Chroniques 2003/2006

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Du même auteur : « Pure Fiction” en vente sur http://www.Lulu.com/

© Annie DAVID 2006


A toute l'ĂŠquipe de La Charente Libre



CHRONIQUES 2003/2006 Annie DAVID


Auto-édité par l’auteur Imprimé en Europe par Lulu.com ISBN 978-2-9527675-1-4


Retour vers le futur... Que sont mes livres-amis devenus, «que j'avais de si près tenus et tant aimés” ? Les années passent et ils s'effacent. Qui sait, un pilon peut-être aura renvoyé les invendus au purgatoire où ils redeviendront pâte à papier. Mais quid de leur âme, de cette trace que la pensée d'un écrivain solitaire aura imprimée en nous ? Quitte à redevenir des auteurs virtuels, pourquoi ne pas profiter à fond des incroyables possibilités offertes par les nouvelles technologies ? Pas de refus, pas de pilon puisque pas de stock, une mise à disposition immédiate, la liberté totale de publier, de reprendre, de tout changer ou de laisser le texte vivre sa vie... J'ai choisi sciemment de publier mon recueil de chroniques 2003/2006 sur internet, afin que ceux qui les suivent sur mon site personnel puissent en obtenir une trace tangible : un vrai livre. Voici donc le tour d'horizon de mes petits matins, lorsque, ayant terminé la lecture d'un ouvrage, j'ai laissé venir son âme au bout de mes doigts. Rares sont les fois où je n'ai rien trouvé qui vaille dans un livre. C'est arrivé, mais alors je suis passée à autre chose. Je vous offre donc un bouquet de mes pensées d'aurore, toutes parues dans la Charente Libre, qui m'offrit cette joie de devenir chroniqueuse après ma participation au Jury du Livre Inter ( et là, l'aide du traitement de textes me propose «interminable ” ) Le livre interminable existe, je l'ai rencontré. C'est celui qui peut être remanié chaque jour, l'histoire sans fin où tous les héros ressuscitent à la fin. Vite, achetez cette version, demain elle sera périmée :) mais pas pilonnée... Merci de votre fidélité, de votre amitié. A bientôt. Annie DAVID A NOTER: les mentions d'éditeur sont sur mon site http://annie-david.com/



E pericoloso sporgersi… Au bal d'Eros et Thanatos, la vérité s'en va danser. La vérité de la mort, le mort s'en charge. Celle de l'amour est plus difficile à établir. Luca est un petit peu mort. Au cimetière de Florence, sous une tonne de granit, il commente cette histoire à dormir debout sur un pont de l'Arno. Au premier temps de la valse, y'a Luca, y'a l'amour et Anna. Au deuxième temps de la valse, y'a Leo, y'a l'amour et les flics. Chacun vient face à vous, dire ce que çà fait d'être Luca, d'avoir perdu Luca, de chercher à comprendre Luca… L'Italie est juste vaguement évoquée, c'est la profondeur des âmes qu'épluche Philippe BESSON. Excellent pour se mithridatiser, pas franchement idéal pour retrouver le moral, ce livre a le mérite de se lire d'un trait comme una grappa. Au risque de ne pas le digérer. J'ai aimé « Un garçon d'Italie «. Leo n'est pas très napolitain, certes, mais l'histoire pourrait se passer à Paris. Les amants longeraient le canal en direction de l'Hôtel du Nord… Quitte à danser sur un volcan, autant que la mort, il faut penser à louer le soleil. C'est çà, le paradoxe napolitain, et l'Italie, c'est autre chose qu'une vague toile de fond: ce pays est un personnage à part entière. Mais bon, va bene cosi, ce livre va sans doute, lui aussi, être primé quelque part.

« Un garçon d'Italie » De Philippe BESSON

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Source de vie A la source de son village, un petit kurde découvre les lois du monde. Tout est là, dans ce renfoncement de pierres sèches construit de mains d'hommes, selon un plan immuable : la terrasse où boivent les animaux, le petit bassin réservé aux humains et la cavité de la source, sombre. La conscience de l'enfant naît de cette source qui fait vivre son village, elle croît comme une goutte d'eau qui déclenche sur le bassin des cercles concentriques : de la source vers le monde. De l'antre du monstre arrive la vie, autour de la source les djinns portent tantôt bonheur, tantôt malheur, et les sangsues du bassin des animaux ont tôt fait de vivre de ton sang. Alors il faut savoir, et pour savoir, apprendre. Apprendre à voir, entendre, écouter, écrire. Apprendre à être de la communauté, apprendre à la quitter pour aller dans le vaste monde répandre cette vérité première : nous sommes tous issus de la source. Fils de l'eau, comme le loup et l'agneau, nous tissons autour de nous une cosmogonie où les étoiles, les djinns, les saints, les cailloux, les brins d'herbe, Dieu et le monstre de la source trouvent chacun leur place. Magnifique langue que celle de Seyhmus Dagtekin, qui écrit directement en Français, langue pure et poétique, simple et prenante. Un bijou à lire et relire, de ce pays qui n'arrive pas à en devenir un, qui doit se résoudre à faire le tampon entre la Turquie, l'Irak et l'Iran. Un pays qui a la finesse de Seyhmus Dagtekin, sa culture, son espoir.

« A la source, la nuit » de Seyhmus DAGTEKIN

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«Amazoniaque» Aux apprentis-producteurs de films, on met entre les mains un tas de synopsis avec une seule question : bon ou pas bon ? Les trois-quarts du temps, c'est un mauvais angle d'attaque du sujet qui envoie le projet au panier. Michel BRAUDEAU est trop fin pour n'avoir pas entrevu le problème. Il se pose la question…au dernier chapitre «Qui parle ? « et y répond par quelques précautions d'usage. «Retour à MIRANDA” est un bon bouquin, une bonne idée. Si j'étais productrice, je sabrerais deux angles de vue sur trois et çà donnerait un thriller non dépourvu d'humour. Qu'un ancêtre charentais à béret basque ait pu inspirer les révolutions sans fin de ce petit pays de la forêt amazonienne convoité de tous, voilà qui va faire rêver ses descendants… On trouve de tout à MIRANDA, du rêve artificiel, des espions, la mort et la résurrection… Ce qui est sûr, c'est que rien n'est sûr. MIRANDA est un mirage, un pays sauvage dont le problème est peut-être l'amour. Ou l'apéro, le féroce Floripond aux herbes rares… Laissez-vous emporter chez les indigènes: c'est un livre efficace, à lire dans un hamac, le soir près de Taillebourg. Si les branches craquent, attention: c'est Léon B. L'invisibilité le protège. Aux Indiens Charentais, MIRANDA reconnaissante! « Retour à Miranda » de Michel BRAUDEAU

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Un oursin dans le caviar Regarde l'indomptable, et attends. Observe autour de lui le manège de la séduction, les tiraillements du pouvoir et attends. Ta puissance, à toi, ce sera le temps, ton amour aura sa revanche. Quand ta rivale aura rejoint le firmament des battantes, quand s'éteindront les dernières flammèches allumées ici et là par l'Infidèle, tu le retrouveras au coin du feu, une couverture sur les pieds, humble. Le lion Servan Shreiber est en veilleuse, ses femmes - lionnes le gardent, lui et sa descendance. Ce sont de grandes bourgeoises, elles donnent de la griffe avec élégance. Ecrire est leur exutoire, paraître leur credo. Elles ont une éducation sans faille, elles savent souffrir, elles sauront mourir. En lisant le dernier livre de Madeleine Chapsal, malgré tout ce qui nous sépare, je ne puis empêcher un sourire de tendre connivence de supplanter le sentiment d'agacement qui m'avait envahie aux premières pages. Ben quoi, y'a un oursin dans le caviar ? Oui, Madame Chapsal, c'est la femme courageuse, non dénuée d'humour et de patience qui me plaît. C'est votre force. La journaliste qui découvre que ce métier est une passion, la cheville ouvrière, l'insatiable. Votre culture est grande, mais la vérité n'est pas dans la condescendance, elle est dans votre souffrance de femme et ce que vous en avez fait. L'autodérision vous va si bien. Vous avez conscience que votre couple appartient à l'Histoire, pour vous Chanel égale bleu de travail et caviar égale jambon de Paris. Nous n'avons pas les mêmes valeurs, mais je respecte toute femme qui se bat et vous en êtes une. Il reste tant à faire pour que nos ayatollahs laissent de nouveau une femme devenir patron de presse. Pour que s'installe une nouvelle Françoise Giroud ! Pour la Saint Valentin, offrez une histoire d'amour bourgeois, avec une jolie mariée en couverture. L'écriture est policée, et le sujet brûlant. C'est signé Madeleine Chapsal. « L’homme de ma vie » de Madeleine Chapsal

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Les gnous, c'est nous ! Après six mois de gestation Benoit Caudoux, professeur agrégé de philosophie actuellement en poste au LISA à Angoulême, (après Confolens et Marguerite de Valois) vient de mettre au monde un troupeau de gnous. Il y pensait depuis longtemps, à laisser sa trace dans la poussière d'où nous sommes issus, nous les gnous cavalcadant. Il lui manquait le déclic. Et le voilà, le petit bouquin tout neuf, il paraît chez Léo Scheer, qui l'a reçu par la poste et l'a publié. A vingt-neuf ans, le prof nous propose carrément un nouveau genre de lecture: le long poème rythmé en prose. «C'est une métaphore de l'écriture elle-même» dit-il. C'est l'histoire d'un gnou, animal africain qui passe sa vie dans un troupeau en longues cavalcades. Il découvre qu'il est conscient, puis se demande s'il est seul dans ce cas. Son troupeau tourne en rond puis part vers le nord. C'est une allégorie de la vie, de l'arrivée de la conscience, son développement, l'adolescence, l'âge adulte, puis la mort. Ce qui fait de ce livre qui n'est pas un roman mais bien un livre de réflexion philosophique un objet nouveau dans le paysage littéraire, c'est la manière gourmande, animale, accumulative, joueuse avec laquelle Benoit Caudoux se sert des mots, les goûte, les roule en bouche comme un Rabelais. Sa description du troupeau en marche est hallucinante, on est dedans, on l'entend, et dans le même temps on voit s'éveiller la conscience du gnou narrateur, s'élaborer sa pensée, ses angoisses, ses espoirs, sa solitude au milieu de la multitude. On pense à Paris aux heures de pointe, et à cette foule bigarrée composée d'êtres semblables et différents qui s'absorbent et s'interpénètrent sans se parler. Les gnous ne parlent pas, ils courent. L'auteur s'est basé sur Le Tombeau d'Edgar Poe de Mallarmé, et a voulu par ce texte envoyer une sorte de réponse à Eric Chevillard, auteur qu'il admire et à qui il fit lire son manuscrit. Fana d'alpinisme, le gnou Caudoux attaque l'écriture par la face Nord : normal quand on est cht'imi. « Les Gnous » de Benoit CAUDOUX

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Saison des Pluies Il pleut beaucoup dans l'Afrique rêvée de Patrick Cauvin. De l'eau, du sang, des balles. Les despotes succèdent aux despotes, téléguidés sans le savoir par un obscur géopoliticien-espion et rondde-cuir. Un fonctionnaire élyséen occulte décide de la vie et de la mort des pays et des hommes, en marge du ballet diplomatique officiel. L'Afrique, pré-carré de notre pays. C'est là que vivent Marc Brandon et Mahra, sur une exploitation qui jusqu'ici, à force de ruse et d'habitude coloniale, a tenu bon an - mal an. Mais les intérêts supérieurs de l'Etat français exigent que coule du sang blanc, un petit peu, pour garantir le succès de l'opération de retour du tyran noir. L'Afrique à feu et à sang, c'est le thème de ce roman, intitulé «La Reine du Monde» dans un souci d'espoir aussi évident que dérisoire. Découpé, prêt à l'emploi cinématographique, ce roman fera le bonheur d'un mâle lecteur un dimanche de pluie. Je pense aux livres plein d'humour noir et d'autodérision des africains Ahmadou Kourouma (Ivoirien, in memoriam) ou Abderramane Waberi (Djiboutien), qui racontent finalement la même chose vue de l'autre côté. Ou à l'histoire personnelle du jeune chanteur Corneille, dont la famille fut décimée à coups de machette au Rwanda (comme celle de l'excellent Geoffrey Oryemah en Ouganda). Ces artistes sont les rois du monde, comme tous ceux que l'injustice n'a pas réussi à tuer, et dont l'art est magnifié par la souffrance et l'espoir. Dans ce roman de Patrick Cauvin, c'est la petite Sowana qui porte sur ses frêles épaules l'espoir de l'Afrique. Si le SIDA ne croise pas sa route, si, si, si...

« La Reine du Monde » de Patrick Cauvin

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Attention, talent ! C'est le premier roman de Françoise Dorner: jusqu'ici, elle était plutôt connue comme auteur de théâtre (primée par l'Académie Française) et comme comédienne. Mais attention, voilà un coup de poing qui va vous rester sur l'estomac. Il est question de l' «Ultramoderne solitude» comme le chante Souchon, celle d'une femme mariée et de son conjoint, trop pris à la gorge par la famille et le boulot pour s'aimer en tant qu'êtres vivants, pour s'aimer d'amour et de rêves Cette solitude à deux où même devenir autre ne suffit plus, quand le rêve dans les yeux du conjoint est devenu vital, que la vérité le tuerait. Nina et son mari sont kiosquiers à Paris. Dur labeur de couple, levés aux aurores, six jours sur sept, par tous les temps. Pas le temps de penser à soi, sauf si. Si on observe les clients. La femme en Nina se réveille, et bientôt elle se rend compte qu'elle est désirable et se le prouve. Alors pourquoi celui qu'elle ne nomme que «mon mari» ne cherche-t-il pas à profiter de ce volcan qu'il a eu la chance d'épouser, et avoir une vraie vie amoureuse, une vraie vie tout court ? Elle le suit discrètement, et découvre qu'il s'évade bêtement au cinéma de quartier devant des films chinois. Elle va s'asseoir derrière lui, grimée comme une asiatique qu'elle a vue dans un magazine pour hommes, le troubler, le frôler, l'embrasser, sans que jamais il ne la reconnaisse. Le temps des espoirs est fou, plus son mari se rapproche de l'inconnue, plus il s'éloigne d'elle! Jamais Nina ne pourra tuer sa rivale: elle-même. Avec un sens terrible de l'autodérision, une description pathétique de ces vies, trop souvent les nôtres, qui sont faites d'habitude et de cruauté quotidienne, avec un talent pointu, acéré, Françoise Dorner nous touche et nos éclats de rire jaunes le disputent à l'infinie tristesse: oui, cela se peut. Des vies comme celle-là, nous en connaissons tous. Un livre qu'on ne lâche pas. « La fille du rang derrière » de Françoise Dorner

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Un Portugal de pierre Nous avons tous en tête le Portugal vivant et chaud de LISBONNE, la beauté maritime de l’Algarve et la chaleur estivale. José Maria FERREIRA DE CASTRO, dans ce roman de 1933 qui vient d’être réédité, nous livre une autre face du Pays des Oeillets. Avec un incomparable zèle descriptif, un acharnement même, l’auteur de «La MISSION» et de»FORET VIERGE» nous conduit sur les chemins abrupts du Portugal du dedans, un Portugal de pierre. Froid, neige et pauvreté, tels que les ont connus nos compatriotes alpins au début de ce siècle, mènent le petit peuple sédentaire à toutes sortes de concessions. Travailler, travailler toujours ne suffit pas. Santiago revient d’Amérique et fait construire au village une maison témoin de sa réussite Il embauche de fraîches jeunes filles, dont il abuse. Ermelinda est belle, mais elle est mariée à Leonardo, brave vendeur de peaux de renards, qui ne cesse de chercher comment lui offrir une vie digne. Elle tombe amoureuse de Santiago et de tout ce qu’il représente. Jalouse de ses rivales, elle se sert de son mari, jusqu’à ce que la passion explose ces relations villageoises souterraines, ces relations de promiscuité et de besoin. La nature est omniprésente, les loups rôdent, allégorie du danger… Heureusement, de combat de taureaux en retour d’aventuriers du Brésil, le Portugal pointe son nez, tout autant que l’Espagne proche et plus prospère. L’auteur lui-même est un conquérant de retour d’Amazonie, et avec lui nous découvrons en quelque sorte le Portugal à coups de machette: les lianes sont imbriquées et les serpents guettent. Sous les sentiers pierreux foulés par les ânes coulent des trésors oubliés. Chaque matin le soleil déchire les maléfices et l’homme se croit sauf… « Terre Froide » de José Maria FERREIRA de CASTRO

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Sandwich à la Gavalda Le Sandwich à la Gavalda est un Club Sandwich : il faut avoir un appétit d'ogre pour en venir à bout. Six cent quatre pages, fatalement, çà prend plusieurs jours. La frêle Anna Gavalda a pourtant veillé à sa légèreté : beaucoup de dialogues (presque un scénario), un seul mort, pas de politique et rien que de bons ingrédients. C'est important, les ingrédients. La culture classique, la noblesse, le théâtre, le jardinage, la peinture, et la bonne cuisine vont donc adoucir le propos de cette histoire d'espoir. Les produits de base seront choisis dans la rue, sur l'étal du marché aux couleurs parisiennes. Pour disposer tous les ingrédients, choisissez un squatt dans les beaux quartiers : 3 mètres de hauteur de plafond ne seront pas de trop pour apprécier le goût du bonheur de vivre encore de nos héros. Camille Fauque, 26 ans, artiste peintre et technicienne de surface, anorexique, Philibert Marquet de la Durbellière, dix ans de plus, aristo vendéen en proie à un TOC (trouble obsessionnel compulsif), Franck Lestafier, 34 ans, artiste cuisinier, motard, et sa grand-mère Paulette constitueront notre sandwich. Un livre à croquer, qui prend la réalité la plus dure avec un filtre spécial - un chinois- et nous la restitue plus présentable. Jolie, même. Une tranche de tomate, une feuille de salade, une happy-end. ...Ah, chère Anna, j'aime quand vous nous nourrissez d'espoir, comme vous devez le faire pour vos deux bambins. J'aime ce monde bleu qui devrait plaire à Disney ou à Steve Martin. Ce n'est pas exactement comme çà que cela se passe dans la réalité, mais pourquoi bouder notre plaisir ? Vous avez besoin d'espoir, nous aussi, et après tout, l'espoir fait vivre. Merci pour le sandwich, Anna. « Ensemble, c'est tout » d'Anna Gavalda

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Et l'art est difficile Jean-Jacques GAUTIER, redouté critique de théâtre au Figaro dans les années 70, était un homme sérieux, marié, sans doute sec et hiératique sous sa cravate du bon faiseur…Sa belle femme, Gladys LYNN, avait renoncé à sa carrière théâtrale prometteuse, avait éconduit avec élégance ses amoureux transis célèbres pour ne s'occuper que de lui, ne penser qu'à lui, vivre pour lui. Un de ces couples modèles que rien ne semble pouvoir détruire… Que croyez-vous qu'il arriva? Une belle et célèbre actrice de théâtre, elle-même mariée, arracha la moitié du cœur de l'homme, l'autre moitié sanguinolente battant encore en lui pour sa légitime… La douleur, immense, envahit chacune et chacun, aucune solution ne se pointant à l'horizon. L'homme Gautier n'était pas un Dieu, aucun don d'ubiquité, il ne marchait pas sur les larmes par sa passion déclenchées, il pouvait seulement constater, jour après jour son impuissance à cesser d'aimer l'une et l'autre. Il voulait le beurre et l'argent du beurre, et ne pouvait exprimer à personne cette insoluble problématique. Il résolut donc d'écrire et de décrire ses tourments dans un manuscrit à ne publier qu'après sa mort. C'est ce qui vient d'être fait, tous les protagonistes de cette histoire étant désormais disparus… Cet émouvant et véridique aveu est passionnant: il aide à comprendre pourquoi et comment amour et passion peuvent coexister dans un même cœur d'homme (chez la femme, c'est plus rare) A déposer dans certains souliers…

« Il faut que je parle à quelqu'un » de Jean-Jacques GAUTIER

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Bouteilles à la mer Partir de rien pour arriver à rien, de sa tête de pochetron dans la glace du bar, à la même en noir et blanc 250 pages plus loin…Entre temps nous aurons fait le tour du monde de Pierre MEROT, dans une autofiction qui fleure la déglingue et les éclairs de lucidité hurlante. Aïe !… «L'Oncle» -c'est ainsi qu'il se nomme pour prendre de la distance avec son objet d'étude, lui – même, l'Oncle est marginal. Faute de trouver l'Amour, d'en prouver l'existence, il étudie le monde avec une minutie d'éthologue (sans «n»). Poète, philosophe, marrant dans toute l'horreur de sa lucidité, MEROT est un sacré spécimen. Ce livre est dur, attention! Il casse allègrement tous les mythes fondateurs de l'Espérance. «Ah, était-ce le pays rêvé, d'alcooliques établis et de l'incompétence raffinée? « Il jubile en découvrant la Pologne avec sa femme. Las, ils n'auront pas d'enfant, qu'un chat et des monceaux de bouteilles vides.. Qu'il évoque le boulot, l'édition, la famille, les femmes, l'école (on a du mal à croire qu'il est prof!), on rit et on grince des dents à la fois. «L'humanité préfère le fouet à la caresse (…) Si vous caressez, il faut toujours garder le fouet dans l'autre main» Si vous n'aimez pas MEROT, vous serez obligé d'en parler: ce livre est une horreur, une horreur talentueuse. Ne pas laisser traîner dans des mains innocentes.

« Mammifères » de Pierre MEROT

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Prix Médicis 2003

Hubert Mingarelli, enfin, le délicat, le sauvage, le profond dans sa simplicité, observateur de l'intime déchirure qui met dans chacun de ses livres un peu sans doute de ses tourments personnels. A Mingarelli le Prix Médicis, et c'est justice. La phrase est courte et dépouillée, parlée, aussi utilitaire que poétique. Tout est dans le silence. Cet homme est universel dans sa vision de l'être humain, car l'être humain qui n'a plus rien, qui a froid, qui a peur, peut bien vivre dans les Alpes, à Barbezieux ou à Vladivostok, c'est un enfant. Jouer aux dés, construire des cabanes, rêver au bord de l'étang les soirs de brume, aimer ses copains en rêvant des femmes…C'est une face intime du genre masculin qui apparaît à travers l'errance de ces soldats égarés de l'Armée Rouge dont le prince est un enfant. Je vous le recommande. « Quatre soldats » d'Hubert Mingarelli

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« Même si tu revenais « Même si tu revenais, Claude François, je ne suis pas sûre que tu te reconnaîtrais. A chaque coin de rue de Dannemois ton improbable clone empailleté te jetterait un regard dédaigneux, tu t'étonnerais de tes Clodettes fanées pleurant l'indécence perdue et ton légendaire machisme, entre deux galas pour la maison de retraite des vieux artistes… Ton moulin abandonné aux intérêts commerciaux te paraîtrait certes bien exploité - tu as toujours eu le commerce dans la peau mais tes enfants ne chantent pas, ils engrangent et font fructifier le pactole, et çà peut-être, c'est dur. Si j'avais eu un marteau, Cloclo, j'aurais bousillé les 45 tours de mes copines qui m'obligeaient à faire à vélo les 20 km nous séparant de Dannemois, rien que pour embrasser ta porte cochère, sous le regard goguenard d'un eunuque qui en a vu d'autres. « Les Français» dit Yann Moix dans Podium en parlant de ton public chéri - désolée, mais on comptait déjà quelques réfractaires les Français qui t'aiment, donc, se sont organisés en sectes concurrentes. Yann Moix se fait ton exégète avec ce livre, Podium, et le film qui sort en février, dans lequel tu es incarné par Benoît Poelvoorde. Schéma annoncé : La Passion de Claude François revécue par son clone Bernard Frédéric, évangile selon Yann Moix. C'est un Béru du «Claudisme» qui va porter haut tes couleurs cette année. Le livre ? Ah oui, le livre. Quelques franches rigolades à l'évocation des artistes issus des couches populaires, des rêveurs qui ne veulent surtout pas être eux-mêmes, mais plus Claude François qu'eux, tu meurs. Quelques approximations dans la forme : roman, essai, reportage ? Chronos ne s'est pas penché sur le manuscrit, lassé de voir tous ces gens vivre du passé. De vraies émotions aussi, des morceaux de bravoure. Yann Moix s'est mis dans la baignoire de Cloclo, dans sa peau le 11 mars 1978, seconde par seconde, et il est mort avec lui. Alexandriiii, Alexandraaa ! Ah ! On n'a pas fini de chercher de l'or dans le port, cette année ! Même si tu revenais, Cloclo, je crois bien que rien n'y ferait, tu souffrirais trop, si tu revenais. « Podium » de Yann Moix 13


Livre Inter 2003 (où tout a commencé) C'est une histoire de solitudes qui se rencontrent dramatiquement, Une histoire de mots dits, entendus, non-dits, attendus, vendus à regret, caressés, envolés dans le vent de la Chartreuse. Entre un libraire grenoblois - VOLLARD- qui a choisi les livres pour vivre et une petite fille qui croise violemment son chemin s'établit une relation étrange. De l'amour, sans doute, celui qui leur a manqué à tous les deux, de l'amour de mots envolés de livres, de ceux qu'un père peut susurrer à l'oreille de sa petite fille endormie pour qu'elle les rêve et les retrouve au réveil. La petite Eva est dans le coma, sa maman est loin, elle aussi est portée par le vent. Comment cette petite muette au pays des neiges et du silence pourrait-elle apaiser le trouble existentiel du libraire? Il va puiser dans la nature proche le souffle vital dont il voudrait emplir ses mots, et revient vite lui parler, sans s'arrêter…Séjourner dans le silence d'un monastère sert surtout à rassembler ses forces pour affronter la vie. Vollard, lui, semble laisser la sienne dans cet hôpital alpin. Fils d'un libraire lyonnais, Pierre PEJU aime les bouquins. La librairie de VOLLARD s'appelle le «Verbe Etre», pour dire d'emblée de quoi VOLLARD et PEJU vivent. Ce livre se lit d'un trait, et vous laisse étrange. Une fin inattendue, mais est-ce une fin? Je me suis ouverte de ces réflexions à Pierre PEJU. Il a promis d'écrire une suite. Ce livre va être adapté au cinéma. Pierre PEJU envisage donc d'écrire une suite à faible tirage… Affaire à suivre. « La petite Chartreuse » de Pierre PEJU

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D'amour et d'épée J'ai passé une partie de la nuit avec le Chevalier de SaintGeorge. Oh, n'y voyez pas de mal, surtout. C'est un chevalier de papier, mais ô combien passionnant que Daniel Picouly nous envoie, avec armes et larmes en cette fin d'année. «La treizième mort du chevalier» fera un beau film. Sophie Marceau et Alain Delon devraient flairer là une bonne occasion de retour sur la toile. Mais qui pourrait interpréter notre héros mulâtre dévoré d'un feu intérieur ? Le Chevalier de Saint-George, en cette année 1799 à Paris, découvre à la fois deux feux qui vont achever de le consumer: la maladie, et l'amour. Ce n'est que le début d'une quête, la dernière. «L’homme vit douze morts, la treizième est l'oubli» et pour oublier, Saint-George devra littéralement vider son sac. Appelé au chevet de Beaumarchais mourant, il se verra confier un mystérieux écritoire, convoité par un homme masqué surgissant de l'ombre. La pensée du chevalier est chaque fois brouillée par l'image de la jeune Jeanne, fille de son ami et protecteur Nicolas, et grande bretteuse devant l'éternel. Tout comme l'ambigu Chevalier d'Eon, que Saint-George se vit contraint de laisser gagner un duel quelques années plus tôt, pour raisons politiques… De l'action, de l'amour, de la couleur et de la douleur dans les rues de Paris, c'est un thriller historique. Dans un style flamboyant, après un travail de documentation monumental et la patte d'une imagination sans faille, Picouly nous fait un joli cadeau de fin d'année.

