Le grand ensemble dans les fictions cinématographiques

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PARCOURS RECHERCHE

Le grand ensemble dans les fictions cinématographiques : Construction et évolutions d’une représentation stéréotypée Avant et après le PNRU : Comparaison de banlieue-films des années 1990 et des années 2010 par Anaïs Coisne

Directrice de mémoire: Claire Bailly, Paysagiste, architecte, ENSAM, domaine d’études Architecture et Milieux, chercheure laboratoire EVCAU et LIFAM

Robert Célaire, ingénieur, ENSAM, domaine d’études Habiter Pascale De Tourdonnet, architecte, ENSAM, domaine d’études Situations

Lambert Dousson, philosophe, docteur, ENSAM, domaine d’études Architecture et Milieux

Olivier Bouet, physicien, docteur, ENSA Paris-Val de Seine, directeur du laboratoire EVCAU, enseignant extérieur Antonella Tufano, architecte, HDR, laboratoire GERPHAU, ENSA ParisLa Villette, chercheure extérieure

Mémoire de Recherche, Master 2 | 27 juin 2018 | Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier Laboratoire Innovation Formes Architectures Milieux


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Mes premiers remerciements vont tout naturellement à ma directrice du mémoire Mme Claire Bailly, qui m’a fait confiance et m’aide à porter ce projet depuis deux ans maintenant. Elle m’a laissé une totale liberté, que ce soit dans le choix du sujet, ou bien dans son développement. Elle a su trouver les mots justes pour m’accompagner, me conseiller et m’aider à pousser mes recherches toujours plus loin. J’aimerais également remercier le laboratoire de recherche du LIFAM, qui m’a accueillie durant trois mois pour mon stage de recherche et qui a été l’occasion de discuter de mon sujet de mémoire, d’ouvrir des pistes ou tout simplement de discuter d’un film quelques instants. Je remercie tout particulièrement Mr Hassan Ait Haddou pour ses conseils et son enthousiasme communicatif pour les séminaires de recherche auxquels j’ai eu la chance de participer. J’adresse mes remerciements à Mr Robert Célaire et Mr Michel Malcotti pour avoir consacré un peu de leur temps afin de lire ma première version du mémoire. Leur écoute et leurs conseils lors de cet échange autour de ce travail m’ont aidé à le porter plus loin. Et enfin à mes parents et ma soeur, pour leur soutien et leur relecture, ainsi que mes amis, Lauriane, Cécile, Baptiste et Jade, qui m’ont conseillé, aiguillé, conforté et apporté leur soutien lors de discussion ou de relecture de ce mémoire

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La recherche n’était pas quelque chose auquel je me prédestinais spécifiquement en arrivant à l’ENSAM en master. Et pourtant, j’ai très rapidement eu le sentiment de « trouver ma place » dans ce parcours qui convoque, à mon sens, curiosité, autonomie, et multidisciplinarité. Mon initiation à la recherche a commencé dès le semestre 7 avec les premières séances de mémoire, mais plus méticuleusement lors de mon stage au LIFAM (Laboratoire Innovation Formes Architectures Milieux), à travers des séminaires de recherche, auquel j’ai eu l’opportunité de participer à l’organisation mais également à la présentation d’un sujet d’étude. Mon apprentissage à la méthodologie universitaire a enrichi ma formation, et m’a aidé à être plus rigoureuse dans ce que j’entreprends. Ce parcours continuant sur toute la durée du semestre 10, et donc pour le Projet de Fin d’Etude, mon choix de mémoire devait être quelque chose me passionnant. Le cinéma, m’est apparu comme une évidence. Il m’intéresse dans son entièreté : dans sa photographie, ses cadrages, ses scénarios, les lieux qu’il créé et qu’il explore. Pour les émotions qu’il nous fait passer, mais aussi pour les messages ou non qui nous sont transmis. Au départ, je ne suis pas une spécialiste du cinéma, mais plutôt une passionnée qui se forge encore sa culture. J’ai appris, grâce à ce mémoire, ce qui gravite autour du septième art et qui est bien souvent oublié lors du visionnage d’un film : son langage, ses spécificités, l’usage de la couleur, les mouvements de caméra, la narration etc. Le cinéma français reste à mes yeux un genre plein de richesse mais bien trop souvent ébranlé par des comédies moyennes très stéréotypées. Et c’est le cas des films qui se déroulent dans les cités françaises. Plus jeune, j’ai été élevée « à la télé », c’est à dire qu’elle tournait systématiquement en fond sonore. Les repas de la maison étaient rythmés par les informations. Et c’est cette emprise des médias et autres journaux télévisés qui m’ont construit des a priori sur la condition de la femme par exemple, mais aussi la consommation, et enfin sur les violences urbaines. Je suis persuadée que je ne suis pas la seule à avoir des idées préconçues sur les cités françaises. Aujourd’hui, je cherche à comprendre comment est-ce que le cinéma donne une vision de la vie se déroulant dans les grands-ensembles.

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Dans un contexte où il sort toutes les semaines près d’une dizaine de films dans nos salles de cinéma, les fictions cinématographiques ont une large portée mais sont également des outils de matière à la recherche. Étudier ces films comme une véritable source est l’occasion de visualiser et comprendre un contexte historique et social donné. C’est donc un instrument puissant avec diverses vocations : distraction, information, et même propagande. A l’occasion de ce mémoire, nous nous demanderons en quoi les fictions cinématographiques participent-elles à la production et à la transcription des représentations socio-spatiales et culturelles de la ville ? Il sera intéressant tout au long du mémoire d’analyser la représentation de la ville au cinéma, à travers une étude empirique d’étude des différents plans, cadrages, formats d’images choisis par les réalisateurs. Deux époques se distinguent du corpus, la première correspondant à la tranche 1993-1995, représentant l’émergence du « film de banlieue », et la seconde s’attaquera à la tranche 2014-2016, période contemporaine nous permettant d’avoir un premier recul sur des œuvres récentes, témoins de l’actualité de ces dernières années. L’analyse de deux périodes montre une ou plusieurs représentations de la vie dans ces quartiers, dans cette architecture impersonnelle. Mais ces images appartiennent un à un imaginaire de la banlieue. Ils cherchent à montrer une vision, bien que subjective car propre au réalisateur, vraie, allant à l’encontre de ce que véhiculent les autres supports médiatiques. La mise en scène des limites de l’urbanisme de dalle mais aussi les définitions et les qualifications des espaces publics expriment comment l’on vit dans les grands ensembles. En intégrant la dimension sociale, nous découvrons comment sont habités ces lieux, entre processus d’appropriation et déploiement de poches sociales. Nous conclurons donc que les différents scénarios nous montrent des images d’une possible vie dans ces grands ensembles, portant un nouveau regard sur ces bâtiments, la manière dont on y vit et habite, et ce qu’on y fait. Mais aussi avec l’ancrage de stéréotypes à savoir la récupération et l’appropriation d’espaces publics par certains groupes, les jeux de démonstration, d’identification et de terreur de ces jeunes de quartier.

Mots-clés : cinéma, fiction, urbanisme moderne, grands ensembles, tours, barres

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In a context where a dozens films are released in theaters every week, cinematographic fictions have a broad reach and are truly effective. They can be considered as new research approaches, in order to visualize and undestanding a historical and social context given. So, they are a powerful tool for distraction, information and even propaganda. Upon this thesis, we will ask ourselves how cinematographic fictions can be part of the production and the inscription of socio-spatial and cultural representations of the city ? We will analyse the city representation in movies, thanks to an empirical method, which studies the differents shots, framings, format of images choosen by the filmmakers. Two periods stand out in the corpus : the first one is the time period between 1993 and 1995, which match the surfacing of the « film de banlieue ». The second one takes place between 2014 and 2016, our contemporary time, that highlights the current events of these last few years. The analysis of two periods demonstrates one or several representation of what life can look like in these part of the town, in between these impersonal buldings. But, these images belong to an imaginary of the « grands ensembles ». They try to show a true outlook, which is biased because it is proper to the filmmaker, that stands out against what other medias show. The directing of the films shows the limits of the « urbanisme de dalle », but also the characterization of public spaces that demonstrate how people can live in « les grands ensembles ». By adding to this work a social dimension, we will find out how these places are occupied thanks to process of appropriation. We will conclude that the differents scenarios show the image of a possible life in these neighborhood, which reveals a new look on these buildings, how we live in them and what you can do there. But also with this important anchorage of clichés such as the appropriation of public spaces by some group of people which demonstrates a game of identification and terror

Key-words : cinema, fiction, modern urbanism, grands ensembles, tours, barres

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INTRODUCTION............................................................................................................................................... 11 La banlieue-film peut-elle être définie comme un genre à part entière ?................................................................... 12 Méthodologie ............................................................................................................................................................. 14 Déroulement du mémoire........................................................................................................................................... 16

UNE INTERPRETATION DE LA REALITE DES GRANDS ENSEMBLES : LA CONSTRUCTION D’UNE IMAGE VISUELLE .............................................................................................................................. 19

DES HABITANTS RECLUS ENTRE TOURS ET BARRES : L’EMERGENCE D’UNE DEPENDANCE DU QUARTIER AUX TRANSPORTS MOTORISES ............................................... 35 I

I.1

Révéler le quartier au spectateur : un double enjeu d'échelle et de contexte ....................................... 36 I.1.1 I.1.2

I.2

Présenter la ville et son contexte : un jeu dans le choix des cadrages ........................................................ 36 Un quartier aux unités de logements denses, qui s’étend à perte de vue ..................................................... 38

Un quartier qui oriente ses aménagements interne et externe autour du piéton ................................... 40 I.2.1 Une importance donnée au piéton possible grâce à l’urbanisme de dalle : La stratification de l’espace issu des modernes ............................................................................................................................................................. 41 I.2.2 L’importance du mobilier urbain ................................................................................................................ 44 I.2.3 Une densité théorique d’agencement des arrêts de transports en commun ................................................. 45 I.2.4 Des arrêts très peu aménagés...................................................................................................................... 47

I.3

La tour : la réinterprétation d’un repère dans l’espace urbain ............................................................. 48 I.3.1 I.3.2

Une verticalité accentuée par le cadrage .................................................................................................... 49 Un repère ancré dans les dialogues ............................................................................................................ 50

II

DES HABITANTS QUI CHERCHENT LEUR PLACE DANS UN LARGE ESPACE : LA MISE EN SCENE DES LIMITES DE L’URBANISME DES MODERNES........................................................ 53 II.1 L’utilisation de la couleur pour construire un imaginaire de la ville propre aux problématiques et aux enjeux de la période...................................................................................................................................... 54 II.1.1 Des gammes de couleurs brutes, spécifiques à chaque quartier renvoyant aux matériaux, à la région, à l’ambiance générale donnée par le cinéaste .............................................................................................................. 54 II.1.2 Dépeindre le quartier à l’aide de couleurs froides : un faussement de la perception du bâti. .................... 57 II.1.3 Une uniformisation de l’image du quartier à la nuit tombée....................................................................... 59

II.2 La disparition de la rue chez les modernes offre la création et l’exploitation de nouveaux dispositifs 60 II.2.1 II.2.2 II.2.3 II.2.4

L’importance de l’espace public et son fonctionnement sous la forme d’un nouvel espace ........................ 60 Les arcades : une redéfinition couverte de la rue........................................................................................ 62 La coursive : une rue semi-collective comme extension du logement et de ses habitudes vers l’extérieur .. 63 Le parc au centre du quartier ...................................................................................................................... 66

II.3 Le film, un témoin de l’utilisation des différents espaces créés par les modernes............................... 67 II.3.1 II.3.2

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L’utilisation de l’espace par les habitants : une dualité entre jour et nuit .................................................. 67 Un espace qui paraît d’autant plus vide que le mobilier urbain le souligne ............................................... 70


III LA CREATION D’UN ESPACE COLLECTIF : UN NOUVEL USAGE DES ETENDUES VIDES PAR LES HABITANTS ............................................................................................................. 75 III.1 Prendre place dans l’espace public : la représentation de soi et la relation à l’autre ........................... 76 III.1.1 III.1.2 III.1.3

La perte de confiance en un espace accessible par tous.............................................................................. 76 La face et la coulisse ou la maîtrise de ce que l’habitant laisse paraître .................................................... 77 S’approprier, ou l’action de faire sa propriété ces espaces vides ou de passage ........................................ 78

III.2 Redéfinir le vide en y améliorant son confort ou en lui offrant une nouvelle fonction ....................... 79 III.2.1 Le vide comblé par le jeu : l’émergence d’un espace collectif ludique ....................................................... 79 III.2.2 Les lieux de passages (escaliers, entrée d’immeubles, mobilier urbain) : une façon de contrôler les allées et venues. ................................................................................................................................................................... 81 III.2.3 Lieux interstitiels et terrain vague ............................................................................................................... 83

III.3 L’exemple du snack/café/commerce ................................................................................................... 85 III.3.1 III.3.2 III.3.3

Une nouvelle échelle urbaine ...................................................................................................................... 86 Un lieu de rencontre intégré dans la vie du quartier................................................................................... 87 Un lieu habituel pour retrouver ses repères en étant hors de chez soi ........................................................ 88

III.4 La place, le banc, le commerce : observation du quotidien ................................................................. 91 III.4.1 III.4.2

Le local commercial comme point de rendez-vous ...................................................................................... 91 La place et la figure du banc : être vu dans l’espace public et observer ..................................................... 92

IV DES LIEUX DE REPLI LOIN DE L’EFFERVESCENCE COLLECTIVE .................................. 95 IV.1 Toits, caves : une fonction de repli et de ménagement de la distance ................................................. 96 IV.1.1 IV.1.2

Prendre de la hauteur : une mise à distance et un contrôle sur ce qui se passe autour de soi .................... 96 Le sous-sol et la cave, lieu de repli, lieu caché. .......................................................................................... 98

IV.2 Une mise en scène de l’espace public aux dépens d’un espace privé, plus timide, mais marqueur des décisions personnelles des personnages. .................................................................................................... 102 IV.2.1 IV.2.2 IV.2.3

Comprendre l’organisation du logement................................................................................................... 102 Fenêtre sur l’âme de la barre et la tour .................................................................................................... 103 Un espace privé tourné vers l’extérieur et enclin au rêve ......................................................................... 104

IV.3 Rêver d’ailleurs : l’importance de la dualité entre dialogue et cadrage ............................................. 107 IV.3.1 IV.3.2

Un processus d’enferment réalisé par le cinéaste et son choix de cadre................................................... 107 Un départ de la banlieue difficile à concevoir .......................................................................................... 107

CONCLUSION ................................................................................................................................................. 113

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................................ 119 BIBLIOGRAPHIE DE L’ETAT DE L’ART.................................................................................................. 123 TABLE DES ILLUSTRATIONS..................................................................................................................... 127 GLOSSAIRE ..................................................................................................................................................... 130

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« Pour moi la banlieue n’est pas un sujet, c’est un décor, c’est une toile de fond importante, un vivier. C’est un endroit où il se passe énormément de choses, où d’ailleurs tous les artistes auraient intérêt à aller jeter un coup d’œil parce qu’il y a des pépites, il y a pleins de choses extraordinaire qui s’y passent. »1

Le cinéma est un art, qui a les moyens de monopoliser nos sens et notre attention Au travers d’une histoire, il mêle subtilement réel et fiction. Il entrelace un récit avec la présentation des personnages principaux, des personnages secondaires et leur place dans le décor. Ainsi, le spectateur perd toute notion de la réalité : ses émotions sont convoquées et laissent place à l’imaginaire. D’après Cristiane Freitas Gutfreind2, l’imaginaire est cette faculté que les Hommes ont à représenter des rêves, des envies, des mythes, des sentiments, des aspirations ; et c’est ce que le cinéma permet, c’est une « machine à rêve »3. C’est par l’action de prendre sa caméra et de filmer quelque chose de réel, en extérieur ou bien en intérieur, qu’un cinéaste va capturer une scène de vie, un moment unique, qui ne sera pas reproductible. Il y a présentation de la réalité parce qu’il y a eu un contact physique synchrone entre l’espace physique et la caméra.4 C’est pour cela que depuis sa création en 1895, le film est synonyme de mouvement, puisqu’il filme ou bien met en scène des actions et des déplacements. Il est intéressant d’étudier les films comme une véritable source sociologique, qui traduisent un contexte historique et social donné. Dans une société où il sort toutes les semaines près d’une dizaine de films dans nos salles de cinéma, ce support de communication a une large portée mais apporte également des outils de matière à la recherche. A travers ce mémoire, je cherche à savoir quelles représentations socio-spatiales et culturelles du grand ensemble les fictions cinématographiques participent-elles à produire. A partir de l’étude des films représentant la banlieue française des années 1993-1995 et 2014-2016, il s’agit de comprendre quels regards sur le grand ensemble traduisent les « films de banlieue ».

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Interview de la réalisatrice Houda Benyamina pour le magazine en ligne Madmoizelle, disponible à ce lien : https://youtu.be/fbD-CGdtPs (2:06 à 2:21) 2 GUTFREIND Cristiane Freitas « L'imaginaire cinématographique : une représentation culturelle », Sociétés 2006/4 (no 94), p. 111-119. 3 Ibid. p. 111 4 DACHEUX Michaël, d’après le CCAJ de la Cinémathèque : Le réel dans la fiction, http://www.cinematheque.fr/cinema100ansdejeunesse/experiences-de-cinema/toutes-les-questions/le-reel-dans-lafiction/ressources.html

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« Bien qu’il s’agisse de fictions, les films identifiés comme films de banlieue sont perçus comme des documents de référence sur un espace social donné »5

Selon moi, le pouvoir du cinéma est immense. Le réalisateur a une capacité à faire passer un message, une idée reçue, une opinion sur n’importe quel sujet. C’est donc un instrument puissant avec diverses vocations : distraction, information, et même propagande. Il fait partie de la culture populaire française. Jean-François Stazark disait en 2014 :

« Les films constituent un type de source parmi d’autres, qui informe sur les représentations géographiques de ceux et celles qui les produisent et éventuellement de ceux et celles qui les voient – tant est que les spectateur/trices d’un film soient influencés d’une manière ou d’une autre par celui-ci. » 6

Un réalisateur peut donc communiquer une idée ou bien un point de vue à un spectateur qui va en apprendre plus sur un milieu, un mouvement, quelle que soit sa nature, tout en étant influencé par la mise en scène, vu qu’elle découle directement des pensées du réalisateur.

La banlieue-film peut-elle être définie comme un genre à part entière ? Afin de traiter cette problématique, je m’intéresse donc plus particulièrement, au cinéma dit de « banlieue », dont le scénario prend place au cœur des cités françaises, plus communément appelées « grands ensembles ». Il me semble nécessaire de rappeler que les premières opérations de rénovation urbaine (PNRU), visant les grands ensembles et instaurées par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) 7 prennent fin courant année 2018. Avec près de trois cent quatre-vingt-dix-huit conventions signées et onze million d’euros investis 8 par l’état, l’heure est au bilan de ces premières réalisations. L’ANRU lance également un second programme de renouvellement urbain (NPNRU9), qui vient, pour certaines villes, en complément du premier programme. Ce mémoire traite d’une question d’actualité.

Le terme de « cinéma de banlieue » ou bien « banlieue film » est apparu durant les années 1990. Il découle d’une volonté des réalisateurs de créer une image authentique, loin des 5

MILLELIRI Carole, « Le cinéma de banlieue : un genre instable », Mise au point [En ligne], 3 | 2011, mis en ligne le 08 août 2012, URL : http://journals.openedition.org/map/1003 ; paragraphe 6 6 STASZAK Jean-François, « Cinéma et géographie : modes d’emploi », Annales de la géographie, 2014, 695-696 , 1-2, 1 p.596 7

Voir partie ANRU page 31 ANRU, Etat d’avancement du programme national de rénovation urbaine, février 2018, p.1 9 NPNRU : Nouveau Programme National de Rénovation Urbaine 8

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manipulations des images télévisées reportées par des journalistes qui, confrontés à une si grande quantité d’informations, se focalisent sur « l’actualité », donc l’évènement, l’exceptionnel qui passera dans les journaux papiers ou bien télévisés. « « L’actualité » n’est donc en rien le reflet objectif de « ce qui se passe », mais elle est le résultat d’une construction. »10

Les images du banlieue-film de 1990 appartiennent donc aux réalisateurs, aux associations qui les ont produites, et sont inspirées de situations très concrètes. Elles montrent une autre représentation de la banlieue et vont bien souvent à l’encontre des journaux télévisés. C’est donc une question de cinéma contemporain qui cadre, éclaire, enregistre des corps, des actions, des dialogues, des mouvements, pour retranscrire une histoire. Le banlieue-film doit être considéré comme un genre à part entière dans la mesure où il a construit et provoqué des débats lors des sorties de films. Ils ont divisé l’opinion des critiques et du public cherchant à déterminer si la vision du réalisateur est une vision « réelle » ou non du quartier. Le débat est alimenté par les interrogations que suscitent le scénario sur des sujets récurrent, un brin cliché. Parmi ces thèmes, on y retrouve le dialogue impossible entre policiers et « jeunes de cité », mais aussi les formes de racisme « ordinaire » auquel les protagonistes sont confrontés au quotidien avec les entretiens d’embauche, leurs relations avec des habitants issus d’autres cités ou bien d’autres quartiers. Concernant les formes architecturales, les fictions cinématographiques traitent l’occupation de l’espace créé par cet urbanisme moderne radical. Il le montre depuis l’intérieur en y transposant des habitudes qui se veulent être proches de celles des habitants du quartier. D’ailleurs, les acteurs sont très souvent issus de ces cités et lorsque ce n’est pas le cas, ils « rentrent » dans leurs personnages en allant à la rencontre des habitants du lieu dans lesquels ils tournent. Ils s’imprègnent donc des comportements linguistique et vestimentaire donnés aux personnages principaux et qui visent à renforcer l’image type d’un banlieusard. Le film de banlieue a donc figé et désigné le grand ensemble comme étant le symbole de la banlieue française, où le jeune de cité devient le banlieusard ordinaire avec son jogging et sa casquette. L’image de ce banlieusard est même si forte qu’un adolescent qui adopterait ce style vestimentaire, la démarche ou bien le vocabulaire qui collent à ce personnage serait presque systématiquement catégorisé comme appartenant au grand-ensemble de la ville. Ce terme a donc absorbé et écrasé toute autre forme de la banlieue qui à l’origine était définie comme l’occupation presque systématique et continue du territoire11. Par cette image mentale et donc par la place que le grand ensemble a dans la société, ce terme est symptomatique d’un

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DERVILLE Grégory, « Dossier : Le multimédia : progrès ou régression », Communication et langages, n°113, 3ème trimestre 1997, page 104 11

A savoir, une banlieue peut être pavillonnaire, industrielle, agricole mais aussi être une ancienne ZUP (Zone à Urbaniser en Priorité en 1958) constituée de tours et de grands-ensembles.

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quartier sensible et enclins aux émeutes et est devenu discriminatoire, puisqu’il révèle une distinction sociale. Par les questions qu’ils provoquent, il me paraît donc intéressant, voire essentiel de comparer ces films tournés au cœur de ces tours et de ces barres, dans le but de comprendre quelles sont les images du grand-ensemble qui sont y montrées, puisqu’elles convoquent des questions sociologiques permettant de s’emparer de cette question des grands ensembles.

Méthodologie Dans ce mémoire, je propose donc d’étudier six fictions cinématographiques. Ce corpus de film est établi sur deux périodes données. La première est de 1993 à 1995. Elle représente la « naissance d’un genre » ayant suscité de vives réactions et se place à la suite d’une multitude d’œuvres audiovisuelles déjà produites sur les grands-ensembles. La seconde période prend place entre 2014 et 2016. C’est notre période actuelle, post-ANRU 1. Ces deux périodes sont intéressantes. Elles permettent de juger le corpus lors de son émergence ainsi que de nos jours, afin d’en apprécier les évolutions entre les 2 périodes, dans un contexte où les problématiques de rénovations urbaines n’ont jamais été aussi importantes. De plus, c’est entre ces deux périodes, dans les années 2000, qu’une succession d’évènements a poussé l’Etat à agir sur ces quartiers. Tout d’abord, avec l’ANRU, ou l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine, créée en 2003.Elle fait suite à la loi Borloo et à la loi SRU12 (qui travaille sur la planification urbaine, donc qui vient en amont des opérations lancées par l’ANRU) qui est une loi qui assoit la question de la reconstruction de « la ville sur la ville », à la fois pour limiter l’étalement urbain mais aussi pour s’attaquer à la « problématique banlieue ». C’est une loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine. Elle vise à réduire les inégalités sociales et les écarts de développement entre les territoires, mais aussi elle cherche à sécuriser les immeubles et copropriétés collectifs. Ensuite et « à cause » des émeutes de 2005. En octobre de cette année-là, deux jeunes Zyed Benna et Bouna Traoré décèdent, électrocutés par un transformateur EDF, alors qu'ils étaient poursuivis par la police. Suite à ce drame et ce durant trois semaines, plusieurs quartiers jugés sensibles se révoltent et suscitent des émeutes en chaîne dans de nombreuses villes françaises.

Ici le film, bien qu’il soit une fiction, devient donc un réel témoin des conséquences directes de ces évènements sur ces quartiers de grands-ensembles. Il nous permet donc à nous, chercheurs, de comparer deux époques. Il me semblait alors évident de sélectionner six films, grands

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Loi SRU : loi Relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbain

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publics, c’est-à-dire diffusé au cinéma13. Ils appartiennent à des genres différents : comédie, drame, romance, afin d’avoir un panel large et de voir le traitement de l’espace quel que soit la thématique principale de la fiction, dans la mesure où nous nous intéressons à l’espace et à l’interaction des personnages avec cet espace.

Figure 1: Situation du corpus

Pour apprécier les similitudes et différences entre nos deux périodes, il a fallu, tout d’abord, dresser une grille d’analyse permettant de passer chaque film à travers des filtres

Bien que l’une des premières difficultés ait été de trouver des œuvres encore disponibles en achat ou en vidéo à la demande. 13

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convoquant le scénario, le traitement de l’image et la représentation de la ville. Cette première étape a récolté une première couche de données non exhaustives. Ensuite, la seconde étape a consisté à comprendre l’utilité et la signification de chaque élément relevé. Qu’est-ce que cet élément signifie d’un point de vue urbain, mais aussi historique, ou bien que dit-il de l’appropriation d’un territoire ? S’il y a une interaction avec les formes urbaines, comment et pourquoi a-t-elle lieu ? De là, j’ai accumulé des informations qu’il a fallu croiser et mettre en lien afin d’en sortir les grands thèmes abordés dans ces films. C’est à l’aide d’une approche fonctionnelle de ces territoires que j’ai pu les aborder, afin de les trier et les classer. Enfin, il a fallu mettre en lien les informations que j’ai accumulé. Pour cela j’ai confronté deux époques entre-elles afin d’y trouver des similitudes ou bien des différences dans l’image qu’elles renvoyaient de la vie dans les grands ensembles. Puis, je les ai mises en lien avec les lectures, plus théoriques, réalisées.

Déroulement du mémoire

Dans ce mémoire, nous discuterons de quatre échelles différentes, articulées dans quatre grandes parties afin de répondre à notre question : quelles représentations socio-spatiales et culturelles du grand ensemble les fictions cinématographiques participent-elles à produire ? Nous détaillerons et évaluerons, tout d’abord, quels rapports entretiennent les habitants avec leur quartier. Pour cela, une attention particulière sera apportée à la façon dont la ville est présentée au spectateur. Nous analyserons également quels sont les moyens donnés aux habitants pour sortir de cette banlieue. Ensuite, nous allons voir comment est-ce que la mise en scène les limites de l’architecture moderne est traduite par une occupation de l’espace par les habitants du quartier. Cette analyse passe par le repérage et la compréhension du fonctionnement de l’espace public dans le quartier. Puis, nous chercherons comment, par le scénario et l’appropriation des territoires par les personnages, le film est une figuration des « poches-sociales » de ces quartiers industrialisés et impersonnels. Quels sont les lieux filmés répétitivement par le cinéaste et quelle occupation de l’espace traduisent-ils ? Pour finir, nous entrerons dans l’intimité de l’espace privé de nos protagonistes, afin d’apprendre quels sont leurs moyens de se replier quand ils en éprouvent le besoin.

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(Etat de l’art)

Ce mémoire s’inscrit à la suite de nombreux documents qui ont étudiés et représentés les grands ensembles dès leur apparition. Afin que cet état de l’art soit le plus juste possible, il s’appuie sur des ouvrages scientifiques tels que des articles de revue, des thèses, des colloques mais aussi des ouvrages qui sont devenus des références dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme. Il est également constitué d’œuvres filmographiques comme des films de fictions, des documentaires mais aussi des émissions télévisées. Les documents manuscrits et audiovisuels y sont regroupés et réintégrés dans leur contextes politiques afin de prendre connaissance de la période durant laquelle ils ont été rédigés ou tournés. La rédaction de cet état de l’art a été possible en partie grâce au croisement du documentaire Filmer les grands ensembles, réalisé par Jeanne Menioulet du Centre d’Histoire Sociale en 2016 (qui s’appuie sur l’œuvre Filmer les grands ensembles de Camille Canteux14 ; avec le recueil bibliographique Faire l'histoire des grands ensembles: bibliographie 1950-1980 de Frédéric Dufaux et Annie Fourcault15). L’étude complémentaire des articles de la journaliste Carole Milleliri16 et du critique Thierry Jousse17 ont permis de préciser l’état de l’art des années 1990 à nos jours.

Les premières images des grands ensembles : un enjeu pour le cinéma de 1930 Ce sont dans les années 1930 que les grands ensembles commencent à être filmés. Leurs images sont presque simultanées à leurs constructions. C’est avec les films Construire (1934) de Jean Benoit Levy sur la cité La Muette à Drancy et Les Bâtisseurs (1938)18 de Jean Epstein, que les grands ensembles sont montrés au cinéma pour la première fois. Le premier film retrace en image et en détail le chantier de Drancy. Il met en avant de nombreuses problématiques qui font écho à la modernité, à savoir celles sur la standardisation, la rationalisation, les

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CANTEUX Camille, Filmer les grands ensembles, Edition Créaphis, collection Lieux habités, 23 octobre 2014, 384 pages

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DUFAUX Frédécric, FOURCAULT Annie, SKOUTELSKY Rémy, Faire l’histoire des grands ensembles : bibliographie 1950-1980, ENS Éditions, Lyon, 2003, 208 pages 16

MILLELIRI Carole, « Le cinéma de banlieue : un genre instable » Mise au point [En ligne], 3 | 2011, mis en ligne le 08 août 2012 disponible ici : https://map.revues.org/1003 17

JOUSSE Thierry, « Le banlieue-film existe-il ? », Cahiers du cinéma 1995/6 (n°492) p.37-39

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Film accessible sur le site internet du Ciné-archives, fonds audiovisuel du PCF Mouvement Ouvrier et Démocratique https://parcours.cinearchives.org/Les-films-565-53-0-0.html - consulté le 16/04/2018

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préfabrications industrielles du béton et de l’acier (qui ont servi pour la construction des tours et des barres). Le second film quant-à-lui peut être considéré comme un documentaire syndical. Il met en avant le travail fourni sur des réalisations modernes, notamment en béton. Il montre également des images de Le Corbusier en train d’énoncer les attentes du gouvernement : celles de la prise de conscience d’une nécessité de construire de nouveaux logements. Il y fait un état des lieux sur l’état et la situation de la ville, base de toute doctrine des modernes. Pour lui, la ville est malade, hostile au piéton. Il faut utiliser les avantages offerts par les techniques modernes pour construire en hauteur et avoir aux pieds de ces édifices de vastes espaces verts.

