NOTICE POÏETIQUE SATIRE
Publié avec le concours de ARS 505 fondation
POÏETICA Mélanges à la mémoire de
MASSIMO SPINOZI
( Para-thèse de Dodoctorat ) ••• sous la direction de
Denis Vermont
AVERTISSEMENT
Videmus nunc per speculum in aenigmate Saint Paul
I
l n’y a pas de sens à attendre du texte qui se propose à toi, lecteur. Aucun sens unique et univoque tout au moins. Il met en oeuvre ce qu’on pourrait éventuellement définir comme un protocole expérimental pour une possible pensée virale, celle que Baudrillard, bon Pasteur, entend opposer au monde de l’information globalisée. Un sujet ? Le modalisme de l’image à l’époque de sa production mondialisée ! Aussi bien en est-il du personnage dont le texte flatte la mémoire posthume comme d’un perpétuel Père Ubu, égaré dans les couloirs d’une Sorbonne quelconque, bonne fortune ! En a-t-il jamais trouvé son grand amphithéâtre ! Aussi, point d’honneur qui, ici, soit en cause, Docteur. Et toute autre demeure autant lui sera riche lieu. Et s’il doit s’agir d’un portrait que ce soit aussi bien celui de Vertumne, dieu des transmutations ! Voici donc un monstrueux (tout autant merveilleux) bouquet d’O.G.M. symboliques qu’on est allé « faucher » dans les champs policés du SAVOIR (« organe érudition… »). Son mode d’être est la satire ; la satura latine n’était-elle pas déjà un pot-pourri, un florilège ? Avis aux agélastes ! Et après tout qu’est-ce qu’un essai ? Eliminez les paraphrases, il ne reste que des citations. SOLLERS : « C’est le multiple qui convoque le singulier pour se faire entendre. Et quand on dit que ce sont des citations, on a grand tort. Car ce sont, en effet, selon la stratégie de Picasso, des preuves qui doivent avoir le même niveau d’intensité que le texte lui-même. Quand je lis une thèse, je lis les citations qui sont faites et je n’ai pas besoin de savoir ce que me raconte l’universitaire. Il faut disposer d’une transversale qui est nécessaire – et là je reprends Guy Debord – dans les époques d’ignorance ou de croyances obscurantistes comme la nôtre. Il faut apporter des preuves. Et ces preuves se font par ces collages dont, dit Debord de façon très juste, aucun ordinateur n’aurait pu fabriquer la pertinente variété. » DEBORD : « Le détournement est le contraire de la citation, de l’autorité théorique toujours falsifiée du seul fait qu’elle est devenue citation ; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et finalement à son époque comme référence globale et à l’option précise qu’elle était à l’intérieur de cette référence, exactement reconnue ou erronée. Le détournement est la langage fluide de l’anti-idéologie. » BARTHES : « Il faut bien voir qu’avec le langage, rien de vraiment neuf n’est jamais possible : pas de génération spontanée ; Hélas ! le langage lui aussi est filial ; en conséquence, le nouveau radical (la langue nouvelle) ne peut être que de l’ancien pluralisé : aucune force n’est supérieure au pluriel. » VEYNE : « La poésie est du même côté que le vocabulaire, le mythe et les expressions toutes faites : loin de tirer son autorité du génie du poète, elle est, malgré l’existence du poète, une sorte de parole sans auteur ; elle n’a pas de locuteur, elle est ce qui “se dit” ; elle ne peut donc mentir, puisque seul un locuteur le pourrait. »
SKACEL: « Les poètes n’inventent pas les poèmes Le poème est quelque part là-derrière Depuis très très longtemps il est là Le poète ne fait que le découvrir. » MALLARME : « Muse moderne de l’Impuissance, qui m’interdis depuis longtemps le trésor familier des Rythmes, et me condamnes (aimable supplice) à ne faire plus que relire » KIERKEGAARD : « Une seule remarque encore à propos de tes nombreuses allusions visant toutes au grief que je mêle à mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne cacherai pas non plus que c’était volontaire » PASCAL : « Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent : “Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc.”. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un “chez moi” à la bouche. Ils feraient mieux de dire : “Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc.”, vue que d’ordinaire, il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur. » KUNDERA: « “Mon livre” - l’ascenseur phonétique de l’autodélectation. (Voir : GRAPHOMANIE.) »
TABULA GRATULATORIA Je tiens à exprimer ici ma gratitude à tous ceux qui ont permis la réalisation de ce livre. D’abord à ..................... qui, depuis les travaux préparatoires à la rétrospective .................... , jusqu’à aujourd’hui, m’a témoigné sa confiance, et en souvenir des déjeuners dominicaux qui nous réunissaient autour de ............................ à ........................... . A ........................ dont le soutien constant a permis que ces travaux reprennent leur cours. A .................... , directeur honoraire de la ..................de ....... , dont la parfaite connaissance de ................. a toujours été le meilleur des soutiens intellectuels et son amitié le plus sûr des appuis. A ........................... , dont la tenue minutieuse des archives m’a évité bien des erreurs et autorisé bien des précisions. A .......................... pour ses conseils et son appui. Enfin à ceux dont la commune passion a été pour moi un ressort inestimable et sans la patience de qui ce livre n’aurait jamais été écrit, je veux dire Albert, Alberti, Apollinaire, Appel, Aragon, Arasse, Aristote, Arp, Arthaud, Bach, Bachelard, Bacon, Baltrusaïtis, Barthes, Basch, Bataille, Baudelaire, Baudrillard, Becq, Benjamin, Bergson, Berkeley, Besançon, Bloch, Boaistuau, Boece, Böhme, Boileau, Borges, Bouhours, Bourdieu, Bousquet, Breton, Brown, Bruno, Brusatin, Burke, Callois, Calvino, Chalumeau, Changeux, Char, Chastel, Clair, Colonna, Comenius, Condillac, Corbin, Croce, dal Pozzo, Dali, Damasio, Damisch, Dante, de Bergerac, de Cues, de Duve, de la Mirandole, de Loyola, de Piles, de Vinci, Debord, Debray, Delacroix, Deleuze, Denys, Derrida, Descartes, Dickie, Diderot, Didi-Huberman, Dolce, Dubuffet, Duchamp, Eco, Eisenstein, Eluard, Ernst, Fénéon, Ficin, Fintz, Flaubert, Foucault, Freud, Fumaroli, Gadamer, Garcia Lorca, Gassendi, Genet, Goethe, Grabar, Gracian, Grainville, Haskell, Hegel, Heidegger, Heinich, Hobbes, Hokney, Horace, Hugo, Husserl, Huysmans, Jacob, Jarry, Joyce, Jung, Kafka, Kandinsky, Kant, Kircher, Klee, Krauss, Kundera, Kupka, l’ Arétin, Lacan, Laforgue, Le Tasse, Leibniz, Leiris, Lévi, Lévi-Strauss, Lissagaray, Locke, Lomazzo, Longin, Maeterlinck, Male, Mallarmé, Manet, Marino, Masson, Matisse, Merleau-Ponty, Michaud, Michaux, Millet, Mirbeau, Monnier, Montaigne, Moreau, Morel, Morin, Moulin, Mozart, Munch, Nietzsche, Orphée, Ovide, Panofsky, Paulhan, Pawlowski, Paz, Pétrarque, Piaget, Picabia, Picasso, Platon, Plotin, Poincaré, Pommier, Ponge, Poussin, Proust, Pythagore, Queneau, Rabelais, Ragon, Reclus, Reverdy, Rilke, Rimbaud, Romains, Rousseau, Roussel, Sartre, Satie, Schlegel, Schlosser, Schneider, Schopenhauer, Seznec, Shakespeare, Sollers, Spinoza, Stein, Steiner, Stirner, Stravinski, Suger, Sulzer, Thévoz, Tristan, Tzara, Valery, Van Dongen, Vasari, Veyne, Vian, Vincent, Vollard, Wagner, Wilde, Wittgenstein, Wittkower, Wolfe, Yates, Zola
POSTULATS
L’histoire sera conçue comme la forme graphique des phénomènes vécus, que l’homme garde dans sa mémoire collective. En tant que forme, développée dans un espace conceptuel de coordonnées chronologiques mesuré et orienté, de - à l’axe de référence zéro du hic et nunc, elle est constitutivement téléologique, narrative, « roman vrai ». Sa lecture, asymptote, parabole, sinusoïde … est par définition variée puisqu’elle est l’expression concrétisée des actions variables de l’homme et du monde. L’anthropologie serait la tentative, au-delà de cette lecture des formes concrètes variables du vécu, de déceler une règle quasi ou pseudo-universelle de développement des phénomènes, une fonction à multiples inconnues, mais dont les termes premiers (l’homme comme corps vivant, l’univers comme énergie en expansion, etc.) seraient des constantes stables, au moins à l’échelle humaine, la seule qui nous importe, les autres n’existant pour ainsi dire pas. Il s’agirait d’écrire le programme informant du vécu, d’en déchiffrer le code génétique, le génome de l’histoire (anthropologie génétique).
POÏETICA
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AUTOPORTRAIT PSYCHOLOGIQUE Le MOI et l’AUTRE ou la recherche d’un « lieu commun » de la pensée [ SPECULUM ECCLESIAE ]
« Je veux me rendre simple, c’est-à-dire pareil à une épure, et il faudra bien que mon être gagne les qualités du cristal qui n’existe que par les objets qu’il laisse apercevoir » Jean Genet, Pompes funèbres Ogni pintore dipinge se Le plus simple étant peut-être d’entrer dans le cercle par la voie la plus carnée qui soit : du pathos à l’ethos. Mardi, 25 septembre 2001, Paris, Nel mezzo del cammin di nostra vita, ou presque, mi ritrovai per una selva oscura. Puis la lumière, « O Diespiter… » [ Jupiter ] JE… ( EGO ). Le propos de ces lignes ( lignes écrites, lignes dessinées…) serait de définir, par approximation, quelque chose comme un « lieu » de la pensée : avant moi, en moi, au-delà de moi, hors de moi, face à moi… Si l’EGO reste le noyau dur à partir duquel je pense, on pense, ça pense, « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où… » la pensée se déploie vers des champs bien plus vastes que celui du sujet, de la conscience, du moi, du pensé même peut-être. Connais-toi toi même, c’est traverser le cogito, si je est un autre. La psychanalyse a stigmatisé cette topologie hétérogène de l’appareil psychique, emportant avec elle les théories classiques du sujet de la connaissance issue de la philosophie [ la schize du sujet ]. Freud décrit le moi comme une partie du ça qui se serait différenciée sous l’influence du monde extérieur. Le moi étant avant tout un moi-corps : « Il peut être considéré comme une projection mentale de la surface du corps et représente la surface de l’appareil mental. »1 Le moi est en grande partie constitué par mécanisme d’identification, par ses emprunts à l’autre, ce qui équivaut à lui donner la valeur d’une formation symptomatique. « Qui copiez-vous là? » demande Freud à Dora à l’occasion de douleurs aiguës à l’estomac. Le surmoi est d’abord cette première identification à l’Autre originel, le père.
Ego
Freud Moi
1. Freud, le moi et le ça – 1923
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POÏETICA
Lacan phase du miroir identification infans
sujet/objet miroir autre
identifications paranoïa
état central fluctuant
Cet échafaudage identificatoire constitue le moi et définit son caractère. Il devient cristallisation chez Lacan avec la théorie de la phase du miroir1. L’image spéculaire est conçue comme fondatrice de l’instance du moi. L’identification narcissique originaire serait le point de départ des séries identificatoires. L’enfant, aux temps pré spéculaires, se vit comme morcelé, l’infans, qui n’a pas encore accès au langage, n’a pas d’image unifiée de son corps, ne fait pas bien la distinction entre lui-même et l’extérieur, n’a notion ni du moi ni de l’objet – c’est-à-dire n’a pas encore d’identité constituée, n’est pas encore sujet véritable. Avec la phase du miroir, entre six et dixhuit mois, l’image spéculaire dans laquelle l’enfant se reconnaît, lui donne la forme intuitive de son corps ainsi que la relation de son corps à la réalité environnante. Le début de la structuration subjective fait passer cet infans du registre du besoin à celui du désir ; les notions d’intérieur / extérieur puis de moi / autre, de sujet / objet se substituent à la première et unique discrimination, celle de plaisir / déplaisir. Mais si le stade du miroir est l’aventure originelle par où l’homme fait pour la première fois l’expérience qu’il est homme, c’est aussi dans l’image de l’autre (l’autre du miroir) qu’il se reconnaît. C’est en tant qu’autre qu’il se vit tout d’abord et s’éprouve. Les comportements des jeunes enfants mis face à face sont marqués du transitivisme le plus saisissant, véritable captation par l’image de l’autre : l’enfant qui bat dit avoir été battu, celui qui voit tomber pleure. Le moi, c’est l’image du miroir en sa structure inversée. Le sujet se confond avec son image, et, dans ses rapports à ses semblables, se manifeste la même captation imaginaire du double. Pour Lacan la conscience, support du moi, n’a plus une place centrale ; le moi n’est, selon lui, que la somme des identifications successives, ce qui lui donne le statut d’être un autre pour lui-même et c’est le sujet de l’inconscient qui nous interroge. C’est comme autre que je suis amené à connaître le monde : une dimension paranoïaque est, de la sorte, normalement constituante de l’organisation du « je ». La psychologie expérimentale met d’ailleurs en valeur la compétence proprement humaine (vraisemblablement associée au cortex préfrontal) d’attribution à ses congénères de connaissances, d’intentions, d’émotions, pour comprendre et tenter de prédire leurs conduites. Cette compétence, selon Uta Frith, apparaît précocement au cours du développement humain, mais ne se formerait pas chez l’enfant autiste. En possédant cette faculté de se représenter les états mentaux d’autrui, et de les « théoriser », l’enfant de l’homme acquiert la compétence de représenter « soi-même comme un autre » (Ricoeur). Cette diffraction du sujet recoupe en partie ce que la biologie peut nous apprendre sur la fabrique de l’homme. Jean-Didier Vincent défini le territoire de la subjectivité par le concept d’état central fluctuant dans lequel le sujet est un être unique, à la fois état et acte, représentation et action, qui s’exprime selon trois dimensions : corporelle, extracorporelle et temporelle. En effet les représentations du monde ne peuvent être con1. Lacan, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du « je » 1936
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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E sidérées indépendamment des actions du sujet sur ce même monde. Ces « représentactions » sont à la fois les formes et les forces qui produisent et reproduisent le monde du sujet. Elles font du cerveau un chantier permanent qui déborde de la période embryonnaire et infantile sur toute la vie du sujet, chantier dont la neuropsychologie, par l’analyse des lésions cérébrales, révèle les dissociations qui clivent l’unité du psychisme en processus ou compétences distincts. L’Autre lacanien dont la référence se fait dans la parole, l’Autre qui à l’extrême se confond dans l’ordre du langage et fonde l’échafaudage des identifications, n’est guère éloigné des ces représentactions. En effet si l’on admet que le cerveau fonctionne comme une « métaphore agissante », c’est-à-dire dans laquelle la représentation est confondue avec l’action 1, alors le moi est bien ce chantier à l’intérieur duquel se construit, à travers l’Autre, le temps, le monde… et dont l’être est verbe agissant, Fiat lux. On pourrait peut-être, dans le domaine de la représentation ou de la pensée, retrouver partout une même date importante, celle de la constitution de la fonction sémiotique ou symbolique, qui apparaît en nos milieux entre un et deux ans environ : formation du jeu symbolique, des images mentales, etc., et surtout, développement du langage. Il semble, nous dit la psychologie génétique, que le facteur principal qui rende possible cette fonction sémiotique soit l’intériorisation de l’imitation : celle-ci, au niveau sensori-moteur constitue déjà une sorte de représentation en acte, en tant que copie motrice d’un modèle, de telle sorte que ses prolongements, en imitation différée d’abord, puis en imitation intériorisée, permettent la formation de représentations en images, etc. Il y a donc une corrélation étroite entre l’opérativité et le langage, et il semble que ce soit l’opérativité qui conduise à structurer le langage, par choix au sein des modèles préexistants de la langue naturellement, plus que l’inverse. Cette liaison intime entre pensée / langage et action / corps se retrouve dans la biologie même du cerveau. Le cortex préfrontal établit, en effet, de riches connexions avec un ensemble sous-jacent de structures et de circuits nerveux appelé système limbique. Ce « cerveau des émotions » est engagé dans le contrôle des états affectifs du sujet. La réalité à laquelle le très jeune enfant est exposé instruit son cerveau. Cette « éducation » est reçue dans un contexte émotionnel qui en est la condition même ; l’interprétation du monde à laquelle se livre le cerveau repose sur le duo passionné de la sensibilité et de l’action. Les émotions fonctionnent selon un système de processus opposants mis en places lors de réactions affectives répétées. Chaque fois que se produit un processus primaire affectif dans un sens donné ( douleur ou plaisir ), interviennent en sens inverse, des structures nerveuses responsables de processus opposants. Tout ce que le sujet connaît
représentaction
Autre lacanien langage
manipulation
fonction sémiotique
imitation
opérativité / langage
1. Les études neurophysiologiques confirment l’interdépendance totale des aires motrices et sensorielles, l’observation du bébé renforce encore la notion de parenté entre le langage et les fonctions instrumentales ; les études anatomiques et surtout l’utilisation de l’imagerie médicale montrent qu’une même structure cérébrale sous-tend la fonction langagière et la manipulation d’objet, tout au moins au début du développement de l’enfant.
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POÏETICA
émotions
identité
langage
représentation schéma kantien
Pensée/impensée Même
présence
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du monde et toutes ses actions sur ce monde font intervenir ces processus opposants qui se déroulent dans les structures profondes du cerveau qui projettent sur l’ensemble de l’encéphale, notamment sur le cortex où se font les cartes cognitives, support des représentations. Dans l’espace / temps du verbe agissant s’expriment ces émotions et ces passions qui informent le déploiement de la subjectivité. L’Identité est la somme [ SUM ] toujours originale de toutes les identifications à l’autre d’un individu. Son in-divisable est le trait d’union qui opère sur tous ces autres, la touche = qui donne la solution, touche qui est le Même en soi, trait qui est l’ardeur du désir même, Eros, amor che move il sole e l’altre stelle. Ce verbe agissant qui est amour, cet Etre du moi qui réalise le monde sur le duo passionné de la sensibilité et de l’action est l’essence du Moderne. La réflexion philosophique s’est tenue pendant longtemps éloignée du langage, il n’est rentré directement et pour lui même dans le champ de la pensée qu’à la fin du XIXe siècle, avec Nietzsche qui ouvre pour nous cet espace philosophico-philologique, où le langage surgit selon une multiplicité énigmatique qu’il faudrait maîtriser. Dans la pensée classique, celui pour qui la représentation existe, et qui se représente lui-même en elle, s’y reconnaissant pour image ou reflet, celui qui noue les fils entrecroisés de la « représentation en tableau », celui-là ne s’y trouve jamais présent lui-même, l’homme n’existe pas avant la fin du XVIIIe siècle. Déjà la conception kantienne du concept comme schème représente une véritable révolution, en effet la connaissance n’est plus pensée essentiellement comme une contemplation, une théorie, mais comme une activité. Nous sortons du vocabulaire de la vision pour entrer dans celui de l’action : connaître, c’est « synthétiser » ou, comme le dit Kant, « penser c’est juger ». La pratique prend le pas sur la théorie de sorte que, désormais, la pensée apparaît comme une construction, thème que reprend souvent l’épistémologie contemporaine. Toute la pensée moderne est traversée par la loi de penser l’impensé, elle s’avance dans cette direction où l’Autre de l’homme doit devenir le Même que lui. Cette présence de l’Autre dans le Même est ce qui , nous attendant, est au-devant de nous, venant à notre rencontre ; c’est ce qui attend que nous nous y exposions ou que nous nous y fermions , c’est l’àvenir rigoureusement pensé. Le sujet et l’objet sont comme deux moments abstraits de cette structure unique qu’est la présence [ PRAESENCIA ]. Les « autres » ne sont pas des congénères, comme dit la zoologie, mais ceux qui me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul être actuel, présent… historicité primordiale… Or l’art et notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut dont l’activisme ne veut rien savoir. Une bonne part de l’art moderne (la meilleure sûrement) aura poursuivi cette tentative de perturbation de la subjectivité. Finira-t-on bien, un jour, par accorder qu’il n’aura tendu à rien tant qu’à provoquer, au point de vue intellectuel et moral, une telle crise de conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave ? « La poésie doit être faite par tous, non par un » Poètes, peintres, sculpteurs du Moderne ont tous poursuivi, selon des
A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E voies diverses, cette diffraction du sujet. Mallarmé recherchait la transparence du moi, où le cosmos agirait : « Il faut que je te dise qu’à présent je suis impersonnel, je ne suis plus le Stéphane que tu connaissais, mais l’une des sentes que l’univers spirituel a choisies pour se voir lui-même et avancer – en traversant de part en part ce qui était mon moi » ( Ecrits nouveaux ). Cette transparence fait tout le ressort d’Igitur , « Car tel est son mal : l’absence de moi, selon lui ». Guillaume Apollinaire, lorsqu’il s’intéressait au Dramatisme de Barzun [ L’ère du drame ] adhérait à la définition d’un homme capable de révéler sa vision multiple et totale de l’Individuel, du Collectif, de l’Humain et de l’Universel : La synthèse permanente de ces ordres fondamentaux et de leurs combinaisons infinies existe sans consentement préalable. Mais la perception et la révélation simultanée des éléments de cette synthèse, à travers la conscience et l’âme, ne peut pas ne pas modifier profondément l’expression du chant individuel. Ainsi, ce chant, accru en intensité, perd son caractère monodique unilatéral et atteint à l’ampleur polyphonique ; ainsi, les ordres psychologiques, fondamentaux, à l’état de voix et de présences poétiques simultanées, dramatisent l’œuvre ; ainsi, le poème devient drame par l’innombrable conflit de ces ordonnances, entre l’individuel et l’universel. N’est-ce pas cette même polyphonie-polymorphie qu’il évoque dans « cortège » :
Mallarmé
Apollinaire dramatisme
Un jour Un jour je m’attendais moi-même Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes Pour que je sache enfin celui-là que je suis Moi qui connais les autres […] Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes Et d’un lyrique pas s’avançaient ceux que j’aime Parmi lesquels je n’étais pas […] Le cortège passait et j’y cherchais mon corps Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même Amenaient un à un les morceaux de moi-même On me bâtit peu à peu comme on élève une tour Les peuples s’entassaient et je parus moi-même Qu’ont formé tous les corps et les choses humaines1 Cette transparence du sujet révèle au moderne la puissance réalisante concrète de la représentation, du langage. Depuis longtemps déjà, le langage prétendait à un type d’existence particulier : il n’était pas seulement un moyen vide de voir ; il existait, il était une chose concrète et même une chose colorée. Les surréalistes comprennent en outre que ce n’est pas une chose inerte : il a une vie à lui et un pouvoir latent qui nous échappe. Tout au long de son existence, le surréalisme proclame la primauté du langage. 1. Apollinaire, Alcool, Paris 1920
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POÏETICA Langage surréalisme
nominalisme Duchamp patatautologie
Logiciens de Vienne Wittgenstein
Stella
Breton Conscience universelle
Mêmes culturgènes 16
La similitude des hallucinations et des sensations provoquées par le surréalisme forçait à envisager l’existence d’une matière mentale différente de la pensée, dont la pensée même ne pouvait être, et aussi bien dans ses modalités sensibles, qu’un cas particulier. Le nominalisme absolu trouvait dans le surréalisme une démonstration éclatante, et cette matière mentale était le vocabulaire même : il n’y a pas de pensée hors des mots, tout le surréalisme étaie cette proposition. Duchamp ne croit pas au langage, qui au lieu d’expliquer les pensées subconscientes, crée en réalité la pensée par et après le mot. En bon nominaliste, il propose le mot patatautologie qui, après une répétition fréquente, créera le concept qu’en vain on essaierait d’exprimer avec ces exécrables moyens : sujet, verbe, objet, etc. , faisant par là allusion au système élaboré par les logiciens de Vienne, Wittgenstein en tête, selon lequel tout langage est infinie tautologie, c’est à dire répétition des prémices, système qu’il s’empresse d’accoupler à la méthode de pensée du docteur Faustroll . Le travail de Wittgenstein consistait à détruire notre conception d’un espace mental privé (et accessible au seul moi) dans lequel les significations et les intentions existeraient avant même d’être lâchées dans l’espace du monde. Ce moi privé est bien mis en question dans le travail de Duchamp ; à Alfred Barr qui lui demandait pourquoi il avait usé du hasard, il répondait que c’était là un des moyen d’éviter « l’élément personnel subconscient en art » (l’autre étant, dans la facture, d’user d’un tracé purement mécanique). La caractéristique essentielle de l’art américain de la fin des années soixante [Stella, Morris, Judd, André…] sera encore d’avoir misé sur la vérité de ce modèle de signification débarrassé de toute tentatives de légitimation d’un moi privé. La signification de l’élimination de tout illusionnisme opéré par un artiste comme Stella, ne peut se comprendre qu’en relation avec cette volonté de maintenir toute signification à l’intérieur des conventions (sémiologique) d’un espace public et de mettre en évidence la façon dont l’espace illusionniste a pu servir de modèle à l’espace privé, à l’espace du Moi conçu comme une entité constituée avant son entrée en contact avec le monde. Breton recoupe ce dépassement du moi privé lorsqu’il attribue à l’inconscient une signification et un pouvoir plus important que ne le fait la psychanalyse freudienne qui l’avait inspirée au départ. Grâce à ses expériences, il aboutit à la conclusion que l’individu possède un courant inconscient, qu’il interprète comme étant une sorte de langage intérieur et continuel qui s’exprime en chaque homme. Dans « Entrée des médiums », il utilise le concept de conscience universelle, une conscience qui se reflète dans le courant inconscient et qui est le point de départ des actions humaines qu’elle dicte. C’est la nature elle-même qui pour lui s’exprime directement et sans falsifications à travers ce courant inconscient et perpétuel. Hasard, rêve, humour, mythes… participent bien de ces entités culturelles susceptibles d’être transmises et propagées de manière épigénétique de cerveau à cerveau dans les populations humaines, ce que Dawkins nomme « mêmes », Lumsden et Wilson « culturgènes », Sperber « représentations publiques », Cavalli-Sforza « objets culturels », et qui parasitent littéralement le cerveau, le tournant en un véhicule de propagation du « même » à la manière
A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E d’un virus parasitant le mécanisme génétique de la cellule hôte. Ce modèle instructionniste est, dans beaucoup de ses aspects, confirmé par la génétique moléculaire. La construction épigénétique d’une structure, y compris celle du psychisme, n’est pas une création, c’est une révélation, et le clivage organisme / milieu s’efface au niveau de l’organisme si l’on replace celui-ci dans l’état central fluctuant. Les généticiens nous apprennent que les corps, ces avatars périssables d’un dieu immortel, sont les « organismes à survie » des gènes, les véhicules qui transportent ces derniers à travers les générations ; de « petits transparents » en somme ! Aussi n’est-il toujours pas impossible d’approcher jusqu’à les rendre vraisemblables la structure et la complexion de tels êtres hypothétiques, qui se manifestent obscurément à nous dans la peur le sentiment du hasard, et ailleurs. Cette recherche de la transparence du sujet révèle une parenté spirituelle réelle entre le surréalisme, l’art moderne dans son ensemble même, et le bouddhisme. Ce dernier ne conçoit pas la subjectivité humaine comme une constante, mais comme un élément, qui se reconstitue sans cesse dans le temps. Le moi vécu dans ce mouvement perpétuel n’a pas de substance propre ( doctrine de la non-substance : Anâtman ), il est conditionné par autrui et par d’autres éléments. N’est ce pas ce qu’exprime Breton lorsqu’il déclare : « Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je « hante » ? Je dois avouer que ce dernier mot m’égare, tendant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, plus troublants que je pensais. » ? Le fossé créé entre les autres et soi est la source du cycle des renaissances et des souffrances (Samsâra). « A l’origine de toutes les souffrances je ne connais qu’une seule cause c’est l’amour et l’attachement au moi »1 . Déraciner l’ignorance la plus profonde c’est éliminer toute notion d’existence en soi, appliqué aux phénomènes ou aux êtres. Libéré de ces élaborations erronées, le méditant ne sera plus poussé à agir de manière inadéquate pour gratifier ce « moi », qu’il croyait réellement existant ; Libéré de telles actions, il sera libéré des renaissances. « Quand vis-à-vis de toutes choses intérieures aussi bien qu’extérieures, les conceptions du « moi » et du « mien » auront péri, toute soif d’existence cessera et par cette extinction, les naissances prendront fin »2 . A ce sujet, Octavio Paz indiquait, lors d’une conférence qu’il tenait à l’université de Mexico, que « l’objectivation du sujet », propre aux surréalistes, possède sa parallèle extra-européenne: « A près de deux mille ans d’intervalle, la poésie occidentale découvre un trait caractéristique de la doctrine centrale du bouddhisme : le moi est trompeur, c’est un essaim de sentiments, de pensées et de désirs »3. De fait, le surréalisme de Breton trouve ses correspondances les plus évidentes dans la philosophie et dans les pratiques bouddhistes. Les fondateurs de l’art abstrait – un Kandinsky, un Malevitch, un
construction épigénétique du psychisme
transparence du sujet bouddhisme
1. Bodhicaryâvatâra, chapitre VIII-1341. 2. Mûlaamadhyamakakârika, chapitre XVIII-4 3. Octavio Paz, Essays 2, Francfort, 1980, p.276
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POÏETICA
Art abstrait Kandinsky théosophie
Klee
Dubuffet
Michaux
Mondrian – justifient leur création en faisant appel à des légitimations métaphysiques ( l’art comme expériences spirituelles d’ordre religieux et mystiques ) issues de la pensée théosophique, dont les liens avec le bouddhisme sont soulignés par Kandinsky lui-même : « Mme H.P Blawatzky a certainement été la première à établir, après des années de séjours aux Indes, un lien solide entre ces « sauvages » et notre culture. A cette époque naquit l’un des plus grands mouvement spirituel unissant aujourd’hui un grand nombre d’hommes, et matérialisant cette union sous forme de la « Société de Théosophie »1. Une même volonté de diffraction du sujet est ainsi à l’œuvre chez Kandinsky : La nécessité intérieure naît de trois raisons mystiques ; l’expression de ce qui est propre à l’artiste en tant que créateur (élément de personnalité : psychologie), l’expression de ce qui est propre à son époque (iconologie symptomatique), l’expression de ce qui est propre à l’art en général (le spirituel dans l’art). L’artiste doit seulement traverser avec l’œil spirituel les deux premiers éléments pour apercevoir alors ce troisième élément mis à nu. Seul ce troisième élément, celui de l’art pur et éternel, reste, selon Kandinsky, éternellement vivant. « En bref, l’effet de nécessité intérieure, et donc le développement de l’art est une extériorisation progressante de l’éternel-objectif dans le temporel-subjectif ». Cette trilogie de la création recoupe étrangement la structuration cérébrale dans laquelle se nouent trois évolutions : L’évolution « génétique » des espèces, l’évolution culturelle et l’évolution « singulière » de l’individu. Le Père [ patrimoine génétique ], le Fils [ individu singulier ], l’Esprit [ culture ]. « La modernité est un allégement de l’individualité »1 nous dit Paul Klee, « A des moments de clarté, il m’arrive de survoler douze ans d’évolution intérieure de mon propre moi. D’abord le moi contracturé, le moi affublé de grandes œillères (moi égocentrique), puis la disparition des œillères et du moi, et maintenant peu à peu un moi sans œillère (moi divin) »3. La position moderne paraît ici particulièrement anticulturelle. Si les idées sont comme une vapeur qui se change en eau en touchant le plan de la raison et de la logique, on peut croire avec Dubuffet que le meilleur de la fonction mentale se trouve ailleurs, et comprendre qu’il aspire plutôt à capter la pensée à un point de son développement qui précède ce niveau des idées élaborées, qu’il essaye de saisir le mouvement mental au point de ses racines le plus reculé possible. L’expérimentation des hallucinogènes est la méthode drastique que Michaux s’est donnée pour mettre à jour cette machinerie de l’esprit, espionner l’animation secrète de ce dernier, plonger dans le vide du sujet – dans le vide chaotique du sujet, où tout est « passage » et flux innombrables d’énergie et où l’on devient : « …fluide au milieu des fluides. On a perdu sa demeure. On est devenu excentrique à soi ». Le point de départ de cette démarche transgressive est une mise en question radicale de l’ego qui s’avère une fiction dérisoire. Michaux utilise l’aliénation expérimentale comme moyen de détrôner le Roi-Ego, ce Sou1. Kandinsky, Du spirituel dans l’art, 1911 2. Klee, Approches de l’art moderne, Die alpen, n° 12, 1912 3. Klee, Journal, 1911
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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E verain ridicule et prétentieux. En outre il s’agit pour lui, d’une part de voir ce « lieu de hantise » qu’est l’esprit, et d’autre part de faire entendre la multitude polyphonique des voix qui nous constituent – « véritable prolétariat que chacun, par sa conduite dictatoriale, a en soi, caché ». Ce n’est que parce que ce dernier est constamment muselé, que chacun peut continuer à croire à une apparente et illusoire unité de sa personnalité. Le processus systématique consistant, par la rêverie, l’écriture et le graphisme, à faciliter le lâcher-prise de l’ego – et donc l’émergence de cette « communauté » intérieure – est une caractéristique centrale du projet michaudien. Ainsi tout artiste, écrivain, peintre, musicien… dérègle les axiomes, les évidences de contradiction et d’identité. Chez lui, le même est l’autre ; l’autre est le même ; une chose peut être elle-même, et son contraire, la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçu contradictoirement. C’est l’état d’esprit Dada : Dada s’applique à tout, et pourtant il n’est rien, il est le point où le oui et le non se rencontrent, non pas solennellement dans les châteaux des philosophies humaines, mais tout simplement au coin des rues comme les chiens et les sauterelles. Le sujet, passé au filtre de la diffraction, ou plus justement débarrassé du filtre de l’individuation (d’autres auraient parlé de dévoilement) redevient ce lieu paradoxal aux limites mouvantes, en perpétuelle expansion sur le monde ; labyrinthe spéculaire des identifications assemblées [ SPECULUM ECCLESIAE ], il redéploie la conscience, fragile Ariane, dans le dédale des signes en réflexion. Iles fortunées (bienheureuse Cythère), montagnes pérégrines ou jardins clos, les diverses figures de ce locus amoenus nous ramènent toujours à une forme emblématique minérale. Rappelons-nous avec Fourier que le diamant est (avec le cochon !) hiéroglyphe de la 13e passion (harmonisme) que les civilisés n’éprouvent pas. C’est l’armature de ce polyèdre que l’on s’attachera à mettre ici en évidence à travers les expériences picturales proposées. Si « ars » est un terme dont les multiples acceptions sont toutes convoquées pour tenter la délimitation du champ sémiologique de ces expériences, c’est dans la mesure ou, patronnées par le polyèdre mélancolique de Dürer, il est aussi vide et ouvert que le sujet lui-même, toujours en promesse de rénovation, perpétuel Ars Nova. Polyphonie pourrait d’ailleurs être un des mots clef par lequel aborder le déploiement de ces peintures et dessins, leur déploiement physique étant lui-même éminemment polyptyque. « Avez-vous déjà conversé avec un icosaèdre ? » La structure que tente de mettre en place ces propositions graphiques, de par leur mode d’exposition modulaire et sérielle, relève tout aussi bien de l’intention utopique de réaliser cette chambre catoptrique que Léonard de Vinci, fasciné par les jeux de miroirs, avait imaginé construire, véritable labyrinthe optique où saisir l’homme et sa nature au piège d’une perspective non naturaliste. Processus de capture de la connaissance, il impose au regardeur la radicale verticalité d’une iconostase symbolique dont l’opacité concrète se veut épreuve – traversée du miroir – et dont chaque facette se développe comme saisi momentanée, particulière, provisoire et proportionnée du Tout [SCHEMA]. Projetée en trois dimensions, cette forme n’est
hantise
Dada
polyèdre
Ars nova polyphonie
Exposition modulaire sérialité
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POÏETICA
éclectisme
apparition
pas sans évoquer l’espèce de diamant géant, monstrueux joyaux choisi par Maître Martial Canterel comme point de direction de l’esplanade de son domaine Locus Solus. Toute prolifération est monstrueuse, c’est le principe même de la collection, et l’éclectisme stroboscopique de ces facettes polyptyques met en œuvre la barrière assourdissante à partir de laquelle peut se réaliser l’aiguillage salutaire entre distraction [ SPECTACLE ] et attention [ SAVOIR ]. Sur la trame brouillée des images exposées pourra alors se construire pour le regardeur attentif le réseau des apparitions, formes vivantes, sens énoncé. Première victime à sacrifier : l’Artiste, l’Auteur, le Style [ « Est-ce que Dieu a un style ? » - Picasso ].