« La Treizième Mort du Chevalier » de Daniel PICOULY

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Frida KAHLO Aux confins de la souffrance physique et morale, Frida Kahlo la mystique, la talentueuse mexicaine aux racines saxonnes, l'écartelée, Frida la rouge fait encore couler de l'encre. Pour les fêtes, les Editions Gallimard sortent un magnifique livre, un cadeau de prix abondamment illustré de photos couleurs de ses flamboyants tableaux, et des commentaires avisés d'Helga Prignitz-Poda. La mort : la sienne, celle qu'on lui demande de peindre, celle de ses espoirs d'être mère, celle qui envahit la culture aztèque, celle que ses souffrances ne lui permettent pas d'oublier…C'est la mort qui sous-tend l'œuvre de Frida Kahlo, avec l'amour qu'elle porte à son mari, le célèbre peintre zapatiste Diego Rivera qui fut son maître. Elle puise dans Jérôme Bosch et Bruegel également, dans les religions catholique, bouddhiste et les rites aztèques les symboles de souffrances qu'elle veut peindre et non nommer -.. La vie amoureuse de Frida Kahlo est un roman-fleuve. Rivera la trompe, elle collectionne les amants-parmi lesquels Trotski. Le paradoxe, c'est que ces tableaux colorés exotiques et apparemment naïfs ont un succès populaire, au Mexique comme ailleurs. On ne compte plus les objets usuels ornés de fragments de tableaux de Frida Kahlo, ou qui s'en inspirent. Ici un singe incongru, là une feuille à l'envers, son propre accouchement, des tonnes de sang … C'est une œuvre singulière que celle de Frida Kahlo, et ce livre parvient à en décrypter avec justesse les méandres. ( Frida Kahlo est morte en 1954 à l’âge de 47 ans.)

« Frida Kahlo » d'Helga Prignitz-Poda

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To be or not to be Toute femme plongée dans un milieu intégriste ressort mouillée. C'est le message philosophique délivré peu ou prou par Yves VIOLLIER dans son dernier roman : « L'Orgueil de la tribu » A moins que ce ne soit : Toute intégriste plongée dans le 21ème siècle ressortira assise entre deux chaises… Tout est possible en ce bas monde. Qu'une mère de trois enfants s'ensauve sur l'Ile d'Yeu ( L'Ile Dieu ?) avec un photographe scolaire sans embarquer les petits qu'elle laisse à un père adepte d'une secte chrétienne qui n'admet pas le divorce, c'était un sujet intéressant. Finalement, ces sectateurs un peu chouans s'avèrent plus bourgeois de province qu'allumés : c'est le qu'en dira-t-on, ce cousin germain du statu quo, qui les immobilise au temps de la révolution. Ici, en Vendée, chez Monsieur de VILLIERS, près du pays des mouchoirs à repasser (préparez-les), la religion dissidente se fait en français, sans curé, et en uniforme pour les grandes occasions. J'ai bien connu l'histoire des dissidents royalistes savoyards, eux, ils planquaient les trésors d'église et disaient la messe en latin exclusivement avec des curés montagnards qui passaient la frontière pour l'occasion. Le divorce existe aujourd'hui chez eux, la nostalgie se portant chez certains sur un séparatisme assez incongru qui n'a rien de divin… Ce qui m'a touchée dans ce roman, c'est plutôt la justesse dans la description de l'intime déchirure d'une famille, celle que personne ne saura ni ne pourra recoudre : la fin des illusions. Vue sous plusieurs angles, toujours juste, la douleur est coupante ou insidieuse. Pourtant, que la campagne est belle… Pourquoi chercher le bonheur dans une île ? Ce petit roman régionaliste est plus universel qu'il ne le croit.

« L'orgueil de la tribu » d'Yves VIOLLIER

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Rouge nuit Regarder tourner la nuit autour de Paris, et la vie s 'écouler comme l'essence d'une vieille guimbarde, se sentir protégé dans cette cage de Faraday, hors du temps… Repasser pour la fille de son ami décédé les années rouges d'une jeunesse militante. Se moquer de soimême « Cet être multiple, entre héros et clown, qui s'appelait NOUS » Olivier ROLIN a réellement été chef d'un mouvement de gauche activiste. Ce livre, magnifiquement écrit, est un récit doux-amer des années d'illusion, 1968 et après, où prolétaires et étudiants voulaient refaire le monde. Aujourd'hui le narrateur est un vieil écrivain, « Treize » est mort, et pour sa fille il doit revivre ces aventures picaresques. Il s'agit de politique, mais aussi d'héroïsme, assure-t-il, et surtout d'une formidable et dérisoire épopée de jeunes intellectuels et d'ouvriers organisés comme une armée. Leur vie : voler des voitures, se procurer de la dynamite, ne pas se faire trahir ou repérer, diffuser la bonne parole… Sublime, forcément sublime… Pendant ce temps - là, je découvrais Carnaby Street à Londres, tunique indienne, Pink Floyd et King Crimson. La politique me barbait, je voulais d'abord voir le monde et devenir journaliste. Mais c'est une autre histoire. Nostalgiques, amoureux des bons écrivains, lisez ROLIN. Hier, c'est peut-être demain.

« Tigre en papier » d'Olivier ROLIN

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Interview de Philippe DELERM du 2 janvier 2004

CARPE DELERM C'est un professeur de lettres qui cite les classiques, un fils, un époux, un père. C'est un écrivain qui fait court. C'est un anxieux avoué et un écolo qui écrit ses livres à la main avant de les recopier sur une vieille machine à écrire mécanique d'avant-guerre. C'est un honnête homme en somme, au sens classique comme au sens moderne. Au moment de la sortie de son dernier livre, «Enregistrements Pirates», Philippe Delerm s'est confié avec sincérité. Homme du Sud - Ouest (il est originaire de Moissac) exilé d'abord en région parisienne puis installé en Normandie avec sa femme Martine et son fils Vincent, Philippe Delerm a peut-être encore un peu de soleil perdu au fond des yeux. Il avoue d'emblée sa mélancolie : «Les gens me prennent pour un positif à cause de «La Première gorgée de bière», alors que je suis fondamentalement anxieux». CL: «Il suffit de lire» Il avait plu tout le dimanche» - Exactement. Pour moi, le bonheur et la mélancolie sont imbriqués. On est heureux et déjà mélancolique à l'idée que le bonheur va passer» CL : «Pourtant, à vous lire, on a l'impression que c'est « Carpe Delerm» dans le sens de «Carpe Diem». Vous usez de vos cinq sens. - Tiens, celle-là, on ne me l'avait jamais faite ! Oui, c'est çà, dans mes livres précédents j'écrivais de manière sensuelle. Profiter de la vie dans tous ses aspects. « Carpe Delerm». C'est vrai. Je suis anxieux et je passe dans mes livres un message qui montre que j'ai le goût de la vie, çà me calme. Verlaine écrivait des choses douces sans aucun rapport avec la violence de sa vie. CL : C'est un besoin ou un moyen, l'écriture ? - C'est un besoin. CL : Et «Enregistrements Pirates ? C'est un virage dans votre manière d 'écrire ? - Mon dernier livre utilise plutôt la vue et l'ouïe puisqu'il rapporte des scènes observées dans la vie, volées en quelque sorte aux gens que je croise: des conversations qui ne m'étaient pas destinées. CL :Vous êtes donc un pirate, 19


- Oui, je suis un voleur qui se nourrit des autres, un regard extérieur sur cet «autre qui pourrait être moi», comme dans les Lettres Persanes. CL - Ou «Les Caractères de la Bruyère» -vous aimez citer les classiques! - Oui, je suis professeur de lettres, mais aussi je me rapproche de plus en plus de la culture classique en vieillissant. CL : Que pensez-vous de la mode du court qui a déferlé après vous ? On dit que les gens vont vers le court parce qu'il n'ont plus le temps de lire, qu'en pensez-vous ? - C'est plutôt un problème d'édition. On n'acceptait pas jadis les œuvres courtes? La Fontaine se serait vu refuser ses fables, alors ! Non, je suis heureux d'avoir fait changer l'optique des maisons d'édition sur le livre court grâce à la «Première Gorgée de Bière», et de voir aujourd'hui d'autres auteurs, de plus en plus nombreux, s'engouffrer dans la brèche. CL : -Vous avez essayé d'écrire des chansons, ou des haïkus ? - (Rire) Des haïkus, non, mais des paroles de chansons pour des groupes, j'aimerais beaucoup. CL : Vous chantez ? - Oui. J'aime beaucoup la chanson. Pas au point de me produire sur scène, toutefois. J'ai souvent emmené Vincent aux concerts des Frères Jacques, d'Angelo Branduardi par exemple. CL : Vous étiez Baba ? - Ah çà oui, je le revendique ! Cl - Votre Maman a écrit un joli bouquin à quatre mains avec vous ? - Elle avait gardé tous ces souvenirs d'enfance jusqu'à ce que j'en aie moi-même et j'ai pris le relais. Maman a 90 ans aujourd'hui, et elle vit avec moi. Mon père est décédé l'an dernier et elle a dû quitter le sud-ouest. - CL : Votre femme, Martine Delerm est aussi auteur ? - Oui, je ne voudrais pas que mes succès fassent oublier son talent : elle a commencé à publier avant moi pour la jeunesse, des ouvrages illustrés ou des policiers pour enfants chez Magnard, Fayard, Ipomée, ou au Seuil. CL : Et Vincent, il connaît Eric Holder maintenant ? - Oui, Vincent aime lire du Holder, et depuis qu'il l'a cité dans sa chanson, lui et moi entretenons avec Eric Holder des relations épistolaires sympathiques. Pour moi, Holder est un des meilleurs écrivains. Quelle expérience de la vie ! Et quel talent ! 20


CL : Vous connaissez Angoulême ? - Sur la route de Bordeaux, nous nous arrêtions toujours à La Toque Blanche à Ruffec avec mon père, mais je ne connaissais pas vraiment Angoulême. C'est Vincent qui m'en a parlé après ses concerts de 2003 : il m'a dit que c'est une petite ville très agréable à visiter. CL : Dernière question : Va t-il «pleuvoir tout le dimanche ?» (cf titre d'un roman de Philippe Delerm en 1998, NDLR) - Je crains que oui ! » Et Philippe Delerm est retourné corriger ses copies. Heureux collégiens de Bernay (Eure) qui risquent de retrouver leurs conversations dans un prochain roman !

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Bernard FAUCONNIER, fils d'Henri... interview du 23 février 2004 Trente ans après la mort d'Henri Fauconnier, natif de Barbezieux et Prix Goncourt 1930, son fils Bernard évoque sa vie exotique et leurs relations houleuses. Bernard Fauconnier est un homme à la vie bien remplie : chercheur en microbiologie pionnier de l'Interféron, patron de la Fac de Médecine de Rennes, aujourd'hui en retraite devenu écrivain, il pourrait s'estimer heureux. Mais l'enfant en tout homme sommeille, et à l'âge des bilans, il a décidé de dire tout l'amour qu'il porte à son défunt père, et aussi de lui adresser avec liberté et franchise, moultes interrogations et même reproches. C'est que fils de Goncourt, ce n'est pas le Pérou, ni même la Malaisie. AD - Vous avez réglé vos comptes avec «La Fascinante existence d'Henri Fauconnier» ? B. Fauconnier : Oui et non, je lui témoigne mon admiration, je suis le gardien du Souvenir de mon père, celui qui l'a assisté jusqu'au bout, qui a recueilli son dernier soupir. Je l'aime, mais j'ai eu besoin de lui poser quelques questions sur des points particuliers. C'est entre lui et moi. AD - Votre livre est un roman d'aventures coloniales coloré, qui part de Barbezieux en 1870, de la construction du Clos Musset, demeure familiale. Vous avez travaillé sur quelles bases documentaires ? B.F. - Les récits de mon père, de ses connaissances, de la documentation familiale. Il m'a livré des secrets de jeunesse, y compris sur sa vie intime d'étudiant à Bordeaux, ce qu'il n'avait jamais confié à mes frères et sœurs . AD - Vous abordez dans ce livre la sexualité de votre père, et force est de constater que la femme n'y a pas le beau rôle ! B.F. - En effet, initié par sa logeuse Bordelaise, marié à 38 ans sur l'insistance de mes sœurs à une de leurs amies, mon père se serait satisfait de ses relations avec la belle indienne Palaniaï qu'il avait faite acheter à cet usage. Mais la guerre de 14-18 a poussé mes parents au mariage. Mes parents faisaient chambre à part, et se réunissaient pour procréer ! AD - C'est une éducation typique des jeunes hommes de la bourgeoisie de l'époque, voués à la conquête coloniale. Comment traitait-il ses esclaves ? 22


B.F. - Il les appelait ses coolies. Il était très humain pour l'époque, il les aimait, vous savez! Il les payait honorablement même si c'était peu, il partageait leurs repas, et ceux-ci ne travaillaient pas en son absence. La Malaisie était sous domination anglaise, et l'éducation s'y faisait à la badine. AD - Education que vous avez goûtée, vous ses fils, plus tard , en Tunisie ? B. F. - Oui, notre père nous considérait en quelque sorte comme des petits chiots. Notre éducation ne le concernait pas, et le plus grand reproche que j'ai à lui faire, c'est de ne pas s'être intéressé à mes velléités littéraires ou pianistiques, de m'avoir même méprisé au moment où il aurait dû m'encourager. On s'est rapprochés par la suite, mais le souvenir reste . AD - Vous avez quelles relations avec la Charente ? B.F. - J'ai ramené mon père en Charente aussi longtemps que j'ai pu, voir son Musset , malgré la maladie qui le rendait difficile. AD - Il était l'ami de Jacques Chardonne ? B.F. - Oui, ils se sont beaucoup disputés quand Jacques Boutelleau devenu Chardonne, a préféré l'ennemi en 39, allant à Weimar, rencontrant Goebbels. Mais l'amitié était présente, et Chardonne a été gracié. Mon père avait une relation amoureuse épistolaire avec une admiratrice résistante dont nous n'eûmes plus aucune nouvelle après la guerre. Il sut résister aux sirènes de l'admiration allemande pour les artistes. AD - Et l'opium ? B. F. - Comme beaucoup de coloniaux, mon père se méfiait de ce piège, il aimait à en goûter mais n'en abusa jamais. AD- Votre père croyait en la métempsycose ? B. F. - Oui, il s'était fait sa propre religion à partir de la croyance asiatique. AD - Alors en quoi s'est-il réincarné ? B. F. - Pas en brin d'herbe, mais en homme ! Je suis sûr qu'il s'est réincarné en homme, il avait tant de talent, c'était un homme admirable. Le professeur de microbiologie, redevenu enfant, est reparti rattraper le temps perdu : il lui fallait écrire.

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Son livre paru en 2004 : «La Fascinante existence d'Henri fauconnier» Prix Goncourt 1930 pour «Malaisie» Paru en 2005 : « Mady Meslier - Fauconnier, une Bretonne au destin exceptionnel « qui rend hommage à sa mère.

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Nicolas Frize, la peine en sol majeur «Je suis musicien à 80 % et militant à 100%» , c'est ainsi qu'essaie de se définir Nicolas Frize, compositeur renommé et responsable du groupe de travail sur les prisons de la Ligue des Droits de l'Homme. Il publie un essai préfacé par Madeleine Rebérioux, aux Editions Léo Scheer. La Présidente d'honneur de la L.D.H. dit combien son engagement est constant : 13 ans avec les prisonniers, à l'intérieur, à les former à la «chirurgie du son», les faire travailler ensuite pour l'INA à la réparation des bandes - son abîmées, et à l'extérieur à les défendre devant toutes les hautes instances de ce pays. Le tout bénévolement depuis toujours, en plus de son activité de compositeur. Il intervient actuellement dans les prisons centrales de Saint Maur et de Poissy. Non, la peine de prison n'a pas de sens, sa durée pourra toujours augmenter, on satisfera les victimes, mais on ne guérit pas un être humain en l'enfermant, en le pliant, le cassant. On en fait seulement un révolté prêt à prendre sa revanche dès sa sortie. Car la sortie est l'issue probable de la peine. Probable. En ces temps sécuritaires , les peines s'allongent et aucun mouvement, aucune action ne tendent -hormis celle de Nicolas Frize- à aller retrouver l'homme dans le détenu et le faire sortir de lui-même par lui-même. Nous répondons à la violence par la violence, ne nous étonnons pas de ce cercle vicieux. Nicolas Frize a été amené en prison par un ministre de la Justice, il y a simplement ouvert les yeux, et a suivi sa conscience. Dignité: c'est un mot clé pour un homme créatif. «J'ai écrit ce livre polémique à partir de mes observations personnelles sur le fonctionnement interne des prisons. Le fait de m'y rendre depuis treize ans, d'y faire entrer des tas de gens, me permet de diriger la lutte à l'extérieur. De plus, les rapports avec le personnel de surveillance pénitentiaire évoluent positivement. Des prises de conscience : qu'est-ce que çà veut dire, irrécupérable ?» «Nicolas Frize dit, mais lui, en plus, il fait» constate Madeleine Rebérioux. «C'est un mec bien sous tous rapports « m'a confié un des élèves détenus, «pas familier d'emblée, mais droit. Pour l'instant, maintenant que j'ai mon diplôme de fin de formation, je ne veux plus de liberté conditionnelle: le son, c'est ma vie» « Le sens de la peine » de Nicolas Frize 25


Popote Dans la famille «Carpe Diem», je voudrais la fille parigote rigolote. Elle s'appelle Stella, comme ses études supérieures d'astrophysique semblent l'indiquer, mais ce qui l'intéresse par-dessus tout, c'est d'être femme au foyer. Après un mariage croquignolet dans ce département qu'elle appelle «Les Charentes», celle que chacun surnomme Popote regagne Paris où elle a décidé de vivre pleinement son métier d'épouse à l'ancienne. Toutefois, au questionnaire de la Charente Libre « Etes -vous une Bourgeoise d'Angoulême ?», elle aurait obtenu un score mitigé. Traînée par son mari à des soirées de bobos, elle fait l'attraction par ses tenues cousues main et ses réparties d'une autre époque. Sa mère est une avocate féministe, son père, éthologue, élève des souris, son mari est un brillant astrophysicien. Elle, elle explore les fiches cuisine et déco quand elle n'organise pas des séances de vente à domicile «Tuppersexe» (lingerie pas très fine). Popote commence à se sentir mal dans sa peau sous les regards et les propos acerbes d'un entourage intello qui se dit libéré. De plus, elle pressent ou croit pressentir que son mari adoré est un homme comme les autres. Comment va réagir Popote, l'astrophysicienne aux doigts d'or ? Va-t-elle travailler ? Se couler dans le moule de la femme moderne ? Tromper son mari ? Ecrire un livre ? Vous le saurez en vous laissant emporter par Sonia Feertchak dans cet univers galactique étrange où les termes scientifiques seuls sont expliqués en bas de page. Cette histoire sent le vécu, la grosse rigolade et le bain de jouvence. A déguster sur toasts. « Popote » de Sonia Feertchak

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Etincelles David Means joue avec le feu des âmes. Assis dans un coin, il craque ses dernières allumettes et les balance ici ou là, histoire d'illuminer brièvement ce grand théâtre triste et de nous pincer le plexus. De la violence et de la mort, de l'injustice, et l'amour qui traîne, l'amour enfui, l'amour trahi, illicite ou impossible. «La petite marchande d'allumettes» est en Amérique, et c'est la vie des autres qu'elle brûle. Brrr ! Eros et Thanatos - l'amour et la mort - président à nos destins, certes, mais David Means les ressent , les respire et les mêle dans ce recueil de treize nouvelles, et leur goût sauvage est celui, hélas, d'une civilisation qu'une étincelle peut embraser. Les descriptions cliniques de l'abjection le disputent à la langueur des âmes , la violence est un chant d'oiseau , le mystère de l'âme un mouvement de Brahms. Sensations . Impressions. Réminiscences. Means. David Means. Celui qui écrit sur les stèles: «Il est mort dans la violence, mais il repose en paix». Cette poésie de la mort, cette fleur carnivore se retrouve , hélas, nourrie de vérité dans la réédition du livre de Pierre Seghers :»La Résistance et ses poètes» Ainsi René Leynaud laisse-t-il en 1939, juste avant sa mort, des traces de sang dans la poésie de nos vertes campagnes: «La guerre mutile Les poignets dressés A la brise une île De doux doigts tressés Vire et puis dérive» Etincelles de vie, c'est l'homme qui vous envoie vers le ciel. Souhaite-t-il , le soldat poète, l'amour ou la mort ? Il souhaite laisser sa trace, sa parole, son âme. Qu'il ne meure pas pour rien. « De petits incendies » de David Means « La Résistance et ses poètes » de Pierre Seghers

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Appelez-la George ! Ambigu, c'est le terme qui vient à l'esprit à la lecture du dernier roman de Michel Peyramaure : c'est avec beaucoup d'application et d'intérêt que celui-ci s'attelle à la vie intime mouvementée de la prolifique George Sand. Aurore Dupin, Baronne Dudevant, naquit à Paris en 1804. Son talent lui permit de porter la culotte, au sens propre comme au figuré, et d'accrocher à son tableau de chasse un certain nombre de vedettes du milieu littéraire de l'époque. Les plus glamour sont sans doute Alfred de Musset et Frédéric Chopin. Le premier souffrait d'hallucinations qui sans doute, nourrissaient ses magnifiques poèmes. Aurore avait-elle «des yeux de vache» ou les yeux de l'amour ? Leurs relations tumultueuses, à Paris ou à Venise, avaient un goût parfois saumâtre. La fidélité n'était pas au programme. La passion eut des retours de flamme, mais finit par s'étouffer, non sans avoir inspiré l'un et l'autre. Aurore n'était pas femme à subir. Elle militait pour toutes les libertés. Elle aimait les hommes plus jeunes, et manifestement moins forts qu'elle (et parfois les femmes). Frédéric Chopin, de santé fragile et d'abord difficile, fut son prochain défi. Le jeune Polonais l'attira autant par son génie virtuose que par son apparente froideur. Elle l'emmena à Majorque. Mais la fin de Chopin, tuberculeux, est inscrite en filigrane. Il pleut sur Majorque, il pleuvra sur Nohant. Michel Peyramaure s'est offert un magnifique sujet pour l'anniversaire des cinquante ans de son premier roman (plus de 80 romans publiés !) et on sent le plaisir qu'il y a pris. Nous aussi.