Les années 1950 : les grands ensembles comme solution aux maux d’une ville et civilisation Mais ce sont seulement les premières images. C’est durant les années 50 que vont être produit des documents filmographiques de manière récurrente. Dans ces œuvres, les grands ensembles sont présentés comme une solution à la crise économique et sociale du logement qu’on associe aux destructions de la guerre. Ils sont pensés comme le remède aux bidonvilles qui prolifèrent dans les centres-villes, mais aussi au manque de constructions entre les deux guerres. Ils sont également présentés comme une solution structurelle à la crise de la ville : on refuse l’étalement urbain et le développement du pavillonnaire dans les années 20 qui a énormément marqué les politiques et urbanistes. De plus, durant cette période, on observe le développement d’un sentiment urbaphobe, qui est un refus de la ville-taudis, avec ses populations, ses maladies etc. Les grands ensembles sont donc présentés à l’image et dans les textes comme une solution à cette ville qui s’étend sans limites visibles. Fin 1944, est créé en France le MRU, Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme, qui produira une série de documentaires, comme Habitat Défectueux en 1950 pour le recensement des logements insalubres. Les années 1950 sont également l’occasion pour les chercheurs de faire un état des lieux de ce que la ville taudis du 19e siècle a laissé comme héritage à la France. Les œuvres traitent du logement, des problèmes qu’ils soulèvent, qu’ils soient sociaux, sanitaires ou urbains. Les recherches sont produites par des professionnels du bâtiment, des artisans comme Marcel Lecoeur19 avec Etude générale sur le problème du logement. Mais cette question du logement ouvrier est interdisciplinaire : des démographes comme Louis Henry (1911-1991) publie dans la revue Population des articles comme Perspectives relatives aux besoins de logements (1950) 20 , ou bien encore La situation du logement dans la région parisienne (1957) 21. A partir de 1957, des sociologues vont également apporter leur regard. L’une des figures de la sociologie urbaine française que nous pouvons citer est Paul-Henry Chombart de Lauwe 19

Fondateur de la Confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment (1947) LOUIS Henry « Perspectives relatives aux besoins de logements » Population, 5ᵉ année, n°3, 1950. pp. 493-512. Disponible : http://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1950_num_5_3_2311 20

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LOUIS Henry, FEBVAY Maurice « La situation du logement dans la région parisienne » Population, 12ᵉ année, n°1, 1957. pp. 129-140. Disponible : http://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1957_num_12_1_5557

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(1913-1998). Un de ses objets de recherche principal est celui du monde ouvrier urbain et la manière dont il peut s’en sortir dans les « chambardements urbains et sociaux »22 des Trente glorieuses. A travers son étude La vie quotidienne des familles ouvrières23, il s’intéresse aux ouvriers et leur famille, à leurs habitudes en dehors du travail, à la maison. 24 Les œuvres littéraires ou filmographiques cherchent donc à définir ce qu’est un grandensemble. C’est avant tout une forme urbaine inédite. Chombart de Lauwe, écrira un ouvrage théorique comme Les cités nouvelles et leur vie sociale. Enquête et méthodes 25 qui propose une méthode d’analyse et d’appréhension de ces nouvelles formes urbaines. En parallèle, d’autres auteurs comme Michel Ragon par exemple avec Le livre de l’architecture moderne. Architecture, urbanisme, « industrial design », art sacré, portraits des grands constructeurs, géographie de l’architecture contemporaine26, font un état des lieux de l’évolution de l’architecture en France. Au cinéma, fin année 1950 dans Rue des prairies de Denys De La Patellière (1959) ou Les moutons de panurge de Jean Girault (1961) les premières images des grands ensembles sont associées à la modernité. Ils sont des villes modernes, des villes neuves, adaptées à l’homme contemporain. Les grands ensembles sont construits par de nouvelles méthodes jusqu’alors inédites : industrialisation du bâtiment, standardisation. Ils offrent un confort moderne, montré à l’image avec le réfrigérateur, le téléviseur dans le salon et la famille qui s’y place autour. C’est un nouveau mode de vie qui est montré.

Les années 1960 : la justification de cette vaste opération moderne Entre temps d’autre méthodes de représentations naissent et contribuent à renforcer cette image clichée filmé du grand ensemble. C’est la condamnation de la ville industrielle depuis 1850. Les grands ensembles apparaissent comme le remède à cette ville : représentés avec couleurs plus claires, blanches, de l’air, de la lumière, de la verdure. Dans les films du ministère du logement et de l’urbanisme de 1962, on remarquera que la mise en scène et les plans sont très importants. Les enfants sont propres, jouent dans leur nouveau quartier, ils sont l’avenir du pays. Le gouvernement et les collectivités les construisent pour eux, pour ces nouvelles générations. Parallèlement la télévision condamne fortement la ville industrielle. Sous la présidence du Général de Gaulle, le Ministre de la Construction et de l'Urbanisme Pierre 22

LE BRETON Eric, « Paul-Henry Chombart de Lauwe, sociologue urbain, chrétien, intellectuel et expert » Chrétiens et sociétés [En ligne], 21 | 2014, mis en ligne le 25 février 2015. http://journals.openedition.org/chretienssocietes/3661 ; paragraphe 15 23 CHOMBART DE LAUWE Paul-Henry, La vie quotidienne des familles ouvrières, Éditions du CNRS, Paris 1964, p. 213219. 24 LE BRETON Eric, « Paul-Henry Chombart de Lauwe, sociologue urbain, chrétien, intellectuel et expert », op. cit. 25 CHOMBART DE LAUWE Paul-Henry et CHOMBART DE LAUWE Marie-Josée, « Les cités nouvelles et leur vie sociale. Enquête et méthodes », Community development, n°2, 1958, pages 57-74 26 RAGON Michel, Le livre de l’architecture moderne. Architecture, urbanisme, « industrial design », art sacré, portraits des grands constructeurs, géographie de l’architecture contemporaine, édition Robert Laffont, Paris, 1958, 356 pages

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Sudreau présente à la télévision sa nouvelle politique des grands ensembles, mise en place dans le cadre de son futur plan d'aménagement du territoire qui fait suite au bilan de la situation du logement.27 L'émission est réalisée par Roland Bernard et est décomposée en trois chapitres: Logement notre honte28, Destruction des taudis29 et Aménagement du territoire30. Il faudra attendre début 1960, pour voir apparaître les premières critiques cinématographiques et télévisées des grands ensembles. Elles sont régulières, et les problèmes qu’ils posent sont évoqués à travers un rejet de leur forme, de leur taille, de leur monotonie. Le film Mélodie en sous-sol de Henri Verneuil (1963) est un exemple parmi les critiques existantes. Parallèlement, entre le début des années 1960 et jusque 1967, les films dépeignent un grand ensemble pathogène et criminogène. Le film Deux trois choses que je sais d’elle (1967) de Jean-Luc Godard montre une image péjorative de ces quartiers, où dans le film, le personnage principal tombe dans la prostitution (à cause du lieu où elle vit). C’est également à ce moment-là que l’habitante du grand ensemble montrée à l’écran est condamnée à être une prostituée, si elle n’est pas une mère au foyer. Ces films, et jusque les années 1990, véhiculeront une image misogyne de la femme dans les grands ensembles. . La télévision condamne pareillement les grands ensembles et plus particulièrement ceux de Sarcelles, notamment avec les images du ministère du logement et de l’urbanisme La cité des hommes réalisé par F. Rossif et A.Knobles en 1966. Mais il existe une contradiction entre ce qui est montré et ce qui semble être la réalité. Les enquêtes des Sarcellois, lors d’émissions télévisées comme celles de la RTF31, vont défendre leur ville en expliquant bien y vivre. Il existe donc un attachement des habitants à leur cité. Et pendant que les grands ensembles tentent de se justifier alors qu’ils commencent à être remis en question, on observe en France, courant années 1960, la construction des villes nouvelles. Le gouvernement décide en 1965, à la suite de l’instauration du Schéma directeur d'aménagement et d'urbanisme de la région de Paris (SDAURP)32, d’étendre cette urbanisation du territoire à une série de grandes villes en France comme Lille, Lyon et Marseille par exemple. Il veut faire vivre dans une ville radicalement différente de tout ce qui a déjà été fait auparavant mais on recherche également des images d’un passé un peu idyllique, tout en conservant une image moderne. Les villes nouvelles cherchent à ne pas reproduire ce qui a été fait avec les grands ensembles. Elles sont construites contre.

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COHEN Évelyne, « Expliquer Paris à la télévision : Pierre Sudreau et les problèmes de la construction (1958) », Revue Sociétés & Représentations, éditions de la Sorbonne, 2004/1 (n°17), p117-127 28 Émission du jeudi 23 octobre 1958, à 20 heures 35 (48 minutes) 29 Émission du jeudi 30 octobre 1958 à 21 heures 35 (48 minutes) 30 Émission du jeudi 6 novembre 1958, 21 heures 35 (30 minutes) 31 RTF: Radiodiffusion-télévision française (1949-1964) 32 Définition du Schéma Directeur, en ligne sur le site du CAUE : http://www.fncaue.com/glossaire/schema-directeur/ Consulté le 12/04/2018

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Du côté des ouvrages, les grands ensembles sont questionnés. Qu’apportent-ils de nouveau ? Leurs échelles impressionnent et de nombreux écrits les mettent en perspectives. Dans une première partie de 1960 des auteurs vont s’intéresser à la vie dans ces nouveaux quartiers : « Comment humaniser les grands ensembles d’habitation » de F. Russo (1960)33, mais aussi « Les femmes dans les grands ensembles » lors d’un colloque de l’UNESCO sur l’habitation en 1960, par M. Dubourquet. 34. Le sociologue Chombart de Lauwe questionnera également cette vie dans les grands ensembles avec son étude « Éducation et vie sociale dans les grands ensembles d’habitation »35 en 1962. Parallèlement, on compte de nombreuses revues et ouvrages, plus techniques qui vont porter sur l’industrialisation comme le numéro 65 de la revue Urbanisme, en 1961, qui prend pour thème « Conception, organisation, réalisation des grands ensembles d’habitation »36 ou bien l’existence de la revue Technique et architecture dont le numéro 4 de 1961 porte sur « Les grands ensembles »37. Fin années 1960, Des auteurs comme Michèle Huguet38, psychologue, ou bien encore, Yves Lacoste39, géographe, théorisent le grand ensemble autour de champs pluridisciplinaire comme la psychologique, la sociologue ou bien encore la géographie.

Début des années 1970 : les grands ensembles deviennent l’emblème de la banlieue, qu’ils cherchent à faire disparaître Courant les années 1970, les représentations positives des grands ensembles s’effacent alors que demeurent les critiques déjà émergées depuis début 1960. Après les avoir présentés comme en rupture avec cette ville qu’ils cherchent à renouveler, nocive pour l’homme, ils en deviennent le symbole et la représentation même de l’urbaphobie. Ils sont l’emblème d’une ville dévoreuse d’espace alors qu’en parallèle une attention croissante est portée à l’environnement. Entre 1968 et 1972, est nommé Albin Chalandon, au ministère de l’Equipement et du Logement. La France est dans un contexte politique en mouvance : Chalandon sera ministre sous la présidence de Charles de Gaulle jusque 1969, puis celle de Georges Pompidou. Il participera aux cabinets de Maurice Couve de Murville, dernier premier ministre du général De Gaulle (1968 à 1969), puis à celui de Jacques Chaban-Delmas, premier ministre de Georges Pompidou (de 1969 à 1972). RUSSO F., « Comment humaniser les grands ensembles d’habitation », Revue Patronat français, n°194, mars 1960 DUBOURQUET M., Les femmes dans les grands ensembles, colloques de l’UNESCO, revue L’habitation, avril 1960, n°80 bis. 35 CHOMBART DE LAUWE Paul-Henry « Éducation et vie sociale dans les grands ensembles d’habitation », Revue Le groupe familial n°15-16 avril-juin 1962, p9-17 36 PARFAIT François, « Conception, organisation, réalisation des grands ensembles d’habitation », Revue Urbanisme, n°65, pages 18-39 33 34

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1961, « Les grands ensembles », Revue Technique et architecture, n°4

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HUGET Michèle, « Le mythe du grand ensemble. Mythe collectif et personnel », Revue de psychologie française, vol II, n°3 1966, pages 247-259 39 LACOSTE Yves, « En France, un nouveau type d’habitat urbain, « les Grands ensembles » », Compte-rendu du colloque géographique franco-polonais sur l’aménagement du territoire, juin 1963, Mémoires et documents. Centre de recherche et de documentation cartographique et géographique, 1965, pages 77-89

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Sa politique promeut la maison individuelle. Les grands ensembles sont montrés comme un chantier perturbé par la modernité : une série de grues, de bétonneuses, de palissades participent à la narration dans Terrain vague de Marcel Carné (1960) ou bien La Ville bidon de Jacques Baratier (1975). A la télévision, une émission La France Défigurée (1971-1978) « Un effort pour le beau, présentation du Grand Ensemble. LA GRANDE BORNE, Grigny, Essonne »40 présente de manière récurrente les grands ensembles comme des entités qui défigurent le territoire Français. A cette époque se crée un paradoxe. Les grands ensembles deviennent la figure de la banlieue décriée qu’ils devaient faire disparaître. En 1970, le ministère du logement et de l’équipement change de politique. Ainsi, le 21 mars 1973 est adopté la circulaire Guichard (du nom de Olivier Guichard) stipulant un arrêt des constructions des grands ensembles.41 Ainsi, huit opérations gigantesques en cours sont stoppées et il est interdit par la suite de construire de trop gros grand ensemble, trop déséquilibré par rapport à la population existante dans la ville. Les ouvrages rédigés vont donc dans ce sens comme l’article de François Dupuis par exemple « Pourquoi le ministre de l’équipement ne veut plus de « grands ensembles » »42 et le rapport de André Grandsard pour l’Institut de l’environnement : A propos des surfaces non construites dans les grands ensembles. Notes pour une recherche sur la perception sociale et l’utilisation de l’espace aménagé43.

Années 1970 : un éloignement de la ville, et une omniprésence de la voiture Les années 1970 sont également l’occasion pour les cinéastes de s’intéresser aux transports et à la liaison de ces quartiers avec la grande ville. Dans Elle court, elle court la banlieue, de Gérard Pirès (1973), les grands ensembles sont présentés sous une multitude de clichés, qui existent depuis le début de leurs figurations et qui perdurent aujourd’hui : malfaçons, bruit etc. Dans le scénario, les protagonistes vivent dans un taudis qui est à la base des conflits du couple. Mais au-delà du cliché, le film cherche à réinterpréter un thème plus ancien qui étaient déjà alors associé à la banlieue : le transport ; qui deviendra par la suite un thème central. Ce film est adapté d’un ouvrage, celui de Brigitte Gros. En 1970, cette maire de Meulan rédige 4 Heures de transports par jour 44 pour parler des transports en communs et de l’éloignement de la banlieue des centre-ville.

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Emission de décembre 1972 Article « 21 mars 1973 : fin de la construction de grands ensembles » par Thomas Snégaroff, site internet de France Tv Info, publié le 15/01/2015 | 14:37 ; discours audio d’Olivier Guichard, disponible à ce lien : https://www.francetvinfo.fr/replayradio/histoires-d-info/21-mars-1973-fin-de-la-construction-de-grands-ensembles_1769827.html - Consulté le 14/04/2018 42 DUPUIS François, « Pourquoi le ministre de l’équipement ne veut plus de « grands ensembles », Revue Le Nouvel Observateur, 9 avril 1973 43 GRANDSARD André, A propos des surfaces non construites dans les grands ensembles. Notes pour une recherche sur la perception sociale et l’utilisation de l’espace aménagé, rapport, Paris, Institut de l’environnement. 44 GROS Brigitte, 4 Heures de transports par jour, éditions Denoël, 1970,181 pages 41

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On observe par la suite une forte représentation de la voiture, des hommes qui les entretiennent tout le week-end, pour ne pas parler d’omniprésence. Alors qu’entre 1955 et 1960 la voiture était un luxe, en 1973 et suite au choc pétrolier, il y a un basculement de cette tendance. Les classes moyennes de ces quartiers ont dorénavant accès à la voiture. On notera également qu’au cinéma, des associations d’usagers de transports des années sont représentés et se révoltent des conditions dans lesquelles l’état les transporte « L’état ne nous transporte pas, il nous roule »45. Le long des années 1970, les grands ensembles deviennent l’image d’une grande précarité économique et sociale. Ils sont occupés par des immigrés (majoritairement d’origine maghrébine) et sont associés à la figure du père et du jeune immigré.

Fin années 1970, début années 1980 : de nouveaux taudis à réhabiliter A partir des années 1977 et 1978, les grands ensembles sont filmés comme des nouveaux taudis ayant remplacés les bidonvilles de la ville postindustrielle qui avait disparue. Dorénavant, il n’y a plus cette image lisse, propre du quartier : quand ils sont filmés, il y a l’humidité, des tags et graffitis, et un brouillard environnant, des ordures au sol. Le film Le choix des armes de Alain Corneau (1981), tourné à la Courneuve, est un exemple de démonstrations de ces dégradations. Simultanément, les films du ministère du logement montrent dorénavant des enfants sales, le tout filmés derrière un grillage etc : les grands ensembles ne sont alors plus présentés comme l’avenir du pays. Côté ouvrages, on observe à partir de 1977 la publication d’œuvres questionnant les grands ensembles dans le contexte de fin 1970 et de leur possible réhabilitation. On notera parmi eux le plan du ministère de l’équipement Amélioration des grands ensembles. Programme architecture nouvelle 9e session46, ou bien encore Méthodologie d’interventions simultanées pour une réhabilitation des grands ensembles47. D’autres auteurs comme le sociologue Michel Pinçon cherchent à comprendre mais aussi recenser les populations y résidant dans ces quartiers, comme avec son ouvrage Les HLM : structure sociale de la population logée. Agglomération de Paris.48 A partir de 1973, les grands ensembles se peuplent, dans leur représentation à l’écran, d’une population d’origine magrébine avec la figure du père. Cette image renvoie aux politiques de logements de l’état qui visaient dans un premier temps les migrants masculins célibataires, Fédération des comités d’usagers des transports en commun de la région parisienne. Manifestation du 19 novembre 1970, rassemblant 20 à 50000 « mal transportés » entre Auber et Les Halles. 46 Ministère de l’Equipement, direction de la construction, plan construction, 1977, Amélioration des grands ensembles. Programme architecture nouvelle 9e session, Paris, 75 pages 47 BRUAS Évelyne, Méthodologie d’interventions simultanées pour une réhabilitation des grands ensembles, 1977, TPFE sous la direction de Ph. Maillard, EA Paris-Villemin. 48 PINÇON Michel, « Les HLM : structure sociale de la population logée. Agglomération de Paris 1968 », Revue Population 32e année, n°4-5, 1977, pp 1035-1036, Paris, Centre de sociologie urbaine, 2 vol. Disponible : https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1977_num_32_4_16647 45

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quand bien même à l’origine, le besoin de construire des logements sociaux n’étaient pas lié à l’immigration, puisque leur immigration était considérée comme temporaire. 49 Pourtant, depuis cette période, le grand ensemble est et reste dans l’inconscient collectif, la banlieue pauvre, le HLM (Habitation à Loyer Modéré), composé d’une population étrangère et marginalisée socialement et culturellement. En s’intéressant aux études sociologiques, comme Grégory Verdugo l’a fait dans son article « Logement social et ségrégation résidentielle des immigrés en France 1968-1999 », on observe que la part d’immigrés vivant dans ces habitats sociaux à fortement augmenté passant de 23,7 % d’immigrés dans ces logements en 1982 à 32,8% en 1999 contre 17,9 % de natifs à 19,7% en 1999. En 1981, la banlieue (à comprendre les grands ensembles) devient un sujet à part entière au niveau national pour la télévision, les médias (journaux, radios etc) qui a été préparé par l’évolution de l’image des GE dans les années 70. C’est au début des années 1980 que des ouvrages font le point sur les politiques des logements en France. On compte par exemple le recueil des auteurs Pierre Guinchat, Marie-Paule Chaulet et Lisette Gaillardot, qui publient en 1981 Il était une fois l’habitat. Chronique du logement en France50. Le 23 janvier 1982 se déroule l’émission « Droit de Réponse » de Michel Polac. Cette soirée-là, la question est « Faut -il raser les GE ? ». Pour y répondre, des architectes comme Fernand Pouillon Ricardo Bofill, mais aussi des étudiants viennent débattre de cette question. Il y est évoqué que les grands ensembles constituent une rupture importante entre la ville et la banlieue. Si importante que la question se pose en titre et est sans détour : faut-il raser les grands-ensemble ? Cette émission interviendra un an avant la destruction des premières tours du quartier des Minguettes, en 1983.

Fin années 1980 – début années 1990 : une image péjorative des grands ensembles Les documents visuels ont formé une facette de la réalité de ces grands ensembles. Mais c’est une construction, c’est-à-dire que c’est quelque chose d’interprété, par le regard d’un réalisateur. Il n’existe donc pas une représentation totalement fidèle de la réalité. Les représentations (audiovisuelles, presse écrite, scientifiques) des grands ensembles ont contribué à créer la réalité des grands ensembles qui était au début difficile à définir : qu’est-ce qu’un grand ensemble, combien de logements, où est-il construit ? Comment ? Avec quels financements etc, toutes ces questions sont à définir. Finalement ce sont des formes architecturales et urbaines qui sont devenues l’archétype du grand ensemble, avec ses tours et ses barres.

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VERDUGO Gregory, « Logement social et ségrégation résidentielle des immigrés en France, 1968-1999 », Population, 2011/1 (Vol. 66), p. 171-196. URL : https://www.cairn.info/revue-population-2011-1-page-171.htm 50 GUINCHAT Pierre, CHAULET Marie-Paule et GAILLARDOT Lisette, Il était une fois l’habitat. Chronique du logement en France, Paris, Editions du Moniteur, 1981, 231 pages.

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Il est difficile de les filmer comme on filmerait un autre territoire et donc quand ils apparaissent à l’écran, c’est déjà un personnage en soit, et le spectateur sait d’avance ce qu’il va voir : des jeunes, des pauvres, un endroit dégradé. Ces espaces sont en rupture avec la ville bien qu’elle change tout le temps. Ils sont montrés comme en tension totale avec l’histoire normale de la ville, présentant de nouveaux problèmes, alors qu’ils ne présentent pas de problèmes particuliers à une population isolée et exclue, mais les images ont contribué à façonner cette singularité des grands ensembles dans le paysage urbain français. Les années 1980 sont charnières pour les habitants de ces grands ensembles. Une succession d’évènements viennent marquer l’histoire. Tout d’abord en 1981, date à laquelle a lieu « l’été chaud ». Il correspond à l’éclatement d’émeutes dans le quartier des Minguettes, au sud de Lyon, à Vénissieux. Très vite, elles prennent une tournure politique, dans un climat de xénophobie (où le Front National, parti créé en 1972 par Jean Marie Le pen, passera pour la première fois 10% de votes aux municipales de Dreux.) C’est en 1983 que les jeunes issus de l’immigration maghrébine sont devenus pleinement visibles. Du 15 octobre au 3 décembre 1983, est organisé la « marche des beurs », une marche pour l’égalité et contre le racisme. Elle survient après des affrontements survenus à nouveau dans le quartier des Minguettes, suite aux blessures du président de l’association SOS Avenir Minguettes Toumi Djaïda. Cette année-là, de nombreux faits-divers racistes alimenteront l’actualité. Cette marche accélèrera la création d’initiatives culturelles et associatives, notamment avec la création de SOS Racisme, un mouvement antiraciste, mais aussi du collectif Convergence 1984, qui organisera une seconde marche pour l’égalité. Côté ouvrage, les années 1980 sont l’occasion de problématiser les grands ensembles. Quelles sont leurs images ? Quel avenir pour eux ? Des bilans sont dressés concernant le coût des rénovations urbaines, de leur intérêt et sur la forme du logement social. Ce sont des problématiques abordées par différents auteurs, comme Michel Lachambre dans le numéro 255 de la revue Économie et humanisme, « Quel avenir pour les grands ensembles ? »51 ou bien par Bénédicte Reynaud avec son ouvrage Éléments de réflexion pour l’amélioration de la vie de quartier des ensembles HLM marqués socialement.52 Paul-Henry Chombart de Lauwe s’intéressera également à ces questions avec La banlieue aujourd’hui : actes de colloque de réflexion pluridisciplinaire.53

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LACHAMBRE Michel, « Quel avenir pour les grands ensembles ? », Économie et humanisme, n°255, septembre-octobre 1980, pages 24-33 52 REYNAUD Bénédicte, Éléments de réflexion pour l’amélioration de la vie de quartier des ensembles HLM marqués socialement, rapport, Paris, UNFOHLM, 1982, 218 pages 53 CHOMBART DE LAUWE Paul-Henry et IMBERT Maurice, La banlieue aujourd’hui : actes de colloque de réflexion pluridisciplinaire, Paris, L’Harmattan, 1982, 312 pages.

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Ces questions perdureront durant la décennie mêlant des articles comme « Le logement des immigrés et la dévalorisation de l’espace »54 par Maurice Blanc, ou bien comme « Que sont devenus les grands ensembles : analyse historique et pluri-culturelle » d’Andrej Pogacnik55. Enfin, fin années 80, le gouvernement fait appel à des chercheurs, notamment des sociologues, parmi lesquels on compte Michel Amiot, afin d’expliquer les problèmes, les tensions qui apparaissent dans ces quartiers. Ils cherchent à comprendre pourquoi ça ne fonctionne pas. Des recueils comme Contre l'Etat, les sociologues. - Les éléments pour une histoire de la sociologie urbaine en France (1900-1980)56 sont remis au gouvernement avec l’espoir de résoudre cette crise des banlieues.

Année 1990 : l’émergence d’un genre, le « banlieue-film » : une représentation précaire et dégradée des grands ensembles sous l’étiquette de la banlieue.

Dans les années 1990, Thierry Jousse dans son article « Le banlieue film existe-il ? » 57 met en lumière un nouveau type de film, qui échappe aux financements des télévisions. Le banlieue-film est donc tout un questionnement et un jeu autour de l’image qu’ils cherchent à créer et à transmettre. C’est une première dans le cinéma français. Ce sont des films qui ont pu voir le jour sous un petit budget, grâce à des associations ou des communautés indépendantes, c’est-à-dire hors des chaînes de télévision finançant habituellement le cinéma français. L’envie était de créer une image authentique, loin des manipulations des images télévisées reportées par des journalistes qui, confrontés à une si grande quantité d’informations, doivent en sélectionner certaines, prendre les plus importantes pour les transformer en « nouvelles » qui passeront donc dans les journaux ou bien les journaux télévisés. Ces images appartiennent donc au réalisateur, à l’association qui les a produites, et sont inspirés de situations très concrètes qui ont une autre représentation de la banlieue et qui vont bien souvent à l’encontre des diffusions faites par les journaux télévisés. Ces œuvres cinématographiques tentent donc de retranscrire une image de la banlieue au cinéma. On pense notamment à Laisse Béton de Serge Le Péron (1983) qui essaie de construire une fiction sur la banlieue autour d’images documentaires. En 1988, le film De bruit et de fureur de Claude Brisseau est également une ébauche de la banlieue, avec une image beaucoup plus mouvementée, presque terrifiante et apocalyptique de la banlieue. Le banlieuefilm est avant tout question de cinéma contemporain qui cadre, éclaire, enregistre des corps, des actions, des dialogues, des mouvements, pour retranscrire une histoire. Il s’inspire et entre

BLANC Maurice, « Le logement des immigrés et la dévalorisation de l’espace », Revue Espace et Sociétés, 1985, n°46, pages 71-82 55 POGANICK Andrej, « Que sont devenus les grands ensembles : analyse historique et pluri-culturelle », Cahiers du CREPIF, n°17, décembre 1986, pages 109-117 56 AMIOT Michel, Contre l'Etat, les sociologues. - Les éléments pour une histoire de la sociologie urbaine en France (19001980), 1986, EHESS, 304 pages 57 JOUSSE Thierry, « Le banlieue-film existe-il ? », Cahier du cinéma, n°492, juin 1995 p.37-39 54

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en résonance directe ou indirecte avec des contextes politique/électoraux par exemple, mais ne se confond pas avec l’actualité. Cette volonté de construire un film loin des images télévisées se consolide en 1995. Un climat d’angoisse accentué par les médias français règne en France, et notamment à la télévision. De nombreux titres de journaux évoquent la peur qui règne dans les banlieues et le sentiment d’insécurité et de délinquance permanent. Ce contexte est dû à une succession d’émeutes qui ont lieu entre 1990 et 1995 : en 90 à Chanteloup-les-vignes, en 91 à Sartrouville, en 92 à Vaulxen-Velin. En 93 à Vénissieux, à Bron et à Melun. En 94 à Val-de-Reuil, à La Courneuve. Et enfin en 95 à Noisy-le-Grand et au Havre. Ces émeutes surviennent à la suite de bavures policières qui ont entraîné le décès de personne, souvent de jeunes adultres tout juste majeurs. C’est dans cette période de tensions que sortent une multitude de film sur la banlieue, de tout registre. On en retiendra La Haine de Mathieu Kassovitz, mais aussi Raï de Thomas Gilou, Etat des lieux de Jean-François Richet, Bye bye de Karim Dridi, Panne de sens de Malik Chibane, Hexagone de Malik Chibane et Un, deux, trois soleil de Bertrand Blier. Au sein de notre mémoire, nous nous intéresseront aux films La haine, Hexagone et Un, deux, trois soleil. Les films La haine, Hexagone, se construisent autour de leurs personnages principaux. Thierry Jousse explique : « le contre-champ de ces banlieues-films, c’est bien entendu la télévision »58. Dans La Haine, la télévision intervient plusieurs fois de différentes façons. L’introduction du film par exemple est une série d’images documentaires sur des émeutes en banlieues. Plus tard dans le film, les trois protagonistes sont interviewés par la télé et ils vont violemment repousser ces journalistes. L’historienne Annie Fourcault, dans son article « Banlieue », La ville au cinéma, encyclopédie (sous la direction de Thierry Jousse et Thierry Paquot, Les Cahiers du cinéma, 2005), met en relation les films américains mettant en scène les « bas-quartiers » et les films français représentant « la zone », ou banlieue-populaire et suggère l’existence du « film de cité » : « De nouveaux metteurs en scène issus de l’immigration maghrébine filment leur quartier et inventent ainsi le film de cité, souvent produit au départ dans des circuits associatifs. »59

Ainsi, il est admis que fin années 90, filmer un film en banlieue, ce n’est pas faire un film seulement sur le lieu (la ou les banlieues). Ce choix de lieu est réfléchi et décisif, puisque ce dernier va avoir des conséquences sur le déroulement de l’histoire, sur les personnages principaux.

58

JOUSSE Thierry « Le banlieue film existe-il ? », Cahier du cinéma, n°492, juin 1995, p.37 FOURCAULT Annie, « Banlieue », La ville au cinéma, encyclopédie, sous la direction de Thierry Jousse et Thierry Paquot, Les Cahiers du cinéma, 2005 cité par Thierry Paquot, Banlieue/ Une anthologie, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008, p.149 59

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Les années 2000 : un cinéma influencé par des références transatlantiques Dans les années 2000, les « banlieues » (donc les quartiers constitués de grands ensembles) sont toujours un sujet sensible. Il est enclin aux débats publics et politiques, alors que simultanément, le cinéma cherche à partager des connaissances sur ces grands ensembles, dans lequel il y montre leur complexité spatiale et sociale. Le banlieue-film est alors comparé au cinéma hollywoodien, qui prend de plus en plus de place dans la culture cinématographique du grand public français. La presse observe des influences entre le cinéma de banlieue et le film dit de « ghetto » américain. Ce rapport se fait dans la représentation et le traitement d’un sujet autour des minorités. En France, le discours du cinéma se veut métissé dit « black-blanc-beur », mais représente majoritairement la communauté maghrébine60. Or, dans son article « La stigmatisation des jeunes de banlieue » 61 Grégory Derville rappelle que le terme de ghetto, traditionnellement utilisé en Amérique, s’apparente aux quartiers de grands ensembles français par sa signification : ils renvoient tous deux à un endroit d’exclusion. Il paraît donc essentiel à l’auteur de rappeler que les comparaisons s’arrêtent là, puisque le ghetto américain renvoie à des critères raciaux alors que la banlieue française se base plutôt sur des critères sociaux. Parler de « ghetto » est délibérément choisi pour des fins commerciales ou bien politiques. Il fait d’autant plus référence à des jeunes qui se cherchent des excuses pour être violents, avec des problèmes de drogue, et d’insertion. Alors que ces deux catégories de films ne débattent pas du même sujet, des critiques réfléchissent aux mécanismes de réception et de compréhension de ces films par le public. Dans son article « Le cinéma de banlieue : un genre instable »62, Carole Milleliri s’appuie sur les travaux de Janet Staiger63 qui étudie le cinéma américain. Staiger, professeur à l’université du Texas à Austin, insiste sur l’importance de la prise en compte des cadres historiques et sociaux. Ils permettent de cerner les discours narrés par les films, et donc en comprendre « les motifs, les orientations et les évolutions. ». Milleliri, rédactrice en chef du magazine « Clap! » fait alors le parallèle entre cinéma français et cinéma américain où elle explique que les deux genres sont à analyser de la même façon. Il apparaît que le banlieue-film amène à diviser l’opinion générale à la fois par son propos nuancé et par ses choix esthétiques, qui seraient en fait conditionné par une ligne éditoriale conçue par les médias d’informations. Ainsi, pour elle, le regard porté sur les banlieues est négatif. C’est donc durant cette période que nous pouvons observer ce qui semble être une ouverture et une diversification du film de banlieue. Les films dépassent le registre du drame pour des genres plus légers comme la comédie, mais aussi les comédies dramatiques, films d’actions, films caricaturaux. Parmi les films connus du grand public, nous pouvons citer Les 60

MILLELIRI Carole, « Le cinéma de banlieue : un genre instable, Revue Mise au point [En ligne], 3 | 2011, mis en ligne le 08 août 2012, URL : http://journals.openedition.org/map/1003, paragraphe 12 61

DERVILLE Grégory. La stigmatisation des « jeunes de banlieue ». Revue Communication et langages, n°113, 3ème trimestre 1997. Dossier : Le multimédia : progrès ou régression. pp. 104-117 62 MILLELIRI Carole, « Le cinéma de banlieue : un genre instable », Mise au point [En ligne], 3 | 2011, mis en ligne le 08 août 2012. URL : http://journals.openedition.org/map/1003, op.cit. 63 cité par MILLELIRI Carole, « Le cinéma de banlieue : un genre instable », op.cit. paragraphe 10.