style
maniera Poussin
modes
Cicéron gamme / aptum
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La notion de style appliquée aux arts plastiques n’apparaît que tardivement dans nos cultures. C’est dans l’entourage de Bellori, lié à l’académisme absolutiste français, que l’on a commencé à emprunter à la poétique et à la rhétorique le terme de « style », terme alors nouveau pour la théorie des arts plastiques, et qui a mis fort longtemps, sauf en France, avant d’être généralement reçu ; en définitive c’est seulement à Winckelmann qu’il doit d’avoir remporté une victoire décisive. Jusqu’alors la théorie de l’art préférait plutôt utiliser le terme de manière, « maniera ». Poussin lui-même ne conçoit pas la maniera comme un objet stylistique donné au peintre pas sa personnalité, sa nationalité ou son époque. La maniera recoupe chez lui la notion de mode qu’il emprunte aussi bien à la poésie qu’à la théorie musicale de son temps. Le mode selon lequel est traité un tableau doit correspondre au sujet qu’il traite. C’est le thème de la fameuse lettre sur les modes qu’il adresse à Chantelou . Ce dernier reprochait au peintre d’avoir traité avec plus de séduction le tableau qu’il avait réalisé pour un autre collectionneur. Poussin lui fait remarquer que c’est la nature du sujet qui est cause de cet effet : « les sujets que je vous traite doivent être représentés par une autre manière. C’est en cela que consiste l’artifice de la peinture. […] Nos braves anciens Grecs, inventeurs de toutes les belles choses, trouvèrent plusieurs modes par le moyen desquels ils ont produit de merveilleux effets. […] Cette parole « mode » signifie proprement la raison ou la mesure et forme de laquelle nous nous servons à faire quelque chose, laquelle nous astreint à ne passer outre, nous faisant opérer en toutes les choses avec une certaine médiocrité et modération, et, partant, telle médiocrité et modération n’est autre qu’une certaine manière ou ordre déterminé et ferme, dedans le procédé par lequel la chose se conserve en son être. » Mode, manière ou style ( le terme d’ordre employé par Poussin y fait directement allusion ) sont bien pour lui des procédés rationnels adaptés à l’expression de sujets particuliers et à la production d’un certain état d’âme. Cicéron, dans ses derniers dialogues, défendait lui aussi ce principe d’une gamme de styles dont l’orateur peut jouer selon les exigences de l’aptum, selon son sujet, ses circonstances, son public. Dans la définition de la manière magnifique de Poussin telle que nous la rapporte Bellori, des quatre éléments qui la constituent : la matière ( sujet, thème, contenu ), l’idée
A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E ( conception, invention ), la structure ( composition ) et le style, ce dernier est défini comme une simple « manière personnelle et singulière industrie de peindre et dessiner, née du génie particulier de chacun dans l’application et l’usage de ses idées, lequel style, manière et goût, dérive de la nature et de l’esprit. », mettant par la en avant l’aspect d’application technique, de tour de main, « singulière industrie », que revêt pour lui cette notion . Jusqu’au XVIIIe siècle ce qui pour nous relève du style sera pris en charge par des notions d’école (classement géographique), de genres (classement thématique), de manière (classement technique). En 1764, l’Histoire de l’art de l’antiquité marqua une rupture décisive dans la théorie classique de l’art : le livre de Winckelmann proposait en effet le premier projet d’un développement historique du style à travers l’élaboration des catégories esthétiques. L’étude de l’ « essence de l’art » supposait l’identification de l’histoire des œuvres à l’histoire de la civilisation toute entière. Dans ce même contexte historique du pré-romantisme l’esthétique Kantienne est venue bouleverser le contenu de la notion d’art avec en particulier l’idée qu’à la source de toute création esthétique réside une force mystérieuse : le génie artistique original. Jusque là la théorie de l’art restait marquée par un certain platonisme. Une œuvre valait avant tout par l’éventuelle noblesse de son sujet et la « vérité » qui devait y régner. Dès lors, l’art lui-même ne pouvait occuper qu’une place secondaire dans le champ de la culture, après les idées qu’il servait. Contrairement aux classiques, Kant montre que l’art ne relève pas du concept de perfection. Sa mission n’est pas de « bien » présenter une « bonne » idée, mais de créer inconsciemment une œuvre inédite, douée d’emblée de signification pour tout homme. L’art n’est plus, selon Kant, au service d’un pouvoir, d’une religion, d’une quelconque pensée formulée hors de lui. Il n’a d’autre finalité que lui-même, c’est la fameuse « finalité sans fin » qui sous-tend l’idée de l’art pour l’art et le retour sur les qualités propres qui font sa spécificité. La non-responsabilité de l’artiste dans l’apparition du phénomène est intéressante à noter : L’artiste de génie ne saurait suivre de règles, puisqu’il détient le mystérieux pouvoir de les inventer. « Le créateur d’un produit qu’il doit à son propre génie ne sait pas lui-même comment se trouve en lui les idées qui s’y rapportent ». Le génie selon Kant, cette « faculté des idées esthétiques sachant rendre universellement communicable ce qui est indicible » est donc absolument à l’opposé de l’esprit d’imitation qui fondait la conception classique de l’art ; il fonde en revanche l’importance qu’a pris désormais le style dans l’histoire de l’art à travers tous les formalismes issus de la pensée kantienne. Chaque génie recommence l’art à partir du fondement. « Le génie est le talent de produire ce dont on ne saurait donner de règle déterminée, et non l’habileté, aptitude à accomplir ce qui peut être appris suivant quelques règles : par suite l’originalité doit être son caractère ». Puisque le génie donne ses règles à l’art, celui-ci, pour se manifester génial, devra laisser voir ses règles. Il y aura donc un didactisme nécessaire dans la peinture, renforcé par des manifestes ou par la formation d’écoles militantes et de mouvements qui constitueront autant de systèmes différents. Hegel et Schelling, les deux fondateurs de l’esthétique idéaliste sont venus complé-
Winckelmann
Esthétique Kantienne
Finalité sans fin
Génie
Esthétique idéaliste
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POÏETICA
subjectivité
Histoire de l’art
Wölfflin formalisme Panofsky
kunstwollen
Intention artistique
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ter ce système en considérant l’art comme la totalité accomplie de tous les discours fondamentaux (religieux, philosophique, politique, éthique) et, en même temps, l’organe spéculatif fondamental, un véritable « analogon » de la philosophie, une incarnation de l’Absolu ; l’artiste devenant de fait une sorte de prêtre de son propre culte. Ainsi la subjectivité en art est-elle la conséquence naturelle du Kantisme. Le terme de « subjectif », apparaît dans la langue française, en 1812, grâce au dictionnaire franco-allemand de l’abbé Mozin, avec le sens neuf que lui avaient conféré Kant, Fichte, Schelling. L’ensemble du mouvement romantique s’en est nourri. Dans son Salon de 1831 Henri Heine pouvait déclarer : « Chaque artiste original, chaque génie nouveau doit être jugé d’après l’esthétique [ c’est à dire, au sens propre, d’après la manière de sentir ] qui lui est propre et qui se produit en même temps dans son œuvre ». L’art ne propose plus à l’homme de rejoindre quelque chose, modèle concret ou concept idéal ; il part de lui-même et a pour rôle de l’exprimer dans sa particularité unique. Aussi chaque créateur sera-t-il amené à cultiver d’abord sa résonance particulière. Très vite le style n’est plus seulement conçu comme « la physionomie de l’âme » ( Schopenhauer ) mais aussi comme la physionomie d’une époque. Avec Rumohr (1785-1842), l’histoire accédait au statut de savoir objectif au sens moderne d’une véritable épistémologie. Les historiens de l’art comprirent alors que leur travail relevait de la faculté de connaître au sens Kantien. Pour comprendre l’art dans ce sens critique, il importait de connaître l’intention artistique du créateur. Aloïs Riegl (1858-1905) fut l’un des premiers à mettre en rapport les formes artistiques avec les caractères sociaux, religieux et scientifiques. Heinrich Wölfflin (1864-1945), fondateur de l’interprétation formaliste de l’art, qui ne s’attache pas aux contenus de l’art ( les sujets et les motifs ) mais aux procédés, aux formes, a fondé sa méthode d’interprétation des œuvres d’art sur cette proposition de base que le style exprime l’état d’esprit d’une époque, d’un peuple. Cette proposition est reprise par Erwin Panofsky , mais ce dernier s’attache à maintenir le contenu de l’œuvre d’art au cœur de son interprétation. Il prend pour modèle du type d’interprétation qu’il préconise la conception Kantienne de ce qui fait qu’un jugement est un jugement scientifique : ce n’est pas une opinion personnelle, mais son caractère de nécessité causale. Empruntant à Aloïs Riegl la notion de kunstwollen (la volonté d’art) corrigée de ses acception psychologiques possibles, Panofsky chercha ainsi à dégager la « signification intrinsèque » de l’œuvre d’art en prenant connaissance de ses principes sous-jacents qui révèle la mentalité de base d’une nation, d’une période, d’une conviction religieuse et philosophique – particularisés inconsciemment par la personnalité propre à l’artiste qui les assume – et condensés en une œuvre d’art unique (valeurs « symboliques » en général ignorées de l’artiste, parfois même fort différentes de ce qu’il se proposait d’exprimer). L’œuvre, indépendamment des intentions psychologiques de son auteur, ne saurait être comprise que comme réponse à des problèmes artistiques, généraux ou spécifiques. L’intention artistique s’identifie aux stratégies utilisées pour y répondre, stratégies qui donnent à l’œuvre son unité et son sens. Le
A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E style est le lieu de cette condensation du sens de l’œuvre. La majorité des l’historiens d’art se sont conformés à ce type de schéma, dans le sens d’une analyse psychologique, psychanalytique voire phénoménologique pour les uns ( Gombrich, Marcuse, Huyghe, Malraux… ), dans le sens d’une approche sociologique, politique pour les autres ( Hauser, Adorno, Francastel…). Dans tous les cas le discours sur le style ne peut se départir d’un discours sur l’originalité qui donne sens à l’œuvre, et ce aussi bien en ce qui concerne l’art romantique que l’art moderne et contemporain. Mais la pratique effective de l’art d’avant-garde tend à révéler que cette « originalité » est une hypothèse de travail émergeant sur un fond de répétition et de récurrence. Goethe aimait à dire qu’il n’appréciait guère l’originalité, au sens moderne du mot, où on l’a chargé d’une sorte d’anxiété, de désir maladif de se dissocier et de se distinguer, de refus des racines et des dépendances nécessaires. « Chercher à savoir si quelqu’un a de l’originalité ou s’il doit beaucoup à un tiers, quelle folie ! Nous sommes tous des êtres collectifs ». La notion d’originalité, chère à l’esthétique romantique individualiste, n’a pas de sens pour lui. « On parle toujours d’originalité, mais qu’entend-on par là ? Dès que nous sommes nés, le monde commence à agir sur nous, et ainsi jusqu’à la fin, et en tout ! Nous ne pouvons nous attribuer que notre énergie, notre force, notre vouloir »1. « Au fond nous avons beau faire, nous sommes tous des êtres collectifs ; ce que nous pouvons appeler notre propriété au sens strict, comme c’est peu de chose ! et par cela seul, comme nous sommes peu de chose ! Tous, nous recevons et nous apprenons, aussi bien de ceux qui étaient avant nous que de ceux qui sont avec nous. […] Qu’y a-t-il de bon en nous, si ce n’est la force et la tendance à nous approprier les éléments du monde extérieur ? »2. L’idée de copie gît toujours déjà au cœur de l’original. Dans son analyse du discours de la copie Roland Barthes définit le réaliste non comme celui qui copierait d’après nature mais comme « pasticheur », comme quelqu’un qui ferait des copies de copies : « Dépeindre, c’est faire dévaler le tapis des codes, c’est référer, non d’un langage à un référant, mais d’un code à un autre code. Ainsi, le réalisme […] consiste non à copier le réel, mais à copier une copie ( peinte ) du réel […] par une mimesis seconde, il copie ce qui est déjà copie »3. La neurobiologie met en évidence cette imbrication intime du couple copie / original dans l’acquisition des savoirs via le « plaisir taxonomique » et les préférences esthétiques. Nicolas Humphrey fonde les préférences esthétiques sur la faculté qui associe apprentissage et reconnaissance des invariants, la « prédisposition parmi les animaux et les hommes d’effectuer des expériences par lesquelles ils apprennent à classer les objets dans le monde qui les entoure ». Selon Humphrey, les « structures belles dans la nature et dans l’art sont celles qui faciliteraient la tâche de classification en présentant des évidences de relation “ taxonomiques ” entre les choses,
originalité
Barthes/copie
Acquisition des savoirs
1. Lettre à Eckermann, 12-5-1825 2. Lettre à Eckermann, 17-2-1832 3. Roland Barthes « Le modèle de la peinture », S / Z 1970
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POÏETICA
Rime / nouveauté
variation
processus de mémorisation
Nihil novo sub sole
Krauss
d’une manière informative et facile à saisir »1. Le plaisir taxonomique résulterait donc de la perception simultanée de la rime et de la nouveauté. La psychologie expérimentale montre que les enfants sont attirés par des stimuli qui ne sont ni entièrement nouveaux ni complètement familiers, mais présentent des variations mineures par rapport à un original. Mais si l’originalité ( la nouveauté ) est une variation mineure par rapport à un modèle ( la rime ), elle n’en reste pas moins essentielle, en tant que variation, dans le processus de mémorisation. Pour Cavalli-Sforza et Fellman, la sélection d’objets culturels, de « mêmes », s’effectue en deux étapes : l’une permissive, d’information, donne accès au compartiment de travail de la mémoire à court terme des receveurs, l’autre, active, d’adoption, d’incorporation à long terme dans le cerveau de chaque individu du groupe social et dans le patrimoine culturel extra-cérébral de la collectivité concernée. La configuration mémorisée s’intègre à un ensemble hautement organisé et hiérarchisé, à un « arbre taxonomique », à un système de classement déjà existant avec lequel elle entre en résonance. La mise en mémoire dans cet espace sémantique et son évocation ultérieure ( facultés qu’exploitent les procédés mnémotechniques ) sont facilités par le caractère imagé de la configuration, mais aussi par sa nouveauté. La sélection pour l’entrée dans le long terme – la conversion de l’objet mental actif et transitoire en trace latente et stable – exclut la représentation à l’identique d’un objet naturel, ses chances pour qu’elle laisse une trace dans la mémoire à long terme seraient réduites, sinon nulles. Les figures qu’elle représente sont assez naturelles pour offrir des étiquettes de sens, des indices, requis pour le classement sémantique. Mais elles manquent de ce décalage signifiant que l’esthétique appelle style. Toute représentation met en œuvre ce décalage dont le caractère artificiel, singulier, souligné par le style de l’artiste et le contexte de l’œuvre, apporte la nouveauté, la distance nécessaire pour qu’elle s’inscrive efficacement dans la mémoire à long terme. La nouveauté, l’originalité ne doit donc pas être appréhendé comme un absolu d’invention ( rien de neuf sous le soleil ) mais bien comme un décalage, une variation de « mêmes ». A cet égard le tableau est un « même » d’une extrême complexité ou plutôt une synthèse complexe de « même », dont la transition et la propagation s’effectuent, par le truchement du cerveau du peintre, d’une toile à l’autre dans l’œuvre du peintre et de l’œuvre d’un peintre à celle d’un autre. Le peintre en même temps qu’il invente, emprunte à lui-même, et surtout au autres, schémas, figures et formes qui deviennent autant d’unité de réplication, de « même », qui se perpétuent au fil de l’histoire.( maternité, mise au tombeau, paradis, sphères, grille, arbre, métamorphose, etc.) . Rosalind Krauss a montré avec force le rôle de la copie dans la peinture du XIXe siècle et sa croissante nécessité pour la formation du concept d’originalité, de spontanéité ou de nouveau2. Ainsi les discours sur le pitto1. Nicola Humphrey, « Natural Aesthétics », dans Architectures for people, 1980 2. Rosalind Krauss, L’originalité des avant-gardes et autres mythes modernistes
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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E resque mettent en évidence que le singulier et le stéréotypé forment les deux moitiés du concept de paysage ; pour le spectateur la singularité du pittoresque n’existe que s’il la reconnaît en tant que telle, et cette reconnaissance n’est rendue possible que par un exemple antérieur. De même la « spontanéité » des toiles de Monet est le résultat d’un lent travail de retouches constantes ( Monet reprit à son marchand la série des cathédrales de Rouen pour y retravailler pendant trois ans ), la touche, qui fonctionnait chez lui comme le signe de la spontanéité, relevait en fait d’une élaboration des plus calculées. Le discours de l’originalité dont participe l’impressionnisme refoule et discrédite celui, complémentaire, de la copie. L’avant-garde comme le modernisme repose sur ce refoulement. Cette lecture post-structuraliste, en profonde rupture avec la tradition idéaliste et formaliste qui a nourri l’histoire de l’art, n’est pas sans rencontrer certains éléments de convergence chez les acteurs même de la création artistique moderne, les artistes, que les approches symptomatiques de l’art n’ont cessé de déresponsabiliser vis-à-vis de leur propre œuvre. Ce n’est en effet nullement a un art sans finalité qu’en appelle un des fondateurs de l’art moderne, Kandinsky. Il s’indigne même contre « cet étouffement de toute résonance intérieure, qui est la vie des couleurs, cette dispersion inutile des forces de l’artiste, voilà « l’art pour l’art » […] la question « quoi » disparaît dans l’art. Seule subsiste la question « comment » l’objet corporel pourra être rendu par l’artiste. Elle devient le credo. […] en général, l’artiste, dans ces périodes, n’a pas besoin de dire grand chose et un simple « autrement » le fait remarquer et apprécier… » Parmi les trois raisons mystiques d’où naît la nécessité intérieure, l’expression personnelle (le style propre de l’artiste), l’expression sociétale (le style de l’époque) et l’expression de l’art pur et universel, c’est cette dernière composante qu’il nous invite à privilégier, opérant, à l’inverse du romantisme, une remontée du subjectif à l’objectif : « Et l’on voit que l’appartenance “ à une école ”, la chasse à la “ tendance ”, la recherche de “ principe ” et de certains moyen d’expression propres à une époque dans une œuvre, ne peuvent que nous égarer et aboutir à l’incompréhension, à l’aveuglement et au mutisme ». On comprend que les historiens d’art aient des réticences à prendre en compte avec sérieux les théories des artistes quand elles sont comme ici une charge radicale contre ce qui fait le travail même de l’historien d’art : définir des tendances, l’appartenance à des écoles, les moyens d’expressions propres à une époque. Plus loin Kandinsky réintroduit la responsabilité de l’artiste par la liberté de ses choix stylistiques : « En bref, l’artiste a non seulement le droit, mais le devoir de manier les formes ainsi que cela est NECESSAIRE à ses buts. Et ni l’anatomie, ni les autres sciences du même ordre, ni le renversement par principe de ces sciences ne sont nécessaires, mais ce qui est nécessaire, c’est une liberté totalement illimitée de l’artiste dans le choix de ses moyens. » Là encore les mots même de l’artiste viennent démentir avec une certaine évidence l’édifice formaliste que l’histoire de l’art avait mis en place sur la base de la pensée Kantienne, et qu’elle a poursuivi jusqu’à aujourd’hui, poussant le paradoxe jusqu’à la farce de faire de Kandinsky l’inverse de ce qu’il se proposait de réaliser dans son projet théorique, à
pittoresque
Kandinsky
Liberté des choix stylistiques
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POÏETICA
Téléologie formaliste
Matisse
mimesis
Gustave Moreau
savoir le père fondateur de l’art abstrait formaliste. Kandinsky - son intérêt pour le douanier Rousseau en témoigne - ne s’interdisait pas un possible retour vers le concret, dans la mesure ou la nécessité intérieure ( qu’il nomme honnêteté ) le lui commandait. On mesure alors combien a pu avoir d’artificiel la téléologie formaliste d’un Michel Seuphor1 qui voyait « très clairement la filiation organique avec l’impressionnisme, le fauvisme, le cubisme. » et pensait tout aussi facilement « démontrer, par suites d’images, comment impressionnisme, fauvisme, cubisme, passant à travers le génie de Delaunay, de Kandinsky, de Mondrian, et portés à leurs dernières conséquences, sont devenus ce que nous appelons l’art abstrait. ». On mesure également avec quelle naïveté les historiens d’art formalistes américains, d’Alfred Barr à Clément Greenberg, ont pu croire à une poursuite sur leur sol de la belle aventure des révolutions plastiques en marche vers l’identité picturale ultime qui pointe à l’horizon du processus de réductions progressives de l’art moderne à son propre médium. Merleau-Ponty, qui repose les problèmes de philosophie à l’examen de la perception, souligne l’inexactitude d’une telle approche téléologique : « Parce que profondeur, couleur, forme, ligne, mouvement, contour, physionomie sont des rameaux de l’Etre, et que chacun d’eux peut ramener toute la touffe, il n’y a pas en peinture de « problèmes » séparés, ni de chemins vraiment opposés, ni de « solutions » partielles, ni de progrès par accumulation, ni d’options sans retour. Il n’est jamais exclu que le peintre reprenne l’un des emblèmes qu’il avait écarté, bien entendu en le faisant parler autrement »2. Matisse, autre figure fondatrice de l’art moderne, a lui aussi insisté sur le danger du style qui serait conçu comme contenu même de l’œuvre et sur le rôle primordial de la copie dans le processus de création : « j’aime ce mot de Chardin : je met de la couleur jusqu’à ce que ce soit ressemblant. Cet autre de Cézanne : je veux faire l’image et aussi celui de Rodin : copiez la nature. Vinci disait : qui sait copier sait faire. Les gens qui font du style de parti pris et s’écartent volontairement de la nature sont à côté de la vérité » Cette importance de la copie n’est pas seulement chez Matisse l’impératif classique de « mimesis », d’imitation de la nature, il est aussi celui de savoir prendre à bras le corps l’œuvre de ses prédécesseurs : « ne pas être assez robuste pour supporter sans faiblir une influence est une preuve d’impuissance ». Cette liberté vis-à-vis des influences stylistiques, est-ce chez Gustave Moreau qu’il l’a découverte : « Les styles et les modes. Antiques. Flamand. Italiens. Héroïques. Esquisse libres. Peinture de premier jet. Rubens. Rembrandt […]. Déterminer les sujets qui peuvent être traités avec les moyens employés par ces maîtres. Bien définir les différences qui s’établissent, si les sujets sont traités dans un mode ou dans un autre (antique, italien, flamand). […] Mélanges piquants des différents modes, des différents styles, des écoles les plus opposées selon les besoins du sentiment et de l’imagination. 1. Michel Seuphor, L’art abstrait 2. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris,1964
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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E Grand clavier à connaître à fond et à manier. Sources intarissables, éternelles, auxquelles le génie nouveau ajoute et qu’il modifie en s’y mêlant. […] Faire comprendre, par exemple, comment tel sentiment, telle idée, telle pensée, telle imagination, se trouvent modifiées par l’emploi d’un style, d’un mode différent ; à quelles cases de l’esprit, de l’âme, du cœur, s’adressent tels ou tels styles, tels ou tels modes. Prouver que les effets produits par l’instrument de l’artiste poète sont à l’instant modifiés par l’emploi d’un autre mode ou d’un autre style que celui qu’il a choisi »1 Picasso n’est guère éloigné de cette idée lorsqu’en 1934 il donne sa définition du peintre : « Qu’est-ce au fond qu’un peintre ? C’est un collectionneur qui veut se constituer une collection en faisant lui même les tableaux qu’il aime chez les autres. C’est comme ça que je commence et puis ça devient autre chose ». Le multiple convoque le singulier pour s’y faire entendre. Et quand on dit que ce sont des citations, on a grand tord. Car se sont, en effet, selon la stratégie de Picasso, des preuves qui doivent avoir le même niveau d’intensité que le texte lui même. Dans cette optique qui place paradoxalement les fondateurs de l’art moderne du côté des « classiques » la voix de Max Jacob, proche de celle de Picasso, nous rappelle qu’ « en matière d’esthétique, on n’est jamais nouveau profondément. Les lois du beau sont éternelles. Les plus violents novateurs s’y soumettent sans s’en rendre compte : ils s’y soumettent à leur manière. C’est la l’intérêt »2. Apollinaire a la même approche aux antipodes de toute téléologie. Certes, l’évolution des arts est indéniable, mais elle ne prend pas la forme d’un progrès. Le nouveau réside simplement dans la surprise de combinaisons inédites d’éléments préexistants. Le 11 septembre 1918 il écrivait à Picasso : « Je suis très content que tu aies décoré la villa biarrote et fier que mes vers soient là. Ceux que je fais maintenant concorderont mieux avec tes préoccupations présentes. J’essaie de renouveler le ton poétique, mais dans le rythme classique. D’autre part, je ne veux pas non plus revenir en arrière et faire du pastiche. Qu’y a-t-il encore aujourd’hui de plus neuf, de plus moderne, de plus dépouillé, de plus lourd de richesses que Pascal ? Tu le goûtes, je crois, et avec raison. C’est un homme que nous pouvons aimer. Il nous touche plus qu’un Claudel qui ne déluge avec assez de bon lyrisme romantique que des lieux communs théologiques et des truismes politiques et sociaux ». Et Picasso pouvait encore dire à John Pudney, en août 1944 : « Un art plus discipliné, une liberté moins incontrôlée, voilà la défense et la garde de l’artiste dans un temps comme le notre. C’est probablement le moment pour un poète d’écrire des sonnets » Le nouveau Apollinarien contient en effet le passé : « le sublime moderne est identique au sublime des siècles passés et le sublime des artistes de l’avenir ne sera rien d’autre que ce qu’il est aujourd’hui.[…] Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». On retrouve dans cette idée l’écho explicite de la voix de Nietzsche : « Qu’est-ce que l’ori-
mélanges manières Styles modes
Picasso collection
Max Jacob
Apollinaire
nouveau / classique
1. Gustave Moreau, L’assembleur de rêves , Fontfroide 1984 2. Max Jacob, L’Art poétique
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POÏETICA
Nietzsche / originalité
immitation
De Stijl
théosophie mathématiques
Picabia
ginalité ? C’est voir quelque chose qui n’a pas encore de nom, qui ne peut encore être nommé, bien que cela soit sous les yeux de tous. Tels sont les hommes habituellement qu’il leur faut d’abord un nom pour qu’une chose leur soit visible – Les originaux ont été le plus souvent ceux qui ont donné des noms aux choses »1. Ce n’est d’ailleurs pas forcément pour leur extravagante originalité que les détracteurs de l’art moderne du début du XXe siècle condamnaient les artistes mais parfois, paradoxalement, pour leur côté pasticheur . Ainsi Maurice Delcourt, dans Paris-Midi, en 1914, pouvait-il écrire : « De naïfs jeunes peintres ne manqueront pas de tomber dans le piège. Ils imiteront l’imitateur Picasso qui, pastichant tout et ne trouvant plus rien à imiter, sombra dans le bluff cubiste… » Parmi ces « violents novateurs », ces « originaux » : les peintres de De Stijl ( Mondrian, Van der Leck, Huszar, Vantongerloo, Van Doesburg etc. ). Tout en souhaitant « poser les principes logiques d’un style basé sur l’équilibre entre l’esprit de l’époque et les moyens d’expression »2, ils en arrivent à dissoudre la notion traditionnelle de style ( expression d’une individualité, d’une nation, d’une époque ) : « La nouvelle plastique [ le néo-plasticisme ] s’oppose à l’art moderne dans toute sa diversité […] De Stijl, qui reconnaissait en Mondrian le père de la nouvelle expression plastique [ le néo-plasticisme ], amorçait la reconnaissance générale d’une force d’expression a-nationale et a-individuelle (et finalement collective) »3. En fondant leur art sur la construction d’une nouvelle image du monde puisée dans la pensée philosophique et mathématique du théosophe M. H. J. Schoenmaekers4 De Stijl tentait bien d’établir un Style définitif, un quasi non-style abolissant en lui toutes les diversités stylistiques de l’art moderne. Échapper aux styles, par la géométrie, le hasard ou tout autre moyen, aura également été le fil rouge de l’œuvre si déconcertant, y compris (et surtout peut-être ) pour les historiens d’art, d’une personnalité éminente de l’art moderne, Francis Picabia. Son parcours, fait de constants revirements stylistiques, se réclame d’une attitude nettement décomplexée vis-à-vis de l’idée de copie : « Le Matin a été très fier de montrer, en première page, mon tableau du salon d’automne, Les yeux chauds, en publiant au-dessous le schéma d’un frein de turbine aérienne, paru dans une revue scientifique en 1920 ! “ Picabia n’a donc rien inventé, il copie ! ” Eh oui, il copie l’épure d’un ingénieur au lieu de copier des pommes ». Ses prises de positions polémiques vis-à-vis de nombreux mouvements stylistiques modernes soulignent la naïveté de ces tentatives de définition d’une méthode pseudo scientifique ou philosophique d’un phénomène - l’art - qu’il persiste à considérer comme insaisissable. Il s’en prend 1. Nietzsche, Le gai savoir 2. De Stijl octobre 1917 3. De Stijl décembre 1922 4. Schoenmaekers, Het nieuwe wereldbeeld (La nouvelle image du monde) de 1915, Beginselen der beeldende wiskunde (Principes des mathématiques plastiques) de 1916
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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E ainsi violemment à ses anciens amis de la section d’or : « Ils ont cubé les tableaux des primitifs, cubé les sculptures nègres, cubés les violons, cubé les guitares, cubé les journaux illustrés, cubé la merde et les profils de jeunes filles, maintenant il faut cuber de l’argent !!! »1. Répondant à Gleizes, l’instigateur du renouveau de la section d’or, qui avait épuré son groupe des perturbateurs quelques jours auparavant : « Son appareil sexuel, ainsi qu’il le nomme élégamment, à quoi peut-il bien lui servir ? Sans nul doute à construire du cubisme aquatique ! »2. Il déclare ailleurs : « Le cubisme représente la disette des idées ». Après avoir régulièrement attaqué le purisme de « l’esprit nouveau » le surréalisme devient la cible privilégiée des derniers numéros de sa revue 391 : « (le surréalisme) de Breton, c’est tout simplement Dada travesti en ballon-réclame pour la maison Breton et Cie »3. Dans son œuvre même cette critique radicale des styles passe par l’ironie d’une multiplication des poses stylistiques et de leurs appareillages théoriques modernes : les manifestes. Le numéro spécial de la revue Camera Work de juin 1913, consacré à l’œuvre de Picabia, nous révèle son cynique « Manifeste de l’Amorphisme » : « prenons l’œuvre géniale de Popaul Picador : Femme au bain ( ici, un carré blanc signé Popaul PICADOR ) Cherchez la femme, dira-t-on, quelle erreur ! […] Prenons maintenant La mer, du même artiste. ( ici, le même carré blanc, pareillement signé). Vous ne voyez rien au premier regard. Insistez. Avec l’habitude, vous verrez que l’eau vous viendra à la bouche. Tel est l’amorphisme ». Dans le même esprit le dernier numéro de 391 se terminait sur l’annonce de Relâche, « Ballet instantanéïste ». Picabia a précisé ce rejet des styles dans son « Manifeste du bon 4 goût » : « Je compte faire de la peinture qui, je l’espère, ne sera jamais classée en “ iste ”, mais sera tout simplement une peinture Francis Picabia, la plus jolie possible, une peinture imbécile, susceptible de plaire à mon concierge, aussi bien qu’à l’homme évolué, une peinture qui n’ira pas chercher dans les musées ce que les conservateurs y ont enterré ! ». Un tel texte n’est pas sans mettre en évidence la profonde divergence de vue en matière d’art que les artistes modernes majeurs ont pu avoir par rapport aux historiens d’art, divergence qu’ils partagent avec les poètes : « D’ailleurs, pour saisir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’a des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que
amorphisme
« iste »
Rilke/critique
1. Manifeste DADA, 391 n° 12 mars 1920 2. Cannibale, n°2, mai 1920 3. 391 n°19, octobre 1924 4. Picabia, « Manifeste du bon goût » [ mai 1922, paru dans Temps mêlés, n°59-60, octobre 1962
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POÏETICA
Bourdieu Dialectique de la distinction
stylistique
côtoie la nôtre qui passe »1. Quels enjeux traversent donc cette notion de style – enjeux philosophiques, enjeux politiques, enjeux économiques – pour qu’elle demeure si indispensable aux uns (historiens, théoriciens), et si problématique aux autres (artistes, poètes, écrivains) ? Pour Bourdieu, l’ambition qui, à l’origine, ne se souciait que de l’authenticité de l’art, suscite en fait une « dialectique de la distinction », en vertu de laquelle les artistes se font concurrence en se distinguant à la fois les uns des autres et de la génération précédente, concurrence qui est renforcée par la dynamique économique qui se développe sur le marché des biens culturels. A la fin du XIXe siècle le système académique ne pouvait fonctionner sans l’apport financier du marché artisanal de l’imitation alors en plein essor. Le tarissement de ce marché provoqué par l’invention de la photographie a remis en cause toute l’organisation du marché de l’art. Pour que celui-ci survive, les marchands, acteurs centraux du nouveau système, ont promu une nouvelle convention de qualité, l’originalité (comprise dans ses deux conceptions de nouveauté et d’authenticité), qui est devenu jusqu’à aujourd’hui le principal critère d’appréciation esthétique et par suite économique des oeuvres. D’un côté la perception compétente du marchand est à l’affût de la moindre singularité, mais elle doit aussitôt traiter et évacuer ses singularités à coup de labels et de catégorisations qui donnent un ordre, même provisoire, à cette diversité. La notion d’avant-garde se révèle ainsi intimement structurée par le marché et son impératif de nouveauté tournante, de mode et de publicité. Simple rationalisation d’une valeur d’échange qui ne cesse de s’étendre au détriment de la valeur d’usage, les styles artistiques sont-ils aujourd’hui autre chose qu’un simple démarcage publicitaire ? La « stylistique », cette étude – plus ou moins scientifique – du style dans l’ordre de la langue, mais ses résultats sont traditionnellement transposables aux expressions plastiques (ut pictura poesis), se différencie selon la définition plus spécifique, étroite quelle se donne du style. Elle discerne au moins deux significations et deux emplois du mot : tantôt il désigne un système de moyens et de règles mis en jeu dans la production d’une œuvre, tantôt il définit une propriété et singulièrement une qualité. Si l’on met l’accent sur l’antériorité et l’autorité du système par rapport à la production, on définit le style comme collectif et on l’emploie comme un concept opératoire pour un savoir dont la principale ambition est de recenser et de classer, comme un instrument de généralisation ; si au contraire on met l’accent sur la transgression du système, sur la novation et la singularité, on définit le style comme personnel, et on lui assigne une fonction individuante. La théorie classique, telle qu’elle a longtemps été mise en œuvre, vise elle-même la pratique ; la détermination du style ne sert pas à classer après coup des objets, mais à prescrire leur fabrication. Ainsi le style n’est pas pensé comme système d’effets, mais comme système de moyen, comme l’indique l’étymologie du mot. Il recoupe en partie des notions comme les genres, les modes, les écoles ou les manières. 1. Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète
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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E La stylistique moderne, animée par le même souci de positivité que la linguistique à laquelle elle se rattache, renonce aux fonctions normatives et critiques de la rhétorique classique. Mais si elle s’interdit de juger les œuvres, elle ne renonce pas à leur examen. Du même coup elle se partage entre deux disciplines, qui répondent aux deux conceptions du style que nous avons distinguées : d’une part ce que Pierre Giraud appelle une stylistique de l’individu, d’autre part une stylistique de l’expression. La première, génétique, traite de l’art singulier de l’écrivain ou de l’artiste ; son but est de découvrir d’où vient que l’auteur, l’artiste ait ce style. En réaction contre cette démarche intellectuelle qui, depuis un siècle et demi au moins, cherchait à percer le secret des causes du style – c’est à dire du « génie » - [ on mesure dans ce courant le poids de la pensée de Kant ], est né, au début du XXe siècle, la seconde, descriptive, qui met en lumière le pouvoir ou les propriétés de la langue, des formes dans le domaine plastique. La stylistique descriptive, sans répudier la stylistique génétique, met plus fortement l’accent sur la nécessité de décrire d’abord en quoi consiste le style, avant d’en rechercher les explications de tous ordres. Conformément à cette approche dichotomique de la notion de style Roland Barthes a tenu à distinguer sa conception du style de celle de l’écriture. Dans Le Degré zéro de l’écriture, réfléchissant sur la littérature et la façon dont elle se signifie au lecteur, il rapproche la notion d’écriture de ce que l’on a appelé le style collectif : elle fait, là au moins où elle est plurielle, l’objet d’un choix ; en opérant ce choix, l’écrivain accepte le pacte qui le lie à la société, il se situe dans une aire sociale, s’engage dans une histoire, prend parti. Le style, lui, a ses références « au niveau d’une biologie ou d’un passé, non d’une histoire » ; il constitue un langage autarcique, où se révèle la solitude de l’écrivain ou de l’artiste ; il fonctionne à la façon d’une nécessité (une nécessité intérieure qui n’est pas sans rappeler celle qui nourrit l’acte créatif de Kandinsky), « comme une espèce de poussée florale », exprimant le pacte qui noue la chair du monde : il est du côté de la Nature qu’on pense aussi à Klee : « Ce lieu où l’organe central de tout mouvement dans l’espace et le temps – qu’on, l’appelle cœur ou cerveau de la création – anime toutes les fonctions, qui ne voudrait y établir son séjour comme artiste ? Dans le sein de la nature, dans le fond primordial de la création ou gît enfouie la clef de toute chose ? »1 - . Le style est issu des profondeurs du corps : il est la trace d’un geste, au sens littéral une manière. Mais il en est aussi la maîtrise ; et c’est pourquoi, si naturel qu’il soit, il se conquiert. Barthes souligne par ailleurs que cette marque de l’ouvrier sur son ouvrage n’est pas expression de soi, ce n’est pas l’auteur, l’artiste, qui parle en première personne, c’est l’œuvre qui parle en personne : c’est elle qui porte témoignage du geste, du travail singulier qui l’a produite, et le créateur n’est rien d’autre que le fils de ses œuvres. La fonction du concept de style est donc exactement inverse ici de celle de l’écriture comme style collectif. Avant que ne cherche à s’élaborer une science du style, cette fonction se manifeste au mieux dans la pratique de l’expertise, qui a été longtemps la
stylistique descriptive
Barthes style / écriture
style / corps
geste
1. Klee, De l’art moderne, conférence prononcée à Iéna en 1924
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POÏETICA
code / message
sous-codes
style / surcodage à posteriori
