Nietzsche ta Mère !
Nietzsche ta Mère ! Conception, rédaction & illustrations Anthony Masure
Éditions Nietzsche ta Mère 146, rue de Paris, 93100 Montreuil anthonymasure@gmail.com
La main attrape avec assurance la mèche de cheveux. Pris entre deux doigts, les filaments blancs s’étirent au gré des mouvements habiles du peigne et du ciseau. Gros plan. Des vagues ondulantes cherchent à reprendre leur place, vite rattrapées par les silhouettes sombres qui s’agitent au dessus-d’elles. Découpe précise de ce qui dépasse, l’assurance d’un geste qui ne laisse pas le désordre reprendre sa place. Les reflets nacrés dessinent des stries régulières, tourbillon bleuté qui vite s’apaise. Élément de reconnaissance et de prestige, la masse claire et nuageuse est prête pour la conférence.
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introduction
En s’installant au plus près du quotidien d’un des plus importants penseurs du 20ème siècle, les cinéastes Kirby Dick et Amy Ziering Kofman nous ont fourni un portrait singulier du philosophe Jacques Derrida, qui devait disparaître deux années plus tard. Dans l’intimité du penseur surgissent des bribes qui éclairent non pas le sens de sa pensée, mais une réflexion en train de naître, au milieu des stylos, des chemises rayées et des costumes sombres. Loin d’être des éléments anecdotiques, ce sont ces accessoires qui sont les véritables protagonistes du film. La figure du penseur s’en voit déplacée, ramenée au plus près de l’homme banal, auquel s’adresse Michel de Certeau dans l’Invention du quotidien, cet homme de tous les jours, anonyme et plein de ruses - or le travail de Jacques parle précisément du parasite, de l’original et de la duplication. En s’appuyant sur ces principes, il devient possible d’élaborer un travail critique autour d’écrits réputés hermétiques, à tord ou à raison, peu importe. Le vocabulaire technique de la philosophie peut être déplacé dans d’autres domaines, et de cette friction entre une discipline haut-placée et des mauvais genres pourra surgir de l’inattendu au milieu des bâillements. La nature enjouée et complexe de Derrida est symbolique de l’ambivalence du rire et du sérieux, deux notions qu’on oppose fréquemment, à tord. Le jeu devient alors l’instrument d’une déconstruction ingénue, façon de mettre dos-à-dos les grands systèmes philosophiques aux règles qui président toute partie. Le jeu est à prendre dans sa double acception, à la fois mouvement entre deux pièces et activité désintéressée. S’y invente un espace propre, au delà du bien et du mal, du sérieux et de l’humour. Lieu initiatique, le jeu permet une mise à distance nécessaire des références encombrantes. Et si l’on philosophait à coups de clarinettes ? - 07 -
nietzsche ta mère
Le présent mémoire à comme base un ensemble de projet rassemblés sous le titre « Nietzsche ta Mère ! », développés à partir de 2004 à l’École Supérieure des Arts Appliqués Duperré, dans le cadre du DSAA Mode et Environnement. Ce projet a déjà donné lieu à un mémoire qui prit la forme d’un livre-jeu ( Le Mémoire donc Vous êtes le héros), un récit interactif à la première personne du pluriel dans le lequel le lecteur devait retrouver son mémoire universitaire, égaré à quelques jours du rendu final. Le protagoniste passait de lieux imaginaires en lieux réels (Caverne de Platon, Palais de Tokyo...) et découvrait mes productions personnelles mises en action. Une annexe apportait quelques repères sémantiques sur le concept général. Le jeu fut apprécié pour son mode de présentation unique pour un mémoire rédigé dans un contexte scolaire, et aussi pour le décalage produit entre un type de livre « héroïc-fantasy » et des contenus philosophiques. Quelques blagues personnelles « private jokes » insérées dans le récit apportaient un peu de piquant pour les membres du jury appelés à consulter l’ouvrage. Devant ce premier résultat encourageant, il m’a semblé que l’écriture d’un second ouvrage, ayant comme base la partie jeu du mémoire, serait intéressante à envisager. Un système de règles plus réfléchi, une toile de fond plus développée, un humour pouvant parler à tous sont autant d’éléments figurant au cahier des charges de la seconde édition, avec bien évidemment une intrigue différente. D’autre projets sont également prévus, dont les esquisses figurent en annexe, tout comme les travaux terminés.
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La partie théorique de l’ancien mémoire, auparavant synthétique, voire évasive sur certains points, trouvera ici une suite logique et beaucoup plus complète. Il s’agira d’examiner les fondements des intuitions développées dans - 08 -
notes
les différentes productions Nietzsche ta Mère. Des tactiques minant/mimant le langage d’autorité à l’examen des figures du labyrinthe s’esquisse une pratique de l’écriture par l’utilisation des nouvelles technologies (récits interactifs, générateurs de textes, traduction automatique...), une mise en déroute de toute tentative de rendre la langue transparente à elle-même ou de parvenir à des significations univoques. A l’intersection de la philosophie et du jeu (vidéo) on redécouvre le plaisir de manier du sens et du non-sens. Le présent ouvrage rassemble dans un ordre logique le fil des réflexions qui se posent pour aborder le « mauvais genre » de la philosophie traversée par le rire. Après un développement central sur l’humour de la sagesse, on s’attachera à définir ce que pourrait être un mode d’emploi du langage de la ruse et de l’occasion. L’étude des rapports entre la philosophie et sa part de fiction est à la base du concept de philosophie-fantasy. Enfin, l’étude des figures du labyrinthe nous emmènera à considérer le récit interactif comme forme possible de jeu philosophique, tout comme peuvent l’être les générateurs de textes et les outils de traduction automatique, tous ces procédés introduisant des déplacements quant aux positions du lecteur et de l’auteur.
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L’humour de la sagesse Dans son Dictionnaire des Idées reçues, Flaubert renseigne la philosophie par « Il faut toujours en ricaner. » En-effet, cette discipline est par excellence celle dont on ne se moque pas. La forte présence de l’enseignement et des références nécessaires à la compréhension des textes canoniques rend son accès difficile pour les non-initiés. Pour autant, est-il judicieux de continuer à opposer le sérieux et l’humour ? La philosophie serait-elle réputée pénible et fastidieuse dans la mesure où le principal reproche à lui adresser serait, non sans quelque raison d’ailleurs, sa carence en humour ?
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L’amour de la sagesse, semble t-il, va forcément de pair avec le respect aveugle pour des vieilles carcasses inoxydables. La présence dans l’histoire de la philosophie (occidentale) de francs-tireurs comme Nietzsche, Diogène ou Schopenhauer ne doit cependant pas nous aveugler : les cérémonies régulières à leur égard ne sont peut-être qu’une manière détournée de ne pas se heurter aux conséquences profondes de leurs écrits. Le sérieux est l’état dénué d’humour, habituellement associé à l’exercice de la pensée. L’humour a mauvaise presse, on ne badine pas avec la philosophie. Le comique est rabaissé par l’esprit de sérieux au rang pascalien du divertissement, de l’épouvantail refusant d’accepter la condition humaine. Pourtant, si l’on pastiche Pascal, on pourrait tout aussi bien affirmer que « le vrai sérieux se moque du sérieux ». Le rire y tient une place prédominante comme moyen d’accès au réel au delà des vieilles catégories de l’être ou de l’unité. La destruction du sérieux va toujours de pair avec celle du sens.
L’insignifiance du réel Chez Nietzsche, l’opposition du sérieux et de l’humour est dépassé par la notion d’amoralisme, une position au-delà de la morale qui ne reconnaît pas l’Être comme postulat philosophique d’un ordre stable. Cette conception ne définit pas l’ordre comme alternatif au désordre, et se réclame du désordre comme d’un non-principe originel et inexplicable. Le sceptique ne prétend pas expliquer la fin de toute chose mais seulement révéler leur insignifiance à l’intérieur du réel. Le véritable sérieux consiste à reconnaître l’insignifiance du sens et, selon Nietzsche, « l’innocence du réel ». Le rire exprime le vrai sérieux, soit la lucidité retrouvée face au réel. « La joie est plus profonde que la tristesse ». Autrement dit : « Le rire est plus profond que le sérieux ». - 12 -
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Cette définition du rire comme élément consubstantiel de l’homme lui donne une place philosophique, comme outil de dévoilement du réel (fonction apophantique). L’homme du sérieux, comme l’homme du mal chez Platon, porte en lui une souffrance qu’il retourne contre les autres : « Ils sont également très à plaindre dans la mesure où ils trouvent […] le principal remède à leur souffrance dans la nuisance qu’ils peuvent occasionner à leurs proches, qu’ils ne supportent qu’à la condition de les contaminer, de leur transmettre leur propre souffrance. [...] Les gens dénués d’humour sont pour moi des créatures « imparfaites », au sens aristotélicien du terme : c’est-à-dire des êtres qui ne sont pas parvenus à la perfection de leur forme. Ils sont parvenus à cette perfection humaine qu’est le savoir et la conscience, mais sont privés de la vertu qui permet d’assumer ce savoir et cette reconnaissance : le rire, seule puissance qui permette de lutter équitablement contre les dégâts occasionnés par la connaissance de ce que la vie implique d’affreux et d’inacceptable. On leur a donné le poison, mais on a oublié le contrepoison. Le mot de Rabelais […] ne signifie pas seulement que le rire n’appartient qu’à l’homme, mais aussi qu’il lui est nécessaire, et à lui seul, parce qu’il est le seul être, jusqu’à plus ample informé, qui sache des choses qu’on ne peut tolérer et digérer qu’avec l’appoint et la distanciation du rire. » Rosset, La Franchise Postale, 2003
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La subversion factice du
comique professionnel
Le texte de Rosset met l’accent sur un argument inattendu pour expliquer la mauvaise réputation dont jouit l’humour dans la pensée (et d’une manière générale dans la vie sociale). Le véritable humour prend le contre-pied littéral de l’humour moraliste du comique professionnel. Si l’humoriste, ainsi que la langue courante l’appelle improprement, est si populaire, c’est que sa drôlerie laisse à désirer – entendre : qu’il ne remet en question ni l’ordre social, ni celui des choses, mais l’égratigne pour mieux le conforter. C’est trivialement l’exemple de la bonne soeur qui dit merde. L’inanité du sens, son insignifiance, n’ont de cohérence que quand elles découlent d’une négation totale du sens. Le nonsense américain ou l’humour anglais peuvent dans un premier temps être considérés comme des illustrations pertinentes du naufrage du sens. Mais Rosset ajoute que « réduire le non-sens au télescopage de plusieurs séries signifiantes revient à donner raison à la cause du sens. […] L’ordre triomphe en secret ». Un tel non-sens « ne touche pas aux choses mais à des contrariétés logiques ». Loin d’ébranler l’ordre, il ne fait que le conforter sourdement. Le raisonnement est séduisant. L’humoriste déclenche des gags programmés qui échouent à déstabiliser les conventions sociales. Le non-sens selon Rosset implique un naufrage des apparences, une faille à même le réel. On peut pourtant trouver cette analyse un peu schématique : « l’intersection absurde de deux séries de significations parfaitement sensées en elles-mêmes » n’est t-elle pas inévitable à chaque fois que l’on combine des éléments de langage ? Télescoper plusieurs séries de sens entre elles peut aussi faire surgir des combinaisons imprévues, coups d’éclats et fêlures à même les chaînes signifiantes. On peut faire appel à des contradictions logiques pour produire de l’humour qui ne - 14 -
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soit pas conservateur, l’exemple de Duyckaerts développé plus bas (La figure de l’intellectuel-imposteur) en est une preuve éclatante. Mais on pourrait aussi parler de Pierre Dac, et de ses jeux de mot, fulgurants outils de déstabilisation des évidences. On rejoint alors l’idée de la philosophie comme mise en question de ce qui va de soi.
Rire et cruauté Certaines formes de comique tombent à pic pour illustrer le non-sens de l’existence. Il en est ainsi de l’exemple de l’homme-oiseau prétendant voler depuis le haut de la tour Eiffel grâce à une paire d’ailes artificielles. Ayant convoqué un parterre de célébrités et de politiques pour les prendre à témoins de son exploit unique en son genre, il ne s’élancera du haut de la tour que pour mieux s’écraser aussitôt. Ce qui frappe ici, en dehors du tragique de la chose, c’est que la responsabilité en incombe à son seul protagoniste. La chimère comme puissance corrosive de distorsion du réel, la philosophie-fantasy n’est pas loin. Un tel comique dépasse (malgré-lui) le simple accident de la chute pour affecter de son coefficient universel tous les aspects du réel « Cet effondrement de sens affecte indifféremment les terrains les plus divers et touche assez souvent à des domaines ordinairement tenus pour réservés et inviolables : tels le sens de la vie, - 15 -
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le respect d’autrui, ou encore cet amour de l’humanité. D’où le caractère corrosif et la réputation volontiers scandaleuse d’un tel comique, qui fait à tout propos table rase de ce que le consensus social invite à reconnaître comme « valeur ». Autant le comique de première espèce apparaît comme cérébral et inoffensif, autant celui-ci apparaît comme à la fois engagé dans les choses de la vie et riche de conséquences meurtrières. » (Rosset). Nietzsche déclare que l’écriture est le seul moyen qu’il ait réussi à imaginer jusque-là pour se débarrasser de ses pensées. Mais on peut aussi y voir un excellent moyen de se débarrasser par la même occasion de celle des autres – d’en finir au plus vite avec elles, par le biais du sarcasme lorsqu’on estime que celles-ci ne présentent ni intérêt, ni vérité. L’écriture comme arme de dés-écriture, non pour comprendre mais pour étendre le désert du réel. Le sarcasme comme arme de pensée, la puissance du non-raisonnement face à l’esprit de pesanteur. Un exemple de pratique du langage comme outil de déstabilisation nous est donné par la figure de Françoise, la cuisinière de La Recherche (Proust) : « Emue à en sangloter par les souffrances d’une fille de cuisine malencontreusement engrossée et coliqueuse, Françoise retrouve vite ses esprits et sa hargne pour hurler à l’intention de la famille qu’elle feint de croire partie mais qu’elle sait parfaitement être encore à portée d’écoute : « Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça! ça lui a fait plaisir ! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant ! faut-il tout de même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça ! » La perversité de l’anecdote est que personne ne peut accuser la domestique de n’être pas gentille, ni d’être méchante car elle prononce ces sentences dans un contexte sensé être privé – donc exempt de reproches. L’insolence est aussi un moyen d’affecter le sens et le sérieux ( Générateur d’insultes philosophiques).
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La figure de l’intellectuel-imposteur L’oeuvre de l’artiste-performeur Eric Duyckaerts prend position contre les oppositions art/science et sérieux/ humour. De ses travaux sur « la main à deux pouces » aux divagations sur la figure du labyrinthe comme espace de savoir s’invente une nouvelle façon de jouer avec les sciences, l’art et la philosophie. Ce « logodédalisme » (Christine Macel), ou mise errance des signifiants nous fait reconsidérer d’un oeil neuf nos préjugés sur l’art du discours. Renouant et jouant des codes de la rhétorique, Duyckaerts enfle ses performances de termes phatiques (« est-ce que vous m’entendez ? ») Leur accumulation produit un effet de mise à distance paradoxale de la transmission du savoir. Les codes du maître, de l’expert, de celui qui sait sont battus, non pas en brêche mais comme dans un jeu de cartes – mélangés. Il n’y a pas de pastiche, Duyckaerts saît précisément de quoi il parle quand il invoque les recherches de Cantor sur l’argument de la diagonale (Cet argument permet d’exhiber un nombre qui ne figure pas dans une liste de nombres pourtant infinie). Mais il ne se contente pas de nous resservir la démonstration sur un mode ludique, il déplace l’analyse dans le champ de l’art et de l’histoire. Stimulation intellectuelle qui ringardise immédiatement les tentatives d’interdisciplinarité rarement mises en action. Derrière ses fausses lunettes et ses costumes rayées, il esquive avec humour toute sériosité par une pratique stimulante d’associations incongrues. « Pour lui, l’humour est le prétexte et non le seul but de ses spéculations artistiques sur les possibles théoriques, l’étymologie des mots ou l’idée de Wittgenstein selon laquelle « le sens, c’est l’usage » (nous expliquerions le monde en fonction de l’usage quotidien que nous en avons, cette grille de lecture disparaissant cependant dans l’inconscient collectif à force de répétitions). Sa - 17 -
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méthode dérive pour partie de l’art conceptuel et des performances des années 1970. Mais à son épistémologie, à son système de connaissances reposant sur les pourquoi et les peut-être de sa curiosité artistique, il ajoute l’esquive philosophique, la fiction thérapeutique bâtie sur des distorsions vraisemblables. Lesquelles distorsions s’appuient sur des faits, sur l’histoire et sur des développements raisonnés partant d’analogies cosmologiques pour arriver à une logique mathématique. Son verdict est sans appel : « S’il y a décalage entre certitude et vérité, la certitude de ce décalage sabote sa vérité. » En repoussant les limites du faire (propre à l’homo faber), de la réflexion (propre à l’homo sapiens) et de l’humour (pratiqué par l’homo ludens), il pique l’imagination et annonce de futures découvertes sur les structures symboliques et l’évolution, la répétition et le processus, les mots et les règles (pour reprendre le titre de l’ouvrage du chercheur en sciences cognitives Steven Pinker sur « les ingrédients du langage »), le sens et l’usage. C’est-à-dire à peu près tout. » La vérité selon Duyckaerts, par Jeff Rian
Du rire à la bêtise : le paradigme belge Reste le thème de la bêtise, que la folie autant que l’absurde questionnent, qui est plus débauche d’activité que paresse d’esprit ou incompréhension (selon le précédent de Bouvard et Pécuchet). On pourrait y associer la vulgarité prodigieuse et insensée de Séraphin Lampion dans Les Bijoux de la Castafiore de Hergé : « Notez que je ne suis pas contre la - 18 -
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musique, mais franchement, là, dans la journée, je préfère un bon demi. » Lampion est dans Tintin le représentant des assurances Mondass. A son propos, Hergé déclare qu’ « il fallait quelque chose de soufflé, une sonorité qui exprime à la fois le côté rebondi et mou du personnage. J’avais d’abord pensé à Crampon, mais c’était trop explicite et trop dur, Lampion m’a paru convenir. [...] Lampion existe à des milliers d’exemplaires, c’est le type même du bruxellois, et pas seulement du bruxellois, satisfait de lui-même. On en exporte des quantités ! Durant les vacances, ils déferlent en hordes compactes sur les pays étrangers. On reconnaît généralement le Bruxellois belgicain au fait qu’il porte, en même temps, une ceinture et des bretelles… » On notera que le questionnement quand à la sonorité du nom propre nous renvoit à la « fonction poétique » chez Jakobson, à savoir « l’accent mis sur le message pour son propre compte, [...] qui met en évidence le côté palpable des signes, et approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets ». (Essais de linguistique générale). Façon de montrer que le langage ne s’appuie que sur de l’arbitraire, c’est-à-dire sur du vide. D’où la possibilité pour ce thème de recherche (Nietzsche ta Mère !) de prendre appui sur une ressemblance acoustique entre un philosophe allemand et un terme issu du sociolecte des banlieues, dont l’usage final renvoie à un groupe de rap corrosif (NTM). Un autre exemple de la bêtise belge (ou plus précisément belgo-américaine) nous est fourni par l’acteur Jean-Claude Van Damme, personnage étrange et singulier dans l’actuel paysage culturel juvénile. Cet homme, que rien d’autre ne destinait à une carrière d’acteur-gymnaste, a glissé, en un temps relativement court, du domaine cinématographique (si, bien entendu, l’on accepte les acteurs de combat hollywoodiens comme faisant partie de cet ensemble) au domaine, beaucoup plus inattendu, de la métaphysique. - 19 -
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Figure chimérique et comique malgré lui, Van Damme s’est fait connaître par des séries d’interviews où il apparaît comme un prophète illuminé, en proie à des visions singulières et pénétrantes. Loin du comique professionnel, Van Damme est un véritable générateur d’aphorismes qui fascinent par la façon dont ils font s’évanouir le sens sous l’apparence de propositions lisibles (à la façon des haïkus). La démarche de pensée de Van Damme a été mise en exergue de fort belle façon dans le livre-hommage Initiation à l’ontologie de Jean-Claude Van Damme, façon de prendre au sérieux ce qu’il nous dit. Nietzsche ta Mère, be aware.