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barons de Nabil Ben Yadir (2009), Banlieue 13 de Pierre Morel (2004), La squale de Fabrice Genestal (2000), Neuilly-sa-mère de Gabriel Julien-Laferrière (2009). En 2005, des émeutes viennent paralyser l’ensemble du territoire français. Le 27 octobre 2005 trois jeunes se réfugient dans le transformateur électrique de Clichy-sous-Bois, en SeineSaint-Denis pour échapper à un contrôle de police. Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans) touchent un arc électrique et meurent sur le coup. Le 3e jeune, Lunhittin Altun (17 ans) lui est gravement brûlé. Suite à ces évènements de larges émeutes explosent, tout d’abord en banlieue parisienne, puis progressent rapidement dans toute la France. Les altercations surviennent entre forces de police et habitants de ces grands ensembles. L’état d’urgence est décrété par le gouvernement de Jacques Chirac. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, assure de l’innocence des policiers dans ce drame. Les émeutes redoublent d’intensité. Le calme reviendra le 17 novembre, trois semaines après les faits. Une série d’ouvrages feront suite à ces incidents, comme le dossier coordonné par Michel Kokoreff, Patricia Osganian et Patrick Simon : Mouvements, « Emeutes, et après ? »64, ou bien l’ouvrage de Chakri Belaïd, Banlieue, lendemains de révolte.65

Côté politique, et suite aux émeutes qui sont survenus depuis 1990, l’Etat a créé une série de mesures. Tout d’abord la loi SRU ou Loi relative à la solidarité et au Renouvellement Urbain, datant du 13 décembre 2000. Cette loi a été adoptée sous le gouvernement de Lionel Jospin. Elle impose aux communes, de 1 500 habitants en région parisienne et de 3 500 habitants pour les communes faisant partie d’une agglomération de plus de 50 000 habitants un minimum de 20% de logements sociaux. A défaut de ne pas respecter ce quota, les communes frauduleuses devront payer une amende par logement social manquant. Ce taux a été augmenté à 25% le 18 janvier 2013 avec la loi Duflot. L’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine, aussi appelée ANRU est créée en 2003. Elle met en place un PNRU, Programme National de Renouvellement Urbain ou pour la Rénovation urbaine cherchant à « rénover et améliorer le cadre et les conditions de vie des habitants, offrir un nouvel environnement pour travailler et des espaces pour vivre, faciliter l’accès et l’ouverture du quartier. »66

64

KOKOREFF Michel, OSGANIAN Patricia et SIMON Patrick, Mouvements, dossier « Emeutes, et après ? », n° 44, marsavril 2006 65 BELAÏD Chakri, Banlieue, lendemains de révolte, Paris : La Dispute/Regard, 2006. 66 D’après le site internet de l’ANRU, rubrique Programme National pour la Rénovation Urbaine : https://www.anru.fr/fre/Programmes/Programme-National-pour-la-Renovation-Urbaine - Consulté le 18/04/2018

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Les années 2010 : une multiplication des représentations audiovisuelles Aujourd’hui, l’image du grand ensemble est omniprésente dans de très nombreux champs visuels. On compte par exemple les vidéo-clips de musique, notamment du RAP français, en pleine explosion depuis 2016/2017 Les rappeurs ont généralement un attachement fort aux quartiers d’où ils viennent. Ils revendiquent d’ailleurs leur appartenance à ces cités et expliquent d’où ils viennent et comment ils s’en sont sortis. Le grand ensemble devient donc une toile de fond de leur réussite, C’est une démonstration, ils exposent leurs origines, ils parlent de leur succès mais ils n’oublient pas d’où ils sont partis. Ces vidéos peuvent être perçues comme un véritable encouragement, qu’être un « banlieusard » n’est pas une fatalité et que l’on peut en sortir. On observe également l’utilisation de l’image du « bad boy », où la banlieue est utilisée comme composante d’une identité « très masculine » Mais le vidéo-clip devient également un outil qui ancrent une réalité bien présente : ces quartiers sont ségrégés économiquement et socialement et que seule une petite minorité parvient à s’en sortir.67 Les clips musicaux aujourd’hui sont fortement répandus et sont presque plus facilement accessibles et en libre-service sur internet qu’un film qu’il faudrait payer au cinéma ou en vidéo à la demande pour en avoir l’accès. De plus, ils sont souvent déclinés comme une trilogie voire une saga de courts-métrages avec des vidéos qui se suivent et qui gravitent autour d’un même thème. Ils constituent alors mis bout à bout un long-métrage (trois fois trente minutes). Bien qu’il soit difficile de juger si ces lieux sont choisis pour leur esthétique (l’architecture moderne dite brutaliste fascine et donne lieu à des séries de reportages vidéos et photos comme le travail du photographe Laurent Kronental68) ou bien pour se justifier d’appartenir à ce lieu, ils restent néanmoins une source de représentations audiovisuelles, qui fait également échos à un texte chanté/rappé/slamé et qui vient compléter ces représentations déjà existantes. Côté cinéma, les films des années 2010 sont toujours plus nombreux. On ne parle plus tellement de « banlieue-film » mais surtout de fictions qui prennent place au cœur des grands ensembles. Un contraste se fait toutefois dans le traitement du genre. Alors que jusqu’à présent, et surtout durant les années 1990, le film mettait en scène des hommes, avec une « misogynie » ambiante, on observe l’apparition d’un « féminisme » assumé et par-dessus tout revendiqué dans ce cinéma contemporain. Le film Tout ce qui brille (2010) de Géraldine Nakache a été l’un des premiers. Plus récemment les films Guy Moquet (2014) de Demi Hérenger, Bande de filles (2014) de Céline Sciamma et enfin Divines (2016) de Houda Benyamina mettent en scènes des jeunes femmes et des femmes fortes, qui s’assument et occupent les mêmes rôles que leurs prédécesseurs (dealeur, caïds…) mais au féminin. 67

Rien que pour ces deux dernières années, de nombreuses vidéos ont été tournées dans ces quartiers : Ça sert de Némir (26 janv. 2018), On & On du trio Her, AnnenMayKantereit et Roméo Elvis (30 mars 2018), les frères PNL dans quasiment tous leurs musiques (juin-juillet 2017), La pluie du rappeur Orelsan en duo avec Stromae (11 avr. 2018), Pas les mêmes de PLK (17 janv. 2018), Démarre du S-Crew (21 juil. 2016) etc 68 Deux séries de photographies « Souvenir du futur » et « Les Yeux des tours » du photographe Laurent Kronental, disponibles sur son site internet https://www.laurentkronental.com/ - consulté le 16/04/2018

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En somme, la représentation des grands ensembles à travers des documents filmographiques, mais aussi leurs études à travers des écrits scientifiques a beaucoup fluctué au travers des années. Alors qu’ils sont montrés, dans un premier temps, par le gouvernement comme une solution à une ville taudis, anxiogène, post-industrielle, ils seront rapidement critiqués pour leur monotonie notamment par les cinéastes. Les grands ensembles questionnent, par leurs tailles, leurs densités. Ils deviennent le symbole des maux qu’ils devaient panser et sont relégués à l’état de banlieue. Rapidement ils sont filmés comme de nouveaux taudis. Une question se pose, faut-il raser ces grands ensembles ? Les années 1990 accueille une nouvelle vague de réalisateurs, souvent issu de familles d’immigrés. Lassés des représentations télévisées controversés, ils cherchent à montrer une des facettes de ces grands ensembles. Ils cherchent à montrer leur réalité. A ce moment-là, les grands ensembles sont la représentation type d’un appauvrissement social. Elles sont une forme de ghettoïsation française. Ses habitants se paupérisèrent, les violences racistes explosent, entrainant des émeutes régulières. Notre corpus de 1993 à 1995 cherche à comprendre quel est la vision d’une vie dans les grands ensembles, dans ce contexte de tensions permanentes. Les films Un, deux, trois soleil (1993) de Bertrand Blier, Hexagone (1994) de Malik Chibane et La Haine (1995) de Matthieu Kassovitz, racontent trois histoires, à différents endroits de France de cette vie. Entre les années 1990 et les années 2010, une série de loi, la loi SRU, la loi habitat, les PNRU sont instaurées par l’Etat afin de désarmer de potentiels révoltes au cœur de ces quartiers jugés sensibles. Le choix d’ajouter une seconde période à notre corpus, avec les films Guy Moquet (2014) de Demi Hérenger, Bande de filles (2014) de Céline Sciamma et enfin Divines (2016) de Houda Benyamina, permet de comparer ces représentations de vie au cœur des grands ensembles.

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I.1

Révéler le quartier au spectateur : un double enjeu d'échelle et de contexte Le tout premier plan d’un film a son importance et son impact dans son déroulement. Il peut être l’occasion d’introduire au spectateur un personnage, une action ou bien le quartier du scénario. Et ce personnage ici, c’est le grand ensemble. Il s’agit de voir s’il est présenté (et donc comment l’est-il) ou non. Le réalisateur impose sa vision et donne une image forte dans la tête du regardant. Ce premier plan du quartier permet de questionner : quelle image du grand ensemble est donnée ? Quelle est son échelle ? Se fondet-il dans son environnement ou bien au contraire apparaît-il comme une entité étrangère à son contexte ?

I.1.1

Présenter la ville et son contexte : un jeu dans le choix des cadrages Le plan est très important dans le langage du cinéma. C’est une image qui se traduit par un mouvement de caméra, ou bien sa stabilité. Il dure un temps donné, tant que l’information visuelle transmise au spectateur ne change pas de cadre.69 Il est minutieusement choisi par le réalisateur selon la quantité d’informations qu’il cherche à faire passer.

Figure 2: Un quartier qui se démarque de son environnement (Hexagone, scène 00:00:47)

Dans le film Hexagone de Malik Chibane (1994), un premier plan large présente le quartier où va se dérouler l’histoire juste avant que la narration ne commence. Cette image est l’occasion pour le spectateur de le situer dans son environnement (cf figure2). Au premier plan nous pouvons observer un vaste champ. En arrière-plan, entre le ciel et une barrière végétale, des tours se détachent du paysage. Elles sont blanches, hautes et sont parfaitement centrées dans l’image. L’étalement urbain ne semble pas exister, et la cité s’est bâtie comme un « OVNI » en périphérie de Paris. De loin, le développement vertical du quartier semble important et semble même rattraper ce qui ressemble à des A noter qu’un ensemble de plans d’un même lieu, forment une séquence et qu’un film est un montage d’une succession de plans et/ou séquences. 69

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collines au loin en arrière du quartier. Les notions de tours et de barres ici se traduisent par une rupture avec le tissu urbain70. Cette fiction est filmée à Goussainville en région parisienne, proche de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Le réalisateur filme des passages d’avions dès le début (cf figure 3), permettant au spectateur de comprendre que la ville-centre est éloignée, mais également ces grands ensembles sont relégués, par les nuisances sonores générées par la proximité avec l’aéroport. On est proche d’un milieu péri-urbain, caricaturé comme la « banlieue lointaine ».

Dans le film Un, deux, trois soleil de Bertrand Blier (1993), l’histoire s’ouvre sur une scène en très gros plan du personnage principal et de sa mère. Seulement, la séquence d’après fait découvrir au spectateur le lieu berceau de la fiction. Le cinéaste présente l’étendue de la cité par une série de plans plongeant immédiatement le spectateur dans cette jungle urbaine (cf figure 4). Pourtant, cette séquence nous raconte une histoire : la ville est actrice puisqu’elle se livre comme on pourrait présenter un personnage. Il y a un jeu avec le bâti : le plan général propose une vue plongeante sur immeubles et parviendrait presque à rapetisser les barres de logements. Mais comme le plan montre des collines et des habitations contigües au quartier en arrièreplan, il renforce au contraire l’amplitude des unités de logements. Les différents plans proposés par le cinéaste, les multiples points de vue, et la proximité avec d’autres habitations de tailles différentes est frappante (cf figure 5). On comprend alors ; d’une part, l’ampleur de cette opération urbaine, mais d’autre part, que ce quartier71 est mélangé à un habitat pavillonnaire, et donc, a été construit à proximité du centre-ville.

70

DUFAUX Frédéric et FOURCAUT Annie (dir.), Le monde des grands ensembles :

France, Allemagne, Pologne, Russie, République tchèque, Bulgarie, Algérie, Corée du Sud, Iran, Italie, Afrique du Sud. Grâne, Créaphis, 2004. p.46 71

Quartier Nord de Marseille, cité de la Castellane.

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Figure 3: Une présentation des nuisances sonores contextuelles (Hexagone, scène 00:01:04)

Figure 4: Une présentation de l'ensemble du quartier (Un, deux, trois soleil, scène 00:02:46)

Figure 5: Un jeu entre premier plan et arrièreplan (Un, deux, trois soleil, scène 00:02:53)


Figure 6: Couleurs, différences de matériaux, ambiances sont mises sur un même pied d’égalité par l’absence de couleur (La Haine, scène 00:41:54)

Figure 7: Des protagonistes au centre d'une arène (La Haine, 00:24:28)

I.1.2

Enfin, pour La Haine (1995), le plan général ne vient pas de suite. La ville de Matthieu Kassovitz est filmée comme si les personnages étaient constamment au cœur d’une arène. Sur les plans généraux de cette ville, l’absence de couleur met sur un même pied d’égalité le quartier, ses bâtiments, son mobilier urbain, ses personnages (cf figure 6). Le spectateur est plongé, dans un spectacle de nuances de gris. Il est intéressant de remarquer que les protagonistes sont en continu au centre de l’image (cf figure 7). Bien que notre regard soit d’abord attiré vers eux, ils sont ensuite vite englobés par la ville. Elle les encadre.

Pour tourner sa fiction, le réalisateur s’approprie une ville. Berceau de son histoire, elle devient unique le temps du scénario. Il choisit donc de montrer, bien souvent au tout début, un plan général ou large qui introduit le quartier dans son environnement. De par sa présentation, c’est la ville elle-même qui est un personnage principal. En général, nous avons tous une image mentale des grands ensembles modernes et de leurs échelles, grâce à des images vues à la télévision ou bien au quotidien dans notre ville. Ici, il s’agit d’amplifier, voir même d’artificialiser la perception du spectateur. Il contemple à l’écran une architecture qui paraît colossale et qui semble s’étendre sur de vastes étendues. En un coup d’œil, il cerne les couleurs dominantes, se construit une vision des formes urbaines, de la situation du quartier dans son contexte etc.

Un quartier aux unités de logements denses, qui s’étend à perte de vue

Dans notre corpus de films de 2014 à 2016, cette description du quartier est présente mais de façon plus zoomée. Une nouvelle fois, c’est le plan qui permet la description plus spécifique de l’ensemble urbain.

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Dans Bande de filles (2014), la réalisatrice joue avec l’horizontalité des barres (cf figure 8). La caméra de la réalisatrice reste fixe et la scène est composée d’un seul et unique plan fixe. C’est grâce à un plan comme celui-ci qu’on se rend compte de l’importance du choix du cadrage (ici le cinémascope). Dans ce plan, on y voit le personnage principal (en bas de l’immeuble à droite) progresser vers l’entrée de son immeuble. Ici, le cadre affirme très clairement l’immensité de la barre, d’autant plus que le cadre ne montre pas tout. Seul le spectateur et son imaginaire peuvent récréer ce qui continue hors-champ. La barre apparaît comme un mastodonte horizontal face à la figure de l’Homme, présenté verticalement qui ne peut rivaliser. De plus, cette impression de masse bâtie est renforcée par l’espace public, vide de monde. On retrouve l’utilisation de ce cadrage dans Divines (2016) (cf figure 9). Lors de cette scène, Dounia apprend à se servir d’un scooter. Elles rejoignent donc un terrain vague au centre du quartier. Il y a un jeu dans l’alternance des cadrages. Tantôt généraux, où la caméra est fixe et situe le terrain dans le quartier, tantôt à l’épaule, où elle bouge et montre les personnages avec un plan taille. Au premier plan, les personnages semblent minuscules devant la série de barres, en arrière-plan, qui se superposent et viennent renfermer le cadre.

Ces cadrages sont une façon de supprimer toute profondeur de champ et d’écraser les différents premiers plans pouvant exister. Un jeu se met alors en place entre la représentation des personnages et celle de la ville. Lorsqu’ils sont en pleine possession de leur quartier, qu’ils ont un but, qu’ils sont sûrs d’eux, les protagonistes sont filmés de très près par la caméra, à l’aide d’un plan taille ou portrait, où l’arrière-plan du quartier paraît flou. Inversement, lorsque l’un d’eux est seul ou plus vulnérable face à une situation, le plan s’élargit, et les bâtiments en arrière-plan prennent plus de place. Le personnage a alors une taille ridicule, si bien qu’on ne distingue qu’une silhouette sans trop de détails physiques. Le cadre donne toute la puissance horizontale des grands ensembles face à la verticalité, presque ridicule, de l’homme dont le corps se perd dans ces vastes étendues.

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Figure 8: Le géant horizontal (Bande de filles, scène 00:37:24)

Figure 9: Une profondeur de champ bloquée par le bâti (Divines, scène 00:32:04)


Figure 10: Une importance donnée au contexte (Guy Moquet, scène 00:21:32)

Ce type de représentation de la banlieue est également utilisé par Demi Hérenger pour son film Guy Moquet (2014). Une nouvelle fois, le cadre, qui est un plan général joue avec l’horizontalité pour y décrire l’espace (cf figure 10). Les tours qui y paraissent sont montrées depuis le cœur du quartier : à savoir le parc de la Villeneuve. Cela apparaît clairement au spectateur si l’on décortique la construction du cadrage. Au premier plan à gauche, est présentée une des collines du parc de la Villeneuve. Au premier plan à droite, nous pouvons distinguer la cime des arbres (du parc central) qui donnent une échelle au spectateur, et qui l’accompagne dans la reconnaissance du lieu. Au second plan se discernent quatre bâtiments du quartier, dont se distinguent très nettement le haut des tours du quartier. Le ciel est en arrière-plan, mais domine également la composition, qui pourrait presque paraître vide sans ce nuage au centre de l’image.

Contrairement aux films des années 1995, il n’existe pas de plan généraux présentant la ville à l’échelle urbaine, dézoomée. Le spectateur est directement plongé au cœur du quartier. C’est une façon pour le réalisateur de garder le mystère. C’est un moyen pour le spectateur de faire connaissance plus intimement avec la ville, le plus souvent au travers d’un personnage que la caméra suit dans ses déambulations. Il n’est plus face à un ensemble qui lui semble lisse et uniforme, mais face à une multitude de bâtiments de lieux qui ont des particularités, des fonctions, des ambiances différentes. Le contexte général reste donc flou au dépend de l’intérieur du quartier qui prend sa place en tant que personnage et se révèle à l’écran.

I.2

Un quartier qui oriente ses aménagements interne et externe autour du piéton

Il existe trois lieux dans lesquels le scénario se déroule : l’espace public propre au quartier, l’espace privé de chaque personnage et enfin la « grande ville » en dehors de la cité. Quel que soit le film étudié, la caméra suivra presque toujours les personnages dans leur environnement, lorsqu’ils marchent. Rares sont les plans où nous visualisons un mode de transport tel que le train ou la voiture. C’est le cas pour notre corpus. Les films 40


suivent les personnages en pleine possession des espaces publics dans lesquels ils évoluent.

I.2.1

Une importance donnée au piéton possible grâce à l’urbanisme de dalle : La stratification de l’espace issu des modernes72

Au sein de notre corpus, la voiture est présente dans les différents quartiers, mais très peu utilisée par nos protagonistes Dans les films des années 1990 : la voiture est présente selon la configuration urbaine des grands ensembles. Dans La Haine (1995), elle est garée sur des parkings et est un prétexte au conflit. Par exemple, suite aux violences infligées à Abdel Ichah, certains habitants du quartier ont brûlé des voitures, garées en cœur d’îlot (cf figure 11). La discussion diverge autour des habitants en colère et des jeunes qui en rigolent. Vinz et ses amis dédramatiseront la situation « Ce n’est qu’une voiture »73 et passeront à autre chose. Dans Hexagone (1994) la voiture est également présente mais elle est cette fois un marqueur temporel. Le nombre de voitures garées sur les places de parking, combiné au nombre de personnes dans les rues peuvent donner une indication sur l’heure de la journée (cf figure 12). Dans le déroulement du scénario, elle est également un des moyens utilisés par les protagonistes pour se rendre en ville. L’organisation de ces deux quartiers joue donc sur de petits niveaux mais ne répondent pas à un urbanisme de dalle, et donc tolère la voiture entre les immeubles d’habitation.

Figure 11: Des voitures brûlées comme rébellion des jeunes (La Haine, 00:22:13)

Figure 12: Une place pour la voiture contrôlée (Hexagone, 01:10:01)

Mais dans Un, deux, trois soleil (1993), l’automobile n’est présente que lorsque l’on s’éloigne du quartier et que l’on s’y déplace en périphérie. Les scènes dans le quartier se concentrent sur les habitants et leurs pratiques, sans que l’automobile ne vienne interférer dans l’histoire (cf figure 13). Figure 13: Une dalle piétonne (Un, deux, trois soleil, scène 00:33:25)

D’après le cours de Bénédicte Grosjean « L’urbanisme fonctionnel » du 03/04/2015, ENSAPL 73 La Haine, Matthieu Kassovitz, 1995, scène 00 22:41 72

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Dans notre corpus des années 2010 cette fois, la voiture ne trouve pas sa place à l’écran. Elle est présente dans l’arrièreplan, mais reste assez flou ou discrète. Néanmoins, c’est un moyen de quitter leur quartier le temps d’une soirée. Dans Guy Moquet (2014), les personnages évoluent dans un parc où la rue n’existe pas. La matérialité du sol délimite les cheminements sinueux du parc qui permettent de s’y promener, et la notion de rue n’existe pas. Cependant, il n’est pas rare d’y voir passer des deux roues qui s’accaparent ces trajets pour y circuler et donc s’approprier l’espace à leur manière (cf figure 14). Figure 14: Le parc où se cotoient piétons et deux roues (Guy Moquet, scène 00:19:03)

Figure 15: Des indices sur la structuration de la voirie (Bande de filles, scène 00-37-13)

Pour Bande de filles (2014), l’automobile se laisse deviner quelques fois, notamment grâce au mobilier urbain qui est installé pour elle (cf figure 15). Ainsi, on remarque des jardinières abandonnées qui semblent délimiter l'espace piéton de l'espace de la voiture, symbolisée en rouge foncé. Dans d’autres scènes, Marieme utilise des passerelles et des rampes pour se rendre d’un bâtiment à un autre, d’une place à une autre. Elle emprunte donc un trajet entièrement piéton. Enfin, dans Divines (2016), le quartier est le même que l’œuvre précédente. Cette fois-ci, la présence de la voiture est tolérée ponctuellement en arrière-plan, mais elle reste discrète et ne vient pas perturber le déroulement du scénario (cf figure 16). En revanche, les deux-roues trouvent leurs places dans le quartier et sont utilisés par nos protagonistes.

Figure 16: Une voiture présente mais sans grande importance (Divines, scène 00:40:05)

Ce système de stratification et de hiérarchisation des différents modes de déplacements date de l’époque moderne. Cette séparation fut un thème majeur important, abordé en 1995 lors d’un CIAM (Congrès International d’Architecture Moderne). En Europe, des premiers principes de cette séparation ont vu le jour, avec notamment la redéfinition du centre comme un îlot piétonnier : la circulation automobile n’a plus sa place dans les centres anciens. En Amérique, ce sont les malls nord-américains qui vont se rapprocher de l’urbanisme de dalle, malls critiqués par Victor Gruen pour leur organisation autour de la voiture. Dans son ouvrage Mall Makers (réédition 2010) il propose de recréer un espace agréable à l’aide de la superposition des réseaux où l’on rejette la voiture.

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En France, la construction de villes nouvelles s’appuie sur un système de séparation des fonctions et des réseaux : systèmes avec une grille décalée dans l'espace et décalée en hauteur. - la grille piétonne - la grille voiture Le système voulu est un système de rues en hauteur, piétonnes, décalées du système de rues voitures, à la fois en plan mais aussi en hauteur donc il y a une séparation des flux. La route est donc une seule et unique voirie où le piéton n’a pas sa place. Ces grilles génèrent de nombreux espaces résiduels. En effet, séparer les réseaux en hauteur c’est créer des décalages, des espaces résiduels qui vont se remplir de déchets par exemple ou bien, c’est produire des espaces à gérer, sans savoir par qui exactement.

Néanmoins, pour sortir de la banlieue, ou bien y revenir, les personnages empruntent les transports en commun, ou la voiture. Ces temps de transports sont plus ou moins longs. On peut s’y reposer, réfléchir. Mais c’est aussi un lieu de transition, où l’on passe d’un milieu qui est familier aux personnages, à un endroit où il devient plus vulnérable. Cette étape est obligatoire. Elle sort le personnage de sa cité, et le confronte à autre chose. Ce processus est mis en avant dans Divines. Alors que la caméra les place dans un premier temps dans un tramway, à leurs sorties, la caméra attend les protagonistes. Le travelling de la caméra est souple, et nous inclue dans le parcours des filles. Mais ici, le travelling bloque le mouvement. Le cinéaste attend les personnages, et lorsqu’elles sont au centre du cadre, elles y sont bloquées, restant au centre, jusqu’à un changement de champ. C’est un maillon du processus d’enfermement. Hors de leur cité, elles sont vulnérables, ne s’y sentant pas à leurs places.

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I.2.2

L’importance du mobilier urbain

L’expression « mobilier urbain » est apparue dans les années 1960 et désigne « un ensemble des objets ou dispositifs publics ou privés installés dans l’espace public et liés à une fonction de service offerts à la collectivité. »74 Les grands ensembles ont été bâtis de façon à concentrer une masse construite sur une petite surface avec un vaste espace libre dégagé. Mais ces lieux sont difficiles d’entretien. Ce sont ces vides, entre les bâtiments, qui permettent de les relier, qui sont appelés espaces publics. Ces lieux sont saturés par du mobilier urbain d’exposition : panneaux publicitaires, terrasses, cafés. Ces places dédiées autrefois à la rencontre, aux sociabilités sont dorénavant des lieux de passage, dans lesquels on ne peut en théorie pas s’arrêter puisqu’ils n’ont pas été conçus pour. A partir des années 1980, ces espaces devenus enjeux sociopolitiques des villes se sont vus offrir une nouvelle réflexion quant à leurs dysfonctionnements, les atouts qu’ils pouvaient apporter à la ville, mais également à leur statut et requalification. Pour requalifier ces lieux, des études sociologiques d’analyse des parcours et des pratiques du lieu doivent être effectuées (Boyer, Deboaisme, & Rojat-Lefebvre, 1991) Dans l’aménagement d’un espace public, il faut prendre en compte que les aménagements prévus initialement n’ont pas qu’une seule fonction. Un banc, s’il est élégant et semble aussi confortable, c’est une invitation à s’y assoir. On peut également y monter debout pour prendre de la hauteur, pour mieux voir, mais ça peut également être un moyen de s’étaler, d’étaler des objets. Il peut nous proposer une vue, un aspect à observer. Le mobilier urbain dialogue avec son cadre bâti. Il le souligne, le structure, lui donne vie. On peut l’analyser avec ses proportions, son rythme, ses couleurs, ses matières. Les éclairages et différentes textures au sol peuvent hiérarchiser les chemins, donner une fonction à un lieu. 75

74

BOYER, Annie, DEBOAISME Delphine & ROJAT-LEFEBVRE Elisabeth. (1994). Le mobilier urbain et sa mise en scène dans l'espace public. Le moniteur p.18 75 D’après CHEVALIER Emmanuelle, architecte, dans l’ouvrage de BOYER, Annie, DEBOAISME Delphine & ROJAT-LEFEBVRE Elisabeth. (1994). Le mobilier urbain et sa mise en scène dans l'espace public. Le moniteur p.19

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Le mobilier urbain est un moyen de détourner les usagers de leurs pratiques urbaines, de leur occupation de l’espace. Aujourd’hui, l’aménagement de l’espace public se fait dans la continuité du mouvement moderne : « bornes, bordures, murets, mâts, jardinières, bancs, poubelles, garde-corps, lisses, barrières, fossés, digues, haies, claustras »76 En surchargeant l’espace, pour tenter de le requalifier en y apportant de nouveaux usages.

I.2.3

Une densité théorique d’agencement des arrêts de transports en commun

En s’intéressant aux livres théoriques sur l’aménagement des villes tel que celui d’Annie Boyer datant de 1994 Le mobilier urbain et sa mise en scène dans l'espace public (éditions Le moniteur)77 nous pouvons trouver toutes sortes d’exemples d’aménagements urbains. Pour celui des grands ensembles, deux exemples sont : celui d’une station de tramway en Seine-Saint-Denis et le second, celui de l’aménagement d’une place de Villeurbane (banlieue de Lyon) qui est simultanément un arrêt de bus et une place (que nous ne détaillerons pas). Preuve que ces lieux s’organisent autour des transports et de leur facilité à rejoindre la ville. Bien souvent, le mobilier de ces aménagements reprend le langage de la ville dont elle est en périphérie. En Seine-Saint-Denis par exemple, les bancs de la station de tram sont haussmanniens, reprenant le bois et la fonte du mobilier intra-muros à Paris. Il est question également de longévité et de robustesse dans l’installation de ce nouveau mobilier.

76

HILAIRE Philippe, dans l’ouvrage de BOYER, Annie, DEBOAISME Delphine

& ROJAT-LEFEBVRE Elisabeth. (1994). Le mobilier urbain et sa mise en scène dans l'espace public. Le moniteur p.18 77

BOYER, Annie, DEBOAISME Delphine & ROJAT-LEFEBVRE Elisabeth. Le

mobilier urbain et sa mise en scène dans l'espace public. Le moniteur, 1994

45


Nous sommes face à des espaces, généralement d’attente, qui sont sur-dessinés par rapport aux places que l’on peut trouver dans le quartier par exemple. Rien n’est laissé au hasard, de la position du mobilier sur un sol particulier, au dessin du sol même, jusqu’à la plantation des espèces. Le tout donnant lieu à des dessins détaillés de chaque équipement, prenant en compte des usages variés, mais également les différentes configurations possibles : en pente ou sur un sol plat par exemple.