principale tâche que revendiquait la théorie de l’art. Ce qui reste commun à l’approche stylistique descriptive et génétique, c’est l’idée que la stylistique est liée à la fonction sémantique de la langue, et par conséquent au discours – au texte – où cette fonction s’exerce. On peut étendre à partir de là, comme l’a tenté Gilles Granger, la notion de style à tous les arts. Le rapport langue – discours s’explicite alors dans les termes de code et de message qu’a imposé le structuralisme. Le message, c’est à la fois l’œuvre et ce qui est signifié par elle : le sens. Le code, c’est le système des moyens convenus par lesquels le message est transmis, et donc des contraintes qui, pour l’émetteur et le récepteur, constituent ces moyens. Le style est une propriété du message dans la mesure où il est codé. Comme dit Giraud : « Il n’y a d’effets de style que dans le message et par rapport au message ; mais cet effet est conditionné par des valeurs qui ont leur source dans le code »1. Granger explicite lui aussi cette appartenance du style au message en disant que « le style appartient essentiellement aux significations », les significations étant ici définies comme des ratés ou les résidus du sens, « ce qui, dans une expérience, échappe à une certaine structuration manifeste »2. Le message, lorsqu’il a du style, porte donc sur ce que le langage scientifique ne peut totalement maîtriser, bien qu’on s’efforce de le coder. La condition de tout style, c’est la pluralité des codes, ce sont ces traits libres organisés par ce que les linguistes nomment des sous-codes, comme ceux qui régissent les registre ou les accents de la parole (le style comme accent dans l’ordre du langage, le style comme manière dans celui de la plastique). « ces éléments hors codes sont organisés soit en système a priori qui viennent renforcer la langue, comme les contraintes métriques ou celles qui définissent les genres, soit en systèmes libres, extemporairement constitués et lisibles a posteriori dans le message »3. C’est de ce surcodage que naît l’effet de style. La conséquence de cette approche est que la notion de style trouve un champ d’application beaucoup plus vaste que les arts du langage, et même l’ensemble des arts : un champ où se situent tous les objets produits par le travail humain. Tant que le surcodage met en œuvre des codes a priori, c’est à dire des moyens et des normes instituées et enseignées, le style, impersonnel, qui en résulte n’est pas vraiment un style. La vérité du style est d’être singulier ; et il l’est lorsque le surcodage est à posteriori, lorsqu’il est propre au message et à l’auteur. Il s’ensuit que les styles collectifs, les « ismes », qui font le matériau de l’histoire de l’art depuis qu’elle s’est constituée comme discipline pseudo scientifique à la fin du XVIIIe siècle, ne peuvent être réellement considérés comme des éléments constituants de l’œuvre d’art, puisqu’on peut les retrouver dans n’importe quel objet fabriqué par l’homme ; et c’est à une véritable iconologie des objets quotidiens qu’a ainsi pu se livrer Roland Barthes dans ses « Mythologies ». 1. Giraud, La stylistique, Paris, 1970 2. Granger, Essai sur la philosophie du style, Paris, 1968 3. ibidem
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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E Le code en tant que tel ne suffit pas à définir le style, qui appartient au message ; il faut encore considérer l’usage qui est fait du code. Le système singulier ne comporte donc pas seulement un choix entre les codes disponibles, des refus et des inventions, mais surtout une manière personnelle d’user des codes. Ce qui est systématique ici, c’est la marque personnelle d’une subjectivité dans le geste créateur. Nous revenons ainsi à l’analyse de Barthes : dans le travail qui met le code en œuvre s’insinue et se révèle un être au monde singulier, une vision du monde qui est aussi bien un fantasme. Choix entre des codes disponibles et manière personnelle d’user de ces codes définissent le style singulier, seul style véritablement opératoire pour tenter une définition de l’œuvre d’art par rapport à tout autre objet fabriqué. Ce choix l’artiste moderne l’a voulu expression de sa plus totale liberté : un arbitraire [ LIBRE ARBITRE ] . Cette manière, c’est la marque de sa main dans la chair du monde, une trace, une empreinte. Les deux notions renvoient au corps comme lieu de construction de l’individualité artistique. Mon style c’est mon corps. Alors que les styles, en tant que systèmes collectifs, peuvent être analysés comme le corps d’un artiste pensé de l’extérieur, objectivé [ éthologie ], le style véritable, le Style, est le corps de l’artiste agissant – à l’œuvre – pensé de l’intérieur, sa manière. Entre esprit et main les relations ne sont pas aussi simple que celles d’un chef obéi et un docile serviteur. L’esprit fait la main, la main fait l’esprit. Le geste qui crée exerce une action continue sur la vie intérieure. Créant un univers inédit, elle y laisse partout son empreinte. Changez de style, vous garderez toujours la même main, la même manière, ce qui ne veux pas dire l’immuabilité de cette manière : comme tout corps elle est avant tout croissance, devenir. C’est le reliquat de cette évolution qui, une fois coupé le fil de la vie, fait l’objet des études crispées de l’histoire : un bon artiste est donc pour l’historien un artiste mort, il nous épargne alors les inconséquences obscènes de ses revirements ( Picasso « retour à l’ordre », Matisse « niçois », Pougny post-impressionniste, De Chirico etc. ). La critique vivante ne s’attache que très modérément à ces vestiges, ces documents, mais elle opère – en cela elle est œuvre elle-même, et œuvre poétique avant tout – une véritable restitution, une reconstitution expérimentale, une simulation analogique visant à renouveler l’esprit, la fonction qui nourrit l’œuvre d’art. Baudelaire en a donné le principe : « Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais, - un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, - celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie. […] Pour être juste, c’est à dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-àdire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus
choix manière
main
critique
Baudelaire
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POÏETICA
Paul Valéry esthétique / philosophie
Modes manières
Poésie abstraite
d’horizons »1. L’objet sur lequel travaillent poètes et artistes est peut-être au fond radicalement différent de celui qui fait le matériau des historiens d’art, des esthéticiens ou des philosophes. A cet égard le texte de Paul Valéry sur Léonard et les philosophes, de 1929, est particulièrement éclairant : « Ce qui sépare le plus manifestement l’esthétique philosophique de la réflexion de l’artiste, c’est qu’elle procède d’une pensée qui se croit étrangère aux arts et qui se sent d’une autre essence qu’une pensée de poète ou de musicien […]. Les œuvres des arts lui sont des accidents, des cas particuliers, des effets d’une sensibilité active et industrieuse qui tend aveuglément vers un principe dont elle, Philosophie, doit posséder la vision ou la notion immédiate et pure. Cette activité ne lui semble pas nécessaire, puisque son objet suprême doit appartenir immédiatement à la pensée philosophique […]. Le philosophe n’en ressent pas nécessairement la nécessité particulière ; il se figure mal l’importance des modes matériels, des moyens et des valeurs d’exécution, car il tend invinciblement à les distinguer de l’idée. Il lui répugne de penser à un échange intime, perpétuel, égalitaire entre ce qu’on veut et ce qu’on peut [ entre les choix et les manières ], entre ce qu’il juge accident et ce qu’il juge substance, entre la conscience et l’automatisme, entre la circonstance et le dessein, entre la « matière » et « l’esprit ». Valéry va même jusqu’à inverser l’ordre d’appréhension des deux modes de pensée : « Le philosophe s’était mis en campagne pour aborder l’artiste, pour expliquer ce que sent, ce que fait l’artiste ; mais c’est le contraire qui se produit et qui se découvre. Loin que la philosophie enveloppe et assimile sous l’espèce de la notion de Beau tout le domaine de la sensibilité créatrice et se rende mère et maîtresse de l’esthétique, il arrive qu’elle ne trouve plus sa justification, l’apaisement de sa conscience et sa véritable profondeur que dans sa puissance constructive et dans sa liberté de poésie abstraite. Seule une interprétation esthétique peut soustraire à la ruine de leurs postulats plus ou moins cachés, aux effets destructeurs de l’analyse du langage et de l’esprit, les vénérables monuments de la métaphysique »2. Rattrapée par le corps ( Hier la linguistique ou la sociologie, aujourd’hui la neurobiologie et la génétique ), l’esthétique ne trouve sa seule issue que dans le nominalisme et la « mort de l’art » ( la théorie des mondes de l’art ). Mais si la philosophie de l’art est « morte », les artistes, eux, sont -ils peut-être toujours vivants ? Et si Valéry a raison d’analyser la pensée de type philosophique comme une « poésie abstraite », – la réflexion vaut également pour la pensée historique ( quoi ! l’histoire serait un roman vrai ! et la vérité historique un programme ? ) – on imagine avec délectation un fantaisiste qui s’amuserait à faire de la philosophie ou de l’histoire avec les même libertés inventives que celles de l’art, de la littérature ou de la musique moderne : automatisme, aléatoire, sérialité, collage etc. 1. Baudelaire, salon de 1846 2. Paul Valéry, Léonard et les philosophes, 1929
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A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E Pour en revenir au style tel que la stylistique descriptive nous le présente – un ensemble de surcodages à posteriori qui révèlent des choix singuliers et une action technique, un travail pour les exprimer – les deux éléments qui le constituent encrent l’œuvre au plus profond du corps du créateur : le choix libre est avant tout l’expression d’une inclinaison singulière des sens : un goût. ; la technique de mise en œuvre la main mise du corps sur son milieu. Ainsi les images qui sont présentées ici à notre regard sont-elles d’abord des affinités électives dont l’implication émotionnelle traverse tous les sens. Acte d’amour dans une acception quasi sexuelle, en tout cas résolument vécues, physiques, chaque dessin, chaque peinture tente une sorte d’incorporation dans la manière (la matière vive) d’un ou de plusieurs des congénères-acteurs de la peinture : métissage, mélanges, mutations, modifications dans la génétique même du travail de création, croisements, chimères, excroissances baroques des influences et des confluences, orgies des formes, Saturnales de l’esprit, Dionysies de la pensée. Sous ces plaques de verres, sur ces tableaux se mettent en place des phénomènes de chimie mnésique, de biologie passionnelle qui, dans ces rencontres fortuites, renouvellent la traditionnelle conception vitaliste, à la fois scientifique et à demi magique, d’un univers animé, aimanté par des forces dont il est permis à l’homme de retrouver en lui-même les correspondances. Le goût, véritable intelligence du corps, est un outil privilégié de ces phénomènes, son ressort principal est le désir. Mais c’est plus une méthode qu’une qualité. Les tentatives de définitions d’une esthétique naturelle de Nicolas Humphrey, si elles n’emportent pas totalement la conviction, n’en gardent pas moins le mérite de mettre en évidence la dualité fondamentale des goûts, des préférences esthétiques : la reconnaissance face à un phénomène perceptif de son appartenance à une relation « taxonomique », à un ordre (la « rime »); mais d’un autre côté le nécessaire décalage, la « nouveauté ». Deux tendances du goût peuvent, à partir de là, être distinguée : la première, ordonnatrice, apollinienne ; la seconde perturbatrice, dionysiaque. Cette dialectique du goût est également à l’œuvre dans la mise en place à long terme des sensations de plaisirs ou de douleur, les « processus opposants » tel que les décrit Jean-Didier Vincent1 . Si donc les résultats sont différents ( les goûts et les couleurs…) ont peut cependant raisonnablement supposer l’existence d’un mécanisme du goût identique chez tous les hommes, mécanisme de pulsation entre deux polarités complémentaires, l’une statique (classique), l’autre dynamique (baroque). C’est dans la conscience claire et l’usage hédoniste de ce processus que l’on peut parler de bons ou de mauvais goûts. « Le goût n’est autre chose que l’avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la nature des plaisirs que chaque chose doit donner aux hommes »2. A l’inverse : Sera de mauvais goût toute opération visant à refouler le plaisir que chaque
Affinités élective mélanges
goût
goût apollinien goût dionysiaque
Processus du goût
1. Jean-Didier Vincent, Qu’est-ce que l’homme ?, Paris 2001 2. Montesquieu, L’essai sur le goût
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POÏETICA
Sensation gustative
goût / émotions
Variété des goûts 36
chose doit donner aux hommes, tout dégoût [ PURITANISME ]. Le goût est d’abord une architecture, un sens vif et secret de l’ordre. Il y aura donc des plaisirs de l’ordre, mais aussi ceux de la variété et de la surprise, le but étant toujours l’excitation. Dans l’article de l’Encyclopédie consacré au goût, Voltaire en décrit ainsi les caractères essentiels : « C’est un discernement prompt comme celui de la langue et du palais et qui prévient la réflexion ; il est, comme lui, sensible et voluptueux à l’égard du bon ; il rejette, comme lui, le mauvais avec soulèvement. Il est souvent, comme lui, incertain et égaré […] ayant quelquefois besoin, comme lui, d’habitude pour se faire ». Il soulignait déjà par la le lien intime qui existe entre le goût esthétique et la sensation gustative. La sensation gustative est fonctionnelle chez l’homme déjà in utero, dès le quatrième mois de la gestation. Dès les premiers moments de la vie le nouveau né réagit aux stimulations sapides par une mimique : le réflexe gusto-facial. La mimique, présente chez tous les enfants, diffère selon le stimulus (salé, sucré, acide, amer) mais reste identique, pour un même stimulus, d’un individu à l’autre. A partir de 16 mois environ les mimiques, en général plus discrètes, plus intégrées dans l’activité faciale générale de l’enfant, sont désormais utilisées délibérément et orientées vers des personnes. Le but est clair : se faire comprendre par autrui, pour faire savoir l’agrément ou le désagrément éprouvé. La sensation gustative, d’abord instinctive, nécessite alors un véritable apprentissage, lié en partie à la maturation du système nerveux central. De ce fait, l’étude du réflexe gusto-facial dépasse l’étude de la seule sensation gustative et s’inscrit dans une problématique générale de psychologie : la métamorphose du biologique en psychologique, l’établissement des processus de communication non verbale, l’étude du caractère universel, inné, qu’auraient certaines mimiques en tant qu’expression des émotions. La sensation gustative possède en effet, en plus de son rôle d’information, une autre qualité essentielle : le retentissement affectif de l’information, phénomène important dans les apprentissages ultérieurs. La neurobiologie souligne ce rôle des phénomènes émotionnels dans la structuration et le fonctionnement du cerveau (La biologie des passions). Les sensations trouveraient-elles dans la sensation gustative leur moteur épigénétique structurant primordial ? Doit-on chercher dans cette sensation l’un des facteurs premiers de la différenciation des caractères psychologiques, des tempéraments ? Car s’il existe une base instinctive commune de la sensation gustative, on rencontre aussi une très grande variabilité interindividuelle dont la mise en place est très précoce, la courbe de développement étant très réduite : dès l’âge de un an environ, les caractéristiques individuelles sont en place. Ainsi M. Chiva (1979), étudiant l’apparition de « caprices » et de difficultés d’ordre alimentaire chez les jeunes enfants, corrélativement avec la sensibilité gustative et avec la réactivité émotionnelle, distingue dans la population trois groupes de sujets selon leur sensibilité (hypo-, normo-, et hypergueusiques). Les enfants hypogueusiques ne présentent aucun problème alimentaire. A l’opposé les enfants hypergueusiques sont ceux
A U TO P O RT R A I T P S Y C H O L O G I Q U E qui ont des choix ou des aversions marquées ; ils présentent des caprices alimentaires ; ce sont ces mêmes enfants qui ont une plus grande réactivité émotionnelle. Cela n’évacue pas la dimension psychogène, mais la précise dans certains cas : en effet, la multiplication des choix et des rejets et le fait qu’ils s’expriment avec d’autant plus de force que l’aspect hédonique est important définissent le type même de la situation génératrice de conflits autours de la table de repas et dans la situation relationnelle entre parents et enfants (ou l’entourage et les enfants), le tout s’inscrivant, bien entendu, dans un contexte éducatif général. Ce type d’analyse des conflits autour d’une table peut éclairer l’analyse des conflits autour d’un tableau qui sont la trame de l’histoire de l’art. Une origine primordiale de l’émotion esthétique – mais tout aussi bien sexuelle, sentimentale, intellectuelle – dans la sensation gustative, la « buccalité » originelle de tout amour , le « gustar » , outre l’obscénité d’une telle pensée, opère une radicale réincorporation de la pensée , une incarnation par la bouche (os) comme par une porte (ostium) [ « ecce ancilla domini, fiat mihi secundum verbum tuum » ] : l’œil dans la bouche. Le goût c’est l’œil (dont on connaît l’Histoire…), organe du désir – cerveau droit –. Son symétrique dans l’appréhension du monde, est le toucher, la main, organe des premiers plaisirs et commencement des nombres – cerveau gauche –. Varier les techniques, les touches, pour le peintre, c’est continuer à suivre les mécanismes désirants qui structurent toute conscience. C’est dit : l’art est comestible, l’artiste en est le grand masturbateur ! Aussi serait-il toujours imprudent d’oublier qu’une peinture reste une surface plane couverte de taches colorées, qui peut être un panneau de bois, un pan de mur ou un morceau de toile, sur lequel courent les lignes qui, par l’efficacité du tracé, cernent chaque figure. Mais ce qu’un historien peut oublier dans le registre de ses idées, un peintre ne peut que l’avoir concrètement à l’esprit, devant son support quel qu’il soit ( toile, papier etc.), autant qu’un sculpteur, et ce quel que soit son style, fut-il le plus naturaliste.
Table / tableau buccalité
Œil / main
Par la main qui l’informe le sujet pensant accueille en lui et restitue le monde.
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POÏETICA
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AU COEUR DU MONDE La pulsation du moi aux choses [ SPECULUM NATURAE ]
Nature alors dedans sa trogne Faite ainsi que Dame Gigogne, N’étaloit dedans ces bas lieux Qu’un corps basty comme deux œufs Dassoucy, Ovide en belle humeur
Si l’être au monde ouvre la conscience aux objets, aux phénomènes, ce rapport du sujet pensant aux choses ne laisse pas de se poser à l’homme en des termes toujours fluctuants. Entre l’essentialisme des idées et le relativisme des perceptions se déploie la formidable pulsation du moi en diffusion au cœur du monde, pulsation de l’univers qui s’infuse au cœur du moi. La philosophie grecque classique a posé ce thème du rapport de l’Homme aux choses en des termes dont l’héritage reste encore d’actualité et dont les conséquences pour le peintre demeurent décisives. Que peindre, comment et pourquoi ? Entre ontologie et épistémologie, la peinture exprime-t-elle une réalité objective ou est-elle une apparence ? En théorisant la triple attirance exercée sur l’âme humaine par la vérité, la beauté et le bien, Platon fonde toute la pensée philosophique d’occident. Mais pour lui la beauté est avant tout une abstraction géométrique, l’œuvre d’art n’est qu’un simulacre, une imitation de la réalité idéale, et donc condamnable du point de vue ontologique. En reconnaissant à l’inverse à la matière la possession en puissance de l’aptitude à la perfection de l’information - la matière « appelle la forme comme son complément, de la même façon que la femelle appelle le mâle » - Aristote donne aux plaisirs de l’art une nouvelle légitimité, il établit la dignité de l’art mimétique et de l’artiste engagé dans l’imitation. Ce sont ces deux positions antagonistes que les néo-platoniciens ont tenté de réconcilier en admettant la possibilité et même la nécessité d’un genre d’image qu’il fallait regarder « avec les yeux de l’esprit », parce qu’elle montrait l’invisible. Plotin s’est délibérément élevé contre les attaques de Platon à l’endroit de l’« art mimétique » : « Si quelqu’un dédaigne les arts sous prétexte que leur activité se réduit à imiter la nature, il faut lui déclarer d’abord une bonne fois que les choses de la nature imitent aussi autre chose ; on doit savoir aussi que les arts ne se contentent pas de reproduire le visible, mais qu’ils remontent aux principes (logoi) originaires
Platon
Aristote néo-platoniciens
Plotin art mimétique
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POÏETICA
Heuristique
Noûs vision phénoménale réalité nouménale
contemplation Objet
Jean Paulhan Cubisme
de la nature »1. Il récuse formellement la convention stoïcienne qui voit la beauté dans la symétrie, la mesure et l’agencement harmonieux des parties et des belles couleurs, ce n’est pas en effet un composé de parties qui peut être beau ; Il oppose à cette définition classique de la beauté la conception « heuristique » suivant laquelle l’art détient la noble mission de faire pénétrer une « forme » dans la matière rebelle. L’esthétique de Plotin qui doit ainsi être comprise comme la convergence des deux courants de pensée platonicien et aristotélicien veut que toute chose soit munie d’une âme, que l’univers entier soit animé, et cette âme, présente en toute chose matérielle, n’est autre qu’un reflet du Noûs – intelligence supérieure. Bien plus, ce reflet du Noûs , cet élément spirituel, est la seule chose réelle qu’on y trouve. Le reste est matière pure, c’est à dire le Non-être vide. La vision « phénoménale » que l’image habituelle offre à nos yeux corporels doit être traversée par le spectateur averti, afin de contempler la réalité « nouménale », la seule qui soit (le reste n’étant qu’apparence). La contemplation, seule, peut permettre, en négligeant la matière pure qui est le non-être, de faire apparaître l’ordre spirituel qui se reflète dans la matière en la formant. C’est même cet acte de la contemplation de l’intelligible qui crée cet ordre, qui fait du monde sensible un reflet du Noûs. Cette physique spiritualiste a pour principe que les parties ne sont pas des éléments du tout, mais comme des productions du tout. Dans la vision, il y a une étendu spatiale entre celui qui voit et le milieu ou il réside. Plotin nous invite à supprimer cette extériorité et à supposer le milieu absorbé dans l’être, l’être dans le milieu : tel est l’état de la vision intellectuelle. L’état de contemplation de l’intelligible n’est pas accompagné d’une conscience de moi-même, mais toute notre activité est dirigée sur l’objet contemplé : nous devenons cet objet. L’objet que voit l’homme, « il ne le voit pas en ce sens qu’il le distingue de lui et qu’il se représente un sujet et un objet ; il est devenu un autre [Je est un autre]; il n’est plus lui-même, là-bas, rien de lui-même ne contribue à la contemplation ; tout à son objet, il est un avec lui comme s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel »2. Ce moyen de connaissance, déclaré parfait, « n’est pas pensé, mais cette sorte de contact ou de toucher ineffable et inintelligent, antérieur à l’intelligence quand elle n’est pas encore née, et qu’il y a toucher sans pensée »3. Qu’on se souvienne ici, pour mesurer l’impact de cette pensée jusqu’en plein XXe siècle, des réflexions de Jean Paulhan sur la peinture cubiste : « Et qu’est-ce, après tout, qu’une nature morte ? Eh bien ! c’est d’abord un objet qu’on voit, tout comme un paysage ou une figure ; c’est aussi un objet que l’on touche. C’est un objet qui nous invite même, bien plus qu’a le regarder, à le palper et à le tripoter en tous sens […]. Il semblerait donc volontiers qu’avec les tableaux modernes le toucher prenne le pas sur la vue, l’espace tactile sur l’espace visuel. […] Cet espace n’est plus, comme chez les peintres classiques, un espace qui s’enfuit devant nous jusqu’à perte de vue : c’est un espace qui s’appro1. Plotin, Ennéades V, 8,1 2. ibidem, VI, 9, 10 3. ibidem, V, 3, 10
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AU COEUR DU MONDE che, jusqu’à déborder du tableau »1 . Et c’était bien là l’objectif de Braque que d’appréhender cette nature tactile : « Ce qui m’a beaucoup attiré – et qui fut la direction maîtresse du cubisme - , c’était la matérialisation de cet espace nouveau que je sentais. Alors, je commençai à faire surtout des natures mortes, parce que, dans la nature morte, il y a un espace tactile, je dirais presque manuel… Cela répondait pour moi au désir que j’ai toujours eu de toucher la chose et non seulement de la voir. C’était cela la première recherche cubiste, la recherche de l’espace »2. La pensée néo-platonicienne a profondément imprégné le christianisme naissant. Saint Augustin a avoué clairement sa dette envers « certains livres des Platoniciens, traduits du grec en latin », dont il retrouve la substance dans l’écriture sainte elle-même : « Je me jetait avidement sur les écrits vénérables inspirés par votre Esprit, et surtout ceux de l’apôtre Paul […] et je compris que tout ce que j’avais lu de vrai dans les traités des néo-platoniciens s’exprimait ici, mais appuyé de votre grâce »3. Cependant, alors que Plotin, dans ses rapports de génération et d’émanation, définissait un continuum depuis l’un jusqu’aux extrémités du monde – tout étant divin, bien que de moins en moins – Augustin opère une séparation radicale entre le Créateur et la créature. Dès lors la contemplation augustinienne ne peut fuir simplement vers l’intérieur en rompant ses attaches avec le monde extérieur. Elle a besoin de la médiation des choses : « Contempler c’est diriger vers les choses un acte d’attention soutenue qui constitue la question dont leur vue même est la réponse ». Cette dialectique est résumée par la célèbre phrase : « Car les hommes peuvent évoquer les choses par les signes que sont les mots [ les mots et les choses ], mais celui qui enseigne, le seul vrai Maître, est incorruptible Vérité, le seul vrai Maître intérieur qui est devenu aussi le maître extérieur [ le Christ incarné ] pour nous rappeler de l’extérieur à l’intérieur »4. C’est pourquoi, dans son œuvre proprement esthétique, le De musica, Augustin emprunte largement à Varron, à Posidonius, à la tradition stoïcienne. Contrairement à Plotin, il restaure l’unité, l’harmonie, l’égalité, le nombre comme la « source de la beauté ». Le néo-platonisme médiéval ne pouvait en effet admettre ce qu’admettait le néo-platonisme hellénique, à savoir que Dieu se répand par émanation, que l’Univers est, si l’on peut dire, un ectoplasme de l’Un et que, jusqu’à ses niveaux les plus bas, il est fait de la même pâte que Dieu. La philosophie chrétienne se devait de préserver l’absolue transcendance de Dieu, elle transforma donc l’idée néo-platonicienne d’émanation en l’idée chrétienne de participation. Tous les Pères grecs ont développé ce thème d’une irradiation du principe divin à travers les divers échelons de la réalité phénoménale. Chez Maxime le confesseur la connaissance de l’arrière-plan divin révèle le sens pneumatique, c’est-à-dire le sens supra-sensible contenu - mais non apparent - dans les choses visibles : « La contemplation symbolique
espace tactile
Saint Augustin
médiation des choses
participation
1. Jean Paulhan, La peinture cubiste 2. Braque, la peinture et nous, Dora Vallier, Cahiers d’Art, 1954 3. saint Augustin, Confessions, Livre VII, Ch. XXI 4. saint Augustin, Contre l’esprit du fondement, 36, 41
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POÏETICA
pensée pneumatique
Denys l’Aréopagite
Lumière Illumination
Réflexion
Jean Scot Érigène
vertu anagogique de l’image Visible/visuel
approche cosmique byzantine Harmonie
des choses intelligibles à travers les choses visibles n’est autre que la compréhension et la pensée pneumatique des choses invisibles »1. Aux yeux de Maxime et de ses lecteurs byzantins, le monde dans son ensemble est une église « cosmique » où tout ce qui existe révèle l’intelligible, comme les services religieux le font dans l’église ordinaire. La synthèse la plus suggestive de cette pensée est celle qui s’opère dans le De divinis nominibus et dans la Theologia mystica du pseudo Denys l’Aréopagite, ce personnage énigmatique de la chrétienté grecque, ayant vécu à la fin du V e siècle ou au début du VIe, mais qui se donnait lui-même pour le disciple direct de saint Paul. C’est d’ailleurs ainsi que l’Occident chrétien l’a considéré, jusqu’au XVIe siècle. Ces traités offrent en effet de l’univers visible et invisible une image hiérarchique : La Hiérarchie céleste. Au cœur de l’œuvre, cette idée : Dieu est lumière. A cette lumière initiale, incréée et créatrice, participe chaque créature. Chaque créature reçoit et transmet l’illumination divine selon sa capacité, c’est-à-dire selon le rang qu’elle occupe dans l’échelle des êtres, selon le niveau où la pensée de Dieu l’a hiérarchiquement située. Issu d’une irradiation, l’univers est un jaillissement lumineux qui descend en cascades, et la lumière émanant de l’Etre premier installe à sa place immuable chacun des êtres créés. Et, parce que tout objet réfléchit plus ou moins la lumière, cette irradiation, par une chaîne continue de reflets, suscite depuis les profondeurs de l’ombre un mouvement inverse, mouvement de réflexion, vers le foyer de son rayonnement [ PULSATION ]. Tout revient à lui par le moyen des choses visibles qui, aux niveaux ascendants de la hiérarchie, réfléchissent de mieux en mieux sa lumière. Ainsi le créé conduit-il à l’incréé par une échelle d’analogies et de correspondances. Au-delà du monde grec, ces écrits dionysiens, dont la première version latine date des années 832-835, eurent aussi une très grande influence sur tous les grands théologiens occidentaux. Ainsi Jean Scot Erigène, dans la stricte mouvance dionysienne, n’hésitait pas à proposer un modèle d’équivalence et de réciprocité entre l’Ecriture sacrée et le monde visible. De même que l’écriture, structurée selon le quadruple sens, le monde est composé de quatre éléments. Sous un certain rapport, toute figure prise dans le monde visible serait à considérée comme figure symbolique, anagogique. Cette vertu anagogique de l’image – telle que le pseudo-Denys en avait donné, une fois pour toute, l’exigence – n’a sans doute jamais été absente du souci des peintres médiévaux, et on pourrait même dire que l’anagogie constitue, en un sens, l’idéal suprême de toute peinture religieuse : celui de susciter un mouvement de conversion de la dimension visible ( les phénomènes ) vers quelque chose que l’on pourrait nommer le lieu visuel du mystère ( les noumènes ). Cette approche « cosmique » des phénomènes, des « choses » est restée très présente dans la culture byzantine aussi bien qu’en occident. Tous les défenseurs des icônes au VIIIe et au IXe siècle, Syméon le Nouveau théologien au XIe siècle, affirment conjointement que la beauté absolue de Dieu est faite d’harmonie absolue, que son équilibre harmonieux trouve un 1. Maxime le confesseur, Mystagogia, Ch. II
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AU COEUR DU MONDE premier reflet, encore parfait, dans le mouvement régulier et l’ordonnance impeccable des astres du ciel visible. Et le ciel, si bien agencé, est à sa manière une image du divin intelligible. Constantin Porphyrogénète, empereur de 945 à 959, justifiait les cérémonies de la cour par une nécessité supérieure : l’ordre harmonieux des rites palatins est une image de l’eurythmie idéale du gouvernement de l’empereur qui, lui-même, tend à être un reflet de l’harmonie ordonnée et parfaite qui règne sur le cosmos. C’est à peu près ce que de nombreux auteurs répètent à propos de l’Eglise - institution, et de l’église - édifice cultuel, ou encore, à propos des offices liturgiques qui, à des titres différents, sont des images sur terre du royaume des cieux, de son ordonnance, de la liturgie cosmique. Encore au XIIe siècle se développe la cosmogonie « timéique » de l’école de Chartres ou la nature revêt un rôle de médiatrice : la rigidité des déductions mathématiques se trouve tempérées par un sentiment organique de la nature. Les grands penseurs de l’ordre dominicain ont fait fleurir eux aussi, et même incomparablement, cette grande tradition. Albert le Grand a consacré plus de deux mille colonnes de commentaires aux œuvres de l’Aréopagite. Ce souffle « cosmique » qui soutend toutes les expressions artistiques du Moyen-Âge est encore à l’œuvre dans la construction de la « cathédrale du socialisme » qu’ont souhaité les artistes modernes expressionnistes. La figure de Paul Klee est à cet égard révélatrice. Son œuvre ne prend sa cohérence que rattachée à la « Naturphilosophie » qui l’inspire : « Je n’aime pas d’un cœur terrestre les animaux et l’ensemble des êtres, le terrestre le cède chez moi à la pensée cosmique »1. On sait tout l’intérêt qu’a soulevé la théorie de l’art de Wilhelm Worringer, dont l’essai Abstraktion und Einfühlung ( Abstraction et intuition ) avait parut en 1908 chez Piper à Munich, parmi les tenants du Cavalier Bleu, notamment Kandinsky et Franz Marc qui en sont profondément marqués. Ces thèses ont exercé une influence durable sur l’esprit de Klee. Worringer part du principe que l’œuvre d’art reflète l’ « état psychique dans lequel se trouve l’humanité face au cosmos, aux phénomènes du monde extérieur ». Une schématisation dialectique l’amène à opposer le « besoin d’intuition » au « désir d’abstraction », en lesquels il voit les deux pôles du sens artistique humain. Le besoin d’intuition est attiré vers l’ « organique », le désir d’abstraction, « dans le cristallin ». Dans son journal Klee note, en 1916 : « L’art est une allégorie de la création ». Il est dès lors davantage préoccupé de la « nature naturante » que de la « nature naturée », « Remonter du Modèle à la Matrice ! » : « Ce lieu, où l’organe central de tout mouvement dans l’espace et le temps – qu’on appelle cœur ou cerveau de la création – anime toutes les fonctions, qui ne voudrait y établir son séjour comme artiste ? Dans le sein de la nature, dans le fond primordial de la création où gît enfouie la clef de toute chose ? »2. En écho à la vision Plotinienne d’émanation du Noûs, Klee conçoit la réalité comme une échelle de symbole : « L’art est à l’image de la création. C’est un symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole
Eurythmie
cosmogonie timéique
Albert le Grand
Paul Klee Naturphilosophie
Intuition/abstraction Organique/cristallin nature naturante
1. Klee, Journal, 1959 2. Klee, De l’art moderne, conférence prononcée à Iéna, 1924
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POÏETICA
symbole du cosmos
forme/fonction
Tristan Tzara
organisme
Ordre
du cosmos »1, et son rapport à l’objet n’est pas sans rappeler le phénomène de contemplation de Plotin où le contemplatif est « tout à son objet, il est un avec lui comme s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel » ; chez Klee : « Par-delà ces manières de considérer l’objet en profondeur, d’autres chemins mènent à son humanisation en établissant entre le Toi et le Moi un rapport de résonance qui transcende tout rapport optique »2. Appréhendant l’art comme une fonction quasi génésique Klee rejette tout type de formalisme coupé de toute référence à la Nature : « Le formalisme, c’est la forme sans la fonction. On voit aujourd’hui toutes sortes de formes exactes autour de soi. Bon gré, mal gré, l’œil gobe carrés, triangles, cercles et toutes espèces de formes fabriquées : fils métalliques et triangles sur des poteaux, cercles sur des leviers, cylindres, sphères, coupoles, cubes, se détachant plus ou moins les uns des autres et en complexe interaction. L’œil absorbe ces choses et les amène à quelqu’estomac de tolérances variables. Les gros mangeurs, ceux qui mangent tout, peuvent apparemment se féliciter de posséder un superbe estomac ! »3. La même création organique hiérarchique fonde la vision artistique de Tristan Tzara, l’un des fondateurs de Dada : « La hauteur chante ce qu’on parle dans la profondeur. La nature est organisée dans sa totalité, cordages du bateau fabuleux vers le point d’un rayon, dans les principes qui règlent les cristaux et les insectes en hiérarchies comme l’arbre. Toute chose naturelle garde sa clarté d’organisation, cachée, tirée par des relations qui groupent comme la famille des lumières lunaires, centre de roue qui tournerait à l’infini, sphère, elle noue sa liberté, son existence dernière, absolue, à des lois innombrables, constructives. Ma sœur, racine, fleur, pierre. L’organisme est complet dans l’intelligence muette d’une nervure et dans son apparence. L’homme est sale, il tue les animaux, les plantes, ses frères, il se querelle, il est intelligent, parle trop, ne sait pas dire ce qu’il pense. Mais l’artiste est un créateur : il sait travailler d’une manière qui devient organique. Il décide. Il rend l’homme meilleur. Soigne le jardin des intentions, ordonne »4. Loin de tout nihilisme destructeur Tzara revendique comme nécessité essentielle de l’art la sévérité de l’ordre ! « Ce que je nomme « cosmique » est une qualité essentielle de l’œuvre d’art. Parce qu’elle implique l’ordre qui est une condition nécessaire à la vie de tout organisme. […] Je ne veux pas encercler d’un exclusivisme rigide ce qu’on nomme principe là où il ne s’agit que de liberté. Mais le poète sera sévère envers son œuvre, pour trouver la vraie nécessité ; de cet ascétisme fleurira, essentiel et pur, l’ordre. ( Bonté sans écho sentimental, son côté matériel ). Etre sévère et cruel, pur et honnête envers son œuvre en préparation qu’on placera parmi les hommes, nouveaux organismes, créations qui vivent dans des os de lumières et dans les formes fabuleuses de l’action ( REALITE ) »5 . 1. Klee, Credo du créateur, 1920 2. Klee, Voies diverses dans l’étude de la nature, 1923 3. Klee, Exploration interne des choses de la nature : réalité et apparence, 1956 4. Tristan Tzara, Note sur l’art, Hans Arp 5. Tristan Tzara, Pierre Reverdy, le voleur de talan
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AU COEUR DU MONDE La recherche par le créateur de l’expression dans son œuvre d’une harmonie cosmique, d’un ordre de l’univers, ou de son symétrique dynamique, un désordre régénérateur, bref l’idée d’une règle de proportion entre l’art et l’univers, la nature, est une donnée de fond pour comprendre tout geste poétique. Et l’un des véhicules privilégiés de cette recherche a de tout temps été le nombre, les mathématiques. La philosophie des proportions sous son aspect originel, pythagorique donc, expose les éléments d’une doctrine des relations proportionnelles dans le contexte d’une théorie de la musique : des modes différents ont une influence différente sur la psychologie des individus, le tout s’articulant sur des considérations astrologiques puisque chaque niveau d’organisation du cosmos, chaque planète, chaque sphère produit sa musique propre qui entre en résonance avec tous les éléments du monde sublunaire qui lui correspond. L’école de Pythagore n’était pas non plus sans savoir qu’il existe cinq et seulement cinq solides convexes réguliers, dont chacun peut être circonscrit à une sphère : le tétraèdre, le cube, l’octaèdre, l’icosaèdre et le dodécaèdre. Les pythagoriciens accordèrent une attention toute particulière au dernier d’entre eux : ses douze faces régulières correspondent en effet aux douze signes du zodiaque, il symbolisait pour eux l’univers. De plus, un intérêt particulier venait de ce que chacune de ses faces pentagonales est associée à la section dorée : le point d’intersection de deux diagonales divise chacune d’elle dans le rapport du nombre d’or. De plus, en prolongeant les côtés d’une de ses faces afin de former une étoile, ils obtinrent le pentagramme ou triple triangle, dont ils firent le symbole et l’insigne de ralliement des adeptes de la société pythagoricienne ; cette figure est en effet un réservoir inépuisable de rapport d’or. Le Moyen-Age n’a, lui non plus, jamais douté que les nombres fussent doués d’une force secrète. Cette doctrine venait des Pères de l’Eglise, qui la tenaient des écoles néo-platoniciennes, où revivait le génie de Pythagore. Il est évident que saint Augustin considère les nombres comme des pensées de Dieu. Il laisse entendre dans maints passages que chaque chiffre a sa signification providentielle. « La sagesse divine, dit-il, se reconnaît aux nombres imprimés en toute chose. »1. La beauté elle-même est une cadence, un nombre harmonieux Des idées identiques se retrouvent chez presque tous les docteurs du Moyen-Age. Il suffira, pour marquer la filiation, de renvoyer au Liber formularum de saint Eucher, pour le V e siècle ; au Liber numerorum d’Isidore de Séville, pour le VIIe ; au De Universo de Raban Maur, pour le IXe ; aux Miscellanea d’Hugues de Saint-Victor, pour le XIIe. Quelques exemples donneront une idée du système. Depuis saint Augustin, tous les théologiens expliquent de la même façon le sens du nombre douze. Douze est le chiffre de l’Eglise universelle pour des raisons profondes. Il est, en effet, le produit de trois par quatre. Or, trois, qui est le chiffre de la Trinité, désigne toutes les choses spirituelles. Quatre, qui est le chiffre des éléments, est le symbole des choses matérielles, du corps, du