La grandiloquence comme enflure du réel Si l’intelligence a pour but de sauver les meubles et les apparences fragiles, alors la grandiloquence, à la suite de Van Damme, pourrait être comprise comme un moyen d’éloigner le réel par le biais d’une parole outrancière. La grandiloquence exprime, par son effet de boursouflure, un brouillage du réel. La grandiloquence parle bien, mais elle parle de riens. Elle met la réalité à l’écart par le vacarme des mots. La grandiloquence donne à l’humour sa fonction ontologique : la définition du réel comme le rien par opposition à l’Etre recèle de la dynamite, ainsi que Nietzsche se serait plu à l’exprimer avec d’autres armes. L’humour martèle le discours convenu en ce qu’il rappelle à tout tenant de l’ordre, non l’anarchie, mais la valeur ontologique de l’ordre quel qu’il soit. L’humour détruit le sens dans la mesure où il oppose à la construction du sens le rien du réel, c’est pourquoi il engendre tant de haine et surtout de ressentiment, il rappelle toujours, et le plus souvent à contrecoeur, la prétention du sens à s’imposer comme fondement, principe ou finalité au réel.
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Pour une philosophie du burlesque Le burlesque se voit attribuer la fonction de suggérer un non-sens fondamental, non d’exhiber un sens et de donner leçon sur la stupidité des guerres et l’agressivité humaine. Ainsi, chez Beckett, (En attendant Godot), les deux clochards qui roulent malgré eux dans le fossé attendent un but à leur existence précaire, mais c’est cette attente-même qui fait (non)sens. On notera au passage que le sens est conçu comme sens humain, et non comme sens universel. Faire s’évanouir la fixité du sens nous libère d’un fardeau qui pèse quotidiennement sur nos épaules : vacance du sens, vacance tout court. C’est dire à quel point le sens touche au point névralgique, à savoir comment le langage peut atteindre le réel sans le déformer, autrement que par la tautologie. Il se pourrait fortement que l’usage de l’humour réponde à une nécessité d’exprimer l’inexprimable, de dire le réel sans le manquer, tout simplement parce que le langage n’est ni du côté de la vérité ni du côté de l’erreur. Il est des deux côtés à la fois, donc on ne peut pas savoir s’il est sérieux ou non. Il faut donc accorder autant d’attention à la qualité de la langue qu’à la vérité qui peut s’y énoncer, ainsi que nous l’apprend Flaubert, le seul salut possible est dans la pratique du style.
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Pratiques du langage L’examen de l’humour comme mode d’accès à la sagesse nous apprend que c’est dans l’écriture-même que s’exerce la mise à distance du sérieux. Penser le langage en terme de tactiques, c’est s’autoriser des déplacements de sens inattendus. Se poser en tacticien, c’est refuser la posture du recul pour créer de l’inattendu de l’intérieur. Il est temps d’apprendre à jouer avec les mots et de retrouver le plaisir du texte mis à distance dans des langages techniques voire totalisateurs.
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Distinguer la stratégie de la tactique Dans son ouvrage L’Invention du Quotidien Tome 1 : Arts de Faire, Michel de Certeau pose une distinction entre Stratégie et Tactique. La stratégie postule un lieu propre, circonscrit, avec une extériorité à conquérir. On part d’un domaine pour l’étendre. « Geste cartésien, si l’on veut : circonscrire un propre dans un monde ensorcelé par les pouvoirs invisibles de l’Autre. Geste de la modernité scientifique, politique ou militaire. » (p. 59) Le lieu circonscrit permet une victoire sur le temps, et l’observation à distance permet une victoire sur l’espace. Ainsi les espaces autonomes des prisons, laboratoires, institutions... Le stratège se pose en agent extérieur : il étudie à distance la situation à l’aide de schémas miniaturisés. Voir à ce propos les wargames et les jeux de plateau qui fonctionnent à base de modèles réduits. « La partition de l’espace permet une pratique panoptique à partir d’un lieu d’où le regard transforme les forces étrangères en objets qu’on peut observer et mesurer, contrôler donc, et «inclure» dans sa vision. Voir (loin) ce sera également prévoir, devancer le temps par la lecture d’un espace. » La tactique, au contraire, est une action calculée qui n’a pas de lieu propre à partir de laquelle elle s’élabore. La tactique n’est pas en retrait par rapport à un extérieur. « Elle est mouvement à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi, et dans l’espace contrôlé par lui. Elle n’a donc pas la possibilité de se donner un projet global, ni de totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. [...] Ce non-lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps, pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant. Elle braconne [dans le pouvoir]. Elle y créé des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas. Elle est ruse. » (p. 61) La tactique, donc, ne fonctionne qu’à condition d’être sans pouvoir, de ne rien avoir à défendre. La tactique est un art - 24 -
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de l’infiltration, de la conquête par des voies obliques. C’est « un art du faible », car plus une puissance grandit, moins elle peut recourir à la tromperie, et plus grandes sont ses failles. La puissance du pouvoir est liée à sa visibilité, matérialisée par son lieu propre. Le faible, lui, est invisible. La notion de tactique me paraît intéressante pour qualifier les processus mis en oeuvre dans le projet Nietzsche ta Mère. En effet, il ne semble pas envisageable de prendre de haut une discipline qui s’est auto-appropriée la première place dans l’exercice de la pensée. Il faut passer entre les mailles de ce tissu de textes serrés par l’exercice de ruses et de détournements, s’installer de l’intérieur. Infiltrer mot par mot ce langage particulier pour retourner dos à dos les positions du sérieux et de l’humour. Introduire du jeu dans la compacité des concepts.
La tactique comme art du faible L’invention du quotidien explore la figure du quidam, l’homme banal, en proie à un environnement qui vise à l’homogénéiser. On a en tête toutes les idées reçues sur la consommation et l’aplatissement des valeurs, le même objet pour tous, l’homme universel... Ce que démontre Michel de Certeau, c’est que l’homme ne cesse de s’approprier son quotidien, qu’il ne cesse de le faire sien, de le tirer à lui. L’objet de masse, pour tous, est mis en branle par - 25 -
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tout un ensemble de tactiques qui visent à le détourner de sa propension à l’universel. Ce ne sont pas seulement ces intelligences du passé, une saisie de l’occasion, ainsi que l’ont montré Vernant et Détienne dans Les ruses de l’intelligence ou la Métis des Grecs, c’est aussi notre proche environnement, qui regorge de petites appropriations. Si Michel Foucault a pu montrer comment le pouvoir s’infiltre dans la société, De Certeau montre comment les hommes, sans cesse, résistent. Il ne s’agit pas de militantisme, mais de résistance douce, insidieuse, sournoise. La capacité d’infiltration est ainsi proportionnelle à la faiblesse du sujet, ou plutôt à son manque de pouvoir. Plus le sujet est éloigné du pouvoir et n’a pas d’influence directe, plus il peut infiltrer les systèmes. Considérant que je suis proche du point zéro dans l’histoire de la philosophie, il est certain que je n’ai pas autorité à me poser en un point éloigné pour tout remettre en (dés)ordre. Au contraire, la posture du faible, d’un simple initié à des notions générales de philosophie me paraît plus adaptée pour qualifier ma position.
Le jeu de mot comme puissance corrosive Une des tactiques les plus efficaces pour ruser avec le langage de l’intérieur est d’user de jeux de mots. Le jeu de mot a été théorisé par Freud dès 1905, avant la linguistique saussurienne et la distinction signifiant/signifié/référent. Freud a repéré que cette technique consiste à « orienter notre psychisme suivant la consonance des mots plutôt que suivant leur sens; à laisser la représentation auditive des mots se substituer à leur signification déterminée par leurs relations à la représentation des choses. » Prenant appui sur la rencontre d’un homme avec le baron Rothschild « […] il m’a traité tout à fait comme son égal, d’une manière tout à fait famillionnaire. », Freud dégage la notion de condensation. Des - 26 -
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deux termes familière et millionnaire résulte un substitut à l’apparence énigmatique, un terme hybride à la fois sur le plan formel et sémantique. Selon les termes empruntés par Freud, le néologisme nous fait passer par une phase de « stupéfaction » suivie d’une phase d’« illumination ». Dans un premier temps, nous sommes aveuglés par l’aspect formel du terme famillionnaire. Puis, nous découvrons un sens latent, issu de la réunion des deux termes d’origine. Dans son dernier spectacle Bigard a un sketch où il parle de cela, et notamment de son devenu fameux : « tu te laisses poustaches ? », expression intéressante pour nos philosophes souvent fournis en attributs capillaires. Dans un autre exemple, Freud développe le mot d’esprit comme ruse pour exprimer ses opinions de façon détournée. Freud raconte l’anecdote suivante : deux hommes d’affaires peu scrupuleux font appel à un peintre réputé afin qu’il réalise leurs portraits. Les deux toiles sont exécutées et exposées lors d’une soirée. Les deux hommes sollicitent à cette occasion l’opinion d’un critique d’art influent. A la vue des deux tableaux accrochés côte à côte, il s’exclame : « And where is the saviour ? » (« Mais où est donc passé le Rédempteur ? »). Le critique, par le biais de l’image du Christ en croix entre les deux larrons, montre qu’il n’est pas dupe sur les intentions réelles des deux hommes. Sa position sociale lui interdit en-effet de s’exprimer directement. De la même manière, insulter copieusement les philosophes ne mènerait pas bien loin, sauf à le faire sous forme de générateur ( générateur d’insultes philosophiques).
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Le mot d’esprit est un outil fascinant en tant qu’il exprime, comme le masque, un deuxième niveau de sens sous une apparence attrayante. A l’inverse du jeu de mot « innocent », le mot d’esprit « tendancieux » se met au service - 27 -
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d’une intention. Freud le présente comme une « offense » à l’encontre d’une personne qui ne souhaitait pas l’entendre. Il permet de surmonter les obstacles liés à la convenance, et installe une alliance, une connivence intime entre le public et le faiseur de mot. Utiliser des jeux de mots dans un contexte philosophique, c’est donc réfuter l’autorité qui s’installe entre un public mis à distance et une instance inaliénable. Le jeu de mot, véritable tactique du langage, mine le discours de l’intérieur. Cet appel d’air trouve un parallèle dans les lapsus et autres connexions mentales touchant aux noms de familles. Le nom, symbole de l’identité, se trouve battu en brèche par le jeu de mots qui en montre l’arbitraire. On sait depuis Proust que le nom propre est un foyer rayonnant d’imaginaire et de songeries divergentes. Ainsi que l’a analysé Deleuze dans Proust et les Signes, le mot « signe » est un des mots les plus fréquents de la Recherche. « La Recherche se présente comme l’exploration des différents mondes de signes, qui s’organisent en cercles et se recoupent en certains points. Car les signes sont spécifiques et constituent la matière de tel ou tel monde. On le voit déjà dans les personnages secondaires, Norpois et le chiffre diplomatique, Saint-Loup et les signes stratégiques, Cottard et les symptômes médicaux. Un homme peut être habile à déchiffrer les signes d’un domaine, mais rester idiot dans tout autre cas : ainsi Cottard, grand clinicien. Bien plus, dans un domaine commun, les mondes se cloisonnent. Les signes des Verdurin n’ont pas cours chez les Guermantes, inversement le style de Swann ou les hiéroglyphes de Charlus ne passent pas chez les Verdurin. L’unité de tous les mondes est qu’ils forment des systèmes de signes émis par des personnes, des objets, des matières ; on ne découvre aucune vérité, on n’apprend rien, sinon par déchiffrage et interprétation. L’œuvre de Proust n’est pas un exercice de mémoire, volontaire ou involontaire, - 28 -
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mais, au sens le plus fort du terme, une recherche de la vérité qui se construit par l’apprentissage des signes. Il ne s’agit pas de reconstituer le passé mais de comprendre le réel en distinguant le vrai du faux. » Cristallisation de souvenirs ou d’espoir pour le jeune narrateur de La Recherche, la nomination arbitraire peut ainsi prêter à des divagations polémiques, comme en témoigne le titre de ce mémoire (NTM), qui rapproche non sans arrières-pensées la figure d’un philosophe moustachu à un slogan insolent. Façon de contrer les fréquentes tentatives d’embaumement et de rendre à la langue son pouvoir de surprendre. Nietzsche ta Mère réalise l’exploration de la philosophie comprise comme un monde de signes, un langage qui n’est ni plus ni moins spécifique qu’un autre, et dont il est excitant de réaliser des greffes avec d’autres mondes ( magic philosophy).
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La combinaison audacieuse, les jeux de combats Le langage comme tactique se prête à des combinaisons infinies qui s’apparentent aux jeux de combat, où il importe de bien maîtriser les associations de coups, comme dans la pratique du jeu de mots – qui serait alors vu comme une combo (enchainement de coups réussis dans un jeu vidéo). Clausewitz, cité par Michel De Certeau, compare la ruse au mot d’esprit : « De même que le mot d’esprit est un tour de passe-passe relatif à des idées et à des conceptions, la ruse est un tour de passe-passe relatif à des actes. » Cette phrase nous permet d’envisager un déplacement de la notion de - 29 -
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tactique des actes aux idées, du champ militaire au champ du langage. Subrepticement, la tactique fait apparaître la surprise dans un ordre. Le parallèle avec les jeux de mots est éclairant car il permet d’articuler le langage aux actes. Il devient alors possible de dépasser la simple idée de parodie d’un discours technique pour aborder la question de ce que l’on peut produire d’autre. La ruse nous permet de penser le processus de création par le biais de combinaisons incongrues, un art de l’occasion qui se saisit des brèches tendues pour retourner dos-à-dos les positions du sérieux et de l’humour. La philosophie Nietzsche ta Mère devient alors un jeu de combat, une arène rhétorique où s’affrontent sens et non-sens. La tactique serait ce qui transforme le lieu (endroit figé, ainsi les cimetières, les monuments...) en espace (endroits où s’exercent des flux). Ce procédé est utilisé dans de nombreux films / jeux vidéos, ainsi des zombies, créatures de l’entre-deux, qui surgissent des cimetières pour inquiéter notre monde. Transformer le lieu du livre en un espace de jeu, c’est donc donner la possibilité au lecteur de rejoindre la partie. « L’art de faire des coups combine des éléments audacieusement rapprochés pour frapper le destinataire. Zébrures, éclats, fêlures et trouvailles dans le quadrillage d’un système, les manières de faire des consommateurs sont les équivalents pratiques des mots d’esprit. » (De Certeau) Dans un jeu vidéo de combat, les joueurs prennent position sur un décor aléatoire après le choix d’un avatar. Chaque combattant possède son propre répertoire de coups (= un lexique), mais seulement quelques-uns de ces coups sont actualisés par les joueurs (= une syntaxe) au gré de l’évolution de la partie. Le joueur actualise le jeu par la partie suivant des opérations de sélection/combinaison. Chaque coup est porté suivant la situation présente, et les joueurs puisent judicieusement dans le répertoire pour remporter le match. La ruse, c’est « la combinaison audacieuse » des touches de - 30 -
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manettes pour faire baisser la barre de vie adverse. Il arrive aussi fréquemment qu’un joueur connaissant parfaitement le répertoire et la syntaxe (= la langue) se fasse battre à plate couture par un débutant, appuyant frénétiquement sur toutes les touches, et déclenchant « zébrures, éclats, fêlures et trouvailles ». Toute langue a sa part d’ombre et de surprises. Que serait un perfect (combat gagné sans encaisser un coup) dans le champ littéraire ?
La pratique de l’amateur ou la figure de l’apprenti-sorcier Étant donné que je n’ai pas à proprement parlé de formation universitaire en philosophie, je pratique cette discipline en amateur. Cette notion ne signifie pas pour autant une régression par rapport à une attitude professionnelle. Selon le philosophe Bernard Stiegler, De nouvelles « pratiques individuelles et collectives » seraient constituées autour des technologies numériques. « Appelons amateur celui qui aime les oeuvres. A cet égard, le premier des amateurs est l’artiste lui-même. Et pourtant, cette figure tend à être éliminée au 20ème siècle avec l’apparition du consommateur d’industries culturelles, tandis qu’avec la division du travail et la professionnalisation qui l’accompagne, l’amateur devient une sorte de sous-professionnel, que l’on regarde avec condescendance. En même temps, Antoine Hennion a bien montré qu’une autre forme d’amateur se constitue, le collectionneur de disques par exemple : la reproductibilité ouvre une nouvelle époque de l’amateur. Malraux en fit la base de son discours sur le « musée imaginaire » - thèse dont les évolutions les plus récentes appellent le réexamen. La figure de l’amateur est en effet en train de se réinventer à travers les technologies de ce que l’on appelle le web 2.0, où le destinataire est de plus en - 31 -
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plus un destinateur, et participe directement à la circulation de ce qui lui est destiné, c’est à dire au circuit de l’adresse par lequel une oeuvre s’ouvre. Du podcasting au blog, en passant par des formes plus élaborées, comme le sampling, et demain par nos appareils critiques, s’exprime une tendance de la société à aller vers l’invention d’une nouvelle forme d’amatorat. L’amateur a des pratiques que des dispositifs lui permettent de développer. Le ciné-club était un de ces dispositifs qui servaient à cultiver les amateurs. L’amateur cultive son amour, à travers des pratiques, et c’est la base de ce que l’on appelle la culture. Nous, institutions culturelles, avons à inventer des dispositifs qui permettent aux amateurs de cultiver leurs pratiques, au moment où les technologies les plus récentes permettent de concevoir des appareils critiques qui renouvellent en profondeur le rapport aux oeuvres. » Coursives n°53 (éd. Centre Georges Pompidou)
Stiegler pense le développement des nouvelles formes de créations numériques sous l’angle des pratiques. Ce terme s’oppose selon lui à la consommation passive exercée par les mass-media, qui tend à réduire au maximum les efforts de l’individu, et conduit donc à une uniformisation des individus. Stiegler voit dans le développement des outils automatisés de création (mais aussi des services à la personne) une menace pour la diversité. Par exemple, là où l’on pouvait auparavant décider des réglages d’un appareil - 32 -
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photo en mode manuel, les nouveaux produits ne nous laissent plus que le mode « automatique », nous privant d’un degré de liberté. Même s’il se réjouit de l’apparition des technologies du web 2.0, Stiegler reste critique car il observe que ces formidables outils sont presque tous détenus par des grands groupes type Google (mais aussi les Skyblogs...) qui exploitent les créations individuelles dans une logique ultra-capitaliste, par l’insertion d’espaces publicitaires et de rentabilité à l’audimat. Il aperçoit tout de même un début de solution : les Logiciels Libres et plus globalement le monde de l’Open Source où partages et collaborations désintéressées sont possibles. Dans le projet Nietzsche ta Mère, les logiciels employés sont volontairement utilisés pour leurs processus d’automatisation, façon détournée de répondre à Stiegler en mettant en avant les potentialités créatives involontaires que peuvent fournir ces outils a-priori aliénants. Les programmes de Google peuvent ainsi être envisagés comme des auteurs, ainsi des outils linguistiques comme traducteurs fous ( Nietzsche, Ecce Homo). Si la solution était de changer de point de vue ? Les encarts publicitaires peuvent aussi être du contenu supplémentaire signifiant à l’heure de la puissance du désordre digital.