« Par-delà la qualité des éléments dessinés, c’est cette implantation extrêmement contrôlée qui permet d’obtenir l’aspect abouti et maîtrisé, donc la réussite, de l’opération »78

L’aspect extrêmement dessiné fait écho au processus d’industrialisation, mais également au processus de création et d’implantation des grands ensembles qui ont d’abord été pensés en plan, en coupe selon les principes des modernes, pour ensuite être appliqués sur n’importe quel terrain.

« Le patrimoine urbain peut constituer un élément autour duquel se construit l'identité d'un lieu. Ces objets peuvent être de taille et de forme variable (une friche industrielle, une composition de façade originale, un mobilier urbain historique ou encore un élément architectural de l'artisanat ancien). »79

Mais ce mobilier qui est extrêmement dessiné quelque part fait directement écho à un patrimoine urbain. Le processus d’industrialisation de ce dernier fait qu’il sera produit « en masse », donc présent dans de nombreuses villes et son implantation marquera une période de l’histoire. Il existe donc un facteur d’uniformisation sur le mobilier urbain des grands ensembles, tout comme l’architecture et l’urbanisme, sur l’ensemble du territoire. Ce mobilier marque ainsi l’époque moderne, avec ses couleurs, ses matériaux, ses assemblages et autres détails.

78

BOYER, Annie, DEBOAISME Delphine & ROJAT-LEFEBVRE Elisabeth. (1994). Le mobilier urbain et sa mise en scène dans l'espace public. Le moniteur p.134 79 ZEPF Marc, dans l’ouvrage de Jean-Yves TOUSSAINT et Monique ZIMMERMANN User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 – p.78

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Lors de l’aménagement des grands ensembles, une attention particulière semble avoir été portée sur l’aménagement des arrêts de transport en commun et des places publiques. Tout est pensé et dessiné pour que le mobilier puisse s’adapter à toute situation et donc qu’il soit reproductible quel que soit l’opération en France (grâce aux dessins techniques et aux processus d’industrialisation). En revanche, c’est justement le mobilier urbain, les façades qui donnent l’essence, l’identité même d’un lieu. Lorsque qu’un objet est reproductible et installable à n’importe quel endroit, il perd toute sa singularité et son usage devient purement ergonomique.

I.2.4

Des arrêts très peu aménagés

Pourtant, cette densité d’aménagements et de dessin technique n’est que très peu représenté dans notre corpus. Dans Hexagone, la gare se limite à un quai avec le nom de la station peint sur un mur. (cf figure 17). Dans La haine, le train est à nouveau utilisé, mais la gare de la banlieue n’est jamais montrée contrairement au train ou bien à celle de Paris (cf figure 18). Dans Un, deux, trois soleil, Divines et Guy Moquet, les protagonistes se déplacent par leurs propres moyens : en scooter par exemple. Ils peuvent ainsi se rendre dans les quartiers pavillonnaires voisins ou bien en ville.

Figure 17: un simple quai de gare (Hexagone, scène 00:19:21)

Dans Bande de filles, Hexagone et Divines, la voiture est utilisée comme moyen de transport en dehors de la ville : pour se rentre en centre-ville ou bien à une fête (le plus souvent dans Paris même). Ces arrêts de transports sont donc inexistants à l’image. Nous pouvons imaginer que cela peut être dû à une mauvaise connexion de ces quartiers à la grande ville suite à un déficit d’équipement par exemple. En outre, malgré tout, les personnages principaux peuvent se déplacer librement dans leur quartier, quel que soit leur âge, sexe ou leurs intentions. Mais lorsqu’il s’agit de sortir du quartier pour se rendre en ville, ils sont dépendants de modes de transports motorisés. Dans La Haine, Saïd, Vinz et Hubert se rendent à Paris en fin de journée, mais lorsqu’ils veulent rentrer, ils s’aperçoivent qu’il n’y a plus de train à la gare. Ils tentent bien de voler une 47

Figure 18: Le wagon comme scène de transition (Bande de filles, scène 01 :12 :35) et (La Haine, scène 01:34:11)


voiture pour rentrer chez eux, mais aucun d’eux ne sait conduire. Ils sont donc condamnés à errer dans la ville jusqu’au premier train du matin. (cf figure 19).

Figure 19: Une dépendance au train qui leur vaut une nuit sur Paris (La Haine, scène 01:12:31)

I.3

Cette absence de différence entre les films de 1995 et les films de 2015 montre qu’aux yeux du réalisateur, ces quartiers de grands ensembles sont encore (trop) mal desservis avec ce qui les entoure, ou bien mal connectés à la grande ville. Ils sont exclus de par les obligations temporelles de ces services publics : une personne habitant en périphérie d’une grande ville est dépendante des horaires des transports en commun et n’a donc pas les mêmes libertés que celle habitant en centre-ville. Ils sont également exclus par les aménagements, qui vont être réduits au strict minimum, et qui bien souvent finissent détériorés par le temps, par des émeutes ou par les utilisateurs eux-mêmes.

La tour : la réinterprétation d’un repère dans l’espace urbain Dans les dictionnaires d’urbanisme et d’aménagement, les tours ou immeubles de grande hauteur sont définis comme des constructions dont le plancher bas du dernier niveau est situé à 28m du sol le plus haut. Cette distance est de 50m pour les immeubles d’habitation. Le 16 mars 1977 , une circulaire80 parait afin de limiter les constructions de tours sur le territoire français (pour des normes réglementaire : lutte contre les incendie, évacuation, autonomie de l’immeuble etc). Ces tours sont des figures. Elles sont intéressantes à étudier, puisqu’elles renvoient à l’image du gratte-ciel Américain81. Le gratte-ciel fascine l’Europe, par ses prouesses techniques (monter à la verticale, introduire des ascenseurs). Il amène un nouveau rapport entre 80

Une circulaire est « un texte qui permet aux autorités administratives (ministre, recteur, préfet…) d’informer leurs services. » Ce texte fait passer les différentes informations prises par le gouvernement suite à une loi ou un décret par exemple. D’après le site de la Direction de l'Information Légale et Administrative : http://www.vie-publique.fr/decouverteinstitutions/institutions/administration/action/voies-moyens-action/qu-est-ce-qucirculaire.html 81 DUFAUX Frédéric et FOURCAUT Annie (dir.), Le monde des grands ensembles : France, Allemagne, Pologne, Russie, République tchèque, Bulgarie, Algérie, Corée du Sud, Iran, Italie, Afrique du Sud. Grâne, Créaphis, 2004. P.52

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plan et hauteur, et semble pouvoir s’étirer à l’infini.82 Il est devenu l’archétype même de l’urbanisme des grands ensembles avec la tour et la barre. Mais la tour renvoie également au symbole du clocher/beffroi/campanile, qui permettait de sonner l’appel à la prière des fidèles dans la ville ancienne ou bien qui alertait les habitants d’une possible invasion ennemie.

I.3.1

Une verticalité accentuée par le cadrage

La symbolique de la tour est présente jusque dans le cadrage. Les choix de cadrage du metteur en scène semblent dilater les tours : comme elles sont quelque fois coupées à l’écran, elles ne rentrent pas dans le cadre, et nous donne donc cette impression que la tour fait une hauteur infinie (cf figure 20).

Dans le film Divines (2016), une des tours est filmée en contreplongée (cf figure 21). La caméra effectue un travelling arrière, de fait qu’elle dé-zoom. Ici on peut voir le bâtiment de très près, sans s’en rapprocher physiquement. Cette tour paraît démesurée, comme si par sa taille, elle ne peut rentrer dans le cadre. Elle est telle un gratte-ciel : immense et inaccessible (mais accessible par le zoom). Ce zoom arrière nous permet donc de découvrir un environnement resté hors-champ)

Figure 20: Une rupture d'échelle entre la tour et son environnement. (Un, deux, trois soleil, scène 00:02:58)

Ce que l’on retrouve grâce à ces présentations des quartiers, c’est la redondance des matériaux, et le peu de recherche dans les gabarits. Nous sommes face à un vocabulaire assez pauvre puisque redondant.

Figure 21: Un travelling arrière découvrant progressivement la hauteur de la tour (Divines, scènes 00:41:17 et 00:41:24)

82

ROUILLARD Dominique, Superarchitecture le futur de l’architecture 1995-1970,

Éditions de La Villette, Paris, 2004, p.419

49


I.3.2

Un repère ancré dans les dialogues « - C’est laquelle ta tour ? - C’est celle -là » 83

Dans Bande de filles, la protagoniste Marieme montre où se trouve sa tour. C’est en arrivant dans le quartier, alors qu’elle est en voiture avec un ami, en contre-plongée (voie automobile) qu’elle lui permet de se situer. Bien que la scène ait lieu de nuit, avec une mauvaise profondeur de champ, les tours se distinguent par la lumière dans les appartements, et leurs hauteur (cf figure 22). Figure 22: Une forêt de tours indissociables (Bande de filles, scène 01:39:32)

Il y a cette notion d’appropriation et d’attachement au quartier : « ta tour ». L’utilisation d’un adjectif possessif accentue cette appartenance. Ce principe architectural a été reproduit à l’identique plusieurs fois au sein d’un même quartier, dans l’urgence que provoquait la demande de logements mais aussi face à cette vision innovante de l’architecture. Le dialogue ici parle de cette « forêt » de tours, inédite jusqu’alors en France, sans avoir réellement perçu les besoins des habitants.84

Dans Hexagone, la tour est également présente. Sur le trajet du retour d’une soirée, elle trône, dans le fond, à côté des barres (cf figure 23). C’est un marqueur visuel, un rappel constant. Le spectateur ne peut oublier d’où viennent ces jeunes personnages. Figure 23: Des tours et des barres qui se détachent d leur contexte (Hexagone, scène 01:05:14)

Dans les autres films du corpus, la figure de la tour n’est pas évoquée distinctement. Elle reste un point de repère visuel pour le spectateur (cf figure 24). Cela peut être dû à un attachement moins important des protagonistes à leur habitation par exemple.

Figure 24: Un point de repérage lorsque le spectateur est perdu (Bande de filles, scène 00:57:33) 83

SCIAMMA Céline, 2014, Bande de filles, dialogue de 01:39:32 à 01:39 36 DUFAUX Frédéric et FOURCAUT Annie (dir.), Le monde des grands ensembles : France, Allemagne, Pologne, Russie, République tchèque, Bulgarie, Algérie, Corée du Sud, Iran, Italie, Afrique du Sud. Op.cit. P.52 84

50


En somme, les films des années 1995 et 2015 nous présentent deux organisations possibles du quartier, dues au schéma directeur d’aménagement de ces quartiers, donc complètement indépendantes de la période durant laquelle ont été tournés les films qui composent notre corpus. Le premier s’organise autour de l’urbanisme de dalle, et développe un langage urbain piéton : passerelles, rampes, emmarchements. Alors que le second admet la présence automobile, dont il conserve le stationnement en cœur d’ilot ou bien qu’il rejette aux extrémités. Or, ces grands ensembles sont en périphérie de la villecentre. Les habitants sont donc dépendants des transports, qu’ils soient communs (tramway, bus, train, métro) ou bien individuel (voiture). Les cités sont mises en réseau avec la ville mais ce lien n’est pas valorisé dans les films. La narration conduit ponctuellement ses protagonistes dans la grand ville (Paris par exemple pour La Haine, Hexagone, Divines et bandes de filles) mais le transport n’est montré que par une scène de transition : dans un wagon ou une voiture par exemple, sans plus s’y attarder. Les temps de transports sont donc floutés. A l’occasion, le réalisateur rappellera au spectateur l’origine de ses héros. La tour transparait dans le fond d’un cadre, comme un repère lorsque les personnages principaux s’éloignent de leur quartier. La présentation du quartier au spectateur permet de donner une échelle et montre que l'aménagement des grands ensembles est un travail à l'échelle de la ville, de l'aménagement des territoires et des transports, mais l’intérieur même du quartier est un travail à l’échelle piétonne, avec la valorisation des passerelles, escaliers et autres places en hauteur.

51


52


53


II.1

L’utilisation de la couleur pour construire un imaginaire de la ville propre aux problématiques et aux enjeux de la période. L’utilisation de la couleur au cinéma a un rôle majeur. Elle permet de mettre en avant ou bien d’effacer un élément de l’action ou du décor. Les couleurs sont utilisées par le cinéaste pour nous faire ressentir quelque chose. Elles peuvent nous faire deviner l’état d’esprit d’un personnage, montrer son évolution. Décrire une scène, et son atmosphère. La couleur d’un film peut être contrôlée après coup, c’est-à-dire que des filtres colorimétriques peuvent être appliqués en postproduction afin d’apporter une ambiance, mais aussi d’harmoniser les différentes séquences entre-elles. Il existe de grandes tonalités qui existent par thème. L’amitié par exemple se traduit à l’aide d’une dominance de couleurs chaudes voir jaune. La jeunesse est représentée par le sépia. L’innocence et la féminité par le rose, la violence par le rouge. La folie par le jaune clair, le calme et la sérénité par des teintes plus froides comme le bleu.

II.1.1 Des gammes de couleurs brutes, spécifiques à chaque quartier renvoyant aux matériaux, à la région, à l’ambiance générale donnée par le cinéaste

Figure 25:Des teintes chaudes (marron/sable) pour présenter les bâtiments du quartier, d’après les captures du film Un, deux, trois soleil, utilisées dans la rédaction de ce mémoire.

Figure 26:Un gamme de couleurs chaudes et froides pour présenter le quartier, D’après les captures du film Hexagone, utilisées dans la rédaction de ce mémoire.

Il est difficile de faire un lien entre ces palettes chromatiques. Dans les films plus anciens, l’image a un grain. La pellicule a une couleur, une ambiance. C’est le cas de ces films. Dans Un, deux trois soleil (1993) de Bertrand Blier une ambiance plutôt chaude 54


se détache. Un camaïeu85 de marron nous est présenté, avec ses déclinaisons : jusqu’au beige pour les bâtiments et les sols, l’orange qui souligne les arcades, le mauve pour les collines en arrière-plan. Nous pouvons aussi noter que la couleur des tours et des barres ne tranche pas avec celles des pavillons qui jouxtent le quartier. Inconsciemment, elle nous renvoie au Sud, à la ville de tournage du film (Marseille). Ces couleurs renvoient également directement au titre du film : Un, deux, trois, soleil. A l’inverse, pour Hexagone (1994), nous sommes face à des couleurs plus sombres, assez tranchées : le blanc et le marron pour les bâtiments, le vert pour la végétation, le gris pour le sol, le beige pour les espaces vagues, sans fonction, le bleu pour la mosaïque de certains murs. Il en émerge l’idée que le réalisateur cherche à présenter une réalité brute de ce que sont les grands ensembles. Là où la standardisation a créé des espaces lisses et uniformes, ces films démontrent à travers les couleurs la spécificité de leur quartier : ils ont une âme, on y vit, on y joue, on y dort et on sort à l’extérieur, on les tague, et les dégrade. De plus, la mise en valeur de certains matériaux, comme la mosaïque, évoque la pensée hygiéniste des modernes, avec cette idée que ces espaces seront plus facile à entretenir (image de la salle de bain). Ce qui marque également cette tranche de film, c’est la présence de la végétation. Elle s’accorde aux couleurs du quartier, ou bien tranche avec cette architecture monotone. Il y a donc cette idée véhiculée par le cinéaste que le cadre de vie s’est amélioré par la présence de la végétation plus abondante qu’à la création des grands ensembles des années 1960.

Cette monotonie des tours et barres tranchent avec l’attrait quasi historique des français pour l’architecture dites régionaliste. Après la Première Guerre mondiale, l’attrait pour l’artisanat et les productions locales réapparaît. Les reconstructions de logements évoquent une architecture propre à chaque région : la brique rouge pour le Nord de la France, le pan de bois pour l’Alsace, le mas et sa pierre pour l’Occitanie.

85

Traditionnellement, le camaïeu a pour effet de styliser les images en en éliminant le désordre et les dissonances des couleurs. (Définition d’après le site du CCAJ (Cinéma 100 Ans de Jeunesse) de la Cinémathèque, programme financé par le ministère de la culture : http://www.cinematheque.fr/cinema100ansdejeunesse/

55


Apparait en 1963 des initiatives pour briser cette monotonie des grands ensembles, où 1% du budget des bâtiments publics sont utilisés pour l'installation d'une œuvre d’art dans l’espace collectif. On compte par exemple les travaux de Maurice Calka (1925-1999), un sculpteur, urbaniste qui a réalisé une série de fresques murales, notamment dans les banlieues comme à Bagneux au sud-ouest de Paris. Ce sont des décorations qui s'appliquent dans une des parties communes d’un quartier où l’on trouve les grands-ensembles. Le décor marque la singularité d'un endroit, là où l'architecture est banale et trop lisse, le cas pour ces quartiers issus de la pensée moderne standardisée. L’art a une Influence sur le moral des habitants. C’est une forme de lutte contre la monotonie mais aussi pour la perte de l'individualité. Les quartiers HLM n’ont pas tous reçu des œuvres d’art pour briser cette monotonie. Ces films ont été tournés, pour les plus « anciens » début années 1990, soit 30 ans après cette initiative et ne semble pas en avoir bénéficié. C’est donc à l’aide de la couleur que le réalisateur lui donne une particularité, une couleur, une singularité.

Alors que les films des années 1995 ont une gamme chromatique leur étant propre, elle renforce un effet d’homogénéité à l’échelle du quartier : tout se ressemble, chaque bâtiment est similaire. Au final, le quartier veut se démarquer des autres par une ambiance qui lui est propre depuis l’extérieur, mais il reste très monotone et redondant, renforçant ainsi un sentiment d’enfermement, là où une ville a une multitude de couleurs, donnant ainsi des ambiances et un rythme à la déambulation dans la ville.

56


II.1.2 Dépeindre le quartier à l’aide de couleurs froides : un faussement de la perception du bâti.

Figure 27: Des teintes grises, froides pour présenter les bâtiments du quartier, d’après les captures du film Bande de filles, utilisées dans la rédaction de ce mémoire.

Figure 28: Des teintes bleutées pour représenter les bâtiments du quartier, d’après les captures du Divines, utilisées dans la rédaction de ce mémoire.

Les couleurs qui bordent les bâtiments (tours, barres) sont relativement neutres. Un bleu très clair, un beige, un camaïeu de gris, avec le soulignement d’éléments urbains avec des couleurs plus vives. Dans les endroits plus arborés, le vert de la végétation prend le dessus. Les couleurs restent relativement douces mais terne. Elles manquent d’éclat, elle semble passées. Par ailleurs, l’organisation des couleurs est discrète et maîtrisée : les couleurs sont concertées dans la mesure où l’on retrouve les teintes de la ville dans les costumes des personnages. Pour Guy Moquet, les couleurs dominantes sont vertes pour les arbres et l'herbe de la colline, puisque l’essentiel de l’histoire se déroule dans un parc. Mais dans le fond, les bâtiments que l’on aperçoit sont en blanc/crème/gris. Le soleil se couche au centre de l'image, au milieu des arbres, et son halo lumineux a une très grande importance dans le cadre. Nous sommes presque face à un reportage sur ce que devient le parc à la fin de la journée, et amorce la fin de l’histoire. Mais la colorimétrie du film reste identique et rappelle celle de Divines et Bande de filles.

Il y a ici un paradoxe. Cette image « soyeuse » est à l’opposé de l’idée que nous nous faisons d’une cité. Une première hypothèse pourrait être que, ces films de 2014-2016 mettant en scène de nombreux personnages principaux féminins tend à utiliser des couleurs plus « féminines ». En revanche, ce code couleur rappelle l’uniformité, la grisaille, le froid. La perception de l’ensemble du bâti semble faussée. On parle donc de dépeindre la

57


banlieue86, dans le sens où les couleurs ne semblent pas réalistes et semblent avoir été délavées. Une des analyses possibles de cette déréalisation peut être expliquée ainsi :

« Ce désir de placer les personnages dans des espaces neutres – une seule couleur, unie – peut être interprété comme une tentative d’atteindre à un universel de l’histoire racontée. En choisissant d’extraire Marieme d’un univers marqué, elle en fait une héroïne qui pourrait appartenir à d’autres mondes : la banlieue américaine ou la province française »87

Si l’on en croit cette analyse, ici la ville passe en second. La cité devient une toile de fond, un prétexte pour toucher à une histoire peut être plus profonde, qui convoque des idées et envies d’évasion, d’argent, de réussite, des thématiques qui sont contemporaines. Nous sommes moins en présence d’une vérité de ce qu’est la banlieue. Le scénario tend à expliquer la loi du plus fort dans la rue, mais cette histoire pourrait se dérouler n’importe où dans le monde : en France, en Amérique du Nord ou du Sud. De plus, cette uniformisation des couleurs peut faire penser à cette tendance contemporaine qui consiste à trouver des couleurs neutres, claires, pouvant plaire à Monsieur et Madame tout le monde. Si l’on se réfère à l’interview d’une actrice, la réponse de Deborah Lukumuena (personnage de Maimouna dans Divines) répondit à la question « Quel est le message du film ? » semble tendre vers notre hypothèse :

« Il n’y a pas de message. C’est une réalité que le film montre. Les médias ont tendance à diaboliser et du coup à refléter une image fantasmée de la banlieue. […] On propose une immersion dans la banlieue mais ce n’est pas un film sur la banlieue. Mais c’est une immersion de la banlieue parce que Houda [la réalisatrice] est elle-même issue de la banlieue, donc elle parle de ce qu’elle connaît. C’est donc déjà une rectification de ce qu’est vraiment la banlieue. »88

86

Terme utilisé par TUILIER Laura, livret explicatif du film Bande de filles, pour http://www.transmettrelecinéma.com/ 87 TUILIER Laura, livret explicatif du film Bande de filles, pour http://www.transmettrelecinéma.com/, p.10 - Consulté le 24/10/17 88 Interview de l’actrice Deborah Lukumuena pour le magazine en ligne Madmoizelle, disponible à ce lien : https://youtu.be/DgaO0uMJh34 (10:37 à 11:12)

58


Les films contemporains tendent à être une vérité générale. Le spectateur peut s’apercevoir que le cinéaste respecte une harmonie, un code couleur qui est donné dès le début du film. Cette homogénéité peut varier lorsqu’un évènement marquant intervient dans la narration (comme ici la bagarre de Marieme). Les couleurs changent de tons, deviennent plus chaudes, comme pour alerter le spectateur que quelque chose se produit.

II.1.3 Une uniformisation de l’image du quartier à la nuit tombée

Pourtant, la nuit, les gammes de couleurs restent les mêmes, quelles que soient les directives artistiques où les envies des réalisateurs. Les teintes de la ville sont sombres, mais les ambiances peuvent varier. Elles peuvent être chaudes ou bien à l’inverse froides selon le scénario, mais ne dépendent plus que de l’éclairage du quartier du tournage et de l’éclairage artificiel apporté par l’équipe. La banlieue perd donc toute singularité et devient un quartier comme un autre. Lorsque des émeutes éclatent, et qu’il y a altercation avec les forces de l'ordre par exemple, on distingue mal à quel endroit la scène a été filmée. La caméra est prise sur le dos, les images se succèdent rapidement, sont presque floues. La profondeur de champ est minime. Lorsqu’un incident éclate, les couleurs sont vives et prennent le dessus sur la lecture des lieux (cf figure 29). Le spectateur est perdu dans une masse de personnages secondaires inconnus. La nuit, les couleurs sont foncées donc le noir prédomine avec le jaune chaud des lampadaires. A l’inverse, lorsqu’il ne se passe rien, l’ambiance est douce et tamisée. Les couleurs sombres de la nuit se marient avec une lumière froide, blanche, quasi bleutée (cf figure 30).

Figure 29: Un décor noyé par la couleur (Divines, scène 01:42:36)

Figure 30: Une ambiance douce et tamisée (Bande de filles, scène 01:35:39)

Globalement, il y a donc deux tendances que l’on peut ressortir de l’utilisation des couleurs. Les films de 1995 cherchent à donner une image vraie de l’état de la banlieue : comment on y vit, quelles sont les couleurs des matériaux, quelles sont les 59


dégradations mais aussi les améliorations qui ont été faites pour la qualité de vie. A l’aide de la couleur, le cinéaste fait ressortir l’âme de la banlieue. Les films contemporains sont quant à eux dans une déréalisation de l’espace, c’est à dire qu’ils cherchent à donner un ton universel à leur sujet en faussant la perception que l’on se fait du bâti mais en assumant par le cadrage, que le film soit tourné en banlieue. Cependant, ces teintes vont se transformer et être beaucoup plus vives lors d’éléments perturbateurs dans les scénarios. La couleur vive teint le décor et indique au spectateur qu’un évènement est en train de se produire.

II.2

La disparition de la rue chez les modernes offre la création et l’exploitation de nouveaux dispositifs II.2.1 L’importance de l’espace public et son fonctionnement sous la forme d’un nouvel espace

« Les grands ensembles et, plus généralement, les quartiers aménagés à partir des années 1960, dorment des espaces assez peu différenciés. Ils s’organisent presque entièrement autour de la circulation et du stationnement automobile. »89

Lors de la réalisation de son film, le cinéaste est amené à faire des choix techniques qui influenceront la narration. Les différents cadrages, les différentes façons de poser ou de porter la caméra servent à expliquer la ville, son organisation et son déroulement. Lorsque le spectateur comprend le type d’urbanisme c’est-à-dire comment le quartier se présente, quels sont les lieux où se retrouvent les habitants, quelles sont leurs habitudes, il comprend plus globalement la ville dans laquelle se situe le quartier. Les dimensions d’espaces, les gabarits de bâtiments (barres, grands ensembles etc) s’ancrent en lui. Il s’imprègne également de la matérialité des sols des rues, du revêtement des façades, des couleurs dominantes. La nuit des ambiances données par l’éclairage urbain. Ainsi, le spectateur est capable de deviner ce qui marche et ce qui ne marche pas pour ce type d’urbanisation, rappelons-le, très rapide et fortement critiquée. Dans un premier temps, attardons nous sur une analyse fonctionnelle, telle que celle de Bruno Voisin, sociologue et 89

TOUSSAINT Jean-Yves, ZIMMERMANN Monique, User, observer, programmer et fabriquer l’espace public, p44

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urbaniste de l’agence d’Urbanisme du Grand Lyon, qui décrit sa méthodologie pour penser l’aménagement urbain dans le livre User, Observer, programmer et fabriquer l’espace public90. Analyser le quotidien passe par un premier niveau pragmatique. Cette analyse nous permet de dégager une description des parcours et des cheminements des habitants d’un quartier afin d’en comprendre sa décomposition hiérarchique dans la succession des espaces et des pratiques.

« Parcours liés au stationnement, aux allers retours vers les transports, les commerces, les institutions scolaires, aux cheminements vers les équipements situés en dehors du quartier »

Observer ces déplacements permet de comprendre l’organisation de l’espace, la succession de lieux qui existe : est-ce une succession de petites places ? Est-ce un seuil ? Est-ce des arcades ou bien des coursives qui permettent d’accéder aux logements ?»

Pour les six œuvres cinématographiques que nous étudions, le déroulement de la narration de chacun des films du corpus se passe majoritairement en extérieur ou bien dans des lieux publics. L'espace public annonce généralement une progression dans la narration et dans les liens entre les protagonistes. Néanmoins, ces extérieurs n’ont pas les mêmes formes et configurations. Tout d’abord, parce que ces grands ensembles n’ont pas été tournés dans les mêmes villes. Un, deux, trois soleil (1993), a été tourné à Marseille, dans la cité de la Castellane bâtie entre 1969 et 1971. Hexagone (1994) se déroule à Goussainville (95- Val d’Oise), dans un quartier érigé entre 1966 et 1968 Enfin, La haine (1995) a été filmé dans le grand ensemble de Chanteloup-les-Vignes (75- Ile de France), dont la construction s’est terminé en 1973. Son architecte Emile Aillaud cherchait à rompre avec la monotonie des grands ensembles et a proposé des formes arrondies, permettant une succession de places et de passages étroits. Concernant notre seconde période, Guy Moquet (2014) a été tourné dans la cité de l’Arlequin à Grenoble (34 - Isère), quartier VOISIN Bruno, dans l’ouvrage de Jean-Yves Toussaint et Monique Zimmermann User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 p.153 90

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pensé par Georges l’Oiseau et Jean Tribel et érigé de 1636 à 1973. Bandes de filles (2014) et Divines (2016) ont été tourné dans le quartier de la Noue, à cheval sur les communes de Bagnolet et Montreuil (93 – Seine-Saint-Denis). Ce dernier quartier a été pensé sur le modèle d’un urbanisme de dalle fin 1960. Quand bien même ces quartiers ont tous été élaboré entre 1960 et 1970, des problématiques de stationnement, d’entrées, de dalles ou bien de places ont plus ou moins été prises en compte et les solutions apportées n’ont pas forcément été les mêmes.

Au cœur de notre corpus, cette redéfinition de la rue comme espace public est montrée sous trois formes. Celle des arcades, comme espace public ouvert mais couvert. Mais aussi celle de la coursive comme espace collectif couvert, et enfin celle du parc et des chemins qui font office de passage. Ces espaces sont également l’occasion de se poser une question, celle du genre dans la ville, de son appropriation de l’espace. C’est une question contemporaine qui est étudiée par Bande de filles et Divines, puisqu’ils mettent en scène des héroïnes féminines

II.2.2 Les arcades : une redéfinition couverte de la rue Les arcades, c’est avant tout le pilotis, le refus de la « ruecorridor » énoncé par les modernes. « La rue- corridor à deux trottoirs, étouffée entre de hautes maisons doit disparaître. »91

Figure 31: Un investissement des arcades (Un, deux, trois soleil, scène 00:33:15)

C’est la projection d’un espace en-dessous d’un bâtiment, possible grâce à un système de pilotis.92 C’est également l’occasion d’y placer des commerces de proximité : boulangerie, pharmacie, comme le montre Un, deux, trois soleil (1993) par exemple (cf figure 31). L’héroïne Victorine les traverse et le film montre que ce dispositif est utilisé comme lieu de commerce, mais aussi d’attente ou point de rendez-vous. 91

LE CORBUSIER, Urbanisme, 1925 cité par CHOAY François, Espacements: L'évolution de l'espace urbain en France. Milan: Editions Skira, 2003, p.100 92 PANERAI Philippe, Formes urbaines: de l'îlot à la barre, Marseille, éditions Parenthèses, 1997, p134

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C’est également un lieu de passage obligatoire pour rentrer chez soi. Un, deux, trois soleil et Bande de filles le montre. Les protagonistes les traversent à plusieurs reprises pour rejoindre leur cage d’escalier (cf figure 32). Enfin, à Grenoble par exemple, pour la cité de l’Arlequin où a été tourné le moyen-métrage Guy Moquet (2014), on sait que cette rue couverte mais ouverte existe, bien qu’elle ne soit pas montrée. Les barres et tours du quartier ont été pensées sur une grande hauteur et dans une grande épaisseur afin de densifier au maximum les logements et de libérer le plus grand espace possible pour y créer un parc. En dessous du bâtiment principal s’est développée une rue. Elle est fortement critiquée pour le couloir de vent qu’elle créer, par sa forêt de pilotis venant obstruer le passage, mais elle l’est également pour ses difficultés d’entretien. C’est une redéfinition de l’espace public, avec l’introduction d’un nouvelle forme d’allée. Il y a les mêmes fonctions : on y rencontre les personnes que nous avons envie de voir, on y circule, on s’y arrête si besoin.

Figure 32: Des arcades contournées (Bande de filles, scène 00:42:08)

Aux yeux des cinéastes, les arcades cumulent une multitude de fonction. En revanche, notre corpus apportent des informations quant à leur utilisation. Alors qu’en 1993 elles semblent être un lieu incontournable de vie de l’espace public, elles sont en 2014 et 2016 réduite à la seule fonction de traversée.