proportion
Pythagore dodécaèdre
section dorée
nombres
Trinité
1. Saint Augustin, De libero arbitrio, liv II, ch. XVI, Patrol., t.XXXII. col. 1263.
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POÏETICA
quatre éléments
arithmétique sacrée
géométrie sacrée
Renaissance néoplatonicienne Luca Pacioli
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monde, qui résulte de la combinaison des quatre éléments. Multiplier trois par quatre, c’est, dans le sens mystique, pénétrer la matière d’esprit, annoncer au monde les vérités de la foi, établir l’Eglise universelle dont les apôtre sont le symbole. Le nombre sept, que les Pères avaient déclaré mystérieux entre tous, donnait le vertige aux contemplateurs du Moyen-Age. Ils remarquaient d’abord que sept, composé de quatre, chiffre du corps, et de trois, chiffre de l’âme, est le nombre humain par excellence, qu’il exprime l’harmonie de l’être humain, mais aussi le rapport harmonieux de l’homme à l’univers crée en sept jour. On peut dire qu’il y a dans toute les grandes œuvres du Moyen Age quelque chose de cette arithmétique sacrée. La Divine Comédie de Dante en est l’exemple le plus fameux. Cette haute épopée est édifiée sur des nombres. Aux neuf cercles de l’Enfer correspondent les neufs gradins de la montagne du purgatoire et les neufs ciels du Paradis ; chacune des trois parties de sa trilogie est divisée en trente-trois chants en l’honneur des trente-trois années de la vie de Jésus-Christ. En adoptant la forme métrique du tercet, il semble avoir voulu graver aux fondements même de son poème le chiffre mystique par excellence. Cette arithmétique sacrée n’a pas manqué de se traduire dans les formes par une véritable géométrie sacrée. La forme octogonale des fonts baptismaux, qu’on voit adoptée dès les temps les plus anciens et qui persiste pendant toute la durée du Moyen-Age, n’est pas un pur caprice. Il est difficile de n’y pas voir une application de l’arithmétique mystique enseignée par les Pères. Pour eux, le nombre huit est le chiffre de la vie nouvelle. Il vient après sept qui marque la limite assignée à la vie de l’homme et à la vie du monde. Huit est comme l’octave en musique ; par lui tout recommence. Attaché, sous l’ancienne loi, à la circoncision, il est symbole de la vie nouvelle de la résurrection finale et de la résurrection anticipée qu’est le baptême. La Renaissance néo-platonicienne vit dans la théorie des proportions la réalisation d’un postulat métaphysique. Les proportions du corps humain étaient célébrées comme une incarnation visible de l’harmonie musicale ; elles étaient ramenées aux principes généraux de l’arithmétique ou de la géométrie, et particulièrement à la section d’or. Le moine franciscain et professeur de mathématique Luca Pacioli [ 1445-1514 ] est surtout connu pour avoir écrit la Summa de arithmetica, geometria proportioni e proportionalita, véritable compilation des connaissances mathématiques de son époque. Mais il est aussi l’auteur d’un texte important pour comprendre l’art de la Renaissance, le De divina proportione, imprimé à Venise en 1509, soit trente et un an avant la première édition du De Pictura d’Alberti, et dont le titre complet précise le public concerné : Œuvre nécessaire à tous les esprits perspicaces et curieux, où chacun de ceux qui aiment à étudier la philosophie, la perspective, la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique et les autres disciplines mathématiques, trouvera une très délicate, subtile et admirable doctrine et se délectera de diverses questions touchant une très secrète science. Le rapport étroit que se texte entretient avec la pratique picturale est également souligné par le vibrant hommage que Pacioli rend à son compatriote, « doué de tout les talents », Léonard de Vinci, qui
AU COEUR DU MONDE a participé à l’illustration de l’ouvrage , ainsi que par la dette que l’auteur avoue, dans l’appendice sur l’architecture, envers Piero della Francesca « souverain incontesté de la peinture et de l’architecture, illustre aussi dans les sciences mathématiques » et envers ses considérations sur la perspective « sur laquelle il a écrit un très remarquable traité que nous avons étudié à fond ». Vasari va même plus loin qu’une simple influence en déclarant : « Quand Piero devint vieux et mourut après avoir rédigé de nombreux traités, maître Luca se les appropria et les fit imprimer sous son nom, quand il les eut en mains à la mort du maître »1. L’auteur a en effet toute sa vie entretenu d’étroite relations avec de nombreux artistes plasticiens. Il a même pu, de fait se sentir un véritable « maître des artistes » [ Julius von Schlosser ] ; son traité d’architecture imprimé avec la Divina proportio s’adresse ainsi à un certain nombre d’artistes compatriotes (Césare dal Saxo, Cera del Cera, Rainer Francesco de Pippo, Bernardo et Marsilio da Monte, Hieronymo da Jecciarino) qu’il appelle ses élèves et ses pupilles. Il mentionne même incidemment (ch.9) qu’il fait des démonstrations pratiques devant ses élèves, dans la cour du couvent des Frari, à Venise. Dans son texte Pacioli traite des mesures et des proportions du corps humain inscrit dans un cercle dont le centre coïncide avec l’ombilic, ainsi que dans un carré, il insiste surtout sur « les treize effets » de la section dorée. La connaissance du nombre d’or remonte aux mathématiques antiques. Euclide en donne la définition : « Une droite est dite être coupée en extrême et moyenne raison quand, comme elle [est] toute entière relative au plus grand segment, ainsi est le plus grand relativement au plus petit »2. Ce « partage en extrême et moyenne raison », cette « sainte proportion » qui donne sa forme au dodécaèdre, symbole platonicien de l’univers, est comme Dieu, unique, indéfinissable, mystérieuse, secrète, toujours la même et toujours invariable, comme la Sainte Trinité, elle se retrouve toujours en trois termes. Ainsi cette proportion « envoyée du ciel » ne peut être que divine. Et c’est bien cette expression de divine proportion que l’on retrouve dans le Traité de la peinture de Léonard de Vinci : « pour donner la similitude d’un beau visage, le poète te le montre, trait après trait, et ainsi faisant, tu n’auras pas l’impression de la beauté, qui consiste dans la divine proportion que ces membres manifestent par leur ensemble et qui dans le même moment manifestent cette divine harmonie résultant de leur accord » . Bien que cette proportion soit ressentie la plus part du temps d’une façon instinctive par les artistes on peut la définir mathématiquement par le rapport qui s’écrit :
Φ=
1+√ 5
= 2
Divina proportio nombre d’or Euclide
1.618
Esquissant l’état de la création moderne de son temps et parlant plus 1. Vasari, Les Vies, Piero della Francesca 2. Euclide, Eléments, Livre VI, 3e définition
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POÏETICA
Paul Klee
André Masson
Boèce microcosme macrocosme
Nicolas de Cues Coïncidentia oppositorum
précisément du cubisme Paul Klee pouvait remarquer que, face à l’incompréhension du public, « Il n’est pourtant pas absolument nouveau de penser la forme en mesures précises susceptibles d’une expression numérique. Quel usage les maîtres de la Renaissance n’ont-ils pas fait de la Section d’or ! La seule différence est que maintenant on tire du Nombre les conséquences ultimes jusqu’au éléments de forme, tandis que les anciens maîtres se contentaient de déterminer métriquement les grandes lignes d’un schéma de composition »1. Sans reprendre toute l’histoire de la Section d’or et de l’intérêt qu’elle a suscité chez de nombreux artistes au XIXe et XXe siècles, bornons-nous, avec André Masson, à noter comment elle s’est toujours inscrite dans leur esprit comme un héritage de la tradition occidentale dont les règles se redécouvrent plus par des voies instinctives que par des dogmes rigides : « Platon disait que le nombre est la connaissance même. Cornélius Agrippa pensait que toutes les forces de la nature peuvent se réduire en nombre, poids, mesure, mouvement et lumières, et au XIIIe siècle, un des maîtres d’Oxford, Robert Grossetête, enseignait dans son traité de « l’Arc en Ciel » que même une action humaine pouvait se résumer en lignes, points, angles et figures. Nous leur donnons raison, puisqu’aussi bien nous n’ignorons pas ce que la pensée occidentale doit d’essentiel à Pythagore. Nécessairement, le nombre, la géométrie, la « divine proportion » doivent faire partie intégrante de la représentation plastique. On pourrait insinuer que cette structure interne est le fondement de l’art, encore que ce mouvement puisse être tout instinctif et ne pas quitter le domaine de l’intuition. Il est donc nécessaire que le nombre et la géométrie soient intégrés dans la représentation sensible ; il n’en est pas moins déplorable que certains plasticiens, géomètres manqués, prennent le compas pour le temple, le commencement pour la fin, et se satisfassent de ce premier pas »2 . Boèce, auteur dont l’influence sur la pensée scolastique est incalculable lègue au Moyen-Age cette philosophie des proportions : l’âme et le corps humain sont, pour lui, soumis à des lois semblables à celles qui régissent les phénomènes musicaux, et ces mêmes proportions se retrouvent dans l’harmonie du cosmos, de telle sorte que microcosme et macrocosme apparaissent unis par un même lien, par un module à la fois mathématique et esthétique. L’homme est constitué suivant la mesure du monde, et toute manifestation d’une telle similitude est de nature à lui procurer du plaisir. On voit bien ici resurgir la théorie pythagoricienne de l’harmonie des sphères, à travers le concept de musique cosmique : la gamme musicale produite par les sept planètes. A l’aube du XV e siècle le cardinal Nicolas de Cues renouvelle cette vision harmonique. Le principe de conciliation des termes opposés – coïncidentia oppositorum – point central de sa pensée, se manifeste dans le mécanisme concret de la sensation et dans l’univers abstrait des entités mathématiques : la circonférence de degré maximum est une ligne droite 1. Klee, Approches de l’art moderne,1912 2. André Masson, Le rebelle du Surréalisme
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AU COEUR DU MONDE au degré maximum ( De docta ignorantia 1, 13 ) [ tout porte à croire qu’il existe un point de l’esprit où…]. Il en va ainsi parce que tout est dans tout, et que chaque chose existante n’est qu’une contraction de la totalité divine : Dieu est en quelque point que ce soit de l’univers, et dans chaque chose de l’univers se contracte l’univers entier. Chaque être représente une espèce de vue perspective sur le tout. La nature même de l’univers lui procure une structure esthétique : chaque partie ou composante du cosmos est en rapport avec le tout par le biais de la correspondance, de l’harmonie. C’est la raison pour laquelle Nicolas de Cues instaure de continuelles analogies entre ars humana et créativité divine. De telles positions sont en harmonies avec la nouvelle culture qui s’affirmait alors dans le contexte du platonisme florentin. Les néo-platoniciens de la Renaissance s’efforcèrent d’abolir les frontières non seulement entre la philosophie, la religion et la magie, mais entre toutes les variétés de philosophie, de religion, de magie, embrassant tout à la fois l’hermétisme, l’orphisme, le pythagorisme, la cabale, les antiques mystères de l’Égypte et de l’Inde. Animisme, panpsychisme étaient inhérent à une doctrine qui concevait l’univers comme « un animal plus vivant et mieux unifié qu’aucun autre animal ». Pour Marcile Ficin l’âme humaine est la véritable copule du monde puisque, d’une part, elle est tournée vers la divinité et que, d’autre part, elle se loge dans un corps et exerce sa domination sur la nature. L’unité fondamentale et divine du cosmos repose sur une liaison ininterrompue entre les êtres : la sympathie universelle, qui se manifeste à travers des rapports de ressemblance : la théorie des signaturae ; afin de rendre perceptible le lien de sympathie entre les choses, Dieu a marqué comme d’un sceau chaque objet de l’univers. « Telle est cette amitié dont les pythagoriciens disent qu’elle est le but de toute la philosophie » nous déclare Pic de la Mirandole [ De la dignité de l’homme ], reprenant le terme que Platon utilise dans le Gorgias : « A ce qu’assure les doctes [ pythagoriciens ], le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié et de bon arrangement… ». L’autorité de Virgile ne manquait pas d’être convoquée dans ces méditation sur l’anima mundi : Et d’abord, le ciel et les terres, les plaines liquides, Le globe brillant de la lune, et l’astre Titanique, Un souffle en-dedans les nourrit ; infus par tous les membres, L’esprit en meut toute la masse, et se mêle au grand corps. Hommes et animaux, oiseaux, tous en tirent la vie, Et ces monstres que les flots portent sous leur plaine marbrée.1
anima mundi
Marcile Ficin
Sympathie théorie des signaturae Pic de la Mirandole amitié Virgile
Le réseau des similitudes se signale à la surface des choses par des marques visibles des analogies invisibles, le chiffre de la sympathie réside dans la proportion. Jérôme Cardan (1501-1576 ), médecin, mathématicien et astrologue de renom proposait dans le même esprit de déchiffrer dans 1. Virgile, Enéide, VI, v.724-729.
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POÏETICA réseau des similitudes Jérôme Cardan
Paracelce
Diderot universelle sensibilité
Baudelaire
le réseau des lignes astrologiques parcourant le visage toutes les éventualités, en particulier dramatiques, de la destinée humaine. Il s’agissait alors de lire, dans la forme du front et le tracé des lignes qui le traversent et qui correspondent aux planètes, les vicissitudes de l’existence, les succès et les infortunes, l’époque et le genre de mort [ Métoposcopie ]. Pour les hommes de la Renaissance connaître c’est interpréter : aller de la marque visible à ce qui se dit à travers elle. « Nous autres hommes nous découvrons tout ce qui est caché dans les montagnes par des signes et des correspondances extérieures ; et c’est ainsi que nous trouvons toutes les propriétés des herbes et tout ce qui est dans les pierres. Il n’y a rien dans la profondeur des mers, rien dans les hauteurs du firmament que l’homme ne soit capable de découvrir. Il n’y a pas de montagne qui soit assez vaste pour cacher au regard de l’homme ce qu’il y a en elle ; cela lui est révélé par des signes correspondants »1 . « il est manifeste qu’aucune âme, aucun esprit, n’est en solution de continuité avec l’esprit de l’univers : et l’on comprend que celui-ci se trouve inclus non seulement là où il ressent et anime, mais encore qu’il est répandu dans l’immensité, par son essence et sa substance, comme l’avaient compris la plus part des Platoniciens et des Pythagoriciens »2 . L’évocation de cette mystérieuse sympathie ou antipathie harmonique, qui se traduit par une concordance ou une discordance sensible traduit mieux que tout la secrète continuité de l’univers ; elle est aussi remarquable en ceci qu’elle préfigure ce matérialisme animé par un principe d’universelle sensibilité que Diderot développera, en 1769, dans le Rêve de d’Alembert. Diderot comparera ainsi l’homme, et aussi bien l’ensemble du vivant, à un subtil réseau de cordes vibrantes, un « clavecin animé et sensible » : « cet instrument a des sauts étonnants, et une idée réveillée va quelquefois faire frémir une harmonique qui est un intervalle incompréhensible ». La sensibilité de Diderot, cette « qualité générale et essentielle de la matière » selon laquelle « il faut que la pierre sente », met toute parcelle de matière ainsi animée en communication immédiate avec tout le reste de la réalité. L’effort des néo-platoniciens pour concilier l’inconciliable se perpétua en poésie et en esthétique, où leur influence se fait sentir depuis les « poètes métaphysiques » jusqu’à Goethe et Mallarmé, depuis Boileau jusqu’aux romantiques anglais et allemands, et leurs héritiers surréalistes. Ainsi Baudelaire pouvait-il écrire : « Le poète est souverainement intelligent, il est l’intelligence par excellence – et l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance… », et dans son poème Correspondances : La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L’homme y passe à travers des forêts de symboles 1. Paracelce, Archidoxis magica 2. Giordano Bruno, De la magie
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AU COEUR DU MONDE Qui l’observent avec des regards familiers. Ainsi Arp écrivait-il, en écho, de Sophie Taeuber-Arp : « Elle aimait l’harmonie, cet être globulaire, dont Empédocle dit qu’il se sent à l’aise dans la solitude régnant alentour. […] Tels les enlumineurs du Moyen-Age, elle peignait cette écriture angélique avec une modestie calme et silencieuse. Cette écriture angélique est en communication avec la main que nous ressentons en toute chose, grande ou petite. La parcelle la plus minime est protégée et abritée par cette main. Partout cette main est en jeu. Elle veille sur la forme et sur l’évolution de cette forme, elle veille sur la pierre, la plante, la bête, sur l’homme et sur toutes les forces invisibles. » Voir un Monde dans un Grain de sable Un Ciel dans une Fleur sauvage Tenir l’Infini dans la paume de la main Et l’Eternité dans une heure.
Correspondances
Arp
William Blake
William Blake, Augure d’Innocence
Que leur langage formel ait été naturaliste ou plus abstractisant, les peintres n’ont à l’évidence que très rarement cherché à exprimer uniquement les simples aspects des phénomènes, mais bien plutôt, dans leur processus même de création, ont-ils toujours eu le souci d’une fidélité – d’une ressemblance – aux principes qu’ils pensaient fondateurs de la Nature : « L’intuition trouve toujours la voie du progrès qui est une marche continue vers une assertion plus claire du contenu de l’art : la fusion de l’homme avec l’univers » [Mondrian]. Cette recherche de reproduction de l’ordre profond de l’univers, au delà du perceptible, la théorie de l’art classique l’a formalisée au moyen du concept d’imitation et d’idée – idea – . Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle les traités sur l’art et la littérature insistent presque tous sur la parenté étroite qui lie la peinture et la poésie, « née pour ainsi dire d’un même accouchement »1. L’habitude d’associer aux peintres les écrivains dont les images sont vivantes ou pleines de couleurs est attestée dès l’Antiquité. La fortune, à l’époque moderne, de la comparaison d’Horace, « ut pictura poesis » - « la poésie est comme la peinture », trouve, sans conteste, sa cause principale dans l’autorité dont jouissait alors deux traités des anciens sur la littérature : la Poétique d’Aristote et l’Art poétique d’Horace. Les critiques observaient, en des termes indubitablement aristotéliciens, qu’à l’instar de la poésie la peinture était une imitation de la nature ; de leur côté les théoriciens de la littérature relevaient fréquemment que la poésie ressemble à la peinture par son pouvoir d’idéaliser la nature. Dans son Naugerius sive de poetica dialogus, Venise, 1555, Fracastoro se souvient de Platon et d’Aristote quand il affirme que « d’autres considèrent le singulier en lui-même, mais le poète, lui, considère l’universel, comme si les autres ressemblaient au peintre qui imite
ut pictura poesis
imitation
1. Lomazzo, Traité
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POÏETICA
Art comme fonction
ritrarre / imitare
Alberti
scrupuleusement les visages et tous les membres du corps tels qu’ils sont dans la réalité, tandis que le poète ressemblera au peintre qui ne veut pas imiter tel ou tel visage comme le sort l’a fait, avec ses nombreux défauts, mais qui contemple la très belle idée universelle de son propre créateur et fait les choses telles qu’il conviendraient qu’elles soient ». Ce passage met en évidence l’ambiguïté du terme imitation, qui peut être pour les uns une reproduction mécanique des apparences et pour les autres une attitude de fidélité à des principes d’ordre universel ; la duplication de résultats pour les uns, la recherche d’une formule, d’une fonction qui commende de tels résultats pour les autres. Vincenzo Danti, sculpteur au service de Cosme Ier met en évidence le même type de distinction dans le processus créatif. Il tente, lui aussi [1567], d’assimiler l’enseignement de la Poétique d’Aristote et d’adapter aux problèmes des arts plastiques la distinction fondamentale entre la poésie (dont les œuvres relèvent des principes de perfections et d’universalité) et l’histoire (qui se développe dans le champ de la contingence et de l’imperfection). Transposé dans le domaine de la peinture et de la sculpture cette distinction devient celle du ritrarre (copier fidèlement le réel tel qu’il est devant nos yeux) et d’imitare (corriger le réel pour le porter à la perfection dont il est capable). Un siècle avant que commençât l’âge de la critique en Italie cette doctrine humaniste qui, sur un fond néo-platonicien relit Aristote et son souci de la nature concrète, était déjà clairement repérable dans les écrits de Léon Battista Alberti. Le concept de l’idée présente en effet, chez Alberti, un caractère sensiblement nouveau. Pour un authentique néoplatonicien comme Pétrarque, le pouvoir de rendre visible la beauté par le dessin et par la couleur ne semblait explicable que par une vision céleste ; dans deux sonnets du Canzoniere, qui peuvent être datés de 1336 et qui évoquent le portrait de Laure, exécuté par Simone Martini à la demande du poète il déclare : Certainement, mon ami Simon a été au paradis (Où cette noble dame s’est retirée) Il la vit là et fit son portrait sur papier Pour témoigner ici-bas de la beauté de son visage
De Pictura
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Alberti croyait, pour sa part, que la faculté d’apercevoir en esprit la beauté ne pouvait être acquise que par l’expérience et l’exercice. « L’idée du beau échappe à l’esprit inexpérimenté et même les plus exercés sont difficilement capable de la reconnaître ». Mais ce positivisme albertien n’échappe pas à une remonté du beau vers l’idéal. Des trois livres de son De Pictura « le premier, entièrement mathématique, fait sortir des racines mêmes de la nature cet art gracieux et très nobles ». Si Alberti peut sembler identifier le pouvoir de la peinture à sa fidélité au réel sa proposition est en fait plus ambiguë. Si l’on prend en compte cette quête de perfection morale qui, pour Alberti, correspond à la perfection des formes vers laquelle tend la nature, on ne s’étonnera pas de constater qu’il recommande aux peintres de s’attacher « non seulement à la ressemblance des choses, mais d’abord à la beauté même. Car en peinture la beauté n’est pas moins agréable que recherchée ». L’Antiquité lui offre un exemple canonique : celui de Démé-
AU COEUR DU MONDE trios qui n’atteignit pas le comble de la célébrité, « parce qu’il fut plus soucieux d’exprimer la ressemblance que la beauté ».Ressemblance et beauté : voici donc, dés le texte fondateur d’Alberti, la tension, sinon la contradiction placée au cœur même de la relation de l’artiste avec son modèle, dans cette double exigence, qui deviendra plus tard le tourment des théoriciens. Léonard de Vinci dont on souligne souvent l’empirisme ne fonde pas moins ses expériences sur une conception générale de la nature intégrant le double héritage traditionnel de la théorie des éléments et de celle de l’analogie du microcosme humain et du macrocosme, les deux notions étant d’ailleurs liées. « Les Anciens ont appelé l’homme microcosme, et la formule est bien venue puisque l’homme est composé de terre, d’eau, d’air et de feu, et le corps de la terre est analogue »1. Ou encore: « Il y a dans la nature une vaste circulation d’eau à partir de l’océan comparable à la diffusion du sang à partir du cœur, etc. Jusque dans la croissance des métaux, la nature se comporte comme un vivant gigantesque »2. Si pour certains l’activité intellectuelle de Léonard est plus conforme à l’orientation aristotélicienne qui part de la saisie successive des objets particuliers qu’à l’orientation platonicienne attachée à l’unité première, il n’en reste pas moins que l’insistance sur la valeur des mathématiques, paradigme absolu du savoir, et sur les infinite ragioni che non sono in esperienza oriente fondamentalement son empirisme vers l’approche traditionnelle du néo-platonisme chrétien qui ne dénie pas aux objets concrets leur valeur de véhicule des idées. Ainsi les mathématiques sont-elles bien à la racine du savoir léonardien, qui s’organise d’ailleurs explicitement sur cette image de l’arbre, image traditionnelle de la connaissance : « La mécanique est le paradis des sciences mathématiques, car elle conduit au fruit mathématique »3 ; et dans l’ordre de prééminence c’est bien aux mathématiques que Léonard donne le rôle directeur : « la science est le capitaine et la pratique les soldats »4 . Dans les années 1550-1560 émerge une notion qui va désormais prendre une place centrale dans le discours artistique sur l’imitation idéale : celle que la langue italienne exprime par le terme de disegno. En 1549 Anton Francesco Doni publie le Disegno où il fait du dessin-dessein un principe métaphysique, une « spéculation divine ». Vasari, dans la deuxième édition des Vies en 1568, a donné la formule courante de la thèse de Doni : « Procédant de l’intellect, le dessin, père de nos trois arts – architecture, sculpture et peinture – , élabore à partir d’éléments multiples un concept global. Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets de la nature, toujours originale dans ses mesures ». Il précise dans sa préface que l’objet de l’imitation de l’artiste est ce moteur premier qui a présidé à la création de l’univers, qu’il doit déchiffrer à travers le réel concret, la nature naturée, mais dont l’expression la plus authentique est à chercher au plus profond de l’homme, deus in terra : « les arts doivent leur origine à la nature elle
artiste / modèle
Léonard de Vinci
aristotélisme platonisme
Disegno Vasari
1. Léonard de Vinci, ms. A, f° 55, v° 2. Léonard de Vinci, Anatomie B, f° 28, v° 3. Léonard de Vinci, ms. E, f°190, r° 4. Léonard de Vinci, ms. I , f° 190, r°
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POÏETICA
moteur premier
Zuccari
Lomazzo
Idée intérieure
même. La création merveilleuse du monde a été le premier modèle, et notre maître a été cette divine intelligence infuse en nous par une grâce singulière : elle nous rend supérieurs aux animaux, et même, si l’on ose dire, semblable à Dieu ». Malgré les multiples notations admiratives envers une imitation littérales de la nature qui rivalisent avec celles de Pline et permettent à Vasari de bien identifier formellement la « moderna e buona arte della pittura », la manière moderne qu’il promeut contre la « ridicule manière grecque », il reste éminemment conscient de la fonction universalisante de l’art. Dans son traité de 1607 Zuccari fait lui aussi du disegno un reflet, dans l’esprit humain, de l’idée divine, et de son mode d’opérer, un équivalent du pouvoir créateur de la nature : « J’affirme que Dieu, après qu’il eut, en sa bonté, crée l’homme à son image […] a voulu le rendre capable d’avoir en lui une représentation tout intérieure et toute intellectuelle, qui lui permit de reconnaître les créatures et de former en lui un monde nouveau ; qui lui permit aussi, en imitant Dieu et en rivalisant avec la nature, de produire, à la ressemblance des choses de la nature, une infinité d’œuvres d’art »1. Sans contester la nécessité de la perception sensible, Zuccari redonne à l’Idée son caractère d’a priori métaphysique, en faisant immédiatement découler de la connaissance divine le principe qui préside dans l’esprit humain à la production des idées. Le « cours aristotélicien » de la théorie de l’imitation tel que l’ont présenté certains historiens d’art semble plus être un habillage naturalisant de doctrines néo-platoniciennes qu’une véritable approche positiviste des phénomènes. Lomazzo est bien dans cette veine néo-platonicienne. Conformément au célèbre commentaire de Ficin sur Le Banquet de Platon ; Lomazzo développe l’idée que la beauté terrestre est une émanation immatérielle de la beauté divine, que l’artiste ne reconnaît que parce qu’il perçoit le reflet de la beauté divine dans son propre esprit. L’image reflétée dans le miroir de son propre esprit a sa source en Dieu plutôt que dans la nature. Cette doctrine ne cherchait donc pas une norme empirique de l’excellence en choisissant le meilleur dans la nature extérieure concrète, mais la découvrait d’une manière platonicienne dans la contemplation subjective d’une Idée intérieure immatérielle : « l’imitation ne passe ni par les couleurs ni même par les surfaces qui paraîtront aux uns trop larges, aux autres trop étroites, ou trop longues ou bien trop courtes. Nous pouvons donc affirmer que l’artiste doit veiller plus à la raison qu’au plaisir particulier de chacun, parce que l’œuvre doit être universelle et parfaite ». Dans sa dernière œuvre, L’Idea del tempio della pittura, Milan, 1590, le mot « discrezione » est employé pour désigner cette faculté intérieure de perception qui permet à l’artiste de contempler dans son propre esprit ce qui émane de l’Idée suprême de la beauté résidant en dieu, et de discerner dans cette émanation la norme de l’art parfait. L’art moderne, qui s’est constitué sur le rejet explicite de l’imitation 1. Zuccari, L’Idea de pittori scutori ed architetti
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AU COEUR DU MONDE servile de la nature imposée par l’académisme n’a peut-être rien fait d’autre, sur le fond, que de renouer avec cette conception traditionnelle du rapport entre l’acte de création et la nature - l’artiste et son modèle - que la théorie classique défini au moyen de ce concept d’imitation, mais que le XIXe siècle positiviste, par glissement sémantique, a transformé en simple retranscription rationnelle et illusionniste du réel. Breton a justement relevé cette difficulté dans l’appréhension de la notion moderne de l’imitation : « Une conception très étroite de l’imitation, donnée pour but à l’art, est à l’origine du grave malentendu que nous voyons se perpétuer jusqu’a nos jours.[…] L’erreur commise fut de penser que le modèle ne pouvait être pris que dans le monde extérieur, ou même seulement qu’il y pouvait être pris.[…] L’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd’hui tous les esprits s’accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas. »1 Reverdy le disait déjà : « La création est un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade ». Et dans le même sens un artiste abstrait ayant une pratique aussi radicale que Théo van Doesburg pouvait en même temps rejeter le terme d’imitation et proposer un rapport de « reconstruction de l’objet naturel » dont le principe mathématique s’apparente sur de nombreux point avec la tradition néo-platonicienne : « L’artiste moderne n’ignore pas la nature, au contraire. Mais il ne l’imite pas, il ne la représente pas, il la reconstruit. Il se sert de la nature, la réduit à ses formes, à ses couleurs et à ses relations les plus élémentaires pour obtenir une nouvelle image au moyen de la mise en œuvre et de la reconstruction de l’objet naturel. Cette nouvelle image est alors l’œuvre d’art. »2. De même retrouve-t-on dans de nombreux tableaux de Mondrian, et dans bon nombre de ses écrits, les aspects importants de la pensée néo-platonicienne qu’il aborda par le mouvement théosophique et notamment par les écrits de Schoenmaekers : Het nieuwe wereldbeeld (La nouvelle image du monde) de 1915, et Beginselen der beeldende wiskunde (Principes des mathématiques plastiques) de 1916. Michel Seuphor s’en fait le témoin lorsqu’il nous dit : « Mondrian peint donc le vide, le rien, et dans ce rien une couleur franche aussi pure que le rien : affirmation de tout. L’être est […] Rouge est rouge Bleu est bleu Jaune est jaune Et cela fait une trinité sainte en quoi est contenu tout l’univers et l’identité descriptive de toute choses. » Cette racine cosmologique des pratiques artistiques qui s’est exprimée par le biais des principes mathématiques et de leurs équivalents musicaux s’est également manifestée au travers des thèmes stellaires et de leurs représentations figurées : les dieux de la mythologie.