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L’amateur est aussi pour Stiegler celui qui met librement à disposition ses outils de production. La figure de celui qui partage peut être assimilée à celle de l’apprenti-sorcier, individu qui se situe au-delà du bien et du mal car il se moque des usages de ses inventions, qui acquièrent après création leur vie propre. Dès lors, l’apprenti-sorcier peut nous servir à la fois à définir notre posture et à éclaircir la position de l’amateur, qui se différencie par là du consommateur, prolétaire, au sens où l’emploie Marx, c’est-à-dire une personne qui perd son savoir-faire (extériorisé dans la machine) et n’a donc plus que sa force de travail à vendre. Le consomma- 33 -
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teur vend son « temps de cerveau disponible » et perd son individualité. La constitution de technologies industrielles de l’esprit suppose de dépasser les figures du consommateur et de l’expert, et de retrouver une intelligence de l’amateur. L’apprenti-sorcier interroge des rapports à des modes de pensée, une vision de l’ordonnancement des choses et de la nature. Son rôle pose la question du bien et du mal. Un questionnement qui fait référence à Nietzsche, donc au surhomme - ce qui résonne avec l’homme augmenté. Nietzsche n’imagine cependant pas le surhomme comme un homme bionique, mais comme un individu augmenté par la diversité de ses modes de pensée, qui est capable de trouver un « gai savoir » qui ne se fonde pas seulement sur l’analytique, mais sur l’intuitif, le créatif, l’analogique, etc., afin de construire une autre relation à l’être, à l’autre, au devenir. L’apprenti sorcier ne serait donc pas celui qui remettrait en cause l’ordre transcendantal des choses mais plutôt un ré-inventeur de la réalité. Apprenti-sorcier d’une philosophie-fantasy, Nietzsche ta Mère navigue sans compas dans des espaces réenchantés par le jeu.
Le palimpseste comme dissémination du texte Le jeu suppose une pluralité de possibilités d’actions, et donc de sens. Depuis les études structuralistes, il n’est plus possible de considérer le texte comme une unité solide et finie, comme un tissu stable (Barthes). « [Le texte] est un tissu ; mais alors que précédemment la critique […] mettait unanimement l’accent sur le « tissu » fini (le texte étant un « voile » derrière lequel il fallait aller chercher la vérité, le message réel, bref le sens), la théorie actuelle du texte se détourne du texte-voile et cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l’entrelacs des codes, des formules, des signifiants, - 34 -
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au sein duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans sa toile. » Campé face au texte monument, Barthes fait de la rupture du tissu textuel la condition d’une mémoire potentielle et vive. C’est précisément sur cet idée du texte comme ensemble d’éléments hétérogènes que s’appuie Nietzsche ta Mère pour provoquer des frictions entre des niveaux de discours disparates. C’est alors « [...] tout le langage, antérieur et contemporain, qui vient au texte, non selon la voie d’une filiation repérable, d’une imitation volontaire, mais selon celle d’une dissémination. » Cette notion de langages pluriels porte un nom : le palimpseste. On écrit toujours sur d’autres auteurs, sur d’autres textes. C’est ce principe d’écriture que j’ai retenu pour mon prochain livre-jeu ( Les sept sceaux de la vérité), où la base textuelle est un livre d’héroïc-fantasy sur lequel je réécris une fiction, façon d’insérer de la fantasy au creux des situations philosophiquo-burlesques qui la recouvrent.
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Borgès pratique à foison l’échange ou la substitution du narrateur. On ne sait que rarement qui parle, comme dans la nouvelle La demeure d’Asthérion, où c’est le Minotaure qui attend Ulysse à la fin de ce récit labyrinthique. La nouvelle borgésienne est une structure stratifiée, palimpsestique, mélangée de supports et de textes. Ce jeu de citations textuelles n’a pas seulement pour effet de déplacer l’unicité et l’ancrage de l’énonciation initiale par des jeux d’écrans multiples, il permet aussi d’effacer la notion de texte d’origine et d’intégrer la nouvelle littéraire comme réseau de textes de matérialités différentes. L’effacement de la voix d’origine laisse place à une dissémination des narrateurs, et à une intertextualité ambivalente. « Ce qu’on appelle la mémoire collective est un corpus de textes enchevêtrés formant un tissu homogène […]. Toute production sémiotique nouvelle - 35 -
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puise ses ressources à cet intertexte commun, sans cesse retravaillé, réactualisé et recomposé. » (Barthes). Cette dernière citation permet d’articuler la dissémination inhérente à n’importe quel texte aux productions de littérature hypertextuelles. C’est en-effet l’hypertexte qui définit internet comme réseau, comme ensemble d’éléments disparates interconnectés. « Les hyperliens renversent la hiérarchie. » 7ème thèse du Cluetrain Manifesto (Le Manifeste des Évidences) de David Weinberger. La pratique de l’écriture comme palimpseste, comme réécriture sur un matériau, permet d’associer des niveaux de discours différents. Ainsi, prendre comme base des typologies d’héroïc-fantasy ( Magic Philosophy) pour y greffer des contenus de philosophie produira de la philosophie-fantasy, échange fructueux entre un sous-genre et une discipline d’autorité. Cette méthode d’association de fragments divers a été popularisée par l’écrivain de la beat génération William Burroughs sous le nom de cut-up, technique littéraire qui consiste à recréer un texte à partir de bribes découpées et mélangées au hasard, utilisant parfois des fragments d’autres auteurs. C’est donc un déplacement de la notion d’auteur qui surgit avec l’apparition « des masses verbales, des sortes de nappes discursives, qui n’étaient pas scandées par les unités habituelles du livre, de l’œuvre et de l’auteur » (Michel Foucault, Qu’est-ce qu’un Auteur ?)
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Tout est divers : L’autorité en question Dans son dernier livre Everything is Miscellaneous, The Power of the New Media Digital (Tout est divers, La puissance du désordre digital – Mai 2007), David Weinberger observe les nouvelles modalités de classement de l’information à l’ère du Web 2.0. Partant du postulat que les nouvelles technologies de l’information et de la communication et le passage au digital affectent nos relations au savoir et à la connaissance, Weinberger, dans la lignée du Peuple des Connecteurs de Thierry Crouzet, pose que notre façon de penser le monde s’en voie modifiée en profondeur. Le point de départ du livre c’est la façon dont nous classons les choses et ce que nous savons d’elles. L’ordre du monde et celui de notre savoir. Weinberger distingue trois niveaux, trois « ordres d’ordre ». - Le premier, celui du monde des atomes, consiste à ranger les choses elles-mêmes : les couverts dans le tiroir de gauche à côté de l’évier. Les cravates dans la commode. Caractéristique essentielle : chaque chose ne peut être que dans un endroit à la fois (compossibilité) et à un endroit donné nous ne nous attendons à trouver qu’un objet. - Le second ordre d’ordre, c’est l’exemple du catalogue des livres de la bibliothèque municipale ou celui de La Redoute. Un code nous y indique où se trouve l’objet dont il est question. La quantité d’informations sur un livre ou sur une paire de chaussures est limitée par la taille de la fiche ou de la carte, et par le poids du catalogue (sauf dans le Livre des Sables infini de Borgès). - Le troisième ordre d’ordre est celui du monde numérique. Il n’y a pas de limite à la quantité d’informations que nous pouvons y déverser. Au contraire, plus il y a d’information - 37 -
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mieux c’est. A preuve les tags (mots-clés, ou libellés) que nous trouvons sur le site de partage de photos Flickr, (mais aussi dans Gmail, dans les blogs...) Une même photo peut avoir des tags différents, et n’est donc plus assignée à une seule catégorie ou auteur. iTunes nous a aidé à comprendre que l’unité naturelle pour la musique n’est pas le CD mais le morceau. Ça n’était qu’un début. « En permettant aux clients de publier leurs playlists – ainsi que de commenter et de noter celles des autres – iTunes fournit autant de façon de naviguer son inventaire qu’il y a d’humeurs et d’intérêts de clients. » La première conséquence c’est que « nous devons nous défaire de l’idée selon laquelle il y a une façon meilleure que les autres d’organiser le monde » (David Weinberger). C’est précisément cet aspect qui importe dans Nietzsche ta Mère, à savoir la fin des grands systèmes de compréhension du monde au profit d’unités mobiles et disparates. Une base de données peut être interrogée par de multiples critères, les choses se déplacent et acquièrent le don d’ubiquité. Une des questions les plus intéressantes soulevées par Weinberger est donc celle de l’autorité : « Le monde digital nous permet de transcender la règle la plus fondamentale de la mise en ordre du monde réel : au lieu que chaque chose ait sa place, c’est mieux si les choses peuvent se voir attribuer plusieurs places simultanément. » Or les classifications traditionnelles impliquent toujours de l’autorité. C’est ce qu’il faut pour décider de mettre un objet à un endroit et pas à un autre, de lui donner une place dans un ensemble et pas une autre. Par exemple, le système de classification traditionnel des bibliothèques est fortement marqué par une vision nord-occidentale du monde. Le fait qu’on puisse, dans l’univers numérique, trouver ce qu’on veut sans passer par des classifications rigides bouleverse donc la position de ceux à qui nous confions traditionnelle- 38 -
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ment la responsabilité du savoir, et qui tirent leur autorité de cette position. Si nous pouvons tous participer à l’organisation des connaissances sans paralyser (au contraire) la capacité d’y accéder des autres, alors le pouvoir des spécialistes est remis en question. Classer devient un processus social. « Nous pouvons établir des connexions et des relations à un rythme inimaginable auparavant. Nous le faisons ensemble. Nous le faisons en public. Tout lien et toute playlist enrichit notre collection disparate de choses partagées et crée des connexions potentielles souvent imprévisibles. Chaque connexion nous dit quelque chose sur les choses connectées, sur la personne qui a établi la connexion, sur la culture dans la quelle une personne a pu l’établir, sur le genre de gens qui la trouvent intéressante. C’est comme ça que le sens croît. Que nous le fassions exprès ou en laissant des traces derrière nous, la construction publique du sens est le projet le plus important des cent prochaines années. » La quantité d’informations qu’on pouvait mettre sur une carte était limitée, aujourd’hui nous disposons des instruments pour trier les sources proliférantes, et cela nous permet d’obtenir des connexions plus riches. Mais l’accumulation a aussi ses revers, ainsi qu’en témoigne l’expression de troll, qui désigne sur le net un individu participant à un groupe de discussion (forum, blog...) qui cherche à détourner insidieusement le sujet d’une discussion pour générer des conflits en incitant à la polémique et en provoquant les autres participants. Par extension, on parle de troll (et pour le verbe, troller) pour un message dont le caractère est susceptible de générer des polémiques. Les personnes se rendant coupables de trolling ont été appelées progressivement des trolls, en allusion aux monstres laids et déplaisants de la mythologie nordique ; par ailleurs, - 39 -
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dans le jeu Donjons et Dragons, les trolls ont une capacité de régénération, les membres recoupés repoussent en quelques heures, la comparaison avec les fils de discussion qui se multiplient est d’autant plus judicieuse. On parle aussi de flood (inondation) pour qualifier ces messages envahissants. Dans un registre similaire, toute personne ayant une adresse email doit faire face quotidiennement à des courriers indésirables, également appelés spams. Le terme « spam » vient d’un sketch des Monty Python dans lequel le mot est répété à l’infini avant d’être repris en chœur dans une chanson. Datant de 1975, ce classique de l’émission de la BBC Monty Python’s Flying Circus parodie une publicité ringarde pour un pâté de jambon en gelée bas de gamme, appelé Spam, pour SPiced hAM (« jambon épicé »). C’est à la fois à cause de la répétition qui tourne à l’absurde, mais aussi en souvenir de la fadeur indigeste du produit, que les messages électroniques publicitaires qui inondent les boîtes mails ont fini par être baptisés ainsi. On estime que les spams représentent 93% des mails dans le monde, et 100 milliards en sont envoyés chaque jour. Spams et trolls sont-ils vraiment une richesse pour le web, est-il possible de contrer cette entropie ou faut-il y voir une richesse potentielle ? Les techniques d’écriture des spams pour passer à travers les mailles des outils de filtrage peuvent être vues comme des potentialités créatives ( Hommage à Borgès).
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Les modalités de classement élargies, ainsi que la pollution qui en découle indirectement vont à l’encontre du mouvement du web sémantique, qui milite pour une systématicité des termes employés en vue d’une standardisation de la langue, comprise comme simple instrument de communication. Or la langue résiste à toute tentative de la rendre - 40 -
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transparente, et c’est le propre des écrivains que de travailler le monde du langage par le biais de l’écriture. L’ambiguïté, la synonymie sont consubstantielles au langage, les significations ne sont jamais stables mais sont diverses. Même si les foules ne produisent pas de la sagesse (wisdom of crowds) mais du désordre ou des désaccords, l’essentiel est que les discussions continuent ; à la nuance près qu’une barrière persiste encore sur Internet : celle de la langue, car les systèmes de traductions automatique ne fonctionnent pas ( Leibniz translator). L’ouvrage de Weinberger ne parle cependant pas assez du fait que l’ancien et le nouveau système coexistent et s’interpénètrent. Ainsi, la plupart des sites qui font appel à des tags conservent malgré tout une forte structure principale, et utilisent les nouveaux procédés de tri et de classement pour des recherches transversales.
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Le jeu idéal est celui de la pensée «Le jeu idéal», tel que l’a développé Gilles Deleuze dans Logique du sens, est sans règles, sans vainqueur et sans vaincu. Il est d’abord hasard, hétérogénéité. C’est un jeu qui n’intéresserait personne. C’est le jeu du non-sens. Il appartient au non-sens parce qu’il ne met pas en relation un ensemble d’objets distincts dont l’agencement, sous le bon coup du hasard, organiserait un sens. Les objets du jeu idéal sont indistinguables et impersonnels. Ils ne s’organisent pas par la formule gagnante que donneraient les dés, mais bien par tous les coups de dés à la fois. L’affirmation de tous les hasards. Pourtant le jeu idéal se déroule inlassablement, il est le grand jeu organisateur de la pensée. Le jeu idéal est un mouvement qui distribue une infinité de pensées comme un ensemble ouvert de singularités. L’être est dans sa condition première changement et mouvement, différence incessante. Cette pensée est l’affirmation de - 41 -
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tous les mouvements contre le chaos dont elle-même est issue. Avec Gilles Deleuze, penser devient un sport. Le jeu que cherche la pensée contemporaine est tel que ses règles sont créées au fur et à mesure de la partie, par le joueur. Le jeu deleuzien ou nietzschéen n’est pas un jeu classique : la partie, le fait de jouer, se confond avec l’instauration de ses propres règles et le refus d’une transcendance de ces règles par rapport au jeu. Une façon d’accéder au « gai savoir », refus de l’esprit de sérieux, pour une mobilité de l’esprit.
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La philosophy fantasy La philosophie-fantasy, c’est la posture du penseur à l’heure d’Harry Potter et du Seigneur des Anneaux, de toutes ces figures qui inscrivent la sagesse dans un folklore de stéréotypes, d’images pop décalées, de dandys décadents et d’impostures intellectuelles. La philosophie-fantasy ne renonce pas aux mythes et aux récits populaires, elle y pioche matière à réflexion et invite à l’action.
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La fantasy est l’univers global des livres-jeux, et plus généralement des jeux-de-rôles. La fantasy (de l’anglais fantasy, imagination) est un genre littéraire faisant appel à des éléments surnaturels et/ou irrationnels. On y retrouve donc fréquemment la présence de mythes, de magie, de monstres, de mondes parallèles... Par extension, ce terme en est venu à désigner un genre (musical, cinématographique...) qui possède un fort potentiel de séduction, car il correspond au besoin humain de dépasser ses propres limites, d’être autre chose que soi. Cet univers fascine par son haut degré de réalisme et de cohérence interne, d’où l’importance dans les jeux de fantasy d’un fort système de règles, qui renvoie le joueur dans la position d’un apprenti, d’un élève en quête, en position d’initiation. Nietzsche ta Mère observe dans les pratiques contemporaines une exacerbation des discours dits d’experts. On n’en finit plus d’inviter sur les plateaux télé tel ou tel spécialiste en sciences humaines, psychologie (dans le Loft 1 le psychologue aux cheveux bleus jouait un rôle de caution intellectuelle sur le plateau), psychiatre... Toutes ces disciplines tendent aux yeux du grand public à se confondre en un grand gloubi glouba. Ces «spécialistes» incarnent le penseur à l’heure du « temps de cerveau disponible », on invite un expert comme divertissement, un anti-people masquant la vacuité du décor, que du vide derrière les plateaux, non pas absence de réel mais masque conservateur. Dans Nietzsche ta Mère, il ne s’agit pas de singer les faux experts, mais d’accroître la part de fantasy contenue dans les discours. Redonner sa place au mythe et à la rêverie, l’invitation à l’ouverture symbolique consubstantielle à toute activité de lecture. S’élabore ici une extension du domaine du rêve par des associations incongrues.
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Le philosophe comme vieux sage Le philosophe, le vrai, l’authentique ! se voit fréquemment affubler d’une image de vieux sage. De Gandalf le Blanc à Dumbledor, le sage est celui qui a vu passer les années sans faiblir, et qui a acquis de l’expérience sans toutefois vieillir dans la puissance de ses pouvoirs. Le signe matériel du vieux sage est la barbe blanche, élément qui ramène le vieux sage dans un temps primordial tout en l’ancrant dans le présent. Le philosophe s’extirpe du flux quotidien pour prendre du recul, il est celui qui développe une vision plus large des choses. Un exemple récent nous est fourni par la décision de Laurent Fabius de quitter le bureau du Parti Socialiste, pour adopter une posture de « sage actif » (Libération du 29 juin 2007). Étant donné que le philosophe échappe à l’injonction qui nous est faîte à tous d’être des consommateurs-citoyens (vote, consomme et tais-toi), le philosophe réintègre le jeu social comme intrus, comme curiosité, pas seulement comme vieux sage mais comme vieux singe.
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Le philosophe n’est donc pas vu par le grand public comme médiateur d’un savoir à recevoir, mais plus comme celui qui détient des connaissances inaccessibles. Il est parvenu à l’état d’éveil (ses cheveux blancs n’en sont-il pas la manifestation visible ?), mais il n’enseigne pas, il parle par paroles oraculaires, indéchiffrables. ( Derrida, le performatif). Il force le respect, la reconnaissance, mais on le tient à l’écart. Il ne joue pas de rôle dans la cité, et contrairement à ce que souhaitait Platon, personne ne songerait à le faire gouverner. Il est suspect, il en sait trop, et en dit trop peu. On ne le comprend pas, lui qui croit tout comprendre !