II.2.3 La coursive : une rue semi-collective comme extension du logement et de ses habitudes vers l’extérieur Dans son mémoire Séquences d’entrée de grands ensembles 93, Marion LeGrand, étudie et analyse les séquences d’entrées des grands ensembles. Elle y soulève une problématique intéressante. Dans la Charte d’Athènes94, il est question du « prolongement du logis » dans le chapitre « loisir ». Mais ce prolongement fait référence à des espaces de récréations, possibles grâce à des locaux collectifs. Il n’est pas question de séquence d’entrée ou de spatialité. Pourtant, de nombreux architectes modernes se sont basés sur les fondements théoriques de la Charte d’Athènes, qui ne stipule pas d’aménagement particulier pour un prolongement LEGRAND Marion dans son mémoire Séquences d’entrée de grands ensembles de l’ENSA Marne-la-vallée, 2012-2013, 141p 94 Le Corbusier, La Chartes d’Athènes, édition de minuit, Paris, 1957, p.62 93

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physique du logement sur l’espace public, ce que récemment Nicolas Soulier dans son livre Reconquérir les rues95 nommait comme « troisième lieu ». Alors, la majorité des grands ensembles aujourd’hui sont réduits à une critique commune. Elle stipule qu’il n’existe pas d’espaces intermédiaires appropriables, que ces derniers s’ils existent sont réduits au minimum. Les séquences d’entrée se limitent donc à un hall, une cage d’escalier et un ascenseur.

Au sein de notre corpus, nous avons tout d’abord le film de Bertrand Blier Un, deux, trois soleil (1993) où la figure de la coursive est présentée (cf figure 33). La coursive, c’est un lieu collectif. C’est à la fois un lieu de passage, mais aussi de stationnement, appropriable. Figure 33: Un lieu de vie collectif (Un, deux, trois soleil scène 00:50:56)

On ne distingue pas grand-chose d’elle. Elle est couverte, et semble presque fermée par le garde-corps qui paraît être le prolongement de la façade.

« Des paliers de grandes dimensions ne desservant que deux ou trois logements [peuvent] devenir un espace appropriable, voire communautaire, une extension du logement dont la surface n’entrerait pas dans le calcul du loyer. »96

Figure 34: La coursive, une extension de l'appartement (Un,, deux, trois soleil, scène 01:20:24 et scène 01:20:40)

La coursive est une extension du logement vers l’extérieur, dans un lieu que l’on partage avec ses voisins. Dans la narration du film Un, deux, trois soleil, il y a cette idée du vivre ensemble : la porte n’est jamais fermée à clé, les petits des voisins, voir du quartier, la famille, les amis, peuvent rentrer dans l’appartement, ou stationner devant la porte. Cette même porte qui bien souvent est ouverte et permet aux protagonistes de sortir, de jeter un œil à l’extérieur, puis de rentrer à nouveau chez lui. Cette coursive est appropriée par les résidents : on peut voir le linge qui pend dans le fond, ou bien les étendoirs à linge disposés un peu partout. Sur cette capture par exemple, on en compte

95

SOULIER Nicolas, Reconquérir les rues. Exemples à travers le monde et pistes d’actions, 2012, Paris, Ulmer, 285p 96

ARNOLD Françoise, « Le logement collectif », Le Moniteur, Paris, 1996, cité par LEGRAND Marion dans son mémoire Séquences d’entrée de grands ensembles de l’ENSA Marne-la-vallée, 2012-2013, p62

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quatre. On peut supposer que ce modèle d’entrée est projeté à l’ensemble des immeubles du quartier, puisqu’il arrive que le père, alcoolique, confonde son appartement, avec celui d’un autre immeuble. Mais tout est provisoire, il ne s’agit pas de s’octroyer une partie de cette coursive, mais bien de l’emprunter temporairement (cf figure 34). La nuit, le linge disparaît, la coursive est vide d’activité (cf figure 35). C’est également une appropriation qui perdure dans le temps. Le film Un, deux, trois, soleil a la particularité de narrer l’histoire de Victorine, de ses 9 ans à ses 23 ans. Elle ne quitte jamais réellement le quartier, change seulement d’appartement lorsqu’elle se fiance, mais reste proche de sa famille. Toutefois, cette appropriation est exclusivement féminine dans ce film. La question de la femme au sein du foyer peut donc se poser. L’image de la femme au foyer, comme personnage secondaire, pilier de la famille, est présente tout au long du film.

Lorsque la coursive n’est pas utilisée, le cinéaste ne figure pas l’espace de transition entre le collectif et le privé. Contrairement à Un, deux, trois soleil où des scènes entières se dérouleront sur la coursive, nos autres films montreront que brièvement un palier. Un palier c’est un espace devant la porte de l’appartement. Il se devine, lorsque Slimane attend de pouvoir entrer chez Nacera dans Hexagone ou bien lorsque Marieme rentre chez elle dans Bande de filles. Ce n’est pas un espace où l’on stationne volontairement, à l’instar des halls d’entrées ou des escaliers. C’est tout au plus un lieu où l’on patiente en attendant que la porte s’ouvre ; ou bien un endroit où l’on va sentir les odeurs de cuisine ou encore où l’on entend les disputes des ménages en descendant les escaliers.

Les grands ensembles sont des quartiers où le collectif et le vivre ensembles sont très présents. Néanmoins, ce vivre ensemble est beaucoup plus présent dans les lieux du publics, comme les places, les cheminements ou bien même les parkings, que les espaces qui sont de l’ordre de la transition public/privé à la fois pour les films de 1995 et de 2015. Le palier reste donc un espace de passage exclusif, que les cinéastes ne prennent pas la peine de représenter. 65

Figure 35: Un lieu vide la nuit tombée ((Un,, deux, trois soleil, scène 01:20:24 et scène 00:57:03)


II.2.4 Le parc au centre du quartier Enfin, la densification et la libération de l’espace par les tours et les barres ont permis l’abandon de la rue pour l’instauration d’un grand parc. Alors que dans La haine (1995), la caméra suit les protagonistes dans leurs trajets, vagant de terrains vagues, à une succession de placettes reliées par des cheminements. Ces parcours sont exclusivement piétons, là où le stationnement automobile est rejeté en périphérie. C’est une forme de rue interne et particulière à ce quartier précis de Chanteloup-les-vignes que le cinéaste montre en pratique. Le parc, quant-à-lui, est un lieu particulier du cinéaste Demi Hérenger dans son film Guy Moquet. La narration prend place dans la cité de l’Arlequin, à Grenoble. Les barres et les tours encerclent un immense jardin public, le parc de La villeneuve à Grenoble. Il a une réelle centralité : il fait le lien entre les habitants. Contrairement aux deux autres films contemporains qui ne montrent que très peu de personnes dans les rues, ici, en arrière-plan, il y a toujours de l’activité, que ce soit des mamans avec leurs enfants, des jeunes avec leurs scooters, des personnes âgées qui se promènent. Ce monde fait vivre la scène, au-delà de l’action qui se passe entre les personnages principaux et secondaires. Le quartier est en mouvement, la ville bouge, et le spectateur est propulsé au centre de cette fourmilière et peut ressentir un bien-être environnant. Devant lui, la scène d’une ville, telle qu’il la conçoit prend place. La population occupe ce parc, vaque à ses occupations et reflète un bien-vivre général, un bon fonctionnement de ce lieu public, mais également un niveau de qualité de vie et de ville. Le parc est le lieu de vie, le poumon du quartier. En arrière-plan, le spectateur observe le temps en mouvement. Il est mis en valeur par une succession de plans, avant chaque « zoom » sur les protagonistes et sur l’histoire : le ciel avec ses couleurs et ses nuages, marqueur de l’heure, les arbres qui bougent, des enfants qui jouent. Soudain, les plans se succèdent, nous montrant des images de ce lieu public vide. Le banc par exemple, qui est l'espace de pause favoris des personnages est inoccupé. L’arrière-plan ne présente 66


plus de formes floues et mouvantes. Le spectateur comprend donc tout de suite qu'il se passe quelque chose dans le déroulement de l'histoire.

Tous ces nouveaux lieux ne sont pas systématiquement représentés dans notre corpus. De ce fait, filmer ces lieux dépendent des envies des cinéastes, de l’appropriation qu’ils désirent faire du lieu, et de ce qu’ils veulent représenter de son propos. On peut supposer par exemple que les arcades sont aujourd’hui délaissées, ou qu’elles servent seulement à s’abriter en cas de mauvais temps. La coursive quant-à-elle est un système de distribution des logements bien particulier. L’accès à l’appartement dans le reste de notre corpus n’est que brièvement représenté mais s’organise sous forme de paliers pour trois logements, ne laissant que très peu de place pour une quelconque forme d’appropriation (à l’instar du paillasson ou des plantes qui sont des formes timides).

Enfin, le quartier de l’Arlequin à Villeneuve et son organisation autour d’un parc est un cas particulier dont ne jouissent pas les autres banlieues. Il démontre qu’au travers une occupation habituelle de l’espace, il peut déclencher la surprise et annoncer un retournement dans le scénario en vidant les lieux.

II.4

Le film, un témoin de l’utilisation des différents espaces créés par les modernes II.4.1 L’utilisation de l’espace par les habitants : une dualité entre jour et nuit

L’espace urbain est soumis à des cycles de temporalité97 qui traduisent des pratiques sociales. Ces temporalités peuvent prendre plusieurs formes : saisonnières, influencées par la météo (le printemps et l’automne le temps est doux, alors que l’été il fait chaud, il faut trouver des espaces d’ombres, tandis qu’à l’inverse, ZEPF Marcus dans l’ouvrage de Jean-Yves TOUSSAINT et Monique ZIMMERMANN User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 - p.70 97

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on va rechercher le soleil en hiver). Mais aussi, hebdomadaire, avec une différenciation entre les jours ouvrés et le week-end. Et enfin journalière, entre le jour et la nuit. Grâce au cinéma, le spectateur est apte à juger les utilisations de ces lieux du public sur une échelle journalière, heure par heure. Un lieu peut sembler inhabité la nuit, alors que ce même endroit convoque de multiples fonctions de jour : s’arrêter sur un banc, à la terrasse d’un café, contre une barrière, observer les allées et venues. Les enfants peuvent jouer, pédaler sur le vélo, courir. Le temps d’une journée est organisé pour la plupart des personnes autour du travail. L’expression « Métro, boulot, dodo » en est l’exemple même. Cela explique différents pics sur les voies de circulation automobiles par exemple, aux heures de pointes. En général, les films ne détaillent pas l’heure à laquelle la narration prend place, mais ils l’indiquent par des plans d’ensemble du contexte. La position du soleil, l’éclairage zénithal et la fréquentation du mobilier urbain sont des indicateurs de cette plage horaire.

Figure 36: Un rue sans usages, sans bruit (Hexagone, scène 01:10:01)

Figure 37: Ecran de transition entre deux scènes(La Haine, scène 00 :19:460)

Sur cette capture, les rues sont vides (cf figure 36). On devine que les scènes de vie se déroulent à l’intérieur des appartements ou bien à l’extérieur du quartier. Les rues ou places en fin de journée se vident de vie, et renvoient l’image du no man’s land. Analyser le nombre de personnes dans la rue est également le moyen de rendre compte des pratiques sociales. Par exemple, le film Hexagone narre la vie d’un groupe d’amis cinq jours avant la fête de l’Aïd98. La veille, les rues sont vidées, même en pleine journée. Les familles sont chez elles, préparant les célébrations.

A l’inverse, le film La Haine, retranscrit les aventures heures par heures d’une bande d’amis sur l’ensemble d’une journée, le spectateur peut facilement connaître leur emploi du temps et donc les plages d’utilisation des espaces où ils se rendent : 10h38, certains sont dehors, d’autres se rendent dans l’immeuble d’à côté pour réveiller leurs amis. La salle de boxe désaffectée, le toit. 12h43(cf figure 37), l’attente, le terrain vague, le sous-sol, chez-soi,

L’Aïd-Al-Adha, fête religieuse qui commémore le sacrifice d’Abraham par l’abattage d’un mouton. 98

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à nouveau la cave, puis le train. 18h22, Paris, la grande ville. Mais 00h03 : coincés à Paris. Durant la nuit, les protagonistes évoluent seuls dans leur environnement. Ils ne prennent pas la peine de s’arrêter et poursuivent leurs chemins sans détours. Les avenues semblent désertes et rares sont les appropriations de l’espace public (cf figure 38). Les utilisations de ces espaces la nuit se font de façon solitaire : deal de drogue, chemin pour rentrer chez soi, ou bien collectivement : lors d’une révolte, les habitants sortent de chez eux, et manifestent ensemble.

Œuvres contemporaines comme plus anciennes, le cinéaste, par l’utilisation de l’espace dans son scénario, retranscrit les différents plages horaires d’utilisation d’un territoire. Il en ressort que ces lieux vivent selon les pratiques culturelles et sociales des habitants. Plusieurs cas de figure interviennent. Lorsque l’espace est vidé de monde, le plan est moyen. Il permet de zoomer sur une partie du quartier (contrairement aux plans d’ensemble et généraux qui vont présenter le quartier dans sa globalité) et rend toute la puissance à l’architecture qui encadre ces espaces délaissés. La caméra peut rester fixe ou bien faire un travelling pour montrer cette succession d’espaces désert. A l’inverse, lorsque la place est vivante, le cadre est zoomé sur les personnages principaux, et les personnages secondaires occupant l’espace passent derrière eux. Dans la partie I.1.1, nous mettions en évidence l’utilisation du cadrage au service des réalisateurs. Les modernes ont laissé des

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Figure 38: Un espace de circulation appartenant au protagoniste seul (Bande de filles, scène 01:03:33)


espaces vides. Vides, immenses, plaçant leurs personnages dans un coin, avec une impression de flottement.

II.4.2 Un espace qui paraît d’autant plus vide que le mobilier urbain le souligne

Ce qui est intéressant de relever pour le film Bande de filles, de Céline Sciamma, c’est l’utilisation des couleurs. Le jour, les couleurs sont relativement monochromes. On pourrait presque croire que la banlieue a été repeinte dans des tons blancs / gris bleutés. D’autant plus que selon les scènes, les lieux diffèrent mais pourtant gardent une certaine harmonie dans les couleurs (cf figure 39).

Figure 39: Un mobilier urbain accentué et révéler par la couleur (Bande de filles, scène 00:51:46)

Elles sont quatre, chacune avec leur style vestimentaire. Les couleurs restent relativement assez froides, avec une majorité de blanc. Mais des touches de couleurs données par des éléments ponctuels attirent notre œil : les rambardes qui cadrent l'image au premier plan sont violettes. Les murs blancs ont des tags colorés. Certains murs sont rouge. Un arbre vient cadrer la partie gauche de l'image et apporte une touche de vert mais très sombre, qui fait ressortir le blanc des bâtiments et du ciel. Ici, le dispositif des couleurs cherche à redonner un cadre au format, ce qui donne une composition équilibrée. Le cadre est donc plus accueillant que l’immense rectangle du scope. En somme, le grand ensemble par sa composition : ses garde-corps de ses dalles surélevées, les murs, fenêtres, portes, barrières, redessinent un cadre autour du personnage, plus chaleureux, plus accueillant, et brisent ce large format scope utilisés par les cinéastes.

Figure 40: Un mobilier urbain coloré qui tranche avec la couleur du bâti, d’après les captures du film Bande de filles, utilisées dans la rédaction de ce mémoire.

Figure 41: Un mobilier urbain coloré qui tranche avec la couleur du bâti, d’après les captures du film Divines, utilisées dans la rédaction de ce mémoire.

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Figure 42: Une végétation qui renforce les tons chaud du film, d’après les captures du film Un, deux, trois soleil, utilisées dans la rédaction de ce mémoire.

Le mobilier, qui n’a pas été repeint pour les films encadre les lieux dans lesquels il a été placé. Il permet de les délimiter, d’apporter de la couleur dans ce paysage urbain. Dans les films des années 2015, les bâtiments ont une couleur neutre, presque éteinte, et cette mise en valeur du mobilier donne l’impression que les couleurs sont séparées, disposées sur l’écran comme le souhaite le réalisateur. On obtient donc des ambiances calibrées et délimités par ces garde-corps, ces murs etc, qui cherchent à animer l’espace par la dimension ludique qu’amène la couleur, et qui hiérarchisent également les espaces selon leurs tailles et leurs importances. Pour les films plus anciens, on ne retrouve pas ces procédés. La Haine, qui est filmé en noir et blanc, met au même niveau les bâtiments, les personnages, le mobilier, les voitures. Hexagone et Un, deux, trois soleil présentent leurs décors dans des camaïeux de couleur, ce qui stylise les images et supprime toute discordance et contraste entre les couleurs. Les différents espaces ne sont donc pas hiérarchisés et participent à cette la recherche d’une identité, d’une harmonie des espaces.

En somme, l’urbanisme des modernes a construit une multitude de quartiers, qui semblent à première vue similaires. Mais en les étudiant de plus près, il apparaît que chaque grand ensemble a ses spécificités. Elles sont mises en scène par les scénarios et mises en valeur par les cinéastes, à travers leur regard. Dans notre corpus de 1995, chaque quartier a ses particularités. Les réalisateurs cherchent à donner une image mentale aux spectateurs, en lui proposant des tableaux mentaux à base de couleurs et d’ambiances. Les pratiques des habitants sont également dépeintes, avec l’utilisation de dispositifs particuliers : une coursive, un chemin étroit ou bien des arcades qui deviennent rapidement des lieux récurrents dans la narration, et donc des

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lieux vivants, où se rencontrent personnages principaux et secondaires. A l’inverse, notre corpus de 2015 tend à flouter les clichés existants en offrant une image universelle de ces quartiers. C’est également un moyen de critiquer ces quartiers. Les dispositifs architecturaux ne sont plus utilisés comme imaginés à l’origine, les espaces semblent (tout du moins dans Bande de filles et Divines) désertés, alors qu’ils étaient 20 ans auparavant un lieu de réunion incontournable. Cependant, j’ajouterai que le parc de Guy Moquet semble échapper à cette critique. Toujours peuplé par toutes les générations, cette espace vert, central dans le grand ensemble de Grenoble semble être un espace « vivable » mais aussi agréable, loin de cette architecture en béton impersonnelle.

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III.1 Prendre place dans l’espace public : la représentation de soi et la relation à l’autre99 III.1.1 La perte de confiance en un espace accessible par tous L’espace public est un lieu où chacun est accessible à la perception des autres. Depuis notre enfance, les processus de socialisation passent par un rapport au corps, par une mise en scène du corps, « un dressage » du corps, avec l’idée d’une mise en scène de soi. C’est l’exposition collective : voir et être vu. L’espace public est un lieu d’exposition, où se montre et où et les autres nous voient. Notre comportement, nos postures sont, des reflets, des prises de positions par rapport à nos valeurs. Cela peut se traduire par des stratégies pour passer inaperçu, ou d’autres pour se démarquer. Par exemple, pour être invisible, il y a la solution du casque audio où nous sommes repliés sur notre intimité donc moins susceptibles d’être dérangé. Nous sommes toujours dans une scène active où le passant cumule les rôles d’acteur et de spectateur : à la fois à la manière horizontale (simultanément) et/ou verticale (rôles différents, avec une densité différente). L’enjeu d’un espace public est donc le ménagement entre la rencontre et l’espacement. Il est propice à développer un continuum de sociabilités à savoir : des relations dites « ancrées » (d’interconnaissance) qui touchent à l’identification de la personne individuelle : amitié, famille, amour. Des relations « intermédiaires » qui renvoient à une certaine familiarité : les collègues, les pairs. Des relations « anonymes » ou éphémères, qui sont les plus distantes et sont spécifiques aux espaces publics. Et enfin les relations fusionnelles : ce sont des relations à part, qui ont la forme de communion collective éphémère qui rassemble les individus autour d’une cause commune (comme une manifestation ou un concert par exemple).

Pour que les sociabilités de l’espace public soient bonnes, et répondent à des « règles du jeu », il faut que le lieu dans lequel elles prennent place procure un sentiment de confiance et de Partie rédigée à l’aide de l’ensemble des cours magistraux de BARRERE Céline, 2016, Espaces publics, usages et représentations, ENSAPL 99

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sécurité. C’est-à-dire enrayer tout ce qui potentiellement peut être source d'alarme, de risques de n’importe quelle nature (humain ou matériel). C’est là qu’a échoué l'urbanisme de dalles. La séparation du piéton de la voiture accroit la distance entre les individus et leurs activités et par conséquent, a accentué un sentiment d’abandon et d’anonymat.

III.1.2 La face et la coulisse ou la maîtrise de ce que l’habitant laisse paraître Il existe un jeu où l’apparence est contrôlée : celui de la face et de la coulisse. C’est l’inattention polie qui est du ressort de toutes les civilités. C’est un degré d’engagement minimal. Les sociologues observent alors ce qui est de l’ordre de la territorialisation, c’est à dire des découpages de territoires spécifiques. L’espace public idéal est un espace de négociations et de publication de soi et des autres par la parole et la corporéité. La cité peut être vue comme un territoire partagé, avec la constitution d’ambiances. Elle est pratiquée par des groupes ayant des pratiques similaires, c’est-à-dire qu’il y a extériorisation des relations sociales, une interconnaissance répandue et une structuration communautaire. C’est en ça que l’on reconnait qui appartient au quartier et qui n’y appartient pas. Il y a donc une forte valorisation de sociabilité à l’extérieur. C’est la mise en place d’un réseau d'interconnaissance dans le quartier de gens que l'on reconnaît, à qui on parle et que l’on salue. Par exemple les marches des rez-de-chaussée des immeubles sont des nœuds de relations spatialisées. Les habitants y développent un réseau de proximité. On observe donc une structuration communautaire dans ces lieux. Les personnes qui y circulent, qui s’y retrouvent ont des points communs, notamment à travers la parole. La rue, le bas de porte sont donc des lieux où les affinités culturelles cohabitent. C’est un espace perméable à l’altérité, qui permet des rencontres ou des séparations. C’est une mise à distance sans que ce soit vu comme du mépris ou comme dans un entre soi communautaire. Et autour de ça, les ambiances du lieu vont renvoyer des messages et vont agir soit de manière positive, soit de manière négative 77


autour des individus. Elles ont une fonction de filtre social, presque auto ségrégative qui agit au sein de sa propre communauté d'origine mais aussi en externe vis à vis d'autres groupes (étrangers ou de banlieues voisines par exemple). Les tags, les dégradations, mais aussi les couleurs etc ont une fonction de marqueurs, de frontière dans les circulations, voire même d’attractivité.

III.1.3 S’approprier, ou l’action de faire sa propriété ces espaces vides ou de passage Dans un premier temps il me semble essentiel de définir ce qu’est l’appropriation. C’est le fait de rendre quelque chose, propre à un usage, d’en faire sa propriété (Le Robert 1996) S’approprier peut être défini comme l’ « action de rendre propre à un usage, à une destination » ou bien l’ « action de s’approprier une chose, d’en faire sa propriété »100 La notion d’appropriation est une notion large et par-dessus tout, pluridisciplinaire. C’est le fait de faire sien, acquérir par l’usage répété et quotidien d’un espace public ou privé qui va mettre en place des habitudes qui contribuent à l’adaptation.101 C’est donc le fait de se construire des repères. Dans l’espace public, ces repères peuvent avoir plusieurs dimensions. Ils peuvent être effectifs grâce à des objets physiques ou bien des marques visuelles comme un tag. Dans les lieux du public, l’appropriation est un moyen de révéler différentes pratiques du quotidien qui peuvent se traduire par les accès, les allées et venues et les lieux d’arrêts. Donc les usages reflètent les différentes occupations et temporalités. Mais cette appropriation c’est aussi la construction de repères symboliques, avec la création de souvenirs, de moments vécus par cette répétition d’actions qui entraine une routine, une redondance. La création de rituels dépeint la prise en main et le plaisir de pratiquer différents espaces C’est donc un processus de transformation permanent, qui évolue de par nos actions répétées chaque jour. C’est quelque chose qui n’est jamais achevé et qui n’est pas fixe. 100

Dictionnaire Le Robert, 1996, cité dans le cours magistral n°4 « Appropriation et modèles culturels » du 9 mars 2015 de Céline Barrere, ENSAPL 101 Cours magistral n°4 « Appropriation et modèles culturels » du 9 mars 2015 de Céline Barrere, ENSAPL

78


Ce développement fluctue selon les catégories sociales, l’âge, le sexe, les trajectoires de vie, les contextes politiques et économiques. Plus haut, nous parlions de l’appropriation des espaces qui se traduisait par l’observation du quotidien, des lieux flux de déplacements pour se rendre vers des équipements situés en dehors du quartier. Or, la capacité des habitants à prendre place dans un lieu est possible grâce à son mobilier : murets, barrière, marches, tout est un prétexte pour s’assoir, prendre sa place. Dans le film, le type de lieu choisi par les jeunes pour leur regroupement peut faire transparaitre des indications sur l’époque, le temps. Par exemple, en hiver, les protagonistes vont plutôt choisir un lieu abrité, comme une entrée d’immeuble, qui se situe non loin d’une place, alors qu’en été, les lieux extérieurs vont être privilégiés. Nous pouvons alors nous poser la question, quels sont les différents lieux qui sont enclins à accueillir ces différentes formes d’appropriation ?

III.2 Redéfinir le vide en y améliorant son confort ou en lui offrant une nouvelle fonction III.2.1 Le vide comblé par le jeu : l’émergence d’un espace collectif ludique

Nous avons démontré précédemment que ces lieux vides et sans vie sont sujets à un renouveau, à un réemploi. En effet, La précipitation de la construction de ces grands ensembles forment un cadre bâti « sans vie » (Hammouche, 2001) Dans son écrit User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, l’auteur décrivait :

79


« Quant aux groupes de jeunes, l’appropriation passe d’abord par l’amélioration du confort […] »102

Figure 43: Un confort éphémère ludique (Hexagone, scène 00:01:28)

Figure 44: Un confort éphémère (Hexagone, scène 00:01:22)

ludique

Dans le film Hexagone (1994), on peut observer comment un espace laissé vide peut se transformer en un espace de récréation pour les enfants. Le cadrage, tout d’abord, met en avant les enfants et les éléments rajoutés au premier plan : une piscine, un tuyau d’arrosage, des cages de foot (cf figure 43 et 44). La couleur ainsi que la taille de ces éléments attirent l’œil. Cette scène est importante puisqu’elle se place au tout début du film, et montre donc une facette méconnue de la cité. La ville, dans la narration, est simultanément un personnage acteur et spectateur. Elle est actrice, puisqu’elle permet, par sa configuration, ce type d’espace, mais elle est également spectatrice puisqu’elle s’efface comme une toile de fond pour que les habitants puissent y vivre. A. Hammouche explique que cette appropriation peut faire ressortir une urbanité ludique, qui se construit en extérieur, sur les coursives, dans des allées, dans des halls d’immeubles etc où se multiplient les rencontres.103 Ici, l’urbanité ludique fait directement écho au jeu, où les enfants du quartier se réunissent face à « l’attraction » de la journée, à savoir ici, la piscine gonflable.

Hexagone est un cas particulier d’une appropriation ludique montrée explicitement par le réalisateur. Elle est remarquable car elle est matérielle. Le fait qu’elle soit absente des autres films ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Elle peut être implicite. Chaque espace est différent, et les enfants ont cette capacité de transformer un objet ou un matériau banal en un véritable terrain de jeu.

HAMMOUCHE Abdelhafid dans l’ouvrage de Jean-Yves TOUSSAINT et Monique ZIMMERMANN User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 – p.122 102

103

80

Ibid. p.115


III.2.2 Les lieux de passages (escaliers, entrée d’immeubles, mobilier urbain) : une façon de contrôler les allées et venues. L’espace public, est soumis à des logiques d’abandon et d’appropriation. Les lieux appropriés par des groupes ne sont pas laissés au hasard. « L’ancrage spatial des groupes de jeunes dans les quartiers d’habitat social révèle une dynamique et une évolution où se combinent des processus de confrontation et des stratégies d’appropriation. »104 Faire sien passe par des rituels de passage. C’est se confronter à l’autre, se montrer et choisir le lieu où l’on va se placer. Ces films reprennent le schéma directeur d’un système d’appropriation par les jeunes : être vu, et surveiller. Ce processus se met en place dans les espaces de passages comme des escaliers ou rampes d’accès. Mais aussi sont appropriés les parkings (et tout autres espaces souterrains comme les garages ou les caves), les halls d’entrée ou les rez-de-chaussée des immeubles. Ils sont répartis sur le territoire du quartier selon des rapports de force mouvant, selon l’heure et le moment de la journée. Ces espaces de transitions appartiennent à des groupes qui se les sont attribués. Ils ont une charnière dans l’espace public, où un jeu de « terreur » et d’« identification » se joue constamment, créant ainsi des territoires qui s’opposent. 105 Les espaces sont choisis et hiérarchisés selon la visibilité qu’ils offrent : sont-ils en hauteur ? A l’ombre d’un bâtiment, ou ayant une vue dégagée sur l’ensemble d’une place ?

« Le territoire de la cité est ainsi découpé en microterritoires. Ce découpage s’opère en fonction des rapports de force d’ordre physique entre bandes et l’intérêt relatif de chaque microterritoires (discrétion du lieu, équipement sportif…) pour chaque bande. »106

104

Ibidem.

VOISIN Bruno, dans l’ouvrage de Jean-Yves TOUSSAINT et Monique ZIMMERMANN User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 – p.45 106 SAUVADET Thomas, « « Jeunes de la cité » et contrôle du territoire : le cas d’une cité de la banlieue parisienne », Hérodote 2004/2 (N°113), p.116 105

81


Figure 45: Deux groupes se font face (Bande de filles, scène 00:51:46)

Dans la première capture (cf figure 45), tirée de Bande de filles (2014) les marches permettent d’accéder aux arcades pour rentrer chez soi. C’est un lieu de passage obligatoire. Pour notre groupe de protagonistes, il faut gravir ces marches, et donc faire face à ce groupe. C’est de l’intimidation. C’est un « squat » fonctionnel. Il leur permet d’engager la discussion, de déranger. Ce jeu constant de sociabilité fait d’une cité une enclave protectrice107. Le squat de l’entrée est également une pratique courante. Visible par le stationnement de personnes devant la cage d’escalier, devant les boites aux lettres mais également par les tags, dessinés sur les murs. Dans cette capture (cf figure 46), du film Hexagone (1994) cette fois, le groupe discute assis devant l’entrée d’un bâtiment. Cette scène présente, au début du film, décrit une scène de vie, à la fois zoomée sur les personnages, mais assez dézoomé pour apercevoir des bâtiments en arrière-plan ainsi que la porte devant laquelle ils se trouvent.

Figure 46: Une scène de vie banale (Hexagone, scène 00:01:55)

Ces deux films, bien qu’espacés de vingt ans ; montrent une nouvelle forme d’appropriation d’un lieu. Elle se traduit par l’occupation statique d’emmarchements, permettant d’accéder aux cages d’escaliers ou bien aux seuils des passages des entrées. Il est intéressant de soulever que les deux plans sont assez similaires. Les scènes se passent à hauteur d’œil, ce qui place le spectateur au-devant de l’action, sans forcément l’y plonger. Ainsi, la distance entre ces groupes de jeunes et le spectateur crée un malaise et lui offre deux choix : continuer et affronter à son tour ces jeunes (le cas de Bande de filles, qui zoomera vers le groupe), ou bien faire demi-tour et passer son chemin (le cas d’Hexagone qui présentera un autre plan du quartier).

« L’usage des espaces fait l’objet d’appropriation, souvent par la seule présence et l’accentuation des passages ou non »108

107

HAMMOUCHE Abdelhafid Op.ci.t. p.115

108

Ibid. p.118

82


Le squat de groupes de jeunes est un cliché ancré dans les esprits et qui se vérifie ici. Ils accentuent le passage par leur sédentarisation. Leur système d’occupation de l’espace résulte d’un jeu de force entre terreur et identification de l’autre. Au-delà d’une simple occupation de l’architecture du passage, c’est une mise en scène du groupe dans un microterritoire choisi et attribué.

III.2.3 Lieux interstitiels et terrain vague

Enfin, au cours du visionnage du corpus, nous pouvons remarquer la forte présence de lieux dits « interstitiels ». Ils se trouvent en dehors des parcours quotidiens, ils n’ont aucunes fonctions, et sont en marge du quartier. C’est une forme d’appropriation du quartier.