«Les Amants Maudits, George Sand, Musset, Chopin» de Michel Peyramaure

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Tout peut arriver

Elle a parfois des accents à la Guy Carlier ( chroniqueur chez Stéphane Bern), l'Américaine Haven Kimmel. Sa description de la province profonde qui meurt autour de son église occupée par un jeune pasteur est aussi tendre que dure. Peut-être, comme Carlier, exprime-t-elle ainsi son angoisse de la vieillesse et de la mort ? En tous cas, elle a mal à son Amérique, Miss Haven Kimmel, dont c'est le premier roman. Et elle le dit avec un humour ravageur. Dans ce pays, tout est possible : père écolo - fils marchand de pesticides, pasteur anticlérical, sectes étonnantes. Dans beaucoup de romans américains, l'ennui, la télé à haute dose, la chaleur, induisent des climats à la limite du surnaturel. La vie devient un mirage. Suis-je mort ? Est-ce que je marche dans la rue ? Et ce chien baveux au bout d'une chaîne sur le trottoir, devant cette maison dont j'ignore le nom des habitants, est-ce Cerbère ? Alice a-t-elle été tuée par son mari ? Qui va s'occuper de ses deux petites filles ? Etrange relation entre le pasteur Amos - pas fait pour l'écriture de sermon - et l'ex-étudiante Langston à la voix d'hôtesse de l'air et à la logique implacable. Il faut du talent pour débusquer le surnaturel sous la folie ordinaire :»La moitié des gens que tu as invités sont fous, Maman ! Cela ne devrait pas nous empêcher de passer un bon moment !». Allez, tous au mariage de Langston ! Vous y trouverez, finalement, contre toute attente, beaucoup d'amour. « Indiana Blues » de Haven Kimmel

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« Les mots craignent « Tu sais, Kurt, j'ai une sale habitude : je parle avec le ciel. De là-haut, où tu nous mates, goguenard, les pieds ballants des nuages, tes sempiternels trous aux genoux, une mèche de cheveux sales près de la bouche, tu me susurres: «Les mots craignent», mais je sais que tu plaisantes. Là-haut, l'amour existe. Regarde Courtney Love la mal nommée, ton égérie qui se pavane ici-bas tandis que votre fille Frances éprouve les joies de l'Aide Sociale à la non-enfance américaine. Il a neigé à Seattle où les nuits ne sont pas tranquilles. Bill Gates est un «nerd « ventripotent, Douglas Coupland tire sur la ficelle de «Génération X» et toi tu joues là-haut sur ton nuage un cri sans fin avec nos enfants perdus. «Rape me!» (Violez-moi !) Ils chantaient tes mots, s'habillaient de hardes et tout leur était dérisoire. Ils voulaient l'Amour, ils ne voulaient rien, ils voulaient tout. Vivre dans l'instant, à l'intérieur de la musique, à poil, ensemble ou désespérément seuls. Mais rien autour d'eux ne semblait leur donner espoir. Les années 90, c'était désespérément «No Future» Tu as choisi de partir, mais comme tous les enfants perdus, tu as laissé ta trace: un journal d'ado attardé, défoncé, amoureux de la musique et fondant devant ta petite Frances. Un journal qui ne pouvait qu'être vrai : « Nous nous posons tous des questions sur l'amour et le manque d'amour et la peur de l'amour» On te réédite aujourd'hui, on te lit, on s'interroge. Qu'avonsnous fait pour engendrer des Kurt Cobain ? Rien, Kurt, nous n'avons rien fait. C’est justement là que tu interviens: «Il est impossible de rationaliser l'âme: nous n'avons pas ce privilège» « Journal » de Kurt Cobain, réédition augmentée de 13 inédits

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Dix-huit euros Quand le publicitaire montre la lune, regarde son doigt. Il y a de fortes chances qu'il n'aie pas les mains propres. Sauf si c'est un Ponce-Pilate en mission de dégraissage du personnel, avant fusion avec une agence de pub concurrente. Dans ce cas, le pro de la lessive a les dents qui éblouissent sous les sunlights, et qui rayent les parquets. Dure vie que celle de créatif hâtif, et Frédéric Beigbeder nous en toucha deux mots avec succès et talent au dernier millénaire, avec «99 francs». Aujourd'hui, c'est Babette Auvray-Pagnozzi qui s'y colle, pour 18 euros. Cette directrice de la création et PDG d'agence de publicité raconte son quotidien démoniaque. Savana, son héroïne, nous prend par la main et nous fait visiter la maison Pub de la cave au grenier en passant par les placards dorés et les restaurants-annexes de luxe. Comment faire pousser une opulente poitrine vendeuse à une ado en trois - quarts d'heure, écouter son intuition dans les castings, se lâcher en brainstorming ( déballage d'idées en commun en vue de provoquer l'étincelle, l'idée miraculeuse qui fera vendre le produit) Comment résister au travail de sape des agents de liaison de l'ennemi, aux exigences des clients, des créatifs chatouilleux de l'ego ? Comment survivre en milieu hostile et rester ce que l'on est : un montreur de lune ? Babette en connaît un rayon, de lune, et hormis un style encore un peu trop touffu et un point de vue de narration entre deux eaux, on accroche à ce thriller de bureau parigot. Qui survivra au grand casting de dégraissage ? Bientôt en prime sur télé-Pubelle. « Pubelle » de Babette Auvray-Pagnozzi

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Beau comme du Overnoy ! C'est beau, Sylvie Overnoy, ce que vous écrivez ! Sortez vite de Cosmopolitan, et rejoignez le club restreint des auteurs - poètes du quotidien. Vous y avez votre place à part entière.. Finissez ces histoires commencées : on accroche tout de suite, on aimerait tant la suite, et plof ! la chute. Non, s'il vous plaît, encore un peu de chalets inhabités en Vallée de Chevreuse (improbable, j'en arrive, mais c'est un rêve), de vieilles dames pianistes qu'une troupe de chevaux libres sous l'orage justifie et ensorcelle dans l'ivresse de la création. Encore un peu de vie à la campagne à travers les lunettes griffées de vos copines. Encore un peu de... Vivre, c'est ouvrir les écoutilles. Il vous faut continuer l’entreprise ! De Gavalda vous avez la tendresse, de Delerm le sens du détail (puisqu'on vous compare à eux) mais d'Overnoy vous avez la curiosité. Pas de monomanie, votre regard balaie tous azimuts en quête de l'extraordinaire quotidien. Vous êtes la fille du bitume et de l'églantier, et côté choc des cultures, avec votre humour quasi-anglais par moment, cet «understatement « qui devient la marque du citadin intelligent - pas l'autre, pas l'épaisse brute dédaigneuse - vous devriez faire votre trou de souris dans la niche du p'tit bouquin qui fait sourire en été et soupirer en hiver. Waoh, la dithyrambe ! Eh bien oui, parfois, un peu de riens et du soleil çà fait plaisir. Pour illustrer, exceptionnellement, je vous livre la photo d'un copain mulot savoyard, assez cabot ma foi et qui adore le savon de Marseille. Sylvie Overnoy doit élever le même dans son bureau à Cosmo. « Parties de Campagne » de Sylvie Overnoy

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Prix du Livre Inter 2004 : « L'Homme-Sœur » On évoque à son sujet Tati, il rappelle Lubitsch et Buster Keaton. Cinéphile, le nouveau lauréat du Livre Inter... C'est donc à Patrick Lapeyre pour son roman « L'hommesœur » que le jury du 30 ème Livre Inter a décerné le prix, au troisième tour de scrutin, après cinq heures de délibérations. « L'homme-sœur « relate la dépression de Cooper, dévoré par son amour pour sa sœur, qui vit aux Etats-Unis. Il vit en reclus, recevant parfois un mot, une photo et dévoré par la puissance de son désir. « C'est un livre comique... à la Buster Keaton, donc. J'ai chez moi les CD des 5 heures de débat du Jury du Livre Inter l'an dernier, puisque j'ai eu le bonheur d'y participer, et croyezmoi, çà en fait de la passion, des rires, de l'émotion, des litres d'eau avant le champagne ! Les souvenirs pour moi sont vivants. L'humanité souriante, l'attention portée à autrui par l'équipe de France Inter construisent un capital sympathie qui ne se dément pas. Maryse Hazé (fidèle organisatrice de l'évènement) est là avec toute une équipe extra. Cette année, Nancy Houston, romancière simple, distinguée, intelligente, attentive, dirigeait les débats. Elle avait obtenu ce prix en 1997 avec « Instrument des Ténèbres » Elle a dû être impressionnée de voir comment les livres sont reçus, discutés avec passion, imprègnent les lecteurs de tous milieux, deviennent essentiels à chacun et à tous... Elle a su distribuer la parole avec talent, dit-on, sous l’œil attentif du gagnant de l'an dernier, Pierre Péju, qui s'y collera un jour. En attendant, il surveille le film tourné par olivier Assayas sur « La Petite Chartreuse » De ce jury est donc sorti un choix, c'était Lapeyre ou Millet, ce fut Lapeyre. Précisons que le Millet fait près de 700 pages, comme le dernier de Gavalda, mais en plus touffu ! Il semble toutefois être particulièrement attachant lui aussi : il traite de l'enfance de son auteur en Corrèze. Voilà, si vous voulez en être l'an prochain, vous savez ce qu'il vous reste à faire: lire, lire, lire ! «L'Homme-sœur « de Patrick Lapeyre NB : article de 2004

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Villers, tu exagères ! A soixante ans, Claude Villers a peur d'être vieux. Alors il tire sa révérence à ses auditeurs de France Inter cette année, le 27 juin 2004, après quarante années de loyaux services et de flagrants délires. Vous connaissez la tour centrale de la Maison de la Radio, qui contient les archives et les antennes satellitaires de Radio France ? C'était Villers. Il s'en va, elle tremble et on a dû l'évacuer. Si, si. Plus sérieusement, si l'on peut dire en parlant de ce « serial joker », la vie paraît trop courte à ce grand amoureux de la vie, intronisé compagnon de maintes confréries, dans tout ce qui peut se boire, se manger, se fumer sur cette terre et surtout dans l'hexagone chéri... Une maison l'attend au milieu des vignes, dit-il. Il va nous manquer, ce découvreur de talents et de merveilles, ce comédien polymorphe, cet adorateur de la mer au long cours et des côtes de Graves. Qui, maintenant, pour nous écrire « du plus lointain de ses rêves », pour juger l'absurdité du monde en « Tribunal des Flagrants Délires », assis sur son siège de » Massif Central », en « Robe Austère de la Justice » avec Desproges... Qui pour se faire le tour des Etats Unis en train ou le tour des belles (îles) polynésiennes aux frais de la princesse ? Claude Villers s'en va, et avant de partir, il nous livre ce vingtième tour de globe. Celui de sa vie, qui ressemble au Who's Who en plus noble. Il y est question d'amitié, d'amour, de félonie, de résistance et de grosse rigolade. Consolons-nous, le mot « retraite » lui va comme la soutane de l'enfant de chœur qu'il fut dans le Ch'Nord : çà n'aura qu'un temps ! A bientôt au bout du monde... « Parole de rêveur »» de Claude Villers

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Cognac, ton univers impitoyable... « A cinquante – deux ans, Jaënk Elsinfor découvrait la passion. » Elle est juive Allemande, la belle et jeune Sarah dont le patron de la grande Maison de Cognac Elsinfor tombe éperdument amoureux. Malgré une belle harmonie de surface, cela fleure bon la mésalliance dans ce milieu ou le sabre et le goupillon font la loi en filigrane. Mais nous ne sommes qu'en 1935, le pire est à venir. La culture du Cognac est un art, la culture du Cognaçais une figure imposée. Bridge, catéchisme et commérages occupent les dames, dans cette paroisse où lire Saint-Exupéry et Malraux vaut au moins trois Pater et deux Ave. C'est un roman rétro que nous propose « le Croît Vif » pour les vacances. Un Dallas absolument Charentais où le whisky est transformé en Cognac et où le ranch de tous les affrontements est une solide et vaste maison du nom de « Pigeon-Vole ». Mais au-delà du charme discret et désuet de la vie des bourgeois, le propos de l'auteur, Pierre-Henri Simon est de démontrer les ravages sociaux de cette bienséance. Il n'a de cesse de prouver combien l'usage de la religion catholique dévoyée a pu servir les desseins de cette classe sociale « supérieure ». Le livre date de 1956, et l'Académicien français P.-H. Simon (1903-1972), professeur de littérature à l'Université de Fribourg, critique littéraire au Monde, et auteur d'un manifeste contre la torture en pleine guerre d'Algérie était juste un humaniste. Il se réclamait du personnalisme de Mounier, un mouvement qui prône le respect de la personne humaine, même en politique. Vaste programme. Reste, en tous cas, un livre magnifiquement écrit, une ambiance surannée (hum, rien n'a beaucoup changé, en fait !), un rêve de Charente à déguster au coin du climatiseur en réchauffant dans ses mains un peu de ce liquide ambré que Sue Ellen n'aurait pas renié. Un Cognac. « Elsinfor » de Pierre-Henri SIMON

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Du cœur et du trèfle. Tendresse, admiration, nostalgie... Raoul Mille raconte son père, Raymond. En cet homme du XX ème siècle qui tente d'échapper au souvenir de ses origines pauvres, il est tentant de voir le combat des ses contemporains. Mais Raymond Mille n'était pas n'importe qui. L'auteur du « Paradis des Tempêtes » a mis dans ce livre tout son cœur. Des pépites d'amour filial affleurent, entre deux évocations d'un rythme de travail ouvrier ressemblant à la mine. Et c'est à la surface que veut vivre Raymond, et qu'il parviendra, en Hispano Suiza... comme chauffeur, certes, mais plus si affinités. Juste un peu. Le petit livreur de farine aimait tellement la vie, il voulait tellement vivre plus près du soleil que la moindre éclipse rejaillissait sur sa famille. Le petit Raoul restait baba devant ce torero enfilant son habit de lumière, mais il n'y aurait pas de combat, juste une salle de jeu: Après les livraisons, le bar de banlieue, la cuisine, son père avait grimpé les échelons des casinos et en était devenu inspecteur. Non, le combat, ce fut celui qu'il menait au foyer. Là l'attendait Louise, sa femme jalouse, et bientôt le petit Raoul chercha avec elle dans la pratique acharnée de la lecture et du cinéma un dérivatifpassion qui fit de lui ce qu'il est aujourd'hui : un écrivain. Le luxe est aussi bien dépeint que la misère, et les casinos, ces antres du blanchiment, apparaissent à l'enfant comme des paquebots où il serait un peu passager clandestin. L'ado s'y ennuiera, l'adulte en a la nostalgie. Comme beaucoup d'entre nous il a vu son père redevenir enfant, et n'a pas échappé à la terrible lucidité des adieux furtifs, quand chacun sait que c'est le dernier regard échangé. Un père et passe.

« La force du père » de Raoul Mille

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Polar et la manière Retiens bien ce nom, Petit : Maurice Gouiran... A la mort prématurée de Jean -Claude IZZO, le 26 janvier 2000, beaucoup d'entre nous ont pleuré. Un homme de bien, un auteur très particulier, fan de Chichourle ! Qui remplacera Jean -Claude ? Té, personne ! Mais quelqu'un a ramassé le flambeau déposé délicatement aux pieds de la Bonne Mère, et du Panier à l'Estaque, du Bar des Maraîchers au Beau Bar, il n'y a que quelques jaunes et une kyrielle de potes déjantés. Maurice Gouiran, le flambeau, il se le tient avec respect, il n'imite pas trop, il reste lui-même dans l'hommage. Il faut lire « la Porte des Orients Perdus » pour comprendre que Marseille c'est un point de départ, un point d'arrivée, un point de non – retour. La foule cosmopolite qui débarque chaque jour pour apprendre la pétanque et l'usage modéré de l'eau fraîche avé l'assent de Marius cache parfois de lourds secrets dans des boîtes de bois perdues au fond des docks déserts. C'est du monde entier qu'arrivent les dangers naturels et surnaturels... Et il faut bien que quelqu'un conte ce Marseille – là le soir autour de l'apéro du côté de Niolon. Clovis, qu'il s'appelle, le journaleux retiré dans les collines avec ses chèvres. Prendre ce livre dans ton sac à dos, Petit, c'est partir quand tu veux au bout de la France et du monde. Essaie. « La Porte des Orients Perdus » de Maurice Gouiran

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Aquarêves... Elle est douce aux poètes, cette Charente nonchalante, elle est tendre aux rêveurs qui s'étendent dans son giron, une herbe à la bouche, pour admirer son ciel. Elle a du passé la culture discrète et le respect profond, de l'avenir le regard qui porte loin, au-delà de l'horizon, cherchant la mer, trouvant toute la Terre... Qui de mieux qu'une aquarelliste pour donner à ceux qui la recherchent un peu de cette lumière, de cette douceur ? Un poète, un auteur amoureux peut-être ? Avec deux bouquins sensibles de Christiane Massonnet, les Editions du Croît Vif nous apportent ce rêve charentais sur un plateau. Le premier, « Au fil de la Charente », nous emmène en balade le long du fleuve, saisissant ici et là un détail, une échappée, un point de vue, et lui associant un texte d'auteur ancien ou moderne. Un texte en contrepoint ou en appui, qui aiguille notre réflexion. Réfléchir le paysage, comme l'eau de la Charente sous le pont de Confolens. L'eau, enfin, après mille détours et écluses, se décide à rejoindre sa mer. « La Charente et la mer » prennent le relais. De phares en ports, de forts en plages et en marais salants, les vignes ont tiré un trait d'union. Les « Charente » ne sont qu'une. Je vous écris du T.E.R., direction La Rochelle. Sur mes genoux, les aquarêves de Christiane Massonnet. « Au fil de la Charente” » et « La Charente et la mer » de Christiane Massonnet

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Un été avec Garcia Marquez Bientôt, la vague de pleine lune littéraire déferlera, emportant tout sur son passage. Déjà s'entassent les petits nouveaux, qui tous sortent le 28 août et dont je ne peux pas encore vous parler. J'ai aperçu quelques bons sujets... Patience. En attendant, j'ai relu pour vous un monument : » Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez. Vous le trouverez sans problème à la bibliothèque, avec « Chronique d'une mort annoncée » ou « Vivre pour la raconter » premier volume de ses mémoires paru en 2003. Le Prix Nobel de littérature est un prolixe flamboyant, il me rappelle Frida Kahlo la Mexicaine par son mysticisme coloré. Cette force du destin coule dans les veines sud-américaines, irrigue la terre avec le sang versé. Point de quiétude sous le soleil de Garcia Marquez, même la connaissance, même la beauté sont farouches « ... les yeux tigrés par le feu de la revendication ». Une épopée tragique conduit un village, Macondo, et la famille qui l'a fondé, les Buendia, à refermer la boucle du temps derrière elle et à disparaître. Ainsi l'a voulu le destin : » ...aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n'était pas donné sur terre de seconde chance. » Une mine de réflexions philosophiques, que ce livre dévoré sur une plage de l'Ile de Ré au moment où les gendarmes en planche à voile rattrapaient un évadé qui, lui, croyait encore que le destin obéit à la volonté. « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez

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Chronique d'un amour imprévu... Gabriel Garcia Marquez, Prix Nobel de Littérature 1982, auteur de « Cent ans de solitude » a soixante-dix-sept ans. On sait combien son âme est traversée de visions du destin, et combien il aimerait accorder ses désirs avec ceux du grand horloger : ne pas être pris au dépourvu par la mort, surtout : c'était écrit. Terminer en beauté. Il faut dire que le grand auteur colombien a été bien malade. Vous connaissez la vie : parfois, on croit que tout est fini, on se barricade dans une attitude de repli et de refus, ou on brûle la chandelle par les deux bouts, pour que la faucheuse nous surprenne fidèle à nos postures favorites. Beaucoup de mes vieux amis rêvent de mourir « en épectase », c'est un peu ce qui agite le héros de « Mémoire de mes putains tristes ». C'est un chroniqueur musical de quatre-vingt dix ans qui a toujours préféré les belles de son amie tôlière Rosa Cabarcas à un mariage bourgeois et la famille qui va avec. Il se croit amputé du sentiment. On lui offre un chat, il ne sait pas s'en occuper. Mais voilà : il veut terminer sa carrière de macho par une jeune vierge. Et celle que lui présente Rosa est une belle endormie. Et faute de prouver sa virilité à la chrysalide, il va la couver, la regarder frémir, lui faire partager ses joies musicales et sa culture, et découvrir sa tendresse à lui, et voir monter pour la jeune dormeuse un amour dont il n'avait pas idée. La belle Delgadina ne s'éveille que pour disparaître, et la douleur de l'amour tord les vieux corps et cœur ridés de ce vieux chroniqueur et en fait un spécialiste de l'amour. Jamais il n'a été plus moderne, plus vivant que depuis que Delgadina lui manque... Il voulait mourir, ce n'est pas pour demain. Il n'a pas encore vécu le bonheur d'aimer... Adorable preuve de vie que nous envoie « GGM »! «Mémoires de mes putains tristes » de Gabriel Garcia Marquez

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Oh Marie, si tu savais ! «Si c'était de bonne compagnie qu'Adam avait besoin, il aurait beaucoup mieux valu [...] qu'il y ait deux hommes ensemble, des amis par exemple, et non un homme et une femme. « (Saint Augustin) Cette inénarrable sortie de « l'inventeur du péché originel » montre pourquoi la position de l'Eglise Catholique est fluctuante quant à l'image de la femme en général et de Marie en particulier. Le culte marial est né tardivement, et le décortiquer pour en relever les contradictions est un plaisir que ne s'est pas refusé Jacques Duquesne dans son dernier livre, « Marie ». Ce grand patron de presse n'est pas suspect d'hérésie, et son brillant « Jésus » avait trouvé son public. Un honnête homme se penche donc sur la mère de Jésus de Nazareth, cette femme qu'en ce moment même une foule immense implore à Lourdes avec le Pape. Il dissèque les écritures, l'Histoire de France et les politiques des papes successifs, et nous livre ce terrifiant secret de polichinelle : Marie, après avoir conçu Jésus dans la virginité, lui a donné des frères et des sœurs de manière fort naturelle, ma foi. Jacques, Joset, Simon et Jude sont cités ici et là dans les écritures, entre autres. Ainsi donc, Marie est une femme. Et Jésus est donc aussi un être humain. Et les larmes de Marie au pied de la croix sont les vraies larmes d'une mère. Qu'importe si la communication s'en est emparée, Marie, en ces temps troublés, reste un symbole d'amour et de paix. La foi populaire ne s'y est pas trompée. « Marie » de jacques Duquesne

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Prenez vos porte - plumes

Sortez votre cahier du jour, nous allons procéder à la dictée. Philippe, change de place, je vois bien ton manège. Prêts ? On y va. Le titre : « La crève », entre parenthèses « Les Creux-de-Maisons » d’Ernest Pérochon. Prix Goncourt 1920 pour « Nène »... « Quatre énormes bouses symétriques, nettes, sans bavures... » Enorme éclat de rire dans notre classe virtuelle. Pourtant, il s'agit là d'un auteur fort prisé de nos maîtres de classes uniques dans les années 55/60 encore, il m'en souvient. L'encre violette réapparaît sur mes doigts, l'odeur de la cire, les galoches, les sarraus noir et le cheval percheron de grand-père... Le soleil à travers un sac de jute sur la route des champs, dans la carriole bringuebalante m'éblouit encore. Et Ernest Pérochon me ramène avec les vrais mots d'époque dans cette douceur de vivre. Les aspects politico-religieux du début du siècle ne sont pas à regretter, surtout pour les femmes, mais l'amour de la terre, lui, doit absolument perdurer. Il faut relire cet ouvrage délicieusement kitch pour comprendre sur quelle pente le mythe du bonheur moderne nous entraîne. Le bonheur, ce n'est pas de regarder » La Ferme Célébrités », pas d'arracher la vigne, pas de jeter les tomates. Pas de s'endetter à vie. Pour mon grand-père, c'était de chanter dans ses champs. Un peu de nostalgie ne nuit pas au progrès. Fermez vos cahiers, je ramasse. « Les Creux-de-maisons » d'Ernest Pérochon

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La rentrée des âmes C'est la rentrée des âmes et des cœurs. Les corps se rangent devant les portes d'hypokhâgne, comme des pucerons impatients d'envahir la rose de la Connaissance, sous la férule stricte d'une coccinelle chargée de pois noirs. Ils sont là parce que vous l'avez voulu, vous les parents intellos ou qui auraient tant aimé l'être, et parce qu'ils ont ce rêve fou de sortir du lot en se surpassant, une fois pour toutes. Ils entrent en prépa aux concours d'entrée des Ecoles Normales Supérieures. Ces ados boutonneux n'en sont pas tous au même stade de métamorphose, et la maturation sexuelle les travaille au moins autant que les attraits des fonctions à double entrée. Les plaisirs se mélangent, et bientôt le plaisir n'existera plus. La douleur sera la règle et l'indice de la proximité du Nirvana intellectuel. Pour entrer dans une boîte carrée et devenir Khûbe, il va aussi falloir passer les plus durs concours de la vie. Thibaut de Saint Pol, 22 ans, élève de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm à Paris, nous livre un pan de son expérience cruelle. Si le début du roman a plutôt un intérêt documentaire, le talent n'étant pas optionnel mais développable personnellement, c'est au prix de sa souffrance que notre jeune auteur achève son premier ouvrage. Un coming out complet de la chrysalide à un soleil à jamais voilé par l'absence de celui qui lui a donné amour et force. Et là, enfin, dans la douleur, le jeune homme devient écrivain et nous emporte. Parmi les pucerons se cachaient deux papillons... « N'oubliez pas de vivre » de Thibaut de Saint Pol

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Mourir un peu « Les nuées s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes « (Arthur Rimbaud) Qu'Arthur Rimbaud inspire Philippe Besson n'a rien d'étonnant. A fleur de peau, tissé de douleurs, toujours partant pour mourir un peu, caché sous l'étrangeté des mots qui sourdent de sa fontaine intérieure, en perpétuelle tentative de se vacciner contre l'insoutenable, tel est le Besson qui se cache sous Isabelle Rimbaud. Empruntant la douleur de la sœur d'Arthur, cette nonne laïque et subliminale aux limites de la bienséance ardennaise, Philippe Besson regarde la sienne avec un filtre élégant et déchiqueté. Parfois, elle l'aveugle, il vient de gratter son âme à vif, un souvenir prêté à Isabelle lui arrache un cri... Pour tenter de rejoindre l'universel, la mère des mers de larmes, il nous livre encore une fois le récit de l'arrachement d'un frère, par le menu, et la beauté des mots de la douleur s'accroît au contact du souvenir du poète. Cette fois, la nature reprend ses droits et les mots se posent dans son écrin, qu'il soit rouge, aveuglant, sauvage à Harare ou gris, bas, boueux à Charleville-Mézières. Le voisinage de « l'homme aux semelles de vent « magnifie et sacralise la prose de Philippe Besson, l'enrichit au passage. C'est un lamento, un beau lamento bien écrit, un travail de recherche sans doute important, un vrai talent, mais un lamento. Evitez d'en faire cadeau à un malade ou un déprimé. Le Besson nouveau est arrivé, à temps pour les prix, et gageons que les honneurs sauront le consoler cinq minutes. « Les jours fragiles » de Philippe Besson

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« J'ai raté ceux que j'aime » « J'ai même enterré deux psychanalystes »... Gérard Depardieu, au coin des feux de la rampe, se confesse à Laurent Neumann, le Directeur de la Rédaction de Marianne. Brut de décoffrage. « Vivant », c'est le titre de ses confessions. Vivant après tout, malgré tout, c'est Pétard le voyou de Chateauroux, préado en friche à belle gueule et poings rapides, protecteur de ces dames et ambivalent sujet d'admiration de ces messieurs. Avec un langage oscillant toujours entre la zone et une préciosité de citation très « lucchinienne », la mauvaise graine Depardieu raconte comment elle a poussé sur le bitume parisien, glanant gratos une culture aussi excitante que certains paradis artificiels dont il ne fit pas l'économie. Il avoue que sans tous ces apports inattendus de la vie, il n'aurait pas pu être l'acteur gigantesque qu'il est. Tombé dans la marmite de potion magique ? Non, justement. Arrêter de consommer fut son problème, jusqu'à ce que pontages voire greffe du foie lui permettent d'envisager une vie toute neuve. Il a une légère dent contre les Etats Unis depuis qu'il s'est vu accuser de viol en réunion à l'âge de... neuf ans à Chateauroux par un journaliste de Time Magazine. Le puritanisme de Hollywood peut-il s'accommoder d'un Frenchie au passé aussi imprévisible que son avenir ? Gégé Depardieu est aussi un père qui voudrait savoir aimer ses enfants, mais il n'existe ni greffe ni cours gratuit pour cette connaissance-là. En 96, j'ai commencé à revivre après avoir vu »Tous les matins du monde »... Depuis, j'aime la viole de gambe, l'art baroque et toute la famille Depardieu. Et mon vœu est que père et fils cessent enfin de se mettre en pièces. Aimez-vous vivants. « Vivant ! » de Gérard Depardieu et Laurent Neumann