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Le philosophe comme styliste Le philosophe est souvent moqué en raison de son apparence insolite : Chemise à carreaux, barbe, mains velues, cravates rayées... sont autant d’éléments que l’on retrouve fréquemment. Il s’agit d’une question pas si anodine que cela, on y retrouve encore une fois le grand principe de l’éloignement et du recul, et quoi de plus proche du présent - 48 -
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et du renouvellement perpétuel que la mode, n’est-ce pas une évidence que le philosophe y échappe ? Mais ce recul ne forme t-il pas une mode de façon inversée ? Homme de l’inapparence, le philosophe est pris en les deux extrêmes du luxe et du relâché. A ce titre, le professeur de philosophie joue un rôle de premier plan. Étant entendu que l’activité de philosophe va de pair avec la tenue de cours, c’est le vêtement lui-même qui peut devenir source d’attention. Dans une scène frappante du film éponyme, le philosophe Jacques Derrida choisit son costume et sa chemise en vue d’une intervention dans un amphithéâtre. Plus loin, c’est chez le coiffeur que nous retrouverons, avec ses cheveux blancs caractéristiques et indissociables du personnage. Il devient alors envisageable d’ajouter une entrée « Philosophe » au répertoire de bestiaire fantastique qu’est Le livre des êtres Imaginaires de Borgès. Il hante les espaces spécifiques que sont les universités, les amphithéâtres, les colloques... « Sapientem pascere barbam » : Entretenir une barbe de philosophe (faire profession de philosophie, les philosophes étant alors à peu près les seuls à laisser pousser leur barbe)
Le philosophe comme combattant Ils luttent pour la vérité ! Un thème de reproche fréquent adressé aux philosophes est qu’ils n’arrivent jamais à se mettre d’accord. La querelle philosophique devient un motif récurrent dans les débats sans fin. La philosophie peut donc rapidement devenir une gigantesque querelle de clochers à travers les âges, avec les maîtres, disciples et sous-disciples. On choisirait sa discipline comme on choisit son école de combat, loyauté jusqu’à la mort (La combinaison audacieuse : les jeux de combat). Dans les débats philoso- 49 -
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phiques, il est ainsi fréquent que les intervenants déplacent sans cesse les questions dans leurs terrains de prédilection, sans jamais prendre vraiment la peine d’écouter et de répondre. La joute verbale n’est ainsi que très rarement conflictuelle et directe, mais consiste principalement en un art de l’esquive. Notons aussi que les citations sont une manière indirecte de s’approprier la parole de l’autre, de l’inclure dans son discours pour mieux le dépasser. Une illustration saisissante en a été donnée dans un célèbre sketch des Monty Python’s de 1972. Le match de football, intitulé « International Philosophy », met en jeu l’Allemagne et la Grêce. Voici la composition des équipes :
ALLEMAGNE 1 LEIBNITZ 2 KANT 3 HEGEL 4 SCHOPENHAUER 5 SCHELLING 6 BECKENBAUER 7 JASPERS 8 SCHLEGEL 9 WITTGENSTEIN 10 NIETZSCHE 11 HEIDEGGER
GRÊCE 1 PLATON 2 EPICTETE 3 ARISTOTE 4 SOPHOCLE 5 EMPEDOLE 6 PLOTIN 7 EPICURE 8 HERACLITE 9 DEMOCRITE 10 SOCRATES 11 ARCHIMEDE
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Voici le script du sketch traduit de l’anglais (traduction personnelle) : [Commentateur] « Bien, le score est toujours à zéro, mais la ferveur ne manque pas ici ! Comme vous pouvez voir, Nietzsche vient d’aller se référer à l’arbitre. Il accuse Confucius de n’avoir aucune Volonté de Puissance, et Confucius a répondu qu’il jouait dans l’Invariable Milieu. Et c’est le troisième carton jaune pour Nietzsche en 4 parties ! [nous voyons la figure d’un barbu dans un survêtement, en train de s’échauffer sur la ligne de touche] Et qui est-ce ? C’est Karl Marx, Karl Marx ! Il regarde comme s’il allait y avoir un remplacement dans le camp allemand. [Marx enlève le survêtement, sous lequel il porte un costume] Évidemment, l’entraineur Martin Luther a ordonné une attaque globale, comme il se doit lorsqu’il ne reste que deux minutes à jouer. Et la grande question est de savoir qui faire rentrer ou sortir. Cela pourrait être Jaspers, Hegel ou Schopenhauer, mais c’est Wittgenstein ! [Marx commence par lever énergiquement ses genoux vers le haut] Voyons s’il arrivera à insuffler une certaine vie dans cette attaque allemande. [L’arbitre siffle, Marx s’arrête et le regarde comme si c’était la fin du jeu] Évidemment non, quelle honte ! Mais je pense qu’Archimède a eu une idée. Archimède Eureka ! [Il court vers la balle et lui donne un coup de pied.] Archimède pour Socrate, Socrate de nouveau à Archimède, Archimède à Héraclite, il dribble Hegel [qui, comme tous Allemands, est toujours en train de penser]. Héraclite avance, il se positionne au second poteau, Socrate est là, Socrate se dirige devant le but ! Socrate a marqué de la tête ! Les Grecs deviennent fous, les Grecs sont fous ! Socrate a marqué grâce à une belle plongée d’Archimède. Les Allemands contestent le but. Hegel prétend que la réalité est plutôt un a-priori des éthiques non-naturelles, Kant, via l’impératif - 51 -
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catégorique, prétend qu’ontologiquement ce but n’existe que dans son imagination, et Marx clame que c’était horsjeu. Mais Confucius répond avec un coup de sifflet final ! L’Allemagne, qui en demi-finale avait pourtant décroché la victoire face au trio central de Bentham, Locke et Hobbes viennent d’être battue sur ce score impair, et regardons à nouveau le but [vue de l’arrière du but]. La tête de Socrate à l’intérieur, Leibniz n’a eu aucune chance. Retournons vers nos grecs euphoriques [Les Grecs dansent avec plaisir, un pichet de vin dans la main] Et Épicure est là, et Socrate le capitaine qui a marqué ce qui était probablement le but le plus important de sa carrière. »
Le philosophe comme conteur Le philosophe n’est pas l’ennemi des mythes. De Platon à Aristophane, de Merleau-Ponty à Freud s’inventent à chaque fois des façons de dire le monde. Les philosophes développent une écriture qui n’est pas dénuée de style, et surtout de situations fantastiques. Platon, qui a exclu Homère de sa cité idéale est paradoxalement un des plus grands forgeur de mythes. Mon travail consiste en partie à remettre en valeur cette part obscure. Cette attirance pour les sous-genres, ou pour les productions de l’esprit impures répond à une figure de l’esprit bien connue des philosophes : Le mythe. Le mythe est un moyen de frapper la - 52 -
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raison en lui imposant une image contraire à ses habitudes. La mise en récit de la pensée va à l’encontre de l’expérience quotidienne et purra donc être retenue facilement. C’est ce qu’explique Frances Yates dans L’Art de la Mémoire. Le sujet de ce livre est paradoxalement peu familier aux lecteurs du 20ème siècle. Il exista en Grèce antique un authentique art de la mémoire, qui fut ensuite transmis à Rome et absorbé par la culture européenne pour de nombreux siècles, jusqu’au 17ème. Depuis Aristote, le mythe est vu comme un moyen de frapper la raison. Dans son ouvrage, Frances Yates nous apprend les techniques de mémorisation en Grèce antique, qui utilisaient des images agentes (images frappantes) placées dans des loci (lieux) déterminés. Ainsi, l’orateur antique pouvait, lors d’un procès, parcourir en mémoire une série de lieux dans lesquels il avait auparavant placé une série d’objets particuliers. Le choix des objets, ainsi que leur position et leur rapport avec l’environnement architectural jouent le rôle de marqueurs sémantiques, et rappellent à l’orateur les différentes phases du discours. Le livre donne l’exemple d’un homme empoisonné pour héritage. L’image utilisée est celle d’un homme au bord d’un lit, tenant dans une main une coupe (le poison), est dans l’autre une tablette de cire (l’héritage) et des testicules de bouc (testiculus > testes, les témoins). Dans ses Histoires de Peintures, l’historien de l’art Daniel Arasse a montré que les théories développées par Frances Yates trouvaient écho dans les peintures mnémoniques de la Renaissance. Dans sa conférence « Mémoire et Rhétorique », Arasse s’appuie sur Pierro Della Fransesca, pour décrire les rapports entre les positions spatiales des personnages - 53 -
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et leurs lieux exigus sans fondements architecturaux (d’un point de vue pratique) qui les entourent. L’espace joue comme un cadre, à la manière d’une grille ou d’un repère. Selon Yates, un conflit éclata à la Renaissance entre l’héritage de cette technique classique et des méthodes plus rationnelles, qui niaient toute iconographie au profit de l’algèbre, telles celles de Raymond Lulle. Ses schémas de mémoire, roues algébriques complexes qui inscrivent les principales catégories de l’être et du divin dans des disques mobiles, sont de véritables emblèmes de pouvoir. Yates développe ensuite le cas de Giordano Bruno, alchimistephilosophe qui mêle les techniques anciennes et nouvelles en une science puissante et terrifiante. Après un développement sur le Globe Theater de Shakspeare, l’ouvrage se conclut symboliquement sur Leibniz, qui parle du système de lieux et d’images, et qui recherche, à la manière de Giordano Bruno, une langue universelle à partir de laquelle comprendre l’univers. Mais cette grammaire n’est plus celle d’une occulte religion égyptienne, Leibniz n’est pas le mage d’une société secrète. La langue de la connaissance universelle, c’est celle des mathématiques. « Les mots des langues courantes sont imprécis et leur utilisation mène à l’erreur. Ce qui existe de mieux pour mener avec précision recherches et calculs, ce sont les notae de l’arithmétique et de l’algèbre. » On sait combien cette pensée est toujours présente, mais aussi fortement contestée. La langue, dont l’écrivain porte la charge (Roland Barthes) n’est jamais transparente à ellemême. D’où que je me place, je suis toujours traversée par elle. La science ne pourra comprendre l’écriture que si elle cesse de ne voir le langage que comme un simple instrument. « Seule l’écriture effectue le langage dans sa totalité ». Il n’y a pas d’état neutre du langage. - 54 -
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La philosophie, discipline reine de la pensée sensée nous éloigner des faux-semblants, n’en a pas fini avec les mythes et la fiction. L’usage d’images incarnées sensées nous éduquer (Aristote) a paradoxalement fait porter l’attention vers ces images-mêmes. La recrudescence récente de films de fantasy aux budgets toujours plus démesurés doit nous pousser à la réflexion. N’est-ce pas l’anneau de Gygès (Platon, La République) et sa propriété d’invisibilité qui, sous une forme revisitée, est au coeur du blockbuster du Seigneur des Anneaux ? Dans Harry Potter, version édulcorée des récits gothiques fin de siècle, se dessine en filigrane une mobilité de l’image imprimée, du récit textuel qui devient non plus figé mais activé par l’image devenue mobile. Dans les journaux quotidiens, les gros titres tournent, les cadres n’enserrent plus des photos mais des vidéos. L’Art de la Mémoire est un livre intéressant pour ma recherche, car il articule la mémoire à l’espace, et l’espace au langage. La vieille opposition du Laocoon entre l’espace (l’image) et le temps (le langage, éléments successifs) est ici dépassée. Le langage par le biais de la mémoire devient une spatialité à parcourir. Et quelle meilleure figure d’espace à parcourir que celle du labyrinthe, et par extension celle du livre ?
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Figures du labyrinthe Si tout livre n’est qu’un renvoi de signifiants s’écrivant sur d’autres matières textuelles, il est alors possible d’envisager le labyrinthe comme paradigme de toute activité de lecture.
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Borgès, la mise en question du labyrinthe en littérature Dans son recueil de nouvelles Fictions (1941), Jorge-Louis Borgès s’intéresse à des structures narratives complexes, tournant autour du rêve et de la remembrance. Dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, Borgès narre une histoire à couches multiples. En s’appuyant sur l’analyse détaillée qu’en a donné Hélène Campaignolle-Catel dans la Romanic Review (janvier 2006), nous dégagerons la part d’ambiguïté que contient cette nouvelle, prise entre les deux bords du récit unitaire aristotélicien et de l’infini labyrinthique. Cette histoire dans l’histoire qui donne titre à la nouvelle a fait de Borgès une figure tutélaire pour les nouvelles formes d’écriture du vingtième siècle. Le récit de Borgès raconte les dernières heures d’un espion allemand en Angleterre, le docteur Yu Tsun. Poursuivi par un agent anglais, Yu Tsun décide d’accomplir sa mission : transmettre à son chef allemand le nom d’une base d’artillerie anglaise. Il trouve dans l’annuaire l’adresse d’un Anglais portant le nom de la ville abritant la base militaire, Albert, se rend chez lui et le tue. Sur cette trame d’espionnage se greffe une histoire seconde, qui lie Yu Tsun, -via son ancêtre Ts’ui Pên-, à sa victime, Albert, un sinologue réputé. Avant d’être tué, Albert révèle à Yu Tsun le secret de son ancêtre, auteur mystérieux et légendaire d’un livre et d’un labyrinthe. Le livre inventé par Ts’ui Pên représenterait le « labyrinthe du temps ». L’écriture globale de la nouvelle reste fidèle aux grands principes d’Aristote, à savoir la présence d’une forte structure unitaire comprenant un début, un milieu et une fin. Le récit central est classiquement construit sur une base linéaire, à la manière d’un chemin de fer, route unique qui - 58 -
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emmène le lecteur vers une destination finale connue d’avance. Ce langage suit une ligne continue et successive, qui obéit à la loi de construction « syntagmatique » (Jakobson) des énoncés, c’est à dire qui lie les éléments les uns aux autres suivant un ordre logique. Or, ce mode narratif est précisément à l’opposé de l’histoire insérée. « Fiction dans la fiction, le livre arborescent, « jardin aux sentiers qui bifurquent », est rêvé mais non réalisé dans le texte : il reste son horizon et sa marge, une image féconde mais contradictoire de la poétique narrative borgésienne qui ne fait qu’annoncer, sans la réaliser, la pluralité narrative. » (Hélène Campaignolle-Catel) La position paradoxale de Borgès se situe donc au croisement conflictuel de deux théories de la langue, du texte, et du récit : d’une part, le linéaire successif et sa version architecturée par la fin, de l’autre, le spatial incarné dans le langage pluriel. Le labyrinthe, image inversée du chemin de fer linéaire, est une structure qui tient davantage de l’espace et du visuel que du temporel et du linguistique. Métaphore du livre total, le labyrinthe de Ts’ui Pên inclut de manière simultanée tous les temps divers du réel dans un seul et même espace narratif. « La forme du jardin-roman « aux sentiers qui bifurquent » n’est pas une « utopie » posée à l’horizon du texte borgésien. Elle est une interrogation sur ce que peut être le récit quand il transgresse sa forme claire dans le chaos d’une image plurielle. La fiction de Ts’ui Pên est une écriture efflorescente, arboricole, désordonnée, sans azimuts, adonnée à l’espace et déviée de la ligne quand elle se démultiplie: elle est une poétique rêvée mais interdite. Cantonnée dans la mise en abîme contenue dans l’emboitement des textes, la fiction du récit bifurquant fait pourtant, force de l’emblème, retour sur le texte. En inscrivant dans son texte l’image confuse, insoluble, du jardin labyrinthique, Borges - 59 -
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soumet, consciemment, son récit, paramétré selon le paradigme unitaire aristotélicien, au risque d’un dépassement et d’une transgression visible. »
Le Hasard et la multiplication des possibles « [Ts’ui Pên] croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles embrasse toutes les possibilités. » [...] « Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. » Le texte décrit, conçu par Ts’ui Pên, suit le modèle d’un récit combinatoire dont l’ensemble des possibilités sont « actualisées », d’une manière qui échappe à la décision initiale des agents. Le texte n’offre pas au lecteur le choix - 60 -
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entre plusieurs possibilités, mais oblige à une lecture exhaustive de ces différentes versions, ce qui explique l’infinité du livre de Ts’ui Pên. L’auteur les a intégralement prises en compte et rédigées : « Il lut avec une lente précision deux rédactions d’un même chapitre épique ». Texte totalisateur, entreprise cosmogonique, le texte de Ts’ui Pên n’arrête pas le flux des possibles, il les prend théoriquement tous en compte. Le livre labyrinthique multiplie les trames narratives en refusant l’unicité d’un récit causal, et par là-même questionne la validité du cheminement linéaire, unitaire, orienté et causal du conte. La multiplicité envisagée par Ts’ui Pên casse l’assignement d’une chose en une seule et même place (la compossibilité chez Leibniz). Pour générer des embranchements multiples, Borgès insiste non pas sur les choix des individus, mais sur la multiplicité des dénouements possibles à une décision donnée. « Fang, disons, détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l’intrus, l’intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, etc. » Chaque choix du personnage principal a des implications qui, à la longue, selon la théorie chaotique, génère un monde radicalement différent des mondes parallèles : « Parfois les sentiers de ce labyrinthe convergent : par exemple, vous arrivez chez moi, mais, dans l’un des passés possibles, vous êtes mon ennemi ; dans un autre, mon ami ». La théorie du chaos trouve donc son correspondant monstrueux dans la fiction de Ts’ui Pên, à rapprocher du chat de Schrödinger, situation qui met en évidence la fracture existant entre le monde quantique (où un objet peut se trouver dans plusieurs états à la fois) et le monde macroscopique (déterministe). Souvent prise comme exemple précurseur de la littérature hypertextuelle, - 61 -
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la nouvelle borgésienne est donc plus paradoxale qu’il n’y paraît puisqu’elle conserve une stricte architecture aristotélicienne. Entre l’image labyrinthique (romanesque) du jardin imaginé par Ts’ui Pên et le déroulement linéaire et fermé de la nouvelle s’inscrit un contrepoint qui fonde le lieu d’un conflit non résolu. Cette nouvelle constitue ainsi le socle d’une réflexion nouvelle sur les formes discursives et narratives. Le récit labyrinthique borgésien imagine ces approches spatialistes et multilinéaires dans une configuration qui offre à la nouvelle toute son ambivalence. Demeure, au plan du récit borgésien, le conflit qui s’instaure entre une conception nécessaire et « magique » du déroulement narratif et sa figure inversée, chaotique et infinie, qui fait chanceler la structure unitaire sur ses fondements poétiques et philosophiques. Suite au développement précédent sur les récits interactifs et les livres-jeu, il apparaît que le système d’arborescence qui se déploie dans ses formes d’écriture s’apparente à un labyrinthe. Il convient donc d’analyser cette figure qui articule le temps à l’espace sous l’angle de trois grandes notions qui ont chacune rapport au jeu et au savoir : La quête de la connaissance, le fil conducteur, et l’errance.
La quête de la connaissance, ou le savoir comme espace labyrinthique Le labyrinthe est une figure symbolisant typiquement la connaissance. Son parcours et ses détours matérialisent le temps humain mis à disposition sur Terre, et les moyens de le mettre à profit en atteignant la fin du labyrinthe (la sortie). Le labyrinthe représente l’homme face à l’univers : il est perdu, ne sait d’où il vient, où il est, où il va (le tableau de Gauguin : D’où venons nous? Que sommes nous? Où allons - 62 -
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nous?). Il cherche à sortir de cet état, c’est-à-dire à trouver les réponses à ses questions. Le labyrinthe représente l’homme obscur à lui-même, qui se perd en essayant de se connaitre. Il symbolise l’âme humaine dans toute sa complexité, en proie au mal (incarné par le Minotaure, être chimérique). Dans le paradigme grec, toute rencontre avec le monstre se révèle fatale. Parcourir le labyrinthe est alors l’occasion d’une introspection, les méandres symbolisent le cours de la destinée humaine, ses pièges et ses tourments. Le labyrinthe est ainsi la matérialisation du sens de la vie : l’envol de Dédale et Icare peut symboliser l’élévation de l’esprit vers la connaissance ou celle de l’âme vers Dieu, qui permet de sortir de l’absurdité de la condition humaine; de même, l’amour pour un autre être (Ariane pour Thésée).
La métaphore du cerveau comme espace labyrinthique, et par-là même du savoir comme dédale se retrouve mise en scène d’une façon critique dans une oeuvre récente de l’artiste-performeur Eric Duyckaerts. Intitulée « Palais des Glaces et de la Découverte » et présentée en 2007 lors de la 52ème Biennale d’Art de Venise dans l’enceinte du pavillon belge, l’installation se compose d’un ensemble de parois en verre sur lesquelles sont implantées des écrans plats qui diffusent des conférences-performances de l’auteur. Dès l’entrée, le visiteur est plongé dans l’incertitude : les reflets jouent de la confusion entre l’effet de transparence et celui de miroir. Il devient difficile d’évaluer les distances, et il est fréquent de voir les visiteurs se heurter aux murs. Le dédale est une métaphore de la ville de Venise, mais aussi - 63 -
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du savoir, entité non-finie et toujours incertaine. Le principe de réversibilité des apparences, de la non-opposition du sérieux et de l’humour est ici manifeste. Mise en abîme dans les reflets de l’installation, une conférence sur les structures labyrinthiques explique avec une fine ironie que si les labyrinthes pour rats n’ont que des embranchements à deux possibilités, c’est pour faciliter les calculs du scientifique. Cette remarque vaut bien entendu pour les livres-jeu, qui n’offrent souvent que des choix binaires. Une nouvelle de Borgès (Les Ruines circulaires) en fournit un contre-exemple par une situation où le protagoniste, face à de multiples portes, revient à son point de départ tant qu’il n’a pas franchi le bon seuil - procédé repris dans le dernier niveau du jeu vidéo New Super Mario Bross (Nintendo DS) où il faut progresser à l’aveugle, au gré des indices sonores. De la même façon, certains livres-jeu développent des ruses pour égarer les lecteurs-tricheurs, comme des codes secrets à trouver et à additionner.