Imitation moderne Breton
Modèle intérieur
Théo van Doesburg
Mondrian
1. Breton, Le surréalisme et la peinture 1946 2. Van Doesburg, De Stijl der toekomst (Le style de l’avenir) dans Drie Voordrachten, novembre 1917
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POÏETICA
Mythologie
astronomie
Breton Signe ascendant
analogie
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Cette identification des dieux et des astres, parfaite à la fin de l’ère païenne, a été le résultat d’un processus de « mythologisation » graduel mais assez irrégulier et largement influencé par les astronomie égyptiennes et babyloniennes. Ainsi les Grecs, qui primitivement ne distinguaient qu’une seule planète, Vénus, apprirent des Babyloniens à distinguer les cinq astres errant de ceux qui formaient les constellations ; et, toujours suivant leur exemple, ils consacrèrent chacun d’eux à une divinité : à chaque dieu babylonien on substitua comme maître d’une planète un dieu grec qui offrait avec lui quelque ressemblance de caractère. Cette identification fut probablement l’œuvre des Pythagoriciens ; elle eut lieu au Ve siècle. Du jour où les cultes de l’orient – spécialement le culte perse du Soleil et le culte babylonien des planètes – se répandirent dans le monde gréco-romain, la croyance aux dieux sidéraux ne fut pas seulement confirmée : elle pris une intensité religieuse extraordinaire dont le symptôme le plus frappant est l’adoption de la semaine planétaire, qui se répand à partir d’Auguste, et qui a survécu jusqu’à nous. L’Antiquité finissante avait par ailleurs établi un système de correspondances où les planètes et les signes du zodiaques servait de base à la classification des élément, des saisons, des humeurs. L’astrologie commandait en fait toutes les sciences naturelles ; non seulement l’astronomie était tombée sous sa dépendance, mais aussi la minéralogie, la botanique, la zoologie, la médecine. Dans la mesure où la communauté chrétienne s’ouvrait à la culture profane, elle ne pouvait que se faire l’héritière de cette vision du monde. Mais l’esprit encyclopédique du Moyen Âge ne se borne pas à reprendre cette tradition, à figurer à son tour par des schémas plus ou moins ingénieux, les relations numériques entre les composantes du Mundus, de l’Annus, de l’Homo. Soucieuse de tout ramener à l’unité, de constituer une sciencia universalis, la scolastique développe encore ces tables de concordance, en s’appuyant sur des analogie de plus en plus globalisantes. Par exemple, Alexandre Neckam codifie, dans son De natura rerum la relation entre les planètes et les vertus, établie dès le IXe siècle ; et dans le Convivio Dante met ces même planètes en parallèle avec les Sept Arts libéraux. Ainsi nous présente-il un système complet du savoir qui correspond, point par point, au système astrologique. C’est, débarrassé de son horizon métaphysique, à un système finalement assez proche que nous convit Breton dans « Signe ascendant » – titre au combien parlant – : « Je n’ai jamais éprouvé le plaisir intellectuel que sur le plan analogique. Pour moi la seule évidence au monde est commandée par le rapport spontané, extra-lucide, insolent qui s’établit, dans certaines conditions, entre telle chose et telle autre, que le sens commun retiendrait de confronter. […] L’analogie poétique a ceci de commun avec l’analogie mystique qu’elle transgresse les lois de la déduction pour faire appréhender à l’esprit l’interdépendance de deux objets de pensée situés sur des plans différents, entre lesquels le fonctionnement logique de l’esprit n’est apte à jeter aucun pont et s’oppose a priori à ce que toute espèce de pont soit jeté.[…] Considérée dans ses effets, il est vrai que l’analogie poétique semble, comme
AU COEUR DU MONDE l’analogie mystique, militer en faveur de la conception d’un monde ramifié à perte de vue et tout entier parcouru de la même sève mais elle se maintien sans aucune contrainte dans le cadre sensible, voire sensuel, sans marquer aucune propension à verser dans le surnaturel. » La théorie du Macrocosme et du Microcosme, hérité du néo-platonisme, transmise à la pensée médiévale par l’intermédiaire de Boèce et développée par Bernard Silvestre dans un traité fameux, De mundi universitate libri duo sive megacosmus et microcosmus, trouve dans la médecine une de ses plus curieuses application .Pour soigner l’homme, il faut se souvenir que, suivant le principe grec de la mélothésie – la répartition dans le corps des influences astrales – son anatomie et sa physiologie sont gouvernées par les étoiles : chaque planètes règne sur un organe. Une riche iconographie illustre cette tradition « cosmique » de la mythologie. A mesure que se répandent en Occident les doctrines astrologiques, se multiplient les figures où l’on voit ces signes distribués sur le corps humain, le Bélier sur la tête, les poissons sous les pieds, les gémeaux s’agrippant aux épaules. Au XIV e siècle, cette figure est commune dans les calendrier ; de la elle passera dans les livres de prières, auxquels elle sert souvent de frontispice au XV e et au XVIe siècle : elle orne, par exemple, une page des Très Riches Heures du duc de Berry. Mais plus intéressants sont les « microcosme » où apparaissent les planètes. Tantôt c’est un homme enfermé dans une série de cercles concentriques, auxquels le rattachent parfois des rayons ; tantôt une simple figure dont le corps est tatoué d’inscriptions – qui sont les noms des astres. Il est intéressant de noter que dans ces dessins se combinent, dès l’origine, la théorie « scientifique » du microcosme et la théorie esthétique des proportions du corps humain. En d’autres termes, les microcosmes inscrits dans des carrés ou dans des cercles sont en même temps des canons. Ce type de microcosme survit à travers le XVIe siècle. Nous le rencontrons encore en 1572 dans le Livre des Portraits et Figures du Corps humain, édité par Jacques Kerver : autour de beaux athlètes tournoient dans des nuées les dieux stellaires dont chaque signe décoche son trait sur chaque organe du corps qu’il a sous sa domination. Une telle cartographie stellaire inscrite dans le corps même de l’homme n’a pas manquée de fasciner la pensée analogique des surréalistes. La série des vingt-deux gouaches de Miró « Constellations » renoue avec ce langage des étoiles, cette musique des sphères, au travers desquelles se déchiffre les grandes figures désirantes du corps des hommes et plus encore des femmes. Breton, passionné d’astrologie1 , en donne leur reflet verbal dans les poèmes qui accompagnèrent l’édition de Constellations publiée par Pierre Matisse à New York en 1959 ; ces « proses parallèles » soulignent l’analogie, la symétrie entre la voûte céleste et le corps de la femme aimée :
Mélothésie
Microcosme Planètes
Miró Constellations
1. Il déclare en 1930 : « je pense qu’il y aurait tout intérêt à ce que nous poussions une recoonaissance sérieuse du côté de ces sciences à divers égard aujourd’hui complètement décriées que sont l’astrologie, entre toutes les anciennes, la métapsychique (spécialement en ce qui conserne l’étude de la cryptesthésie) » Second manifeste du surréalisme, 1930
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POÏETICA
« Qu’y a-t-il entre cette cavité sans profondeur tant la pente en est douce à croire que c’est sur elle que s’est moulé le baiser, qu’y a-t-il entre elle et cette savane déroulant imperturbablement au-dessus de nous ses sphères de lucioles ? Qui sait, peut-être le reflet des ramures du cerf dans l’eau troublée qu’il va boire parmi les tournoiements en nappes du pollen et l’amant luge tout doucement vers l’extase. » [FEMME A LA BLONDE AISSELLE COIFFANT SA CHEVELURE A LA LUEUR DES ETOILES] Amour moteur
Et encore, insistant sur le rôle moteur de l’amour, « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles » dans ce déchiffrement cosmique: « Les bancs des boulevards extérieurs s’infléchissent avec le temps sous l’étreinte des lianes qui s’étoilent tout bas de beaux yeux et de lèvres. Alors qu’ils nous paraissent libres continuent autour d’eux à voleter et fondre les unes sur les autres ces fleurs ardentes. Elles sont pour nous traduire en termes concrets l’adage des mythographes qui veut que l’attraction universelle soit une qualité de l’espace et l’attraction charnelle la fille de cette qualité mais oublie par trop de spécifier que c’est ici à la fille, pour le bal, de parer la mère . Il suffit d’un souffle pour libérer ces myriades d’aigrettes porteuses d’akènes. Entre leur essor et leur retombée selon la courbe sans fin du désir s’inscrivent en harmonie tous les signes qu’englobe la partition céleste. » [LE BEL OISEAU DECHIFFRANT L’INCONNU AU COUPLE D’AMOUREUX]
Max Ernst Maximiliana
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Les thèmes astronomiques ont été fréquents chez de nombreux peintres surréalistes, et en particulier chez Max Ernst. Cet élément d’inspiration apparut dans son œuvre lorsqu’il prépara les trente-trois eaux-fortes et les quatorze planches d’écritures de Maximiliana (1964), en l’honneur de l’astronome maudit Guillaume Tempel, sur qui Iliazd venait de réunir une documentation biographique. Max Ernst, à la recherche d’homologues dans le passé, crut se reconnaître en Ernst Guillaume Leberecht Temple (18211889), né en haute-Lusace d’une famille de douze enfants, que son père voulait obliger à se faire missionnaire, mais qui devint lithographe, poète et astronome. En 1859, à Venise, Temple découvrit une comète et la nébuleuse de Mérope dans les pléiades, en observant le ciel depuis l’escalier du Bovolo. Il vint ensuite s’installer à Marseille et fit la découverte en 1861 de la planète Angelina et de la planète Maximiliana (que les astronomes allemands rebaptiseront Cybèle), en 1868 de la planète Clotho. Spécialiste du dessin d’astronomie, il réalisa la première lithographie de la nébuleuse d’Orion. Il fut expulsé de France comme sujet allemand en septembre 1870, lors de la guerre franco-prussienne, se réfugia à Milan, puis à Florence où il mourut dans la misère, faisant ses dernières observation avec un petit télescope sur le toit de sa maison. Max Ernst avait déjà fait allusion à la planète Maximilian dans un
AU COEUR DU MONDE « poème visible » de A l’intérieur de la vue, et avait peint quelques tableaux astronomique, mais en se limitant à des effets d’astres solitaires, le soleil au dessus d’une forêt, la lune accomplissant en un clin d’œil les phases de son cycle. En 1962, Ici commencent les cardinaux (il s’agit des quatre points cardinaux), avec son astre-méduse flottant comme une anémone de ciel, sur fond rouge, amorçait vraiment sa période astronomique. Maintenant, il va plus loin, et utilisant les données de « l’art de voir » de Guillaume Temple, il cherche dans le ciel des visions nébuleuses, de constellations, de comètes périodiques, de planétoïdes. Il les montrera tant dans ses gravures que dans certains de ses tableaux. Son exposition Cap Capricorne, s’ouvrant le 21 mai 1964 à la galerie Alexandre Iolas à Paris, présenta Le Mariage du Ciel et de la Terre (mariage au cours duquel le Soleil s’éteint, devient un disque noir, tandis que la Terre est dorée des rayons qu’elle lui absorbe), La Lune est un rossignol muet (comparant la Lune à une fleur abritant en son calice un oiseau). La même inspiration cosmique lui dictera en 1964 Mer jaune et Soleil bleu (nouvel effet du mimétisme : l’astre du jour et l’eau intervertissent leurs couleurs), Alice envoie un message aux poissons (vision d’un soleil sous la mer), Le ciel épouse la Terre (où le globe solaire apparaît à travers un réseau de lignes, représentant les craquelures d’un tremblement de terre). La période astronomique de Max Ernst culmina en 1969 : il illustra son Journal d’un astronaute millénaire, peignit La Naissance d’une galaxie (avec ses cercles concentriques pointillés, comme une constellation vue en gros plan, s’avançant d’une manière menaçante sur le spectateur), Les Enfants jouant aux astronautes (dont les personnages, sous un ciel rougeoyant d’incendie, semble jouer avec le feu). La prégnance de l’astrologie sur l’ensemble des sciences naturelles est resté une réalité culturelle jusqu’au XVIIIe siècle, et ceci avec une plus grande évidence pour ce qui concerne la minéralogie. Le livre fabuleux du philosophe, magicien et roi d’Israël, Gethel, souvent cité dans les lapidaires du Moyen Age (Hugues Ragot, Conrad von Megenberg, Mandeville…), précise que ce sont les astres qui transmettent leurs vertus aux pierres lorsqu’elles croissent encore dans l’antre de la terre. Selon conrad de Megenberg (1304-1374), l’ouvrage, profondément marqué par la pensée astrologique alexandrine et orientale, aurait été conçu lors du séjour des Hébreux dans le désert, alors qu’ils mettaient leur espoir dans tous les sortilèges, dans tous les talisman. Les obsessions se greffent même sur le fonds de l’Ancien Testament. Ces théories astrologiques trouvent un appui et une confirmation dans la Météorologie d’Aristote (Livre III, VII), où la genèse des minéraux prend corps dans les exhalaisons qui se produisent dans le sein de la terre. Or, dit Albert le Grand, les influences sidérales s’exercent plus aisément sur les substances vaporeuses en mouvement. Il est aussi connu qu’il y a des positions des étoiles dans le ciel qui troublent la matière de la génération des figures humaines de manières qu’elle se durcit en de terribles monstres. L’impression de ces figures humaines ou autres dans les pierres, qui sont une coagulation de la vapeur, ne peut donc pas avoir une autre cause, que les images y apparaissent entières ou en partie. L’action est particulièrement
Minéralogie Gethel
influences sidérales
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POÏETICA
Marbres
gorgone
Mur de Léonard
Kunstkammer pierres imagées
glyptique
Rodolphe II
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efficace sur l’onyx, une sorte d’agate, dont la matière est très molle. Parmi les autres minéraux, les marbres, dont les fumosités sont imprimées et mues par les dispositions célestes avec le plus de force, peuvent aussi faire naître des images dans leurs morceaux. Comme exemple, Albert le Grand donne une tête barbue et couronnée qui se voyait sur une paroi du temple de Venise. Les pierres peuvent encore être engendrées par l’eau, ce qui leur donne parfois des aspects insolites. Dans certaines régions des Pyrénées, elles prennent des formes arborescentes. Une fontaine de la Gothie convertissait en pierre tout ce qui y était plongé. L’empereur Frédéric en fit l’expérience avec son gant. La fable de la gorgone ne signifie pas autre chose que la puissance minérale et la disposition des humeurs par rapport à ses vertus. Mais il s’agit, dans tous ces cas, non pas de figures imprimées, mais d’une transmutation directe de la matière à l’intérieur de la même forme. Tous les prodiges lapidaires sont tour à tour inclus dans un système complet et cohérent [De Mineralibus et rebus metallicis]. N’est-ce pas à ce type de correspondances que pensait Max Ernst lorsqu’en 1957 il peignait Le Grand Albert en hommage à celui à qui l’on attribuait le Liber secretorum, révélant les propriétés occultes des herbes et des minéraux ? Les spéculations sur les rapports analogiques entre Astres, minéraux et l’ensemble du vivant que l’influence des premiers laisserait apparaître sur les seconds, ont continué de marquer la pensée érudite des XVIe et XVIIe siècles. Un texte, parmi les plus fameux de Léonard de Vinci, témoigne de l’intérêt des créateurs pour ce type de déchiffrement : « Si tu regardes des murs souillés de taches ou faits de pierres de toute espèce, pour imaginer quelque scène, tu peux y voir l’analogie de paysages au décor de montagnes, de rivières, de rochers, d’arbres, de plaines, de larges vallées et de collines disposées de façon variée. Tu pourra y voir aussi des batailles et des figures au mouvement rapide, d’étranges visages et des costumes, et une infinité de choses que tu pourras ramener à une forme nette et complète. » L’extraordinaire engouement suscité par ces pierres imagées que l’on retrouvait dans la plupart des Kunstkammer, ces pierres où l’on faisait vivre des figures, par l’imagination ou par l’intervention du peintre chargé de compléter l’image, résulte d’une même spéculation sur l’art de la Nature et la Nature de l’Art. L’intérêt pour la glyptique s’est développé avec l’humanisme naissant et le goût de l’art antique. C’est pourquoi ce métier se répandit d’abord en Italie. Milan en devint, dans le courant du XVIe siècle, le principal centre. C’est là qu’étaient exécutées des œuvres envoyées dans l’Europe toute entière, et c’est de là que venaient aussi la majorité des lapidaires travaillant dans les cours des souverains européens et particulièrement à Prague qui, sous le règne de Rodolphe II (1576-1612) fut l’un des plus grands centres culturels de cette époque. L’intérêt que manifesta Rodolphe II dès le début de son règne pour les pierres précieuses et pour la glyptique est notoire. Rien ne saurait mieux l’illustrer que l’extrait souvent cité du livre du médecin de cour et naturaliste Anselm Boetius de Boot Gemmarum et lapidum historia, 1609 : « L’empereur n’y est pas tant attaché (aux pierres précieuses et semi-précieuses) pour accroître avec leur aide sa propre noblesse et sa majesté, mais pour
AU COEUR DU MONDE contempler dans les pierres précieuses la grandeur et l’indicible puissance de Dieu, qui réunit dans de si petits corpuscules la beauté du monde entier et semble y avoir enfermé les forces de toutes les autres choses, afin d’avoir constamment sous les yeux un certain reflet de la lueur de l’essence divine. ». Rodolphe II déploya dans ce domaine une activité réellement sans précédent. D’une part, il maintint les contacts établis par son père Maximilien II avec les importantes familles de lapidaires de Milan, d’autre part il porta dès le début son attention sur tous les autres lieux où il pouvait se procurer des objets en pierre précieuses, la matière première adéquate ou des spécialistes de talent. Le musée d’Histoire de l’art de Vienne, où est conservé l’un des plus vaste assortiments de productions de la glyptique des collections rodolphiniennes, présente encore aujourd’hui les œuvres de toute une série de grands lapidaires – camées avec des portraits, des figures mythologiques, vases en cristal sculpté ou gravé, objets en forme d’oiseaux, de monstres, de galères, tableaux coffrets et secrétaires en mosaïque florentine, etc. On n’est pas loin de penser que la Kunstkammer de Rodolphe II n’est pas sans de profondes affinités avec l’atelier d’André Breton, empreint d’un même merveilleux, « Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau » . L’ensemble de la production artistique que l’on regroupe aujourd’hui encore sous l’appellation de maniérisme témoigne de cette véritable obsession de la Nature, du cosmos et de son unité jusque dans ses plus petites parcelle. L’œuvre d’Arcimboldo en est, à ce titre, hautement significative. Dès 1562, c’est - à - dire sous Ferdinand Ier, Giuseppe Arcimboldo (Milan 1527 -1563) fut appelé à la cour impériale pour y travailler comme portraitiste. Il créa pour l’empereur et pour son fils Maximilien II, puis pour Rodolphe II, ses célèbres « têtes composées », allégories des éléments et des saisons, en utilisant à peu près tout ce qu’offrait la nature, résultat d’un choix minutieux, dicté par le sens symbolique de chaque détail. Ils formaient ensemble des tableaux au contenu complexe : mythologique, allégorique, politique. Nous le savons avec certitude grâce aux poèmes de l’humaniste Giovanni Battista Fonteo qui accompagnaient les Quatre Elément et les Quatre saisons, lorsque ces œuvres furent remises à Maximilien II en 1569. L’un des plus célèbres tableau du peintre, Vertumne – un cryptoportrait de Rodolphe II – sans doute achevé en 1590, était imprégné de la même symbolique Néoplatonicienne qui puisait dans le Timée de Platon cette théorie de la formation de l’univers selon laquelle un « Dieu éternel »a crée le monde – le ciel, la terre, les planètes et les dieux mineurs – à partir du chaos, en se servant des éléments naturels que sont le feu, l’eau, l’air et la terre. « Or, de ces quatre éléments, la totalité de chacun fut prise par la constitution du monde. C’est en effet du tout du feu, de l’eau, de l’air et de la terre que le constitua son auteur ; nulle partie ne fut laissée en dehors ;
maniérisme Arcimboldo
Éléments/saisons Vertumne
Platon Timée
1. Breton, manifeste du surréalisme, 1924
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art nouveau
tel avait été son dessein : d’abord afin que dans son tout le monde fût un vivant le plus complet possible, étant fait de parties au complet, et, outre cela, afin qu’il fut unique, du fait qu’il ne restât pas de quoi un autre pût naître. »1 Le poème de Don Gregorio Comanini qui accompagnait le tableau en déploie toute la symbolique cosmologique : « Je suis multiple, Et pourtant je ne suis qu’un, Produit de plusieurs choses. Et mon visage varié reflète Les apparences. Mais reprends ton sérieux, Concentre-toi Et écoute avec attention Que je puisse te confier Le secret de l’art nouveau. Le Monde autrefois était tout confondu : Le ciel et le feu, Le feu, le ciel et l’air Etaient mêlés ainsi que l’onde, L’air, la terre Et le feu et le ciel. Et sans ordre le tout Etait informe et laid. Mais Jupiter de sa droite Etendit ensuite la terre, Sur l’onde et l’air, Sur l’eau et la terre, Et au dessus de l’air, le feu, Liés les uns aux autres,[…] Il fit du ciel le trône Le plus noble de ces éléments, Ce ciel qui les domine Et les accueille tous en son sein. Ainsi, tel un animal Vif, altier, parfait, De cette confuse et Vaste masse ondoyante, Comme d’une matrice Pleine et féconde à la fois, Naquit enfin le Monde Dont le visage, le regard Est l’Olympe étoilé, L’air est le buste et la terre les entrailles, Dont les pieds sont les abîmes, 1. Platon, Timée
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AU COEUR DU MONDE Et l’âme qui réchauffe, ravive Et donne sa force A ce grand corps, est le feu ; Les fruits et la verdure, Auxquels d’autres usages ont été réservés, En sont les vêtements. Or selon toi, qu’a fait Arcimboldo l’ingénieux En me peignant ainsi de son pinceau […] Mais ce dont je m’enorgueillis Par-dessus tout, dont je jouis, Ce pourquoi je me redresse fièrement , C’est que je suis proche du Silène Du jeune enfant grec Si cher au bon vieillard Tant estimé du grand Platon, car si De l’extérieur j’ai l’apparence d’un monstre, Je cache au fond de moi De grande qualité et une grande noblesse… » « Totus in toto et totus in qualib [et] parte » (Tout est dans tout et tout dans chaque partie) est l’exergue néoplatonicien ornant cette médaille à l’effigie de l’Arétin qui, à son revers, présente le profil d’un satyre, le cou, les cheveux et le visage composé de phallus, tous en érection. Et en effet l’Arétin, dont il n’est pas besoin de préciser l’importance majeure dans la vie intellectuelle et artistique de son temps, participe pleinement de ce dynamisme naturaliste : « la nature commande à l’art et l’art est au service de la nature » : « Le rôle de la première est d’exprimer la pure réalité, celui du second de forger un langage orné ». Voilà pourquoi il faudra toujours que le poète préfère « le goût des fruits de celle-là au parfum des fleurs de celui-ci ». Dans une lettre à Lodovico Dolce de juin 1537, il expose sa propre poétique, opposant au pétrarquisme en vigueur sa conception de l’imitation : « Suivez les voies, note-t-il d’emblée, que la Nature trace à votre étude, si vous voulez que vos écrits surprennent le papier où ils sont couchés. Moquez-vous des voleurs de petits mots faméliques parce que la différence est grande entre les imitateurs et les voleurs que je condamne toujours ». Cet ami du Titien et de cet autre toscan, Jacopo Sansovino qui, comme lui, avait trouvé une nouvelle patrie à Venise, se voulait en effet le « secrétaire » de la Nature. Il concluait sa lettre à Dolce par ces mots : « Pour moi, je m’imite moi-même, car la Nature est une compagne gaillarde, à se déculotter devant elle, et l’Art est un morpion qui a besoin de s’y accrocher ». On n’est dès lors que médiocrement surpris de savoir que l’un des premiers à traduire et à éditer l’Arétin en France ne fut autre que Guillaume Apollinaire. Pour lui aussi la Nature dans son principe de force organisatrice vitale est la source essentielle de toute poésie, « une source pure à laquelle on peut boire sans crainte de s’empoisonner ». L’artiste doit donc étudier la nature, l’imiter mais « sans le culte des apparences ». Qu’on se rappelle
totus in toto
l’Arétin dynamisme naturaliste
Apollinaire
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POÏETICA Imitation surréaliste
mythologies
Conti
Mythes secrets de la nature
Botticelli Vénus
à se propos la fameuse déclaration de la préface des Mamelles de Tirésias, qui fonde sa définition du surréalisme : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a crée la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a ainsi fait du surréalisme sans le savoir ». Une relecture de l’art moderne orientée par cette définition de l’imitation ne manquerait pas de mettre en évidence de nombreuses analogies, y compris formelles, entre les œuvres et ce que l’imagerie scientifique contemporaine laissait voir de la réalité de la Nature, soulignant par la même occasion le manque de pertinence des notions d’abstrait et de figuratif. Alors que la Renaissance toscane avait choisi pour véhicule de sa cosmologie le disegno, l’historia, les allégories narratives, la Renaissance vénitienne préférait la voie du colorito et de l’émotion. Florence en effet hérita des néo-platoniciens de la fin de l’Antiquité l’idée du mythe en tant que vecteur allégorique permettant d’aborder les vérités théologiques, morales, mais tout aussi bien physiques voire alchimiques. Toujours préoccupés d’accorder la philosophie avec le respect des anciennes croyances, les Stoïciens en étaient venus à reconnaître sous chaque mythe un sens physique : « Physica ratio non inelegans inclusa est in impias fabulas. »1 Ce système introduit à Rome par Ennius justifiait les vieilles mythologies qui cessaient d’apparaître absurdes et immorales. Au milieu du XVIe siècle l’édition d’un nombre significatif de manuels renouvelle, en Italie, la tradition mythographique. Cependant ils n’appliquent aucun système original mais reprennent les vieux procédés d’explication, historique, physique et morale, proposés par l’Antiquité elle-même. Dès la plus haute Antiquité, nous dit Conti, l’auteur d’un des plus fameux manuel de mythologie, La Mythologie, édité chez Alde Manuce à Venise, en 1551, les penseurs de l’Egypte, puis ceux de la Grèce dissimulèrent à dessein sous le voile des mythes les grandes vérités de la science et de la philosophie, afin de les soustraire aux profanations du vulgaire. Ce ne sont pas seulement les histoires des Dieux qu’ils inventèrent dans ce dessein, mais leurs figures même. Plus tard, lorsque les sages purent enseigner publiquement, sans détours, les fables, antique véhicule du savoir, ne semblèrent plus que des fictions mensongères, ou des contes de bonnes femme ; mais la tache du mythographe est de retrouver leur contenu originel. Partant de ce principe, Conti fait reposer la division des mythes sur divers enseignements qu’ils renferment : les uns contiennent les secrets de la nature : Vénus, les Cyclopes ; les autres, des leçons de morales .Toute une série de thèmes mythologiques peuvent ainsi se rattacher à cette catégorie révélatrices des secret de la nature : Isis-Io, Diane, les nymphes, Pan, les faunes et les satyres, Bacchus, Cérès, Persée et Andromède etc. Ce mode de pensée était déjà à l’œuvre au quattrocento : pour Marcile Ficin et son cercle, le mythe était la voie vers la sagesse cachée. Le Printemps de Sandro Botticelli, probablement peint au début des années 1480 pour l’une des vieilles maisons des Médicis dans la via Larga, était, selon le témoignage de Vasari, interprété selon cette perspective naturaliste. 1. Ciceron, De natura. Deorum.
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AU COEUR DU MONDE Vasari voyait dans le tableau Vénus en symbole du printemps, parée par les trois Grâces, le tableau se déployant selon le calendrier romain de droite à gauche : Zéphyr, dieu du vent des débuts du printemps, s’empare de la nymphe Chloris, qui se métamorphose en Flore. Vénus, avec Cupidon nous accueille dans son berceau de verdure avec un geste de salutation rhétorique spécifique, tandis que les Grâces danses sur le côté. Mercure, le dieu de mai, la fin du printemps, dissipe les derniers nuages en se tournant vers l’été. L’Education de Pan de Luca Signorelli, peint selon Vasari pour Lorenzo de’ Medici, au printemps de 1492, relève de la même lecture. Pan était le dieu d’Arcadie, divinité des champs et des forêts, des bergers, des troupeaux et des animaux, mais aussi du cycle des saisons. On a justement souligné la répugnance des Vénitiens pour les programmes livresques et les canevas trop précis. Pourtant, même à Venise, s’affirment les tendances érudites et démonstratives de l’art. Lorsque Tintoret, en 1577, peint Mercure et les Trois Grâces, l’une des Grâces tient une rose, la seconde une tige de myrte, la troisième s’appuie sur un dé car le myrte et la rose, tous deux chers à Vénus, sont les emblèmes d’un perpétuel amour. Le dé marque la réciprocité des bienfaits, enfin, si les trois déesses ont Mercure pour compagnon, c’est que les Grâces ne doivent s’accorder qu’avec mesure, et selon la raison. Telle est l’explication fournie par un commentateur contemporain, [V. F. Sansovino, Venetia descritta, 1663], elle coïncide, presque mot pour mot, avec celle d’un autre mythographe fameux, Cartari1, qui décrit et reproduit une image identique. Cependant le génie proprement vénitien s’est exprimé avant tout au travers d’une recherche de l’émotion conçu comme véritable instrument d’expression de la nature, du vivant, émotion qu’aucun procédé formel ne suscitait mieux que la matière picturale, la touche et la couleur. Lorsque Lodovico Dolce publia son Dialogo della Pittura (intitulé aussi L’Aretino) en 1557, son but manifeste était d’exprimer un point de vue spécifiquement vénitien et d’apporter la contradiction à Vasari, dont Les Vies, parues pour la première fois en 1550, accordaient selon lui trop d’importance à l’art florentin. Dolce, à travers l’Arétin qui lui sert de porte-parole, concentre ses critiques sur Michel-Ange – en négligeant Raphaël – pour affirmer ensuite que Titien est supérieur à ces deux représentant de l’art de l’Italie centrale. Pour lui la grandeur de Titien ne tient pas seulement à sa « majesté héroïque », mais aussi à « son coloris (colorito) d’une extrême délicatesse dont le ton est si proche de la réalité qu’on peut dire qu’il va de pair avec la nature ». Plus loin, l’auteur s’étend longuement sur le colorito de Titien qui, dans son procédé même, lui paraît plus fidèle à la nature que le trait incisif de MichelAnge, qui évoque davantage la sculpture. Il précise enfin que, lorsqu’il parle du colorito, il ne pense pas simplement au choix des pigments, mais aussi à la maîtrise des effets chromatiques que permet le médium : « En vérité, le colorito a une telle importance et une telle force de conviction que, lorsque le peintre imite bien les teintes et la douceur de la chair et les propriétés de quelque objet que ce soit, ses peintures paraissent si vivantes qu’il ne leur
Pan
Venise
Dolce
Colorito
1. Cartari, Les Images des Dieux, Venise, Marcolini, 1556
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POÏETICA
Couleurs/émotions
Aristote
manque plus que le souffle ». Finalement, Dolce explique que la ressemblance ne doit pas être recherchée pour elle-même, mais mise au service de l’émotion : « Il faut que les figures touchent l’âme du spectateur – parfois le troublant, parfois l’exaltant, et parfois encore éveillant en lui la compassion ou le dédain, selon le caractère du sujet. Autrement, le peintre ne peut prétendre avoir fait quoi que ce soit. ». Ces propos sur les couleurs sont à replacer dans le contexte d’une Venise véritable capitale de la couleur, qui, outre la peinture, cultivait surtout cette plus-value spécifique que donne aux objets manufacturés la divulgation des secrets tinctoriaux. Le discours théorique du XVIe siècle sur ce thème des couleurs avait été inauguré par Antonio Tilesio (ou Telesio) qui, en 1528, s’inscrivait au fond dans la tradition philosophique aristotélicienne, au moment où l’on retrouvait le texte original du De coloribus d’Aristote. Dès le départ cette réflexion sur les couleurs insistait sur leur valeur émotionnelle. Le De coloribus d’Antonio Tilesio a en effet beaucoup en commun avec les petits traités vénitiens sur amour et couleur, qui proposaient des messages secrets à la personne aimée par la façon de s’habiller, les livrées et les insignes, ou encore par l’offre de bouquets de fleurs de différentes couleurs. Le premier écrit de ce genre, Il significato de’ colori de Fulvio Pellegrino Morato (Venise, 1535), n’est pas sans avoir inspiré Dolce lui même dans son Dialogo nel quale si ragiona delle qualità, diversità e proprietà dei colori (Venise, 1557). Retrouver une vérité de la nature au travers des procédés même de l’art, de la peinture, et plus spécifiquement par l’intermédiaire des couleurs, est une voie de la création dont l’expressionnisme s’est révélé particulièrement fructueux. C’est ce qu’Octave Mirbeau goûte particulièrement devant les toiles de Monet : « l’art disparaît pour ainsi dire, s’efface, et nous ne nous trouvons plus qu’en présence de la nature vivante, conquise et domptée par ce miraculeux peintre. Et dans cette nature recrée avec son mécanisme cosmique, dans cette vie soumise aux lois des mouvements planétaires, le rêve, avec ses chaudes haleines d’amour et ses spasmes de joie, bat de l’aile, chante et s’enchante »1. C’est également l’interprétation poétique et panthéiste de Jules Laforgue, l’impressionnisme, peinture inconsciente de « la grande voix mélodique du monde ». L’impressionnisme poursuivait effectivement cette sensation océanique de l’univers : « L’immensité, le torrent du monde, dans un petit pouce de matière » [Cézanne]. Cette démarche, en s’attachant ainsi à découvrir la nature, le réel, par le biais des sensations colorées et des émotions qu’elles suscitent, relève de l’approche phénoménale et existentielle du monde qui n’a cessé d’être le pendant dialectique des visions nouménales et essentialistes de l’univers : dessin contre couleur, raison contre émotion, cerveau gauche contre cerveau droit. « Il n’y a de science que du général et de réalité que de particulière »2
1. Mirbeau, « L’exposition Monet-Rodin », Gil Blas, 22 juin 1889 2. Aristote, Métaphysique, B, ch 4
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AU COEUR DU MONDE Aristote, pour qui l’individu seul est réel, et perçu par la sensation, est essentiellement le philosophe du concret, remarquable observateur de la nature. Pour lui la forme, l’idée (eidos) fait partie intégrante de l’individu qui est un composé de matière et de forme, cette forme est inséparable de la matière et n’existe pas à l’état isolé, il n’y a donc pas un monde des formes situé dans quelque ciel intelligible. La scolastique du XIIIe siècle fait redécouvrir à l’occident la pensée aristotélicienne, et de fait, au terme de la discussion Thomiste, la nature perd ses propriétés parlantes et surréelles. Elle n’a plus rien d’une forêt de symbole, le cosmos du haut Moyen Age a laissé la place à un univers naturel. Breton ne s’y trompe pas qui, dans son procès du réalisme déclare : « l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral ». L’ontologie Thomiste est une ontologie existentielle pour laquelle ce qui compte avant tout c’est la manifestation concrète d’existence ;cette attention prêtée aux aspects concrets des choses va de pair avec des recherches poussées, de type physico-physiologique, portant sur la psychologie de la vision qui ébauchent déjà les bases d’une phénoménologie de la perception. Dans le De perspectiva, de Vitellion, 1270, la relation sujet-objet fourni l’occasion d’une analyse approfondie, qui abouti à dégager une fort intéressante conception interactive de la connaissance. Vitellion différencie deux types de visions : d’une part une compréhension des formes visibles qui se produit par le seul moyen de l’intuition, et d’autre part une compréhension qui se produit par l’effet de l’intuition précédée par la connaissance. A la pure intuition des aspects visibles, s’associe un actum ratiocinationis diversas formas visas ad invicem comparantem (une opération du raisonnement visant à comparer entre elles les diverses formes perçues). A la pure sensation de nature viennent s’adjoindre mémoire, imagination et raison. Lorsqu’il se penche sur les phénomènes de perception de la réalité Saint Thomas relie lui aussi les sensations à un mécanisme cognitif. La visio est une apprehensio, une cognition, une connaissance parce qu’elle se rapporte à la cause formelle : ce n’est pas la simple vue d’aspects sensibles, mais la perception de plusieurs aspects organisées selon la disposition immanente d’une forme substentielle, compréhension intellectuelle et conceptuelle, par conséquent. Aussi par exemple, pour Saint Thomas, ce qui confère spécificité au beau est sa mise en rapport avec un regard connaissant par laquelle la chose apparaît belle. Et si pour lui « La beauté requiert trois propriétés. En premier lieu l’intégrité c’est-à-dire l’achèvement ; les choses qui ne sont pas complètes sont, de ce fait, laides. Est requise aussi une proportion convenable ou une harmonie des parties entre elles. Enfin, une clarté éclatante : en effet, les choses qu’on dit être belles ont une couleur qui resplendit »1, toutefois la ratio particulière au beau est à rechercher dans ce renvoi à la vis cognoscitiva, à l’activité cognitive. De même, dans le commentaire du De anima, parle-t-il d’une proportion psychologique en tant que convenance de la chose aux capacités de fruition du sujet. La vision
scolastique Thomisme réalisme
perception de la réalité
regard connaissant
1. Thomas d’Aquin, Somme théologique 39, 8
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POÏETICA
Vision analytique Nominalisme
Guillaume d’Occam Qualités individuelles
Pensée classique Identité / différences
mécanismes de la perception
esthétique est un acte de jugement qui implique composition et division, affirmation d’un rapport entre les parties et le tout, appréciation d’une docilité de la matière à la forme, conscience des finalités et de la mesure où elles sont appropriées. La vision esthétique n’est pas une intuition simultanée, mais un discours sur la chose. Ce caractère analytique de la vision et le sentiment d’une individualité qualitative à discerner, vont nourrir la pensée nominaliste du XIV e siècle, qui, dans sa querelles des Universaux, va mettre à mal l’édifice ordonné que Thomas avait encore maintenu. Dès lors la contingence absolu des choses crées et l’absence en Dieu d’idées éternelles régulatrices, ôtent toutes raison d’être au concept d’un ordo stable du cosmos. Pour Guillaume d’Occam seul le particulier, l’individu est réel, toutes les qualités sont individuelles ; les qualités communes, espèces et genres, n’existent pas, il n’y a aucune généralité dans les choses. Les Universaux n’existent que dans le sujet connaissant, seuls les mots et ce qu’ils signifient imposent la généralité. Occam est donc nominaliste ou « terministe ». Puisque les Universaux ne sont que dans l’âme et ne sont pas des choses extra-mentales, que sont les concepts ? Ce sont des signes du réel, mais non des imitation du réel. Bien que l’occanisme ait fait l’objet de condamnation en 1339 et en 1340, il remporta un vif succès, notamment à Paris où l’on qualifiait d’antiqui les partisans du thomisme et de moderni les partisans d’Occam et son impact sur la pensée occidentale ne saurait être négligé, notamment en ce qui concerne le développement du scepticisme et de l’esprit individualiste du cogito scientifique. Ainsi le XVIIe siècle consommera-t-il cette particularisation de la pensée qui cesse dès lors de se mouvoir dans l’élément de la ressemblance. La pensée classique exclue la ressemblance comme expérience fondamentale et forme première du savoir, dénonçant en elle un mixte confus qu’il faut analyser en termes d’identité et de différences, de mesure et d’ordre. Toute connaissance « s’obtient par la comparaison de deux ou plusieurs choses entre elles »1. La vérité trouve dès lors sa manifestation et son signe dans la perception évidente et distincte. Les mécanismes de la perception ont donc logiquement été l’une des premières préoccupations des scientifiques, rejoignant ainsi celle que les artistes de la Renaissances avaient déjà manifestée dans un registre il est vrai souvent plus technique. Vers la fin du XVIe siècle, dans les ouvrages d’optique de Maurolico, Mirami, Galilée, Kepler, Descartes, Schneiner, Aigullion, se dégage une science de l’observation, une sorte de perspective nouvelle qui se développe d’une part comme théorie (et vérité) de la vision, d’autre part comme une physiologie de l’œil et mécanique des applications pratiques du domaine oculaire (longue-vue et microcosme). Ces nouvelles possibilités de porter aux yeux des hommes le plus infime des êtres vivants (les organismes vus au microscope) ou les choses les plus éloignées et les plus grandes (les corps célestes observées au télescope) étaient cependant une mise en question de toute échelle de grandeur prédéterminée, de toute notion de proportion donnée une fois pour toute. Le fait d’accepter la relati1. Descartes, Regulae, XIV
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AU COEUR DU MONDE vité des dimensions telle qu’elles se révèle à notre œil renforcé par les verres optiques pose la question de la vérité, de la fiabilité de la vue, son statut comme source de connaissance. Admettre que l’œil puisse tromper, que la vue elle-même ne soit qu’un dispositif commode, était alors la condition paradoxale de la priorité obstinément donné à la vision et à la chose vue. Ainsi Kepler déclarait-il que pour comprendre la façon dont nous voyons le Soleil, la Lune ou le monde, il nous faut comprendre l’instrument avec lequel nous les voyons, instrument auquel la distorsion et l’erreur sont inhérentes. Kepler se proposait alors de rendre compte de cet effet de distorsion et de le mesurer. La Micrographia de Robert Hooke, publiée en 1664, illustre pleinement cette nouvelle confiance en un œil corrigé, un « œil fidèle ». Son ouvrage prétendait contribuer à ce qu’il qualifiait de « réforme de la philosophie ». L’œil assisté par la lentille était un moyen qui offrait à l’homme la possibilité de se détourner du monde trompeur du cerveau et de l’imagination pour aller vers le monde des choses concrètes. Et l’enregistrement des observations visuelles, qui était le sujet de son livre, devait être le fondement d’une connaissance nouvelle et vraie. Hooke a dit lui-même que ses études seraient en mesures de « montrer qu’il est moins besoin de puissance d’imagination, de précision de méthode, de profondeur de Réflexion (encore que l’adjonction de celle-ci, lorsqu’on peut en disposer, ne manque pas de parfaire le résultat obtenu) que d’une Main loyale et d’un Œil fidèle pour examiner et recenser les choses elles-même, telles qu’elles se présentent à nous ». Poussé à son paroxysme ce paradigme épistémologique d’une perception transparente, d’une vision théoriquement neutre des objets a pu amener à penser le monde réel comme n’ayant son existence que dans un esprit qui le percevait. Au XVIIe siècle, le terme de phénomène désigne les faits empiriques, ce sens est manifeste chez Descartes et Leibnitz, mais, chez ces deux auteurs, le phénomène ne correspond pas à des réalités empiriques prises en dehors de la pensée qui les situe, en éprouve l’expérience et les reconnaît comme présentes pour l’esprit humain qui les pense. La participation de l’entendement et, qui plus est, de l’esprit humain tout entier est reconnue comme partie prenante dans l’élaboration du phénomène. La primauté accordée par Descartes, au sujet pensant sur tout objet pensé est un des fondement de sa philosophie. Les critères de vérité invoqués dans les Règles pour la direction de l’esprit sont relatifs non au réel, mais au seul sujet. La simplicité, signe du vrai, n’est jamais pour Descartes celle d’un élément objectif : elle est non dans la chose, mais dans l’acte de l’esprit qui la saisit. Les termes de « perception » et « apercevoir revêtent la signification d’actes qui se déroulent au niveau de la pensée. Descartes emploie volontiers les mots de rêveries, de « fable » de son monde, et semble n’être pas assuré de la correspondance de ses constructions et du réel. C’est qu’en effet le point de départ de sa métaphysique est le doute. Et si, dans le Discours de la méthode, le doute garde un caractère scientifiquement sélectif, dans les Méditations métaphysique il met en jeu l’existence même du monde. Le doute a pour conséquence immédiate la découverte de la première des
Optique
Hooke
Descartes
cogito ergo sum
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POÏETICA
Berkeley Immatérialisme
idées-perceptions
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vérités : celle du moi pensant. C’est le fameux : « je pense donc je suis » du Discours de la méthode, le « cogito ergo sum » de la première partie des Principes de la philosophie. Dans la Méditation seconde, Descartes écrit de même : « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit ni aucun corps. Ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’était point ? Non certes, j’était sans doute si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose ». Et il tient ainsi « pour constant que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ». A la fin de la Méditation seconde, la célèbre analyse dite du morceau de cire établit que la perception des corps se réduit à une « inspection de l’esprit », et que l’apparente présence des choses est, en fait, le fruit de nos jugements. En permettant d’affirmer le primat de la pensée sur tout objet connu, le cogito a ouvert la voie à l’idéalisme, au kantisme, à la phénoménologie. On n’a donc pas manqué de retrouver dans l’art moderne des références explicites à cette pensée. C’est le cas chez Marcel Duchamp qui déclarait, en 1959, à G. H. Hamilton : « It’s true that I really was very much of a Cartesian défroqué – because I was very pleased by the so-called pleasure of using Cartesianism as a form of thinking, logic and very close mathematical thinking » (Entretiens sur la BBC, Londres, 14-22 septembre 1959). Tous les grands métaphysiciens du XVIIe siècle ont construit leurs systèmes en réfléchissant sur celui de Descartes, véritable source de la philosophie moderne. Ainsi en est-il chez Berkeley qui, dans sa volonté de lutter contre la libre pensée matérialiste que les progrès scientifiques et leur remise en cause des dogmes théologiques ne manquaient pas d’encourager, élabore cette théorie radicale de l’immatérialisme qui constitue le sujet de ses Principes de la connaissance humaine (Dublin, 1710), et de ses Trois dialogues entre Hylas et Philonous (Londres, 1713) : « À parler franc, je suis d’avis que les choses réelles sont les choses mêmes que je vois et que je touche, celle que je perçoit par mes sens.[…] les choses perçues par les sens sont immédiatement perçues ; les choses immédiatement perçues sont les idées ; et les idées ne peuvent pas exister en dehors de l’esprit ; leur existence consiste donc à être perçues ; quand donc elles sont effectivement perçues, il ne peut y avoir de doute sur leur existence.[…] Quand je refuse aux choses sensibles une existence hors de l’esprit, je n’entends pas parler de mon seul esprit en particulier, mais de tous les esprits. Or il est clair que les choses ont une existence extérieure à mon esprit, puisque l’expérience me fait reconnaître qu’elles en sont indépendantes. Il y a donc quelque autre esprit où elles existent dans les intervalles qui séparent les moments où je les perçois, c’est ainsi qu’elles étaient avant ma naissance et qu’elles seront encore après ma supposée annihilation. […] esprit omniprésent et éternel que nous appelons les lois de la nature » Berkeley précise plus loin que ce facteur d’unification des idées-perceptions est à rechercher dans le langage, l’erreur de perception est plus une erreur dans l’interprétation qu’une erreur des sens. Bien qu’il existe une multiplicité des perceptions, l’identité des choses se réalise au moyen du
AU COEUR DU MONDE signe linguistique, le nom : « Les hommes combinent plusieurs idées saisies par divers sens, ou par le même sens en des moments différents ou en différentes circonstances, mais entre lesquels ils ont cependant constaté qu’il y avait dans la Nature une certaine liaison sous le rapport de la coexistence ou de la succession ; ils rapportent toutes ces idées à un seul nom, et ils le considèrent comme une seule chose. »1 Cette puissance de la nomination, la valeur proprement réalisante que Berkeley donne au principe d’énonciation, au logos, explique l’intérêt que les surréalistes ont manifesté pour la pensée de l’évêque de Cloyne. « La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas de notre pouvoir d’énonciation ? […] Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! »2. Le tout, pour le surréalisme, a été de se convaincre qu’on avait mis la main sur la « matière première » (au sens alchimique) du langage. Il rejoignait par la consciemment l’esprit qui avait animé de tout temps la philosophie occulte et selon lequel, du fait que l’énonciation est à l’origine de tout, il s’ensuit qu’ « il faut que le nom germe pour ainsi dire, sans quoi il est faux ». Un même mode de procréation du monde par le verbe est à l’œuvre chez Kafka : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi ». Dans cette perspective la fonction du langage, de la poésie comme de l’art, est celle d’une intercession : « Non, la nature n’est pas la compagne de l’homme – elle est même plutôt son ennemie. Et c’est ici que se pose la question du langage qu’il a imaginé pour maintenir quelque rapports supportables avec elle ; je veux parler de l’art et de la poésie. »3. C’est l’Ut pictura poesis toujours inscrite au cœur du moderne, n’en déplaise aux historiens du dépeindre. Ce qui est toujours oublié dans notre civilisation monstrueusement fixée à l’œil, c’est que tout visible est un parler fondamental. C’est du son. La peinture est de la poésie. C’est la parole qui passe à travers des images, et c’est pourquoi la grande misère du spectacle est faite pour boucher et obturer cette vérité. La fameuse « révolution copernicienne » de Kant n’est elle-même, en un sens, qu’une reprise de la primauté, accordée par Descartes, au sujet pensant sur tout objet pensé. La « critique », mot qui se retrouve dans le titre des trois œuvres capitales de Kant, se proposait avant tout de frayer à l’ambition métaphysique de la raison cette voie royale de la science que celle-ci avait déjà su trouver pour son entreprise mathématique et physique. Or la raison étant entrée dans la voie de la science lorsqu’elle a cessé d’être tenue en lisière par l’expérience et qu’elle a entrepris de la soumettre à ses propres exigences c’est
Nomination
Surréalisme pouvoir d’énonciation
Langage
Kant
1. Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous 2. Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », 1924 3. Pierre Reverdy, note éternelle du présent - écrits sur l’art
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POÏETICA
raison
jugement de goût
sensibilité
Génie
Duchamp/littérature
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à un essai de révolution de ce genre que nous convie Kant pour ce qui concerne la métaphysique. Plutôt que de croire que toute connaissance, pour être vrai, doit se régler sur ses objets, l’hypothèse de Copernic proposait d’admettre l’inverse en supposant que ce sont les objets qui se règlent sur notre connaissance. On concevra désormais l’objectivité de la connaissance comme résultant des conditions que lui imposent les exigences du sujet qui connaît. En se révélant ainsi une puissance législatrice, la raison soumet les phénomènes aux règles que l’entendement leur impose. Le phénomène, ce qui apparaît (erscheint) dans le temps ou dans l’espace et est un objet d’expérience ne saurait être fondé sans l’entendement, seul capable, en se réglant sur l’unité des catégories, de penser à titre d’objets les choses qui apparaissent à nos sens. Par son caractère à la fois scientifique et normatif la critique kantienne se présente donc comme une nouvelle « logique », qualifiée de transcendantale car, loin de s’attacher à la seule forme de la pensée vidée de tout contenu pour en étudier les opérations et les règles comme le faisait la logique générale, son propos est de découvrir les principes a priori qui fondent l’objectivité de la connaissance. Dans le domaine de l’esthétique cette approche est à l’origine de l’appréhension formaliste de l’œuvre d’art. Le caractère désintéressé est la qualité essentielle de tout jugement de goût pur, par opposition au jugement pragmatique, qui, lorsqu’il est empirique, exprime un intérêt. Seules les propriétés formelles de l’objet sont concernées par le jugement de goût kantien. Jusqu’alors l’esthétique était marquée par un certain platonisme, une œuvre valait avant tout par l’éventuelle noblesse de son sujet et la « vérité » qui devait y régner. Kant, en assurant l’autonomie de la sensibilité par rapport aux deux versants, théoriques et pratiques, de l’intelligible, élabora les principes d’une esthétique au sein de laquelle, pour la première fois sans doute dans l’histoire de la pensée, la beauté acquiert une existence propre et cesse d’être le simple reflet d’une essence qui, hors d’elle, lui fournirait une signification authentique. Il n’est pas sans intérêt de noter que cette nouvelle valeur de l’art s’accomplit au détriment de l’artiste dont la non-resposabilité est affirmée. Sa mission ne saurait être de « bien » présenter une « bonne » idée, mais de crée inconsciemment une œuvre inédite, douée d’emblée de signification pour tout homme : « Le créateur d’un produit qu’il doit à son génie ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent ». Cette conception romantique du génie artistique, qu’on se souvienne combien elle a pu être pesante pour les artistes modernes à l’exemple de Marcel Duchamp, qui loin de tout formalisme, revendiquait pour son art une influence extra picturale et y compris littéraire : « C’est Roussel qui, fondamentalement, fut responsable de mon Verre, La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Ce furent ses “ Impressions d’Afrique ” qui m’indiquèrent dans ses grandes lignes la démarche à adopter. Cette pièce que je vis en compagnie d’Apollinaire m’aida énormément dans l’un des aspects de mon expression. Je vis immédiatement que je pouvais subir l’influence de Roussel. Je pensait qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois influencé par un écrivain plutôt que par un autre peintre. Et Roussel me montra le chemin.