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Gouverner, c'est prévoir La statistique, quel bel outil ! Mettre le monde en équations, quel beau rêve ! Bouvard et Pécuchet se grisaient des avancées de la science, et de leur inébranlable foi en la perfectibilité matérielle du monde, doublée d'une insatiable curiosité, s'avançaient joyeusement vers leur perte. Il faut compter dorénavant avec le Colonel Roitelet, invincible dans sa tête, car la science statistique, son credo, sa vie, le mène tout droit à la victoire en 1917. Tout est prévu, cet amateur de montres, cet illusionniste de foire tient compte de tous les détails de la guerre, même les plus inattendus. Chaque événement a sa statistique, qu'il soit humain, mécanique. Tout est donc prévu pour la réaction. Un bureau de cogiteurs dissèque les obus tombés et suppute les mouvements ennemis. Puisque tout est calculable, la victoire est à nous. Astrologie, numérologie, tous les calculs possibles, tous les paramètres, le Colonel Roitelet tient le monde et la guerre. Il y a bien sûr un traître dans les parages, dont le but est de faire capoter l'offensive du Capitaine Nivelle, offensive hélas bien réelle qui conduisit au massacre du Chemin des Dames... Avec truculence, ironie, et talent, tout simplement, Frédéric Cathala, prof à La Rochelle, nous refait 14-18 sous l'angle du dirigeant-qui-a-tout-prévu. Ceux qui en ont soupé des Cassandre qui n'ont rien vu venir, des coupeurs d'avenir en quatre apprécieront. Pour un premier roman, c'est un coup de maître. « Le théorème de Roitelet » de Frédéric Cathala

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Zonzon Un jour ou l’autre, vous entendrez parler un proche, un détenu, un gardien, un avocat ou, hélas vous ou votre enfant mettrez vous-même les pieds dans une prison de France. Ou même vous deviendrez visiteur de prison car vous croyez en la rédemption… Michel Niaussat fut vingt ans aumônier de prisons d’arrêt : à ses yeux, les pires qui existent. Il part du principe que tous les détenus des Maisons d’Arrêt sont prévenus (non encore jugés), ce qui était la vocation première de ces lieux, en effet. Mais aujourd’hui, il n’est pas rare d’y rencontrer des détenus condamnés à de longues peines qui attendent leur transfert depuis quatre à cinq ans, après avoir attendu 2 ans leur passage aux Assises… Dans la même cour grillagée de quelques mètres carrés tournent en rond des assassins, des dealers et des consommateurs de haschich. Des déments cannibales, des violeurs, ou des victimes d’un moment d’égarement. Des innocents, parfois.. La peur, la solitude, l’angoisse, la pauvreté de ceux qui n’ont plus personne dehors qui veuille les visiter, et qui attendent un emploi en prison qui se raréfie comme au dehors. Dehors, justement…que faire, où aller ? Tant de souffrance fait crier Michel Niaussat. Beaucoup de bouquins sont parus sur la question, mais l’auteur veut ajouter sa pierre à l’édifice, celle de l’humanité, du cœur, de l’amour que prône la religion catholique envers les humbles. On ne sort jamais tout à fait de prison, et Michel Niaussat non plus n’en sortira pas, car son âme est auprès d’eux, dans ces couloirs puants où hurlent des hommes et des femmes, jour et nuit, dans ces cellules où des yeux grands ouverts cherchent à vivre ou mourir. Un bouquin qui prend aux tripes. « Prison, ma colère » Michel Niaussat

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La Charente recomposée C’est une Charente aux couleurs de l’innocence que nous dépeint Suzanne Forisceti dans « Une enfance en Charente ». Une petite fille très aimée et choyée arrive du midi de la France pendant la guerre. Sa famille est simple, et le village de Saint Michel est son royaume. Avec humour et légèreté, l’auteur retrace pour nous ces années sensibles de la guerre, où les tumultes du monde arrivent tamisés par les bonheurs de la découverte. La Charente rêvée, recomposée, revisitée par le souvenir et la culture se dessine sous nos yeux, de la vie de village à l’arrivée de « la modernité », de la bouchère en cage qui devient marchande de beauté en passant par les Galeries où l’on peut tout toucher…Voici la librairie de la rue Beaulieu, le coup au cœur à chaque fois en découvrant la Cathédrale Saint-Pierre , les rue anciennes et les personnages typiques. Voici l’école, les bandes de gamins, les livres et les BD qui circulaient déjà beaucoup ici…Un campement de Jeannettes au bord de la Touvre claire et peuplée d’anguilles… L’œil de la petite Suzanne, puisque c’est son enfance qu’elle décrit, est plein de tendresse et très exercé. On pourra regretter certaines digressions historiques. A qui s’adresse ce livre ? Aux enfants ? Aux touristes ? A chacun ? D’origine italienne, Suzanne Forisceti semble encore un peu tiraillée parfois entre les options nostalgiques. On sent là-dessous une bonne fiction qui n’a pu venir au jour, par la douleur peut-être de ce paradis perdu. Celui de l’enfance, car la Charente, elle, coule toujours aussi lentement vers le Perthuis d’Antioche, attachée qu’elle est à ce pays de cagouillards fidèles qui le lui rendent bien. Suzanne Forisceti est de ceux là, elle qui est revenue vivre parmi nous. « Une enfance en Charente » de Suzanne Forisceti

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Borges disait... (conférence d’Alberto Manguel) Un soir au Château de La Pouyade à Venat avec Alberto Manguel, quelque part hors du temps, un petit groupe de Charentais passionné suspendu à ses lèvres... Un soir avec les questions documentées de Denis Montebello et les réponses claires de l’écrivain-lecteur barbu. Un soir à apprendre le pouvoir des mots écrits sur notre existence et notre inconscient... Regarder le Canadien-Argentin qui s'avoue peu diplômé et que nous reconnaissons nourri de tellement de beautés antiques ou modernes, comprendre que ce sourire malicieux prépare, encore, une citation de Jose-Luis Borges. Il fut les yeux du grand écrivain argentin disparu en 1986. Celui-ci, devenu aveugle, ne voulait pas perdre la base de tout son art, la lecture. Car sa fierté d'être grand lecteur surpassait celle d'être un écrivain reconnu du monde entier. Aujourd'hui, des sociétés savantes continuent à disséquer l'œuvre, mais Alberto Manguel est imprégné de l'homme. Et d'autres aussi. Il vient d'écrire la biographie de Rudyard Kipling, cite Aristote et sa vie s'écoule dans sa bibliothèque poitevine, faite sur mesure, là où il veut mourir plutôt que de déménager ! Sa vie est lecture. Il lit en vivant et son quotidien est nourri du livre qu'il revisite, et le livre change de goût avec les saisons et la lumière, sans doute. Un rapport particulier avec le sens des mots, avec l'art et le bonheur. « Un plaisir qui ne finit pas n'est pas un plaisir qui me tente » dit-il. Et pourtant il aime les livres qu'on ouvre au hasard, les dictionnaires ou « Les notes de Chevet », écrites par une japonaise au XIème siècle. Borges disait : « L' Art, c'est peut-être l'imminence d'une révélation qui ne se fait pas » Manguel dit: » Nous sommes en train d'écrire un seul poème dont nous ne savons ni la première ni la dernière ligne » Conférence d'Alberto Manguel au Château de la Pouyade à Venat (Charente)

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Viollier, voyons... Joueur de viole ? Le soir au clair de lune, lorsque la Hulotte ou chat-huant vient aligner ses boules de déjection dans votre grenier, Viollier s'accompagne des battements de cœurs charentais en tapant du pied, il accélère la cadence et nous emmène, pauvres de nous, au pays des bons sentiments. Car Yves Viollier, Vendéen, un pied en Charente tout de même et fort apprécié de son éditeur Robert Laffont depuis des lustres pour ses tirages confortables, Viollier est un catho sans complexes. Renée Duval, l'héroïne de son dernier livre, « Elle voulait toucher le ciel » est amoureuse d'une grande maison bourgeoise dominant le village de Tourtras, en Charente, du côté de Marignac. N'est pas châtelain qui veut. Cette demeure va exiger du couple Duval - Villebois de la sueur, du sang et des larmes. Renée a une revanche à prendre sur la vie : elle est fille d'un militaire allemand, et la fin de la guerre l'a envoyée à la DASS, puis chez de braves français qui l'élèveront. A chaque époque ses problèmes, celle de l'après-guerre est trouble. La jalousie mêle sexe et argent, la rancune est un plat qui se rumine longtemps, et c'est en 2004 que Renée aura fini de payer le Logis de Tourtras, avec intérêts prohibitifs. Cette Charentaise de cinquante-cinq ans est un paquet d'amour et de volonté, et il faut admettre qu'Yves Viollier n'a pas son pareil pour se mettre dans la peau d'une femme. Ben oui, je suis blasée. Il est lent au démarrage, mais dès qu'il a enfilé sa blouse bleue et ses bottes en caoutchouc de paysanne, il est le Mrs Doubtfire de l'écriture. Bon, tout de même, Yves (vous permettez ?), vos scènes d'amour sont soit un peu rares pour un couple normal, soit trop osées pour l'imprimatur... Seriez-vous en train de vous dévergonder, après avoir reçu le Grand Prix Catholique de Littérature pour « L'Orgueil de la Tribu » ? Chouette ! « Elle voulait toucher le ciel » d'Yves Viollier

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Lino le magnifique... Dix-sept ans déjà qu'il nous a quittés, Lino Ventura, et il mérite largement l'honneur que lui fait sa fille Clélia en recueillant des souvenirs et de nombreuses belles photos peuplées d'étoiles du cinéma français. Star, Lino ne voulut jamais l'être. Ses principes de vie étaient la droiture, le respect, l'humanité, la simplicité... Né le 14 juillet 1919 à Parme, le petit immigré italien, comme tant d'autres, fit l'apprentissage de la vie à la dure : travailler, beaucoup, et, pour le plaisir, aller chercher sur les écrans, insatiablement, l'image du père qui avait disparu, l'image de l'homme. Il eut la présence d'esprit de se forger par le sport, déjà conscient de ce qui était bon pour lui. Sa présence, le contraste entre sa douceur intérieure et sa force physique le firent remarquer par la production de « Touchez pas au grisbi », qui cherchait un Italien pour jouer de la gâchette. Resta ensuite pour cet homme foncièrement non-violent, à se débarrasser de cette étiquette de gros dur. Lino, cœur tendre et principes d'honneur indérogeables, eut les amis les plus solides: Jacques Brel, Georges Brassens, Michel Audiard... Il ne se mêla jamais de politique mais se jeta avec Odette, l'unique femme de sa vie et la mère de ses enfants, dans un combat frontal pour la défense des enfants différents. C'était un homme exigeant et respectueux, un autodidacte passionné par tous les aspects de la fabrication d'un film, un homme dont la droiture faisait presque peur. Mais son amitié était indéfectible. Le Tonton Flingueur a dû accueillir Jean Lefebvre, cet été, et l'équipe désormais au complet dessine au firmament une constellation joyeuse. Des stars, on peut bien le dire, maintenant qu'ils ne nous écoutent plus. « Lino Ventura, une leçon de vie » par Clelia Ventura

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Jours tranquilles à Moulinets 1889 - Henry n'a que vingt ans, et la fenêtre de sa chambre à Moulinets, près de Bors-de-Baignes donne sur l'immensité de ses rêves. Point encore de décharge à l'horizon, mais une campagne vivante où la nuit dessine fantômes et barques. La plume du jeune intellectuel rural court sur le papier chaque soir, elle nous raconte, elle se raconte. Que fut la journée, entre les bêtes à panser, le bois à découper, la lecture de Zola ou Edgar Allan Poe, ou l'épluchage de divers journaux et gazettes ? Elle fut semblable à toutes les autres, en apparence, mais sous le laconisme chante un ruisseau, celui de la vie qui pourrait être autre chose, du besoin d'exister... Henry n'aura pas écrit en vain, du 21 août 1889 au 12 mars 1890. Son journal a beau être policé, sa lecture nous pose maintes questions, nous nous attachons à lui. Qui est-il, ce jeune homme de famille aisée et laborieuse ? Quelles études lui ont donné cette soif de culture ? Quel art préfère-t-il, lui qui sculpte le bois, joue du violon, écrit des poèmes, plante des fleurs ? Est-il malade ? Il parle de faiblesses autant que d'énervement. Bientôt, sans doute, il va tirer au sort sa conscription, qu'est-il devenu, ce tendre protecteur des enfants? A-t-il réussi à construire son univers ? La maladie guette tout un chacun, et parfois la mort trop présente autour de lui lui fait peur. Mais son goût pour le contact humain lui redonne cette volonté qu'il désire toujours plus forte. Il veut la vie ! Grâce à Henry, dont le journal fut retrouvé dans une brocante du Sud Charente par Claude Ribouillaut, j'en sais maintenant un peu plus sur mes racines. Moins d'un mois après qu'il eut posé sa plume, mon grand-père naissait rue de Bordeaux à Angoulême. Il aimait lire, écrire et tous les arts. Visiblement un trait de caractère charentais... « Journal d'un paysan charentais » auteur inconnu découvert et annoté par Claude Ribouillaut

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Cinquante mille hivers La souffrance infligée aux Indiens d'Amérique du Nord par les blancs avides est sans limite, et le moins que nous puissions faire aujourd'hui est de les écouter, comme ils écoutent le vent et la Terre. Ils sont là et bien là, dubitatifs, certes, dès qu'apparaît « l'homme blanc porteur de bonnes idées et de subventions », mais tout à fait aptes à gérer la vie moderne américaine. Intégrés ? Serle Chapman, dans le magnifique « Nous, le peuple », préfacé par Bill Clinton, nous présente les Indiens d'Amérique du Nord d'aujourd'hui en photos, et leur laisse longuement la parole. Ils sont acteurs, paroliers, peintres, ethnologues ou retraités, mais toujours et avant tout indiens Apaches, Comanches, Salish, Cree, et en lutte militante dans chacun de leurs actes. « Il y a beaucoup de faux indiens, notamment sur internet, c'est leur fond de commerce » constate tranquillement Buffy SainteMarie, mais la vérité se reconnaît à la profondeur du propos plus qu'à la peinture de guerre... La spiritualité des Iakotas, le choix d'un chef encore enfant chez les Athapascans d'Alaska et son éducation, la prétendue sauvagerie des Apaches, tout passionne dans ce livre de témoignages magnifiquement illustré. « Amérique, tu suffoqueras étouffée par tes propres ordures... » a prophétisé le grand chef Seattle. Floyd Red Crow Westerman, qui incarnait Ten Bears dans « Danse avec les Loups », garde cette prédiction à l'esprit. « Nous sommes pleins d'une énergie supérieure à celle de l'Amérique, nos deux priorités sont la Terre et nos enfants. L'Amérique, dit-il, n'a qu'un peu plus de deux-cents hivers, alors que le peuple indien en a cinquante-mille. C'est pourquoi nous savons. » Merci de nous parler ainsi, nous le peuple blanc en avons bien besoin. « Nous, le peuple » de Serle Chapman

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L'amour-propre Les psychologues l'appellent aujourd'hui résilience : ce phénomène étonnant qui fait se reconstruire avec application, acharnement, voire éclat et superbe un enfant battu, abandonné, violé ou nié... Née en 1942, Suzanne Lardreau s'appelait Moralès. Elle avait été confiée à l'Assistance Publique, aujourd'hui DASS, après mauvais traitements par sa mère. Il apparaît dans les jugements que celle-ci affamait et délaissait sa fille, vendant les cartes d'alimentation qui lui était destinées. Les prétendants au poste de père se succédaient, mais Suzanne ne connaîtra jamais l'identité de son vrai géniteur, vraisemblablement germanique au vu de son physique. Les tentatives de sa mère pour la récupérer furent vaines : déjà, Suzanne savait ce qu'elle ne voulait pas. Invisible aux yeux de la société, elle était chez elle à l'orphelinat. Une première tentative d'adoption s'était déjà soldée à 4 ans par un retour avec la mention : » orgueilleuse »... Etait-ce là une tare ? Cet orgueil, c'était de l'amour-propre. Elle voulait vivre, étudier, grandir et non subir. Elle avait conscience de sa valeur et de ce qui pouvait ou non être accepté, que l'on fût de l'Assistance Publique, du peuple ou de l'aristocratie. La culture, le goût des livres et un œil critique et amusé sur l'existence ont donné à la petite « orgueilleuse » les armes pour devenir une vraie grande personne. Des études supérieures au lieu d'un poste de bonne chez les de Machin, une carrière à l'AFPA et une famille heureuse, Suzanne Lardreau a gagné brillamment. Son livre est à l'image de son caractère : sans concessions et plein de tendresse. « Orgueilleuse » de Suzanne Lardreau

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« Je » est un autre Mais qui est donc ce « je » qui s'exprime par la voix de Dominique Hérody ? Tantôt mâle, tantôt femelle, toujours étonnamment précis dans l'observation du fait amoureux, il ou elle contient sa passion dans des mots incandescents ou laconiques. Une phrase, et le décor est posé, au coin de la rue ou au bout du monde. Un homme ou deux ou trois rencontrent une femme ou deux ou trois, et trois tours de valse plus tard, ils ont là, on les a connus, on n'en saura pas plus. C'est vraiment une nouvelle forme d'écriture que ces textes de quelques lignes, un sport pour l'auteur, parfois un supplice pour le lecteur. La promesse d'une belle histoire et déjà je regarde sur le quai partir les voyageurs étranges de Monsieur Hérody, dessinateur habitué à saisir l'instant dans un mouchoir de poche et la vie dans l'instant. Un dessinateur de BD notamment qui écrit de manière troublante et qui invente un monde sur un coin de table. Il a déjà publié 203 dessins aux Editions de l'An 2 à Angoulême, voici donc 203 textes, 203 prétextes à rêver... « Eh bien, à quoi pensez-vous ? -je ne pense pas, j'admire » (Jeanne Moreau dans La Reine Margot) Cette citation est extraite d'un autre livre à rêver qui vient de paraître : «L'amour comme au cinéma » Bons travaux pratiques. « 203 » de Dominique Hérody

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L'Enfance de l'Art Novembre 1960, quelque part en Nouvelle Angleterre. Le pensionnat est sur les charbons ardents: c'est le moment du concours de nouvelles. Un élève va voir couronner son œuvre, il gagnera cette année-là le droit de passer une journée avec... Hemingway. Pour le narrateur, un élève de dernière année, c'est l'occasion ou jamais de rencontrer son modèle, d'exprimer son admiration, de tirer du grand homme quelques conseils et une ligne d'horizon pour sa future carrière littéraire. Car être auteur, il n'en doute pas. Comme les autres passionnés de littérature du collège, regroupés par l'animation d'une revue, il y croit dur comme fer, mais... « Pourquoi étions-nous si nombreux à vouloir devenir écrivain? » regrette-t-il. Il sait combien tous doivent à l'imitation des aînés, et combien l'omerta est respectée au sujet des plagiats, volontaires ou non. Il le sait, mais, stressé à l'idée de rater cette occasion unique, il va plonger dans cette folie tête baissée. Cette histoire dit qu'il y a loin de l'écriture à l'art littéraire, de l'enfance à l'Art. Il faut que le sang soit encre et coule par une plaie invisible pour que les mots vous appartiennent. Il faut ensuite entretenir le souvenir de la douleur pour en tirer encore les derniers cris. Les parents de Tobias Wolff étaient pauvres. Mettant en jeu sa crédibilité littéraire, il y pariait sa vie. Le voilà aujourd'hui assez libre de parler du statut de l'artiste en ces termes : « N'étant pas reconnu, il devenait un fantôme, même à ses propres yeux » Dans une ambiance de « Cercle des Poètes disparus », un bon roman initiatique. « Portrait de classe » de Tobias WOLFF

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Faut-il brûler Loti ? Il aura fait rêver la France, Pierre Loti le marin-écrivain... En son époque coloniale, il fallait des témoins de la découverte des autres civilisations, que soient exploitées cette avidité d'exotisme, cette sensualité supposée, ces mystères. Il a bien fallu que les moustachus du début du vingtième siècle aillent se perdre dans les vapeurs d'orient et que la beauté des femmes sous le voile leur fasse perdre la tête autant que l'or des palais lointains. Loti a été tellement populaire de son vivant, entretenant avec soin le folklore jusque dans sa maison, la transformant en palais/musée/mosquée, organisant des bals masqués où il apparaissait en prince arabe ou en pharaon... C'est justement là que le bât blesse. Dans l'admiration condescendante. Colonialisme. Je pense, en lisant le pavé de 500 pages d'Alain QuellaVilléger, à Bernard Fauconnier, fils d'Henri Fauconnier, Goncourt 1930 pour « Malaisie », et à cette fascination -répulsion qu'exercent pour les hommes d'aujourd'hui les récits de ces mâles dominants blancs partis prêcher dans le sang la bonne parole avec la bénédiction de l'Eglise. Missionnaires. Séduits. Séducteurs. Admiratifs, Dominants. Terribles. Nos ancêtres imbus de leurs origines. Je pense aussi aux magnifiques paroles des indiens d'Amérique du Nord sur leur civilisation de 50 000 ans, et au peu de cas qui en sera fait par les tenants du progrès. Alors, faut-il brûler Loti ? La première manière d'y répondre personnellement sera de lire ce travail fort bien écrit, de longue haleine et de grande passion que nous propose Alain Quella-Villéger. Loti, c'est sa vie. Mais l'écriture pourrait l'être aussi. Point de pédantisme, une adresse et une intelligence propres à nous ramener à la lecture de « Pêcheurs d'Islande » ou de « Ramuntcho ». « Pierre Loti, le Pèlerin de la Planète » d'Alain Quella-Villéger

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Un livre, sinon rien C'est ainsi: la réalité, en ce troisième millénaire, n'est crédible, compréhensible qu'à travers un support visuel. » Pourquoi n'écrivezvous pas votre histoire ? » est une petite ritournelle à la mode. On suppose que l'écriture est une thérapie à peu de frais, qui peut parfois rapporter en termes d'ego comme d'aisance sociale. Peut-on tout écrire ? Est-il nécessaire d'écrire pour se convaincre de la réalité d'une blessure, d'un amour, de la réalité de sa propre vie ? Le temps fuit, et le bouquin reste, croit-on. Alors, au nom de la liberté d'expression, est-on autorisé à exprimer ce grand poncif psy indigeste : « Je veux, je vais tuer ma mère » ? Symboliquement, bien sûr, ajoute Lionel Duroy dans son dernier cri du cœur: » Ecrire »... L'auteur a une grande fratrie, et croyant traduire l'opinion de ses frères et sœurs et ainsi les soulager, il se prend non pas une mais plusieurs grandes claques dans la tête. Hep, toi ! Et le respect, le pardon qui font la grandeur de l'homme et même du singe bonobo, tu en fais quoi ? Toi, le journaliste, tu te prétends écrivain assène son frère aîné en mal d'écriture lui-même... Cocu, Lionel Duroy assume. Interdit d'autobiographie, beaucoup moins. Le pardon, il ne veut pas en entendre parler. Il prend çà pour une faiblesse, et l'écriture, l'affichage de son contentieux, comme l'unique solution. Le résultat est un malaise permanent, des deuils impossibles, et de nouveaux livres. Peut-être est-ce cela que cherche Lionel Duroy inconsciemment : ne pas cesser de triturer ses blessures d'enfance, pour rester singulier : un écrivain. Passionnant, sincère, source de réflexion comme de polémique, à lire vraiment. «Ecrire » de Lionel Duroy

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Les contemplatifs C'est le printemps : comment ne pas ne pas le remarquer ? Même vous, fatigué, en route pour le boulot le nez dans le guidon, vous vous laissez surprendre par une effluve fleurie, un couchant orangé, un détail inédit de votre trajet quotidien, et vous vous prenez à rêver. Rêver, c'est ce que Christian Signol et Jean-Jacques Salgon savent bien faire, et ils nous offrent deux livres différents que je vous encourage à fourrer dans votre besace. A ouvrir au hasard... Chez Signol, pas d'histoire sinon celle de la terre sous les pieds, du nez en l 'air, du feu qui crépite (« Ah, tu verras, tu verras... ») L'auteur de la Rivière Espérance ne peut réprimer un brin de nostalgie : le passé donne à sa vérité des couleurs inusables et un public conquis. Bien écrit, poétique, c'est une espèce de journal, de somme de réflexions qui fait penser à Delerm en plus long. Ma maison, mes cheminées, bof... Mais beaucoup de belles images à respirer avant de s'endormir : ça sent le foin et l'enfance. Jean-Jacques Salgon, je vous l'avoue, m'a donné une sacrée envie de visiter La Rochelle. « Les sources du Nil » est un ensemble de textes sur cette ville et ses environs, écrit avec humour, poésie, érudition et surtout pas pédant. Un plaisir, une mine d'anecdotes croustillantes comme celle des réserves de poissons naturalisés du musée, où les étiquettes portent... la meilleure façon de les accommoder ! Un curieux poète qui écrit avec finesse et précision. Cet homme ne regarde pas, il n'écoute pas, il s'immerge et nous remonte du fond des âges et du quotidien des coraux de toutes les couleurs. J'en redemande « Les sources du Nil » de Jean-Jacques Salgon et « Les vrais bonheurs » de Christian Signol