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Le fil conducteur ou le chemin de fer Chez les grecs, il importe autant d’atteindre le centre du labyrinthe que de revenir victorieux. Ariane, fille de Minos, tomba amoureuse de Thésée. Au moment où il pénétrait dans le Labyrinthe, il reçut d’Ariane une pelote de fil (le fameux « fil d’Ariane ») qu’il déroula au fur et à mesure qu’il avançait et qui lui permit de retrouver son chemin, une fois sa mission accomplie, en réenroulant la pelote. Le fil conducteur c’est la vie humaine comprise comme une cohérence, ce qui permet à l’homme de changer tout en demeurant le même. Vieux conflit philosophique entre Héraclite et Platon, entre l’impermanence des choses ou la persistance des essences derrière les apparences. Notons que cette métaphore donne lieu aujourd’hui à un outil de navigation de sites internet constitué d’une suite de liens hiérarchisés. Le fil d’Ariane (ou chemin de fer, et en anglais breadcrumbs trail) représente le chemin de navigation qui permet à l’usager une lecture simplifiée en lui indiquant en permanence la position où il se trouve, et lui laissant à tout moment le choix de revenir en arrière par l’utilisation d’hyperliens. Un fil d’Ariane se présente sous la forme suivante : Accueil > Projets > Galerie2. Le dernier lien représente la page sur laquelle le visiteur se trouve. Le terme anglais « breadcrumb » (littéralement « miette de pain ») fait référence au conte de Grimm Hansel et Gretel qui relate l’histoire de deux enfants perdus dans la forêt laissant tomber des morceaux de pain (mangés par les oiseaux) pour retrouver leur chemin. Le fil conducteur d’un récit labyrinthique, c’est à la fois la cohérence de la fiction que la carte que se construit le lecteur-joueur au fur-et-à-mesure de sa partie.
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L’errance, la figure d’Ulysse comme résistance au rêve La fin peut être un but ou un terme. Ainsi, dans le labyrinthe de Dédale, le vide de l’espace central est gardé par le monstre, le Minotaure, que doit affronter Thésée. Le centre est la part obscure que doit découvrir celui qui vagabonde, elle est à associer aux notion de non-retour et d’égarement. Toujours dans la mythologie grecque, Ulysse est celui qui après de multiples égarements, revient victorieux. C’est L’Odysée. Mais d’autres héros ne reviennent pas. Ainsi, Icare, que la fougue de la jeunesse grisa, se rapprocha trop près du soleil (symbole de la connaissance, de la lumière, de la vérité) malgré les appels éplorés de son père. La chaleur fit fondre la cire qui collait les ailes à son corps, et le malheureux tomba dans la mer et se noya. Quant à Thésée, il quitta la Crète, emmenant Ariane avec lui, mais l’abandonna bientôt sur l’île de Naxos. Selon la légende, le désespoir d’Ariane fut tel qu’elle se jeta dans la mer. C’est à travers l’exemple d’Ulysse vu au travers d’un poème d’Yves Bonnefoy que nous développerons cette notion d’errance, reprise dans beaucoup de jeux vidéos tels que Morrowind, Ico ou encore Zelda WindWaker ce dernier titre étant d’autant plus signifiant qu’on y joue un héros naviguant en drakkar, réactualisation des périples d’Ulysse. Dans son dernier recueil de poèmes Les Planches Courbes, Yves Bonnefoy développe les thèmes de l’errance, de l’égarement dans le langage, des faux-semblants et de la présence au monde. Dans le Leurre des Mots, Bonnefoy s’interroge plus particulièrement sur la difficulté pour le langage de coïncider avec le réel, et sur l’éventuelle possibilité de dépasser ou plutôt de surpasser cette difficulté. Le titre de la section fait écho au titre d’un poème antérieur (1975), Dans le leurre du seuil, qui pose le problème du rapport des - 66 -
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mots au monde sensible, c’est-à-dire, la capacité des mots à dire le sens des choses. Dans les deux dernières strophes, le poète a trouvé une réponse (« Je sais... ») : la poésie est le moyen de réduire la fracture entre le mensonge et la vérité.
Les dangers du rêve Yves Bonnefoy souligne notre complaisance au rêve, « Nous mettons nos pieds nus dans l’eau du rêve », « Nous avançons, l’eau monte à nos chevilles ». Le rêve est ce qui laisse libre court à l’inconscient, mais aussi ce qui endort, et l’accroissement des images dans le sommeil aiguise la vigilance du poète à retrouver la beauté des choses. « Soit beauté, à nouveau, soit vérité, les mêmes / Étoiles qui s’accroissent dans le sommeil. ». Ainsi, dans la deuxième partie du poème, le moment du réveil est l’occasion d’une possibilité d’union entre beauté et vérité, c’est-à-dire une échappatoire au leurre des mots : « L’offre de la beauté dans la vérité ».
La figure d’Ulysse La figure d’Ulysse apparaît au détour du poème, quand la nuit d’été recouvre de sa fumée celui qui parle. Ulysse, lui aussi se laisse porter par les songes ; « Et le rossignol chante encore une fois » , « Il a chanté quand s’endormait Ulysse. ». L’étoile, la mer, la barque... sont autant d’éléments bercés dans un rêve qui est aussi un demi-sommeil. Le chant du rossignol brise dans le poème la continuité du songe « Et le rossignol chante une fois encore, avant que notre rêve ne nous prenne ». L’oiseau est le signal d’une présence délaissée, l’alerte que notre monde est bien là, pour qui sait voir parmi les choses immobiles celles qui inclinent à nous mettre à nouveau en mouvement. Dans la masse indistincte des étoiles, une intruse : Vénus, qui appelle le voyageur à - 67 -
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reprendre le chemin du retour, et montre l’exemple pour « nous [qui] sommes des navires lourds de nous-mêmes, Débordants de choses fermées, nous regardons À la proue de notre périple toute une eau noire S’ouvrir presque et se refuser, à jamais sans rive. Lui, cependant, dans les plis du hasard, Pensait déjà à reprendre sa rame Un soir, quand blanchirait à nouveau l’écume, Pour oublier, peut-être toutes les îles Sur une mer où grandit une étoile. »
Ulysse nous est présenté comme un modèle à suivre, parce qu’il a toujours résisté à la tentation de l’exil, et qu’il a sut trouver en lui des forces suffisantes pour avancer jusqu’à atteindre « la maison natale » d’Ithaque où l’attendait son épouse Pénélope et son fils Télémaque, Ulysse a su « reprendre la rame » pour atteindre son but, contrairement à nous qui « sommes des navires lourds de nous-mêmes », nous qui restons des spectateurs passifs (« nous regardons / A la proue de notre périple toute une eau noire »), incapables de retrouver la vérité des choses parce que nous sommes enfermés - 68 -
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dans un à peu près (« s’ouvrir presque et se refermer, à jamais sans rive »). Nous interdisons à notre inconscient d’accéder à la conscience, les souvenirs résistent au langage. Les rêves exercent une fascination, une séduction et l’on est tenté de s’arrêter à la beauté des images qu’ils proposent. Le poète doit suivre la même démarche qu’Ulysse : comme le héros grec qui allait d’île en île, le poète doit aller de souvenir en souvenir, comme lui il peut se perdre. Mais il doit « aller confiant » dans ce monde des souvenirs, car dès lors qu’il aura su dépasser le charme trompeur des images que les souvenirs, bons ou mauvais (« à travers l’affre / de quelquesuns, mais aussi le bonheur / D’autres »), nous laissent, il pourra accéder à « une rive nouvelle », « une autre terre » , il pourra espérer pousser « ces barrières [....] / le soir venant, d’un chemin de retours » ( page 78). L’errance du poète doit avoir pour but d’aller « au-delà des images », « par au-delà presque le langage ». Les images, mais aussi les souvenirs et les mots, sont inquiétés en tant qu’ils nous détournent de l’immédiat, même si le bonheur se mêle au mensonge. Accepter que le mensonge soit la loi de notre relation au monde, à autrui, c’est accepter d’être définitivement voué à l’exil et de nous enfoncer toujours un peu plus dans l’opacité du langage, au point que dire les choses n’a plus aucun sens. Et l’espoir est fragile, de faire passer un peu de lumière par delà le langage, qui s’interpose entre les hommes et le monde. Détour nécessaire « Des mots qui offrent plus que ce qui est, ou disent autre chose que ce qui est ». Le Leurre des Mots ce serait de reconnaître les limites du langage, se tenir sur le seuil, affronter l’énigme de notre errance sur terre. Refus d’un sens fixe et exaltation de la présence immédiate au monde. L’errance du rêve affronte la non-signifiance des choses, la vague se rabat sur le désir. - 69 -
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Sous l’angle matématique On distinguera le labyrinthe dit « parfait » dans lequel un chemin unique passe par toutes les cellules du le labyrinthe dit « imparfait » où un chemin se recoupant forme des ensembles de cloisons connexes appelés « îlots ». Ces îlots peuvent éventuellement isoler des cellules qui deviennent alors inaccessibles. Un mythe veut que l’on trouve inmanquablement la sortie d’un labyrinthe en tournant systématiquement à droite (ou à gauche) : c’est l’algorithme de la main droite (ou gauche). Cette idée est partiellement justifiée dans le sens où, dans un labyrinthe parfait, cela conduira à explorer l’arbre des possibilités sans aucun oubli. Cette ruse a toutefois été déjouée par les concepteurs de labyrinthes, car dans les labyrinthes à îlots, tourner systématiquement à droite ou à gauche, peut conduire à tourner indéfiniment en rond. L’exemple ci-dessous présente des labyrinthes à îlots imbriqués, où la méthode de la main au mur est inopérante et où il faut passer à des méthodes plus évoluées.
Labyrinthe parfait
Labyrinthes imparfaits
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Passer d'un labyrinthe à une arborescence Il suffit de tracer l'ensemble des chemins possibles, et de déplier les itiniéraires. Il est alors aisé de comprendre qu'une écriture layrinthique est aussi arborescente.
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Les récits interactifs L’examen des figures du labyrinthe nous conduit à développer l’idée d’un livre aux bifurcations multiples, où le lecteur tiendrait la place du joueur, où il pourrait agir sur le déroulement-même de l’aventure. C’est précisément ce que permettent les récits-interactifs.
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Qu’est-ce qu’un récit interactif ? On appelle récit interactif une forme de fiction qui se distingue des histoires dîtes linéaires. Pour tenter de différencier ces deux formes littéraires, Nous nous réfèrerons principalement aux études du séminaire Fiction interactive, “ métarécit ” et unités intégratives (juin 2002), et plus particulièrement à l’intervention de Pierre Barboza : Analyse de dispositifs interactifs et narratifs en vue de l’élaboration d’un vocabulaire critique. Pour Pierre Barboza, le passage de la fiction linéaire à l’hyperfiction présente plusieurs caractéristiques : « L’une liée à l’informatique tient à la possibilité de créer des programmes qui représentent un monde cohérent de règles permettant de gérer de multiples combinatoires de fichiers. Cette caractéristique conduit à s’interroger sur les recouvrements de l’hyperfiction avec des problématiques mieux repérées : le jeu et la documentation. » Pierre Barboza met en rapport la base de données et le jeu (vidéo). En effet, il ne saurait exister de jeu vidéo sans database, ne serait-ce que par les librairies de code qui le composent structurellement. De plus, chaque action étant scriptée à l’avance, le jeu contient potentiellement toutes les possibilités, même si quelquesunes seulement sont actées par le joueur. L’emploi du terme de « documentation » est à relier à tout type de système de classement, ce qui suppose une réflexion sur des modes d’accès, et donc une organisation des fichiers dans des bases à entrées multiples. « Une autre caractéristique du passage de la fiction linéaire à l’hyperfiction est liée à l’interactivité, quand une partie de l’énonciation de l’histoire est déléguée à un utilisateur qui passe du statut de spectateur à celui de spect@cteur (JeanLouis Weissberg). Le passage de la linéarité à la non-linéarité du récit devient alors une question centrale. Est-il possible de maintenir une progression et des rythmes dramatiques dès lors - 74 -
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que le spect@cteur en prend même partiellement le contrôle ? Comment cette interactivité peut-elle garantir une cohérence au récit fictionnel ? » C’est ici tout le rapport entre le cinéma et le jeu vidéo qui est mis en question. Dans un cinéma, même si le spectateur s’endort, le film avance. Dans le jeu vidéo, si le joueur ne fait rien, l’intrigue n’avance pas. Naturellement, cette emprise de l’utilisateur sur la progression n’est pas totalement laissée au hasard, et « il arrive que les chemins bifurquent ». Une définition possible du récit interactif serait donc une fiction faisant appel à des procédés numériques (via un programme), en vue de laisser au lecteur la possibilité de manier des signes. En effet, la spécificité du jeu vidéo est que le spectateur s’investit dans la constitution de l’expérience esthétique. Pas d’art sans spectateur, pas de jeu sans joueur, car le jeu a besoin du joueur pour déployer et explorer ses possibilités. Le joueur est pris dans l’immensité des possibilités qui s’ouvrent à lui, ou du moins l’étendue des tâches que le jeu lui demande d’effectuer, et ne peut prendre aucun recul par rapport au jeu lui-même, à l’expérience qu’il vit.
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Fictions interactives : Quelle cohérence ? Au delà des oeuvres d’art, il est donc intéressant d’observer les diverses stratégies utilisées dans les jeux vidéos pour obtenir une cohérence fictionnelle dans un environnement interactif. Notons que le terme de fiction n’est pas forcément synonyme de récit : dans les jeux vidéo, le développement social hors-jeu (via des forums, des blogs...) génère de la fiction, des méta-récits (intégrés ou pas au jeu). Pour plus de détails sur ce point, on pourra se référer à l’étude de Janique Laudouar : Le prolongement narratif sur Internet des amateurs des Sims (2002). Nous distinguerons trois grandes méthodes : Les noeuds, le mouvement et la synchronisation.
Doom, Les sentiers qui bifurquent Doom, signifiant littéralement destin funeste, est un jeu vidéo de tir subjectif développé et édité par ID Software, sorti en 1993, et connu pour être l’un des titres majeurs qui ont lancé ce genre de jeu. Dans Doom, la fiction (sous sa définition narrative) est réduite à son strict minimum. La progression du joueur se fait essentiellement sous forme de déambulations dans des couloirs obscurs. Même si l’errance est libre, il faut trouver des clés colorées pour ouvrir les portes similaires afin d’atteindre la fin du niveau. Le déroulement du jeu, qui donne au joueur un sentiment de liberté, est donc limité par le franchissement obligatoire de noeuds. Le même procédé est repris dans Resident Evil - 76 -
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ou Final Fantasy. Notons que dans la nouvelle de Borgès, ces noeuds peuvent cependant être traversés dans un état différent : « Parfois les sentiers de ce labyrinthe convergent : par exemple, vous arrivez chez moi, mais, dans l’un des passés possibles, vous êtes mon ennemi ; dans un autre, mon ami ». La théorie borgesienne formule un absence d’ordre, pour dire autrement : un chaos. Dans les jeux vidéo, cette idée est vérifiée dans la majeur partie des cas : le joueur (via son avatar) franchit des étapes obligatoires, mais il peut avoir oublié des éléments facultatifs (items, rencontres, quêtes annexes...). Dans l’exemple de Doom, citons notamment un niveau où dès le début il est possible de faire demi-tour pour obtenir la tronçonneuse dans une pièce cachée, alors qu’un pas de trop vers l’avant rend impossible de récupérer plus tard cet objet ô combien précieux...
Tekken, le mouvement comme socle Tekken est une série de jeux vidéo de combat en 3D développé et édité par Namco. Apparue en 1994, la série est traditionnellement développée sur borne d’arcade puis adaptée sur les consoles de salon de marque PlayStation. La cohérence de l’interactivité tient avant tout dans le rythme effréné des combats, dans l’apprentissage des combinaisons de touches donnant lieu à des coups toujours plus impressionnants. « L’homme ne se tient qu’en mouvement disait Montaigne ». C’est la vitesse qui fait tenir le jeu, et sur le même mode, citons Tétris, Mario Kart, Wipeout... Les jeux vidéos réussis ont un pouvoir addictif très fort, une force d’attraction qui dépasse les récits imprimés linéaires, car dans les exemples cités, il n’y a pas vraiment de fin au jeu. Juste le plaisir d’une maîtrise technique accomplie, à la manière du sport. Un jeu n’est bon que si l’on est bon à ce jeu. Pour ce qui est de l’accomplissement dans la fréné- 77 -
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sie cinétique, cela est d’autant plus vrai quand l’on joue à plusieurs. Il est alors fréquent de laisser le même jeu dans la console, et d’y jouer chaque jour. Inversement, on imagine difficilement une lecture en boucle.
Animal Crossing, la synchronisation des montres Animal Crossing est un jeu vidéo édité par Nintendo pour les consoles de jeux vidéo GameCube, N64 et DS. Dans ce jeu, le joueur emménage dans un village de campagne habité par des animaux aux caractères bien distincts. Animal Crossing introduit un nouveau type de jeu dérivé du collect them up : le but est de rendre tous les habitants heureux, de créer des vêtements et des décorations et de collectionner des objets (meubles, tapis, vêtements, fossiles...). Le jeu se déroule en temps réel, les minutes et les heures étant synchronisées avec la vie réelle (horloge interne de la console), ainsi que les jours, les mois et les saisons. Il est également possible de fêter Noël et tous les autres évènements (14 juillet, anniversaires...) avec les villageois. Là encore, aucune fiction - 78 -
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narrative, et plus encore, pas de véritable fin (ni but ni terme !). Le jeu est un gigantesque réservoir de dialogues et d’évènements, qui ont la particularité de ne pas pouvoir se répéter, car le jeu est calqué temporellement sur la vie réelle du joueur. La base de données du jeu est tellement gigantesque qu’il semble qu’il faille plusieurs vies pour tout explorer ! Shenmue, de Séga, fonctionne sur de la même manière. Animal Crossing ne se base pas pour autant sur le principe du générateur. Dans la version GameCube, cela était flagrant avec des objets promotionnels virtuels (épée de Zelda...) qui n’ont été révélés que de longs mois après la sortie du jeu, sous forme de codes chiffrés à rentrer dans l’interface. Ce dernier point est d’ailleurs tout à fait intéressant, au sens où il introduit un échange entre le monde réel et le monde virtuel. Notons aussi que Doom fonctionne de la même manière pour les sauvegardes : un code à noter sur un papier (et non une sauvegarde sous forme de fichier numérique) contient toute la progression du joueur (vie, niveaux, équipement).