« Du secret, lieux interstitiels… presque exclusivement utilisés par les jeunes extérieurs à la cité qui n’y sont que de passage et pour ceux qui, « membres » du groupe, sont le plus engagés dans une dynamique marginale. »109 Par l’absence de passage récurrent, deux types d’appropriation peuvent y être décrit. Celui où les protagonistes vont chercher le conflit, et celui où, au contraire, vont rechercher un repli, et donc vont également choisir quelle fonction donner à ce terrain, quels que soient leurs typologies. Par l’étude des captures, nous pouvons émettre des hypothèses quant à leur nature et fonctions. Dans Un Deux Trois soleil (1993), ces espaces sont abondants. Sur l’un, un pan de mur reste debout, le site est éloigné de la voie automobile, les enfants du quartier vont donc pouvoir jouer au jeu un, deux, trois soleil110 (cf figure 47).Sur un autre, il ne s’y passe rien. C’est un lieu de passage, entre le quartier et ce qui semble être des chantiers. Les personnages y passent pour se rendre d’un lieu à un autre.

109

CHOBEAUX François, 1994, « Identité collective de jeunes en difficulté d’insertion sociale » cité par VOISIN Bruno, dans l’ouvrage de Jean-Yves TOUSSAINT et Monique ZIMMERMANN User, observer, programmer et fabriquer

l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 – p.118 110

Référence au titre du film

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Figure 47: Un lieu à la périphérie du quartier (Un, deux, trois soleil, scène 00:22:22)


Figure 48: Un objet architectural posé au centre (La Haine, scène 00:24:28)

Figure 49: Un espace qui semble abandonné, désertique (La Haine, scène 00:25:35)

Figure 50: Un terrain vague au cœur du quartier (Divines, scène 00:32:04)

Figure 51: Le même terrain au centre d'une dispute (Bande de filles, scène 00:58:42)

Dans La haine (1995), Ce terrain oscille entre parc mal délimité et parking désaffecté. L’installation de la caméra et la succession des plans de la séquence sont intéressants. Dans un premier temps elle présente les protagonistes assis devant ce qui semble à première vue être des devantures de magasins fermés, et un objet architectural faisant penser à un belvédère (cf figure 48). Puis la caméra filme le contreplan (cf figure 49). Les protagonistes sont venus s’assoir à côté de ce qui semble être le seul élément bâti du terrain. Ce dernier est entouré par les bâtiments, et semble surveiller nos personnages. Il les place en son centre.111 Il est intéressant également de relever que derrière les dialogues, une musique écoutée par d’autres personnes est jouée et un écho renvoie la musique. Attente, ennui, ils sont ensemble mais seuls les deux du milieu discutent. Les autres se contentent d’écouter. C’est un lieu d’observation du quartier dans son ensemble, un lieu où le temps s’écoule, et où les personnages se montrent. Par conséquent, nous pouvons conclure que ce lieu est seulement l’un de ces nombreux lieux vides, où il ne s’y passe rien.

Alors que dans Divines (2016), Dounia peut être recrutée par sa dealeuse à condition qu'elle sache manier un scooter. Avec l'aide de sa meilleure amie, elle se rend sur un terrain vague afin d'apprendre à le conduire (cf figure 50). La végétation chaotique qui reprend son droit sur cette décharge donne l’ambiance principale du plan. Les façades des barres en arrière-plan écrues/ marrons ne rentrent pas totalement dans le cadre, nous sommes donc au cœur du quartier. Des palissades entourent le lieu, des détritus jonchent le sol. Le plan général permet de montrer le site dans son contexte. Au pied des immeubles, on aperçoit des machines de travaux. Je peux donc émettre l’hypothèse que ce site est un ancien chantier de déconstruction d’un bâtiment. Le même lieu est filmé à nouveau dans le film Bande de filles (2014) (cf figure 51). Même si les couleurs sont différentes, et que cette fois la caméra filme depuis le site, on n’en distingue pas les limites. Mais l’action qui s’y passe nous intéresse. Marieme, le personnage principal s'apprête à venger son amie Lady afin de sauver son honneur. C’est sur ce terrain que plusieurs bandes se sont donné rendez-vous pour se battre.

111

84

Figure de l’arène, voir page 24


Les films des années 1995 présentent ces terrains vagues comme des réserves foncières. Rejetés aux extrémités du quartier, comme si la banlieue allait y construire un nouveau grand ensemble, ils sont appropriés par les habitants. Alors qu’à contrario, pour les films contemporains, bien que ces terrains vagues soient utilisés, leurs aspects délaissés, bruts, mais pourtant intégrés en plein milieu de la ville, renvoient l’image de démolition d’une tour par exemple et d’espaces non qualifiés puisque le quartier pullule d’espaces vides de fonction, en attente certaine d’une réhabilitation, fruit des démolitions de l’ANRU. Il y a également une accentuation de ce stéréotype visant à dire que les banlieues sont des lieux délaissés par l’état, où les rénovations urbaines ne sont pas toutes égales. Le grand public n’a pas, d’une part, conscience de tous les PNRU organisé par l’ANRU, mais ces vides délaissés et présents dans l’imaginaire collectif correspondent à ces restructurations.

En somme, ces différentes scènes nous montrent plusieurs façons de s’approprier un espace, que l’on soit seul ou en groupe. Mais elles démontrent également quels types d’espaces sont utilisés. Nous l’avons déjà évoqué précédemment, l’urbanisme des grands ensembles a densifié les logements pour libérer un large espace vert autour. Or, ces espaces sont majoritairement des espaces vides, dont les fonctions sont créées et données par les protagonistes des différents scénarios. Ces espaces sont donc : les intervalles dégagés entre chaque immeuble, ou barre ou tour, les lieux de passages intérieurs comme extérieurs (halls, cage d’escalier, escaliers, passerelles) ... Mais encore sont des lieux interstitiels, sans nom, adaptable selon les besoins et les personnages.

III.3 L’exemple du snack/café/commerce

Que ce soit dans les films de la période 1995 ou celle de 2015, on observe bien souvent un lieu à priori neutre, où va se dérouler une, ou plusieurs scènes. 85


La figure du café apparaît dans chacun des films que j’étudie. Ce lieu est un intermédiaire entre le public et le privé. En effet, c’est un établissement commercial privé, qui appartient à quelqu’un, mais qui a un usage public. On s’y pose le temps d’y boire un café, de lire, de retrouver des amis et de discuter, ce sont des actions que l’on effectue en temps normal chez soi.112 Pour autant, occuper le café peut s’effectuer de bien des manières différentes. Squat, ennui, observation, retrouvailles, il est un marqueur temporel des échanges sociaux.

III.3.1 Une nouvelle échelle urbaine

Dans Divines (2014) apparait cette figure du café. Nous sommes face à une forme d’appropriation. Deux containers disposés en angle droit forme un commerce multi-usages, comme le suggère deux enseignes (cf figure 52).

Figure 52:Un commerce posé au milieu des tours et des barres. (Divines, scène 00:41:15)

Figure 53 ; Le spectateur est plongé au coeur de la scène et assiste à la conversation (Divines, scène 00:37:30)

Il n’existe pas de scènes filmées à l’intérieur de ce commerce. A première vue, ce sont les chaises de la terrasse qui montrent que c'est un endroit où s’arrêter, mais il n’y a pas d’autres indicateurs (cf figure 53). L’utilisation des conteneurs montre qu'ils sont posés au sol sans être intégrés dans leur environnement urbain. Ce dispositif sert initialement pour le transport de marchandises sur les navires. C’est un prototype industriel standardisé. Depuis quelques années, il est utilisé en architecture. C’est une tendance qu’ont certains architectes à proposer un recyclage de ces objets, qui est également une réponse à une architecture dans l’urgence et temporaire. Il fait écho au principe de construction des grands ensembles : un seul grand modèle unique qui ne s’adapte pas à son milieu. Cet effet « provisoire » est renforcé lorsque l’on observe le sol qui est uniforme, et sans délimitations nettes du commerce. A ce moment de l’histoire, Rebecca (la dealeuse « en chef ») ainsi que son associé observent Dounia et Mainouna faire leurs premiers pas en tant que dealeuses. Ces deux protagonistes cherchent à passer inaperçu dans une scène banale du quotidien :

112

Cours magistral n°10 « Les cafés, sociétés locales et repères urbains » 22 mai 2015 de Céline Barrere, ENSAPL

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lire son journal à la terrasse d’un café, pour pouvoir observer l’espace. Le plan est un plan d’ensemble, mettant en scène les deux personnages occupant l’espace. Ils se fondent parmi le bâti.

Dans Bande de filles (2014), nous sommes face à la figure du café/snack plutôt que celle du café seul. Le plan est fixe, le personnage est au centre et se dirige vers ce qui semble être la seule source de lumière du quartier (cf figure 54). Le café semble être détaché des tours que l’on peut apercevoir dans le fond. Une nouvelle fois, le commerce semble offrir une nouvelle échelle au protagoniste. Il n’est pas rattaché à une bande de logement, et semble « posé » sur le sol.

Figure 54: Un point de repère lumineux dans la nuit (scène 01:14:59)

Rien ne montre une appropriation quelconque de l’espace devant, par l’absence d’une terrasse ou de mobilier. D’ailleurs, on devine que le café est ouvert grâce à la lumière. En revanche, l’enseigne, bien que lumineuse, n’apporte aucune indication, comme si, faire partie du quartier permet de connaître ce lieu.

Le commerce dans le film de 2015 présente des lieux publics, s’apparentant au café/snack. Ils font partie des points de rendez-vous entre habitants. De par leur détachement des immeubles en arrière-plan, ils offrent une nouvelle échelle, plus humaine au piéton, par sa taille forcément plus petite.

III.3.2 Un lieu de rencontre intégré dans la vie du quartier

Dans Un, deux, trois soleil (1993), il y a Le Balto (cf figure 55). C’est un café sur une grande place qui se démarque facilement par sa couleur extérieure : un bleu qui tranche avec le marron des murs. Une enseigne à néon verte, et un logo, rouge en lettre blanche. Lorsque nous le découvrons pour la première fois (00:31:50), l’œil est facilement attiré par ce café en arrière-plan, alors que devant nos yeux se déroulent une scène de vie quotidienne

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Figure 55 : Le café Balto, unique commerce sur la place. (Scène 00:31:50)


On est alors face à un dispositif qui va attirer la clientèle. Dans le déroulement du film, le spectateur comprend rapidement qu’une scène va s’y dérouler. Néanmoins, on ne sait pas quand. Au premier coup d’œil, le commerce ne semble pas ouvert. Il n’y a pas de terrasse ou une quelconque appropriation de l’espace devant le café. Il n’y a pas non plus d’ardoise indiquant une promotion, ou de carte détaillant leurs consommations. On suppose alors que seule une clientèle habituée, une clientèle du quartier fréquente ce lieu.113 La nuit, le café a une allure différente. Ses portes et fenêtres sont ouvertes sur l’extérieur, alors qu’il n’y a personne (cf figures 56).

Figure 56: Un lieu qui s'ouvre et se découvre de nuit (Un, deux, trois soleil, scène 00:48:13 et scène 00:48:43)

Symboliquement, le café est lié à notre propre image idéale, à ce que l'on voudrait être. C’est un lieu que l’on choisit personnellement pour le faire correspondre avec ses propres valeurs et sa vision du monde et son projet social. Cela est davantage confirmé par le dialogue entre les personnages. Lorsque Victorine demande à son père pourquoi il boit du pastis, alcool dont il ne retient jamais le nom, il explique que c’est sa façon de s’intégrer dans cette ville, qui n’est pas de son pays.

« Vous trouvez ça vraiment bon le pastis ? -

Mais non justement pas du tout. Alors pourquoi est-ce que vous en buvez ? Je n’en sais rien moi, c’est Marcel (le gérant du café), chaque fois que j’arrive il me dit « qu’est-ce que je te sers ? Un petit pastis ? Alors moi... Bon je ne suis pas dans mon pays. »114

III.3.3 Un lieu habituel pour retrouver ses repères en étant hors de chez soi

Dans Hexagone (1994), deux types de cafés sont utilisés. Le premier, celui qui nous intéresse, est celui où l’on se retrouve entre amis dans le quartier lui-même, et celui où on retrouve des

113

Cours magistral n°10 « Les cafés, sociétés locales et repères urbains » 22 mai 2015 de Céline Barrere, ENSAPL 114 Dialogue dans le film Un, deux, trois, soleil de Bertrand Blier (scène 00:50:32)

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étrangers, pour faire connaissance, mais cette fois-ci en extérieur, à Paris par exemple. Le plan sur cette capture montre ce que nous pourrions appeler une galerie commerciale extérieure (cf figure 57). Une succession de commerces prend place en bas des tours. Ce sont des commerces de quartier où tout se trouve à côté : bar, magasins, supérettes etc. Le café rentre donc dans un système architectural, pensé : par la proximité des logements, le cheminement extérieur couvert, par la présence de places de parking et de cabines téléphoniques. Les enseignes ou bien les stores servent à spécifier les différents commerces et à leur donner une identité visuelle.

Figure 57 : Un ensemble de commerces au pied des tours (Hexagone, scène 00:03:04)

C’est donc un lieu, proche de son logement, permettant de retrouver des repères et ses habitudes lorsque les habitants rejoignent leurs proches ou leurs connaissances (cf figure 58).

En outre, le café, une forme ancienne de sociabilité, reste ancré dans la vie qu’offrent les grands ensembles. C’est un lieu de rencontres, de retrouvailles, mais permet également une mise en scène de soi. Dans les films, s’y rendre dépend d’une volonté assumée du personnage : cela se constate par l’utilisation d’un plan, qui est un plan d’ensemble, présentant le café dans son contexte et montrant le protagoniste s’y rendant. Cependant, la figure du café elle-même a évolué à travers le temps. Alors que dans les années 1995, le commerce est intégré dans l’architecture des grands ensembles, dans les années 2015, il est plus question de quelque chose de rapporté, voir posé à même le sol, qui n’appartient pas à la barre ou à la tour en ellemême mais offrant de ce fait une nouvelle échelle urbaine au piéton. Si ces lieux sont absents des œuvres La Haine (1995) et Guy Moquet (2014), c’est qu’ils ne sont pas nécessaires au déroulement du scénario. Nous émettrons l’hypothèse que les cinéastes n’ont pas jugé utile d’utiliser l’image du café comme lieu de rencontre et repère dans la ville pour faire évoluer l’histoire et les relations entre les personnages. Dans ces deux films, l’image du grand ensemble renvoie à la convivialité, mais cette dernière ne passe par le café. Elle s’instaure dans des lieux 89

Figure 58: Un lieu où l'on retrouve ses amis (Hexagone, scène 00:44:40)


extérieurs cités précédemment, comme le parc ou bien une coursive. Globalement, ces espaces de regroupement redéfinissent une échelle à ces vastes étendues vides qu'ils nomment "espace public" entre les barres. Ils sont un point de repère dans le quartier, où paradoxalement ces lieux sont à la fois un lieu d'entre soi (Bande de filles), mais aussi un lieu de mixité sociale où les statuts sociaux sont égalitaires.

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III.4 La place, le banc, le commerce : observation du quotidien Lorsque l’on évoque l’espace public, il existe un paradoxe. D’après l’article « Connaissance et traduction du paradoxe urbain » de Marcus Zepf, dans User, observer, programmer et fabriquer l’espace public115, ce dernier doit être un juste équilibre entre son aménagement important et la quasi inexistence d’installations. Cet espace se définit par sa qualité en tant que vide. En effet, lorsqu’il ne présente pas ou très peu d’aménagements, il n’y a pas d’usages et par conséquent pas de processus d’appropriation de la part des habitants. Avec ou sans aménagement, il existe des sites plus propices à certaines fonctions. C’est ainsi que se définissent des lieux propices aux interactions et d’autres au repli.

III.4.1 Le local commercial comme point de rendez-vous

Certaines fois, la ville peut être comparée à une pièce de théâtre où elle devient une toile de fond, devant laquelle se déroule une scène urbaine116. Nous sommes face à des groupes nomades et sédentaires qui occupent l’espace public. Le nomade va gêner le sédentaire qui, lui, exerce son droit de passage. C’est un paradoxe puisque l’espace public appartient à tout le monde, il y a différentes façons de le pratiquer, mais y-a-t-il une hiérarchisation dans ces usages ? Cette hiérarchie peut s’observer par la position par exemple, qui en dit long sur la personne : elle peut démontrer qu’elle attend lorsqu’elle est appuyée contre une paroi ou un objet par exemple, mais à l’inverse si le protagoniste se tient droit, c’est qu’il est prêt à partir, voir même à se décaler pour laisser sa place ou laisser passer un individu sédentaire. Mais le lieu de rencontre est aussi symptomatique d’un lieu où les groupes ont l’habitude de se retrouver. Ainsi, dans Hexagone (1994), le plan est un plan rapproché d’un local associatif « Maison du Développement Social du Quartier » (cf figure 59). ZEPF Marcus dans l’ouvrage de Jean-Yves TOUSSAINT et Monique ZIMMERMANN User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 - p.173-183 116 CHAUMARD David dans l’ouvrage de Jean-Yves TOUSSAINT et Monique ZIMMERMANN User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 - p.125 115

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Figure 59: Un lieu d'attente et d'appui (Hexagone, scène 00:0:19)


C’est un lieu de rendez-vous, où ils ont leurs habitudes. C’est également l’occasion dans la narration du film de présenter les personnages qui vont rythmer le récit : « [ …] Tiens, Ali. Lui il a réussi l’équilibre impossible entre l’école et la rue. Aujourd’hui il est à la fac de Villetaneuse. […] Lui c’est Karim. Officiellement il est chômeur fin de droit […] Lui c’est mon frangin, Sammy. La racaille à 100% »117

Ils ont des parcours différents, néanmoins, ils sont tous égaux dans cet espace, malgré leurs divergences. C’est donc un lieu où l’on se présente à l’autre.

III.4.2 La place et la figure du banc : être vu dans l’espace public et observer La pratique d’une place quant-à-elle va s’opérer selon les différents champs de la vie urbaine118. Il existe différents types de places qui vont être plus ou moins attractives selon leur plan, leur orientation, leur accès et leur contexte. Généralement, les places reliées à des voies de mobilité urbaine sont plus fréquentées. La place propose en théorie une grande diversité d’usages à ses utilisateurs, qui se l’approprient. Ainsi, elle forme des « poches sociales » qui favorise les rencontres spontanées ainsi que le dynamisme urbain.

Figure 60: Le banc comme lieu d’interactions sociales provoquées(Guy Moquet, scène 00:11:44)

Prenons un exemple de ces « poches sociales ». Dans Guy Moquet (2014) la majorité des scènes se passent en extérieur, et la figure du banc est nettement présente. C’est un point d’observation pour ces jeunes, qui parlent de ragots, d’avenir, d’expériences, mais c’est aussi un prétexte pour montrer leur présence. Par leur positionnement, ils incitent à la conversation, à la provocation, à la reconnaissance de l’autre (cf figure 60). Les plans sont moyens, c’est à dire que le spectateur observe les

Monologue d’après le film Hexagone de Malik Chibane, scène à 00:01:54 à 00:03:35 118 ZEPF Marcus dans l’ouvrage de Jean-Yves TOUSSAINT et Monique ZIMMERMANN User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 - p175 117

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protagonistes comme s’ils étaient sur le banc d’en face et devient à son tour observateur.

La place principale d’Un, deux, trois soleil (1993) est un immense espace dégagé, où les enfants jouent, au centre, où les vélos passent (cf figure 61). A l’extrême gauche, des passants sont appuyés sur des gardes corps, et à l’extrême droite, là où il y a un muret contenant des pots de fleurs, des personnes sont également assises. Pour qu’un lieu soit attractif, il faut qu’il soit lisible, c’està-dire qu’il puisse offrir une perspective présentant des sousespaces pouvant offrir différentes fonctions, des cheminements et des grands axes.119

Figure 61: Un espace central de vie (Un, deux, trois soleil, scène 00:31:40)

Dans La Haine (1995), la place n’est pas représentée par un plan large en tant que lieu physique, mais elle est suggérée. A l’aide d’un plan rapproché des protagonistes et d’une caméra qui bouge120, elle nous plonge au sein de ce qui ressemble à une place, de par le bâti qui l’encadre, sa situation au cœur du quartier (cf figure 62).

Et c’est ce que les films traduisent. Dans l’ensemble, ces « poches sociales » semblent être beaucoup plus actives et présentes au cœur de la banlieue des années 1995, contrairement aux films des années 2015, où cette figure de place n’est pas montrée à l’image dans Bandes de filles (2014) et Divines (2016). Nous pourrions l’expliquer par l’accélération de notre mode de vie. Cela va à l’encontre d’une idée reçue étant que l’augmentation des temps de loisirs, mais également de la durée de vie ont modifié nos rapports à ces lieux dont les usages se démultiplient. Notre société contemporaine est plus casanière, elle a accès à presque tout depuis son logement. Les réalisateurs traduisent à travers leurs films ce qui semble être l’abandon pur et simple de la place en tant que dispositif urbain. Les commerces qui bordent la place ont disparu et ont fait place à de nouveaux dispositifs qui sont, eux, présents dans le film.

ZEPF Marcus dans l’ouvrage de Jean-Yves TOUSSAINT et Monique ZIMMERMANN User, observer, programmer et fabriquer l'espace public, PPUR presses polytechniques, 2001 - p176 119

Au vue de l’image et de son mouvement, je pencherai pour une caméra embarquée sur le dos. 120

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Figure 62: Une présentation de la place via les personnages principaux (La Haine, scène 00:13:26)


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IV.1 Toits, caves : une fonction de repli et de ménagement de la distance IV.1.1 Prendre de la hauteur : une mise à distance et un contrôle sur ce qui se passe autour de soi

Le toit a une connotation symbolique. Etre « sous un toit » c’est avoir un refuge, un lieu de repli. C’est une « couverture »121 qui protège et tranquillise. Être sous son toit est donc un espace, où l’on peut se retrouver seul ou avec sa famille. En passant sur le toit, c’est une extension de son chez-soi. Il est accessible par tous mais il peut être récupéré et accaparé par un groupe. Il permet d’observer et contrôler les allées et venues, mais c’est également une autre forme de point de rencontre. Le toit, c’est aussi le toit-terrasse des cinq points de l’architecture de Le Corbusier. Son accès appuie la grande figure archétypale de l’architecture moderne, et de la barre, et de la tour. Dans notre corpus, l’occupation du toit est systématique lorsqu’il est question de faire perpétuer l’emprise d’un clan sur le quartier. Sa possession peut prendre différentes formes et on la retrouve dans les films La Haine (1995), Divines (2016) et dans Bande de filles (2014).

Figure 63: Une appropriation du toit (La Haine, scène 00:15:46)

Figure 64: Un point d’observation (La Haine, scène 00:17:49)

Dans La Haine, cette figure du toit est représentée. Depuis ce dernier, Vinz, Saïd et Hubert rejoignent d’autres jeunes du quartier. Ils ont leurs habitudes. Des chaises, des canapés, des cagettes en guise de table y sont installés. Les garde-corps sont tagués, un barbecue est improvisé. Le toit devient un lieu de rencontre, un point central du quartier : voir sans être vu. Cette appropriation pour un usage privé, bien que collectif est interdite. Les protagonistes vont donc être dérangés par les forces de l’ordre (cf figure 63) Ici, ce toit est devenu leur propriété. Ils en ont fait leur terrain de jeu, qui répond à leurs propres règles en l’aménagement à leurs souhaits. D’en haut, la vue est différente. Prendre de la hauteur permet de prendre le « pouvoir » sur le quartier. Les constructions environnantes semblent être à échelle humaine, la végétation accentue ce sentiment (cf figure 64).

121

Terme employé par Le Scouarnec René-Pierre lors de sa conférence sur Habiter, Demeurer, Appartenir disponible à ce lien : https://www.habiterautrement.org/01_tendances/contributions-01/Habiter-Demeurer-Appartenir.pdf consulté le 21/12/2017

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Dans Divines, on suit Dounia et son amie qui connaissent par cœur les lieux dans lesquels elles évoluent. Elles ont leurs habitudes, déambulent dans une succession de lieux fréquentés ou non : des caves d'une mosquée, aux cintres d’un théâtre, gaines d'aération d’un supermarché, cours délabrées, halls d’immeubles. Les deux amies prennent aussi de la hauteur. Dans les coulisses d’une salle de danse, elles montent sur les échafaudages techniques et observent les répétitions de danseurs d’une troupe. Depuis ce lieu, elles dominent. Elles observent sans être vues, critiquent et se permettent de cracher sur les comédiens qui ne les voient pas, elles ont le contrôle de ce lieu qu’elles seules semblent connaître. Et enfin dans Bande de filles, la protagoniste principale, Marieme, a l’occasion d’y accéder pour une fête organisée par son chef qui l’a embauché comme dealeuse. Très vite, le ton monte ; la privatisation du toit de la tour, la présence d’invités, personnages secondaires que nous avons croisé au préalable dans le film, donne l’image d’un chef « tout puissant » qui se fait respecter de tous. Il n’hésite pas à intimider Marieme en exerçant sa « supériorité » tout d’abord hiérarchique puis de genre :

« C’est qui le patron ici ? Quand je dis que tu m’embrasse, tu m’embrase ! Tu te prends pour qui là ? Tu te prends pour qui ? Ici c’est chez moi, c’est moi le patron ! Toi tu me mets des baffes toi ? Toi tu me mets des baffes toi ?! Quand je te dis « tu danse », tu danses ! Et baisse les yeux là ! » 122

Là où cette figure du toit est absente de l’écran, il n’est pas question de domination d’un groupe par rapport à un autre. C’est un jeu de l’être et du paraître, dans le quartier même, au rez-de-chaussée, sans qu’il y ait une démonstration physique et symbolique d’une quelconque prééminence. Les films des années 2015 comme les films des années 1995 démontrent que prendre de la hauteur permet d’avoir une vue d’ensemble sur ce qu’il se passe en dessous. Cela permet d’en prendre le contrôle. C’est un lieu de repli, à l’abri des regards, où l’on peut choisir ou non de s’exposer. C’est une extension imprévisible de son chez soi, incontrôlable par les autres habitants,

122

Bande de filles, 2014, Céline Sciamma, scène 01 :43:41 à 01:43:59

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qui renvoie à la toiture-terrasse comme figure archétypale de l’architecture moderne : celle du jardin suspendu, où la toiture à une autre fonction que seulement couvrir le bâtiment. Enfin, c’est également un moyen pour les personnages de nous montrer leur amour pour leur ville. D’en haut ils ont une vue sur l’ensemble de leur quartier, dans lequel ils ont grandi et ils vivent. Qu’ils prennent le temps d’y monter dans le scénario semble être une déclaration pour un lieu qu’ils affectionnent.

IV.1.2 Le sous-sol et la cave, lieu de repli, lieu caché.123

Figure 65: Un lieu sombre et tagué (La Haine, scène 00:27:04)

Symboliquement, les espaces de renvoi et de réserves sont ceux dans lesquels l’habitant « rejette » tout ce qui peut créer de la saleté et du désordre à l’intérieur du logement124. Mais ils restent des lieux disponibles, dans l’hypothèse d’une réorganisation et un réaménagement de l’espace pour accroître la durée de vie du logement. Pour une maison, la cave reste uniquement un espace de renvoi, alors que le sous-sol, lui, est un espace de renvoi qui peut être un espace de réserve où l’on peut trouver un éclairage semi-naturel. Dans notre configuration urbaine, la cave et les sous-sols tendent à être des lieux de renvoi. Ils sont un des rares endroits collectif, car accessibles seulement par les habitants de la tour ou de la barre C’est un lieu caché, où s’y rendent ceux qui le connaissent Personne n’y vit, du moins officiellement puisqu’il est interdit de louer une cave pour y vivre (cf figure 65). La cave est un lieu de repli, où la fiction rattrape la réalité. Il est décrit par les jeunes habitants comme un lieu isolé, en retrait, où peu de personnes s’y rendent.

« Permettant un isolement presque total, celui-ci est apprécié pour cette raison : les passants y sont aussi rares que le courants d’air »125 123

D’après le cours théorique du 16 mars 2015 de BARRERE Céline, se basant sur les ouvrages suivant : Yvonne Bernard, La France au logis, 1992, Nicole Haumont, Les pavillonnaires, 1966, Jean-Yves Authier, Jean-Pierre Lévy, Catherine Bonvalet, Du domicile à la ville, 2001 et Jean-Yves Authier, Jean-Pierre Lévy, Amélie Flamand, La construction sociale des rapports résidentiels, 2005 124 Dans le cas de nos quartiers, cela peut-être la cave voir le garage. 125 SAUVADET Thomas, « « Jeunes de la cité » et contrôle du territoire : le cas d’une cité de la banlieue parisienne », Hérodote 2004/2 (N°113), p.127

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C’est donc un lieu à l’abri des regards, où l’on peut braver l’interdit familial, comme l’utilisation de drogues, non tolérées par les parents, 126 surtout lorsque la famille tente de faire respecter des règles strictes. Dans les caves, on s’évite. Elles peuvent être considérées comme des allées, où l’on circule. Le face-à-face ne s’opère donc pas, à l’inverse de l’entrée. Mais si l’on commence à s’installer et à l’aménager, on se retrouve dans une position d’intimidation. Les caves sont des locaux, où l’on entrepose les objets qui ne servent pas. Elles sont aussi une réserve pour pouvoir cacher des objets, ou un espace pour devenir invisible, pour y vivre une histoire d’amour non tolérée par exemple. C’est une sorte de figure de claustration : où l’on choisit de s’isoler temporairement et volontairement (cf figure 66). Il peut être tagué, pour s’approprier le lieu ou pour animer l’atmosphère, pour s’y sentir comme chez soi et y laisser une trace (cf figure 67). C’est la constitution d’une mémoire du lieu et permet en quelques sortes de marquer son territoire, afin de les métamorphoser « de cages inhumaines en cavernes humanisées »127. Soit ce lieu peu aménagé permet de se l’approprier et de le définir comme lieu de chute quand nécessaire : par exemple les caves peuvent être un lieu de séjour pour certains individus, rejetés de leur appartement, fugueurs ou de passage dans le quartier.

Figure 66: L’accès au sous-sol est dissimulé et permet au protagoniste de s’enfuir (Hexagone, scène 01:12:43)

Figure 67: Le tag pour animer le lieu et marquer un territoire. (La Haine, scène 00:27:18)

« […] car celui-ci [la cave ou le sous-sol] offre le seul véritable « espace de vie » (qui peut être aménagé : canapé, chaîne hi-fi…) »128

Les caves des cités sont aussi, dans l’imaginaire collectif, des lieux entérinés comme sordides par quelques faits divers, permettant pour les « habitants »129 de commettre des atrocités en 126

Ibid p.128 Citation de Guy, à l’occasion du séminaire de recherche de Pascal Hachet, Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 54 (2006) 169–174, disponible en ligne sur ScienceDirect https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0222961706000328 128 SAUVADET Thomas, « Jeunes de la cité » et contrôle du territoire : le cas d’une cité de la banlieue parisienne », Hérodote 2004/2 (N°113), p.127 129 On émettra un doute sur les personnes accusées qui peuvent être intérieure ou extérieure au quartier. 127

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toute impunité. Sur les journaux, on peut lire de grands titres « La cave était aménagée pour les viols collectifs »130 « 6 mineurs aux assises pour le viol dans une cave d'une ado de 14 ans »131, le plus récent datant de 2017 et ayant eu lieu dans le quartier des Naquettes jugé sensible132, appartenant à la commune de Herblay au Nord-Ouest de Paris.