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Cher Franck, Les gens qui vous lisent vous imaginent, terrible, difficile, introverti, un brin ouf peut-être... Les gens qui vous lisent vont, pour certains, fermer ce livre sans chercher à penser plus loin. « Quel talent ! Pourquoi le gâcher à étaler de mauvais sentiments ? » Contre qui sont-ils mauvais, ces sentiments ? La pitié ? Non, ce n'est pas de la pitié qui étreint votre héros. Il est le cynisme fait homme, ou plutôt hombre, homme inconnu, continent sombre qui pense en face d'une banquise à la dérive. Vous allez jusqu'au bout de la dérision, jusqu'au bout des mots, de leurs déclinaisons et de vos associations d'idées. Pour un mot vous allez très loin, et votre humour est à l'avenant. J'ai lu ankylose et j'en suis tombée à genoux. Votre sens du détail tue Femmes qui vous promenez sur les sites de rencontre, attention : le Balandier y est toujours en chasse, acéré, carnassier au premier abord. Au deuxième, Franck, franchement, t'es trop cool. Heureusement que ça ne se sait pas encore trop, sinon les dames du milieu littéraire vont te croquer... Bon, c'est pas tout, j'ai un internaute en stand-by sur msn. A plus. « Ankylose » de Franck Balandier Franck Balandier est aussi l'auteur de: « L'homme à la voiture rouge » « Les nuits périphériques » « Les prisons d'Apollinaire »

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Un indien dans la ville J'ai failli vous parler cette semaine de l'unique livre que je n'ai pas pu lire jusqu'au bout, même en période de disette : l'autobiographie du Cardinal Ratzinger, devenu mardi soir Benoît XVI. Un ange est alors descendu, et avec un sourire ineffable m'a tendu un autre ouvrage : « Vois, ces deux romans pour la jeunesse à partir de 12 ans de Florian Ferrier devraient t'emmener à mille lieues de la pourpre cardinalice. » En effet, après avoir dévoré les deux premiers tomes des aventures de Naotak le petit Mohawk débarqué en Angleterre, j'ai retrouvé le sourire. Florian Ferrier vit à Angoulême, où il conçoit et réalise des séries pour le cinéma d'animation. Autant dire qu'il ne manque pas un bouton de guêtre aux soldats britanniques ni une plume à la coiffe de Naotak. Le scenario est nickel, le suspense ménagé avec soin, et le vocabulaire choisi pour que l'enfant apprenne beaucoup de termes et élargisse son vocabulaire au-delà des onomatopées habituelles de la BD et de la télévision. Un peu touffu même. Tous les aspects éducatifs intéressants sont abordés (la différence, raciale, religieuse, sociale), le courage, l'amitié même avec les filles parce qu'il y en a qui sont aussi bien que les garçons, si si ; le surnaturel dans des vieilles maisons hantées qui servent de collège (tiens, déjà vu çà quelque part... Ah oui, Poodlard !) On retrouve les bons, les méchants et ceux qui se cherchent, les complots, l'amitié... Ces livres sont intelligents et documentés. Il y a là un vrai boulot. Alors saluons notre jeune auteur angoumoisin et souhaitons – lui la bonne fortune de J. K. Rowlings ! Les Editions Magnard tentent le jackpot avec Naotak de Florian Ferrier. Pourquoi pas ? «Naotak » de Florian Ferrier

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Sioux Plaît ! Voilà un petit livre qui en vaut bien d'autres sur la voie de la Sagesse. Un guide de vie par l'exemple, un évangile du « deux pattes » à peau rouge... Joseph MARSHALL III, indien « Sioux Brûlés » de la Tribu des Sicangu Lakota nous le transmet. Tout arrive par paraboles, car la transmission des grandes idées à tout un chacun ne peut se faire que par l'exemple. Imaginez le projet de constitution européenne raconté le soir au coin du tipi, morceau par morceau, vertu par vertu, solidarité, humilité, courage, respect de la nature qui nous fait vivre, amour du prochain et des aînés, observation des rêves... Suite d'histoires édificatrices, comme celle de la Femme-Bison Blanc qui apporta la pipe, la religion et la prospérité au Peuple Sioux, ce livre navigue entre rêve, légende et réalité. Tout ce qui nous manque aujourd'hui, finalement, tout ce qui a été dévoyé par les religions occidentales est là, dans le message du Peuple Indien aux 50 000 hivers. Et Joseph MAESHALL III sait notre besoin : » ... ces histoires ne vous transformeront pas en Lakota, dit-il, mais elles ont beaucoup à apprendre à qui est curieux de la vie » Plus je connais la télé, plus j'apprécie le tam-tam. Pas vous ? «Le cercle de la vie,

Histoire et sagesse du Peuple Sioux» de Joseph MARSHALL III

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Le bonheur selon Pierrot « Dis, Papy, le bonheur, c'est quoi ? • AAAAh, Petit ! Le bonheur, c'est toujours pour demain, mais fillette, ne prends pas ma main... • Mais je suis un garçon, Papy ! • Pardon, Olivier, je pensais à une chanson magnifique de Pierre Perret. Il en a fait beaucoup, des superbes chansons, le Pierrot ! • Pierre Perret ? C'est le nom de mon école ! • Oui, il y en a beaucoup en France. • Oui, et même qu'on chante « Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux », et on nous a lu « Lili » • Le Papy, bougonnant : mais pas Blanche, j'espère ! Il a écrit des livres, aussi, des chouettes! De la cuisine, des mots, de la cuisine des mots.. » Eh bien, Grand-Père, voilà que notre ami Pierrot s'étend sur le divin divan des mots et nous les dispose en tresses sous le soleil de Castelsarrazin. (Tarn et Garonne) Son enfance, sa famille, sa ville, sa tendresse, son cœur, l'origine de ses dons, sa vie, quoi, le Pierrot nous les donne. Il accouche d'un récit fondateur: hommage à ses parents transmetteurs du don familial et du rire comme l'un des beaux - arts. De l'amour, il en est pétri, Pierre Perret, et du peuple il est issu. Né en 1934 : il a soixante et onze ans ! C'est difficile à croire. Dans ses yeux de fils de cafetier ont défilé beaucoup de petits bonheurs, même au cœur de l'occupation. Comme Philippe Delerm, issu de Moissac, Pierre Perret a une tendance naturelle à jouir de l'instant. Mais si Delerm reste angoissé depuis qu'il a été arraché à son soleil, Perret, lui, a le sourire et peut se vanter d'être devenu un parigot prince de l'argot. Attentif à Epicure et toujours présent au monde, le poète populaire nous offre là un magnifique cadeau de fête des Mères...

« Le café du Pont » Parfums d'enfance de Pierre Perret

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Sur la trace des Grands Hommes Rêvant un soir sur la terrasse de l'Hôtel Shelley à Lerici près de La Spezzia, je me disais que l'écriture est une voie sûre vers l'éternité. Le simple fait de poser ses pas dans les pas d'un écrivain suffit parfois pour provoquer les muses. Les circuits de visite abondent, qui vous montrent les lieux de la création comme s'ils étaient magiques. Ce soir-là, une tempête a dévasté le port de plaisance et au matin il offrait la même désolation que la vie commune de William et Mary Shelley sous le soleil d'Italie. Frankestein errait encore. A l'Hôtel Burguete, près de Roncevaux, rôde l'âme d'Hemingway. Coucher dans « son » lit n'est pas anodin, on y attrape un étrange prurit : l'envie d'écrire. L'Angoumoisin Manuel Silva, heureux auteur de « Gaïtero », n'y a pas échappé. Et voilà deux innocents citoyens américains rencontrés là-bas transformés en héros de polar basque. On sent qu'il s'est fait plaisir à aborder la fiction, comme il a plaisir à gérer la maison d'édition qu'il vient de créer. Bientôt, vous verrez Manuel Da Silva fumer des havane ! Merci Ernest. Un autre grand homme habite l'esprit de Bernard Fauconnier : son père, le Charentais Henri Fauconnier, prix Goncourt 1930 pour « Malaisie ». Il l'a déjà évoqué avec succès l'an dernier. Alors que je l'interrogeais pour vous, je lui avais suggéré de mettre à l'honneur sa non moins ordinaire mère, qui devait avoir du caractère pour supporter pareilles aventures dans l'ombre du grand homme. Il m'envoie « Mady Meslier-Fauconnier, une Bretonne au destin exceptionnel », qu'il a lui aussi choisi d'auto - éditer. Avec talent. Ce que j'aime chez Bernard Fauconnier, c'est son absence d'auto censure mâtinée d'une pointe d'humour particulier. Le grand médecin fait son anamnèse avec amour. Sa maman, dit-il, fut « une femme d'honneur ». Monsieur, vous pouvez quitter les pas de votre père et le lit de la révolte. Vous avez reçu l'écriture en partage : maintenant, brisez ses chaînes. Et si vous alliez faire un tour en Malaisie ?

« Hôtel Burguete » de Manuel Da Silva et « Mady Meslier-Fauconnier, une Bretonne au destin exceptionnel » de Bernard Fauconnier 64


Les mots magiques Il ne faut pas, insistent les psy, se laisser glisser dans la pensée magique. Si vous accordez au surnaturel une place dans votre logique, vous parlerez bientôt à votre brosse à dents et prendrez place dans le grand hôpital des gens qui ne sont jamais sortis de l'enfance... L'enfance, ce continent sans autres repères que les étoiles parfois lointaines de l'Amour, de l'Avenir, du devenir soi-même par le regard des autres... L'enfance n'a pas quitté Catherine Ternaux, et elle nous permet parfois de l'y accompagner en nous livrant un recueil de nouvelles. Voici le bien nommé « Une délicate attention », tendre, drôlatique récit de voyage à l'intérieur d'adultes infinis -qui n'ont pas fini de grandir. Grandir, c'est accorder à la réalité un pouvoir mortifère, sauf si. Sauf si grandir c'est apprendre à échanger avec le monde qui nous entoure le visible, l'invisible, le rêve, le rire, l'amour. Avec une attention délicate, c'est vraiment bien vu, l'auteur accorde aux détails une importance démesurée et des effets pervers sur la vie de ses héros. Elle se balade autour du monde, Acmé, ce pays imaginaire des Toons, n'est pas loin et dans les bulles que constituent chaque nouvelle le lecteur est suspendu en équilibre. Parfois un faux-pas, mais ce n'était qu'un rêve... On peut penser parfois en lisant Catherine Ternaux à Anna Gavalda, dans cette gentillesse infinie à l'écart des « gens », cette manière de se servir du conte merveilleux pour leur donner des forces. J'aime beaucoup ce que vous faites, Madame Ternaux. Et vous avez raison : » Il faut suivre les drôles d'oiseaux. Uniquement »

« Une délicate attention » de Catherine Ternaux

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Savoir finir... Je me souviens... Les murs étaient couverts de « Dix ans, ça suffit! ». Les chars qui remontaient sur Paris faisaient trembler les murs de la maison. Mes parents apprenaient à ne plus partir au travail, incroyable ! Le Général De Gaulle fustigeait « la chienlit ».Puis vint 1969, année chère à Gainsbourg. Un autre monde, une liberté grisante, que l'on croyait irréversible. Le Général avait sous-estimé les envies du peuple : il promit de démissionner en cas d'échec au référendum... « Je cesse d'exercer mes fonctions de Président de la République. Cette décision prend effet aujourd'hui à midi. » Savoir finir. Vite, au bout du monde et de soi-même, comme Napoléon ou Victor Hugo laisser la silhouette d'un grand homme découpée sur l'horizon. Pas s'exiler, plutôt rechercher les racines profondes (les origines irlandaises de sa mère), les courants telluriques, essayer de se débarrasser des scories et de se retrouver après l'échec. L'Irlande, puis... l'Espagne de Franco. Madame tricote, Monsieur lit « Les Mémoires d'outre-tombe » de Chateaubriand ou écrit. Beaucoup d'églises ou de chapelles. Un pèlerin à Compostelle... Jean-Paul Ollivier, grand reporter spécialiste de l'histoire sportive à France Télévisions, est un biographe reconnu du Général de Gaulle. Il a cherché à savoir ce que De Gaulle attendait de cet exil volontaire, comment interpréter ces rencontres au sommet qui précédèrent de peu l’Adieu. De l'espoir ténu à la mortelle désillusion : » Le doute n'existe plus » écrivait Madame, déjà, avant le voyage en Espagne. Bonne idée, au moment où un référendum provoque juste un jeu de chaises musicales au gouvernement, de rappeler cet épisode ultime. Certains ont essayé la chaise vide, d'autres l'exil sur une île, mais peu semblent opter pour la lucidité des grands hommes sur eux-mêmes comme leur étonnant modèle...

« Les derniers chemins du Général » de Jean-Paul Ollivier

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Monsieur Jourdain : polar pour l'art INTERVIEW L'alibi Lycée Monsieur Jourdain a eu pour Molière, longtemps, les yeux de Chimène... N'y voyez pas une erreur de genre, en ce temps, 1964/66, au Lycée Guez de Balzac à Angoulême, on bricolait une pièce avec des bouts de ficelle, une passion totale et fiévreuse, et l'esprit large des pionniers. Coûte que coûte, Marc Moreau dût-il s'appeler Martine, femme de Bernard... Devenir comédien ici et maintenant, c'était le vœu d'une bonne vingtaine d'acteurs en herbe, parmi lesquels Bernard Jourdain, Marc Moreau, Yves Saint Jalmes, Claude Rapp et la fille du proviseur, Anne Delobel. En 1966, le bac. Puis de la prose sans le savoir, de l'écriture exigeante, des idées qui germent Antigone sur les marches du Palais de Justice – et voilà que prend forme le Théâtre de Poche. « Je l'ai fondé avec Anne Delobel dans une salle inutilisée de la MJC. Nous voulions vraiment devenir professionnels. Nous nous frottions aux grands textes, et cela nous a laissé une exigence, une humilité, et cet art collectif nous a donné des armes, nous a structurés » avoue Bernard Jourdain. Le « nous », hélas, devait éclater, et générer deux troupes, le Théâtre de poche et les Tréteaux d'Angoulême qui moururent d'avoir brigué la même subvention du Conseil Général.Une troupe de trop. Personne ne l'eut. Marc Moreau disparut deux ans plus tard, et Bernard Jourdain fit , dit-il, son « Rastignac » : il monta à Paris courir le cacheton en doublant des films, avant de devenir assistant-réalisateur, puis réalisateur de documentaires et de revenir à l'écriture. Bord-cadre ou « border line » ? Pour lui, le héros de « Dernier Frisson » est « solaire », « bordcadre », et l'homme qu'il traque « dans l'ombre »... Structure classique et langage visuel. « Je suis exigeant avec moi-même, » ditil, « d'ailleurs j'écris pour moi. Je construis mon livre comme un documentaire, et je reviens fluidifier l'écriture... » Voilà qui devrait aider à construire une série télé avec l'Inspecteur Pierre Joubert. « J'ai vécu cette enquête plus avec l'inspecteur qu'avec l'homme recherché. Ce qui m'intéresse, c'est comprendre le mécanisme, le basculement 67


qui fait qu'un homme accomplit une chose interdite: ici la mort de l'Autre. Tout ceci est impardonnable et humain à la fois » De la fascination de l'interdit à la fréquentation du pire, il n'y a qu'un pas. Double personnalité Voilà donc Bernard Jourdain attelé d'une part à la réalisation d'un documentaire sur le tour de France à vélo de Jean-Pierre Fournel, journaliste au Pèlerin, en tandem avec un aveugle, ce qui promet – et la fréquentation nocturne des pages blanches pour idées noires... Les inspirateurs Bernard Jourdain a des maîtres en écriture : Connelly, Dennis Leahn... (auteur de Mystic River et Shutter Island, Editions du Rivage) Ce dernier surtout, qu'il eut la surprise et la joie de rencontrer à Cognac. Recevoir son prix du Premier Roman Policier en sa présence lui sembla de bon augure. Il y prit même un plaisir sans mélange. L'arme du crime « To be or not to be » that is the question. Bernard Jourdain a choisi la fiction pour arme du crime. Elle permet d'ourdir dans le silence les crimes les plus terribles en sauvant sa conscience. Pire, elle donne le frisson à des milliers de lecteurs asservis. Le polar est une drogue. A quand le tome II ?

« Dernier frisson » de Bernard Jourdain

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La Planète des Songes Il fait beau sur la Planète des Songes. Tandis que Miss Liberty l'ensablée tombe discrètement le maillot, Pierre Boulle et Alexandre Dumas sirotent une liqueur paradisiaque à bulles. Pierre Boulle : « A la tienne, Alexandre. A ton dernier roman... Alexandre DUMAS (Père) : - A la nôtre, mon cher Pierre. Puisque le hasard veut que nous posthumions quasiment ensemble. Aux royalties empochées par tes ayant-droit ! Eclats de rire communs. Miss Liberty croit qu'on se paye sa tête. PB : -Mais non, Liberty, te fâche pas, on parlait de mon dernier bouquin sur terre, L'archéologue et le mystère de Néfertiti, et de celui d'Alexandre Le chevalier de Ste Hermine. La belle au flambeau écarquille les yeux. A D : - Eh oui, ma belle, après l'exhumation et le Panthéon, l'édition ! P B: - Moi, j'ai contraint mes héritiers à repasser une à une les feuilles de pelure pourrie de mon tapuscrit ! » ...Voilà pourquoi la vie est belle au paradis ! Tandis que les nègres de Dumas s'amusent à inspirer Daniel Picouly, l'association des écrivains posthumes de la planète des songes prend forme. Pierre Boulle est content de damer le pion aux égyptologues amateurs pondeurs de mystères rémunérateurs, avec une palpitante enquête sur un complot ourdi contre Néfertiti. Normal, Nefertiti, elle est au Paradis et elle lui a tout dit. Christian Jack peut aller se rhabiller. Dumas, lui, n'avait laissé que textes éparpillés, et c'est un journaliste passionné qui a reconnu un roman posthume et l'a rassemblé. Et si Dumas n'avait jamais fini ses romans lui-même ? En tous cas, pour Dumas, les ayant-droit, il n'y en a plus : domaine public. Une belle affaire qui va donner des idées à plus d'un rat de bibliothèque. Mais tout ça se lit avec plaisir. Sur la Planète des Songes, on en frémit d'aise.

« L'archéologue et le mystère de Néfertiti » de Pierre Boulle

« Le Chevalier de Sainte-Hermine » d'Alexandre Dumas 69


Cette différence « Ce qui fait que le monde, le langage et moi sommes en phase, je l'appelle Dieu : le comble de la confiance. » Pierre Michon. Deux ans, déjà deux ans que la Charente Libre m'a permis de venir partager avec vous mes bonheurs de littérature. Après le jury du Prix du Livre Inter, en juin 2003, la joie de cette espace de liberté, et tous ces livres en rafale, où parfois scintillent de vrais talents... Quel cadeau puis-je vous offrir, chers lecteurs, hors celui de vous ramener à Pierre Michon, et à ce chef d'œuvre de la littérature française qu'est son premier livre, « Vies Minuscules »? Trouver de l'or dans ce flot saccadé de phrases longues et hachurées, de mots polis élégants et chargés de sens à les relire trois fois, dans ce sang creusois mêlé de vins, éperdu d'amour et d'absence... Trouver de l'or chez Michon, c'est facile. Enrichissezvous de cette élégante désespérance tendre et goguenarde, de cet amour de la terre, de ce terrible regard de l'auteur sur les hommes de la campagne profonde où, inlassablement, il cherche son père, et tous les pères du monde. Plongez avec lui dans l'essence des choses, qui est de laisser l'art vous travailler au corps pour vivre encore et faire vivre, au passage, le lecteur qui croirait que tout est fini. D'où vient le pur talent de Pierre Michon ? De quelle source ? Des outils que lui confia sa mère institutrice ? Du manque du père ? De la génétique ? Ou cette source est-elle miraculeuse quoique coupée d'alcools et de larmes ? Qu'importe, Pierre Michon est la preuve vivante que la littérature sauve. Il s'est sauvé : il est devenu père lui-même, et se donne le temps de nous étonner encore.

« Vies minuscules » de Pierre Michon

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Ah, Ernestine ! Combien c'est - y que ça lui fait, au juste, à l'Ernestine Chasseboeuf ? Celle qu'écrit partout, vous savez, elle habite une cave troglodyte à Coutures, près d'Angers... 95 ans, vous dites ? Elle doit bien sucrer les fraises avec son bicarbonate, à c't'heure. Le jour où elle arrête d'écrire à France Inter, à Télérama, à Monsieur Belin, à la dame en photos sur la pub pour le médicament miracle, à la RATP et j'en passe, ça va faire un sacré vide au facteur ! Elle écrit uniquement pour râler : c'est une consommatrice sûre de son bon droit. Très rurale mais non dénuée de pertinence et d'impertinence, antimilitariste, écolo, elle se permet tout avec une innocence toute relative. Si elle peut gratter au passage une remise sur un billet de train ou une carafe-cadeau pour 2500 points sans les points, pas de problème. Un timbre, collé au fiel, et c'est parti pour Ernestine. Je viens de tomber sur son premier recueil de missives, paru en 2003, à se tordre de rire. Il en existe un autre plus récent. On se doute bien qu'Ernestine a des problèmes de prostate, vu la pointure de ses sandalettes. Mais chut ! Tout ça c'est des ragots entendus à la pharmacie de Beaulieu-sur-Layon.

« Ernestine écrit partout » d'Ernestine Chasseboeuf

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Ré, île aux trésors Eugène Fromentin, peintre et écrivain, naquit en 1820 à La Rochelle, les pieds sur terre dans cette ville où ceux qui ne faisaient pas profession de naviguer craignaient l'eau, dit-il. Rares étaient ceux qui s'aventuraient sur cette terre si proche appelée Ile de Ré. Il s'y risqua pourtant en 1862, pour essayer d'en faire une chronique pour la Revue des Deux Mondes (qui existe encore). Geste Editions nous offre un exercice fort instructif : les 3 brouillons de la chronique retrouvés par Jean Authier, professeur de Khâgne à Poitiers. D'abord le désert sans eau où les arbres ont disparu, remplacés par une vigne omniprésente... ces gens étranges, toujours pieds-nus, les femmes aux grands chapeaux mais sans pudeur, « peu de piété, dépravation assez marquée «. En fait, ces îliens étranges ne manquent de rien : sur l'Ile de Ré, la misère n'existe pas. Des vignes, du sel, des huîtres, des vaches... Une population instruite, une civilisation particulière qui interroge Eugène Fromentin. Après avoir tenté d'habiller sa réflexion d'histoire et d'économie, il comprit sans doute que les gens heureux n'ont pas d'histoire. C'était avant l'ISF.

« Notes sur l'Île de Ré » d'Eugène Fromentin

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Un parfum de jasmin Il flotte sur ces textes un parfum de jasmin, une poussière de bonheur dans la lumière si souvent chantée de la Charente. Rien d'étonnant : ce sont les textes de Pierre Loti sur sa Charente natale qu'Alain Quella-Villéger rassemble ici pour nous. Le grand amateur d'Orient grandit en interrogeant l'occident, dans les jupes des femmes et les bras d'une nature captivante. Né à Rochefort en 1850, il repose depuis 1923 à Saint Pierre d'Oléron, berceau des Loti. Si vous cherchez Loti sur internet, vous le verrez tantôt qualifié de « protestant, profession militaire » sur le site de l'Académie Française, tantôt « écrivain du Quercy » pour y avoir passé des vacances... Allez, soyons chauvins pour une fois : ce recueil de textes compilé par le grand spécialiste de Loti nous le prouve mille fois : Loti a dans le cœur la douceur de la Charente, la sensibilité du photographe qui veut saisir l'instant, l'oreille du musicien qui traque autour du monde la note bleue. Et il accorde le chant de sa chère maman, perle de bonheur en plein soleil de midi, aux « vocalises des muezzins au-dessus des villes blanches de l'Islam ». Loti, collectionneur d'instants d'amour, en a conçu l'existence ici même.

« En pays Charentais » de Pierre Loti présentation d'Alain Quella-Villéger

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« Tu seras un homme, mon fils » Un garçon, c'est mieux qu'il ait un père. Même si le père se sait lui-même voleur, buveur, joueur-menteur, ils ont besoin l'un de l'autre. La mère, elle, à force de surprotéger sa preuve d'amour, s'étouffe elle-même et abdique... Richard Russo, prix Pulitzer pour « Le déclin de l'empire Whiting », nous raconte vingt ans de luttes d'un enfant qui lui ressemble fort pour surmonter la déchirure de la séparation, se construire, accepter ses géniteurs tels qu'ils sont. Voir sombrer ses parents qui s'aiment encore mais ne peuvent vivre ensemble, c'est un problème déjà courant à Mohawk, ville fictive de l'Etat de New York récurrente dans les œuvres de Russo. C'est assez universel pour que ce livre touche chacun d'entre nous au plus profond. Le bonheur, c'est la pêche ou le billard, un coin de bar, une virée en attendant le grand jour où une fille voudra bien... Le bonheur, c'est la fierté dans les yeux du père, c'est la conversation muette avec lui, télépathique. C'est de lui être utile. Quant au malheur, s'il a pris sa place dans ces 500 pages, il n'en reste le livre fermé qu'un souvenir. Captivant.

« Quatre saisons à Mohawk » de Richard Russo

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Yasmina Khadra Il était une littérature amoureuse de la langue, inventive et introspective. Une littérature humaine et philosophique, étrange et proche. Venue du désert comme un bédouin surgi d'un mirage pour nous porter de l'eau et reparti avant d'être remercié... Yasmina Khadra représente cette littérature issue des graines francophones jadis disséminées dans le Sahara Algérien, qui ont rendu au centuple à la francophonie le bonheur qu'elle leur procure. « L'attentat » est un nouvel exemple du talent de Mohamed Moulessehoul, alias Yasmina Khadra, et Houellebecq peut aller se rhabiller chez Dan Brown... Amine, palestinien, est chirurgien à Tel Aviv. Ses mains en or et son impartialité dans le conflit israëlo-palestinien lui ont valu la nationalité Israëlienne et une vie plus que confortable. Sa belle femme, Issem, le comble. Il a beaucoup d'amis influents et sincères. Mais comment vivre heureux dans un pays coupé en deux par un mur de la honte ? Issem se fait sauter dans un restaurant israëlien, tuant des innocents. Dès lors, la terre s'ouvre pour Amine, et il revoit ses racines. Tentant de comprendre pourquoi celle qui l'aime a commis cette atrocité, lui qui lutte chaque jour pied à pied contre la mort d'autrui va faire le tour des lieux où tant de jeunes fanatiques décident de mourir en martyrs. Au péril de sa vie, il va chercher à comprendre Issem. Une structure exemplaire, une langue pure, des pistes de réflexion prenantes... Gaza est libre, mais quel avenir pour la Palestine ? Lisez Khadra, vous verrez que le problème est loin d'être résolu.