AU COEUR DU MONDE Ma bibliothèque idéale aurait contenu tous les écrits de Roussel – Brisset, peut-être Lautréamont et Mallarmé. Mallarmé était un grand personnage. Voilà la direction que doit prendre l’art : l’expression intellectuelle, plutôt que l’expression animale. J’en ai assez de l’expression “ bête comme un peintre ” ». On pourrait presque se demander dans quelle mesure tout l’art moderne (moderne et non pas contemporain) n’a pas été une tentative perpétuelle d’échapper à l’esthétique de Kant. A cet égard la reprise par Paul Eluard d’un texte de Henri Lefebvre qui analyse le formalisme kantien comme l’esthétique bourgeoise par excellence paraît, sous une plume communiste, clairement significative : « Après Diderot, dans la série des grands théoriciens de l’esthétique, vient Kant. Or, de Diderot à Kant, l’orientation change radicalement. La confrontation entre le réel et l’œuvre qui le représente devient une confrontation entre contenu et forme. La forme l’emporte, selon Kant. C’est elle qui définit l’œuvre d’art. L’œuvre d’art a une unité, une « finalité interne » ; elle constitue un tout ; ce caractère la distingue de toute autre œuvre, de tout autre objet et suscite l’émotion esthétique. Ce caractère est évidemment indépendant du contenu, du « sensible », comme dit Kant. Par là, il a donné l’esthétique du formalisme, l’esthétique de la bourgeoisie. L’œuvre d’art n’a pas d’autre sens, pas d’autre but qu’elle même ; elle est, d’après Kant, l’œuvre d’une activité humaine (individuelle) qui se prend pour sa propre fin. Une activité qui se prend pour sa propre fin est un jeu » 1. Si l’esthétique de Kant a eu une indéniable portée sur les théoriciens et historiens de l’art de tradition formaliste, les artistes semblent , quant à eux, (on les comprend), s’être davantage inspirés d’une vision idéaliste de l’acte de création telle qu’on pu l’esquisser Schelling et Hegel. Critiquant les positions de Kant, Hegel refuse que les catégories de l’entendement précèdent à priori l’expérience pour la fonder. Certes c’est l’entendement qui est la vérité de la perception mais le sujet qui pense l’objet a en réalité lui-même pour objet. Certes, l’objet extérieur apparaît d’abord comme un autre et un négatif qui me limite lorsque je le rencontre, mais, lorsque la pensée vient à penser cet autre négatif, alors son objet devient l’objet idéal et dialectique dans lequel sont conservés le moment de la conscience intérieure et le moment de l’objet extérieur, de sorte que, selon la découverte profonde d’Aristote, c’est la pensée qui se pense elle-même. Hegel l’exprime dans la Phénoménologie de l’esprit en disant que la substance est sujet, c’est-à-dire que le monde est une émanation de la subjectivité humaine, rejoignant par la, bien que de manière inversée, le concept d’émanation plotinien, celui d’un univers non plus en diffusion depuis le Noûs mais pour ainsi dire en infusion vers le sujet. Cette responsabilité de l’homme sur le monde, et son corollaire naturel la liberté, sont à la source de l’art moderne. Dans le n°9 de la Revue Blanche, dont on sait l’importance pour toutes les expressions artistiques post-impressionnistes de la fin du siècle, Remy de Gourmont donnait cette
Henri Lefebvre
Diderot / Kant
Hegel Idéalisme
Phénoménologie de l’esprit subjectivité
1. Eluard, Anthologie des écrits sur l’art
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POÏETICA
Symbolisme
René
des Esseintes
hallucination
éloge de l’artifice Baudelaire
Oscar Wilde
définition du seul art valable à ses yeux, l’art symboliste : « Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours, vagies, une seule apparaît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue et inouïe, le symbolisme, qui, lavé des outrageantes signifiances que lui donnèrent d’infirmes courtvoyants, se traduit littéralement par le mot Liberté et, pour les violents, par le mot Anarchie. […] Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de la liberté, comment ce mot, qui semble strict et précis, implique, au contraire, une absolue licence d’idées et de formes, j’invoquerai de précédentes définitions de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est après tout qu’un succédané. L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu intellectuel dans la série intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement de l’individu esthétique dans la série esthétique, - et les symboles qu’il imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou expliquées selon la conception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque cerveau symbolisateur »1. Déjà Chateaubriand, avec la figure de René – dont les Mémoires d’Outre-tombe sont la géniale amplification – assignait à la littérature le rôle d’antithèse idéale de la « mondanité » bourgeoise. « Chrétien sans Eglise », René devenait le grand prêtre d’une gnose platonicienne qui ouvrait au sacerdoce laïc de l’écrivain romantique. La voie ouverte par René, et qui en cours de route a pu se nourrir du côté de Kant et de Swedenborg, de Hegel et de Schopenhauer, a débouché naturellement sur le des Esseintes de Huysmans. A Rebours, publié en 1884, s’est imposé comme le premier – et l’un des plus influents – de ces « manifestes » dont le XXe siècle fut si prodigue. Des Esseintes est devenu le modèle d’un art de vivre, et le porte-drapeau de la rhétorique « décadentiste » ou symboliste. « Le tout est de savoir concentrer son esprit sur un seul point, de savoir s’abstraire suffisamment pour amener l’hallucination et pouvoir substituer le rêve de la réalité à la réalité même. Au reste, l’artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l’homme. Comme il le disait, la nature a fait son temps »2 Cet éloge de l’artifice est une variation sur « l’éloge du maquillage », chapitre XI de l’étude de Baudelaire sur Constantin Guys, dans les Curiosités esthétiques : « La mode doit […] être considérée comme […] une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature » ; cet éloge va de pair avec celui de l’ingéniosité humaine : « Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul ». Il n’est pas sans rapport avec le paradoxe qu’Oscar Wilde décrit en 1890 dans La Décadence du mensonge : « La vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie.[…] À qui donc, sinon aux impressionnistes, devons-nous ces admirables brouillard fauves qui se glissent dans nos 1. Revue Blanche n°9, juin 1892 2. Huysmans, A Rebours, 1884
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AU COEUR DU MONDE rues […] Considérez les faits du point de vue scientifique ou métaphysique, et vous conviendrez que j’ai raison. Qu’est-ce, en effet que la nature ? Ce n’est pas une mère féconde qui nous a enfantés, mais bien une création de notre cerveau ; c’est notre intelligence qui lui donne la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et la réceptivité aussi bien que la forme de notre vision dépendent des arts qui nous ont influencés ». Ce type de réflexion sur la réceptivité a nourri la pensée phénoménologique naissante. Husserl, reprenant à son compte la critique hégélienne de la position de Kant estimait qu’aucune expérience ne nous suggère que la conscience connaît par voie de représentation. Cette notion aurait été « inventée » pour abriter le conflit entre la vision scientifique (et explicative) du monde, et pour trancher d’avance ce conflit de la science en décrétant que notre vue naturelle et spontanée des choses est entachée de subjectivisme, qu’elle n’est qu’une représentation subjective. Il faut dire au contraire, que la conscience est toujours visée intentionnelle d’un objet. L’image qu’on doit lui appliquer pour la comprendre n’est pas celle d’un récipient ou du contenant d’un contenu [camera obscura], mais celle du phare qui illumine [lanterne magique]. Dans ce sens la vision retrouve son schéma traditionnel de projection de rayons visuels de l’œil vers les objets, et remet en cause la conception scientifique classique telle que Kepler avait pu la décrire. Kepler a été amené à identifier la vision à l’image rétinienne, image que justement, il appelle non imago, mais pictura, peinture. Selon son analyse la perception visuelle est donc un acte de représentation : « La vision est donc causée par une pictura de la chose vue formée sur la surface concave de la rétine »1. Comme il le dit dans un autre passage : ut pictura, ita visio, c’est-à-dire la vue est comme une peinture et il continue, dans sa Dioptrique de 1611, à se référer à la rétine en disant qu’elle est peinte par les rayons colorés des choses visibles. La caractéristique de la démarche de Kepler résidait dans le fait de couper le champ humain qui était unifié jusqu’ici. Sa méthode consistait à séparer le problème physique de la formation de l’image rétinienne (le monde vu) des problèmes psychologiques de la perception et de la sensation. L’étude de l’optique ainsi définie commence par l’œil recevant la lumière et cesse avec la formation de la peinture sur la rétine. L’approche phénoménologique de Husserl, issue de la pensée de Hegel, opère un retour radical au corps pensant unifié, contre la cérébralité rationnelle du modèle scientifique classique, si elle reconnaît dans le voir, et donc dans l’intuition, l’instance ultime et décisive de toute connaissance, elle se refuse à limiter ce voir aux opérations de l’œil pour l’étendre à toute activité spirituelle. Science de l’apparaître, la phénoménologie abolit la dichotomie objectif-subjectif dans le sens ou elle instaure une nouvelle psychologie qui abandonne les phénomènes supposés de la conscience immanente pour les phénomènes tels qu’ils se présentent dans l’expérience vécue des objets, ouvrant ainsi la voie à la Gestalt théorie – théorie des formes – qui affirme que la forme elle-même est toujours perçue immédiatement,
Phénoménologie Husserl conscience visée intentionnelle
vision Kepler image rétinienne
corps pensant unifié
psychologie Gestalt théorie
1. Paralipomena, 1604
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POÏETICA
Schopenhauer monde de l’apparence Voile de maya
sentiment intérieur désir vouloir-vivre
métaphysique du beau
Octave Mirbeau Impressionnisme 76
qu’elle n’est donc pas une production de l’activité cognitive. La phénoménologie, telle qu’elle a pu se développer, notamment en France, oblige ainsi à purger les données de l’expérience de tous les éléments hérités de la pensée scientifique ou imposés par elle. C’est le sens de la fameuse phrase de Merleau-Ponty : « La phénoménologie, c’est d’abord le désaveu de la science ». Cette crise du réel à l’œuvre dans la phénoménologie était déjà présente dans la philosophie pessimiste de Schopenhauer mais avec un tour résolument platonicien. Dans Le monde comme volonté et représentation (1816) Schopenhauer prend chez Kant l’opposition du monde phénoménal, monde de l’apparence multiple des choses (qui correspond à la maya des hindous, à l’illusion), et du monde absolu des noumènes, réel fondamental, substrat de toute réalité physique appréhendable, mais monde caché. Schopenhauer propose donc une méthode pour connaître non les apparences mais la réalité du monde, non sa surface mais son être intime, et cette méthode sera la connaissance intuitive opposée à l’intelligence discursive : il s’agit d’élucider le sentiment intérieur que nous avons de nous même, ce sentiment nous révélant, à travers le désir et le corps, la réalité même du monde, c’est-à-dire l’être saisi de l’intérieur, car pour Schopenhauer le désir qui est en nous est la manifestation singulière de l’être cosmique qui anime toute la nature (inerte, végétale et animale) et qui est un vouloir-vivre. Ce vouloir-vivre ou volonté ne se limite pas chez lui à l’action volontaire et prévoyante, mais englobe toutes les activités dont le moi fait l’expérience, y compris les fonctions physiologiques. Cette méthode à la fois intuitive et réflexive (au sens de retour sur soi), méthode pratiquement existentielle, rompait avec l’intellectualisme, redécouvrant l’homme comme sujet incarné et individualisé ; elle n’a pas manquée d’influencer Freud qui, s’il ne cite pas volontiers ses maîtres, a fait une exception pour celui-là. On pourrait même le décrire comme un Schopenhauer psychiatrisé, tant la structure des deux systèmes est analogue. La plupart des attributs de l’inconscient ou du ça, le misanthrope de Francfort les avait déjà imputés au « vouloir-vivre ». Schopenhauer, qui entendait bien établir une véritable « métaphysique du beau », a été, à partir des années 1870, la grande inspiration des créateurs de toute l’Europe. L’art était en effet pour lui l’instrument par excellence du réveil : en détachant les choses de la chaîne par laquelle la Volonté cosmique les attache à ses fins cruelles, en leur permettant de flotter hors des sa prise, il en fait les miroirs d’un état innocent du monde : « Le mode de connaissance, c’est l’art, c’est l’artiste de génie ». Chez Schopenhauer, l’art – ou plutôt l’esthétique – est un « à rebours » de la Volonté. Aussi l’esthète des Esseintes, et après lui beaucoup d’artistes post impressionnistes et modernes, fait sienne la théologie gnostique du philosophe allemand : « Ah ! lui seul était dans le vrai ! qu’était toutes les pharmacopées évangéliques à côté de ses traités d’hygiène spirituelle ? [qui parlera d’hygiène de la vision ?] Il ne prétendait rien guérir, n’offrait aux malades aucune compensation, aucun espoir ; mais sa théorie du Pessimisme était, en somme, la grande consolatrice des intelligences choisies, des âmes élevées ». Wagner, Tolstoï, Strindberg, Proust, Gide, Céline, Cendrars …s’y sont reconnu. Ce que disait Schopenhauer, à savoir que « Le monde n’est pas moins en nous
AU COEUR DU MONDE que nous sommes en lui, la source de toute réalité réside au fond de nous même », Octave Mirbeau, défenseur de l’impressionnisme, l’exprimait à sa façon : « La beauté d’un objet ne réside pas dans l’objet, elle est tout entière dans l’impression que l’objet fait en nous, par conséquent elle est en nous »1. Et sur ce problème, qui est des rapports de l’esprit humain avec le monde sensoriel, le surréalisme rejoint également la vision de Schopenhauer en ce sens qu’il estime comme lui que nous devons « chercher à comprendre la nature d’après nous-même et non pas nous-même d’après la nature » ; pour cela, le grand moyen dont il dispose est l’intuition poétique, « l’imagination qui fait à elle seule les choses réelles »2. En posture d’embrasser toutes les structures du monde, manifeste ou non, elle seule nous pourvoit du fil qui remet sur le chemin de la Gnose, en tant que connaissance de la Réalité suprasensible, « invisiblement visible dans un éternel mystère ». C’est aussi à ce type de rapport poétique du sujet à l’objet que se réfère Paul Eluard au sujet de Picasso : « Après s’être soumis le monde, il a eu le courage de le retourner contre lui-même, sur qu’il était, non de vaincre, mais de se trouver à sa taille. […] Il a, au mépris des notions admises du réel objectif, rétabli le contact entre l’objet et celui qui le voit et qui, par conséquent, le pense, il nous a redonné, de la façon la plus audacieuse, la plus sublime, les preuves inséparables de l’existence de l’homme et du monde. […] Picasso, passant par-dessus tous les sentiments de sympathie et d’antipathie, qui ne se différencient qu’a peine, qui ne sont pas des facteurs de mouvements, de progrès, a systématiquement tenté – et il a réussi – de dénouer les mille complications des rapports entre la nature et l’homme, il s’est attaqué à cette réalité que l’on proclame intangible, quand elle n’est qu’arbitraire, il ne l’a pas vaincu, car elle s’est emparée de lui comme il s’est emparée d’elle. Une présence commune, indissoluble » La conversion de l’extériorité en intériorité qu’opère Matisse sur un mode non plus analytique mais avant tout émotionnel semble être du même ordre. Elle exige désormais que s’insère entre sensation et représentation ce terme nouveau, qu’il appelle « émotion ». L’émotion est l’instant où la chose cesse d’être extérieure au peintre, où le dehors est vécu du dedans, l’instant où a lieu l’identification du sujet et de l’objet. « Mon travail, dit Matisse au père Couturier en 1949, consiste à m’imbiber des choses. Et après, ça ressort. ». On retrouve ici se que Félix Fénéon pouvait dire des néo-impressionnistes : « Ils imposent, ces quatre ou cinq artistes, la sensation même de la vie : c’est que la réalité objective leur est simple thème à la création d’une réalité supérieure et sublimée où leur personnalité se transfuse »3. L’influence de Schopenhauer sur la littérature et sur les arts s’est également diffusée par l’entremise de Nietzsche, qui se reconnaissait comme
Surréalisme Imagination/réalité
Paul Eluard /Picasso
Matisse émotion
Félix Fénéon sensation /transfusion
Nietzsche Apollon/Dionysos monde des apparences
1. Mirbeau, « Aristide Maillol », La Revue, 1er avril 1905 2. Breton, préface à la réimpression du manifeste du surréalisme, 1929 3. Félix Fénéon, Au delà de l’impressionnisme
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POÏETICA son disciple. Nietzsche déployait l’activité créatrice de son surhomme selon une double modalité. Le principe apollinien, qui est celui des apparences – « Le monde des apparences est le seul réel : le “ monde vérité ” est seulement ajouté par le mensonge […]. Il faut rester bravement à la surface, croire à tout l’Olympe de l’apparence » - et le principe dionysiaque, lieu de l’unité au-delà de toute représentation, sujet ou objet. Mais avant tout « Une chose est nécessaire – “ Donner du style ” à son caractère – voilà un art grand et rare ! […] Ce seront les natures fortes, avides de dominer qui, dans une telle contrainte, une telle subordination et une telle perfection, savoureront, sous leur propre loi, leur joie la plus subtile ; la passion de leur violent vouloir s’allège à la contemplation de toute nature stylisée, de toute nature vaincue et rendu serviable ». C’est à cet homme qu’il incombe de mettre en œuvre, de réaliser l’existence du monde : « Nous autre méditatifs-sensibles, sommes en réalité ceux qui produisons sans cesse quelque chose qui n’existe pas encore : la totalité du monde, éternellement Résonance en croissance… »1. Et pour ce qui est du nihilisme de Nietzsche lisons : Oui « Admettons que nous disions oui à un seul et unique moment, nous aurons ainsi dit oui, non seulement à nous-même, mais à toute existence. Car rien n’est isolé, ni en nous-même, ni dans les choses. Et si, même une seule fois, le bonheur a fait vibrer et résonner notre âme, toutes les éternités étaient nécessaires pour créer les condition de ce seul événement et toute l’éternité l’âme au corps a été approuvée, rachetée, justifiée, affirmée dans cet instant unique où nous avons dit oui » 2. L’ensemble de ces considérations sur les rapports sujet / objet dessine la longue tradition d’une pensée qui se veut présente au corps, verbe incarné, pensée incorporée, c’est « l’âme au corps » de Diderot pour qui : « la Philosophie n’est que l’opinion des passions. C’est la vieillesse d’un moment ». C’est encore ce que Nietzsche exprime dans Ecce Homo : « le rythme des échanges physiologiques est en rapport direct avec l’agilité ou Existentialisme sursaut des apparences l’engourdissement des organes de l’esprit ; “ l’esprit ” lui-même n’est, au fond, qu’une des formes de ces échanges ». Dans ce droit fil, Sartre et Merleau-Ponty, héritiers de la phénoménologie de Husserl, délaissent l’idéalisme au profit de ce qu’on pourrait appeambiguïtés perceptives ler un sursaut des apparences. Sartre écrit : « Les choses sont toutes entières ce qu’elles paraissent – et derrières elles […] il n’y a rien ». univers primitif La psychologie et la phénoménologie désignent par ambiguïtés perceptives cette possibilité que nous avons de nous placer en-deça des conventions du savoir, pour saisir le monde dans sa fraîcheur, avant toutes les champ perceptif stabilisations de l’accoutumance et de l’habitude. Cet univers primitif est un univers sans objets et les perceptions ne suffisent nullement à assurer Sartre la substantialité aux tableaux mouvants au sein desquels elles parviennent bien à reconnaître certaines répétitions, mais sans rien pouvoir en inférer lorsque les éléments considérés sortent du champ perceptif. Sartre montre que l’existant ne peut se réduire à une série finie de manifestations du fait style
1. Nietzsche, Le gai savoir, 1887 2. Nietzsche, Fragments posthumes, fin 1886-printemps 1887
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AU COEUR DU MONDE que chacune d’elles est en rapport avec un sujet qui ne cesse de se modifier. Pour définir l’objet, il faut le replacer dans la série complète dont il fait partie. On substitue ainsi au dualisme traditionnel de l’être et du paraître, une polarité de l’infini et du fini qui situe l’infini au cœur même du fini. Ce monde d’ « ouverture » est à la base de tout acte de perception et caractérise tout moment de notre existence cognitive. Chaque phénomène est dès lors « habité » par un certain pouvoir, « le pouvoir de se dérouler en une série d’apparitions réelles ou possibles »1. Merleau-Ponty va plus loin encore dans ce sens : « Comment aucune chose peut-elle jamais se présenter à nous pour de bon, puisque la synthèse n’en est jamais achevée ? […] Comment puis-je avoir l’expérience du monde comme d’un individu existant en actes, puisqu’aucune des vues perspectives que j’en prends ne l’épuise [et] que les horizons sont toujours ouverts ? […] La croyance à la chose et au monde, ne peut signifier que la présomption d’une synthèse achevée et, cependant, cet achèvement est rendu impossible par la nature même des perspectives à relier… La contradiction que nous trouvons entre la réalité du monde et son inachèvement, c’est la contradiction entre l’ubiquité de la conscience et son engagement dans un champ de présence […] Cette ambiguïté n’est pas une imperfection de la conscience ou de l’existence, elle en est la définition […] La conscience qui passe pour le lieu de la clarté est, au contraire, le lieu même de l’équivoque »2. Merleau-Ponty place à l’origine de la perception une « vision indéterminée » qu’il appelle le fond, puis vient l’acte d’attention : « Faire attention, c’est réaliser une articulation nouvelle [des données préexistantes] en les prenant pour figures ». Percevoir un objet, c’est littéralement « venir l’habiter et de là saisir toutes choses selon la face qu’elles tournent vers lui » Rejetant la pensée scientifique opératoire qui manipule les objets sans les habiter, il invite à se re-situer dans un « il y a » préalable, sur le sol du monde sensible, dans l’historicité primordiale du corps élargi. Or l’art et notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut dont l’activisme ne veut rien savoir. L’interrogation de la peinture vise cette genèse secrète et fiévreuses des choses dans notre corps. Max Ernst (et le surréalisme) dit avec raison : « De même que le rôle du poète depuis la célèbre lettre du voyant consiste à écrire sous la dictée de ce qui se pense, ce qui s’articule en lui, le rôle du peintre est de cerner et de projeter ce qui se voit en lui ». Ainsi la vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, le monde n’est plus devant lui par représentation, mais c’est plutôt le peintre qui naît dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible. On est ici assez proche, bien qu’exempte de toute transcendance verticale, de la contemplation du sujet plotinien : « tout à son objet, il est un avec lui comme s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel »3. Dans son Séminaire Lacan distinguait une vision géométrale dont le dispositif
Merleau-Ponty
Ubiquité de la conscience champ de présence
peinture Choses/corps
venue à soi du visible
Lacan vision géométrale /visuel pur
1. Sartre, L’être et le néant, Paris, 1943 2. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception 3. Plotin, Ennéades VI, 9, 10
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POÏETICA
Sensation Corps
schèmes empreintes
voir
perspectif représentait le réel en tant que document plat, d’un visuel pur: « Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est au-dehors. C’est par le regard que j’entre dans la lumière, et c’est du regard que j’en reçoit l’effet. D’où il ressort que le regard est l’instrument par ou la lumière s’incarne, et par où – si vous me permettez de me servir d’un mot comme je le fais souvent, en le décomposant – je suis photo-graphié ». Georges Didi-Huberman développe une distinction semblable en soulignant son aspect historique traditionnel : « L’histoire de l’art, phénomène “ moderne ” par excellence – puisque née au XVIe siècle – a voulu enterrer les très vieilles problématiques du visuel et du figurable en donnant de nouvelles fins aux images de l’art, des fins qui plaçaient le visuel sous la tyrannie du visible (et de l’imitation), le figurable sous la tyrannie du lisible (et de l’iconologie) »1. On peut d’ailleurs se demander si se n’est pas plus l’histoire de l’art en tant que discipline universitaire constituée dans le contexte positiviste et libéral du XIXe siècle qui est à l’origine de cette construction évacuant le visuel de l’œuvre d’art ? Et c’est bien en rupture avec le visible narratif, et pour renouer avec une expérience du visuel que l’art moderne s’est constitué contre l’académisme. Deux voies se sont alors ouvertes à l’artiste moderne afin de dépasser la figuration dans son sens illustratif et narratif : la forme abstraite et la Figure. Cette voie de la figure, Cézanne lui donne un nom simple : la sensation. Et c’est le corps même qui la donne et qui la reçoit, qui est à la fois objet et sujet. Ce corps, c’est avant tout le cerveau. Et la simple sensation qui, pour la neurobiologie, correspond à la projection de l’objet sur les aires visuelles du cortex cérébral avec l’entrée en activité transitoire de populations de cellules nerveuses, se distingue de la perception qui est un processus cérébral plus complexe faisant intervenir une autre catégorie d’objet mental dont l’origine est interne au cerveau de l’observateur. Ces objets, images de mémoire, schèmes ou modèles, résulteraient de l’embrasement spontané d’ensemble de cellules nerveuses rendues coopératives à la suite d’une expérience antérieure. Tant la psychologie que l’électrophysiologie révèlent des « périodes sensibles » propices à la mise en place d’ « empreintes » du monde physique, social et culturel au cours d’un développement post-natal exceptionnellement prolongé chez l’espèce humaine. C’est au cours de cette évolution qui suit la naissance que l’essentiel des connexions entre neurones se forme dans le cortex cérébral. Lorsque l’observateur focalise l’attention sur un objet, ces schèmes défilent jusqu’à ce qu’une homologie, une congruence, presque une « sympathie », se présente avec des traits pertinents de la sensation ; il y a alors résonance. Mais le simple fait de voir reste une opération mystérieuse. Les informations recueillies par la rétine ne cessent de se transformer. Ainsi, la couleur d’un objet n’émane pas de celui-ci, mais est donné par les longueurs d’onde de la lumière que renvoie sa surface, or cette réflectance varie à chaque instant. De même la forme d’un objet varie selon l’angle de vision. Du flot incessant et changeant des données sensorielles le cerveau extrait 1. Georges Didi-Huberman, Devant l’image
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AU COEUR DU MONDE et sélectionne celles qui lui permettent de catégoriser les être et les choses. Lorsqu’il décrit les mécanismes cérébraux de la vision, Semir Zeki cite Matisse : « Voir, dit celui-ci, c’est déjà une opération créatrice qui exige un effort ». Cependant l’information – la mise en forme – du cerveau par les sensations ne peut être séparée d’une part du contexte émotionnel dans lequel elles adviennent, et d’autre part des actions que le sujet exerce sur le monde. L’interprétation, quasi musicale, du monde à laquelle se livre le cerveau repose sur « le duo passionné de la sensibilité et de l’action » [J.D.Vincent]. Les études neurophysiologiques confirment l’interdépendance totale des aires motrices et sensorielles, les représentations du monde sont à la fois les formes et les forces qui produisent le monde du sujet. C’est l’intuition de Goethe lorsqu’il déclare : « Ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu ». Le point de départ de toute connaissance n’est donc pas tant à chercher dans les sensations ou même les perceptions – simples indices dont le symbolisme est nécessairement relatif à un signifié – mais dans les actions. Chez le nourrisson, la notion d’objet, dont la microphysique a montré la relativité par rapport à notre échelle d’observation, se construit surtout dans la mesure où il arrive à les retrouver par une coordination systématique des mouvements. La permanence de l’objet et le groupe pratique des déplacements sont construits simultanément par des actions. Il n’est pas jusqu’aux formes perceptives elles-mêmes qui ne dépendent de l’action et des mouvements. L’épistémologie psycho-génétique nous apprend que la « constance de la forme », qui est précisément l’une des propriétés géométriques essentielles de l’objet solide, ne s’acquiert (durant la première année de l’existence) que grâce à la manipulation des objets. En bref, la connaissance élémentaire n’est jamais le résultat d’une simple impression déposée par les objets sur les organes sensoriels, mais est toujours due à une assimilation active du sujet qui incorpore les objet à ses schèmes sensori-moteurs, c’est-à-dire à celles de ses propres actions qui sont susceptibles de se reproduire et de se combiner entre elles. Kant décrivait déjà ce processus de connaissance par sa théorie du schématisme. Comment des concepts à priori, des concepts universels et intemporels, peuvent-ils être représentés par la conscience empirique qui, elle, est toujours particulière et temporelle ? En considérant ces concepts comme des schèmes, c’est-à-dire comme des méthodes générales de construction des objets. Le concept mathématique de triangle, par exemple, considéré comme schème, n’indique alors pas une sorte d’image « en général », mais un ensemble de règles selon lesquelles il faut que je procède concrètement pour en tracer une image. Chez les créateurs l’intuition de cette réalité pour ainsi dire schématiste s’exprime par l’importance accordée à la main et au geste. Pour Dubuffet elle s’exprime à travers une métaphore chorégraphique, le rôle de l’art, « danse métaphysique » ou « cosmogonie dansée » est de décristalliser d’abord le réseau étouffant de la perception familière, de dissoudre le découpage habituel des phénomènes pour exprimer de façon saisissante la danse de la vie sur fond de vide et d’énergie pure. Toute la gestualité de l’après seconde guerre mondiale exploite ce travail du corps sur les formes, ce corps innervé et pensant tel que pouvait le décrire Artaud : « mon intelli-
Sensibilité/actions Formes/forces
Actions
schèmes sensorimoteurs
gestualité
Soulage 81
POÏETICA gence, c’est mon corps et rien de plus », un corps « plus grand, plus vaste, plus étendu, plus à replis et à retours sur lui-même que l’œil immédiat ne le décèle et le perçoit quand il voit ». Ainsi pour Soulage, la peinture estelle bien d’abord une pratique : « J’ai la conviction que la peinture est ce qu’écrire était pour Mallarmé : “ Une ancienne, mais très vague et jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. ” ». De tels propos sont devenus monnaie courante depuis les théories du Groupe Support / Surface. « Quand on est sur une peinture, nous dit Viallat, c’est le travail lui-même qui produit sa propre fermentation. La manière dont la couleur se déplace, dont les tons se placent les uns par rapport aux autres, dont la couleur coule dans la couleur, les effets qu’elle fait, tout cela ce fait très vite, dans l’oubli de tout savoir, dans le moment qui la fait ». Ce texte est particulièrement intéressant en ce qu’il signale le lien étroit qui existe dans l’acte de peindre entre le geste et la couleur. Si la peinture peut éventuellement voir son statut véritable être assimilé à celui de la connaissance c’est en partie grâce à ces deux composantes essentielles ces formes et ces forces qui produisent le monde du sujet-peintre. « Tant que ne seront pas systématiquement pensés les deux refoulés du code pictural occidental (dialectique de la technique gestuelle et de la couleur) la peinture ne cessera de tomber d’une idéologie dans une autre et sa force de travail se trouvera ainsi forcément toujours détournée » [Marcelin Pleynet]. Pratique du corps pensant sur le monde, c’est donc bien d’une instance particulière du temps dont il s’agit lorsque l’on parle de la création artistique. Peindre pour tuer le temps [SATURNE] ?
