une île inaccessible. Cette configuration à cheval entre deux dalles contraint le public à voir l’œuvre depuis les coursives inférieure ou supérieure, sans jamais être au même niveau que l’installation artistique (fig.70). Plus qu’un dispositif mécanique innovant, Rem Koolhaas pense ce système afin d’engager une réflexion « Nous souhaitons changer la configuration des plateformes plusieurs fois au cours de l’expo afin de nous contraindre à une altération permanente de la relation entre les œuvres, et de révéler la mobilité de l’espace comme outil discursif d’une pensée politique de l’échange et de l’engagement intellectuel. »83 En mai 2017, quatre ans après le début du projet, Lafayette Anticipation devient Lafayette Anticipations. Cette mise au pluriel est alors essentielle pour affirmer le désir de multiplicité de la fondation. Cette multiplicité se traduit dans « les intentions créatives des artistes comme dans la démarche architecturale »84.

François Quintin et Guillaume Houzé, Neuf Plâtre: un bâtiment de OMA-Rem Koolhaas, ed. Lafayette Anticipations, Paris, 2018, p. 24 81

François Quintin et Guillaume Houzé, Ibid., p.30 82

François Quintin et Guillaume Houzé, Ibid., p.31 83

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Une architecture intérieure théorique ?


Figure 71 Cage d’escalier et ascenseur, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris

Cette modification syntaxique renvoie ainsi à la démarche programmatique du projet dont le caractère mouvant, instable, se positionne comme anticipateur d’événements architecturaux futurs. Nous pouvons remettre en question la légitimité du programme instable dans ce projet : si la modularité des plateaux est un stratagème intéressant pour mettre en scène des œuvres imprévisibles, participe-t-elle réellement à communiquer un sentiment d’instabilité au visiteur ? François Quintin et Guillaume Houzé, Ibid., p. 125 84

Une architecture intérieure libérée du bâti

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Rem Koolhaas conçoit la Fondation en restant fidèle à l’esthétique de sobriété qui est propre à nombre de ses projets. Avec la même application catégorique qu’il interroge les possibilités du programme architectural, Rem Koolhaas pousse l’expérimentation de la sobriété à son paroxysme, jusqu’à atteindre une esthétique de la pauvreté. Cette démarche pourrait être un moyen de mettre en avant les œuvres exposées ou encore les rouages de cette « machine curatoriale »85 mais elle laisse néanmoins une impression d’inachevé. Un autre point qui pourrait compliquer la lecture de l’instabilité se trouve dans le passage d’un plateau à l’autre. Ce déplacement s’effectue exclusivement par une cage d’ascenseur. Or ce passage contraint dessert la lecture de l’espace instable, dans lequel on aimerait évoluer tout au long de la visite. Si la présence d’éléments évoquant la stabilité est un atout pour communiquer l’instabilité, on peut avancer que ce contraste ne devrait pas se répéter à chaque changement de plateau sous peine de nuire à la lecture du programme instable.

Page de droite Figure 72 Tour de verre, Fondation Lafayette Anticipations, OMA, 2016, Paris 124

François Quintin et Guillaume Houzé, Ibid., p.121 85


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Conclusion La conception en architecture prend un tournant au XIXe siècle: le projet architectural, auparavant strictement symétrique, laisse la place en occident à une conception plus libre, qui accepte l’irrégularité dans sa composition. Aux prémices de notre réflexion sur la place et l’évolution du programme en architecture, nous avons admis que cette dernière laissait le champ libre à l’expérimentation programmatique par les architectes. Ce nouveau positionnement de la conception architecturale engendre la création d’un nouvel alphabet, d’une nouvelle manière d’exposer la composition du projet architectural. Les diagrammes sont par exemple largement utilisés par Bernard Tschumi lors de la conception du Parc de la Villette. A travers ce projet, nous avons constaté que le langage architectural se faisait le support de la recherche programmatique. Superposer les couches diagrammatiques permet à Bernard Tschumi de composer un programme flexible, instable, ouvert à toute modification future. Lors de la conception d’un projet, l’architecte peut prendre deux positions diamétralement opposées quant à la question du programme. Un premier parti-pris consiste à produire une architecture expressive en révélant l’organisation programmatique du projet. Nous avons étudié cette position à travers le travail de Rem Koolhaas pour la bibliothèque de Seattle. Après l’étude des exigences diagrammatique, l’architecte imagine une suite de programmes stables et instables, dont la superposition verticale crée un véritable scénario programmatique. Cette méthode de conception lui permet d’une part de réinventer le programme original de la bibliothèque qui prend le rôle d’une banque d’informations,