Du récit interactif au livre-jeu Les jeux vidéos fournissent un paradigme du récit interac-
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tif, puisque par essence ils ne fonctionnent comme fictions que sous l’impulsion d’actions du joueur. Les premiers jeux d’aventure étaient d’ailleurs presque exclusivement à base de texte (Zork - 1977, The Pawn, Knight Orc...) sur MsDos puis sur Commodore, Amstrad... Mais qu’en seraitil d’un livre-jeu, d’un livre qui n’avancerait que par choix ? Le livre-jeu est une forme particulière de récit interactif. Classiquement, un récit interactif est un ensemble de fragments d’une même fiction reliés entre eux par des liens hypertextes. Le lecteur commence son histoire à un point fixe, et plusieurs choix lui sont proposés, jusqu’à une ou plusieurs fins. Le livre-jeu substitue aux pages web des pages imprimées contenant des paragraphes chiffrés, qui jouent le rôle d’hyperliens. Un livre dont VOUS êtes le héros™ est un nom déposé par Gallimard dans sa collection Folio Junior. Pour distinguer le récit interactif de ce nom commercial, on utilisera donc l’expression livre-jeu. On appelle couramment « Livre dont Vous êtes le Héros » ou livre-jeu un type d’ouvrage proposant une aventure à choix multiples. Plus précisément, la rédaction de la fiction n’est pas divisée en chapitres, mais en paragraphes à entêtes chiffrées. Le lecteur commence au numéro 1, et est invité à la fin de celui-ci à choisir entre plusieurs numéros. Sa décision l’oriente donc vers un chemin singulier, il va parcourir le livre en n’empruntant, comme dans la nouvelle de Borgès, qu’un chemin possible parmi l’ensemble des ramifications. Bien entendu, pour la commodité de la rédaction comme du jeu, les chemins peuvent se recouper en certains endroits (des noeuds). Un livre-jeu se définit également par un système de règles interne à la lecture, et c’est en cela qu’on peut le qualifier de jeu. La définition minimale d’un jeu est en effet un système - 80 -
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de règles conçues en vue d’atteindre un objectif, lequel représente le plus souvent la victoire du joueur. Cette phrase est bien sûr à nuancer, car on a vu plus haut que des softs comme Animal Crossing n’ont ni but ni terme, et que d’autres programmes ne sont jeu que dans le plaisir de l’action (à rapprocher du jeu idéal deleuzien - chapitre 1, Le jeu idéal est celui de la pensée) Un livre-jeu est donc une aventure où le lecteur joue le rôle du héros, peu importe son but. L’objectif de ce type de jeu est de parvenir à la fin de la quête, c’est-à-dire au dernier paragraphe de cette lecture non-linéaire.
Les systèmes de règles des livres-jeux Les règles classiques consistent tout d’abord en la formulation d’un profil du héros préalablement au début de l’aventure. En cela, les livres-jeu s’inspirent du modèle général du Jeu-de-Rôle, dans lesquels une part non-négligeable du temps de jeu consiste à la création d’un avatar singulier (la majuscule du Vous). Il est question ici de compétences (skills en anglais), de points et d’équipement. A la différence du jeu de rôle, il n’y a pas de Maître du Jeu (individu servant de médiateur entre les joueurs et le scénario). Un livre-jeu se joue seul, comme n’importe quel livre se lit généralement seul. Le premier jeu de rôle, Donjons & Dragons (1974), est issu directement des wargames (cartes d’états-major, puis jeux de stratégies militaires (voir au chapitre 2 la différence entre stratégie et tactique). Les auteurs pensaient faire évoluer un wargame nommé Chainmail, puis ils imaginèrent un jeu où les héros de wargames vivraient des aventures entre leurs grandes campagnes militaires. Bien que le jeu de rôle existait bien avant sous d’autres formes et d’autres noms, les créateurs de Donjons & Dragons furent les premiers à le formaliser et à lui donner des règles. - 81 -
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Les compétences sont une liste d’attributs spéciaux que possède le Héros. Bien entendu, il ne peut les maîtriser toutes, et il lui faut donc choisir dans une liste pré-établie. L’exemple classique est celui de la série Loup Solitaire, où les disciplines sont : - Camouflage (camouflage) ; - Chasse (hunting) : permet de ne pas perdre de point d’Endurance si l’on n’a pas de ration, à condition que la chasse soit possible (par exemple pas dans le désert) ; - Sixième sens (sixth sense) ; - Orientation (tracking) ; - Guérison (healing) : permet de regagner un point d’Endurance par paragraphe sans combat ; - Maîtrise des armes (weaponskill) : on tire une arme au hasard, cette discipline donne un bonus de 2 points d’Habileté lorsque Loup Solitaire combat avec cette arme ; - Bouclier psychique (mindshield) : protège contre les attaques psychiques, notamment des monstres d’enfer ; - Puissance psychique (mindblast) : permet d’attaquer certaines créatures avec l’esprit ; donne dans ce cas un bonus de 2 points d’Habileté ; - Communication animale (animal kinship) : comprendre et parler aux animaux ; - Maîtrise psychique de la matière (mind over matter) : télékinésie limitée. Le héros se distingue donc du commun des individus par un ensemble de facultés para-sensorielles, extraordinaires par certains aspects. En ce sens, la majorité des livres-jeu relèvent du domaine de la fantasy. Les points sont le plus souvent limités aux points de vie et à l’habileté. Ceux-ci sont établis préalablement à l’aventure, - 82 -
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par un lancer de dés. Ainsi, le hasard décide de l’endurance du Héros, de la même façon que dans la vie on ne choisit pas ses caractéristiques physiques, du moins au départ. Les points de vie servent à mesurer la persistance du Héros dans l’aventure. Ils vont diminuer au gré des mésaventures diverses (combats, pièges…), mais aussi augmenter au hasard des rencontres bénéfiques. Les points d’habileté déterminent la dextérité du héros, c’est-à-dire son aptitude à se servir d’une arme. Il peut aussi y avoir des points de chance, qui servent pour des occasions spéciales. A la différence des ouvrages classiques, il est donc possible d’échouer avant la fin de l’aventure, de mourir suite à la baisse de ses points de vie. L’équipement de départ est généralement consitué d’argent et d’une arme. C’est le strict nécessaire du guerrier. Au furet-à-mesure de l’aventure, la liste va s’allonger avec tout un ensemble d’objets permettant de débloquer des situations ou d’accroître les facultés du héros. Ces 3 composants principaux des règles du jeu (compétences, points de vie, équipement) sont réunis sur la Feuille d’Aventure, une double-page à compléter à la main pendant la lecture pour connaître l’état de son héros. Il est souvent associé aux livres-jeu un système de combat. Le joueur doit faire face à des monstres au gré des paragraphes parcourus. Il faut alors lancer des dés pour simuler des assauts de combat, les points de vie diminuant chez les adversaires quand les coup atteignent leur but.
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feuille d'aventure ( Le Mémoire donc Vous êtes le héros) - 84 -
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Plusieurs critères permettent de classer les livres-jeux : - Leur linéarité, qui correspond à la variété des chemins proposés. Plus un livre est linéaire, plus sa structure se rapproche de celle d’un livre normal : le lecteur n’a que peu de choix, et ils influent peu sur la direction prise par l’aventure. À l’opposé, un récit non-linéaire offre beaucoup de chemins variables, ce qui rend chaque relecture différente. Même si l’auteur a prévu tous les choix possibles, la variété des situations peut donner l’illusion d’une liberté presque totale. Dans les jeux vidéo, les variantes sont nombreuses : il n’y a qu’un chemin possible dans Dragon’s Lair, alors que d’autres jeux ont des fins différentes, certains ajoutant aussi de nouvelles possibilités pour celui qui recommence l’aventure (Métal Gear), chose impossible strico-sensu avec un ouvrage classique – même si d’autres significations peuvent être trouvées. - Leur difficulté, qui peut être de deux natures : elle peut simplement dépendre du hasard, par exemple lorsque le livre demande fréquemment de jeter les dés, avec la réussite ou la défaite à la clé. D’un autre côté, certains livres ont été délibérément conçus par leurs auteurs comme des casse-têtes, avec un unique enchaînement de paragraphes menant à la victoire. Leur structure est complexe, et ils incluent souvent divers mécanismes destinés à éviter la triche (codes secrets, nombres à ajouter ou à retrancher aux numéros des paragraphes pour utiliser un objet, etc.). On parle alors souvent de one-true-path, littéralement « un seul bon chemin ». Ces règles généralement observées dans les livres-jeu forment un ensemble de conventions, c’est-à-dire qui un tout qui est conforme à l’usage établi. Plus qu’un système, - 85 -
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ces règles dessinent un univers. La forme, on le sait, c’est aussi le fond. Ainsi, les livres-jeu, et plus globalement les Jeux-de-Rôle, mais aussi les jeux vidéo, sont perçus le plus souvent comme hermétiques en raison d’un système de règles obscures, ce qui les destine à un public particulier, qui en tire bénéfice en se différenciant socialement de ceux qui ne peuvent ou ne veulent entrer dans ces règles. D’où l’accusation récurrente envers ces produits d’isoler la jeunesse de la « vraie vie ».
Une brève histoire du livre-jeu Il semble que le premier à avoir eu l’idée d’un récit dicté par les choix du lecteur, et susceptible de changer selon sa volonté, ait été Raymond Queneau, qui applique ce principe dans Un conte à votre façon, écrit en 1967 et publié en 1981 dans le recueil Contes et propos. L’histoire implique trois petits pois et est très brève : uniquement 21 « paragraphes » de quelques lignes chacun. A l’opposé on peut aussi se référer au fameux Cent mille milliards de poèmes, générateur sous forme imprimée. Dans le monde anglo-saxon, le concepteur des premiers véritables livres-jeux est Edward Packard, un diplômé de Princeton qui déclare avoir eu l’idée de livres écrits à la seconde personne en cherchant des histoires à raconter à ses enfants lorsqu’il était l’heure pour eux d’aller au lit., Son premier ouvrage s’intitule Sugarcan Island, rédigé en 1969 et publié pour la première fois en 1976. Edward Packard est aussi l’auteur de The Cave of Time, premier tome de la série Choose Your Own Adventure, traduite tardivement en français à partir de 1986 sous le titre de Choisis ta propre aventure, aux éditions Pélican. Sans doute la plus longue série de livresjeux jamais créée (184 tomes entre 1978 et 1998 dont seule- 86 -
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ment 24 tomes traduits en français entre 1986 et 1992), mais ciblant un public très jeune et ne relevant d’aucun thème précis. La même année est publié le premier titre d’Edward Packard, Tunnels & Trolls, principal concurrent de Donjons & Dragons à l’époque, est le premier jeu de rôles à proposer des aventures en solo sur base de son univers. Le permier livre-jeu qui fera date est britannique : Le Sorcier de la Montagne de Feu (The Warlock of Firetop Mountain, 1982), de Steve Jackson et Ian Livingstone, paraît chez Puffin Books en août. Il marque une nette avancée du genre : outre le fait qu’il ait été écrit à deux, il est d’une ampleur inégalée jusqu’ici puisqu’il totalise 400 paragraphes. Il introduit pour laprière fois un système de règles de jeu, avec trois caractéristiques à déterminer grâce à des dés par le joueur : son habileté, son endurance et sa chance. Cependant, son scénario reste conventionnel, puisqu’il est très inspiré des grands principes de Donjons et Dragons. Le héros du livre cherche à s’emparer du trésor d’un magicien caché au fin fond d’un labyrinthe souterrain. Ce livre atteignit des records de vente et lanca une véritable mode du livre-jeu. La série Défis Fantastiques (Fighting Fantasy), dont il est le premier tome, est probablement la plus fameuse de tous les livres-jeux, en particulier les premiers titres comme Le Labyrinthe de la Mort de Ian Livingstone ou Le Manoir de l’Enfer de Steve Jackson. Les titres et les univers se succèdent, et en sus du traditionnel médiéval-fantastique, on voit apparaître d’autres contextes comme la science-fiction ou la mythologie grecque. En France, la plupart des livres-jeux qui paraissent, notamment dans l’emblématique collection Un livre dont VOUS êtes le Héros de Gallimard (Folio Junior), sont des traductions d’ouvrages anglais. On peut aussi citer la série des 100 chez Gründ, livres-jeu où chaque doublepage contient une énigme à résoudre. Le genre décroit à - 87 -
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partir des années 1990 : les livres-jeux se vendent de moins en moins bien, et de nombreuses séries historiques s’arrêtent. Gallimard continue à publier des livres-jeux inédits jusqu’en 1997, puis réédite régulièrement les best-sellers avec une nouvelle présentation destinée à attirer les lecteurs les plus jeunes. Les autres ouvrages deviennent des raretés ardemment recherchées par les collectionneurs, et atteignent souvent des prix très élevés sur les sites de vente en ligne comme eBay. En 2003, Wizard Books publie deux livres inédits : Eye of the Dragon (L’Œil d’Émeraude) de Ian Livingstone, et Bloodbones de Jonathan Green, Howl of the Werewolf en 2007. NB : Cet historique, ainsi que le paragraphe sur les systèmes de règles, est repris en partie du fanzine La Feuille d'aventure, disponible sur Xhoromag.com
Ci contre, la carte du livre-jeu le Sorcier de la Montagne de Feu, realisation Dagonides (fanzine La Feuille d'Aventure n°1)
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Récis interactifs amateurs sur Internet : L’exemple de Xhoromag Internet a repris et prolongé les pratiques amateurs des fanzines. Le fait de pouvoir publier instantanément et gratuitement n’importe quoi à l’échelle mondiale a changé notre relation à l’écrit. Il n’est pas ici question d’explorer plus avant cette question, aussi nous nous limiterons à l’exploration des pratiques du récit interactif sur internet au travers de la création et publication de livres-jeux. Le lecteur désireux d’en savoir plus pourra se reporter au livre d’Alexandra Saemmer, Matières textuelles sur support numérique, qui traite d’oeuvres d’art à base d’hypertextes. Xhoromag (www.xhoromag.com) est un site web amateur hébergeant un ensemble d’histoires interactives. Xhoromag désigne à la fois un univers de légende, une mythologie composée à ce jour de 75 récits à jouer, mais aussi un portail internet hébergeant des aventures externes à ce monde imaginaire. Un forum permet de suivre l’avancement des projets d’écriture en cours, et d’échanger des informations. Etant donné que ce type d’ouvrage n’est plus disponible dans le commerce (autrement que sous la forme de rééditions ponctuelles), sa présence sur Internet oscille entre nostalgie et rédactions collaboratives. La cible du lectorat n’est pas beaucoup plus élargie que le nombre de rédacteurs, mais la qualité est bien là. Les livres virtuels peuvent dépasser les 500 paragraphes, et forment des séries développées sur plusieurs années. Il n’est pas ici question de recherche de notoriété, mais plutôt d’un plaisir de l’écriture, de pratiques d’amateurs. Des individus se réunissent autour d’un outil qu’ils inventent, et développent une pratique personnelle. Une communautése créé, organise - 90 -
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des concours, numérise des anciens ouvrages... sans but de rentabilité ou d’audimat. Par ailleurs, c’est sur ce site que se trouve le seul logiciel d’aide à la création de Livres Dont Vous Etes le Héros : ADVELH.
Avelh, La littérature assistée par ordinateur Le logiciel ADVELH (Aventures Dont Vous Êtes le Héros) a pour spécificité de calculer la position des paragraphes en cours d’écriture. Par exemple, vous commencez par rédiger le paragraphe 1, qui renvoie vers le 54 et le 103. Pendant que vous écrivez le 103, le 54, lui, est vide, mais il est réservé (puisque le 1 renvoie vers lui). Advelh le sait, et affiche une grille ou le numéro 54 apparaît en bleu. De plus, quand vous rédigerez le 54, vous verrez alors tous les paragraphes qui pointent vers lui, à la manière des rétroliens dans les blogs sur internet. Advelh affiche aussi en vert les paragraphes solitaires, qui ne vont vers aucun autre. C’est en général ceux où le Héros meurt. Pour s’y retrouver, il est possible de générer l’arborescence complète du jeu à partir de n’importe quel numéro. C’est l’ensemble des possibilités de navigation, le point de vue omniscient qui constitue la solution de l’aventure. Sans cet outil, la rédaction de ce type de livre nécessite d’établir manuellement des tableaux-grilles et des arborescences, ce qui peut vite devenir un cauchemar lorsqu’on dépasse 200 paragraphes. De plus, le logiciel contient un outil d’exportation automatique en format web, chaque paragraphe devenant alors une page html, et les renvois manuels sont remplacés par des hyperliens.
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ADVELH : Grille des paragraphes
ADVELH : Arborescence dépliée du livre
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Interview du Créateur d’Advelh, réalisée par Anthony Masure Martin Charbonneau a 34 ans et vit à Ottawa au Canada. Professeur de mathématiques à temps partiel, il fait également de la suppléance dans les écoles. Il joue aux Livres Dont Vous Etes le Héros depuis l’âge de 11 ans. Son premier livre lu fût Les Grottes de Kalte. 1 / Sur le logiciel ADVELH
- Quand as-tu commencé à développer Advelh et pourquoi ? En 1995, suite à des déboires avec une version de Word qui plantait sans enregistrer mes fichiers. J’ai d’abord employé HyperCard (un vieux programme Mac) avant d’écrire la première version d’Advelh. - T’es tu inspiré de programmes déjà existants ? Non, Advelh est assez unique. - En quel langage est programmé Advelh ? La version actuelle pour Windows est programmée en Visual Basic 6.0. Dans le temps de la version Mac, elle était programmée en THINK Pascal. - Quelles sont les fonctions que tu comptes ajouter dans les versions ultérieures ? Plus de 1000 paragraphes. Possibilité d’ajouter des paragraphes non-numérotés pour écrire des intros et des conclusions en plusieurs parties, des règles, ou encore des préfaces et postfaces. Je réfléchis aussi à la possibilité d’inclure des images.