« L'attentat » de Yasmina Khadra

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Tempus Fugit... David Wojnarowicz, paix à son âme puisqu'il nous a quittés en 1992, était un artiste américain homosexuel militant d'Act Up, qui se partageait entre l'art graphique et conceptuel et l'écriture. Ses chroniques déchirent la nuit et l'innocence au couteau ébréché du laconisme, et ce qui les rend lisibles et même inoubliables, c'est l'incroyable tendresse qui se cache sous le stupre, au hasard d'une page, comme une récompense pour n'avoir pas envoyé le bouquin au panier tout de suite. Partout l'horreur et la mort, parfois quelque brève idée de l'amour... à ne pas mettre entre toutes les mains. Pour preuve : William Burroughs lui-même nous conseillait sa lecture ! Un vrai certificat d'authenticité délivré par Feu le vieux junkie devenu Chevalier des Arts et Lettres, qui flotte aujourd'hui dans la même antimatière que Wojnarowicz.

« Chroniques des quais » de David Wojnarowicz

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Donner le temps au temps Les Charentais, qui savent ce que « douceur de vivre » signifie, commencent à être en butte à certaines critiques. Il ne se passerait rien dans notre belle région. Soleil et bonne chère nous auraient ramollis et habitués à une indolence coupable. Il n'en est rien. Les Charentais sont seulement plus intelligents que les autres : ils prennent le temps. Ils réfléchissent. Ils s'abandonnent. Ils rêvent. Ils procrastinent parfois, mais toujours à bon escient. Bon, quand on rentre de Paris après un aller-retour en TGV dans la journée et qu'on cherche à se garer autour du Champ de Mars, on se dit que la guerre du temps ici fait rage, mais ayons confiance. Un journaliste londonien, Carl Honoré, a écrit un « Eloge de la lenteur » qui va fournir des armes aux Charentais qui ne veulent pas perdre leur temps à tenter de le gagner. Déjà traduit dans 20 langues, cet ouvrage recense tous les aspects néfastes de la dictature de la vitesse sur notre vie. De l'invention de la mesure du temps à son exploitation économique libérale : « Time is money » (le temps, c'est de l'argent) à la philosophie en passant par le « slow food » et le tantrisme, Carl Honoré nous prouve qu'il est temps de se pencher sur notre rapport à la vitesse. Notre difficile rapport à cette valeur boursière qu'il devient hélas, dévorant nos vies, nos amours, notre réflexion, notre inventivité, notre personnalité... Notre mémoire n'a plus le temps d'être sollicitée, nous ne donnons plus à nos racines le temps de nous attacher à cette terre et de lui rendre hommage : elle ne nous donne plus ses ressources naturelles, nous l'exploitons. Stop ! Prenons le temps de lire « Eloge de la lenteur », chers Cagouillards, ce livre est écrit pour nous. NB: certains ex-taylorisés délocalisés se passeraient bien d'avoir du temps à tuer, ce livre est aussi pour eux.

« Eloge de la lenteur » de Carl Honoré

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Montparnuche-les-Flots-Bleus Qui d'entre nous n'a jamais rêvé de s'arrêter quelques heures pour visiter le quartier Montparnasse, entre TGV et métro ? Au mieux, nous prenons le taxi ou le bus pour tenter d'apercevoir une tranche de la bouillante capitale, quelques fugitives impressions d'un quartier à la fois populaire et bourgeois... Nous passons furtivement devant les hauts lieux de la culture et de l'art, les repaires des grands intellectuels, les traces des ateliers des plus grands peintres et plasticiens, les théâtres qui furent et ceux qui sont encore... Jean-Paul Caracalla, deux yeux, deux oreilles et une plume, vous prend par la main et vous accompagne dans l'âge d'Or de Montparnasse. A la Closerie des Lilas, converser avec Mademoiselle Peau – de – Satin (et plus si affinités), à la Chaumière, admirer le premier Cancan. S'étonner de la présence ici de tout ce que le monde occidental a pu compter d'artistes majeurs et d'intellectuels respectés : Cocteau, Aragon, Breton, Picasso, Satie, Picabia, Hewingway, Dos Passos, Joyce... n'en jetez plus. Au Select, au Flore, au Dôme, dans les ateliers de la Ruche, de passage ou résidents, les créateurs du monde entier vont donner à Montparnasse sa lumière et ses drames. C'est au Cimetière Montparnasse que s'achève ce livre et la visite passionnante à laquelle nous convie Jean-Paul Caracalla. « Sic transit gloria mundi » : Ainsi passent les gloires du monde...

« Montparnasse, l'âge d'or » de Jean-Paul Caracalla

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Dans la peau d'Annie Saumont Dans la peau d'Annie Saumont, y'a des amoureux qu'ont pas de chance parce qu'ils vont se faire avoir. Y'a des hommes que la voix féminine des gares tient éloignés de la bordure du quai. Y'a des d'jeunes qui apprennent à lire les vieux et la vie dans la presse gratuite... ou qui oublient le langage sms uniquement pour écrire le verbe « émé ». Dans la peau d'Annie Saumont, encore un peu d'Education Nationale, mais beaucoup de personnages attachants. Elle dit « je » et elle est bébé jaloux, taulard muet, amoureux plein d'espoir, solitaire accompagnée sur une route américaine pleine de mirages. « Koman sa sécri émé ? » est le cri télépathique de chacun des héros qui vivent dans la peau d'Annie Saumont... Ses nouvelles, parfois brutes de décoffrage, parfois ciselées, toujours au présent, ont une concision qui vous laisse parfois rêveur. Elle donne à penser sur une trame sociale qui est le plus souvent la nôtre. La nouvelle lue revient à la mémoire et entraîne autant le sourire que la réflexion. Avec Anna Gavalda la gentille, ou Catherine Ternaux la rêveuse, elle appartient à la vague talentueuse des femmes auteurs qui regardent passer les gens -nous- et leur tendent des lunettes pour mieux voir. Où est l'Amour ? Il passe peut-être sur le trottoir d'en face, mais nous sommes occupés à admirer l'éclipse du bonheur, et elle nous rend silencieusement aveugles.

« Koman sa sécri émé ? » d'Annie Saumont

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Yves Viollier ne perd pas le Nord Il a pris goût aux grandes histoires d'amour, Monsieur Viollier « de l'Ecole de Brive » et maintenant, ce serait plutôt « de l'Ecole de la Gaillarde » qui serait plus approprié. Le voici qui nous entraîne dans les immensités russes avec un roman d'amour à fondre les congères. A nous les mondes hostiles et les bras qui réchauffent. En avant la moujik ! Yves Viollier fait sa révolution, avec la gentillesse qui le caractérise, et son amour de la nature et des hommes (et des femmes) ont un petit goût de Dr Jivago, toutes proportions gardées. En effet, chez Viollier, la Vendée n'est jamais bien loin. Pierre, son héros, est un jeune mineur vendéen, fils de communiste, qui a gagné un voyage en Russie. A bord de la « Flèche Rouge », qui relie Leningrad (Saint Petersbourg) à Moscou, il rencontre Maïa, jeune danseuse du ballet Kirov qui s'en va danser pour la première fois au Bolchoï. Leur amour trouvera le temps d'éclore avec la complicité de la météo qui va bloquer la Flèche Rouge en plein vol. Qu'est-ce que le communisme ? Yves Viollier tente avec cette fresque de comprendre son attirance-répulsion pour les luttes ouvrières. « Raspoutitsa »: temps brumeux pourri où l'on ne voit pas à deux mètres, en russe. Juron fréquent du moujik qui met le nez dehors le matin. Yves Viollier n'a pas son pareil pour dissiper un coin de raspoutitsa avec de vieilles recettes vendéennes agréées par l'école de Brive. Un bouquin plein de bons sentiments.

« La flèche rouge » d'Yves Viollier

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Le Soap Opera de Philippe Djian Le petit dernier de Philippe Djian se passe en Amérique. Quoi de plus normal ? Cette Amérique-là, pourtant, a un air de carton-pâte. C'est un décor de Soap Opéra, une série à petit budget dont nous abreuve la télé : » Amour, gloire et beauté », « Sunset Beach »... Dans la riche famille Sollens, dont l'épicentre est le salon où l'on règle ses comptes, la mère est pochetronne, le père absent, les fils ont aussi du fric et un goût prononcé pour la galipette. Normal. Sauf que ceux-là ne font pas dans le pétrole, mais sont à la tête d'une concession automobile. Les prénoms des personnages (Marc, David, Irène, Victor, Josianne...), sont on ne peut plus français. On y mange des sushis en buvant du vermouth... La représentation de la richesse y est un peu bon marché. Dès que l'on touche aux nuits d'ivresse, la dépravation prend par contre tout son éclat. On y cogne dur. Etonnant Djian, qui a imaginé se lâcher sur une trame de série Z, comme on s'impose une contrainte littéraire pour mieux s'en détacher. Et c'est ce qu'il fait. Au début, on s'y perd un peu entre tous ces personnages, le style ressemble à une traduction empirique, on va de l'un à l'autre, et puis les personnages prennent de la profondeur devant nous. Ils ont des malheurs, des aléas loufoques excellemment distillés avec un faux détachement, des espoirs fous et des renoncements inattendus. Une femme, deux hommes, une infirmière qui ramasse les miettes. La vie. Et l'exercice de style embarque Djian qui s'amuse dans une oeuvre prométhéenne. « Doggy bag » est le premier tome d'une série. Une vraie fiction, ça fait du bien. Même et surtout si son origine est parodique.

« Doggy Bag » Tome I de Philippe Djian

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Hospitalité, art vital Au commencement de la société était l'hospitalité... Ferment de toutes les religions, elle est ce qui distingue l'homme du sauvage. Disparaît-elle, et la violence redouble avec la xénophobie. Etranger, qu'apportes-tu avec toi ? Que risques-tu d'emporter ? Pour le savoir, il faut échanger, envisager, prendre sur soi le risque d'aimer... Le philosophe René Schérer nous propose, avec « Zeus hospitalier », de faire le tour de ce principe essentiel, « la folie de notre époque », l'hospitalité. Substituer à la crainte de l'étranger la joie de l'accueillir, belle et difficile entreprise ! Plus les peuples sont pauvres, plus ils connaissent ce devoir sacré qui est en même temps partie de leur instinct de survie : c'est l'échange qui trame le monde, et sans hospitalité point de connaissance, de communication, de mélange des genres, des gènes, des arts et des techniques. Il est difficile d'accueillir chez soi, avec soi, en soi, quand on est persuadé de sa supériorité. L'hospitalité, il y a des lieux pour ça, comme pour la tolérance : des hôtels, des chambres d'hôte, toutes sortes de tampons entre « eux » et nous. Le problème est la part d'abandon de soi, de partage matériel, d'ouverture morale, sentimentale, sexuelle également que nécessite l'hospitalité. A travers des exemples judicieux, avec un langage assez clair pour vous donner envie de penser, cet éloge de l'hospitalité écrit par René Schérer en 1991 pendant la guerre du Golfe revient aujourd'hui au moment opportun. Un livre essentiel.

« Zeus hospitalier » Eloge de l'hospitalité René Schérer

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Gouiran – justice Justice, te rend - on sous le chêne, soi-même, en groupe, à coups de ciseaux, à coups de pavés ? Te rend-on dans l'instant, au nom de la fureur ou du Führer, de la politique ou de la haine ? Te rend-t-on naïvement, froide comme la vengeance, chaude comme le sang de la bête immonde ? Maurice Gouiran se penche sur les poubelles de l'histoire de France, la récente, en plein soleil, et les remugles ont de quoi filer la nausée à plus d'un héros de village autoproclamé. C'est loin, tout ça, n'est-ce pas ! Pourquoi rouvrir des plaies cicatrisées par le temps, cet ami des villages tranquilles sous le cagnard de Provence ? Parce que la révolution, pardon « les évènements » de mai 68, ne font pas que prolonger les heures d'affluence au boulodrome et raffermir les durillons de comptoir au Beau Bar, à l'Estaque. Ils créent pour certains une occasion de retour sur l'essentiel. Tandis que magouillent les Camarades aux piquets de grève et dans les ateliers de reprographie sauvage, Jacky, 23 ans, se pose la question vitale : qui sont mes parents ? Issu de la DASS, le voilà qui entreprend sa propre révolution, l'intime, celle qui est la vraie rage du titre. Il n'y va pas de main morte, Maurice Gouiran, quand il enfourche les thèmes tabous de la collaboration, celle de la guerre ou celle de la politique, quand il fonce dans les murs de silence complaisant qui entourent les exactions de certains notables : viols, vols, torture, barbarie... Tiens, ça me rappelle le thème d'une dissertation de philo, en 1970 : « Quand la misère sexuelle rencontre la fanfare nazie, alors un peuple est mûr pour la barbarie » (Wilhem Reich) Ici la fanfare est française et tous les Allemands ne sont pas nazis, Un livre furieusement utile à l'aube de temps intranquilles.

« Sous les pavés, la rage » de Maurice Gouiran

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«Touva” disparaître... Paris, de nos jours. Sur un stand philatélique, quelques timbres attirent l'attention de Jil Silberstein... Pour cet écrivainvoyageur épris de cultures oubliées, c'est l'appel du chamane : il doit venir rencontrer le peuple Touva. Ce peuple des confins, doté d'un état indépendant entre Russie et Chine a longtemps bénéficié de l'oubli et opposé une résistance farouche à la sédentarisation. Turcophones, descendants des Huns, à la croisée des mœurs indiennes et Inuits, les Touvas ne vous sont pas inconnus : ces étonnants chants de gorge gutturaux et modulés sur deux tons, lancinants, comme venus d'un autre monde... Vous connaissez leurs yourtes, leur amour des chevaux, ces vieux hommes ridés qui fument la pipe dans des paysages étonnants. Toutes ces images cachent un peuple différent. Leur respect de la nature nourricière est immense, tous leurs rites tendent à se faire pardonner d'elle. Abattre un arbre, ou un animal ne se fait pas à la légère. Ils sont devenus bouddhistes et restés chamanistes. C'est la Chine qui décida que l'on chercherait désormais au Tibet la réincarnation de Bouddha, et non plus chez les Touvas. Etrange confluent où naît le fleuve Ienissei - de Ene, la mère, autre nom du soleil. La lune est le père, et les prières s'adressent à la Pléiade ou à la Grande Ourse. Les femmes aspergent le thé autour de la yourte chaque matin, et des statues de pierre laissent à penser qu'on ne sait pas grand chose d'eux sur le plan archéologique. Hélas, « Touva » disparaître, et si la jeunesse ne se mobilise pas comme chez les Indiens d'Amérique, la légende de Touva, dans la Taïga céleste, se perdra dans l'alcool et les narcodollars. Heureusement, Jil Silberstein est là, passionné, capable de nous faire avaler sans sourciller 500 pages chaleureuses et pleines d'humour. Un bon moment au bout du monde.

« Dans la taïga céleste » entre Chine et Russie, l'univers des Touvas de Jil Silberstein

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Atlantis ou la colère des Dieux Les curieux insatiables que vous êtes apprécient sans doute les documentaires de France 5 sur les civilisations disparues. En ce moment, justement, tourne en multidiffusion une troublante série sur l'archéologie à partir des mythes. Aujourd'hui, il n'est plus déplacé de relire l'histoire du Minotaure par exemple : un passionné a retrouvé la cité des Minoëns, son dédale de couloirs, ses taureaux, les traces indéniables de sa puissance... Du côté de Santorin et de Cnossos les Dieux ont laissé la trace de leurs colères. Et au fond du Grand Bleu, où sous les bandelettes de momies égyptiennes gisent des secrets à damner archéologues et contrebandiers. David Gibbins est professeur d'archéologie, spécialiste des civilisations disparues à Cambridge. S'appuyant sur les dernières découvertes et les connaissances disponibles à ce jour, il se lance dans une fiction réaliste que son éditeur qualifie de « Da Vinci Code d'une nouvelle génération » Son héros, Jack Howard, est aussi avenant et entouré de belles étrangères qu'Indiana Jones, les scènes entre les bons et les méchants aussi palpitantes. Je préfère toutefois vous recommander « Atlantis » pour le regard scientifique qu'il porte sur la Légende des Légendes, celle qui inspira jadis heureusement Pierre Benoît et bien d'autres : l'Atlantide. Selon deux dialogues de Platon, « Le Timée » et « Critias », Solon, un érudit grec tenait des prêtres égyptiens de Saïs l'histoire de la fantastique cité engloutie. Beaucoup de passions et de rêves entraînent des équipes plus ou moins bien intentionnées à sa recherche aux quatre coins du monde, mais surtout en Méditerranée. Où en est-on aujourd'hui ? Plongez avec David Gibbins, crapahutez dans les pyramides et les grimoires, instruisez-vous dans tous les domaines, et vous saurez peut-être enfin ce qui provoqua la colère des Dieux.

« Atlantis » de David Gibbins

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Mon frère de lettres Mon frère de lettres et de galère existe. Il est Charentais et c'est son premier roman : son journal de parisien cinquantenaire au chômage m'a singulièrement frappée. J'ai accepté en 2003 que paraissent dans la Charente Libre des extraits de lettre relatant ma descente aux enfers de l'été 2002 en région parisienne, dont je fus sauvée par la lecture et quelque miracle que je ne m'expliquerai jamais. Michel Monnereau, lui, a fait de la sienne tout un livre d'une incroyable justesse. Ou c'est une fiction et il faut crier au génie, ou c'est sa vie déguisée en fiction. Quoiqu'il en soit, un tel talent d'écriture adossé à une telle souffrance, une telle lucidité ne pourront passer inaperçus. Son héros vit à Paris, la solitude du chômage est un cancer qui le bouffe autant que l'absence de l'amour de sa vie, et ses vaines tentatives de monnayer son expérience de publicitaire de 50 ans se soldent chacune par un pas en avant vers un vide abyssal. Les ASSEDIC, cette perfusion éphémère, les souvenirs des êtres chers, partis en emportant sa douce enfance en Charente, ce paradis perdu, tout dans ce livre est vérité. J'ai retrouvé - en moins dramatique - ma tentative d'adoption d'une SDF, le voyage autour de ma chambre, l'amour des oiseaux, les demandes d'emplois mille fois répétées sans illusion, puis l'acceptation de n'être plus rien. A 50 ans on n'est plus employable et pas encore retraité... Que les nantis me pardonnent, en cette fin de 2005 de trouver beau l'écho d'une détresse livrée avec tant d'impudeur. Michel Monnereau travaille actuellement, et c'est moi qui suis de nouveau aux ASSEDIC. Que « Carnets de déroute » remue les consciences.

« Carnets de déroute » de Michel Monnereau

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Ernestine a disparu ! La nouvelle est tombée, terrible, cet automne : Ernestine Chasseboeuf a disparu... Après avoir dûment expédié à son éditeur les brouillons de ses lettres de réclamation, fonds de tiroirs, dictionnaire du patois troglodyte du dessous, poésies maraîchères dodécasyllabiques et autres recettes de gâteaux comme chez Lu (E223, E330...), notre troglodyte de Coutures (Maine et Loire) s'est volatilisée. Un matin, le facteur qui lui apportait ses 200 lettres quotidiennes dut se rendre à l'évidence: l'épistolière aux grands pieds s'était fait la belle. Elle avait annoncé qu'elle partait pour un grand voyage, mais son intérêt pour la « cramation », le « projet de retour à la terre » qu'elle évoque dans une ultime lettre à « Monsieur Belin, chez Monsieur Lu, chez Monsieur Gervais-Danone » datée de juillet 2005 ne cessent d'inquiéter. C'est qu'elle nous manquera, cette batailleuse au pied de la lettre, cette pourfendeuse d'assertions publicitaires, cette nonagénaire pleine de vie et de courage. Le temps, hélas, est assassin, qui, après l 'avoir privée de l'usage de sa voiture sans permis Minicomtesse, s'attaque à ses pieds « gonglés ». Lui ratatinant les orteils, il lui descend le moral dans les chaussettes. Elle se battit avec détermination contre la taxe d'emprunt dans les bibliothèques, pour la culture, la nature, la poésie, avec les grévistes (en ne nourrissant pas ses poules), pour l'école vraiment laïque sans voile, sans MacDo, pour les petites gens contre ce monde marchand qui veut « écraser tout ce qui est petit ». Ernestine Chasseboeuf, à 95 ans, armée de sa seule plume et de son bon sens paysan, écrivait aux grands de ce pays tout ce que nous avons sur le cœur, et a sans doute fait changer l'air de rien, la face de ce monde de brougnes. « Au pays des brougnes, les aveugues sont moins qu'de ren ». Ernestine, reviens nous ouvrir les yeux.

« Ernestine écrit partout » volume 3, d’Ernestine Chasseboeuf

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« Ecce homo » Entre Morterolles, Haute-Vienne, près de Bessines où il a son refuge et Paris, ce petit village gaulois bâti autour de son QG, les ragots filent à la vitesse de la lumière. Le temps s'écoule goutte à goutte ou dévaste l'image de soi et des autres. Pascal Sevran veut tout : la puissance et la liberté, la solitude et l'amour, la gauche et la droite, la scène médiatique et le droit au silence... Vibrion « sarkoziste », ermite visité à la Tonton de Jarnac et Latche réunis, intolérant et insupportable ou plein d'amour et d'attentions, le Chevalier de la chanson française et des belles lettres lâche périodiquement la bonde, en un journal qui n'a rien d'un blog. Un blog, ça ne rapporte pas autant, et ça suppose la possibilité de laisser n'importe qui proclamer publiquement n'importe quoi. Ce que notre pilier du service public ne saurait tolérer : les opinions tranchées sur Pierre, Paul ou Jacques, c'est à lui qu'elles appartiennent. Tu prends ou tu laisses. En matière publique, Pascal Sevran aime faire mal. En privé, pourtant, c'est l'homme, « Ecce homo » qui livre périodiquement ses blessures au sel de la Mer Morte. Et repart, comme tout un chacun, à la recherche de la lumière. Plein de contradictions, parfois d'une ligne ou d'un chapitre à l'autre, ne nous épargnant rien de ses frasques intimes, mais tellement vrai et juste quand il parle d'Amour. C'est là qu'il nous attrape : ce qu'il a mangé chez Machin à 20h15 précises, avec qui, pour dire du mal de qui, on s'en balance. Ce qu’il a fait avec ses deux boxeurs argentins, tout autant (enfin, ça en réjouira certains) Mais pour exprimer avec justesse son écartèlement entre la vie, l'envie permanente de la jeunesse et la tentation du repli, il a ce talent qui rachète tout. Ô Dieux du PAF et de la politique réunis, pardonnez-le si parfois il ne sait plus ce qu'il fait. C'est un homme.

« Le privilège des jonquilles » de Pascal Sevran

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Où sont les mille et une nuits ? Lahore, 1947. Ceux qui vivaient en bonne intelligence depuis toujours vont être séparés. On a décidé pour eux, quelque part, loin de l'Inde, que les musulmans et les hindouistes devaient être séparés par une frontière. La ville des Mille et Une nuits est mise à feu et à sang, le Pakistan est né. Des convois d'hindous dans un sens, de musulmans dans l'autre quittent dans le déchirement le pays de leurs ancêtres, leurs maisons, leurs amis et tentent, dans le dénuement le plus total d'aller refaire leur vie de l'autre côté de la frontière arbitrairement tracée. Le jeune Chanwaz est musulman. Il reste là, seul garçon dans une tribu de femmes « danseuses », en fait prostituées, qui n'ont que faire d'un garçon. C'est donc seul qu'il va s'élever, dans ces quartiers pauvres jadis si vivants et colorés qui se dégradent à vue d’œil. Sa vie aussi, entre drogue et mariage sans amour se dégraderait, s'il n'avait rencontré en chemin le grand sauveur des âmes, l'Art : ce gamin inculte et sensible deviendra peintre. Claudine Le Tourneur d'Ison s'est largement inspirée de la vie du vrai Chanwaz, un des plus grands peintres du Pakistan aujourd’hui, pour écrire « Hira Mandi »son premier roman. Cette journaliste issue de l'Ecole du Musée du Louvre a beaucoup travaillé (sur l'Egypte notamment) pour la presse écrite ou des livres, ainsi que pour les grandes émissions documentaires comme « Thalassa » ou « Faut pas rêver » Elle a écrit son roman sur place, à Lahore. La profusion de détails et de noms relève encore du travail documentaire, mais l'auteur est déjà bien partie sur le chemin de la fiction : ses scènes d'amour oriental font retrouver à Lahore le goût des mille et une nuits...

« Hira mandi » de Claudine le Tourneur d'Ison

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Retour à la Terre C'est au moment où elle est menacée de toutes parts que JeanGuy Soumy sort enfin la Terre du carcan du roman paysan pour la rêver autrement. Gaïa, plus l'amour de l'art et l'art de l'amour. Je ne connaissais pas cet auteur, j'ai la chance de le découvrir à travers « L'œuvre vive » un roman singulier qui sort le lundi 13 mars 2006. On devine l'achèvement d'un travail de l'auteur sur lui-même qui lui a peut-être coûté, la peur, sans doute, de devoir se justifier de toutes parts... Côté racines, parce que ce roman parle de femmes libres, d'une fermière qui oublie presque ses vaches et le mari qu'elle aime pour se retrouver dans la fascination du Land Art... Côté feuillage, pour l'inestimable valeur de l'éphémère. Côté vent pour la grande solitude des hommes, du fermier frustre et superstitieux à l'artiste pris dans les affres de son Grand Œuvre... C'est de l'alchimie de la création qu'il est question ici. A quoi ça sert ? Comment ça marche ? Où cela mène ? Pour trouver la réponse à leurs questions sur Ben Forrester, nouveau propriétaire du château de Provenchère et l'œuvre qu'il poursuit, les villageois devront en passer par l'épreuve. Les épreuves. Suivre un chemin initiatique de la poésie, de la sensibilité, de l'émotion cachée comme l'or dans le minerai brut. Comme Benjamin Laforêt dans Ben Forrester. Les réflexions de l'artiste sur la conception et l'enfantement de l'œuvre, sur la beauté de l'éphémère, l'infime, la gratuité du geste, la trace de l'homme sont disséminées dans le roman comme l'œuvre de Ben Forrester autour de Provenchère. On devine qu'elles sont aussi celles de Jean-Guy Soumy sur son écriture, et qu'elles l'ont mené à oser être lui-même ici et maintenant. Tandis que tombent les oiseaux, les hommes rêvent à la belle étoile. Suivons les traces de l'alchimiste, ou perdons-nous.