« Je cherche l’or du temps »
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AU COEUR DU MONDE
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POÏETICA
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LA PRUDENCE A L’OEUVRE Rétrospective de la mémoire [ SPECULUM HISTORIALE ]
Palais de ma mémoire où s’enroule la mer Miraculeuse ailée troupeaux paissant la peur Jean Genet, Pompes funèbres Les études de psychologie contemporaines obligent à distinguer plusieurs niveaux de l’expérience intérieure du temps. Le premier niveau, commun à l’homme et à l’animal, est celui des rythmes biologiques et des réflexes conditionnés. Dans son développement épigénétique postérieur la première instructrice de la pensée est l’action. La connaissance élémentaire n’est en effet jamais le résultat d’une simple impression déposée par les objets sur les organes sensoriels, mais est toujours due à une assimilation active du sujet qui incorpore les objets à ses schèmes sensori-moteurs. Le nourrisson et le bébé acquièrent ainsi les premiers schèmes temporels de persistance (ou de durée) et de succession avant même de prendre conscience de leur moi. Dans l’univers primitif de l’enfant tout est changement d’état, il n’y a pas d’objets permanent. Cependant la psychogénétique observe l’existence d’une intuition primitive de la vitesse, indépendante de toute durée et qui résulte d’un primat de l’ordre : c’est l’intuition du dépassement cinématique. Les simultanéités et les durées sont ainsi subordonnées à des effets cinématiques, et longtemps les évaluations ordinales l’emportent sur les considérations métriques Grâce au langage, deuxième instituteur de l’homme, et dont l’acquisition est liée aux rapports intersubjectifs de l’enfant, les données mémorielles de ce dernier parviennent à s’organiser : le symbolisme linguistique, confronté à l’expérience, assure à la représentation du temps une première consistance. A ce stade de l’épigenèse s’esquissent deux modes différenciés de connaissance qui instruisent en permanence la construction toujours en œuvre de la pensée humaine : la perception d’une part, qui est la connaissance que nous prenons des objets, ou de leur mouvement, par contact direct et actuel ; l’intelligence d’autre part, qui est une connaissance subsistant lorsqu’ interviennent les détours et qu’augmentent les distances spatio-temporelles entre le sujet et les objets. Bergson notait que « Toute sensation se modifie en se répétant […]; si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je la perçois à travers l’objet qui en est la cause, à travers le mot qui la traduit » Ainsi « le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera par fois sur le caractère de la sensation éprouvée. » Lacan développe une problématique assez proche dans
psychologie
univers primitif
langage
Lacan 85
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réel / réalité
identité qualitative
conservation quantitative
réversibilité
métrique temporelle
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sa différenciation du Réel et de la Réalité. Le Réel n’est pas cette Réalité ordonnée par le symbolique, par le langage, appelée par la philosophie « représentation du monde extérieur ». Il est ce qui « était déjà là » avant l’avènement du sujet de l’inconscient et son passage symbolique à l’existence, un Réel sous-jacent à toute symbolisation. Défini comme impossible, il est ce qui ne peut être complètement symbolisé par la parole ou l’écriture. Avec les premiers mots habituellement prononcés par l’enfant, maman, papa, apparaissent les premiers objets devenus permanents dans l’esprit de l’homme, le corps d’autrui et, en liaison directe avec son observation, son corps propre. Il s’agit là de la première apparition de ce que Jean Piaget a appelé « l’identité qualitative ». Sur la base de ces présences le temps va pouvoir alors s’orienter. A ce stade l’identité n’a en effet encore qu’une signification qualitative et s’obtient par simple dissociation des qualités constantes (la même matière, la même couleur, etc.) et des qualités variables (formes, etc.). Une même quantité d’eau que l’on transvase d’un verre à whisky à une flûte à champagne n’est pas considérée par l’enfant comme « la même eau » puisque ses qualités ont changées (moins large, plus haute). La conservation quantitative en revanche suppose une composition opératoire des transformations qui insère l’identité dans un cadre plus large de réversibilité (possibilité des opérations inverses) et de compensation quantitative, avec les synthèses qui constituent le nombre et la mesure. D’abord organisé sous la forme de simples rythmes (réflexes et mécanismes instinctifs), puis soumises à un jeu de régulation de plus en plus complexe, les actions du sujets parviennent maintenant à un équilibre stable avec une réversibilité entière. Dès sept-huit ans ces opérations sont intériorisées dans la mémoire de l’enfant, de telle sorte qu’au niveau suivant il n’aura plus besoin d’expérimenter, il déduira par opération logique. Le cortex frontal est en charge de cette fonction de génération d’hypothèse, de conduite à venir, de même qu’il anticipe les états affectifs ou émotionnels. La connaissance mathématique est l’expression de ces pouvoirs de construction du sujet par rapport aux propriétés physiques de l’objet, elle est l’amorce d’une perception chronologique du temps. Vers huit-neuf ans on assiste à un groupement général des relations temporelles. A ce stade, mais à ce stade seulement, la constitution d’une métrique temporelle devient possible, tandis qu’auparavant les mouvements de l’horloge ou du sablier n’étaient pas synchronisables avec les autres, faute de vitesse commune. Or même dans le cas du temps c’est la réversibilité des opérations qui permet leur composition : les petits se refusent à comparer une durée présente à une durée passée, tandis que les grands déroulent les sériations, les emboîtement qualitatif et les opérations métriques dans les deux sens. Psychologiquement le temps apparaît lui-même comme un rapport, rapport entre l’espace parcouru et la vitesse, ou entre le travail accompli et la puissance, la quantité d’effort fourni, c’est-à-dire comme une coordination des vitesses, et c’est seulement une fois achevée cette coordination qualitative que le temps et la vitesse peuvent être simultanément transformés en quantités mesurables. L’apprentissage du temps est donc aussi une manière d’intégrer le fait éthique qu’un mal présent, l’effort, puisse donner
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E un bien à venir. Au cœur de ce processus stratifié de structuration des perceptions temporelles se trouve cette faculté fondamentale de la pensée qu’est la mémoire. Le cerveau humain est un chantier permanent dont les gènes constituent une sorte de mémoire d’espèce et fournissent les plans d’ensemble, alors que l’épigenèse fournit vraisemblablement le substrat de la mémoire individuelle. Les prodigieuses capacités mnésiques de l’homme sont le corollaire de la part prépondérante de cette épigenèse dans la construction de son cerveau : l’homme est un être de mémoire. Nous avons déjà évoqué dans la première partie de cette notice comment Cavalli-Sforza et Fellman décrivent les étapes du processus de mémorisation : l’information créant un compartiment de travail de la mémoire à court terme ; l’adoption incorporant à long terme la configuration mémorisée ou « même » dans un système général de classement mnésique. Ils insistent notamment sur l’aide à la mémorisation que procure une configuration à la fois imagée et nouvelle, extra-ordinaire, rejoignant par là les recommandations des traditions occidentales de l’art de la mémoire. Cette image, en tant que véhicule privilégié de la mémoire n’est pas à concevoir comme pure contemplation passive d’un phénomène mais bien comme un schème sensori-moteur, l’empreinte d’une combinaison d’actions, ce que désignait déjà Kant dans sa théorie du schématisme lorsqu’il définissait la figure d’un triangle avant tout comme un ensemble de règles selon lesquelles il faut procéder pour en tracer une représentation. Dans l’histoire des civilisations l’image fut notre premier moyen de transmission pérenne – le glyphe a des dizaines de milliers d’années d’avance sur le graphe – et, jusqu’à l’émergence toute récente (4000 ans) des premiers procédés de notation linéaire des sons, elle a tenu lieu d’écriture, l’invention du trait restant subordonnée à la production d’une information pratique (remémoration utile, énumération comptable, indication technique). Alors que l’écrit s’inscrit à proprement parler dans une pragmatique de l’actuel à partir de laquelle elle organise le passé et le futur, l’image, plus ancrée dans une corporalité du vécu, déploie une complexité de la conscience du temps. Le spectacle des images nous plonge dans trois durée à la fois hétérogènes et simultanées : Un temps primitif d’abord, temps hors temps de l’émotion. Ici, comme la voix ou la musique, l’image nous travaille au corps. Elle nous ressource à ce Thalassa revivifiant qui dort au fond de la cuve aux signes, nappe de contiguïté heureuse et chaude où la distance et le temps s’évanouissent sans effort. Il y a ainsi une régression jouissive dans toute contemplation, enfance du temps, véritable âge d’or de la conscience libre [ SATURNE ]. Un temps moyen vient ensuite, celui de la vitesse et de l’ordonnancement, temps des saisons et des cycles, temps des croissances ; âge d’argent des premières lois [ JUPITER ]. Un temps enfin de la raison – l’âge de raison – lié à l’enchaînement des causalités, de la logique, temps donc proprement chronologique, linéaire, temps de l’histoire, du sapiens, temps de l’intelligence comme fonctionnement des systèmes opératoires issus de l’action, des schématisations logico-mathématiques, âge de bronze
mémoire
mémorisation
image
temps premier temps ordonné temps opératoire
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POÏETICA
katharsis
vivants / morts
Paléolothique
le mort comme double
Égypte
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des outils et de la manipulation technique, âge de fer aussi. La création (art, poésie, musique, ou quelqu’autre nom qu’on ait pu lui donner), si elle a une fonction, a peut-être cette charge d’opérer, d’œuvrer à la remontée hors de cet enfermement des causes et de la technique que nous impose le quotidien [ ENFER ], au moyen d’une méthode – purgatoire – d’ordonnancement du monde, vers la nappe originelle de la pensée de l’homme, matrice de toute action, cette conscience première qui est émotion primordiale, amour qui meut le ciel et les étoiles [ PARADIS ]. Cette remonté le long de l’échelle de l’émotion est avant tout une nouvelle confrontation avec l’ensemble de ces êtres humains Autre dont l’affect a construit notre pensée. On comprend dès lors que l’image soit, à l’origine, et par fonction, médiatrice entre les vivants et les morts. Alors que les animaux ne savent rien de la mort, l’homme, en revanche, la connaît depuis les temps les plus reculés et les civilisation les plus primitives. L’art naît funéraire. Dès l’origine de l’homo sapiens les morts, au moins dans leur visage, fascinèrent les vivants, qui s’efforcèrent d’en interdire l’approche. Les objets réservés par un tel sentiment terrifié sont sacrés. L’attitude très ancienne des hommes à l’égard des morts signifie que la classification fondamentale des objets avait commencé, les uns tenus pour sacrés et pour interdits, intouchables car hors lieux et hors temps (cavernes, temples, églises, musées), les autres envisagés comme profanes, maniables et accessibles sans limitation, simples outils du quotidien. Au paléolithique, où l’on trouve des morts accompagnés de leurs armes et de leur nourriture, les morts vivent de leur vie propre, comme les vivants, et cette croyance est non moins universelle dans l’humanité archaïque passée que présente. Les morts ne sont donc pas des principes désincarnés, les fondateurs de l’ethnologie en ont nettement saisi la nature corporelle. C’est la même réalité du mort comme double que traduisent le Ka égyptien, l’Eidolon grec, qui revient si souvent chez Homère, le Genius romain, le Rephaim hébreu, le Frevoli ou Fravashi perse, les fantômes et les spectres de nos folklores, le « corps astral » des spirites, et même parfois « l’âme » chez certains Pères de l’Eglise. Le double est le noyau de toute représentation archaïque concernant les morts. La prégnance sacrée du rapport des vivants aux morts est évidente dans l’Égypte ancienne. Toute la civilisation égyptienne était orientée vers la mort plutôt que vers la vie ; Diodore de Sicile ( vers 90 – fin du IIe siècle av. JC ), historien grec d’Agyrion, en témoigne : « Les Egyptiens disent que leur maison n’est qu’une auberge, et leur tombe une maison. » L’âme des morts, l’énigmatique ka considéré, semble-t-il, comme le représentant de la personnalité active du disparu, planait, croyait-on, dans ou près de la tombe, et toujours exigeait et recevait des services concrets que le contenu et la décoration de celle-ci lui fournissaient. Son besoin premier étant un corps matériel, les égyptiens firent de la préservation des corps un des beaux-arts, et comme la momie, si bien protégée fût-elle, risquait de se décomposer, le ka avait besoin d’un corps rendu aussi impérissable que possible par l’artifice humain : la statue funéraire, fortement individualisée pour qu’il ne pût y avoir de confusion. Se souvenir de ses morts est également un impératif fort de la culture
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E grecque. L’attention affectueuse pour le monument funéraire, vouée à la mémoire du défunt, est l’un des sujets les plus répandus dans la peinture des vases attiques. L’idée de commémoration s’imposa très tôt en Attique et domina, grosso modo, toute la période « classique » de l’art grec. La mémoire devint plus forte que la mort elle-même : « Même dans la mort le nom de ta vertu persiste / La renommée te ramène de la demeure sinistre de Pluton. » Les rares peintures du monde antique qui survivent aujourd’hui sont pour la plus part associées à la mort. La poésie grecque est elle aussi traversée par cette mémoire des morts. Une partie non négligeable de la littérature mythologique, en vers épiques ou en prose, traite en effet des généalogies mythiques, qui commencent avec les Grandes Ehées, des aitiologies, des récits de fondation, des histoires ou épopée locales ; cette littérature a fleuri dès le sixième siècle et dure encore, en Asie Mineure, sous les Antonins et au delà. L’innovation la plus saisissante dans le culte funéraire fut l’introduction, dans l’Égypte gréco-romaine du premier siècle après Jésus Christ des portraits peints de momies, représentation de la vie future du défunt. Objets sacrés en soi ils étaient considérés comme le substitut immortel du défunt. Diodore de Sicile observait que chez les grecs « le devoir le plus sacré, c’est d’honorer publiquement ses parents et ses ancêtres d’une manière plus éclatante encore lorsqu’ils sont passé dans la demeure éternelle ». Il ajoutait « beaucoup d’égyptiens gardent le corps de leurs ancêtres dans des chambres magnifiques et ont ainsi sous les yeux ceux qui sont morts bien des générations avant leur propre naissance, si bien que, considérant la taille, les proportions physiques et les traits particuliers de chacun d’eux, ils en éprouvent une satisfaction singulière, comme si les morts avaient vécu avec ceux qui les contemplent ». De nombreux autres auteurs grecs et latins évoquent cet usage des égyptiens qui « vivaient avec les morts ». Pline l’Ancien témoigne de ce lien intime que le portrait antique entretenait avec la mort. Il nous apprend qu’Apelle, ami et portraitiste d’Alexandre le Grand, et dont les chefs d’œuvre se situaient, de l’avis unanime, au pinacle de l’art « a peint des portraits si ressemblants qu’on pouvait s’y méprendre. Apion le grammairien raconte à ce propos une anecdote incroyable. Un de ces hommes qui devinent la destinée d’après les traits du visage, qu’on appelle métoposcopes, aurait dit, d’après ces portraits, à quel âge les personnes représentées devaient mourir ou à quel âge elles étaient mortes ». Lorsqu’il évoque les traditions égyptiennes et grecques sur les origines de la peinture il retrouve le thème de l’ombre, l’eidolon grec qui est le double fantomatique du vivant : « Tous reconnaissent qu’il [le principe de la peinture] a consisté à tracer, grâce à des lignes, le contour d’une ombre humaine ». C’est le thème fameux de la circumductio umbrae illustré par l’histoire de Dibutade. Toute peinture, toute sculpture serait-elle, fantasmatiquement, cette véritable invocation d’une présence vivante et concrète des morts ?
Grèce
généalogies mythiques
portraits du Fayoum
eidolon
« Ici-bas je ne suis guère saisissable. Car j’habite aussi bien chez les morts que chez ceux qui ne sont pas nés encore, 89
POÏETICA un peu plus proche de la création qu’il n’est habituel, bien loin d’en être jamais assez proche » Paul Klee Dans le contexte romain, la religion fondée elle aussi sur le culte des ancêtres exigeait qu’ils survivent par l’image. Le jus imaginum était le droit réservé aux nobles de conserver dans les niches de l’atrium et de faire porter par des esclaves ou des comédiens lors des funérailles cette imago, moulage en cire du visage des morts. Toute la tradition romaine des portraits sculptés est issu de cet impératif funéraire de survie par l’image. Il est intéressant de noter combien l’intérêt porté aux morts par les méditerranéens s’inscrit dans une évolution marquée par une stabilité massive. Cet élément de la vie religieuse des sociétés se montre superbement indifférent aux étiquettes ordinairement placées par la tradition de l’histoire des religions. Durant l’Antiquité dite tardive on ne peut classer nettement ces coutumes ni comme « païennes » ni comme « chrétiennes », mais dans tous les cas, aussi invariable que les pratiques elle-même, est le rôle fondamental de la famille dans le soin des morts, d’une famille vécue comme lieu privilégié du sentiment affectif : Tous, nous avons donné pour un riche tombeau Pour Secundula, notre mère, Il nous plut de placer au-dessus de l’autel Une table de pierre Afin que tout autour, assis et parlant d’elle Prêt à boire et à manger Mollement installés, Nous puissions voir guérie cette blessure amère Qui rongeait notre cœur. Et ainsi devisant, quelles douces soirées, A prier notre bonne mère, sont passées. Elle nous a nourris. Silencieuse et sobre Comme elle fut toujours, Aujourd’hui allongée, la vieille dame dort.
christianisme culte des saints
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Avec le christianisme cette piété filiale s’est cependant élargie à l’Eglise qui se construisait véritablement comme une nouvelle famille artificielle. Ses membres étaient en effet supposés projeter dans la nouvelle communauté une bonne dose du sens de la solidarité, des fidélités et des obligations qui avaient été précédemment orientées vers la famille selon le sang. Rien ne le montre mieux que les soins rendus aux morts, et plus particulièrement le culte des saints dont la gestion passe aux mains des évêques, nouveaux patroni, véritables patriarches. Avec l’expansion des prénoms chrétiens qui relient l’identité d’un individu à un saint c’est l’ensemble des hommes qui se voit affilié à cette mémoire affective d’une humanité disparu. Que reste-t-il de l’art médiéval si l’on excepte tout ce qui a trait au Christ mort et ressuscité ainsi qu’à ses saints, ces « morts très spéciaux » qui ont triomphé de la mort ? Aussi les
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E tombes des martyrs étaient-elles exemptes des réalités de la mort. Les arbres qui fleurissaient près de leur tombes rendaient palpable la vigueur d’une âme bénie. Poursuivant l’image poétique de Prudence, Grégoire insiste sur la manière particulière dont ils se couvrent de pétales comme d’un duvet de colombe, faisant descendre les lourdes floraisons du Paradis dans les cours des sanctuaires ; sur la tombe de Sévère, des lys desséchés revenaient jaillissant à la vie chaque année, montrant par cette image comment l’homme déposé à l’intérieur « fleuri ainsi qu’un palmier dans le Paradis ». Quand Grégoire visita la tombe d’un martyr, « tous les membres de notre groupe eurent les narines envahies par l’odeur des lys et des roses ». Peter Brown a pu montrer avec qu’elle affectivité exacerbée le culte des saints avait, vers le milieu du V e siècle, donné aux populations de la Méditerranée une ceinture d’amis intimes invisibles. « L’ami invisible » (aortatos philos), l’ « ami intime » (gnesios philos), voici les termes sur lesquels Grégoire de Nysse, Théodoret et leurs contemporains revenaient avec amour quand ils parlaient des saints1. Les hommes des IIe et IIIe siècles avaient déjà ce sens de la multiplicité du moi et d’une chaîne d’intermédiaires. Plutarque décrivait l’âme non pas comme une substance simple et homogène, mais bien comme un composé, consistant en de nombreuses strates hiérarchiques dominées par un protecteur invisible auquel était confié la garde de l’individu, daimon personnel, genius, ou ange gardien [Plutarque, De Facie Lunae]. Cyrano de Bergerac ne s’en est-il pas souvenu pour créer ce Démon de Socrate qui le guide dans les Etats et empires de la lune. Ce thème des morts toujours vivants, et souvent plus vivants que les vivants, a également été d’une importance primordiale pour Apollinaire ; dans un cimetière de Munich les morts accostent le poète : Ils étaient quarante-neuf hommes Femmes et enfants Qui embellissaient à vue d’œil Et me regardaient maintenant Avec tant de cordialité Tant de tendresse même Que les prenant en amitié Tout à coup Je les invitai à une promenade Loin des arcades de leur maison […]
gnesios philos
génie ange gardien démon
Apollinaire
Ils vivaient si noblement Que ceux qui la veille encore Les regardaient comme leurs égaux Ou même quelque chose de moins Admiraient maintenant Leur puissance leur richesse et leur génie Car y a-t-il rien qui vous élève 1. Peter Brown, Le culte des saints,
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POÏETICA Comme d’avoir aimé un mort ou une morte On devient si pur qu’on en arrive Dans les glaciers de la mémoire A se confondre avec le souvenir On est fortifié pour la vie Et l’on a plus besoin de personne1 morts - vivants
Cette admiration aimante pour des morts toujours vivants, Merlin vivant dans son tombeau, « ceux qui ne sont pas morts » de l’Enchanteur pourrissant ( Enoch, Elie, Empédocle, Apollonius de Tyane, Isaac Laquédem, Simon magicien ), le roi Arthur qui selon la légende doit revenir sur le trône d’Angleterre ( Arthur roi passé roi futur ), Louis II de Bavière qui ne serait pas mort noyé dans le Starnberg See ( Le Roi-Lune ), cette admiration passe également dans son approche esthétique. Apollinaire refuse en effet de faire table rase du passé, auquel il est très attaché. La célèbre phrase des Méditations esthétiques : « On ne peut transporter partout avec soi le cadavre de son père » est suivie, ce que trop souvent l’on oubli, de ces remarques : « On l’abandonne en compagnie des autres morts. Et l’on s’en souvient, on le regrette, on en parle avec admiration. Et si l’on devient père, il ne faut pas s’attendre à ce que l’un de nos enfants veuille se doubler pour la vie de notre cadavre. Mais nos pieds ne se détachent qu’en vain du sol qui contient les morts. » Cependant Apollinaire comprenait-il quoi que ce soit à la peinture ? C’est ce que sa fortune critique veut encore aujourd’hui nous laisser penser. Et il est symptomatique de relever à cet égard que la doctrine officielle d’un Apollinaire ignare se soit construite à partir des prises de positions des deux structures qui allait opérer une véritable prise de pouvoir sur la création moderne de ce début de XXe siècle, à savoir le marché et l’institution publique. Que nous dit le marchand ? « Apollinaire était un admirable poète. Je puis le dire puisque je suis son premier éditeur ; mais d’abord il ne connaissait rien à la peinture et ensuite il avait une sorte de besoin maladif de raconter des choses contraires aux faits. D’ailleurs c’était un de ses axiomes que “ ce qui est vrai n’est jamais intéressant ” »2. Que nous dit l’institution ? « Tenez, Apollinaire, il ne connaissait rien à la peinture, pourtant il aimait la vraie. »3 Quelle est la légitimité de ce brevet d’incompétence attribué de concert au poète par la marchandisation financière et par l’institutionnalisation conservatrice ? Picasso était « l’ami des poètes », pas des marchands. « Guillaume Apollinaire est l’un des rares qui ont suivi toute l’évolution de l’art moderne et l’ont complètement comprise, il l’a défendue vaillamment et honnêtement parce qu’il aimait la vie, et toute les formes nouvelles d’activités » [ Francis Picabia], « Il a fallu un Apollinaire pour déceler les premiers pas, les premières cellules de cet art neuf dont il a magistralement fait 1. Apollinaire, «La maison des morts», Alcool 2. D.H. Kahnweiler, Ma Galerie et mes peintres, 1961 3. André Malraux, La Tête d’obsidienne, Paris, 1974
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E les définitions fondamentales entre l’ancienne peinture et celle qui venait, définitions qui ont encore toute leur valeur » [Robert Delaunay], « Sa culture littéraire et artistique semblait illimitée, et je puis affirmer qu’en ce qui concerne la peinture, malgré cette extension, elle n’était pas superficielle » [Jean Metzinger]. Poète, aime tes morts ! « Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète. Il gantera votre main, y ensevelissant l’M profond par quoi commence le mot Mémoire. Ne manquez pas de prendre d’heureuse dispositions testamentaires » [ Manifeste du surréalisme] Ce que le Moyen-Âge chrétien prolongeait du culte des saints dans la communions des élus au Paradis, la Renaissance l’a également perpétué mais sous un nouveau vêtement antiquisant. Déjà dans la Divine Comédie , chef-d’œuvre de la pensée scolastique finissante, Dante nous fait découvrir le premier Parnasse moderne. Dans son ascension rêvée sur les pentes de sa montagne cosmique, Dante rencontre les muses, puis Apollon. Le Parnasse est en effet, selon le Songe de Scipion, un fragment de Cicéron ardemment médité par les lettrés depuis la fin de l’Antiquité, le lieux ou se retrouvent après la mort les héros et les sages. Pétrarque, l’un des principaux fondateurs de la pensée renaissante a joué un rôle important dans cette nouvelle formulation d’une solidarité amicale entre les homme du temps présent et ceux que les lettres, les arts ou la gloire nous maintiennent toujours vivants après la mort. Il élabora, et interpréta lui-même, sur le Capitole en 1341 une liturgie allégorique du Parnasse qui élevait son art au rang de « théologie poétique ». Boccace, dans sa Vie de Pétrarque, se chargera d’immortaliser le rite d’immortalité dont son maître avait bénéficié. Académies, Arcadie, Parnasse sont ces loci amoeni ou les hommes illustres, disciples des muses peuvent se retrouver sans aucune barrière de temps. Quand Sannazar donne le nom d’Arcadia à un récit allégorique de sa vie littéraire dans l’académie pontanienne, l’expérience des cénacles lettrés qui ont essaimé depuis plus d’un siècle et demi à la suite des disciples de Pétrarque a fait mûrir leur symbolique propre. L’Arcadie de Sannazar se découvre à nous selon un itinéraire symbolique ou le thème de la survie des poètes revêt une importance essentielle. Dans leur promenade, les « bergers » tombent en arrêt devant un tombeau, parmi les cyprès et les pins : c’est le sépulcre du berger Androgeo. Ils assistent à une cérémonie funèbre, transposition arcadienne des rites de deuil propres aux Académies, et ou se succèdent poèmes chantés et oraisons funèbres mettant en scène le couronnement du poète sur le Parnasse par Apollon, véritable apothéose c’est-à-dire accession au statut de divin et donc victoire sur la mort. Et in Arcadia ego, célèbre motto qui en résume le thème et qui sert de titre aux fameux tableaux du Guerchin et de Poussin est plus une sereine assurance de victoire sur la mort qu’une dramatique et angoissée prise de conscience de la finitude de l’homme. Tout dans l’ambiance harmonieuse des peintures citées tend à cette interprétation plutôt qu’à celle du memento mori médiéval. Et c’était déjà dans cette atmosphère de sérénité intemporelle que baignait le Parnasse de Raphaël et que baignent toutes les peintures qui traitent ce thème de la pastorale. Comme dans la maison des
Parnasse moderne
Pétrarque
loci amoeni
Arcadie
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POÏETICA
Muses
Orphée
Nietzsche sub specie aeterni
mémoire Simonide
morts d’Apollinaire le Parnasse de Raphaël fait se rencontrer les vivants et les morts : aux côtés d’Homère, de Pindare, de Virgile, apparaissent les effigies de poètes modernes, tels Dante et Pétrarque, ou même contemporains, tels Castiglione, Tommaso Inghirammi, Tebaldeo. La vitalité de l’allégorie du Parnasse en tant que lieu de l’immortalité jusqu’en plein XVIIe siècle peut encore mieux être établie par sa place dans les recueils d’emblèmes. En 1607, le maître respecté de Rubens, Otto Vaenius, publie à Anvers des Emblemata Horatiana, destinés à montrer les ressources de sagesse que recèle la poésie. L’emblème A Musis Aeternitas (« l’Eternité s’obtient par les muses ») introduit une image du couronnement du sage, récompense de sa vertu qui a vaincu les périls du temps. Le recueil eut un succès européen, il fut encore traduit en français en 1645. On perçoit encore des traces de cette vitalité au XXe siècle, toujours chez Apollinaire et son Orphisme, si l’on se rappelle qu’Orphée, l’un des pères de la poésie, est fils d’Apollon et de Calliope, la première et la plus ancienne des muses. L’art moderne était-il une nouvelle forme de ce paradis, ce mont Parnasse ou tout artiste reste éternellement vivant ? « Pour moi, il n’y a ni passé, ni futur dans l’art. Si une œuvre d’art ne peut toujours rester dans le présent, elle n’a aucune signification. L’art des Grecs, des Egyptiens, des grands peintres ayant vécus à d’autres époques n’est pas un art du passé ; peut-être est-il plus vivant qu’il n’a jamais été ? »1. Le gai savoir de Nietzsche donnait déjà cette recette de survivance : « Sub specie aeterni . – A : “ Tu t’éloigne de plus en plus des vivants : bientôt ils t’auront rayé de leur listes ! ” – B : “ C’est le seul moyen de partager le privilège des morts. ” – A : “ Quel est ce privilège ? ”– B : “ De ne plus mourir ”. » Le poète aime ses morts, et ils les aiment en mémoire, « Mon beau navire ô ma mémoire ». Au cours d’un banquet donné par Scopas, noble de Thessalie, le poète Simonide de Céos, l’homme « à la langue de miel », celui même qui voyait dans la peinture et dans la poésie deux sœurs jumelles – ut pictura poesis – , chanta un poème lyrique en l’honneur de son hôte, mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Mesquinement, Scopas dit au poète qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour le panégyrique et qu’il devait demander la différence aux Dieux jumeaux auxquels il avait dédié la moitié du poème. Un peu plus tard, on averti Simonide que deux jeunes gens l’attendaient à l’extérieur et désiraient le voir. Il quitta le banquet et sortit, mais il ne put trouver personne. Pendant son absence, le toit de la salle du banquet s’écroula, écrasant Scopas et tous ses invités sous les décombres. Seul Simonide fut alors capables d’identifier les corps en se rappelant les places qu’ils occupaient à la table, permettant ainsi leurs dignes funérailles et leur accès au royaume des morts. Cette aventure de mémoire des morts suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire, dont on dit qu’il fut l’inventeur. La tradition de l’art de la mémoire qui en découle a eu un rôle es1. Picasso, Arts, mai 1923
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E sentiel pour la définition du statut de l’image dans la culture occidentale. Aucun mode d’expression visuelle n’a pu se départir totalement de son influence. La longue et peut-être encore actuelle tradition de l’artiste « enfant de Saturne » associait intimement la création à cette vie particulière de la mémoire. La philosophie naturelle d’Aristote trouva chez tous les hommes véritablement hors du commun, que ce fut dans le domaine des arts ou dans ceux de la poésie, de la philosophie, ou de la politique, l’influence mélancolique de Saturne. Cette théorie expliquée dans le plus célèbre des Problèmes, longtemps attribués à Aristote, la section XXX : « De la réflexion, de l’intellect et de la sagesse », voyait dans les mélancoliques des hommes qui se laissaient guider entièrement par leur imagination [cerveau droit], n’avaient aucun pouvoir sur leur mémoire. La particularité de cette mémoire capricieuse résidait dans sa capacité à réagir à toutes les influences physiques et psychiques, en particulier aux images visuelles La théorie d’Aristote sur la mémoire et sur le souvenir est fondée sur sa théorie de la connaissance exposée dans le De anima. Les perceptions données par les cinq sens sont, d’abord, traitées ou travaillées par la faculté de l’imagination, et ce sont les images ainsi formées qui deviennent le matériau de la faculté intellectuelle. C’est la part de l’âme productrice d’image qui rend possible l’exercice des processus les plus élevés de la pensée. C’est pourquoi « l’âme ne pense jamais sans une image mentale » ; « la faculté pensante pense ses formes en images mentales » ; « personne ne pourrait jamais apprendre ou comprendre quoi que ce soit sans la faculté perceptive ; même quand on pense spéculativement, on doit avoir une image mentale avec laquelle penser » [De anima]. La scolastique réhabilitant Aristote, la mémoire mélancolique retrouvait pour longtemps sa valeur éminente : dans son De memoria et reminiscentia Albert le Grand renoue avec cette idée d’une mélancolie aidant à produire de bonnes mémoires parce que le mélancolique recevait des images des impressions plus fortes et qu’il les retenait plus longtemps. « Les phantasmata frappent ces hommes plus que les autres, parce qu’ils s’impriment plus fortement dans le sec de la partie postérieure du cerveau : et la chaleur de la melancolia fumosa échauffe ces phantasmata. Cette mobilité confère la réminiscence, qui est une forme de recherche ». Saint Thomas confirme le rôle de l’image de mémoire dans sa théorie de la connaissance: « Nihil potest homo intelligere sine phantasmate » (l’homme ne peut pas comprendre sans images). Dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin, véritable « saint patron » de l’art de la mémoire, développe longuement cette vertu de Prudence dans laquelle la mémoire joue un rôle essentiel. Cette faculté, bien qu’appartenant à la même partie de l’âme que l’imagination, sait transiter aussi vers la partie intellectuelle : elle constitue donc le principe de conversion possible des images en abstractions, en universaux. L’impact de cette approche sur les arts de la fin du Moyen-Âge est indéniable. Toutes les sources médiévales des arts de la mémoire ont développé de véritables théories de l’imago agens – l’image qui agit, l’image efficace –, théories selon lesquelles une figure aberrante, absurde ou disconvenante persiste bien mieux que tout autre dans le souvenir de qui la contem-
mélancolie Aristote
scolastique Albert le Grand
Thomas d’Aquin
imago agens aberrations 95
POÏETICA
Ciceron Ad Herennius
mnémonique loci
images de mémoire
ple. Giovanni di San Gimignano, l’un des prédicateurs dominicains les plus importants du XIV e siècle, a pu composer une monumentale somme figurative, intitulée Somme des exemples et des similitudes des choses (Summa de exemplis et similitudinibus rerum), recueil raisonné de figures empruntées au monde visible, et propre à induire la compréhension des vérités les plus abstraites, des mystères théologiques, de tout ce qu’il nomme les spiritualia et subtilia. Bien loin d’une « bible des illettrés », l’image était la vera instructio elle même. Outre les dix-neuf manuscrits connus, les éditions de cet ouvrage ont été très nombreuses, son succès fut considérable, y compris au XV e siècle. Son ouvrage est organisé en dix livres, qui sont les dix ordres de la création visible : éléments célestes, minéraux, végétaux, animaux, hommes, lois, choses etc. Chaque livre est ensuite organisé comme un dictionnaire alphabétique des concepts dont l’ordre matériel en question fournit un trésor de figures. Dans son étude sur Fra Angelico Georges Didi-Huberman met en évidence l’influence de ces « sommes d’exemples » des artes memorandi sur l’activité « figurative » des arts visuels et l’extraordinaire expansion, au XIV e siècle, des grands systèmes allégoriques sur les murs des églises et des palais publics, à Assise, Padoue, Pise, Sienne et Florence1. Mnémosyne, mère des muses, mémoire qui nourri les arts. Ciceron dans le De oratore qui est, avec son De inventione et avec l’Ad Herennium qui lui a été longtemps attribué, l’une des principales sources latines par laquelle l’art de la mémoire nous est connu, souligne que cette invention de Simonide ne reposait pas seulement sur la découverte de l’importance de l’ordre dans la mémoire, mais aussi sur la découverte que le sens de la vue est le plus fort de tous les sens. Aussi les principes généraux de la mnémonique consistent-ils à imprimer dans la mémoire une série ordonnée de loci, de lieux, le plus souvent architecturaux, dans lesquels on place des images, signes distinctifs ou symboles (formae, notae, simulacra) de ce dont nous désirons nous souvenir. Une histoire de l’encadrement des œuvres d’art ne pourrait-elle pas laisser penser que toute peinture s’inscrit dans cette définition d’un lieu de mémoire. La fenêtre d’Alberti est un locus architectural dans lequel il nous invite à placer des images, des histoires, elle ne fait qu’inverser le rapport intérieur / extérieur sans changer la structure de cette machina memoriam. La théâtralisation dramatique de la peinture renaissante qui nous paraît si inédite répond-elle aussi à des préoccupations traditionnelles de mémorisation. L’Ad Herennium donne des exemples explicites d’images de mémoire classiques, composées de personnages humains engagés dans une action dramatique, frappante. L’auteur insiste sur cette idée qu’il faut aider la mémoire en suscitant des chocs émotionnels à l’aide de ces images inhabituelles, d’une « beauté exceptionnelle » ou d’une « laideur particulière », comique ou grossière : « les choses ordinaires glissent facilement hors de la mémoire, tandis que les choses frappantes et nouvelles restent plus longtemps présentes à l’esprit » ; La biologie confirme ce rôle de l’engagement émotionnel dans les mécanismes de la mémorisation. Dès la fin du Moyen-Âge le véhicule privilégié pour constituer ces images 1. Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Flammarion, Paris, 1995
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E frappantes sera la fable mythologique. Albert le Grand autorisait les métaphores poétiques, y compris les fables des dieux païens, qui pouvaient être utilisées dans la mémoire, en raison de leur pouvoir suggestif. Mais au-delà de cette mécanique de réminiscence la mémoire occidentale a avant tout été ce lieu mental dans lequel a pu être tenté une expérience intérieure de remonté aux principes de la pensée, de la connaissance, de la conscience. Dans ses Confessions Saint Augustin a profondément médité sur les problèmes de la mémoire et sur sa puissance jusqu’à en faire le lieu de la présence divine : « j’arrive aux plaines, aux vastes palais de la mémoire (campos et lata praetoria memoriae), là ou se trouvent les trésors des images innombrables véhiculées par les perceptions de toutes sortes. La sont gardées toutes les pensées que nous formons […] C’est en moi-même que se fait tout cela, dans l’immense palais de ma mémoire. C’est là que j’ai à mes ordres le ciel, la terre, la mer et toutes les sensations que j’en ai pu éprouver, sauf celles que j’ai oubliées ; c’est là que je me rencontre moi-même […] là que se tiennent tous mes souvenirs […là que] je médite l’avenir, actions, événement, espoirs ; et tout cela m’est comme présent » Ce lieu de tous les trésors, libéré du temps, est comme un âge d’or, un Parnasse, jardin du paradis et Jérusalem céleste, c’est en son sein tout puissant que saint Augustin essaie de trouver Dieu : « Grande est cette puissance de la mémoire, prodigieusement grande, ô mon Dieu ! C’est un sanctuaire d’une ampleur infini. […] Voyez comme j’ai exploré le champ de ma mémoire à votre recherche, ô mon Dieu, et je ne vous ai pas trouvé en dehors d’elle. Car je n’ai rien trouvé de vous qui ne fût un souvenir, depuis que j’ai appris à vous connaître ; […] Vous avez fait à ma mémoire l’honneur de résider en elle. » Saint Augustin allait jusqu’à accorder à la mémoire l’honneur suprême d’être une des trois facultés de l’âme, la Mémoire, l’Intellect et la Volonté, images, en l’homme, de la Trinité. On reconnaît dans cette tripartition la définition traditionnelle de la Prudence ( memoria, intelligentia, providentia ), première des vertus cardinales et notion éminemment liée à celle du temps. En effet selon Ciceron à qui nous devons cette définition « la mémoire est la faculté par laquelle l’esprit rappelle ce qui s’est passé. L’intelligence est la faculté par laquelle il garantit ce qui est. La prévoyance est la faculté par laquelle on voit que quelque chose va arriver avant que cela n’arrive » [De inventione]. Ainsi Augustin, comme tout penseur en création, mystique, poète ou artiste, s’est confronté, au travers de la mémoire, à cette énigme du temps et de l’éternité : être témoin de l’éternel. Encore quelques siècles plus tard Paul Valéry écrivait : « M. Teste est le témoin […] Conscious – Teste, Testis Supposé un observateur “ éternel ” dont le rôle se borne à répéter et remontrer le système dont le Moi est cette partie instantanée qui se croit le Tout. […] Homme observé, guetté, épié par ses “ idées”, par mémoire »
saint Augustin
Monsieur Teste
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POÏETICA
Rauschenberg
mémoire collective
stream of consciousness
mythe
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Si la Renaissance a effectivement ouvert une nouvelle période historique où le statut de l’image s’est progressivement redéfini comme une projection optique, la traduction d’un objet tridimensionnel dans un champ bidimensionnel, il n’en reste pas moins vrai que la grande majorité des images est restée, jusqu’au XVIIIe siècle, conforme au statut traditionnel de l’image de dévotion dont la méthode de réception est ce mode particulier de conscience – la contemplation – (un psychologue parlerait de rêve éveillé) qui, depuis le néoplatonisme de Plotin en passant par Thomas d’Aquin déconnecte l’esprit de sa faculté d’attention active aux objets pour en libérer tous les possibles que recèle la mémoire du sujet. Dans cette perspective véritablement inversée l’image regarde le sujet autant qu’elle en est regardée. L’œuvre de Rauschenberg est, à cet égard, un exemple frappant de la redécouverte de ce mode de visualité traditionnelle au sein même du moderne. Chez lui l’image, de par ses modes techniques de réalisation, ne repose pas sur la transformation d’un objet, mais bien plutôt sur son transfert, à la manière d’une véronique et de toute la tradition des icônes achéropoïètes. Les moyens qu’il a pu trouver pour marquer ou enregistrer l’image sur la surface de l’œuvre constituent pour la plupart un refus de la marque autographe, ils substituent la marque physique d’une chose réelle à son dessin, sa valeur indicielle à sa valeur référentielle. L’objet ne passe dès lors plus de l’espace réel à l’espace du tableau par absorption en un présent différent de celui de l’espace du monde, mais par transfert dans la simultanéité d’un espace de la mémoire non plus intérieure, privée, psychologique, mais bien une mémoire globalisée, collective, dans la mesure où ce champ de mémoire relève d’une communauté culturelle. La culture des mass média prend bien ici la place mythique d’un retour à l’unité que la tradition chrétienne désigne par les mots Paradis, Jérusalem céleste, sein d’Abraham… Il semble que ce soit une donnée anthropologique fondamentale que les phénomènes de créativité humaine se développent selon cette oscillation perpétuelle entre un temps vécu subjectivement, en mémoire, comme une présence mouvante, résolvant en elle tout passé, tout présent, tout futur (le stream of consciousness de Dujardin, Proust ou Joyce), et un temps donné, objectif, pratique, celui des manipulations opératoires. C’est le temps de l’univers primitif du jeune enfant, celui, synoptique, de l’émotion, des rêves [cerveau droit], contre le temps technique des chronologies comptables que construit le rapport individu-objet [cerveau gauche]. Cette tension du Créatif est celle qu’entretient le mythe vis-à-vis de l’histoire, tous deux sources constantes d’œuvres d’art. La structure du mythe est en effet nettement démarquée de celle de l’histoire en ce qu’elle tend à distribuer les séquences d’un récit selon une organisation spatiale synoptique hors du champ chronologique pratique. Les mythes grecs se passaient « avant », durant les générations héroïques, où les dieux se mêlaient encore aux humains. Le temps et l’espace de la mythologie étaient secrètement hétérogènes aux nôtres. De la même manière, pour le peuple des fidèles chrétiens, les vies de martyrs ou de saints locaux, de l’époque mérovingienne à la Légende dorée, ces vies remplies de merveilleux, se situaient dans un passé sans âge, dont on savait seulement qu’il était antérieur, extérieur et hétérogène au temps actuel ; c’était « le temps des païens ».