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- Est-ce que des livres réalisés grâce à ADVELH sont déjà sortis dans le commerce ? Pas à ma connaissance. - Est-ce qu’Avelh est utilisé à l’étranger ? Il y a une version anglaise qui traîne sur différents sites et forums anglophones. C’est évidemment moi qui l’ai mise là. Des auteurs amateurs ont déjà admis qu’ils l’utilisaient sur les forums officiels de FFG.com. 2 / Sur les Livres dont vous êtes le Héros
- Qu’est-ce qui t’as séduit dans ce type de structure littéraire ? Ce n’est pas la structure littéraire qu’il m’a séduit à cet âge-là. C’est l’aspect jeu que j’ai apprécié. J’ai eu la chance de tomber sur un livre avec une bonne histoire (Loup Solitaire n°3) qui n’avait pas la difficulté excessive de plusieurs Défis Fantastiques. J’ai apprécié le fait d’avoir une mission à réussir et d’avoir des ennemis à combattre, des obstacles à surmonter, pour y parvenir. - Comment définirais-tu ce genre de livre ? L’expression « Un Livre dont Vous êtes le Héros » est déjà pour moi la définition de ce genre de livre. C’est justement cela : une aventure où le lecteur joue le rôle du héros, peu importe son but. - Quel est selon toi le meilleur Livre dont vous êtes le Héros publié dans le commerce, et sur ton site web ? Il est difficile de nommer LE meilleur livre. J’ai cependant une série favorite, qui est Loup Solitaire. Sur le site Web, il est encore plus difficile de trancher, puisque j’ai moi-même écrit les trois quarts des aventures qu’on peut y télécharger. - 94 -
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Le sixième volume du Cercle sans Commencement est peutêtre mon aventure la mieux réussie. Parmi celles que je n’ai pas écrites, les deux oeuvres d’Outremer sont excellentes. - Est-ce que le fait que la fiction soit multiple change le style d’écriture à adopter ? Par exemple, il faut veiller à équilibrer les chemins possibles, les différentes compétences… Il faut effectivement gérer plus de facteurs que dans l’écriture d’un roman ordinaire. On est toutefois dispensé d’un point important : créer la personnalité et l’identité du protagoniste ! Mon point faible en écriture étant la création de personnages, et mon point fort étant ma pensée mathématique, les LDVELH étaient tout indiqués pour moi. On voit toutefois que plusieurs auteurs ont éprouvé de la difficulté dans l’équilibre et le fair-play de leurs livres, même dans le commerce (quelques Défis Fantastiques me viennent à l’idée), et je crois que c’est un écueil important à éviter. - Penses-tu que l’immersion du lecteur soit plus forte quand il doit faire face à des choix ? Je pense au contraire que l’immersion est moins forte. Un LDVELH est mi-livre, mi-jeu ; on peut s’arrêter et reprendre, on peut tricher, on doit interrompre la lecture pour gérer les mécanismes du jeu (combats, objets)... toutes sortes de choses qui n’arrivent pas en lisant des romans. - Est-ce que les combats sont inséparables de ce genre d’ouvrage ? Ce système de règles un peu hermétique ne restreint t-il pas ces ouvrages à un public spécifique ? Inséparables, non ; il y a beaucoup de LDVELH sans combats. J’ai tendance à préférer ceux qui en ont, pour l’aspect jeu, mais c’est sans doute vrai que les « batailles contre gobelins et orques » restreignent les LDVELH aux gamins (aux yeux du - 95 -
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public). Par exemple, Emma a été publié en visant un public plus adulte. Les combats sanglants ont l’effet de rajeunir la tranche d’âge intéressée par les livres. - Pourquoi est-ce que l’univers des Livres dont vous êtes le Héros est souvent de la Fantasy ? Je ne sais pas. Parce que les premiers furent situés dans cet univers, et que la nostalgie a ensuite fait le reste ? 3 / Sur la littérature et l’ordinateur
- Est-ce que l’usage de l’ordinateur peut générer de nouvelles pratiques d’écriture ? Oui, le SMS. Sérieusement, je ne sais pas. Il me semble qu’on écrit de la même façon à l’ordinateur qu’au papiercrayon. - As-tu connaissance d’autres programmes d’aide à l’écriture ? En anglais, il y a MACK (Multichoice Adventure Creation Toolkit) et le GB Player (Game Book Player), mais je ne sais pas s’ils existent encore. À part ça, je ne connais qu’Advelh. - Est-ce que ce type de narration fragmentée se retrouve dans d’autres supports ? Les Interactive Fictions s’en servent aussi. À part elles, je pense que la narration de style livre-jeu est plutôt exclusive aux livres-jeux. Je vois mal une histoire ainsi écrite dans un contexte autre qu’un livre-jeu. - Pourrait-on imaginer une structure de jeu en arborescence non-figée ? À l’ordinateur, oui. Il suffirait que le programme change les branches et les choix possibles en fonction de nos choix - 96 -
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précédents, de nos statistiques, des objets que l’on possède, etc. C’est quasi-impossible sur papier, car même si l’arborescence est très complexe, elle demeure, dans son ensemble, immuable. Trouver le bon chemin, par contre, peut être excessivement difficile si le livre-jeu est suffisamment tordu.
Le low-tech comme process Comme on l’a vu, les livres-jeu apparaîssent à la même époque que les premiers jeux vidéo textuels. Aujourd’hui, ce type de production n’est plus viable commercialement, et n’existe plus que par le travail de communautés de passionnés qui créent leurs propres outils de production. Utiliser ces programmes aujourd’hui, en 2007, c’est donc passer outre 20 ans de progrès techniques pour affirmer une production volontairement low-tech. En-effet, au delà d’une fonction de facilitation bien agréable, le high-tech amoindrit l’effort de l’utilisateur, et engendre une perte de sens, ainsi que l’a montré Bernard Stiegler dans La Misère Symbolique à propos des processus d’automatisations noncontrôlés. Des exemples intéressants nous sont fournis par le secteur musical : l’utilisation dans la musique électronique de matériels informatiques obsolètes (vieux PC 386, Game Boy...) reflète d’abord une certaine recherche d’un son plus « authentique ». La pensée low-tech sert aussi pour les des artistes faisant preuve d’une attitude critique face à une société capitaliste post-industrielle dont ils sont cependant issus. En-effet, la réappropriation d’outils de production, le plus souvent mis en partage (logiciels libres), va de pair avec une logique marxiste d’émancipation de l’individu. Le low-tech se concentre d’abord sur le sens du produit ou du service à créer. Nietzsche ta Mère ! n’est donc pas une recherche de la performance technique, mais plutôt une mise en avant de fonctions minimales de logi- 97 -
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ciels : résumer un texte ( Apologie de Socrate), mélanger des lettres, remplacer une image... un panel d’actions basiques qui interpellent par l’arbitraire qui s’en dégage, en opposition aux textes philosophiques qui servent de base aux productions. C’est ce que montre John Maeda dans son ouvrage fondamental Code de Création : la démarche artistique ne va de pair qu’avec une compréhension des outils de productions, et la plupart des fonctions des outils modernes sont inutiles car trop complexes pour la plupart des travaux. La première des dix lois définies par John Maeda dans son livre Law of simplicity (Les lois de la simplicité) est « réduire ». « La façon la plus simple d’arriver à la simplicité est la réduction réfléchie », « La façon la plus facile de simplifier un système est d’en supprimer des fonctionnalités », « Quand vous avez des doutes, supprimez » en sont quelques principes. Quel beau conseil à appliquer à nos pavés philosophiques ! Maeda prône donc une simplification radicale des logiciels, et va même jusqu’à créer des programmes d’édition de textes et d’images pour des projets spécifiques. Le plaisir se déplace ainsi du produit fini au processus-même de création. Le logiciel alors obtenu prend une vie autonome et peut être redéveloppé, détourné... On passe de l’usage à la pratique (Stiegler). La recrudescence dans le domaine du jeu vidéo d’une attention portée sur le gameplay (façon de jouer) au détriment du réalisme graphique va dans le même sens, ainsi qu’en témoignent les succès planétaires des consoles Nintendo Wii et DS. La philosophie est de toute façon low-tech par essence en tant qu’elle recherche non pas l’achèvement d’un résultat ou l’approbation du plus grand nombre, mais qu’elle procède d’une démarche individuelle (voir les méditations cartésiennes) à caractère sceptique.
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Les générateurs de texte On appelle générateur (de texte) un automate capable de produire en quantité des objets acceptables dans un domaine de communication défini, c'est-à-dire reconnus par un ensemble de récepteurs. Si l'on prend l'exemple d'un générateur philosophique, un générateur de discours philosophiques produit donc en très grand nombre des pages acceptées par des lecteurs comme discours philosophiques. La création de générateurs de texte s'effectue généralement en deux étapes : - Création d'une base de données textuelle (un répertoire) - Création de règles de combinaison interprétés par le générateur (une syntaxe) Le générateur réalise donc à un niveau élémentaire la définition de la langue chez Jakobson. Les données (ou éléments) sont regroupées dans des classes. Ce sont ces classes qui sont agencées par le biais des descripteurs syntaxiques. Notons que la syntaxe ne s'effectue pas selon une sémantique ; pour un générateur, chaque élément est équivalent. Une classe peut aussi n'avoir qu'un élément, dans ce cas on dit qu'elle est finie. Le moteur de génération n'a pas d'autre fonction que d'exploiter les informations fournies par les données qui sont donc indépendantes. Une donnée est un élément autonome d'une classe. Une donnée est autonome en ce sens qu'elle porte l'ensemble des informations utiles à son utilisation par l'automate de génération. L'écriture d'un texte généré s'effectue par un parcours des différentes classes jusqu'à un élément terminal (non- 100 -
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relié à d'autres classes). Ce développement est toujours ordonné de la gauche vers la droite. Un texte est terminé lorsque le moteur ne trouve plus de données à développer. Le générateur parcourt les différentes classes, et transforme les éléments non-finis (classes à plusieurs données) en des éléments finis. Traditionnellement, chaque donnée à autant de chance d'être choisie qu'une autre car le générateur fonctionne sur de l'aléatoire. Comme pour un dé à jouer, le 1 a autant de probabilités qu'un 6. La grammaire a pour fonction générale de contraindre le choix de la forme finie parmi l'ensemble des formes non-finies possibles : par exemple, en prenant en compte les accords pluriels ou le féminin/masculin. On peut donc influencer en amont sur les procédés de combinaison des classes. Par exemple, pour obtenir une phrase comme « Un philosophe, vêtu d'une chemise beige à carreaux, traverse l'amphithéâtre.. », la génération doit contenir les représentations suivantes : 1. des philosophes existent dans le monde 2. les philosophes peuvent être vêtus 3. les chemises sont des vêtements 4. les chemises beiges peuvent avoir un motif 5. les carreaux sont un motif possible des chemises 6. Il existe des espaces que l'on appelle des amphithéâtres 7. les philosophes peuvent traverser les espaces du n°6
Il existe plusieurs logiciels pour concevoir des générateurs, et ce n'est pas l'objet de ce mémoire que de rentrer dans des modes d'emploi trop compliqués. Citons pour exemple les travaux de Jean-Pierre Balpe, dont les générateurs peuvent donner lieu à des récits de plusieurs pages. - 101 -
Arborescence d'une classe du générateur de textes « Essais Philosophiques » de Rodrigo Reyes
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La traduction automatique Il s’agit pour moi, au travers des changements de sens qu’opère la traduction, de se demander ce qu’est un texte fini, et surtout s’il est possible de tracer des frontières autour d’un ensemble de mots ( Borgès generator). Partir d’écrits philosophiques est signifiant car le texte de philosophie vise à une compréhension globale du monde qui nous entoure, et plus spécifiquement par la création de concepts, termes de pensée opérants strictement définis. Or, la traduction interroge la tentative de circonscrire un mot dans une acception donnée. Les mots glissent d’une langue à une autre, d’un ordre à l’autre, d’un usage à un autre. Pour paraphraser Lavoisier, « Le sens ne se créé pas, ne se perd pas, mais se transforme ». Intégrer la question du sens dans un dispositif de jeu renvoie au double aspect de ce terme : vectorisation et signification, ce que nous apprend Borgès dans son Livre des Préfaces. Le sens indique une route en même temps qu’il nous apprend ce qu’elle est, c'est le propre de toute activité de lecture.
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Le traducteur, selon le poète Yves Bonnefoy, est le lecteur dans son absolu. Mais qu'en serait t-il d'un traducteur machine ? N'y a t-il pas ici matière à inventer de nouveaux styles d'écriture ? L'outil de traduction automatique de Google (disponible via le menu « outils linguistiques », tout un programme !) indique quelques éléments de réponse dans sa Foire Aux Questions : - Qu'est-ce que la traduction automatique ? Il s'agit d'une traduction réalisée sans l'intervention de traducteurs, par le biais d'une technologie de pointe. La traduction automatique est aussi appelée « traduction logicielle ».
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- Google a-t-il développé son propre logiciel ? Oui. L'équipe de chercheurs de Google a développé son propre système de traduction statistique pour plusieurs paires de langues, désormais disponibles dans Google Traduction. - Qu'est-ce que la traduction statistique ? La plupart des systèmes de traduction automatique de pointe vendus actuellement dans le commerce ont été développés à l'aide d'une méthode basée sur des règles précises et nécessitent beaucoup de travail de la part des linguistes, notamment pour définir le vocabulaire et la grammaire. Notre système adopte une méthode différente : nous introduisons des milliards de mots dans l'ordinateur provenant de textes monolingues dans la langue cible et de textes mettant en parallèle les deux langues. Ces derniers sont créés à partir d'échantillons de traductions réalisées par des traducteurs professionnels. Nous appliquons ensuite des techniques d'apprentissage statistique pour créer un modèle de traduction. Nous avons obtenu d'excellents résultats dans le cadre d'évaluations réalisées dans ce domaine. - La qualité de la traduction n'est pas satisfaisante. Pouvez-vous l'améliorer ? Nous mettons tout en oeuvre pour l'améliorer. Néanmoins, même les logiciels actuels les plus perfectionnés ne peuvent maîtriser une langue aussi bien qu'une personne de langue maternelle ou posséder les compétences d'un traducteur professionnel. La traduction automatique est un domaine extrêmement complexe, car la signification des mots dépend du contexte dans lequel ils sont utili-
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sés. Ainsi, pour proposer des traductions précises, il faut tenir compte du contexte, de la structure et des règles de la langue. De nombreux ingénieurs et linguistes cherchent à mettre en place un service de traduction rapide et efficace, mais il faudra probablement attendre quelque temps avant d'y parvenir. En attendant, nous espérons que notre service répondra à la plupart de vos attentes. On retiendra donc que : 1 / Il n'est pas pertinent de vouloir recréer artificiellement le processus humain de traduction. 2 / Une traduction ne peut pas se faire par simple substitution de lexiques. 3 / La signification des mots est dépendante du contexte. 4 / Tout ceci génère quantités d'erreurs et d'imprévus.
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Lexique de base de la littérature numérique Après avoir étudié les différentes formes de récits interactifs et d'autres procédés d'écriture informatique, il importe ici de poser les bases générales de ce que sserait une littérature numérique, et des effets qu'elle produit sur les relations entre l'auteur de le lecteur-spectateur. Partons de la définition de base du concept de texte telle qu'elle a été formulée par Roland Barthes dans La Théorie du texte (Encyclopaedia Universalis, vol. 22, 1990). « Qu'est-ce qu'un texte, pour l'opinion courante ? C'est la surface phénoménale de l'œuvre littéraire ; c'est le tissu des mots engagés dans l'œuvre et agencés de façon à imposer un sens stable et autant que possible unique. […] il est, dans l’oeuvre, ce qui suscite la garantie de la chose écrite, dont il rassemble les fonctions de sauvegarde : d’une part, la stabilité, la permanence de l’inscription, destinée à corriger la fragilité et l’imprécision de la mémoire ; et d’autre part la légalité de la lettre, trace irrécusable, indélébile, pense-t-on, du sens que l’auteur de l’oeuvre y a intentionnellement déposé ; le texte est une arme contre le temps, l’oubli, et contre les roueries de la parole, qui, si facilement, se reprend, s’altère, se renie. » Cette citation met l'accent sur l'art de forger un énoncé, elle suppose que le média du texte est totalement et exclusivement de nature linguistique et que l’unité de base en est le mot. Les générateurs de textes (combinatoires ou automatiques) ou les fictions hypertextuelles contiennent des textes répondant à cette définition. En revanche, elle s’avère inadaptée pour décrire les propriétés intrinsèques de la plupart des objets animés, comme les calligrammes numériques ou l’animation typographique, ainsi que les œuvres - 108 -
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interactives. En-effet, dans ces productions, des propriétés spécifiques déplacent la simple notion de « tissu de mots ». Pour distinguer ce qui sépare la notion classique de texte des dispositifs (numériques) incluant du texte, il s'avère qu'un nouveau terme doit être employé : celui de « littérature numérique ». Nous désignerons par ce terme toute forme narrative ou poétique qui utilise le dispositif informatique comme médium et met en œuvre une ou plusieurs propriétés spécifiques à ce médium.
Les propriétés spécifiques du médium informatique sont : l’algorithmique, la générativité, la calculabilité, le codage numérique, l’interactivité, l’ubiquité et la compatibilité. Algorithme : Un algorithme est un ensemble de règles logiques codées dans un langage de programmation en vue de produire un résultat. Nous considèrerons que cette propriété fait partie de l’œuvre que si elle est effectivement utilisée de façon consciente par l’auteur et qu’elle joue un rôle dans la structure de l’œuvre. Ainsi, une œuvre peut utiliser la logique mathématique dans sa forme artistique. On peut donc définir la notion de programme comme ensemble particulier d'algorithmes.
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Générateur : On dit que le programme est un générateur lorsqu’il construit en temps réel, lors de son exécution, un ou plusieurs médias (texte, son, image…) proposés à la lecture. Un générateur est donc un ensemble particulier d’algorithmes. Le codage numérique : Tout programme numérique ne travaille qu'avec des données abstraites (binaires) : des 0 et des 1. Il les manipule suivant les règles arbitraires définies dans les algorithmes. Théoriquement, un texte, une image ou un son sont la même chose pour un ordinateur : un ensemble de données (datas) à manipuler suivant des règles. Ainsi, les différents médias perdent définitivement leurs distinctions, si ce n'est pour l'humain qui les manipule. L’interactivité : La définition de cette notion est floue. Pour certains, c'est la capacité du programme à répondre à des sollicitations physiques du lecteur (clics, etc...). D'autres élargissent cette notion aux possibilités de communications (internes) entre divers programmes. Jean-Louis Bootz remarque à juste titre une différence fondamentale entre l'ordinateur et l'humain : le programme ne sait manipuler que des informations abstraites (les datas), alors que l'humain ne manipule que des signes, c'est-à-dire des éléments porteurs de sens. Le signe n'est donc pas un donné, contrairement aux datas, mais un construit. Une autre définition de l'interactivité consisterait donc en la possibilité donnée au lecteur d'influencer sur l'agencement de signes, et en l'obligation faite au programme de tenir compte des décisions du lecteur. Elle insiste sur le fait que le programme est un outil de construction du sens par la lecture. - 110 -
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La compatibilité : La compatibilité est une propriété qui est à la base de l’expansion du PC. Deux ordinateurs sont dits compatibles s’ils sont capables d’exécuter les mêmes programmes. Réciproquement, un programme est dit « portable » lorsqu’il est capable de s’exécuter sur des machines différentes ou sous des systèmes d’exploitation différents comme Windows, OS X, linux, DOS… Cette propriété, purement technique, prend toute son importance esthétique dès lors qu’on remarque que, même si l’exécution du programme est possible dans des environnements informatiques compatibles, cela ne signifie pas que le résultat produit sera rigoureusement identique sur les deux machines. Ce résultat n’est pas standardisé. Or toute différence esthétique est susceptible d’entraîner une différence d’interprétation de la part du lecteur. En clair, deux lecteurs lisant le même programme sur deux machines différentes ne verront pas nécessairement la même chose. Un médium complexe : Le dispositif numérique est à la fois un média (support d'affichage) et un medium (outil de production de programme). Dire qu’un dispositif informatique est utilisé comme médium signifie en tout premier lieu que l’ordinateur est utilisé par l’auteur pour créer l’œuvre littéraire et par le lecteur pour la lire. Autrement dit, l’œuvre littéraire ne quitte jamais totalement le dispositif informatique. C’est en cela qu’il en constitue le médium. De plus, le dispositif numérique peut simuler des appareils d’enregistrement (tels que : machine à écrire, caméra, appareil photo…) ou des appareils de restitution (livre, projecteur, radio…).
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Le dispositif de l’œuvre : Une œuvre littéraire numérique constitue un dispositif de communication entre l’auteur et le lecteur. Le dispositif de l’œuvre comprend l’ensemble des composants matériels et logiciels intervenant dans la communication, ainsi que les acteurs qui y participent. Les acteurs (lecteur et auteur) n’y sont pas considérés comme des machines mais comme des sujets agissants de manière réfléchie et autonome. L’utilisation de l’ordinateur dans le dispositif de lecture implique par ailleurs que cette littérature est essentiellement une littérature de l’écran. Dès 1953, avant que la littérature n’utilise l’informatique, Boris Vian crée le mythe du « robot-poète », un robot capable de concevoir de la poésie. Cette figure hantera longtemps l’imaginaire collectif et symbolise la méfiance à l’égard de la littérature numérique. Aujourd'hui, on ne considère plus la machine comme l'auteur, quelques soient les algorithmes implantés, mais comme un simulateur. Le véritable auteur n’est pas le robot-poète mais le concepteur du robot-poète. Le transitoire observable : Nous nommerons « transitoire observable » la partie de l’œuvre produite par le programme et accessible à la lecture. Le transitoire observable est l'évènement multimédia produit par l'exécution du programme et proposé à la lecture. La terminologie « transitoire observable » tient à son mode de production. Ce qui apparaît à l’écran est produit en temps réel par le programme, contrairement à une image filmique. Il s’agit donc d’un évènement éphémère et transitoire qui n’est jamais fixé de façon définitive sur un support. C’est un état visuel et non un objet. Deux lecteurs de l’œuvre peuvent voir et lire des transitoires observables différents, alors qu’une image filmique est vue par tous à l’identique.