« L'Œuvre Vive » de Jean-Guy Soumy

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Forza Torino ! Ne vous fiez pas aux apparences : la ville de Turin n'est pas toute entière dans la géométrie de ses rues reconstruites au cordeau après guerre. Ses femmes de quarante ans qui courent les rues en Toppolino (Fiat 500) ou en 4x4 ne sont pas toutes des ménagères ou des demi-mondaines. Le Corso Francia ne mène pas qu'à Rome si on le prend en sens inverse. Le cerveau des enseignantes, celui de Camilla l'héroïne du roman de Margherita Oggero en particulier, est divisé en plusieurs parties capables de fonctionner simultanément. Tandis qu'une partie tente de faire la cuisine, la seconde gère une impressionnante culture classique, et la troisième gamberge sur le meurtre mystérieux d'une collègue distinguée et riche porteuse d'un tatouage. Ajoutez un petit faible pour l'enquêteur de police dans un coin et vous aurez une idée du rythme soutenu de la vie de chien qu'elle mène. Du chien, justement, ce roman n'en manque pas, puisqu'il s'ouvre sur une sombre affaire de boulette empoisonnée... Dans cet hilarant portrait sociologique de la prof de littérature piémontaise, vous retrouverez parfois son homologue française, mais rien ne peut jamais ôter à l'Italie sa singularité. Il y a de la Commedia dell'Arte dans ce polar féminin, une autodérision folle, un regard accablé sur l'enseignement, ses subtilités administratives ou ses velléités de modernité (on voit la direction établir un plan marketing pour recruter des élèves) Tout est semblable, mais tout est différent. Pour avoir passé quinze ans près de la ville aujourd'hui olympique, je sais qu'elle aussi est volcanique. Elle cache son feu sous la neige. Margherita Oggero nous la restitue avec talent. Suivez le guide !

« La Collègue tatouée » de Margherita Oggero

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Baby road movie blues Un train douloureux, une gare sans but, une errance coupable : à Berlin, Rosa débarque avec ses rêves de femme de vingt-deux ans, et sa réalité. Un petit Moritz est sorti de son ventre, et elle ne se sent pas mère. Elle l'a laissé à sa famille, sans prévenir, un après-midi, fuyant vers un autre elle-même, ailleurs. Cet enfant qui vient tout juste de naître signe la fin de quelque chose, et rien ne l'attache encore à lui, parce qu'elle veut que rien ne l'attache. Elle n'est pas prête, pas sûre, pas bien. Son lait maternel, elle le trait dans des lavabos de hasard, sa sexualité est conditionnée à la guérison de son épisiotomie. Elle ne peut rien donner, elle voudrait qu'on la ramasse et qu'on s'occupe d'elle, simplement. Elle voudrait être une autre femme, libre, indépendante, conforme à ses rêves de toujours. Sa fragilité n'est pas son meilleur atout pour démarrer dans la vie. Qu'adviendra-t-il du petit Moritz et de la relation maternelle qui aurait dû s'installer ? Comment être à l'écoute de soi et tout pour une partie de soi ? Comment être bébé et mère ? Mère et femme ? Femme et être vivant libre ? Toutes ces questions qu'aujourd’hui, dans la majeure partie du monde, il est interdit de se poser, toutes ces questions auxquelles il faut répondre pour vivre et faire vivre, Rosa va les expérimenter sur le vif avant d'accepter ce rôle de mère que lui assigne la société. L'auteur, Heike Gessler, avait vingt-cinq ans lorsqu'elle sortit ce premier roman, en 2002, Il est aujourd'hui traduit chez Albin Michel après un grand succès et un prix en Allemagne. La force de son expression et ce sujet peu courant vous tiendront en haleine. A lire absolument.

«Rosa” de Heike Geissler

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Tout le reste est littérature Les Français, qui aiment à s'avouer cartésiens, feraient bien parfois de se réfléchir un peu dans le miroir au lieu de nous mettre la tête au carré. Car des racines, le carré en a, mais de très poétiques, d'une insondable profondeur : « L'aube a vécu ; de l'air perce, subtil et vif. » n'est que le début d'un poème destiné à nous rappeler racine de 2, 1,414...suivi d'un nombre infini est le début de l'éternité. Au bout des maths est l'irrationalité, dont V2 est la parabole. Evidemment, des esprits chagrins et angoissés tentent régulièrement de faire voter des lois aux parlements du monde pour prouver que V2 est rationnel, mais la réalité mathématique est un art non comptable ! Des réflexions mathématiques à vous donner le vertige, c'est ce que nous soumet le très sérieux Benoît Rittaud, universitaire qui tempère sa folie par la passion de l'explication – bien mal nommée vulgarisation. « Le fabuleux destin de V2 » est un livre intelligent pour ceux qui veulent dépasser les limites du raisonnable. Les internautes matheux désireux de faire de l'esprit pourront avec profit rejoindre leurs semblables sur oulipo.net, où la contrainte du mois est précisément le « sonnet irrationnel » : comment donner du sens à la production littéraire grâce au nombre pi, cette fois. Vous savez, 3,14... Certains littéraires sont allergiques aux jeux de l' » Ouvroir de Littérature Potentielle » dont le résultat peut parfois être un imbuvable jus de crânes scientifiques dédaigneux. La pratique de la contrainte, toutefois, est, à petites doses, un excellent moyen de débloquer une inspiration recroquevillée. Tous les ateliers d'écriture la pratiquent désormais. Quant à la prose de Benoît Rittaud, attention tout de même : à consommer avec modération pour les non initiés !

« Le fabuleux destin de V2 » (lire racine de 2 !) de Benoît Rittaud

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Un roman venu d’ailleurs Deux livres remarquables, sinon rien, cette semaine : l'un est un roman d'amour de 1938 et l'autre la passionnante enquête d'un journaliste américain sur son incroyable auteur : Kurban Saïd, alias Essad Bey, né Lev Nussimbaum... Fascinant orient que celui de KurbanSaïd... Né en 1905 dans une riche famille juive d'Azerbaïdjan, prospérant dans le pétrole à Bakou, il fuira les bolchéviks pour Berlin ! Familier des eaux troubles de la République de Weimar où il se fait passer pour un oriental sous le nom d'Essad Bey, il y écrira - sous le nom de Kurban Saïd cette fois - un magnifique roman d'amour, Ali et Nino, qui reste aujourd'hui encore la fierté de Bakou. C'est un autre de ses romans, « La fille de la Corne d'Or » que les Editions Buchet Chastel ont choisi d'éditer en français pour la première fois, en même temps que l'histoire de son auteur. Ce roman est une pure merveille de délicatesse et de talent, une invitation aux mystères d'un Orient onirique, ce paradis perdu dans les beaux yeux de la jeune Asiadeh, étudiante en philologie turque comparée à l'Université de Berlin. Nous sommes en 1928, elle vit chichement à Berlin, en exil depuis quatre ans avec son père Ahmed Pacha ancien haut dignitaire ottoman. A la recherche de ses racines turques, Asiadeh vit de la nostalgie du Bosphore et de l'Empire, mais c'est du Docteur Hassan qu'elle va tomber amoureuse. Elle va rompre ses fiançailles avec le prince Abdul Kerim et épouser l'ORL autrichien pour le suivre à Vienne. Mais le destin est têtu et la nature orientale puissante. Le Prince reviendra d'Amérique... Kurban Saïd, le mystère fait homme, repose en Italie, à Positano, depuis 1942. Seule certitude : c'était un écrivain de grand talent,

« La fille de la Corne d'Or » de Kurban Saïd et

« L'Orientaliste » de Tom Reiss 94


Philippe Delerm : « jaloux du soleil » Il est né quelque part, à Auvers sur Oise précisément, en 1950. Comme beaucoup d'entre nous, il a pourtant ressenti l'exil génétique : son esprit flâne encore aujourd'hui au soleil de Malause, Tarn et Garonne. Comme Pierre Perret, Nicole Croisille ou Claude Nougaro, Philippe Delerm sent venu le moment d'évoquer son fleuve. Avec « A Garonne », cet impressionniste du stylo nous régale de quelques bulles irisées et fragiles montées du fond de ses souvenirs d'enfant en vacances au pays. Sa nostalgie pleine d'humour et de tendresse s'assume enfin et il accepte de nous emmener sur ces chemins-là, ceux qui l'ont inventé. Le chemin de halage du Canal latéral à la Garonne, par exemple (qui devient Canal du Midi à Toulouse) nous vaut un portrait tip-top du pèlerin de Compostelle... A la vacuité du pêcheur - » Les hommes supportent mal les hommes qui n'attendent rien » s'oppose l'intense imagination des enfants de la Garonne et de l'été. Dans ces mois de vacances hors du temps, loin des contingences, Philippe Delerm va développer son sens de l'observation, sa sensibilité, son goût de la nature sauvage. De la bulle du pêcheur à la bicyclette qui l'inscrit dans le paysage (« J'étais, je devenais la feuille de tabac, le grain de chasselas... »), l'auteur nous donne les clés de son besoin de solitude. Sociable et solitaire. Un barrage a tué l'impétuosité de sa Garonne, une centrale nucléaire a terni l'image pure du paradis perdu, mais désormais on sait vers quel soleil se tourne Philippe Delerm. Il vient du Sud.

« A Garonne » de Philippe Delerm

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Le petit théâtre de Françoise Dorner Françoise Dorner est de retour. Son premier roman, « La fille du rang derrière », impressionnant par sa justesse, son humanité, sa petite musique douce-amère, a obtenu la Bourse Goncourt du Premier Roman 2004. Elle est par ailleurs scénariste et auteur de théâtre. « La douceur assassine », son second ouvrage, pioche encore dans la veine des solitudes parisiennes pour en extraire le minerai noir qui peut devenir diamant, réchauffer ou mourir. Son héros, Armand, vieux prof de philo veuf, délaissé de ses deux enfants, pense depuis quelque temps à appliquer les principes qu'il enseigna jadis : plutôt partir que subir. Subir cette viduité de l'instant, ces jours balisés d'habitudes où il avance chancelant parmi la multitude aveugle et sourde à sa douleur, à ses douleurs. On pense à ces milliers de solitaires que la canicule emporta sans que nul ne s'inquiète et qui nous restent sur le cœur... Le hasard pourtant rencontre la nécessité : il tombe dans le bus sur Pauline, charmante vendeuse en mercerie qui lui accorde d'emblée son intérêt et sa tendresse. La jeune fille, cinquante ans de moins, orpheline, a la spontanéité, la fraîcheur d'une élève et grand besoin de relations vraies et sincères. Elle réveille ce qui en lui est comme au premier jour : l'esprit de conquête, l'espoir, le trouble... Mais le doute le ronge : ces relations amicales vont-elles vers l'amour ou autre chose ? Pauline cherche une famille. Et lui, que cherche-t-il ? A-t-il été lui-même un père présent ? Ce roman se lit d'un trait. Les tourments de l'existence solitaire et parisienne n'ont décidément pas de secret pour Françoise Dorner, pour qui la Capitale est manifestement une scène de choix et la vie un théâtre. Attendons maintenant qu'elle découvre la vraie vie, au-delà du périph'...

« La douceur assassine » de Françoise Dorner 96


Ne pas mourir idiot(e) Enfin ! Voilà enfin la réponse à toutes vos questions médicales et anatomiques idiotes ou apparaissant comme telles. Ce livre sort le 22 mai : réservez-le à votre libraire préféré. Il va vous permettre de briller en société, de répondre avec humour et exactitude à une quantité impressionnante d'interrogations intimes non exprimables. Vous savez, ces questions graveleuses que vous n'osez poser à votre médecin et auxquelles il doit répondre invariablement durant ses loisirs dans les cocktails en ville : Sexuelles : « La masturbation rend-elle sourd ? » « Les sousvêtements peuvent-ils affecter la reproduction masculine ? » Alimentaires : « Pourquoi a-t-on faim une heure après être sorti d'un restaurant chinois ? » , » Si quelqu'un est en train de s'étouffer à table, est-ce que je peux faire une trachéotomie avec un couteau à huîtres ? » Inavouables : « Est-ce que c'est dangereux de manger un autre être humain ? », « Peut-on se défoncer en léchant un crapaud ? » Voilà un aperçu du petit cinoche que s'est construit l'Homo Erectus, qui l'angoisse au plus haut point, et auquel le médecin urgentiste Bill Goldberg et son copain de beuverie et d'écriture Mark Leyner, scénariste ont décidé de répondre. Avec le plus grand sérieux pour la partie scientifique et un ton goguenard tout de même. Les parties relatant les dialogues privés entre les deux acolytes vous en apprendront de belles sur la vie et les mœurs de stars aux Etats Unis. Pas très politiquement correct, tout ça ! Mais instructif. Un livre pour le tiroir de la table de chevet.

« Pourquoi les hommes ont-ils des têtons » de Bill Goldberg et Mark Leyner

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Motrot c'est trop ! Dans la bande à Ruquier, c'est la petite brune au sourire permanent qui ne s'en laisse pas conter et emploie ses collègues masculins comme porte-affiche de cinéma. Sur France 5, c'est la rédac-chef du Bateau Livre, excellent programme littéraire de haute tenue où elle ne joue pas les vedettes, mais brille par sa concision et sa justesse de vue. Isabelle Motrot, c'est une chroniqueuse qui ne l'est pas devenue par hasard, mais par passion pour la création littéraire et cinématographique. Pour la seconde fois, elle nous propose un roman. Un exutoire, sans nul doute. Une galerie de portraits de propriétaires de résidences secondaires près de Deauville, où il apparaît clairement que les beaux yeux d'Isabelle sont ceux d'un chat, que ses mains sont de griffes pourvues et qu'aucun détail croustillant ne lui échappe. Ses personnages sont issus de milieux différents et n'auraient logiquement jamais dû se fréquenter si l'incontournable Ollivier, artisan local « Tous corps d'état » n'avait eu besoin de placer des piscines. Une piscine, c'est une source d'ennuis, mais une source miraculeuse aphrodisiaque et boostant la fécondité, c'en est une autre ! La sainte source découverte en creusant une piscine privée aiguise les ardeurs comme les convoitises et fait de ces résidences de cartes postales un champ de ruines et un champ d'amours plus ou moins licites. Isabelle s'amuse à taper sur le bourgeois, sur le noble, sur le parvenu, sur l'artisan roublard, sur le Parisien comme sur le Normand Bio. C'est fou ce que ça fait du bien. Motrot, c'est marrant, c'est tendre et juste un petit peu méchant. Tout ce qu'on aime.

« Résidence secondaire » d'Isabelle Motrot

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D'où viens-tu gitan ? Je viens de Bohême... Ils sont le vent et la liberté, dans leurs yeux un Orient multimillénaire enrichi de tous les pays traversés. Ils ont pourtant un point d'attache, en Saintonge, où ils aiment à revenir depuis si longtemps... Partager le patois intime de ce petit coin ensoleillé, pour eux dont la langue vénérable est issue du sanscrit, c'est exprimer leur intégration. Malgré les années, ils se sentent autres à nos regards, et le souvenir des leurs persécutés dans les camps de concentration ne nous a pas suffi. Les Roms ne sont pas gitans, ni voleurs de poules, ni voleurs d'enfants. Leur tradition millénaire, le voyage, est une option de vie pleine de rêve. Je garde intact le souvenir, petite fille, de la visite d'une roulotte en bois précieux fabriquée avec amour par un vieil artisan gadjé que les Roms venaient voir de très loin, payaient cash en liquide sans marchander... J'ai longtemps rêvé à ce qu'aurait été ma vie dans une telle roulotte à cheval, sur les routes d'Europe. C'est un rêve de cagouille. Nos cagouilles Roms ont rempli les écoles du Sud-Charentes et Nord du Bordelais à quasi 30 %. Comment faire entrer une famille Rom dans les cases administratives ? Eric Nowak, auteur et enseignant épris de traditions locales et de patois s'amuse à nous décrire les aventures socio-linguistiques de ses ouailles migratrices toujours bronzées, qui parlent mieux le patois ou l'allemand que le mânouche. Un livre fait de tableaux de la vie courante qui nous les présente bien mieux qu'un mémoire universitaire. Accompagner d'un fond sonore : le Taraf de Haïdouks par exemple, et se laisser partir.

« Tsiganes Saintongeais » d'Eric Nowak

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Claude Monet Dans les yeux de Claude Monet, un voile inexorable. Sur ses toiles, d’extraordinaires jeux de lumière et de couleurs avec l’eau. Dans sa tête, une passion unique, la peinture. Cet homme au talent fou connut la gloire de son vivant, la pauvreté aussi. Sa vie privée ne fut pas de tout repos. Gérard Poteau nous propose d’entrer dans les pensées du Grand Homme à l’aube de ses quatre-vingts ans, et avec lui dans le mouvement artistique sans doute le plus populaire aujourd’hui encore : l’impressionnisme. Claude Monet fut peintre toute sa vie. Né en 1840 à Paris, il vécut d’abord au Havre, rencontra très tôt Eugène Boudin, qui lui apprit à peindre, puis ses amis du futur mouvement impressionniste : Nicolas Bazille, Renoir, Sisley… Son talent indéniable lui fit courir après les heures et les lieux à saisir : Bordighera, Venise, l’Espagne… Il abandonne fréquemment ses épouses successives à leur sort peu enviable : malades, avec une flopée d’enfants, sans argent. Il finit par se fixer à Giverny, en Normandie, dans une maison au jardin extraordinaire qu’il compose comme un tableau et que l’on visite aujourd’hui. Grand ami de toujours du « Tigre» Georges Clémenceau il fut reconnu et honoré, mais il connut sa part de critiques pour son coup de pinceau révolutionnaire. Il disait « ce que je veux reproduire, c'est ce qu'il y a entre le motif et moi » Claude Monet était un vrai artiste avec toute la douleur, tout l’égoïsme et toute la générosité à la fois de celui qui en s’exprimant se donne. Cette année est celle du quatre - vingtième anniversaire de sa mort. Ce livre vient saluer l’homme et son œuvre fascinante.

« Le déjeuner de Giverny » de Gérard Poteau

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Avez-vous lu Ishiguro ? « Auprès de moi toujours » de Kazuo Ishiguro, vous ne l’avez pas lu ? Vous devriez. C’est la polémique de l’année. Un chef d’œuvre, selon certains. Un navet selon les autres. Je ne pouvais pas passer à côté, j’ai donc tenté de le lire. Que ne ferais-je pas pour vous ? Résumons : Kath, ex-élève du pensionnat très spécial de Hailsham, en Angleterre, se remémore ses vertes années en compagnie de Ruth et Tommy, et la lente découverte des secrets de leur origine. Il lui faudra quelques centaines de pages à distiller les rapports entre pensionnaires. Ces chouchoutés paraît-il, qui n’ont pas de parents et attendent le moment de leur sortie sans chercher à s’enfuir. Tout y est pour un parfait manga littéraire : la philosophie de cours de récré, la prétendue innocence, les grands principes d’honneur et d’obéissance… Bien conditionnés, prêts au grand sacrifice…mais ne dévoilons pas ce qui constitue la trame de ce roman. Une trame longue à se révéler. Un style peu enlevé (dû à la traduction ?) Un chef d’œuvre, dites-vous ? Il faut avoir envie de se faire hara-kiri pour que la tristesse infinie de ce psaume à la vie qui fut et ne sera jamais atteigne, à force d’insister, la poésie de la « saudade », et que l’horreur homéopathique dépasse la dose prescrite. Non, je n’ai pas aimé « Auprès de moi toujours », préférant de loin « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley. Tout roman résonne différemment en chacun de nous selon le stade de notre douleur, donc de notre recherche du bonheur. Le récit du malheur des autres et des malheurs possibles est –il suffisant à notre quête ? Ou vaut-il mieux n’aller que vers le soleil ? Ah, il m’aura tapé sur la tête. Vite, un petit roman souriant et à l’ombre.

« Auprès de moi toujours » de Kazuo Ishiguro

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Dis-moi les vacances... Dis, Arnaud, c’est quoi les vacances ? Est-ce vraiment le paradis ? A quoi ressemble une plage les yeux fermés ? Une ville traversée ? Un journal français lu à l’étranger jusqu’à la dernière goutte ? A quoi te fait penser le mot « vacances » ? «Les heures d’été », d’Arnaud Castera, c’est un petit poème en prose doux-amer, quelques coquillages irisés ou usés disposés en chemins sur le sable corrosif de notre mémoire. Des chemins qui nous entraînent en peu de mots dans nos années de bonheur et d’ennui. Vacances familiales aux immuables repères – je pense ici à Philippe Delerm dont la famille s’arrêtait immanquablement à « La Toque Blanche » à Ruffec en descendant chaque été au pays, plus au Sud, celui du bonheur rêvé – retour sur soi, cocons, chrysalides, papillons. Etés qui rythment et ne riment à rien, étés de n’importe quoi et d’imagination débridée… Rares sont ceux qui ne se reconnaîtront pas dans les souvenirs de vacances d’Arnaud Castera. Qui ne s’y retrouvera pas, naïf, vantard, tendre, inspiré, amoureux ? De la glace qui dégouline à la voiture-qui-fait-paratonnerre, du minibar interdit aux seins de Claire Chazal en couverture des magazines, ces souvenirs de vacances ont construit un auteur sensible, doucement mordant et délibérément impressionniste. Petit bouquin, glisse-toi dans les sacs en paille et prend le parfum de monoï, tu feras ainsi partie de nos bons souvenirs d’été.

« Heures d'été » d'Arnaud Castera

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Nouvelles diffusées en radio OU PARUES DANS LA PRESSE LOCALE

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La Tirelire de Tusson (Conte de Noël)

Oh, ce n'est qu'une tirelire ! Une tirelire blanche, qui casse, avec un trou dans le dos et pas de bouchon. Vous savez : tu veux l'argent ? Tu me casses ! Un objet oublié derrière les chandeliers et les flacons de parfum vides, sur le bric-à-brac de Tusson, au printemps. Pas vendu, pas moderne, pas vu à la télé. C'est une petite-fille assise, les mains sur les genoux, au tendre visage rond encadré de macarons. Elle dit : » Regardez comme je suis sage ! » et on lui donnerait tout ce qu'on a dans la poche. De quelle époque arrive-t-elle ? Si vieille et jamais cassée... Charline tourne et retourne autour du stand. Elle a un euro dans la poche, un euro espagnol tout neuf et tout brillant. Elle regarde la petite-fille en terre au tendre sourire, et elle lui dit : » Je vais te sortir de là, t'en fais pas, mais aide-moi, j'ai qu'un euro ! » La vendeuse arrive, bras chargés de dentelles : » Tu veux quelque chose, petite ? - Oh oui, Madame, mais je n'ai qu'un euro… - Tu veux la tirelire, à ce que je vois. Tu la regarde depuis un bout de temps ! Tiens, donne-moi ton euro, elle est à toi ! » Et voilà, un euro le trésor ! Charline n'arrive pas à y croire : c'est magique. Les mois ont passé. Sur le bureau de Charline, la petite-fille a trouvé sa place. Une place de confidente, jamais triste, jamais absente, jamais bavarde. Charline l'a nettoyée : des taches rouges apparaissaient sur l'enduit blanc, c'était la terre dont elle est faite. Ensuite elle l'a protégée avec une peinture blanche acrylique. Elle n'a jamais été si belle et si mystérieuse… NOËL ! Noël enfin. Charline vide sur la table de pleines boîtes à lettres de publicités pour les jouets. Rien ne l'intéresse, de ces karaokés Starac, de ces peluches géantes, de ces gadgets électroniques. Elle regarde sa tirelire, elle la caresse, elle lui dit : » Si seulement tu pouvais parler, je serais contente ! » La journée s'est passée dans la foule pressée des 104


rues d'Angoulême, au bras de Maman. Papa est à l'autre bout de la France, elle le verra au Jour de l'An, jusqu'à la Beffana, le 6 janvier : le jour des cadeaux, pour les papas italiens. Si tu as été sage, on te remplit la grande chaussette de cadeaux, sinon, c'est du charbon ! Charline rêve devant un chapon farci. Le sapin est un vrai, il parfume l'appartement. La ville est encore calme, les parents occupés à calmer les petits impatients… » Si j’étais une fée, Charline, qu'est-ce que tu me demanderais pour Noël ? » La maman de Charline l'a prise sur ses genoux, elle la berce doucement, le cd usé de chants de Noël tourne en boucle : … » quand tu descendras du ciel… » et Charline s'abandonne aux confidences. Ses paupières lourdes prêtes à tomber, elle murmure : - « Je voudrais que ma tirelire me parle… Maman. » et sa tête s'incline sur l'épaule de sa Maman qui l'emporte dans son lit. « Tu verras, murmure la maman à sa fille, tu vas faire de beaux rêves. » « Mais je te parle, avoue la tirelire. Souviens-toi sur le bric-àbrac de Tusson. Je t'ai dit : » Achète-moi, princesse Charline, petite Charentaise du Pays de François et de Marguerite…Achète-moi et je t'emmène aux temps gracieux qui portent le nom de Renaissance… Toi, petite princesse d'Angoulême et de Carignano, tu ne sais pas d'où te vient cette langueur, cette différence. Elle s'appelle Poésie, comme le sang elle coule et donne la vie, elle te mène à la Cour des Lettres en carrosse et escamote tes soucis. Viens que je te dise comment j'ai appris la Poésie à Marguerite de Valois : c'est une autre Marguerite qui m'a aidée, Marguerite Texier. la nourrice choisie par Louise de Savoie pour Mademoiselle. On les voyait souvent, les deux Marguerite, la toute petite dans les bras de la grande, herboriser en riant près du château, à Cognac. N'eût-ce été la richesse de son brocart, qui eût dit que cette belle enfant allait être la sœur du grand roi François 1er ? Rien ne lui plaisait plus qu'écouter, regarder, apprendre comment va le monde et ce qu'il y a derrière…Comme toi, elle se sentait un peu étrangère. Etait-ce l'Italie à Cognac ou le contraire ? Elle voyageait en son cœur entre deux pôles ensoleillés, et bientôt Marguerite dût à la fois canaliser et développer ce penchant à l'art qu'elle décela très vite chez sa petite protégée. Elle-même avait connu ce trouble devant la beauté, cette envie de partager avec des mots joliment tournés le bonheur et le malheur qui sont l'essence du monde. 105