« En conséquence, certains résidents peuvent abandonner leur cave, pour ne pas avoir à s’y rendre (sans compter que les caves sont des lieux où il est déconseillé de mettre de biens de valeurs). »133

Dans notre corpus, la cave a plusieurs représentations, bien qu’elle ne soit pas systématiquement présente. Tout d’abord, dans les films La Haine et Hexagone, respectivement sortis en 1995 et 1994, la cave permet aux personnages principaux d’échapper à la police qui les pourchasse. Mais ce sont également des lieux où les protagonistes viennent se cacher, pour y consommer de la drogue par exemple (Hexagone), consommation qui sera fatale pour l’un des personnages ou pour y montrer la possession d’une arme (La Haine). Ce sont des lieux cachés, où seuls les héros se rendent. Ces labyrinthes de couloirs, trappes et autres passages permettent aisément aux jeunes d’avoir l’avantage dans leurs courses et de finalement s’en tirer. En revanche, elle n’apparaît pas dans le reste de notre corpus. De là, une hypothèse peut se dégager afin de comprendre pourquoi. Les films Un, deux, trois soleil (1993), Divines (2016), Guy Moquet (2014) et Bande de filles (2014) ont pour personnages principaux (ou dans leurs personnages principaux) des femmes. En ne représentant que des hommes dans ces soussols, les films des années 1995 rendent la présence des femmes 130

Journal Le Parisien, publié le 19 juillet 2002 à 0h00 consultable http://www.leparisien.fr/faits-divers/la-cave-etait-amenagee-pour-les-viols-collectifs19-07-2002-2003258412.php 131

Journal France Soir, publié leLundi 09 Octobre 2017 à 10:42 consultable : http://www.francesoir.fr/societe-faits-divers/val-oise-herblay-6-mineurs-aux-assisespour-le-viol-dans-une-cave-dune-ado-de-14-ans-film-video-snapchat-tournantepenetration-anale-fellation-insultes-temoin-consentante 132

Entendez par là, une cité. SAUVADET Thomas, « « Jeunes de la cité » et contrôle du territoire : le cas d’une cité de la banlieue parisienne », Hérodote 2004/2 (N°113), p.127 133

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illégitime, pour leur propre sécurité. L’homme est alors représenté comme un être exubérant, dominant dans un lieu peu pratiqué et mal éclairé. Dans sa pratique quotidienne de la ville, la femme cherche à éviter certains lieux, considérés comme dangereux.

« Ce sont des lieux à forte connotation sexuelle : quartier aux ruelles sombres où un violeur éventuel pourrait se tapir dans l’ombre, lieux reconnus de la prostitution, banlieues où les jeunes hommes sont réputés provocateurs, hypersexués, dangereux. » 134

Afin de se protéger d’une quelconque agression qui pourrait se produire, le géographe Guy Di Méo explique la présence de murs invisibles. Les femmes ont développé des stratégies d’évitement qui impactent leurs pratiques urbaines de la ville. Ce sont des barrières mentales érigées pour la sécurité, où elles évitent volontairement certains lieux sexués. La crainte d’un lieu est occultée par le manque d’esthétisation de ce dernier. La figure du sous-sol ou de la cave répond à ce manque d’esthétique et engendre cet évitement de la part des protagonistes féminins, aussi forte et indépendante qu’apparaît l’héroïne dans le scénario. La cave est donc un lieu de repli où sont conservés les stéréotypes habituels : deal, consommation de drogues, squat. Elle est montrée conformément aux stéréotypes, et qu’elle participer à une représentation genrée du grand ensemble.

Caves et toits sont donc deux lieux représentés selon l’année du film et selon le propos et les rapports de force que veut mettre en lumière le réalisateur. Au-dessus ou en-dessous des masses bâties, le grand ensemble offre de nouvelles strates de déambulation, plus privées, à l’abri des regards et leur permettant d’avoir le contrôle sur ces lieux, sans forcément rentrer en conflit avec les autres habitants ou d’autres groupes.

134

LI-YU-HO Jade, 2018, Des corps chassés, les mécanismes de la domination masculine sur la voix et la voie publique, sous la direction de Lambert Dousson, ENSAM, Montpellier basé sur l’ouvrage de DI MÉO Guy, 2011, Les murs invisibles. Femmes, genre et géographie sociale, Paris, Armand Colin, coll. Recherches, 344 p., cité dans le mémoire de.

101


IV.2 Une mise en scène de l’espace public aux dépens d’un espace privé, plus timide, mais marqueur des décisions personnelles des personnages.135

Lors du visionnage de ces films, il est intéressant de comparer la représentation de l’espace privé avec celle de l’espace public, mais aussi les différences de comportements entre ces deux espaces. L’espace public est important, comme nous l’avons détaillé précédemment : c’est un espace de mise en scène de soi. Cependant l’espace privé l’est tout autant.

IV.2.1 Comprendre l’organisation du logement

De nombreuses scènes ont lieu dans le salon mais surtout dans la cuisine, à table. A l’origine, cette pièce était un espace destiné aux domestiques. C’était également un lieu de stockage des aliments, réservé aux personnels, un espace où il y avait des bruits, des odeurs. Un espace "du sale" rejeté à l'arrière des maisons ou appartements. Or, la création des logements dans ces grands ensembles s’inscrit dans une pensée scientifique et hygiéniste de la ville.

« Les logements et les parties communes rendent compte des préoccupations hygiénistes du moment : libre circulation de l’air, du soleil, de l’eau, « trappes à balayures » sur les paliers, buanderies collectives utilisant l’eau chaude de l’usine, piscine à plancher mobile etc. »136

Ces habitations étaient une véritable révolution grâce à l’accès à l’eau courante, aux sanitaires, à une cuisine individuelle, qui n’est plus réservée à la bourgeoisie. Au fil des ans, elle a peu à peu pris de l'importance dans l'organisation générale de la maison, jusqu'à devenir un espace de consommation, un espace où l'on prend ses

135

Partie rédigée en me basant sur les cours magistraux de BARRERE, Céline, 2015, Logement et habitat, usages et représentations, ENSAPL 136 DUFAUX Frédéric et FOURCAUT Annie (dir.), Le monde des grands ensembles : France, Allemagne, Pologne, Russie, République tchèque, Bulgarie, Algérie, Corée du Sud, Iran, Italie, Afrique du Sud. Grâne, Créaphis, 2004 p.48

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repas. Elle obtient alors une véritable présence, place et fonction dans l’habitation. Par les évolutions techniques, les nouvelles technologies, on cherche, par sa cuisine à démontrer de plus en plus notre statut social. Il faut également se dire que savoir bien recevoir est un marqueur social, prouvant un certain statut dans notre société. La cuisine devient donc un espace central, où la vie de la famille s'y organise : Repas commun du soir, où les familles cherchent une harmonie, recherche un temps de partage où toute la famille est réunie, malgré des tâches partagées ou des travaux temporaires. Une famille pour exister aujourd'hui à besoin d'une synchronisation commune à chaque membre de la famille, et on la retrouve lors du repas du soir.

De plus, nous noterons que notre corpus met en scène des adolescents ou jeunes adultes qui se replient dans un lieu plus personnel comme leur chambre. La chambre des enfants a également bien changé au fil des années. Autrefois, dans les familles avec plusieurs enfants, ces derniers partageaient une pièce unique. Aujourd'hui encore, avoir sa chambre personnelle pour enfant est un privilège. Cette pièce est le lieu de construction de l'enfant, de son intimité, de son autonomie. Cet espace est plurifonctionnel. Elle est un lieu de repos, un lieu de jeu, un lieu à la fois privé, comme protection de son soi intime mais aussi un lieu public, où l'enfant reçoit, se sociabilise, crée et noue des relations.

IV.2.2 Fenêtre sur l’âme de la barre et la tour Dans le film des années 1995, l’intérieur est un lieu tout aussi important que l’extérieur. C’est dans l’intime que l’on comprend la complexité des personnages. Des scènes de vies y sont dépeintes. Lorsque le protagoniste n’est pas dehors, il est avec sa famille et ses amis chez lui. Les scènes de vie autour d’un repas familial permettent de cerner le protagoniste, son éducation, sa religion, la culture qui lui a été inculquée et les aspirations de la famille (cf figure 68). Les décors de l’appartement montrent la personnalité de ces personnages, mais aussi leurs complexités, qui contrastent avec la banalité extérieure du bâtiment. Mais c’est 103

Figure 68: Le repas avant la fête de l’Aïd (Hexagone, scène 00:39:53)


aussi grâce à la présentation d’endroits plus clos, propres au personnage principal comme la chambre et la salle de bain que l’on y comprend ses faiblesses, ses fêlures indiscernables dans l’espace public. La coulisse du personnage137.

Figure 69: La cuisine : on y parle, on y mange, on y vit (La Haine, scène 00:36:31)

C’est dans l’abri de l’appartement familial que naissent les premières histoires d’amour, que se prépare la drogue (comme dans La Haine) qui va être vendue, que les parents éduquent leurs enfants. L’espace privé permet de braver l’interdit de la rue, où fusent les questions d’éthique, de religion, de mise en scène de soi.

« […] Comme nous d'ailleurs, personne ne sait que l'on est ensemble. »138 L’exemple le plus fréquent du corpus est celui de la relation amoureuse. Dans Hexagone, Slimane et Nacera se fréquentent. Ils se baladent dans la rue, mais ne laissent rien paraître. C’est dans l’intimité de l’appartement de Nacera qu’ils peuvent se voir, se découvrir. Hors de cet espace, leur relation n’existe plus. Dans Un, deux, trois soleil, l’appartement est le lieu qui voit grandir Victorine, l’héroïne. On y voit la place qu’elle prend, de son enfance, à sa vie d’adulte et de mère. (cf figure 70).

Figure 70: Après avoir été une enfant, puis une adolescente, Victorine gère dorénavant son foyer seule (Un, deux, trois soleil, scène 01:24:16)

Les scènes de vie intérieures des grands ensembles et des tours sont une fenêtre de l’âme de cette architecture trop lisse, trop banale. L’intérieur est à l’inverse de ce qu’est l’extérieur : décoré, propre et personnel.

IV.2.3 Un espace privé tourné vers l’extérieur et enclin au rêve L’espace privé des films de 1995 semble lui complètement déconnecté de la réalité, comme à part, telle une entité étrangère au quartier. Lorsque les protagonistes sont à l’intérieur, leur espace personnel est néanmoins tourné vers l’extérieur, sans pour autant le montrer.

137 138

Renvoi partie face et coulisse, page 57. Dialogue dans le film Hexagone entre Sammy et Nacera (scène 00:31:04)

104


Pour Guy Moquet (2014), le film se passe constamment en extérieur. Une scène à l’intérieur de l’appartement du protagoniste principal, en compagnie de son ami, est une pause dans la narration entre Tikki et Guy. On ne voit pas grand-chose de l’appartement. On est face aux deux personnages qui regardent un écran d’ordinateur. La profondeur de champ est réduite. Derrière eux, une fenêtre est ouverte. Le plan va superposer une scène de cet appartement avec cette fenêtre donnant sur l’extérieur et l’image d’un dessin animé. Mais on ne voit pas ce qu’il se passe dehors. L’image est comme surexposée, on ne voit qu’une masse blanche. Le spectateur est donc livré à son imagination. Et cette imagination est stimulée par le dialogue entre les deux personnages à ce moment-là (cf figure 71).

Figure 71: Une superposition de deux fictions : un dessin animé et l’histoire de Guy Moquet (Guy Moquet, scène 00:09:30)

« Moi j'aime bien que les gens se fassent des films, ils se font leur propres histoires »139

Il y a cette idée d'échappatoire à la réalité ou bien d'embellissement de la réalité par le film. Un film est rythmé par un scénario qui peut être plus ou moins réaliste. Le spectateur peut avoir le sentiment que rien n’est impossible, que ses rêves peuvent devenir bel et bien devenir réels. Dans Bande de filles (2014), il existe un clivage entre l’espace public et l’espace privé. Le personnage de Lady par exemple, s’appelle en fait Sophie une fois chez elle. De même pour Vic, qui s’appelle Marieme chez elle. Pour ce qui est des espaces privés des quatre filles, on ne voit que l’appartement de Vic/Marieme. Tout d’abord, ce n’est pas un véritable appartement, pour les besoins du tournage, l’équipe a investi l’étage d’un hôpital abandonné afin de constituer l’appartement selon leurs besoins. La disposition des pièces, les meubles mais surtout la couleur des murs a été choisi par la directrice de la photographie. La chambre de Marieme et de sa sœur Bébé est peinte en bleue, tout comme leur salon, et même l’espace du grand frère, que l’on aperçoit de temps en temps, tend vers cette teinte avec son matelas bleu rayé posé sur le sol. Ces choix de décors vont de pair avec

D’après le dialogue entre Guy et son ami, moyen-métrage Guy Moquet de Demi Hérenger, scène 00:09:50 139

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Figure 72: Un regard tourné vers l’extérieur (Bande de filles, 00:57:19)

les choix de lumières : les scènes nocturnes sont toujours teintées de bleues, de sorte à mettre en valeur les visages voire les hauts des corps (cf figure 72). Cela donne l’impression qu’une lumière presque lunaire les met toujours en avant, et fond le personnage dans le décor. Si l’on pousse plus loin, la lumière « bleue nuit » au cinéma est traditionnellement utilisée pour signifier une lumière qui proviendrait de l’extérieur par une fenêtre. C’est une convention mais qui reste fortement imagée. 140 L’idée est donc que le personnage, bien qu’il soit dans son espace privé, se tourne toujours vers l’extérieur, où d’ailleurs Marieme regarde par la fenêtre, elle observe, surveille, guette.

Quand bien même l’espace privé est représenté différemment selon la temporalité du film, la présentation de l’espace privé du film de 2015 est beaucoup plus rare que dans celui de 1995. Dans les deux époques, il survient pour faire évoluer le scénario surtout privé du personnage principal : sa famille, ses amours, ses dilemmes. Mais il existe également deux représentations différentes de la famille. La famille est proche et nombreuse dans le film de 1995 : père, mère, frères et sœurs, grands-parents (bien que quelques fois un membre de la famille est présenté comme absent), alors que pour nos films contemporains, une vision plus contemporaine de la famille est montrée : une famille éclatée, bien souvent un parent séparé, s’occupant seul de ses enfants. J’ajouterai pour finir que, quand bien même dans les années 2015 la femme apparaît enfin comme une héroïne que rien ne peut arrêter à l’extérieur, pour autant elle conserve son rôle de pilier au sein de la famille.

D’après le site internet « Cinéma, cent ans de jeunesse ». Par la Cinémathèque française, disponible à ce lien : http://www.cinematheque.fr/cinema100ansdejeunesse/ Consulté le 17/12/2017 140

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IV.3 Rêver d’ailleurs : l’importance de la dualité entre dialogue et cadrage Nous l’avons vu précédemment, il existe une certaine allégorie au rêve tout au long des films. Un espoir, une chance pour nos protagonistes de partir de chez eux

IV.3.1 Un processus d’enferment réalisé par le cinéaste et son choix de cadre

Dans Divines par exemple, lorsque la caméra suit Dounia et Maimouna, on croit à leurs paroles, puisque le temps d’un instant, le spectateur peut les fixer, scruter leurs émotions, pénétrer dans leurs pensées. Ce plan du réalisateur réduit également fortement la profondeur de champ, où la cité n’est plus qu’un simple fond. Néanmoins, le cadre place les personnages en son centre. La caméra les suit, de façon à ce qu’on puisse voir tous les personnages de la scène. On est face à un processus d’enfermement. Pour le film bande de filles, la caméra effectue un travelling arrière, qui les suit naturellement. Leur dialogue ne restera qu’un rêve. En effet, le mouvement de la caméra les enferme dans le cadre, cadre qui reste lui-même entre des masses bâties. Ce cadrage est superposable au lieu dans lequel les personnages évoluent. Ils sont sur une place, surélevée, loin des voitures (cf urbanisme de dalle), entourée de quatre murs, mais cette place est elle-même en contre-bas par rapport aux RDC des tours ou des barres qui sont accessibles depuis un escalier. Même s’ils ont la possibilité de partir, ils sont enfermés dans cet espace, ils ne peuvent pas y rester, il ne s’y passe rien, sauf quelques interactions sociales. C’est un lieu de passage.

IV.3.2 Un départ de la banlieue difficile à concevoir

Dans leur article de 1970 « Proximité spatiale et distance sociale.

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Les grands ensembles et leur peuplement »141, les sociologues Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire apporte des réflexions sur la ségrégation sociale. Pour cela, ils s’intéressent aux grands ensembles, à comment les habitants qui habitent dans les grands ensembles en sont arrivés là. Ils cherchent à aller plus loin que la simple critique esthétique. Pour cela, ils s’intéressent aux grands ensembles de Massy (au sud de la banlieue Parisienne). Ils posent l’hypothèse que la mixité sociale n'efface pas les barrières sociales mais peut, au contraire, les renforcer. A l'origine du grand ensemble, c’est un espace de mixité. Il n'y avait pas un groupe social prédominant, puisque tous les groupes sociaux étaient représentés. Or, on sait qu’aujourd’hui, les trois grandes filières du logement social sont celles organisées par les organismes d'allocation familiale pour les personnes les plus précaires, puis les 1% et leur quota de places réservées dans les logements sociaux pour les employés. Et enfin les municipalités qui prennent en compte des critères locaux liés à la stabilité et au projet de ville que la municipalité cherche à développer.

Les auteurs mettent également en lumière qu’il existe des trajectoires résidentielles différentes puisque les populations n’ont pas le même parcours. Il y a ceux pour qui le grand ensemble est une étape et d’autres pour qui c’est un terme : liberté ou contrainte. Il y existe donc plusieurs catégories de populations : -

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Les catégories supérieures qui restent dans un entre soi. C’est une étape temporaire vers la propriété. Les catégories moyennes supérieures, qui sont en cours de promotion sociale et en cours de mobilité. Les catégories moyennes qui veulent se rapprocher socialement des précédents, une étape plus longue car elles ont moins de moyens financiers, des diplômes moins élevés etc.

CHAMBOREDON Jean-Claude, LEMAIRE Madeleine. « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur Peuplement ». In: Revue française de sociologie, 1970, 11-1. pp. 3-33;

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-

Les catégories populaires qui sont reléguées aux grands ensembles. Cette population est en fin de parcours social et résidentiel, occupent les emplois les plus disqualifiés, ceux frappés par la crise économique et industrielle qui comporte le taux de chômage le plus important. Pour pouvoir survivre, ils mettent en commun et forgent donc un entre soi.

En somme, dès l’instauration des grands ensembles, on observe une distance à cause d’une exposition des différences économiques et sociales. Les habitants ont des conceptions différentes de la famille avec un comportement plus limitatif selon les catégories moyennes ou supérieures. Les populations sont coprésentes mais n'agissent pas les unes avec les autres, puisqu’elles ont des stratégies différentes, le grand ensemble accentue cette étanchéité entre groupes. A terme, les populations « moyennes supérieures » et « supérieures » sont parties, ne laissant plus que les captifs contraints. Il y existe une hétérogénéité sociale car ils rassemblent des populations différentes. La proximité spatiale n'engendre pas et n'est pas une forme de proximité sociale et la cohésion sociale des grands ensembles s'explique par leur condition de production. Le temps est donc un facteur important, puisque la mixité ne se fait pas pour toujours, c'est un processus avec des cycles, des temporalités.

Aujourd’hui, la question que pose le grand ensemble a changé. On est face à une nouvelle problématique, celle de la « relégation », la fin du parcours résidentiel : que faire ou comment faire avec des populations au bout de leur parcours résidentiel. Mais aussi quel devenir pour les enfants ? Ces générations nées dans ces quartiers ?

La métaphore du rêve est donc est donc ancrée dans ces films se posant dans une banlieue. Elle peut avoir différentes formes. Elle peut prendre celle de l’accès aux loisirs, à la 109


consommation, à la culture classique, à la réussite, mais aussi du voyage. Or, ce rêve est rarement atteint, ou très succinct. Il rattrape toujours la réalité, comme si les protagonistes sont constamment rattrapés par cette relégation sociale.

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L’état de l’art dégagé au début de ce mémoire, démontre que les œuvres traitant du sujet des grands ensembles ont construit l’image que nous avons d’eux. Ils ont formé une facette de leur réalité. Mais cette construction n’est pas une représentation complètement fidèle puisqu’elle est créée par une personne. Ce cinéaste par exemple ou bien un scientifique, a forcément un parti pris, des aspirations et des convictions personnelles et c’est donc son propre point de vue qu’il nous transmet. Ainsi, quels que soient les supports, ces figurations ont contribué à créer une réalité parmi d’autres, des grands ensembles, expliquant pourquoi nous avons tous aujourd’hui en tête des images mentales d’une tour, ou d’une barre particulière. La problématique porte sur les fictions cinématographiques et questionne quelles représentations socio-spatiales et culturelles du grand ensemble ces films participent-elles à produire. Ce mémoire est l’occasion d’analyser les films représentant la banlieue française des années 1993-1995 et 2014-2016. La comparaison de deux périodes permettait de mettre en lumière différentes postures des réalisateurs selon l’époque et l’actualité durant lesquels ont été tournés les films.

Dans un premier temps, nous avons démontré qu’un des enjeux de ces fictions est celui de la représentation du grand ensemble à l’échelle du territoire. Le corpus démontre deux positionnements possibles pour ces quartiers. Le premier cherche, dans les années 1995, à revendiquer le caractère gigantesque de ces grands ensembles. Le cinéaste va le présenter dans son environnement. Il artificialise la vision du spectateur en jouant avec le bâti et son contexte dans les différents plans de son cadrage. Ainsi, les tours et les barres vont paraîtres beaucoup plus amples qu’elles ne le sont dans les souvenirs du spectateur. Le quartier apparaît comme un objet posé et décontextualisé. Ce caractère exceptionnel est d’autant plus renforcé par la couleur. Alors que le cinéaste cherche durant cette période à apporter un fragment d’âme à cet urbanisme standardisé, il calibre une ambiance volontairement choisie, par des gammes de couleurs, et de petites spécificités comme des tags sur un mur. Mais ce choix artistique ne fait qu’accroitre la monotonie du quartier : par le choix d’une gamme chromatique qui lui est propre, tout se ressemble et fini par être monotone. Il apparaît ainsi comme une véritable entité isolée de la ville centre. La seconde position propose une vision plus intimiste de ces grands ensembles. Le réalisateur des films des années 2014 et de 2016 plonge le spectateur directement au cœur de ce quartier, sans qu’il ait d’a priori sur le lieu. A travers un protagoniste, il fait découvrir chaque bâtiment, presque un à un. Le grand ensemble perd alors sa composante lisse et uniforme et se pare de particularités, de fonctions, d’ambiances différentes. Le bâti prend donc toute sa place à l’écran, autant que les personnages principaux, et participe au scénario. Mais cette fois-ci, les couleurs sont plus neutres. Les murs semblent repeints dans des tons universels : blanc, bleu, crème. L’action se passe dans un grand ensemble, comme elle pourrait se dérouler ailleurs dans un autre type de quartier, et le spectateur devient un visionneur actif puisqu’il apprend à se 113


repérer dans l’histoire en cherchant des particularités, plus architecturales propres à un bâtiment spécifique, comme une entrée, une passerelle. Il devient complice des protagonistes et intègre le quartier le temps du film.

Pourtant, malgré ces deux échelles de représentations distinctes, les rapports montrés par les cinéastes entre les grands ensembles et la ville centre sont similaires dans les deux périodes. Les activités sont en dehors de la ville : il faut la quitter pour sortir s’amuser, pour vivre « comme tout le monde ». A ce moment-là, l’utilisation de la voiture ou des transports en commun est obligatoire. Ces lieux de transition entre le quartier et la ville sont plus ou moins longs et sont une étape quasi systématique dans les scénarios. Cette absence de différence entre nos films de 1995 et de 2015 démontre qu’aux yeux du réalisateur, ces quartiers de grands ensembles sont encore mal desservis avec ce qui les entoure, ou bien mal connectés à la grande ville. Les cinéastes affirment donc l’image de quartier relégués, où les habitants sont exclus par les obligations temporelles, mais aussi par le manque de fonction au cœur même du quartier, les obligeant de ce fait à se déplacer. Cette hypothèse est renforcée lorsque l’on s’intéresse à la vie « commerciale » à l’intérieur du quartier. A l’origine, on peut supposer que ces grands ensembles disposaient des commerces de proximité nécessaires au développement des villes. Les films des années 1995 le montrent avec des dispositifs pensés pour le quartier et intégrés aux typologies de bâtiments. Mais ces mêmes œuvres révèlent rapidement leurs échecs, avec leurs abandons et leurs devantures fermées. Le film de 2015 prend alors le relais et fait découvrir aux spectateurs de nouveaux espaces bricolés, correspondant à une échelle piétonne, qui sert de point de repère pour nos habitants, mais qui servent juste de « dépannage » et sont donc insuffisants.

Ensuite, nous avons détaillé une échelle plus zoomée sur l’intérieur des grands ensembles. Le corpus nous offre une critique de l’urbanisme des modernes. Il a créé des vides immenses, inqualifiables, qui font office d’espaces publics. La disparition de la rue telle que nous la connaissons a défini un nouveau mode de fonctionnement, de desserte dans le quartier, qui crée une fracture entre l’habitant du grand ensemble dans sa barre, et celui du centre-ville. Ainsi apparaissent de nouveaux dispositifs : arcades, coursives, passerelles, parcs. Ces lieux sont des viviers informant des pratiques culturelles et sociales et respectant des temporalités journalière, hebdomadaire et annuelle. Pourtant chaque coursive, chaque chemin, ou chaque café semble être unique et spécifique à son quartier, alors qu’ils ont presque tous été construits durant la même période. Les plans utilisés par les scénaristes sont généralement larges et permettent de donner toute la puissance à l’architecture qui encadre ces vides. Mais la représentation de ces lieux, majoritaires dans les années 1995 nous laisse supposer qu’ils ont été délaissés, voir abandonnés, par défaut d’entretien et de praticité. Et lorsque ces lieux publics sont représentés dans les films contemporains, ils le sont par un plan large, où le personnage principal y déambule seul ou avec juste trois ou quatre personnages secondaires, ce qui accentue cette impression d’inoccupation.

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Puis, nous nous sommes attardés plus particulièrement sur les espaces publics, où une vie de quartier, à échelle plus petite, plus sociale y est racontée. Il en existe une multitude qui s’opposent avec force aux vides de l’urbanisme des modernes, avec des formes, des natures, des ambiances, des aménagements différents. Les plans sont moyens, donc plus zoomés, permettant au spectateur de se concentrer sur les protagonistes mais l’action est toujours située. Les films montrent la mise en place d’un réseau d’interconnaissances. Les personnages croisent des personnes qu’ils reconnaissent, qu’ils saluent. Des poches sociales, des nœuds de relations spatialisées se forment, ils s’exposent et se montrent. C’est un ménagement constant entre la rencontre et l’espacement, et il faut respecter les règles du jeu de ces espaces du public. Nous pouvons remarquer que ces poches sociales semblent bien plus actives en 1995 où la place et les commerces (bien que souvent représentés comme fermés) sont centraux dans la narration. Alors que dans les films de 2015, ces poches se limitent à des interactions entre groupes sociaux. Il est également intéressant de noter qu’afin d’intégrer le spectateur à l’espace public, la caméra les filme de près, la plupart du temps en plan moyen, à hauteur d’œil. Il devient complice du protagoniste et des personnages secondaires, connaissant toutes les histoires qui l’alimentent. Ainsi, le quotidien de ces habitants est décrit. Ils font corps avec l’espace et s’approprient des microterritoires. Du bas de l’immeuble où l’on s’y amuse, au lieu de passage, le film nous raconte un jeu constant de sociabilité, entre terreur et identification. Ces fictions montrent différentes façons de s’approprier un espace, que l’on soit seul, et donc plus vulnérable ou bien en groupe.

Ces espaces sont l’occasion de définir des rapports de force entre genres. La domination masculine est fortement représentée notamment avec les figures du père strict, du frère violent et du cousin protecteur. Mais alors que l’on pourrait supposer que la femme n’a pas sa place, et qu’elle est assez peu représentée dans les films d’il y a vingt-trois ans, on découvre grâce aux films de ces quatre dernières années que la femme (genre principal des films de 2014/2016) fait corps avec son quartier. Elle le parcourt sans crainte, jour comme nuit, et parvient à s’imposer. Néanmoins, par son absence dans certains milieux, comme la cave par exemple, les cinéastes contribuent à renforcer une représentation genrée des grands ensembles, répondant à des stéréotypes présents dans ces quartiers, mais également dans d’autres quartiers des villes.

Enfin, l’espace privé est le dernier maillon de cette étude des films. Il permet aux personnages d’évoluer mentalement au cœur même de leur intimité. On vit à l’extérieur de cette banlieue, puisque le logement est soumis à une figure parentale que l’on cherche à fuir. Une nouvelle fois, il existe un déséquilibre entre ces deux époques. Les films plus anciens montrent des scènes de repas de famille, au centre même de l’appartement, y dévoilant une fenêtre sur le cœur de ces grands ensembles. Les films de 2015 offrent une image plus contemporaine du foyer avec une famille éclatée. Les cinéastes se limitent à la chambre des personnages principaux, que nous pouvons surprendre à rêver d’une autre vie et d’évasion.

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Finalement, je termine avec cette citation survenant à la fin du film Hexagone, et narrée par le personnage principal, qui résume les différentes échelles d’investigation de ce mémoire :

« Plus je réfléchis sur ce bled, plus je me dis qu’on plante une fontaine, on a une gare futuriste, un bar, un centre commercial et toujours pas de centre-ville. Alors arrivent les amis, davantage dû au hasard du hall d’escalier où tu vas habiter qu’à des affinités. Tu grandis, tu traînes avec eux pendant 10-15 piges, tous les jours du matin au soir. […] Du jour au lendemain chacun prend son chemin, chacun pour soi.» 142

En somme, malgré l'envie des cinéastes de donner une autre figure de ces quartiers, ils perpétuent ce processus de création d’images mentales, de par leurs choix artistiques de représentation, qui est emmagasinée et appropriée par le grand public. Le film peut donc devenir un réel outil de dénonciation sur l’aménagement de ces quartiers et de leurs typologies en y filmant par exemple une pratique particulière des espaces. Le manque d’équipements peut être une explication à ce squat d’espaces vides, de terrains vagues, de parcs ou de marches d’escalier. Les protagonistes ne semblent pas avoir de lieux pour se rassembler ce qui induit une autre utilisation des lieux traditionnels, où les marches d’une entrée de bâtiment deviennent tout à coup un lieu de vie, d’arrêt et d’observation. Mais les réalisateurs arrivent malgré tout à faire passer l’idée qu’une forme de convivialité existe, différente de celle traditionnelle que l’on aurait dans un bar de centre-ville historique par exemple. Les formes urbaines modernes ont instauré un autre style de vie dans ces quartiers, où la jeunesse est présentée comme autonome, courageuse et rêveuse.

Ces fictions apportent d’autres regards sur l’état des grands ensembles, sa vie interne, ses fonctionnements et ses disfonctionnements. Mais il est maintenant intéressant de les croiser avec ce qu’il en est de notre réalité, en tant qu’architecte et urbaniste. Un des premiers enjeux des acteurs de ces rénovations était la requalification des espaces publics et des espaces privés. Trop flous donc pas assez marqués, la solution choisie a été celle de la résidentialisation. L’objectif était de retrouver un cadastre délimité, dans ces quartiers où le sol est presque complètement uniforme. Ce nouveau parcellaire offre aux habitants une nouvelle adresse, mais également un sentiment d’être « chez eux », où le passage du public au privé est repensé. Cette résidentialisation cherche aussi à sécuriser les entrées de bâtiment, où le locataire n’a plus peur de croiser un groupe de jeunes dans sa cage d’escalier ou sur les marches de son perron.

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D’après le film Hexagone (1994) de Malik Chibane, scène 01 :18 :02 à 01 :18 :46

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Ensuite, les cinéastes critiquent le manque d’équipements publics et le peu de dessertes de transports en commun. C’est aussi une problématique traitée par l’ANRU. Ces usages cherchent à être améliorés, grâce à la restauration de fonctions en marge du quartier, pour redynamiser ces grands ensembles. Les nouveaux équipements urbains, comme les places, prévoient des aménagements nécessaires à sa desserte par les transports en communs (mobiliers urbains, voiries bus ou tram etc.) autour des routes et des entrées du quartier. Les accès sont ré-imaginés, élargis et traités comme de véritables boulevards urbains. Les bâtiments qui bordent la route, et donc offrent un front bâti sont repensés. Quelques fois démolis, ils sont reconstruits de manière à être plus petits, plus proches d’une échelle piétonne passant d’immeubles de 30m à des constructions de 15m. Leurs rez-de-chaussée accueillent dorénavant des services et des commerces de proximité et restaurent peu à peu une vie de quartier qui s’est étouffée au fil des années.