Conclusion

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et d’autre part de donner à voir le squelette programmatique du projet. Les programmes induisent la forme du bâti : l’enveloppe extérieure du projet reflète les intentions programmatiques de l’architecte. Un second parti-pris consiste à dissimuler toute intention programmatique derrière un bâti neutre. Nous avons étudié une telle position à travers la construction du Flatiron building par Daniel Burnham et du musée Schaulager conçu par Herzog & de Meuron. Notre premier exemple démontre que la forme du bâti n’est pas toujours le résultat d’une volonté de l’architecte. Elle est ici soumise à des contraintes topographiques : le gratte-ciel naît en effet de la simple extrusion de la forme de sa parcelle. Le second exemple prouve que les exigences diagrammatiques de l’architecte peuvent s’exprimer au sein du bâti sans le contaminer. Le processus de conception ne fragmente pas le bâtiment qui garde son unicité et sa neutralité. L’étude de l’influence du programme sur le bâti nous a conduite à nous intéresser au rôle du programme dans une architecture intérieure, et plus précisément à l’influence d’un programme instable sur le projet d’architecture intérieure. Cette réflexion est supportée par l’analyse de la Fondation Lafayette Anticipations conçue par Rem Koolhaas via l’OMA. L’architecte imagine un centre d’art interdisciplinaire dont l’organisation spatiale peut être sans cesse reconfigurée grâce à l’activation de plateaux mobiles. Ce programme se voit réalisé sous la forme d’une tour d’exposition insérée au centre d’un bâti resté intact. Ces scènes modulables participent de l’instabilité du programme: ni les œuvres exposées ni l’organisation spatiale ne sont vouées à durer ou ne sont définies à l’avance.

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Fort de cette analyse, nous pouvons imaginer que le programme instable n’exerce aucune influence sur le bâti qui l’abrite. Si l’instabilité programmatique est traduite de manière formelle par un jeu de modularité, nous ne pouvons écarter le rôle du bâti dans la perception d’instabilité communiquée au visiteur. La stabilité établie par le bâti « ceinture » le programme instable, créant un contraste entre stabilité et instabilité. Cet effet met en lumière l’instabilité. Pour le visiteur, ce contraste peut marquer la transition d’un espace stable à un espace instable.

« The relationship between program and form can be one of reciprocity, indifference, or conflict.», Ana Miljacki, Amanda Reeser Lawrence, et Ashley Schafer, «Deux architectes, dix questions: Rem Koolhaas et Bernard Tschumi », Praxis n°8, 2000, p.8 86

A la lumière de cette étude nous pouvons reprendre à notre compte l’affirmation de Rem Koolhaas quant à l’attitude que doit adopter l’architecte pour traiter la relation entre programme et bâti : « La relation entre le programme et la forme peut être soit dans la réciprocité, soit dans l’indifférence, soit dans le conflit. »86. Le caractère réciproque pourrait se manifester sous la forme d’un projet où le bâti reflète le programme du projet. Une position d’indifférence conduirait à un bâti neutre, qui dissimulerait le programme architectural. Quant à la relation conflictuelle entre un programme et son bâti, nous pouvons avancer qu’elle prend forme lorsque l’architecte instaure un climat d’instabilité dans son projet. C’est le parti-pris de l’architecte qui définit le type de relation qu’entretiendra le programme avec son bâti. Choisir d’instaurer une relation conflictuelle entre le bâti et son programme est source de questionnements sur la nature du programme.

Conclusion

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Concevoir un projet au programme instable est un moyen de l’inscrire dans une logique d’anticipation des événements susceptibles ou non de s’y produire. Concernant la Fondation Lafayette Anticipations, Rem Koolhaas choisit la solution de la modularité afin de traduire formellement l’instabilité programmatique. Si la Fondation est encore trop récente pour affirmer formellement que la modularité y provoque des situations artistiques et architecturales inédites, nous pouvons d’ores et déjà remettre en question la propension de l’architecture intérieure à communiquer un sentiment d’instabilité. Nos observations nous ont permis de relever deux points qui pourraient compliquer la lecture de l’instabilité. Premièrement, l’esthétique de la pauvreté poussée à son paroxysme dans la réalisation du projet semble desservir l’effort d’instabilité. Deuxièmement, le passage obligé par la cage d’ascenseur ancrée dans le bâti stable perturbe le rythme de la ballade architecturale et crée une rupture dans l’expérience de l’instabilité. La tentative de l’OMA pour traduire formellement le principe d’instabilité programmatique s’inscrit dans une démarche d’anticipation d’un possible futur du processus architectural. La piste de l’anticipation comme instigatrice de tous les possibles (architecturaux) pourrait être une solution – parmi d’autres – pour préparer le terrain à une architecture en constante évolution, adaptable non pas « par l’homme » mais d’elle-même à ses propres besoins. Jacques Derrida avance qu’ « anticiper n’est pas neutraliser le futur », ouvrant la voie aux architectes qui se doivent aujourd’hui de créer ce qu’il nomme des « événements », qui doivent surprendre et « qu’on attend sans attendre et sans horizon d’attente »87.

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Jacques Derrida, Bernard Stiegler, Echographies de la télévision, Galilée, Paris, 1996, p.119 dans Anticipations, ouvrage collectif sous la direction de François Quintin et Guillaume Houzé, ed. Lafayette Anticipations, Paris, 2016, p.18 87


« L’événement, l'autre, c'est aussi ce qu'on ne voit pas venir, ce qu'on attend sans attendre et sans horizon d'attente. » 87

Jacques Derrida



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