C'est un matin où elles visitaient un métayer que j'ai fait sa connaissance. J'étais une boule d'argile dans les mains de Jéhan le Potier la première fois qu'elle m'a vue. Que crois-tu qu'il arriva ? La boule prit le visage de la petite Marguerite. Priée avec un sourire de s'asseoir quelques minutes, elle le fit avec bonne grâce, et je devins prestement une royale tirelire. « Elle doit encore sécher, gente damoiselle. Je vous la ferai porter tantôt. » A Noël, je vins habiter au château. Il régnait une atmosphère fort pieuse, les messes se succédaient, tandis que les cuisines exhalaient les prémices des repas de Noël. Eh oui, Charline, pas de sapin, pas de Père Noël ici : de la ferveur, du recueillement. Ce qui plaisait à Marguerite, c'était justement ce mélange de fébrilité et de piété, ces chants qui montaient de moines invisibles dans la chapelle : Ut queant laxis Resonare fibris Mira gestorum… Marguerite de Valois fut très sensible à mon arrivée. Elle me porta avec précaution dans une chambre fort fraîche malgré le feu de bois qui crépitait dans la grande cheminée blanche. Elle me contempla longuement, et me parla dans le secret de son cœur, sous le regard souriant de Marguerite Texier. Les années ont passé, les déménagements se sont succédés, mais toujours, Marguerite a pris soin de m'envelopper elle-même dans de nombreuses soies avant de me poser entre ses robes dans un coffre marqué de son chiffre. « Tu es ma muse de Noël, aussi fragile que mon bonheur, aussi simple que lui… Puisses -tu vivre longtemps et même me survivre pour inspirer une autre gente damoiselle aux velléités poétiques… » Je l'ai accompagnée en Espagne, lorsqu'elle a rendu visite à son frère François emprisonné, et aussi en Savoie à Hautecombe, où dorment les descendants de Humbert aux Blanches Mains. J'ai contenu des monnaies d'or et d'étranges billets écrits de mains fébriles que Marguerite allait rechercher avec une longue pince près de mon cœur. Ce que je préférais c'étaient les bribes de poèmes, fragments de l'Heptaméron, son Grand Œuvre, ou les billets doux. Mais c'est à TUSSON où elle s'était retirée qu'elle décida de me 106


soustraire à sa possession pour me vouer à une autre petite reine, un jour. Elle pria un soir de Noël pour qu'une petite fille du peuple me trouvât, dans quelques siècles, et que je n'aie rien perdu de mes pouvoirs poétiques. Et te voilà, Charline, petite fée d'Angoulême, chargée de l'esprit de la Renaissance. J'ai vécu tous ces siècles cachée derrière une solive de la Ferme du Bourg, et née de la Terre il sembla à mon inventeur que je ne valais rien. Il faut des yeux pour voir, mais un cœur pour aimer. La liberté pour imaginer, et des mains pour écrire. Va, réveille -toi au monde et chante-le ! » Charline ouvrit les yeux, le soleil se levait sur la ville. Sa tirelire semblait avoir bougé : quelqu'un l'avait emplie de pièces en chocolat. Elle secoua doucement la petite fille pour en sortir quelques unes : l'une d'elles portait l'effigie de Marguerite de Valois. « Jamais je ne te mangerai, Marguerite. » pensa Charline. Elle prit un crayon et un papier et écrivit en titre ce mot : « Renaissance » FIN

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Noël 2000 (conte de Noël écrit en 1985) « If (a)<0, (b)>5, (c)<1, THEN PRINT «tire - toi » « READY » (prêt) répondit imperturbablement l'ordinateur familial de la 15ème génération incompatiblement compatible. Comme les scouts, il était toujours prêt. En ce moment, Snowkiller (c'était le nom de pirate de Sébastien) élaborait un programme d'aide à la décision. Il avait introduit en mémoire tous les paramètres de la famille : l'indifférence de son père, l'absentéisme de sa mère, sa solitude, et le dégoût de l'école qui montait et le submergeait. Chaque jour, il entrait des éléments nouveaux. Il espérait qu'un jour Arthur (son ordinateur) l'aiderait à vivre intelligemment. Pour l'instant, il sentait confusément que ce n'était pas le pied. Arthur savait dire «bonjour ! Comment vas-tu ? » chaque matin avant de lui débiter son horoscope, mais il ne savait pas le prendre dans ses bras. Vous avez déjà vu un ordinateur à bras, vous ? Il se contenait de supporter sans broncher les larmes de Snowkiller, les testait et inscrivait laconiquement : « Eau de mer sur le clavier, danger de corrosion ». C'était NOEL. La NOEL INCORPORATION l'annonçait dans le quart nord-est du ciel, les trois autres quarts étant illuminés d'une myriade de publicités laser. Chaque boutique arborait un squelette de sapin surchargé de neige synthétique. Les ménagères piétinaient pour cent grammes de faux foie gras, en rêvant qu'un jour elles auraient les moyens d'aller réveillonner au Club Médialune… Elles serraient fébrilement dans leur poche une carte magnétique du Loto Galaxie. Le tirage avait lieu ce soir en direct de la face cachée de la lune, sur le channel n°5 («la Chaîne avec laquelle on dort ») Le Loto Galaxie rechargeait les cartes à puce tous les trois mois, moyennant la modique somme de 5 francs (5 millions d'anciens francs) soit la totalité du salaire moyen d'un A. C. (Assisté Chronique). Le père de Sébastien était Assisté Chronique. Il travaillait deux jours par mois au Club Médialune. Il prétendait que cette situation 108


privilégiée lui permettrait un jour de trouver les bons numéros : il connaissait un croupier qui connaissait une barmaid qui connaissait l'animateur : un jour, il serait riche ! Sa Maman, elle, traversait chaque jour toute la France en TTGV pour aller faire la vaisselle dans un MacMickey à Gogoland. Elle aussi rêvait - à l'aller, car au retour elle dormait - à ce qu'elle ferait d'un tel pactole : cinquante milliards de centimes. A Médialune, les modules vidéo de la Spatial Fiesta Project avaient pris place autour du cratère central. De gentils cosmoanimateurs en scaphandres bleu-ciel branchaient des sachets de champagne sur la tuyauterie d'alimentation de ce qu'ils pensaient être de jolies terriennes. Il y avait là le gratin de la belle bleue, arrivé par charter spécial. Beaucoup de scaphandres transparents, cette saison. Pailletés, dorés, bronzés, ils regardaient néanmoins arriver le 3ème millénaire avec une inquiétude ancestrale… Qui sait ? Si la fin du monde était pour demain ? Alors vite, un sourire à la caméra 3 et on lâchait 50 % des recettes du prochain spectacle… « Et l'on applaudit bien fort Maïté SHAMALLOW qui vient de faire un effort en faveur des déshérités de notre belle terre. Mais voici venue l'heure que vous attendez tous, l'heure des milliards de centimes, l'heure du… » Dans 42 pays anglophones, des millions d'individus de 2 à 100 ans répondirent en chœur : « LO-TO » « BRAVO, chers amis du LOTO GALAXIE, je vous entends d'ici ! De la Terre à la Lune, un seul cri, un seul rêve : GAGNER ! » Le gentil cosmoanimateur fit un signe et la boule transparente commença de secouer ses numéros en tous sens. Dans les grands magasins, sur terre, les clients crispaient les doigts sur la petite carte étoilée du loto, récitant une vague prière en fixant l'écran le plus proche…

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« 53 - 22 - 12 - 89 - 67 - 7, numéro complémentaire le 34. Mais qu'avez-vous, chère Maïté Shamallow ? Votre indicateur de pression sanguine sature ! Vite, LUNE ASSISTANCE ! » Chers zoditeurs, vous assistez -là, grâce à CHANNEL 5, à un événement de taille : Mademoiselle Maïté SHAMALLOW défaille. Maïté, Maïté, qu'avez-vous ? - J'ai … j'ai gagné ! Six numéros et le complémentaire ! » Une chape de silence s'abattit sur le monde. Le miracle de Noël n'était pas encore pour cette année. *************** Sébastien avait terminé son programme, il rêvait à la fenêtre. Du quarantième étage, on aurait pu jeter des passerelles directement sur ce qu'il restait des glaciers du Mont Thabor. Il se voyait là-haut, passant une nuit sur la crête… Une nuit sur le Mont Thabor, pourquoi pas ? Son père et sa mère, fidèles à leurs habitudes, feraient sans doute ripaille avec des amis. (« De toutes façons, tu n'aimes que les céréales ! Tu n'as qu'à regarder le Disney Channel ! ») Zzzzzzz… « Un moment, cher Snowkiller, je réfléchis… » Arthur envoya une douce musique pour le faire patienter. Bizarre, Sébastien n'avait jamais entendu cette musique… mieux, il y avait des chœurs. Dans le synthétiseur d'Arthur, on ne trouvait rien d'aussi pur que ces chœurs-là. Angéliques… « Suis l'Etoile, Sébastien. Vas sur le Mont Thabor, là où parler ne veut plus rien dire. Laisse-toi aimer du ciel où est l'Intelligence. Et demain tu sauras aimer, et demain tu ne seras plus seul. Le premier cadeau de Noël, c'est l'Amour. » ...Sébastien ne pouvait plus croire que l'ordinateur obéissait à son propre programme. Arthur, en ce 25 décembre 2000, s'était branché directement sur le ciel pour lui trouver, enfin, une raison de vivre…

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Il sortit son deltaplane sur le toit du gratte-ciel. Il n'avait pas froid, il n'avait pas peur. Il courut jusqu'au bord du toit et s'élança. Un virage dans la chaleur ascendante et il se retrouva face au Mont Thabor. « MAÏTE, MAÏTE, souris, y'a l'A.I.P. ! » Maïté SHAMALLOW eut un sursaut. Du fond de sa dérive cotonneuse (1/4 de cocaïne, ¼ de champagne, et le reste à l'avenant), elle repéra le sigle de l'Agence Interplanétaire de Presse. Elle eut aussitôt le réflexe salutaire des stars : montrer son trois-quarts gauche, sourire et parler de son prochain film. C'était … C'était… Elle replongea dans les nuages au moment décisif. Lune Assistance la mit sous perfusion et appela la navette sanitaire, où elle voyagerait dûment accompagnée d'un attaché de presse du Loto Galaxie. Celui-ci avait déjà eu le temps de glisser sa carte magnétomédiatique à tous les journalistes présents. La défaillance de la Shamallow au moment du tirage était le meilleur coup publicitaire que le sort lui ait jamais envoyé, il n'allait pas laisser passer une pareille aubaine… Maïté reprit conscience au-dessus des Alpes. D'innombrables étoiles publicitaires filaient dans le ciel marine et jaune aux couleurs de la NOËL Incorporation. Elle se sentait glauque, écœurée. le beau jeune homme du LOTO GALAXIE lui sourit. « Maïté ? Ca va mieux ? Kirkegaard Von Loto Galaxie. Je vais veiller sur vous jusqu'à ce que vous touchiez vos gains ». Kirkegaard avait dû vendre son patronyme à la firme qui l'employait. C'était aujourd'hui l'A. B. C. du sponsoring que de racheter le nom de ses représentants, afin qu'ils le disent, l'écrivent, le transmettent à leurs enfants et que le nom béni de la firme croisse et se multiplie. Dans certaines multiplanétaires, c'était déjà obligatoire pour obtenir un poste. Maïté Shamallow n'avait rien à voir avec une marque de bonbons, c'était seulement le nom que son manager lui avait choisi. Il fallait évoquer la douceur, la tendresse et la féminité, affirmait-il. Tout ce qui manquait aujourd'hui à notre pauvre terre. Maïté pensait parfois que son agent avait dû toucher son poids de guimauve, mais chassait vite cette idée sacrilège. Il était tout pour elle. VON LOTO parlait avec la tour de PARIS COCA COLA, lorsque Maïté aperçut l'enfant au delta rouge et or. Cette sacrée cocaïne synthétique ne lui réussissait pas, décidément. Elle allait 111


changer de supermarché. On lui avait dit du bien d'un nouveau produit… Mais … » VON LOTO, regardez ! » Un enfant s 'était débarrassé de son aile delta en plein ciel et il continuait de voler ! Sébastien approcha très vite de la carlingue tavelée de la navette sanitaire. Sur les vitres givrées du cockpit, il inscrivit en lettres d'or : « Je vous aime ! Joyeux Noël à tous ! » VON LOTO s'approcha de Maïté en tremblant. « Mon nom est jean. Je voulais exploiter votre malaise et investir votre vie privée, mais je ne suis qu'un misérable. Pardonnez-moi. Je vais débarquer. D'autres reprendront mon sale boulot ! » « Ne pleurez-pas, Jean, moi, c'est Marie-Madeleine. Je fais un métier pourri et j'aime çà ! Enfin j'aimais çà. Enfin, j'aimais çà. Dites-moi, Jean, dites-moi que cet enfant était bien là tout à l'heure… Je n'ai pas des hallucinations à ce point ! Avec ce mal de lune, je plane complètement. » « Vous ne rêvez pas, ma douce. Regardez la vitre ! Ce gamin signe avec du 24 carats ! Jamais vu çà ! » « Il faut l'effacer. Imaginez l'armada des journalistes qui attend à l'Hôpital Central en ce soir de Noël. Je vous aime ! Comment justifier un tel graffiti, c'est complètement ringard ! A la rigueur, s'il avait écrit « Vive le Club Médialune », mon agent aurait rattrapé le coup avec la NOËL INCORPORATION. » Les infirmiers de LUNE ASSISTANCE s'enfilèrent une grande rasade de dopant cérébral, persuadés eux aussi d'avoir mal supporté la choucroute aux algues irradiées du Club. A moins que ce ne soit encore une erreur de branchement des gaz sur les scaphandres. Chienne de vie, drôle de métier. « Quand je pense que j'aurais dû passer NOÊL bien tranquille dans mon abri anti-viral. Au lieu de çà, me voilà halluciné à force de ramener des show-biz girls camées à l'Hôpital Central. » Ils en étaient là de leurs réflexions lorsque, au droit du Mont Thabor, ils furent éblouis par l'étrange et indicible sentiment d'une montagne en feu. La navette se mit à tournoyer de plus en plus vite, et s'écrasa dans un fracas d'apocalypse. La lune était pleine et le soleil tout près d'elle. Il neigeait doucement sur les pubs de la NOËL Inc. Qui s'effaçaient les unes après les autres. Sébastien s'approcha des passagers de la navette. Maïté se serrait dans les bras de l'attaché de presse, et les employés 112


de LUNE ASSISTANCE souriaient. L'enfant se tourna vers le ciel nettoyé et il écrivit en lettres d'or : « Je vous aime » « LA NEIGE ! » La NOËL Inc. n'avait pas prévu çà. Voici que s'envolaient en flocons serrés des millions de secondes de pub céleste. « LA NEIGE ! » Les parents qui dormaient devant la télévision furent réveillés par le silence ouaté des rues. Les enfants qui veillaient devant leurs ordinateurs virent s'afficher en plein écran les mots magiques : « IL NEIGE ! » Et chacun se précipita à la fenêtre. Le soleil et le silence se levaient de concert. La ville étonnée se voilait le visage comme une belle démaquillée. Des enfants téméraires étaient déjà en bas sans masque à gaz.. Le Centre de Putréfaction des Gaz appela le Centre de Putréfaction Assistée : « - Pourquoi ne rejetez -vous plus de dioxine d'œuf pourri ? - Cà n'est pas de notre faute ! Tout pourrit bien, mais on ne pollue plus ! - Vous vous rendez compte des conséquences sur la production de masques à gaz Encore une branche de notre économie qui va s'effondrer ! Et les cures d'oxygène ? Non, il faut vite remonter votre indice de dioxine d'œuf pourri à 20 %, sinon l'action « France » va chuter à la bourse. » A la fenêtre de la NOËL INCORPORATION, un homme pleurait en serrant dans ses mains une boule durcie et polie lestée d'un caillou. Qu'on lui présente le responsable de cette regrettable farce et il se chargeait de lui éclater la cervelle. Il ne doutait pas que la neige fut l'œuvre d'un homme. Qui d'autre qu'un scientifique avait du pouvoir sur cette terre ? Tout était prévu, voulu … Il n'avait pas neigé depuis 1992. huit ans déjà que les skieurs avaient découvert les roulettes et les tapis synthétiques. Il régnait en permanence une température de 33° dans les Alpes et le froid était la raison du succès des voyages sur la Lune. « Mais qui commande au ciel ? » tonna le Président-Directeur Général de la Noël Inc. « C'est moi ! » répondit un enfant perché sur le toit de l'immeuble voisin. « Regarde ! » L'enfant stoppa la neige d'un signe de la main. Le ciel redevint bleu - Maurienne. 113


Jésus NOËL INC. S'avança vers la rue au risque de basculer et visa l'enfant avec sa boule de neige farcie. Celle-ci s'installa bien au milieu de la rue, comme suspendue, et se mit à briller bien plus encore qu'une pub céleste. Pis, elle se transforma en cœur et se mit à battre doucement. Dans la rue, aux fenêtres, on s'émerveillait de l'incroyable beauté de la ville. Cette année, on n'avait pas encore gagné au Loto GALAXIE, mais la NOËL Inc. avait drôlement bien fait les choses. ...Libérée de son masque à gaz, Maïté Shamallow s'était surprise à balancer son armoire à pharmacie par la fenêtre. La cocasomatropine qui lui était nécessaire pour interpréter les chansons d'amour quand elle avait trop bu, puis l'Erythrocool qui l'empêchait de piquer sa crise lorsque son producteur l'appelait, et même le sucre en morceaux dont elle se gavait en cachette pour oublier qu'elle ne pouvait pas avoir d'enfant…tout ce qui constituait sa camisole chimique lui brûlait les doigts. Balancée du 34ème étage du Shamallow Love Center, la provision de drogues de la star s'écrasa sur le trottoir de la rue des Innocents aux Mains Pleines où il s'enfonça illico dans la neige. Le ciel était bleu, l'air pur, la ville blanche et les fenêtres ouvertes. Pour un peu on aurait vu la mer. « Nom d'un joint ! » hurla-t-elle. « Je vis, je vois, j'exulte ! SE - BAS - TIEN ! Où es-tu ? T'es une sacrée pointure ! Ton numéro va faire un malheur au Carnage Hall ! Sébastien, où es - tu ? » « Sébastien QUI ? » Maïté se retourna vivement. Aldo SNAKE RECORDS, son producteur, se tenait encadré dans l'embrasure de la porte, tout comme ses frasques en première page de « NOUS TROIS » « Tu connais un Sébastien que je ne connais pas ? Et qui a un numéro d'enfer ? Tu me caches quoi au juste, Cocotte ? Tu serais pas en manque, des fois ? » Elle le regardait, soudain placide, et un sourire bizarre s'étalait sur son visage rosé malgré l'absence de fard. Ses cheveux, rose-guimauve par contrat, étaient maintenant d'or lumineux en cascade et l'absence de masque à gaz n'était pas pour rien dans l'éclat de ses yeux.

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Belle, elle était belle comme la Lune avant qu'on ne la piétine, comme les blés quand le soleil les caressait encore. Belle sans en avoir demandé l'autorisation. « Qui t’a permis de te relooker style antédiluvien, Cocotte ? Le coup de l'Amour qui transforme, c'était prévu pour l'automne prochain, avec Sean SPONTEX. Ton divorce date du mois dernier, et tu es censée profiter de la vie et de la coke, en ce moment ! Allez, file te maquiller ! » Il se dirigea vers l'armoire à pharmacie : elle aurait bien besoin d'un supertrip pour creuser un peu ses yeux et ses épaules. A l'allure où elle allait avant son malaise, il lui restait un mois avant d'être conduite à l'usine de putréfaction par le showbiz voilé de noir. Il avait une petite fille de huit ans sur le grill, qui lui demandait toujours « quand la vieille Shamallow allait faire son overdose finale, qu'on rigole un peu. » A trente ans, la pauvre Maïté SHAMALLOW faisait guimauve rassie. Faisait. Mais aujourd'hui, punaise, quel morceau ! Il tendit la main vers l'armoire …plus d'armoire ! « MAÏTE ! » Elle posa sur ses yeux ses mains fraîches et dans son cou ses lèvres douces. « Coco chéri, je suis là ! » « Maïté, l'armoire ! Il y en avait pour plusieurs briques d'extase, làdedans ! Je te l'avais remplie pour Noël ! Quel est le salaud qui… - C'est moi ! Je l'ai jetée, là. » Aldo Snake RECORDS se pencha à la fenêtre du 34ème étage du SHAMALLOW LOVE CENTER. Pris de vomissements dus à l'air pur, il se pencha un peu trop bas. Il est mort en plein vol et en pleine gloire, le 26 décembre 2000, à LA VILLE. Le Showbiz ne put toutefois pas suivre son convoi à l'usine de putréfaction, celle-ci ayant sauté mystérieusement. Sa femme, Lolita CASSEGRAIN, décida donc de le faire empailler. Après la mort de son producteur, Maïté SHAMALLOW a réglé ses affaires à la va-vite et a disparu. On dit que l'attaché de presse du LOTO GALAXIE, Kirkegaard VON LOTO GALAXIE, très affecté par la disparition de la star qu'il avait convoyée personnellement à l'hôpital central le soir de NOËL, a demandé une année de repos galactique. On ignore où il crèche (PARIS VACHE du 29-12-2000) Et Sébastien ? Cà, c'est une autre histoire… FIN 115


SATKID (L'enfant du samedi) C'est l'hiver. Sur la Nationale qui borde l'autoroute A14 surchargée, un enfant slalome en rollers entre les arbres du bas-côté, puis pile et attend sa mère, chargée d'un sac. Ses yeux se posent sur un malheureux cognassier chargé de vieux coings ridés, au bord de la voie ferrée désaffectée de la papeterie voisine. « Bouh, çà pue l'usine ! » lâche sa mère d'un air dégoûté en arrivant à sa hauteur. « Tu te rappelles, Satkid, tu dis pas à Papa que je me suis branchée avec le voisin, surtout. Y'a son cousin qui est maton ici, et çà ferait des embrouilles… » Elle est jeune, belle et fatiguée. Elle s'est mise sur son 31. « T'en fais pas, Maman, je te laisserai raconter ta vie. Dis, c'est quoi, ces machins comme des pommes jaunes sur le petit arbre ? - Des coings sur un cognassier ! » Elle sourit. Satkid repart en chantant : « Cognassier, arbre à coings… » Sur le fronton de la prison, un gros écusson : » Administration Taupinentiaire » Satkid vide ses poches dans le casier à codes de l'Abri-Famille, plein comme un œuf. On distingue des tas de choses incongrues dans le casier : cailloux, canif, images, crayon, carnet, scarabée desséché, bouts de laine multicolore, photo, outils… Il ferme son casier et s'envole sur le parking slalomer, sauter sur les trottoirs, passer sous les barrières. De temps en temps, il revient à l'Abri-Famille boire un coup, titiller sa mère (C'est kankonpasse ?) Au moment où il recommence à pleuvoir, le gardien appelle : » Troisième tour ! » Il se précipite sur son casier, où il bourre ses rollers, ferme et arrive au portique, juste à l'appel de leur nom. Le portique n'arrête pas de sonner, chacun dit : » C'est la pluie ! »et dépose sur la tablette ce qui sonne : les naïfs déposent leur portable, leur carte bleue… 116


croyant pouvoir les passer. Certains se retrouvent en chaussettes. Une belle femme arabe enlève son foulard, et apparaît sa somptueuse chevelure. Un sémillant rappeur finit en T-Shirt. Satkid l'aurait bien passé dans la machine à rayons X. Traversée de la cour, arrivée dans le premier sas. Satkid regarde tous ses compagnons d'infortune, surtout la petite Beverly qui couvre sa maman de baisers en riant. Il aimerait être à la place de sa maman. La porte du couloir se referme. Nez collé au carreau, Satkid attend qu'apparaisse son père dans la file des prisonniers. Grands, gros, petits, fluets, chauves, jeunes, vieux…Ils sont attendus…Bruit de clés, voilà le papa de Satkid qui apparaît. C'est une armoire à glace. Satkid s'envole dans ses bras jusqu'au plafond. « Alors, le rêveur, quoi de neuf ? », puis se tourne vers sa maman rayonnante. Il les laisse se papouiller. Une fourmi passe par là. Satkid pense au fourmilier, qui avale les pauvres travailleuses avec sa langue interminable. « Dis Papa ? » Papa embrasse maman. » Moui ?» « Tu savais que l'arbre à coings s'appelle le cognassier ? » « Oui, et tu connais le portablier ? - Le portablier ? - On a çà dans la cour : c'est un arbre à portables ! Des gens balancent des portables dans la cour pour certains détenus et il y en a un qui est resté accroché à un arbre ! - Il y est encore ? - Oui, les matons ne l'ont pas encore vu ! » La conversation se poursuit au sujet du prochain match de foot, puis Maman croit utile de raconter la vie scolaire de Satkid. Ils partent ensuite sur des affaires d'avocats et du procès qui se profile. Le mot « Assises » revient dans la conversation. Bruit de clés. « Déjà ? »

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Effusions, tout se passe rapidement. « Allez, c'est fini pour aujourd'hui, on y va. » Satkid s'arrache des bras de son père qui repart à reculons. Un silence envahit les boxes. Satkid console sa maman qui se ressaisit un peu. Entré dans le sas d'attente de sortie. Les prisonniers vont être fouillés un à un, nus. Satkid se glisse sous un banc, derrière une rangée de pieds. Les bébés dorment ou pleurent, les gens sont silencieux ou très bavards. Les enfants se battent ou jouent à cache-cache derrière les groupes qui sont restés debout faute de place. Cogne, cogne, cognassier…fourmilier, portablier… Satkid décolle au-dessus de la prison en skate, fait des figures sur le mur d'enceinte, nous fait visiter les lieux, puis arrive en piqué sur le « portablier », il fauche l'objet, l'amène à son père à travers les barreaux. Le téléphone ne sonne pas normalement, il pleure. Alors Satkid règle la sonnerie pour qu'elle fasse « Papa, je t'aime » Un bruit de chaussures, un brouhaha, l'appel des premiers noms. Satkid sort de sous son banc Sa maman s'essuie les yeux. Il retrouve l'air, piaffe devant les dernières portes. Soudain, il aperçoit son père derrière les barreaux de la cellule, tout là-haut. Il crie : « Papa, je t'aime ! » Et son père, agitant les bras : « Moi aussi » FIN

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AchevĂŠ d'imprimer en Europe en 2006 par Lulu.com

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