Ce renouvellement passe également par un embellissement des tours et des barres. Une remise aux normes thermiques et acoustiques, un désamiantage des appartements et les peintures des façades sont modifiés, offrant un confort visuel depuis la rue. Cependant, les déficits de ces rénovations sont visibles à l’intérieur de ces quartiers. Les terrains vagues sont en réalité les empreintes de l'emplacement d’ancien bâtiments qui ont été démoli. Dans les plans d’ANRU, une reconstruction ou bien l’instauration d’une nouvelle fonction était prévue. Or, elle reste bien souvent optimiste, la réalisation des travaux n'arrivant souvent pas à terme du programme fixé. De là est lancé pour certaines villes un Nouveau Programme National de Rénovation Urbaine (NPRU), aussi appelé PNRU 2. Le master plan de départ est réétudié et remis à jour par rapport aux objectifs de développement des villes mais aussi aux besoins des habitants.

Nous entrons donc dans une période où l’heure est au bilan, comme d’autres ont pu être réalisé auparavant dans les années 1960 ou 1980. Les missions de l’ANRU sont jugées, réinterrogées et remises en perspectives pour les décennies à arriver. A l’occasion du projet de fin d’étude, je travaille sur la ville balnéaire de La Seyne-surmer, dans le Var. Après les bombardements de la seconde guerre, il a fallu reconstruire très rapidement des logements en grand nombre. Des tours et des barres étaient un moyen efficace de construire rapidement avec des processus industriels de préfabrication. Le dernier chantier de l’ANRU a une date de livraison prévue pour fin 2018. Le projet que je propose intervient donc après ce PNRU, et cherche à consolider son impact dans la mutation du quartier, à l’échelle de la ville, voire même de la métropole.

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Nous nous sommes intéressés à la production et aux transcriptions des représentations socio-spatiales et culturelles à travers le film de banlieue. Afin de mettre en relief notre recherche sur les grands ensembles, et pour poursuivre notre travail, il serait intéressant d’étudier un autre type d’habitat ou une autre forme urbaine de la ville comme la banlieue pavillonnaire. L’étalement urbain est l’une des problématiques principales de notre époque contemporaine. Croiser les analyses d’un corpus axé sur la banlieue pavillonnaire permettrait de retrouver des limites communes à ces deux types d’urbanisation, quand bien même elles sont contradictoires sur certains points. L’une, par exemple, cherche à libérer un large espace public, alors que l’autre cherche au contraire à récupérer un maximum de terrain individuel pour le loisir et le confort de l’habitant. Les analyses ressortant de cette étude permettraient d’enrichir notre réflexion sur l’impact du cinéma dans la création des représentations socio-spatiales et culturelles.

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Ouvrages

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LE BRETON Eric, « Paul-Henry Chombart de Lauwe, sociologue urbain, chrétien, intellectuel et expert » Chrétiens et sociétés [En ligne], 21 | 2014, mis en ligne le 25 février 2015. http://journals.openedition.org/chretienssocietes/3661 ; paragraphe 15 LOUIS Henry « Perspectives relatives aux besoins de logements » Population, 5ᵉ année, n°3, 1950. pp. 493-512. Disponible : http://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1950_num_5_3_2311 LOUIS Henry, FEBVAY Maurice « La situation du logement dans la région parisienne » Population, 12ᵉ année, n°1, 1957. pp. 129-140. Disponible : http://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1957_num_12_1_5557 MILLELIRI Carole, « Le cinéma de banlieue : un genre instable » [En ligne], 3 | 2011, mis en ligne le 08 août 2012 disponible ici : https://map.revues.org/1003 JOUSSE Thierry, « Le banlieue-film existe-il ? », Cahiers du cinéma 1995/6 (n°492) p.37-39 PARFAIT François, « Conception, organisation, réalisation des grands ensembles d’habitation », Revue Urbanisme, n°65, pages 18-39 POGANICK Andrej, « Que sont devenus les grands ensembles : analyse historique et pluri-culturelle », Cahiers du CREPIF, n°17, décembre 1986, pages 109-117 RUSSO F., « Comment humaniser les grands ensembles d’habitation », Revue Patronat français, n°194, mars 1960 VERDUGO Gregory, « Logement social et ségrégation résidentielle des immigrés en France, 1968-1999 », Population, 2011/1 (Vol. 66), p. 171-196. URL : https://www.cairn.info/revue-population-2011-1-page-171.htm

Colloques DUBOURQUET M., Les femmes dans les grands ensembles, colloques de l’UNESCO, revue L’habitation, avril 1960, n°80 bis. LACOSTE Yves, « En France, un nouveau type d’habitat urbain, « les Grands ensembles » », Compte-rendu du colloque géographique franco-polonais sur l’aménagement du territoire, juin 1963, Mémoires et documents. Centre de recherche et de documentation cartographique et géographique, 1965, pages 77-89

Rapport / TPFE / Mémoires BRUAS Évelyne, Méthodologie d’interventions simultanées pour une réhabilitation des grands ensembles, 1977, TPFE sous la direction de Ph. Maillard, EA Paris-Villemin. CHOMBART DE LAUWE Paul-Henry et IMBERT Maurice, La banlieue aujourd’hui : actes de colloque de réflexion pluridisciplinaire, Paris, L’Harmattan, 1982, 312 pages. GRANDSARD André, A propos des surfaces non construites dans les grands ensembles. Notes pour une recherche sur la perception sociale et l’utilisation de l’espace aménagé, rapport, Paris, Institut de l’environnement. PINÇON Michel, « Les HLM : structure sociale de la population logée. Agglomération de Paris 1968 », Revue Population 32e année, n°4-5, 1977, pp 1035-1036, Paris, Centre de sociologie urbaine, 2 vol. Disponible : https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1977_num_32_4_16647

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REYNAUD Bénédicte, Éléments de réflexion pour l’amélioration de la vie de quartier des ensembles HLM marqués socialement, rapport, Paris, UNFOHLM, 1982, 218 pages

Films / Clips

Construire (1934) de Jean Benoit Levy Les Bâtisseurs (1938) de Jean Epstein Habitat Défectueux (1950) de Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme Rue des prairies (1959) de Denys De La Patellière Terrain vague (1960) de Marcel Carné Les moutons de panurge (1961) de Jean Girault Mélodie en sous-sol (1963) de Henri Verneuil Deux trois choses que je sais d’elle (1967) de Jean-Luc Godard Elle court, elle court la banlieue, (1973) de Gérard Pirès La Ville bidon (1975) de Jacques Baratier Le choix des armes (1981) de Alain Corneau Emission « Droit de réponse » (23 janvier 1982) de Michel Polac Laisse Béton (1983) de Serge Le Péron De bruit et de fureur (1988) de Claude Brisseau Un, deux, trois soleil (1993) de Bertrand Blier Hexagone (1994) de Malik Chibane La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz, Raï (1995) de Thomas Gilou Etat des lieux (1995) de Jean-François Richet Bye bye (1995) de Karim Dridi Panne de sens (1995) de Malik Chibane La squale (2000) de Fabrice Genestal Banlieue 13 (2004) de Pierre Morel Les barons (2009) de Nabil Ben Yadir Neuilly-sa-mère (2009) de Gabriel Julien-Laferrière Tout ce qui brille (2010) de Géraldine Nakache Guy Moquet (2014) de Demi Hérenger Bande de filles (2014) de Céline Sciamma Divines (2016) de Houda Benyamina Démarre (2016) de Ousmane Ly (rappeurs S-Crew) Ça sert (2018) de Enzo Serra (rappeur Némir) On & On (2018) de HER (trio Her, AnnenMayKantereit et Roméo Elvis) La pluie (2018) de Paul, Luc & Martin, collectif Phantasm (rappeur Orelsan en duo avec Stromae) Pas les mêmes (2018) de Rémi Danino (rappeur PLK)

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FIGURE 1: SITUATION DU CORPUS .......................................................................................................................... 15 FIGURE 2: UN QUARTIER QUI SE DEMARQUE DE SON ENVIRONNEMENT (HEXAGONE, SCENE 00:00:47) ................. 36 FIGURE 3: UNE PRESENTATION DES NUISANCES SONORES CONTEXTUELLES (HEXAGONE, SCENE 00:01:04) ........ 37 FIGURE 4: UNE PRESENTATION DE L'ENSEMBLE DU QUARTIER (UN, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 00:02:46) .......... 37 FIGURE 5: UN JEU ENTRE PREMIER PLAN ET ARRIERE-PLAN (UN, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 00:02:53) .............. 37 FIGURE 6: COULEURS, DIFFERENCES DE MATERIAUX, AMBIANCES SONT MISES SUR UN MEME PIED D’EGALITE PAR L’ABSENCE DE COULEUR (LA HAINE, SCENE 00:41:54) ................................................................................. 38 FIGURE 7: DES PROTAGONISTES AU CENTRE D'UNE ARENE (LA HAINE, 00:24:28) ................................................. 38 FIGURE 8: LE GEANT HORIZONTAL (BANDE DE FILLES, SCENE 00:37:24) ............................................................... 39 FIGURE 9: UNE PROFONDEUR DE CHAMP BLOQUEE PAR LE BATI (DIVINES, SCENE 00:32:04) ................................. 39 FIGURE 10: UNE IMPORTANCE DONNEE AU CONTEXTE (GUY MOQUET, SCENE 00:21:32) ...................................... 40 FIGURE 11: DES VOITURES BRULEES COMME REBELLION DES JEUNES (LA HAINE, 00:22:13) ................................ 41 FIGURE 12: UNE PLACE POUR LA VOITURE CONTROLEE (HEXAGONE, 01:10:01) .................................................... 41 FIGURE 13: UNE DALLE PIETONNE (UN, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 00:33:25)..................................................... 41 FIGURE 14: LE PARC OU SE COTOIENT PIETONS ET DEUX ROUES (GUY MOQUET, SCENE 00:19:03) ........................ 42 FIGURE 15: DES INDICES SUR LA STRUCTURATION DE LA VOIRIE (BANDE DE FILLES, SCENE 00-37-13) ................. 42 FIGURE 16: UNE VOITURE PRESENTE MAIS SANS GRANDE IMPORTANCE (DIVINES, SCENE 00:40:05) ..................... 42 FIGURE 17: UN SIMPLE QUAI DE GARE (HEXAGONE, SCENE 00:19:21).................................................................... 47 FIGURE 18: LE WAGON COMME SCENE DE TRANSITION (BANDE DE FILLES, SCENE 01 :12 :35) ET (LA HAINE, SCENE 01:34:11) ...................................................................................................................................................... 47 FIGURE 19: UNE DEPENDANCE AU TRAIN QUI LEUR VAUT UNE NUIT SUR PARIS (LA HAINE, SCENE 01:12:31) ....... 48 FIGURE 20: UNE RUPTURE D'ECHELLE ENTRE LA TOUR ET SON ENVIRONNEMENT. (UN, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 00:02:58) ...................................................................................................................................................... 49 FIGURE 21: UN TRAVELLING ARRIERE DECOUVRANT PROGRESSIVEMENT LA HAUTEUR DE LA TOUR (DIVINES, SCENES 00:41:17 ET 00:41:24) ...................................................................................................................... 49 FIGURE 22: UNE FORET DE TOURS INDISSOCIABLES (BANDE DE FILLES, SCENE 01:39:32) ..................................... 50 FIGURE 23: DES TOURS ET DES BARRES QUI SE DETACHENT D LEUR CONTEXTE (HEXAGONE, SCENE 01:05:14)..... 50 FIGURE 24: UN POINT DE REPERAGE LORSQUE LE SPECTATEUR EST PERDU (BANDE DE FILLES, SCENE 00:57:33) .. 50 FIGURE 25:DES TEINTES CHAUDES (MARRON/SABLE) POUR PRESENTER LES BATIMENTS DU QUARTIER, D’APRES LES CAPTURES DU FILM UN, DEUX, TROIS SOLEIL, UTILISEES DANS LA REDACTION DE CE MEMOIRE. ................... 54 FIGURE 26:UN GAMME DE COULEURS CHAUDES ET FROIDES POUR PRESENTER LE QUARTIER, D’APRES LES CAPTURES DU FILM HEXAGONE, UTILISEES DANS LA REDACTION DE CE MEMOIRE. ....................................... 54 FIGURE 27: DES TEINTES GRISES, FROIDES POUR PRESENTER LES BATIMENTS DU QUARTIER, D’APRES LES CAPTURES DU FILM BANDE DE FILLES, UTILISEES DANS LA REDACTION DE CE MEMOIRE. .............................................. 57 FIGURE 28: DES TEINTES BLEUTEES POUR REPRESENTER LES BATIMENTS DU QUARTIER, D’APRES LES CAPTURES DU DIVINES, UTILISEES DANS LA REDACTION DE CE MEMOIRE. ........................................................................... 57 FIGURE 29: UN DECOR NOYE PAR LA COULEUR (DIVINES, SCENE 01:42:36) .......................................................... 59 FIGURE 30: UNE AMBIANCE DOUCE ET TAMISEE (BANDE DE FILLES, SCENE 01:35:39) ......................................... 59 FIGURE 31: UN INVESTISSEMENT DES ARCADES (UN, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 00:33:15) ................................ 62 FIGURE 32: DES ARCADES CONTOURNEES (BANDE DE FILLES, SCENE 00:42:08) .................................................... 63 FIGURE 33: UN LIEU DE VIE COLLECTIF (UN, DEUX, TROIS SOLEIL SCENE 00:50:56) .............................................. 64 FIGURE 34: LA COURSIVE, UNE EXTENSION DE L'APPARTEMENT (UN,, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 01:20:24 ET SCENE 01:20:40) ........................................................................................................................................... 64 FIGURE 35: UN LIEU VIDE LA NUIT TOMBEE ((UN,, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 01:20:24 ET SCENE 00:57:03) ...... 65 FIGURE 36: UN RUE SANS USAGES, SANS BRUIT (HEXAGONE, SCENE 01:10:01) ..................................................... 68 FIGURE 37: ECRAN DE TRANSITION ENTRE DEUX SCENES(LA HAINE, SCENE 00 :19:460) ...................................... 68

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FIGURE 38: UN ESPACE DE CIRCULATION APPARTENANT AU PROTAGONISTE SEUL (BANDE DE FILLES, SCENE 01:03:33) ...................................................................................................................................................... 69 FIGURE 39: UN MOBILIER URBAIN ACCENTUE ET REVELER PAR LA COULEUR (BANDE DE FILLES, SCENE 00:51:46)70 FIGURE 40: UN MOBILIER URBAIN COLORE QUI TRANCHE AVEC LA COULEUR DU BATI, D’APRES LES CAPTURES DU FILM BANDE DE FILLES, UTILISEES DANS LA REDACTION DE CE MEMOIRE. .................................................... 70 FIGURE 41: UN MOBILIER URBAIN COLORE QUI TRANCHE AVEC LA COULEUR DU BATI, D’APRES LES CAPTURES DU FILM DIVINES, UTILISEES DANS LA REDACTION DE CE MEMOIRE. .................................................................. 70 FIGURE 42: UNE VEGETATION QUI RENFORCE LES TONS CHAUD DU FILM, D’APRES LES CAPTURES DU FILM UN, DEUX, TROIS SOLEIL, UTILISEES DANS LA REDACTION DE CE MEMOIRE. ........................................................ 71 FIGURE 43: UN CONFORT EPHEMERE LUDIQUE (HEXAGONE, SCENE 00:01:28) ...................................................... 80 FIGURE 44: UN CONFORT EPHEMERE LUDIQUE (HEXAGONE, SCENE 00:01:22) ...................................................... 80 FIGURE 45: DEUX GROUPES SE FONT FACE (BANDE DE FILLES, SCENE 00:51:46) ................................................... 82 FIGURE 46: UNE SCENE DE VIE BANALE (HEXAGONE, SCENE 00:01:55) ................................................................. 82 FIGURE 47: UN LIEU A LA PERIPHERIE DU QUARTIER (UN, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 00:22:22) ......................... 83 FIGURE 48: UN OBJET ARCHITECTURAL POSE AU CENTRE (LA HAINE, SCENE 00:24:28) ........................................ 84 FIGURE 49: UN ESPACE QUI SEMBLE ABANDONNE, DESERTIQUE (LA HAINE, SCENE 00:25:35) .............................. 84 FIGURE 50: UN TERRAIN VAGUE AU CŒUR DU QUARTIER (DIVINES, SCENE 00:32:04) ........................................... 84 FIGURE 51: LE MEME TERRAIN AU CENTRE D'UNE DISPUTE (BANDE DE FILLES, SCENE 00:58:42) .......................... 84 FIGURE 52:UN COMMERCE POSE AU MILIEU DES TOURS ET DES BARRES. (DIVINES, SCENE 00:41:15).................... 86 FIGURE 53 ; LE SPECTATEUR EST PLONGE AU COEUR DE LA SCENE ET ASSISTE A LA CONVERSATION (DIVINES, SCENE 00:37:30) ........................................................................................................................................... 86 FIGURE 54: UN POINT DE REPERE LUMINEUX DANS LA NUIT (SCENE 01:14:59) ...................................................... 87 FIGURE 55 : LE CAFE BALTO, UNIQUE COMMERCE SUR LA PLACE. (SCENE 00:31:50) ............................................ 87 FIGURE 56: UN LIEU QUI S'OUVRE ET SE DECOUVRE DE NUIT (UN, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 00:48:13 ET SCENE 00:48:43) ...................................................................................................................................................... 88 FIGURE 57 : UN ENSEMBLE DE COMMERCES AU PIED DES TOURS (HEXAGONE, SCENE 00:03:04) ........................... 89 FIGURE 58: UN LIEU OU L'ON RETROUVE SES AMIS (HEXAGONE, SCENE 00:44:40) ................................................ 89 FIGURE 59: UN LIEU D'ATTENTE ET D'APPUI (HEXAGONE, SCENE 00:0:19)............................................................. 91 FIGURE 60: LE BANC COMME LIEU D’INTERACTIONS SOCIALES PROVOQUEES(GUY MOQUET, SCENE 00:11:44) .... 92 FIGURE 61: UN ESPACE CENTRAL DE VIE (UN, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 00:31:40) ........................................... 93 FIGURE 62: UNE PRESENTATION DE LA PLACE VIA LES PERSONNAGES PRINCIPAUX (LA HAINE, SCENE 00:13:26) . 93 FIGURE 63: UNE APPROPRIATION DU TOIT (LA HAINE, SCENE 00:15:46) ............................................................... 96 FIGURE 64: UN POINT D’OBSERVATION (LA HAINE, SCENE 00:17:49).................................................................... 96 FIGURE 65: UN LIEU SOMBRE ET TAGUE (LA HAINE, SCENE 00:27:04) .................................................................. 98 FIGURE 66: L’ACCES AU SOUS-SOL EST DISSIMULE ET PERMET AU PROTAGONISTE DE S’ENFUIR (HEXAGONE, SCENE 01:12:43) ...................................................................................................................................................... 99 FIGURE 67: LE TAG POUR ANIMER LE LIEU ET MARQUER UN TERRITOIRE. (LA HAINE, SCENE 00:27:18) ................ 99 FIGURE 68: LE REPAS AVANT LA FETE DE L’AÏD (HEXAGONE, SCENE 00:39:53) .................................................. 103 FIGURE 69: LA CUISINE : ON Y PARLE, ON Y MANGE, ON Y VIT (LA HAINE, SCENE 00:36:31) .............................. 104 FIGURE 70: APRES AVOIR ETE UNE ENFANT, PUIS UNE ADOLESCENTE, VICTORINE GERE DORENAVANT SON FOYER SEULE (UN, DEUX, TROIS SOLEIL, SCENE 01:24:16) ..................................................................................... 104 FIGURE 71: UNE SUPERPOSITION DE DEUX FICTIONS : UN DESSIN ANIME ET L’HISTOIRE DE GUY MOQUET (GUY MOQUET, SCENE 00:09:30) ......................................................................................................................... 105 FIGURE 72: UN REGARD TOURNE VERS L’EXTERIEUR (BANDE DE FILLES, 00:57:19)............................................ 106 FIGURE 73: CRUZ JOSE, POUR LE LIVRE DE JEREMY VINEYARD, LES PLANS AU CINEMA: LES GRANDS EFFETS DU CINEMA QUE TOUT REALISATEUR DOIT CONNAITRE, ÉDITIONS EYROLLES, 2004, CHAPITRE 1 P.14 ............. 134

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Copyrights films : UN, DEUX, TROIS SOLEIL, coproduction © France 3 Cinéma, distribution France © Walt Disney Studios Motion Pictures International (ex-Buena Vista International France) HEXAGONE, production Déléguée © Alhambra Films, distribution France © Ciné Classic LA HAINE, coproductions © STUDIOCANAL, Kasso Inc. Productions, Arte France Cinéma

BANDE DE FILLES, coproduction © Arte France Cinéma, distribution France © Pyramide Distribution GUY MOQUET, productions Déléguées © Baldanders Films, VILL9.LA.SÉRIE DIVINES, coproduction © France 2 Cinéma, distribution France © Diaphana Films

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Urbanisme

ANRU : Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine Barre (la): elle est issue de l'urbanisme moderne, fondée sur les principes des CIAM (Congrès Internationaux d'Architecture Moderne), c’est un terme courant depuis les années 1995 pour désigner les immeubles à plusieurs étages, dits "grands ensembles", ayant la forme d'un parallélépipède allongé. Elles sont hautes de 12 étages en moyennes (et sont rarement plus grandes) mais leur emprise au sol varie selon leur emplacement ou bien la définition des espaces verts autour d'eux. La barre fut plus largement adoptée suite à la seconde guerre mondiale, comme instrument de réforme structurelle de la ville. Elle est étudiée par Walter Gropius et Marcel Breuer: « le mur continu des îlots à cour intérieure, formant la rue traditionnelle, était éliminé pour faire place à des blocs détachés, de 8 à 12 étages, disposés de façon orthogonale par rapport à l'axe de la voie de circulation »143 C’est donc un ensemble d’habitation à grande échelle, et à haute densité résidentielle. Elle fut introduite dans presque toutes les banlieues de villes européennes, la barre est marquée à la périphérie des villes et elle fut érigée sans prendre en compte le paysage des sites et les particularités des villes. A partir des années 1970, net recul dans la construction de la barre. Elle est plus critiquée que les tours, mais pourtant elle est plus à même d'être transformée et réhabilitée. Dalle (la) est un « sol artificiel surélevé et destiné aux piétons dans certaines réalisations de l’urbanisme (villes nouvelles et nouveaux quartiers), » développées en particulier par L. Hilberseimer et Le Corbusier, mais appliquée plus particulièrement après la seconde guerre mondiale.144 Grand Ensemble : c’est un terme des années 1995 afin de « désigner des immeubles locatifs de grandes dimensions, implantés dans des zones d'aménagement ou des périmètres d'expansion urbaine spécialement délimités »145 Ils sont constitués d’au minimum 4 niveaux au-dessus du RDC (jusque dix pour les plus grands). « Ils peuvent être constitués de blocs continus très allongés, selon le principe du « chemin de grue » 146(immeubles rideaux ou barres) ou de tours mais sont souvent disposés en équerre, en

CHOAY Françoise et MERLIN Pierre, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, éditions PUF, 1988, page 92 CHOAY Françoise et MERLIN Pierre, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, éditions PUF, 1988, page 191 145 CHOAY Françoise et MERLIN Pierre, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, éditions PUF, 1988, pages 85 à 89 143 144

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Ibid

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quinconce, en étoile, etc.., de façon à ménager entre eux des prospects suffisants. Ils peuvent accueillir une population globale de 1000 à plusieurs milliers d'habitants. Les espaces intercalaires sont aménagés en aire de stationnement, en espaces verts ou en terrains de sport. » Mais les grands ensembles sont un monde à part. Ils sont éloignés géographiquement des centres anciens mais également très éloignés des typologies classiques des villes anciennes. Cette démesure approfondit le caractère impersonnel du cadre de vie des habitants, causé par cette forte densité d’habitation. De plus, lors de leur inauguration, la population qui s’y est installée était jeune, mais elle a vieilli sur place, et son niveau de vie s’est lentement dégradé. Les premiers habitants avaient un revenu moyen par rapport à la moyenne nationale, pour au fil du temps se paupériser voire même se marginaliser (familles dites lourdes, immigrés, chômeurs), puisque les familles plus aisées ont déménagé (accession à la propriété). Depuis leur création, les constructions se sont dégradées, ont été vandalisées. Alors, des opérations ont vu le jour, tout d’abord en 1977 "Habitat et vie sociale" puis en 1981 "Quartier d'habitat social" afin d’améliorer le cadre du bâti. C’est grâce à la crise économique et à la baisse des constructions que le lancement de nouveaux programmes de grands ensembles ont été réduits voir interrompus. NPNRU : Nouveau Programme National pour la Rénovation Urbaine PNRU : Programme National pour la Rénovation Urbaine

Tours (les) ou immeuble de grande hauteur : c’est une construction dont le plancher bas du dernier niveau est situé à 28m du sol le plus haut. Cette distance est de 50m pour les immeubles d’habitation. Le 16 mars 1977 , une circulaire parait afin de limiter les constructions de tours sur le territoire français (pour des normes réglementaire : lutte contre les incendie, évacuation, autonomie de l’immeuble etc). Zones à Urbaniser par Priorité (ZUP) elles ont été créées par un décret datant du 31 décembre 119958 et ont existé durant 21 ans (jusque 1969). Elles ont permis la construction de nouvelles zones d’habitation, constituées en majorité de tours ou de barres, en périphérie des tissus urbains existant. Mais dans l’urgence (crise du logement), cette phase d’urbanisation a été reconnue comme médiocre.147

CHOAY Françoise et MERLIN Pierre, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, éditions PUF, 1988, page 715716 147

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Le langage du cinéma o Le format Le format de projection est ce qui se choisit en premier. Il en existe différentes sortes : carré, large ou scope. C’est donc un choix du réalisateur donc un parti pris de mise en scène. Avant les années 50, il n’existait que le format carré. C’est avec l’apparition de la télé que se développe un format plus large. Le format scope est encore plus allongé. Pour des professionnels, ce format, c’est imposer l’espace comme un « trajet à parcourir », « stimuler la mobilité ». Par exemple ce format est le format idéal pour mettre une voiture. Le format scope, c’est mettre en avant le paysage et non pas le personnage.

o Le cadre Le cadre, c’est le rectangle qui délimite l’image au cinéma. À l’intérieur de ce rectangle, s’inscrit l’image : c’est le champ. À l’extérieur, le noir de la salle : c’est le hors-champ. Le premier inclut une partie de la perception, tandis que le second l’exclut. Le cadre peut donc être vu comme un cache, il choisit de montrer ce qu’il veut de l’image.

o Le hors-champ Tout ce qui est substitué de notre regard par la caméra. Tout peut surgir à n’importe quel moment. C’est aussi un moyen pour le réalisateur de susciter l’imaginaire du spectateur. Ne pas montrer peut être une provocation. Mais il peut aussi servir une représentation plus pudique du monde. On ne voit rien, mais l’action est reléguée hors cadre. Réservoir du refoulé.

o La profondeur de champ C’est la zone, dans l’axe de la prise de vue, où les objets apparaîtront “nets”. Le choix de la profondeur de champ est un véritable parti pris esthétique de la part du réalisateur. Cela peut se traduire par exemple par une grande profondeur de champ, comme un paysage, laissant au spectateur la possibilité de parcourir l’image afin de découvrir les différents plans dans la profondeur du champ, du premier plan à l’arrière, et de les faire jouer les uns par rapport aux autres.

« la distance focale : plus cette distance (caractéristique inhérente à l’objectif) est courte, plus l’angle de prise de vue sera large et plus la profondeur de champ sera grande. À l’inverse, une 133


longue focale (télé-objectif) réduira considérablement la profondeur de champ, comme l’angle de prise de vue.

L’ouverture du diaphragme : plus le diaphragme (opercule réglable qui laisse passer plus ou moins de lumière) sera fermé, plus la profondeur de champ sera faible. À l’inverse, plus ce diaphragme sera ouvert, plus la profondeur de champ sera grande. « La mesure de cette ouverture est exprimée par un rapport inversé : 1/3,5; 1/5,6; 1/8; 1/16; 1/22. “F3,5” est donc une valeur d’ouverture plus grande que “ F22 ”. »148.

o Le plan

Figure 73: CRUZ José, pour le livre de Jérémy Vineyard, Les plans au cinéma: les grands effets du cinéma que tout réalisateur doit connaître, Éditions Eyrolles, 2004, chapitre 1 p.14

o Le gros plan C’est une valeur pour le portrait. Il sert à capter des instants, des expressions

o Le travelling C’est un mouvement de caméra (sur rails) qui accompagne, de façon naturelle, les personnages en mouvement. Il peut nous permettre d’apprécier un effort, une action, de suivre son déroulement, mais il peut être également perçu comme un processus d’enfermement en suivant les personnages sans jamais qu’ils n’en sortent (même si le fond bouge parce que le personnage se déplace) : la place des personnages dans le cadre reste identique.149

D’après le site Transmettre le cinéma, réalisé par LUX Scène nationale de Valence, avec le soutien du Centre National de la Cinématographie (CNCà http://www.transmettrelecinema.com/video/la-profondeur-de-champ/ 149 D’après le site « Transmettre le cinéma », section le travelling http://www.transmettrelecinema.com/video/le-travelling/ 148

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L’espace au cinéma Le cinéma, et ce depuis sa création en 1895, est synonyme de mouvement, puisqu’il filme ou bien met en scène des actions, des déplacements. Dans les années 1920, le cinéma expérimental est en lien avec les arts plastiques, mais surtout lie un lien avec la ville et l’architecture. Plusieurs concepts émergent: le cinéma abstrait (appelé à l'époque le cinéma absolu) qui est sans figuration. Le cinéma du réel qui s'oppose au ciné-drame. Le cinéma de fiction narratif qui est un cinéma politique et engagé et enfin le cinéma de science-fiction, des films de scénario. Apparait alors l’espace dans le film. A moins que le film soit abstrait, la narration prend place dans un milieu, qu’il soit réel, créé de toute pièce par des décors ou bien ajouté en post production. Il en existe quatre types 150 -

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L’espace dit cinématographique c’est le lieu dans lequel on visionne le film, comme la salle de cinéma par exemple. L’espace diégétique : c’est l’espace que construit le film, indépendant du récit, le lieu est un personnage. Vienst un peu à l’encontre de l’espace narratif. La ville, dans sa composition ne peut se résumer aux actions des personnages. On observe alors couramment des incohérences entre le déplacement des protagonistes dans un film et la géographie de la ville, qui n’est alors pas respectée. La ville, dans sa représentation cinématographique, devient alors une « variable d’ajustement »151 pour le scénario, mais aussi pour le tournage, sans qu’il porte atteinte au récit. L’espace narratif : c’est la spatialité entre les personnages qui forge le cadre pour l’action. Le mouvement des personnages est mis au premier plan Et enfin l’espace spectateur qui correspond aux conditions dans lequel le film a été visionné visionnage de mon film a un impact sur les représentations et les pratiques géographiques.

La ville devient donc un personnage à part entière à partir du moment où elle a son importance dans le fonctionnement spatial : « fragmentation géographique de la ville », dynamique automobile, des transports en commun, ville symbole etc. A ce moment-là, la ville cesse d’être un arrière-plan pour l’histoire et s’assume en tant que personnage du cinéma. Selon moi, le pouvoir du cinéma est immense. Le réalisateur a une capacité à faire passer un message, une idée reçue, une opinion sur n’importe quel sujet, en filmant. C’est donc un instrument puissant avec diverses vocations : distraction, information, et même propagande. Il fait partie de la culture populaire française. Jean-François Stazark disait en 2014 : « Les films constituent un type de source parmi d’autres, qui informe sur les représentations géographiques de ceux et celles qui les produisent et éventuellement de ceux et celles qui les GARDIES André, L’espace au cinéma, 1993, cit » par Jacques Lévy, « De l'espace au cinéma », Annales de géographie 2013/6 (n° 694), p. 689-711. 151 Jacques Lévy, « De l'espace au cinéma », Annales de géographie 2013/6 (n° 694), p.691 150

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voient – tant est que les spectateur/trices d’un film soient influencés d’une manière ou d’une autre par celui-ci. » 152 Un réalisateur peut donc communiquer une idée ou bien un point de vue à un spectateur qui va en apprendre plus sur un milieu, un mouvement, quel que soit sa nature, tout en étant influencé par la mise en scène, vu qu’elle découle directement des pensées du réalisateur.

152

STASZAK Jean-François, « Cinéma et géographie : modes d’emploi », Annales de la géographie, 2014, 695-696 , 1-2, 1

p.596

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