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Annexe, Les projets
Le portfolio qui suit présente les principaux travaux regroupés sous l'apellation « Nietzsche ta Mère ». Il s'échelonnent de 2004 à 2007 et sont rangés par ordre chronologique. Les dernières pages présentent des projets en cours.
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Derrida, le performatif Une expression est perfomative si elle constitue ellemême la chose qu'elle énonce, et si elle est prononcée dans certaines conditions (exemple : un maire qui officie un mariage). Dans une interview radiophonique, Derrida explique cette notion, mais l'enrobe de phrases obscures qui pourraient n'en former qu'une. Ma vidéo joue avec les aléas de la parole du philosophe pour produire des actions synchronisées, façon de renoyer la performativité à l'acte de faire.
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Foucault VS Chomsky Un débat entre les deux philosophes mis en scène par l'accentuation des gestes et des éléments phatiques, ainsi que par des vignettes zoomant sur des détails du décor.
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BORNES D'Écoute philosophiques La philosophie apparait avec Socrate comme un art de la discussion, seul moyen de déjouer les apparences. L'activité philosophique, qui va souvent de pair avec celle d'enseignement, est donc intrinsèquement liée à la pensée s'engendrant par la parole. Les enregistrements des voix des grands philosophes modernes ont un caractère de fascination. Les bornes d'écoute sont un mode d'accès à ces traces, et le design des players reprend les caractéristiques physiques et/ou théoriques des penseurs.
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Nietzsche player
Blanchot player
Sartre player
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Banquets philosophiques Ode à l'alliance de la réflexion et à la gourmandise, le Banquet de Platon fait la part belle aux précisions conceptuelles, à ce qui sépare un concept d'un autre. Philosopher à table permet de retrouver le goût de la réflexion.
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Vectorisation dynamique Comment réactualiser une iconographie désuète ? Employer un outil de vectorisation dynamique (Adobe Streamline) permet de générer des bugs dans la conversion des tracés des gravures originales, ce qui permet d’obtenir un style de dessin singulier, qui surprend par con caractère d’entre-deux. Il est alors possible d’exploiter les bugs de l’ordinateur comme potentialité créative, et plus, comme générateur de style. La vectorisation dynamique serait à l’image ce que le générateur de texte est au discours. Cette technique a donné lieu à un recueil d’iconographie philosophique, ainsi qu’à une police de caractère exploitable sur ordinateur.
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Générateur d'insultes philosophiques La philosophie comme art de la dispute, la philosophie comme discipline rarement insultée frontalement, car elle est plutôt du côté de l’esquive. Ce générateur en ligne permet d’obtenir des insultes aléatoires qui jouent avec les expressions philosophiques et les lieux communs. La table des classes est donnée à voir, et chacun peut constituer son insulte personnalisée si le générateur ne donnait pas satisfaction.
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Magic philosophy La philosophie-fantasy en pleine action. Magic philosophy classe les philosophes en 5 grandes familles, en s’appuyant sur les principes du jeu de rôle Magic, The Gathering, jeu de carte fantastique édité par Wizard of The Coast, depuis 1993. Ce jeu se distingue des autres jeux de cartes traditionnels par le fait qu'il existe plus de 14 000 cartes différentes parmi lesquelles chaque joueur doit piocher pour construire son jeu, en suivant un certain nombre de contraintes. Ma version en ajoute 150, qui peuvent se jouer entre elles ou en addition avec d’autres. Les concepts deviennent des sorts, les philosophes des créatures légendaires. Chaque capacité a été réfléchie pour être en adéquation avec son titre, et il a fallu équilibrer les pouvoirs de chaque couleur pour que chaque famille soit de la même puissance.
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Hommage à Borges Dans sa nouvelle La Bibliothèque de Babel, Borgès pose l'idée inquiétante d'une bibliothèque immense (mais non pas infinie), qui contiendrait tous les livres possibles. Chaque ouvrage a un nombre fixe de ligne et de signes, qui sont constitués des lettres de l’alphabet disposées aléatoirement. Les hommes errant dans ce labyrinthe du logos cherchent indéfiniment des bribes de sens. A partir de la constitution d’un générateur de textes fonctionnant sur ce principe, Hommage à Borgès se propose d’éditer la Bibliothèque de Babel.
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Nietzsche, Ecce Homo En partant du texte allemand de Nietzsche, j'ai opéré une traduction automatique via les outils de Google. La machine ne reconnaît pas les mots inhabituels, et les laisse donc en allemand. Nietsche, Ecce Homo interroge la faculté para-normale qu'ont les philosophes à inventer des nouveaux termes langagiers. Le fait de produire des néologismes en surnombre créé une langue spécifique, et donc un monde de signes. Dans le cas de la philosophie, cela est d'autant plus frappant qu'il est habituel de formuler les concepts dans leur langue d'origine (latin, grec, allemand...). Une langue universelle que personne ne parle.
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Leibniz Translator La Monadologie de Leibniz, ouvrage organisé rigoureusement en 90 paragraphes, est un exemple flagrant de la philosophie de système. Partant du texte français, je l’ai traduit en allemand via Google puis repassé en français. Le livre expose en vis-à-vis les deux versions du texte, et fait naître un doute quand à l’existence de l’original, façon d’interroger une écriture qui se voudrait exacte.
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Platon, Apologie de Socrate Les textes philosophiques sont souvent critiqués pour leur lecture indigeste, pour leur apparence de pavé. Partant du texte de Platon, j’ai utilisé l’outil résumé automatique de Word pour produire une version abrégée destinée aux lecteurs pressés. Le texte est ainsi réduit progressivement, passant à 50%, 30%... jusqu’à ne plus tenir qu’en une page.
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LONGUEUR DE LA SYNTHÈSE Pourcentage de l'original : 1% Synthèse : 127 mots dans 6 phrases Document original : 12202 mots dans 264 phrases
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Le Mémoire dont VOUS êtes le Héros Mon mémoire de fin d’étude en DSAA Mode et Environnement à Duperré prit la forme d’un livre-jeu, une histoire interactive où le lecteur devait partir en quête de son mémoire universitaire égaré à quelques jours du rendu final. Dans cette quête, le héros passait de lieux imaginaires en lieux réels, et rencontrait les différentes productions Nietzsche ta Mère, et d’autres créations personnelles élaborées en 2004. Façon de tracer un bilan ouvert et ludique sur des productions, réinterroger un process de réflexion qui forme alors un nouvel objet.
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projet en cours !
Les sept sceaux de la vérité « Un jeune philosophe bascule dans un univers parallèle où toutes les époques de la pensée cohabitent. La Vérité y est prise en otage par 7 philosophes : Kant, Hegel, Heidegger, Platon, Nietzsche, Derrida et Bergson. VOUS êtes le héros de ce livre. En vous lançant dans l’aventure des Sept Sceaux de la Vérité, vous allez devoir affronter les plus grands philosophes afin de découvrir quels mystères masque cette conspiration. Une quête palpitante dans une philosophie-fantasy volontairement décalée. » Descriptif général : Ce projet consiste en la conception d’un livre-jeu d’environ 300 paragraphes (soit à peu près 200 pages). Structurellement et formellement, l’ouvrage s’articule suivant les règles et conventions établies par ce qui s’appelle couramment « les livres dont Vous êtes le héros. ». Les 7 serpents : Ce livre s’appuie sur une des plus célèbres séries de livres dont Vous êtes le Héros, à savoir « Sorcellerie », de Steve Jackson, et plus précisément sur son troisième ouvrage intitulé « Les Sept Serpents ». Le synopsis général original est celui d’un citoyen d’une contrée imaginaire en proie à d’importants dangers suite au vol de la Couronne des Rois, un objet de haute valeur dérobé par un sorcier aux sombres intentions. La série comprend 4 livres qui peuvent se jouer séparément. Ce qui fait la spécificité de cette saga, c’est la profondeur du système de jeu : il y a des renvois entre les livres qui font par exemple qu’une - 160 -
rencontre anodine dans le premier tome prendra tout son sens dans le 4ème ouvrage. Chaque livre bénéficie d’une structure narrative différente, avec des objectifs distincts articulés en sous-quêtes complexes, et qui perturbent le système conventionnel de ce genre d’ouvrage. Par exemple, il est donné au cours du jeu des codes chiffrés, qui vont ainsi à l’encontre du simple renvoi en fin de paragraphe. Il y a aussi un système de magie, avec des formules magiques à retenir contenues dans un livre des sorts rédigé en annexe. Les Sept Serpents relate la quête du Héros anonyme pour anéantir les sept messagers du sorcier maléfique, sept être malfaisants aux pouvoirs diaboliques. Chacun d’entre eux est en rapport avec un élément spécifique : Serpent de l’Air, de L’Eau, du Feu, de la Terre, de la Lune, du Soleil et du Temps (le plus puissant). Il s’agit de les éliminer avant la fin de la traversée pour qu’ils ne préviennent pas le sorcier de l’arrivée du Héros dans sa citadelle. Il est également possible de finir le livre sans les avoir tous tué, mais ce ne sera alors pas la vraie fin. C’est assez difficile de terminer complètement la quête car le plan est complexe, et le joueur a vite fait de se perdre dans les embranchements, il n’est pas aisé de trouver tous les indices permettant d’identifier les points faibles des serpents. Même en sautant les combats, il est probable qu’il faudra recommencer la partie à de nombreuses reprises. C’est aussi ce qui fait paradoxalement le charme du livre. Une structure de base à conserver : Mon projet prend acte de la structure du livre, qu’il m’est impossible de réinventer car elle est trop bien pensée pour être amélioré. Je ne peux pas construire un plan aussi fourmillant, avec toutes les étapes et recoupement que cela - 161 -
sous-entend. J’ai donc décider de conserver la structure du livre d’origine, et de m’en servir comme d’une grille pour développer un nouveau scénario. Concrètement, je me sers des paragraphes chiffrés comme guides, et je remplace l’aventure initiale par la mienne. Chaque situation d’origine est modifiée ou réinterprétée pour coller au nouveau sens. Il faut s’arranger pour que chaque embranchement que j’écris coïncide avec l’ancien, que chaque croisement aboutisse bien aux mêmes endroits. C’est un jeu de piste à l’envers : J’ai la carte, il me faut réécrire le paysage. Mes 7 serpents : Dans la mythologie chrétienne, le serpent est synonyme de tromperie et de mensonge, c’est donc par un tour de passepasse ironique que je les remplace par les grandes figures de la pensée philosophique. J’ai choisi 7 grands philosophes mis en rapport avec un des éléments du livre d’origine. C’est donc un mélange de paganisme et de raison, de science et de déraison que je propose au lecteur curieux le soin de découvrir. Serpent de l’Eau : Merleau-Ponty L’eau est un élément fuyant et versatile, c’est celui du doute, de la mobilité des apparences. Merleau-Ponty est tout indiqué pour celui-là, pour la primauté des sensations au-delà de la recherche de la structure. Serpent de l’Air : Hegel L’air est échappée, envol, fin des limites. Hegel et son principe de dépassement en trois actes (thèse, antithèse, synthèse), ainsi que son célèbre mot sur la fin de la philosophie, est logiquement destiné à l’air, qui est aussi un symbole fréquemment employé pour parler de l’idéalisme.
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Serpent du Feu : Nietzsche Le feu est force, virulence, agression. Refus de l’ordre établi et destruction de ce qui est là. Le feu est aussi ce autour de quoi l’on danse, c’est l’espoir d’un renouveau, d’une rédemption. Des flammes quelque chose de nouveau peut sortir, un homme rédimé, plus tout à fait homme. Nietzsche est la figure incarnée par l’élément feu. Serpent de la Terre : Heidegger La terre est l’élément de l’origine, celui des racines, de l’attachement à un sol. Immobilité et présence des choses, lente évolution et dénigrement de la technique sont les mots clés de la pensée d’Heidegger. Les machines sont vues comme des produits corrupteurs. Serpent du Temps : Bergson Le temps est l’élément de la mobilité absolue, c’est là où le pensée se fait et se défait. Tous les philosophes ont pensé le temps. La conscience s’incarne dans des formes temporelles diverses. Bergson a pensée l’expérience de la durée, il se pourrait cependant que le serpent du temps n’ait pas qu’une seule tête… Serpent de la Lune : Derrida La Lune est ce qui échappe à notre monde. Elle ne fait pas partie de notre environnement, et pourtant ses phases de pli et de repli influent directement sur la terre et les hommes. Son cycle de 28 jours n’est-il pas lié étroitement à celui de la vie ? Il faut apprendre à se défaire de la pensée binaire. La Lune n’est jamais tout à fait là, jamais tout-à-fait absente. Incompréhension, Désordre et Déconstruction, Derrida est le philosophe de la Lune.
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Serpent du Soleil : Platon Le soleil est l’origine du monde, il est la figure par excellence de ce qui créé et de ce qui persiste au-delà de l’agitation des hommes. Symbole inaccessible et pur, il est l’origine de la vie. Le monde des Idées est bien l’au-delà du soleil, cela brûle les yeux de qui s’y aventure en n’étant pas initié. Platon incarne la Vérité du Soleil. Mon système de jeu : Volontairement, je m’écarte de la complexité des conventions des livres dont Vous êtes le Héros pour proposer un système plus simple et accessible. Je ne conserve que le choix de compétences préalablement à l’aventure, et un total de points de vie qui fluctuera au gré des évènements. L’équipement est aussi conservé, et des objets seront à acquérir pour progresser dans le jeu. L’écriture : L’aventure mélangera allègrement philosophie et fantasy. C’est donc logique de partir d’une base ‘’dure’’ de fantasy pour y injecter des contenus philosophiques qui vont interagir avec elle. Le scénario général de mon livre est celui d’un jeune philosophe en proie au travail des textes classiques de se discipline. Ce dernier va sombrer dans une dimension parallèle, où les différentes époques de la vie de la pensée se voient confondues. Il va se retrouver aux prises avec ses anciens maîtres, qui se livrent bataille pour la quête de la vérité. En effet, la philosophie est une vaste lutte pour parvenir à écrire LE livre, celui qui contient tout les autres, ou qui du moins synthétise toutes les pensées antérieures aux siennes. Chaque philosophe réinterprète le passé de la philosophie, c’est un vaste texte qui s’écrit par delà l’histoi- 164 -
re officielle. Mais cela comprend son lot de dénonciations, de prises de positions, de luttes et de manifestes. Prix dans ce tourbillon de théories diverses, le Héros du livre devra faire preuve de discernement pour éviter d’être inféodé à une quelconque doctrine. A la façon des Bouvard et Pécuchet de Flaubert, il lui faudra faire l‘expérience des théories contradictoires, des thèses et antithèses qui se renvoient à l’infini. Le prix de la liberté sera lourd en actions. Le livre peut être lu par deux publics a-priori opposés : les initiés à la philosophie, et les initiés au jeu. Plus généralement, toute personne curieuse sera attirée par cet ouvrage hybride, peut importe ses connaissances fragmentaires dans l’un ou l’autre des deux domaines. Il reste du livre d’origine des fragments de fantasy : des rencontres avec des créatures surnaturelles, des lieux qui frappent la raison… L’ouvrage final est un palimpseste, c’est-à-dire un texte à de multiples couches, où se lit en filigrane le chevauchement et l’enchevêtrement profond de styles apparemment contradictoires. En plus de la conservation de certaines situations fantastiques initiales, j’adjoint à mon nouveau texte des styles observés dans les ouvrages de philosophie écrits par les 7 protagonistes du jeu. Plus précisément, j’emprunte à ces sommes philosophiques, plus que des concepts : des styles. Ainsi, le lecteurjoueur verra le texte se contaminer à l’approche d’un des 7 philosophes par la pensée de ce dernier. Les concepts vont perturber le texte et agir sur la forme de celui-ci. En-effet, la philosophie exerce sur celui qui la pratique comme un filtre, on le voit pas elle, on voit avec elle.
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L’introduction à l’aventure : Elle pastiche l’incipit le plus célèbre de la littérature française et plonge le lecteur dans un entre-deux étrange, réel et iréel, consistance et faux-semblants se mélangent ici. « Longtemps, vous vous êtes couché de bonne heure. Parfois, à peine la lumière éteinte, vos yeux se fermaient si vite que vous n’aviez pas le temps de dire: «Je m’endors.» Et, une demiheure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil vous éveillait; vous vouliez poser le volume que vous croyiez avoir dans les mains et éteindre la lumière; vous n’aviez pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que vous veniez de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il vous semblait que vous étiez ce dont parlait l’ouvrage: le concept d’entendement chez Kant, la bibliothèque de Babel, la differance chez Derrida. Cette croyance survivait pendant quelques secondes au réveil; elle ne choquait pas votre raison, mais pesait comme des écailles sur vos yeux et les empêchait de se rendre compte que la lampe n’était plus allumée. Puis elle commençait à devenir inintelligible, comme après la métempsycose des pensées d’une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de vous, vous étiez libre d’y penser ou non; aussitôt vous recouvriez la vue, bien étonné de trouver autour de vous une obscurité, douce et reposante pour les yeux, mais peut-être plus encore pour votre esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Vous vous demandiez quelle heure il pouvait être ; vous entendiez le discours d’un philosophe qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un aède dans une forêt, relevant l’attention, vous décrivait l’étendue du désert du réel où le voyageur se hâte vers la prochaine halte ; et le petit chemin qui suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour. » - 166 -
Ressources
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nietzsche ta mère
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Roman JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Minuit, 1963.
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TEKKEN, Namco, PlayStation, 1995. ANIMAL CROSSING WILD WORLD, Nintendo DS, 2005.
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table des Matières 6 - Introduction
CHAPITRE 1 : L’HUMOUR DE LA SAGESSE 12 - L’insignifiance du réel 14 - La subversion factice du comique professionnel 15 - Rire et cruauté 17 - La figure de l’intellectuel-imposteur 18 - Du rire à la bêtise : le paradigme belge 20 - La grandiloquence comme enflure du réel CHAPITRE 2 : PRATIQUES DU LANGAGE 24 - Dinstinguer la stratégie de la tactique 25 - La tactique comme art du faible 26 - Le jeu de mot comme puissance corrosive 29 - La combinaison audacieuse, les jeux de combat 31 - La pratique de l’amateur, la figure de l’apprenti-sorcier 34 - le palimpseste comme dissémination du texte 37 - Tout est divers : L’autorité en question 41 - Le jeu idéal est celui de la pensée CHAPITRE 3 : LA PHILOSOPHIE-FANTASY 47 - Le philosophe comme vieux sage 48 - Le philosophe comme styliste 49 - Le philosophe comme combattant 52 - Le philosophe comme conteur CHAPITRE 4 : FIGURES DU LABYRINTHE 58 - Borgès, la mise en question du labyrinthe en littérature 60 - Le hasard et la multiplication des possibles - 174 -
tables des matières
62 - Le savoir comme espace labyrinthique 65 - Le fil conducteur ou le chemin de fer 66 - L’errance, Ulysse comme résistance au rêve 70 - Sous l’angle mathématique 71 - Passer d’un labyrinthe à une arborescence
CHAPITRE 5 : LES RÉCITS INTERACTIFS 74 - Qu’est-ce qu’un récit interactif ? 76 - Fictions interactives : quelle cohérence ? 76 - Doom, les sentiers qui bifurquent 77 - Tekken, le mouvement comme socle 78 - Animal Crossing, la synchronisation des montres 81 - Les systèmes de règles des livres-jeux 86 - Une brève histoire des livres-jeux 90 - Récis interactifs amateurs sur Internet : Xhoromag 91 - Avelh, La littérature assistée par ordinateur 93 - Interview du Créateur d’Advelh 97 - Le low-tech comme process 100 - Les générateurs de texte 104 - La traduction automatique 108 - Lexique de base de la littérature numérique 117 - ANNEXE : LES PROJETS 170 - RESOURCES 174 - TABLE DES MATIÈRES 179 - CONCLUSION
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« La bêtise, c'est de conclure » Flaubert