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E Tous les évènements évangéliques qui sont à la base de cette transformation qui a restauré dans l’homme l’image divine, l’Incarnation et la Résurrection du Christ, sont retirés de la marche irrévocable du temps pour être attribué à un présent éternel, l’œuvre du salut par l’Incarnation se reproduisant à tous les instants par l’offrande liturgique. Evoquer en peinture un événement quelconque de cette histoire évangélique signifiait donc, mystiquement, rappeler par la vision de l’image cette présence continue de l’œuvre du retour de l’homme à la réalité intelligible. Le style abstrait qui traverse toute l’esthétique médiévale exprime ce désir de rappeler le mystère de la divinisation de la nature humaine accomplie pendant l’Incarnation et la perpétuité de l’œuvre de l’Incarnation, sa « présence » infini, qui l’arrache au temporel. Toute histoire concernant le Christ vise, en tous sens, le dépassement de l’histoire. Tous les temps doivent y être donnés : car elle vise la mémoire, elle vise l’imminence, et elle vise aussi, par dessus tout, la fin des temps. L’exégèse de l’histoire biblique s’épanouie comme un jeu de cheminements et d’associations capables de nous conduire hors de l’histoire elle-même, vers la profondeur morale, ou doctrinale, ou mystique, de son sens figuré. Les figurae au sens latin et médiéval étaient ces signes pensés théologiquement, conçus pour représenter le mystère dans les corps au-delà des corps, le destin eschatologique dans les histoires au-delà des histoires. Le mot figura occupe une place centrale dans l’histoire des formules eucharistiques, et ce dès les premiers siècles du christianisme, chez Tertullien par exemple Une hostie consacrée est figura Christi au sens extrême d’une « figure-présence » : un signe vivant, un signe efficace dans lequel, justement, la figure n’est en rien « figurative » au sens où l’entendrait un amateur de peinture. Et tout, dans l’écriture, est figure : omnia in figura, avait écrit saint Paul, inaugurant par là une tradition universelle selon laquelle chaque passage de la bible, chaque particula, comme disait saint Bernard, se constituent comme la figure d’un mystère. Ainsi l’Ecriture sainte est-elle douée d’une profondeur insondable, parce qu’au-delà de sa lettre – son sens manifeste, l’histoire qu’elle raconte – elle fait jouer tout un monde de figures où se dégagera, peu à peu, son esprit. « la lettre tue, mais l’esprit vivifie »1. L’historia biblique est moins une surface qu’un seuil par lequel il faut transiter pour passer dans le « dedans » de l’Ecriture. L’histoire est simple, simplex, tandis que le sens spirituel, lui, est multiplex. L’histoire peut être pire encore que simpliste. Elle peut être malfaisante, elle peut induire en erreur, elle peut constituer quelque chose comme une « hystérie du sens » : Historia dicitur ab ysteron, quod est gesticulatio – l’histoire s’entend à partir de l’utérus (l’hystère, ce qui est inférieur) et c’est pourquoi elle suppose la gesticulation (c’est-à-dire l’excès et le spectacle hystériques). C’est la définition qu’on lit dans une glose d’Etienne Langton sur l’Historia scolastica. Tout le Moyen-Âge lira dans le recueil des historiae bibliques moins le tableau d’évènements, portant leur sens en eux-même, que la préfiguration de ce qui devait suivre : l’ombre du futur, selon le mot d’Augustin. Saint
incarnation
figura / présence
histoire / geste
1. saint Paul, II corinthien, 3, 6
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annonciation
mémoire passé / présent / futur
ars meditandi
Jérôme ajoutait : historia, stricta ; tropologia, libera. Ainsi était acquis le principe de lecture selon lequel l’histoire – la surface – circonscrit, clôt le sens sur l’énoncé du fait qu’elle raconte, tandis que la figure est « libre », qu’elle sait ouvrir le sens. Dans sa brillante analyse des Annonciations du Quattrocento DidiHuberman insiste sur la dimension temporelle des figures et nous invite à comprendre en quoi l’organisation du temps est celle même qui produit les figures : « Or, qu’est-ce que l’Annonciation au point de vue du temps chrétien ? C’est, d’abord, un instant : l’instant même de l’Incarnation. Cela se passe exactement le 25 mars. […] l’Annonciation commémore la création du premier homme : elle aurait eu lieu, elle aussi, un 25 mars. On comprend alors pourquoi Fra Angelico n’omet pas, à Cortone et au Prado, de représenter Adam sur la bordure de l’historia. […] Le tableau d’Annonciation devient en ce sens la “ mémoire du mystère de l’Incarnation ” envisagée sous l’angle de l’œuvre rédemptrice : le Christ, nouvel Adam, apporte l’espérance d’une rémission du péché commis par le “ premier ” Adam […] Il s’agit de cet autre 25 mars que constitue le jour de la crucifiction et de la mort du Christ […] Tel est donc le “ cercle temporel ” de l’Annonciation elle-même, sa fonction figurale, mémorative et “ préfigurative ” : elle raconte un présent (l’instant de l’Incarnation), commémore un passé ( l’origine de toute chair), et anticipe une fin (la mort du christ sur la croix)’ », de même « Si ave se retourne en Eva, c’est bien sûr pour signifier que Marie, dans l’Annonciation, renverse l’œuvre malfaisante du péché »1. De tout cela, une conséquence peut être tirée quant au statut même de la figure : son opération temporelle est multiple, joue sur les trois registres du passé, du présent et de l’avenir. La définition scolastique de l’art de la mémoire ne disait pas autre chose : par la mémoire, écrivait Albert le Grand, « des choses passées, nous sommes dirigés vers les choses présentes et futures », ce qui signifie précisément qu’une image de mémoire vaut pour le présent et le futur qu’elle intentionnalise – c’est le mot même d’Albert le Grand, le mot intentio – à partir du passé [De Bono]. A la même époque, Boncompagno de Signa écrivait, tout aussi explicitement, dans sa célèbre Rhetorica novissima, que par la figure de mémoire, « nous restaurons les choses du passé (preteria recolimus), nous embrassons les choses présentes (presentia complectimur) et nous contemplons les choses futures à travers leurs similitudes aux choces passées (futura per preterita similitudinarie contemplamur) ». Ecoutons André Breton parler de Picasso : « L’homme à la clarinette subsiste comme preuve tangible de ce que nous continuons à avancer, à savoir que l’esprit nous entretient obstinément d’un continent futur »2. L’époque moderne est l’héritière de cette méthode de réception et de lecture des figures et de leur expression concrète, les oeuvres d’art. L’ars meditandi transmis depuis l’antiquité par la tradition monastique, sort des cloîtres au cours du XVIe siècle : il devient, et surtout sous sa forme igna1. Georges Didi-Huberman, Fra Angelico 2. Breton, Le Surréalisme et la peinture
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E tienne qui le lie à l’image, une discipline intérieure accessible aux laïcs, étendue même, par François de Sales, aux femmes ; et cette diffusion nouvelle culmine dans son adoption par les écrivains et les poètes. Qu’il s’agisse des Exercices spirituels de saint Ignace (1548), du Livre de l’oraison et de la méditation du dominicain Louis de Grenade (1557) ou de la mystique carmélitaine, l’art de méditer est une activité herméneutique qui, sur la lancée de l’allégorisme médiéval, s’enhardit jusqu’à faire de la fable antique un recueil de « lieux de méditation » superposable à la limite à celui que propose l’histoire sainte et dont les méthodes proposent une expérience intérieure de conscience modifiée au terme de laquelle les perceptions et délectations mentales, qui ont maintenant leur racine dans la charité retrouvée et qui se rapportent à la présence adorable du Christ, image sensible de Dieu, restaurent les sens dans une plénitude de connaissance. C’est dans ce sens encore que Pascal, dans ses Pensées, exprimait le caractère intemporel d’une vision de foi : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde ». L’ensemble des pratiques cultuelles concernant les reliques, et notamment les images, avaient pour but d’élever les restes physiques des saints au-dessus des associations normales de lieu et de temps. Déjà dans le monde impérial, il était entendu que l’image de l’empereur pouvait être un substitut juridique de la présence de l’empereur lui-même. Elle tenait lieu de sa personne. Au tribunal, son portrait était présent, le juge décidait souverainement comme César en personne. Cette efficace juridique et religieuse de l’image se transporte naturellement sur les images chrétiennes. Aux tombeaux des saints de l’antiquité tardive, l’éternité du Paradis et la première note de la résurrection viennent s’insérer dans le présent. Selon les mots de Victrice de Rouen, voici les corps, où chaque fragment est « attaché par un lien à toute l’envergure de l’éternité » [De laude sanctorum]. Avant toute chose, les passiones que les premiers chrétiens lisaient aux grandes fêtes des saints abolissaient le temps. Les actes du martyr ou du confesseur avaient introduit dans leur propre temps les hauts faits du Dieu de l’Ancien Testament et des évangiles. La lecture des actes du saint ouvrait une nouvelle brèche dans la fine paroi qui sépare le passé du présent. Comme l’a mis en évidence une étude de l’iconographie adoptée à la fin du IV e siècle par Paulin dans ses églises de Nole et de Fundi, dans un sanctuaire le temps était télescopé. C’est pourquoi les auteurs qui écrivaient dans les sanctuaires, comme Paulin, insistaient sur le fait qu’ils décrivaient des faits réels et actuels. L’hagiographie, à laquelle les arts plastiques participaient pleinement, rapportait les moments où un passé apparemment révolu et le futur inimaginablement distant avaient été resserrés dans le présent. Ainsi la lecture de la passio donnait vie pour un instant au visage de la praesentia invisible du saint. Quand on lisait la passio, le saint était réellement là. Jusqu’au XIIIe siècle, cette présence immanente de l’image reste circonscrite par les préceptes établis en 787 lors du concile de Nicée II, lesquels considèrent que les images n’ont aucune valeur propre mais sont un moyen d’accès aux substances représentées, aux prototypes. A partir du XIIIe siècle, en revanche, de nouvelles pratiques dévotionnelles se développent, qu’autorisent, d’une part, l’affirmation par le 4e concile de Latran
exercices spirituels
praesentia
actes
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POÏETICA
vera icona
imago pietatis
esthétique formaliste
discipline historique
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(1215) de la présence réelle du christ dans l’eucharistie et, d’autre part, les indulgences conférées par le pape au culte d’une image spécifique, la Vera Icona du Christ. Désormais, comme l’écrit saint Thomas d’Aquin dans son Commentaire des Sentences, l’image est susceptible d’agir par elle-même sur le spectateur qui la contemple, en ayant une action sur sa mémoire et en suscitant un sentiment de dévotion. Motus in imaginem est motus in prototypum, le sentiment de saint Thomas et de ses commentateurs autorisait à dire que c’était la même adoration spécifique que l’on donnait à l’image du Christ et au Christ. Et si la figure du Christ est douée de praesentia, c’est qu’elle n’a pas à imiter seulement l’aspect supposé du Christ « historique », mais se doit également d’imiter quelque chose du mode de présence par lequel le Christ est partout et tout le temps. Christ atopique et ubiquitaire, « Il est tout entier partout sans qu’aucun lieu le contienne ; il sait qu’il vient dans un endroit sans s’éloigner de celui où il était ; il sait qu’il s’en va d’un lieu sans quitter celui d’où il était venu » [Somme théologique]. La forme qui correspond le mieux à cette nouvelle fonction de l’image est l’imago pietatis. Le Christ s’y présente le buste à moitié sorti du tombeau. Elle évoquait cette légende de la seconde moitié du XIIIe siècle selon laquelle une semblable image serait apparue à saint Grégoire au cours d’une messe, et que de la plaie fictive se serait échappé un flot de sang qui aurait empli le calice tenu par le saint homme. Le 6 décembre 1273, trois mois avant sa mort, ayant célébré la messe avec une exceptionnelle ferveur, saint Thomas voyait une image du Christ lui parler ; laissant la Somme inachevée, il déclarait : « Tout ce que j’ai écrit me paraît de la paille en comparaison de ce que j’ai vu ». Le temps immobile de l’idole païenne, de l’icône médiévale, syncope d’éternité, est encore celui des peintures de dévotion du XVIIe siècle. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que les esthéticiens commencèrent à délaisser toute conception didactique de l’art pour tenter d’expliquer en termes de psychologie des émotions le plaisir que l’art a dès lors pour fonction de procurer. Cette théorie eut beaucoup d’influence en Angleterre, par exemple sur Burke et Hume. A la fin du siècle, Sir Joshua Reynolds en avait fini avec la théorie didactique : pour lui, « la finalité des arts est de produire une impression sur l’imagination et sur les sentiments », et le critère décisif pour les arts est qu’ils satisfassent « au but de l’art, qui est de produire sur l’esprit un effet de plaisir » (Discours, XIII). Il s’agit, avec le Laocoon de Lessing, de l’un des fondements principaux du formalisme esthétique qui imprègne encore largement les esthétiques contemporaines, en particulier dans les pays anglo-saxons. C’est également au siècle des Lumières que l’Histoire va se constituer en discipline radicalement indépendante de ses origines mythologiques. Les historiens de l’antiquité avaient bien sur déjà modifiés leur écriture du passé par la formation de nouvelles puissances d’affirmation (l’enquête historique, la physique spéculative) qui concurrençaient le mythe, posaient expressément l’alternative du vrai et du faux. Cependant jusqu’à la fin du XVIIIe siècle l’écriture de l’histoire reste déterminée par l’intention de plaire à un public. L’histoire a longtemps été considérée comme ayant une valeur pratique, elle était une école de vie politique, d’où sont aspect souvent
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E institutionnel, officiel, national. La philosophie de l’histoire naît au siècle des Lumières. Kant et Hegel postulent un sens à l’histoire, qui se rationalise. La dialectique hégélienne permet au temps de devenir une catégorie de l’intelligibilité ; l’histoire, même la plus sombre, trouve son sens. Le développement universitaire allemand du XIXe siècle en fait une discipline académique indépendante, spécifique. Ce modèle méthodique ou positiviste encore inscrit aujourd’hui dans l’institution universitaire elle-même, n’en a pas moins véritablement explosé, au XXe siècle, sous la poussé sociologique de l’école des Annales. La dissémination du champ de recherches des histoires rend dès lors problématique son statut même de discipline, et la porosité du récit historique par rapport au mythe voire par rapport à la littérature même n’en a été que plus évidente. L’esprit de sérieux fait que, depuis Marx, nous nous représentons le devenir historique ou scientifique comme une succession de problèmes que l’humanité se pose et résout, la méthode de Panofsky dans le domaine de l’art en est à cet égard exemplaire, alors qu’a l’évidence l’humanité agissante ou savante ne cesse d’oublier chaque problème pour penser à autre chose. Les historiens ne sont guère que des prophètes à rebours et ils étoffent et raniment à coup d’imagination leurs prédictions post eventum. ; Paul Veyne appelle cela la rétrodiction historique ou « synthèse », et cette faculté imaginative est l’auteur des trois quart de toute page d’histoire, le dernier quart venant des documents. La part de succession régulière est l’effet de ce découpage post evetum ou même d’une illusion rétrospective. Mais il y a plus. L’histoire est aussi un roman, avec des faits et des noms propres, on croit vrai tout ce qu’on lit pendant qu’on le lit ; on ne le répute fiction qu’après. Contre le rabattement du temps sur la dialectique, cette frange plutôt mince des informations qui laissent élaguer et transformer les unes dans les autres, il faut affirmer que le temps ne coule pas dans un seul sens mais qu’il percole (Michel Serres) ; et qu’une œuvre d’art est, comme nous, tissée de ces temps ou de ces directions multiples qu’une interprétation n’épuise pas. Et c’est pourquoi, bien loin de nous plier au temps linéaire des horloges, l’expérience esthétique tendrait plutôt à nous en affranchir. Toute démarche esthétique pourrait être conçu comme une tentative pour échapper à cette histoire linéaire, positiviste, à sa passivité commémorative ou, au contraire, à la terreur ou au messianisme qui l’habite. Un même nihilisme métaphysique définit ces deux positions apparemment antagonistes, mais incapables toutes deux de se situer, dans un corps et dans une âme, par rapport à la souveraineté aggravée de la Technique. Ainsi le romancier peut-il voir venir à lui l’idée « que la beauté est l’étincelle qui jaillit quand, soudainement, à travers la distance des années, deux âges différents se rencontrent. Que la beauté est l’abolition de la chronologie et la révolte contre le temps »1 . L’esprit de méthode que découvre la pensée scientifique du XVIIe siècle est à l’origine de cette construction linéaire de l’histoire dont le sens
rétrodiction
1. Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, Gallimard, Paris, 1987
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POÏETICA
chronométrie scientifique
domination de la chose
Schopenhauer
Bergson
durée
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s’organise selon la nouvelle perception chronologique du temps qu’on induit les récentes découvertes astronomiques. Le début de la chronométrie scientifique est associé en effet à l’énoncé des lois de Kepler, qui font des diverses planètes des horloges mutuellement équivalentes pour « nombrer » un seul et même temps. Bientôt après, la dynamique de Galilée et de Newton a défini le temps comme mesurable au moyen d’une formule universelle. La cinématique classique a pu ainsi postuler un « espace euclidien absolu » et un « temps universel ». D’un autre côté, comme le soulignait Max Weber, la révolution de la Réforme avait consommé le passage à une nouvelle forme d’économie dans laquelle les grands réformateurs, en donnant ses conséquences extrêmes à une exigence de pureté religieuse, avaient détruit le monde sacré, celui de la dépense improductive, « la part maudite », livrant la terre aux hommes de la production, aux bourgeois. A partir de là, la chose a dominé l’homme, dans la mesure où il vécut pour l’entreprise et de moins en moins dans le temps présent. Mais la domination de la chose n’est jamais entière. Il incombait à l’art et à la littérature d’exprimer le sentiment qu’elle n’est au sens profond qu’une comédie, un songe (Le songe d’une nuit d’été, Le songe de Poliphile, La vie est un songe, Le grand théâtre du monde, …). Toute l’histoire du religieux, du littéraire, de l’artistique n’est peut-être dès lors que la mise au jour de cette vague de vécu irrationnel qui continue de travailler la pensée au corps, expérience intérieure qui est Présence même. Au même moment où Hegel donnait son sens à l’Histoire, Schopenhauer, qui s’opposa vivement à ses doctrines, diluait toute vision téléologique du monde dans son concept de Volonté, ce réel obscur mais fondamental, « substratum véritable des phénomènes », essence de toute réalité physique ou humaine appréhendable, situé en dehors de l’espace et en dehors du temps, véritablement vécu intérieur de l’être animé par ce « vouloir-vivre ». Alors que Hegel, dont la philosophie rationnelle de l’Histoire ouvrait la voie de la théorie esthétique et de l’histoire de l’art, c’est celle de Schopenhauer qui eut une influence éminente sur une grande partie de la recherche artistique du XXe siècle, theoria contre praxis. En parallèle aux développements de la psychologie et de la phénoménologie, de nombreux penseurs de l’époque contemporaine se sont interrogés sur cette conscience intime du temps vécu. Bergson a bien sur été, dès la fin du XIXe siècle, la figure majeure de cette « métaphysique de l’expérience » : « On dit le plus souvent qu’un mouvement a lieu dans l’espace, et quand on déclare le mouvement homogène et divisible, c’est à l’espace parcouru que l’on pense, comme si on pouvait le confondre avec le mouvement lui même. Or, en y réfléchissant davantage, on verra que les positions successives du mobile occupent bien en effet de l’espace, mais que l’opération par laquelle il passe d’une position à l’autre, opération qui occupe de la durée et qui n’a de réalité que pour un spectateur conscient, échappe à l’espace. Nous n’avons point affaire ici à une chose, mais à un progrès : le mouvement, en tant que passage d’un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu ». L’Essai sur les données immédiates de la conscience, publié en 1889, suscita un immense intérêt parmi les philosophes, les écrivains et les artistes.
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E Ce que dit Paul Valéry de cette nouvelle perception du temps nous éclaire sur l’impact du « bergsonnisme » dans les milieux symbolistes et après eux dans ceux de l’art moderne : « L’observateur est pris dans une sphère qui ne se brise jamais […]. L’observateur n’est d’abord que la condition de cet espace fini : à chaque instant il est cet espace fini. Nul souvenir, aucun pouvoir ne le trouble tant qu’il s’égale à ce qu’il regarde.[…] Une très intime confusion des changements qu’entraînent dans la vision sa durée, et la lassitude, avec ceux dus aux mouvements ordinaires, doit se noter. […] C’est là que le spectateur […] perfectionne l’espace donné en se souvenant d’un précédent. Puis, à son gré, il arrange et défait ses impressions successives. […] Il devine les nappes qu’un oiseau dans son vol engendre, la courbe sur laquelle glisse une pierre lancée, les surfaces qui définissent nos gestes […]. Des formes nées du mouvement, il y a un passage vers les mouvements que deviennent les formes, à l’aide d’une simple variation de la durée.[ en marge : Rôle capital de la persistance des impressions. Il y a une sorte de symétrie entre ces deux formations inverses l’une de l’autre.] Si la goutte de pluie paraît comme une ligne, mille vibrations comme un sons continu, les accidents de ce papier comme un plan poli et la durée de l’impression s’y emploie seule, une forme stable peut se remplacer par une rapidité convenable dans le transfert périodique d’une chose (ou élément) bien choisie. Les géomètres pourront introduire le temps, la vitesse, dans l’étude des formes, comme ils pourront les écarter de celle des mouvements [ en marge : A la spatialisation de la succession, correspond ce que je nommais jadis la chronolyse de l’espace ] »1 . On reconnaît ici un mode de pensée analogue à celui qu’on pu expérimenter les impressionnistes dont la critique averti notait la musicalité plastique [ Mirbeau, Geffroy…]. Zola n’est pas si éloigné de cette approche quand il parle de « nature vu à travers un tempérament », si l’on comprend le terme tempérament non pas dans son acception strictement psychologique mais comme l’expression d’une sensation du temps vécu, d’un rythme biologique de la conscience. C’est tout le sens des thèmes saisonniers de l’impressionnisme, comme de son usage des séries tel que Monet l’a particulièrement pratiqué (cathédrale de Rouen, meules…). C’est sans grand effort que l’on peut voir aussi dans ce passage de Valéry une véritable introduction à la méthode de la peinture cubiste. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise quand on sait l’intérêt que Valéry a portée à Henri Poincaré bien avant les peintres cubistes. Le 11 janvier 1896 il écrivait en effet à Gide : « Poincaré est difficile à faire sans le connaître. Il m’intéresse beaucoup car il ne fait guère plus que des articles de psychologie en mathématicien. C’est de mon goût tout à fait. J’ai toujours eu ça en tête depuis mon nouveau Testament. (L’Evangile nous y mène, dit Euclide !) Seulement, Lui, fait cela en grand bonhomme qu’il est, avec le génie logique le plus séduisant, et il traite des points particuliers ». La théorie qui fit le succès de Poincaré comme d’Elie Jouffret chez les
Valéry
persistance des impressions
chronolyse de l’espace
Poincaré
1. Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, (1894), Gallimard, Paris, 1957
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POÏETICA
quatrième dimension
Apollinaire simultanéité cubisme
extase
intellectuels français, ou celui d’Ouspensky en Russie, est intimement liée aux notions de mouvement et de temps. Il s’agit de la quatrième dimension dont l’origine est à chercher chez l’anglais Charles Howard Hinton (A New Era of Thought, 1888). Chaque dimension est engendrée par le mouvement. Un point, sans dimension, se déplaçant dans l’espace, engendre une ligne : 1e dimension. Une ligne en mouvement engendre un plan : 2e dimension. Un plan se mouvant donne un volume : 3e dimension. Par analogie ce cube engendrerait un hypercube à quatre dimension. Dans la géométrie pluridimensionnelle tout champ à n dimension peut ainsi engendrer, par déplacement dans des directions parallèles à ses propres limites, un champ à n+1 dimension., le temps ayant tendance à figurer la dimension manquante. Ainsi aux yeux d’un être bidimensionnel, le temps figure-t-il, dans le passage d’un volume à travers le plan de son univers, la troisième dimension. De même, pour un observateur tridimensionnel, le temps est-il la quatrième dimension d’entités dont il ne peut percevoir que les tranches tridimensionnelles. Dans les arts plastiques le terme de quatrième dimension apparaît vers 1910. Dans Les peintres cubistes, 1912, Apollinaire évoque ces peintres qui « ont été amenés tout naturellement et, pour ainsi dire, par intuition, à se préoccuper de nouvelles mesures possibles de l’étendue que dans le langage des ateliers modernes on désignait toutes ensembles et brièvement par le terme de quatrième dimension ». Le thème avait en effet déjà été popularisé notamment par Gaston de Pawlowski, ami d’Apollinaire, qui, à partir de 1911 publiait en feuilleton dans la revue Comoedia son fameux Voyage au pays de la quatrième dimension. On retrouve le terme dans Du cubisme de Gleizes et de Metzinger, dans les écrits de Duchamp, de Malevitch, de Lissitsky … Dans ce nouvel espace qu’essaient d’imaginer les peintres, un hyper espace, les formes cessent d’être des apparences variant selon la position du sujet. Le point de vision subjectif de la perspective classique est aboli, l’œil de l’observateur étant rapporté à l’infini, les rayons de la pyramide visuelle sont devenu parallèles. La quatrième dimension qui se rend visible dans la troisième a été, pour cette époque, la métaphore géométrique de ce que fut pour les époques anciennes la métaphore d’un dieu caché qui se rend visible dans la nature charnelle du Christ. Elle substituait à la vision anthropocentriste de la projection perspective une vision théocentriste, le regard d’un dieu atopique et atemporel. Le créateur, tel qu’Apollinaire le conçoit, annulant la durée, fait l’expérience de la simultanéité et de l’ubiquité ; Omniprésence temporelle et spatiale qui rend l’artiste égal aux dieux : « Mais le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité et les tableaux qu’il offre à l’admiration des hommes leur confèreront la gloire d’exercer aussi et momentanément leur propre divinité. Il faut pour cela embrasser d’un seul coup d’œil : le passé, le présent, l’avenir. La toile doit présenter cette unité essentielle qui seule provoque l’extase. »1 1. Apollinaire, Les peintres cubistes, 1913
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E Delaunay explique la méthode de construction de ses peintures qui, à partir d’un instant fugace, appréhende son devenir et ses métamorphoses pour s’installer dans un présent atemporel, un éternel présent : « Je pense que les fenêtres marquent ce qu’Apollinaire appelait la peinture pure, comme il a cherché la poésie pure, une date ». La transparence cristallisée et le feuilletage cubiste, au même titre que le colorisme prismatique de l’orphisme ont été des tentatives plastiques d’expression de cette vision totale de l’éternel. D’une manière assez proche Kandinsky voyait dans les couleurs un symbole du cycle temporel éternel. Il fondait son traité des couleurs sur une cosmogonie ésotérique dans laquelle le cercle chromatique dont les néo-impressionnistes se servaient devenait une figure traditionnelle de la magie et de l’alchimie, l’anneau de l’Ouroboros – serpent se mordant la queue – qui symbolisait, pour les anciens, aussi bien les ans qui passent et le retour à l’origine, que la phase initiale de l’opus alchimique, celle de l’ingestion de la queue venimeuse et humide du dragon : « Les six couleurs qui, par paires, forment trois grands contrastes se présentent à nous comme un immense cercle, comme un serpent qui se mord la queue (symbole de l’infini et de l’éternité) »1. Ce symbolisme du disque chromatique était déjà visible dans la représentation de l’Ouroboros telle que la donne Nicolas Flamel dans son emblème, celle de deux dragons se dévorant l’un l’autre, celui de la lumière et celui des ténèbres. L’iconographie du cercle, symbole de l’éternité, remonte aux arts inspirés par les religions astrales (Chaldéens, égyptiens), et on la retrouve tout au long de l’histoire occidentale (roue du zodiaque). Le caractère quasi extatique de la couleur est souligné par tous les peintres du Blaue Reiter : « À travers le dépassement de la sensorialité et de la matière, la vieille foi dans la couleur gagnera en ferveur extatique et en intériorité, comme jadis la foi en Dieu gagna par le refus des simulacres. Libérée de la matière, la couleur mènera une vie immanente, conforme à notre volonté »2. Loin de tout formalisme, le recours aux formes colorées est pour l’art moderne un moyen d’exprimer son sujet, un sujet non plus narratif, en quoi l’art moderne n’est pas littéraire, mais un sujet plus sublime, proprement mystique, en quoi il est bien plutôt poétique (encore et toujours l’ut pictura poesis). C’est le sens de l’œuvre de Robert Delaunay, qui fait de la lumière, obtenu par la juxtaposition ordonnée des couleurs une source d’énergie, à laquelle il accorde une valeur spirituelle. Le dynamisme lumineux, déjà perceptible dans les intérieurs de Saint-Severin se radicalise dans les Fenêtres, les Formes circulaires et les Rythmes, en de véritables vitraux ouvrant sur une réalité suprasensible. Ce que Blaise Cendrars disait de la « Partitudition des couleurs » des Rythmes colorés de Survage, « genèse des couleurs animées », « création même du monde », reste valable non seulement pour Robert et Sonia Delaunay, mais aussi pour tous les peintres synchromis-
Kandinsky cercle chromatique Ouroboros
symbolisme des couleurs Franz Marc extase
dynamisme lumineux Delaunay
1. Kandinsky, Point, ligne, plan 2. Franz Marc, aphorisme n° 54
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POÏETICA
Apollinaire
simultanéité Dante
éternité
Duchamp
ready-made
tes ; Morgan Russel sous-titrait sa Synchromie en orange « La Création de l’homme conçue comme le résultat d’une force génératrice naturelle ». La simultanéité, si présente dans les Calligrammes est bien, pour Apollinaire, l’essence de ces peintures : « Rien de successif dans cette peinture [Delaunay, L’Equipe de Cardiff, troisième représentation] où ne vibre plus seulement que le contraste des complémentaires découvert par Seurat, mais où chaque ton appelle et laisse s’illuminer toutes les autres couleurs du prisme. C’est la simultanéité. »1. Et dans la liberté typographique de son manifeste de « L’antitradition futuriste », 20 juin 1913, c’est la forme elle-même qui signifie ce que le fond explicite : « suppression de l’histoire », « à bas le passéisme », « continuité simultanéité en opposition au particularisme et à la division », « intuition, vitesse, ubiquité ». Cet « appel à l’outr’homme » - trasumanar - n’est-il pas l’aveu « manifeste » du mysticisme Dantesque d’Apollinaire, de sa recherche du neuvième ciel où « abouti tout ubi et quando » ? Apollinaire a donné corps à cette puissance d’ubiquité en la personne de Justin Couchot, « L’infirme divinisé » du Poète assassiné, qui avait, avec ses membres de gauche [cerveau gauche !] , entièrement perdu la notion du temps. « il lui était maintenant impossible de relier entre eux les divers évènements qui remplissaient désormais son existence. De ses actions saccadées il n’apercevait plus la succession. A vrai dire, il semble impossible de croire qu’elles lui parussent simultanées et le seul mot qui, dans la pensée des hommes accoutumés à l’idée du temps, puisse rendre ce qui se passait dans le cerveau de Justin Couchot est celui d’éternité.[…] On lui demandait : “ Eh ! l’Eternel, qu’as-tu fait hier ? ” Il répondait : “ Enfant, je crée la vie. Je veux que la lumière soit et l’obscurité se tient auprès, mais hier n’est pas pour moi, non plus que demain, et rien n’existe qu’aujourd’hui. ” […] Le monde entier et toutes les époques étaient ainsi pour lui un instrument bien accordé que son unique main touchait avec justesse. » Comment ne pas penser ici à la liberté stylistique d’un Picasso et à son « est-ce que Dieu a un style ? » Duchamp, cet autre ami d’Apollinaire, a vu l’ensemble de son œuvre traversée par ce type de préoccupation visant à dépasser la perception concrète du temps – l’apparence – qui n’est que l’ombre portée d’une réalité supérieure – l’apparition ou apparence allégorique – en quatre dimensions. A la différence de la décomposition mécaniste des mouvements du futurisme, la notion de vitesse chez Duchamp, notamment dans le thème des Nus vites, doit se comprendre à la fois comme déplacement rapide d’un corps dans l’espace, mais aussi comme saisie extra-rapide, autrement dit comme arrêt instantané de ce même déplacement. De même, comme le démontre Jean Clair, la théorie qu’il élabore du ready-made comme rendez-vous, relève d’un type analogue de court-circuit du temps : 1. Apollinaire, Montjoie !, 18 mars 1913
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E « PRECISER LES « READYMADES » En projetant pour un moment à venir (tel jour, telle date, telle minute), « d’inscrire un readymade ». – Le readymade pourra ensuite être cherché (avec tous délais). L’important alors est donc cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est une sorte de rendez-vous »1 « L’ombre portée d’une figure à quatre dimensions sur notre espace est une ombre à trois dimensions » écrit Duchamp, et plus loin « Chaque corps tridimensionnel ordinaire, encrier, maison, ballon captif est la perspective portée par de nombreux corps quadridimensionnels sur la milieu tridimensionnel » Ses deux chefs-d’œuvre, La mariée mise à nue par ses célibataires même et Etant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage, obéissent aux mêmes préoccupations. De l’aveu de Duchamp lui-même, les considérations sur les géométries pluridimensionnelles contenues dans la « boîte blanche », A l’infinitif, lui ont été inspirées par le roman de Pawlowski. L’organe de cette perception des apparitions est l’œil quadridimensionnel. « dans l’étendue, tout espace est perçu par un toucher quadridimensionnel comme une sorte de projection plane enregistrant les différentes cotes tridimensionnelles. L’élément de perception n’est plus le point comme dans le toucher ordinaire, mais plutôt une sorte de sphère tactile extensible épousant toutes formes tridimensionnelles. […] Cet œil quadridimensionnel peut être figuré (tridimensionnellement) par une rétine sphérique fermée qui, à la fois, recevrait l’impression de tous les objets tridimensionnels de la surface ». Regard de Dieu ? toujours est-il que Plotin décrivait une intuition analogue avec l’idée de contemplation et de vision intellectuelle. Ce moyen de connaissance, déclaré parfait, puisque seul il conduit à la contemplation du réel, « n’est pas pensée, mais sorte de contact ou de toucher ineffable et inintelligent, antérieur à l’intelligence quand elle n’est pas encore née, et qu’il y a toucher sans penser »2. Riegl, dans sa définition de la « volonté d’art » de l’Egypte ancienne notait déjà que l’agencement en bas-relief opérait la connexion la plus rigoureuse de l’œil et de la main permettant à l’œil de procéder comme le toucher, et lui conférant une fonction tactile, ou plutôt haptique. Contre la conception newtonienne de la couleur optique, c’est Goethe qui a dégagé les premiers principes d’une théorie des couleurs haptiques. Le colorisme, qui marquera tous les expressionnismes, prétend dégager ce sens particulier de la vue : une vue haptique de la couleur-espace, par différence avec la vue optique de la lumière-temps, un sens haptique constitué par les rapports dynamiques qui se mettent en place entre les couleurs, en fonction du chaud et du froid, de l’expansion et de la contraction. L’autre véhicule de perturbation d’une perception optique-chronologique du monde, la vitesse, dont l’épigénétique nous apprend qu’elle est
oeil quadridimentionnel sphère tactile
Plotin Egypte regard haptique
1. Marcel Duchamp, Duchamp du signe, A l’infinitif 2. Plotin, Ennéade, V,3,10
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POÏETICA vitesse
Einstein
constructivisme
Merleau-Ponty
présence pure
pour la conscience du petit enfant la première expérience d’un ordre de durée, avant l’ordination opérationnelle induite par les mots, est devenue au début du XXe siècle un nouvel absolu sur lequel s’est construit toute la mécanique relativiste, le temps et l’espace devenant, eux, relatifs. L’univers spatio-temporel conçu par Einstein est un univers où « tout ce qui pour chacun de nous constitue le passé, le présent et l’avenir, est donné en bloc et tout l’ensemble des évènements, pour nous successifs, dont est formé l’existence d’une particule matérielle, est représenté par une ligne, la ligne d’univers de la particule… Chaque observateur, au fur et à mesure que son temps propre s’écoule, découvre, pour ainsi dire, de nouvelles tranches de l’espace temps qui lui apparaissent comme les aspects successifs du monde matériel, bien qu’en réalité l’ensemble des évènements constituant l’espace-temps pré-existent à cette connaissance »1. Des expériences menées dans les années 1960-1970 confirmèrent ces phénomènes de modification du temps par le mouvement et les champs gravitationnels. N’est ce pas un tel univers spatio-temporel que les constructivistes cherchaient à illustrer ? L’usage de matériaux transparents pour leurs sculptures, verre, celluloïd, réseaux de fils, marque leur volonté de donner l’illusion que les plans occupent ce qu’on pourrait appeler un espace diagrammatique ou géométral où toutes les perspectives sont possibles, la sculpture, « transparente » depuis n’importe quel point de vue, étant perçue sous toutes les faces à la fois en un seul instant de complète auto révélation. Un objet vu de nulle part, ou vu par Dieu, ainsi que l’écrit Merleau-Ponty, et dont l’horizon intérieur est ce réseau de tous les points de vue possibles dans lequel est pris cet objet. Toute la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty vise à réintégrer la philosophie dans cette présence vécu d’une pensée incorporée ; incorporée dans un corps non pas organisé sur le mode scientifique de l’organisme, mais un corps vivant, énergétique, un corps sans organes spécifiés mais parcouru de force, d’ondes d’amplitudes variables, le seul dont nous puissions avoir l’expérience intime. Partout cette présence agit directement sur le système nerveux et rend impossible la mise en place ou à distance continue d’une représentation. C’est l’irruption de la racine d’arbre dans la conscience sartrienne de Roquentin ; c’est la traditionnelle sensation de vivre dans un rêve ou dans un théâtre. C’est cette présence pure dont parle Valéry dans Note et digression : « Elle fait songer naïvement à une assistance invisible logée dans l’obscurité d’un théâtre. Présence qui ne peut pas se contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu’elle compose toute cette nuit haletante, invinciblement orientée ». L’expérience picturale semble être ontologiquement liée à cette irruption de la présence. Les liens qui ont souvent unis la peinture au théâtre en sont la trace révélatrice. En art, en peinture comme en musique, et comme en poésie, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes mais de capter des forces. C’est un problème très conscient chez les peintres et n’est-ce pas le génie de 1. Louis de Broglie, l’œuvre scientifique d’A. Einstein
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E Cézanne d’avoir subordonné tous les moyens de sa peinture à cette tache : rendre visible la force de plissement des montagnes, la force de germination de la pomme, la force thermique d’un paysage… ? Cette présence naît au cœur de la vision frontale qu’un regard atemporel et non attentif, celui éternel et omniscient des dieux, pose sur le cours des temps, vision distraite par rapport à la macula rationnelle, mais vision élargie instantanée et située. Cet archétype anthropologique a trouvé une de ses expressions iconographiques privilégiée dans le thème du portrait polycéphale. La polycéphalie est très fréquente en Extrême-Orient où elle est l’attribut de dieux et de démons, et aussi de certaines figures du Bouddha, mais elle existe aussi en Occident. Déjà Janus, le dieu romain bicéphale des commencements, présidait au passage cyclique de l’ancienne année à la nouvelle, donnant même son nom à ce premier mois, Januarius. Au Moyen-Âge cette figure s’est d’abord répandue par les calendriers. A Aoste, sur le pavement de mosaïque, Janvier à double face se rattache directement aux traditions romaines. Déjà chez Isidore de Séville, il en existe une description : « Bifrons idem Janus pingitur ut introitus anni et existus demonstratur ». Au IXe siècle, le moine Wandalbert écrivait dans son poème des Mois : « Huic gemino praesunt Capricorni sidera monstro », le signe du Capricorne préside au monstre à deux têtes, c’est à dire Janus, le mois de Janvier. Dans les calendriers sculptés des Cathédrales ce personnage, pour mieux souligner son sens de cycle de la vie, a l’une de ses têtes qui est la tête d’un jeune homme et l’autre celle d’un vieillard comme on peut le voir dans les médaillons d’Amiens. Par fois même, pour plus de clarté, on le représentait fermant une porte derrière laquelle disparaissait un vieillard, et en ouvrant une autre à un jeune homme, configuration qui se rapproche alors du thème des trois âges de la vie ; c’est l’image que l’on trouve au portail de saint Denis, dans un vitrail du bas-coté méridional du chœur de Chartres ou encore dans des manuscrits comme ce Psautier de Saint Louis de l’Arsenal dans lequel Janus y est toujours le gardien des portes du temps. Marcel Duchamp nouveau Janus ? La porte comme parangon du mouvement, principe de tout transport, de tout ce qui porte et est porté, structure de passage d’un cadre statique (cartésien) à un axe mouvant (émotionnel), court en filigrane dans toute son œuvre : il s’agit des portes réelles comme cette installation de 1927 ou deux chambranles à angle droit partagent le même et unique battant, infirmation du proverbe voulant qu’une porte ne puisse être à la fois ouverte et fermée. Il s’agit de la vieille porte de bois qui fait écran à Etant donnés…Il s’agit de La porte pour Gravida, mais aussi de Fresh widow, que Duchamp qualifie de fenêtre à la française c’est à dire une porte-fenêtre. Il s’agit plus symboliquement de tout ce qui fait fonction de seuil, d’infra-mince, de tout ce qui est porteur vers une nouvelle dimension. C’est là tout le projet de La mariée… dont les notes de « la boite verte » nous apprennent l’objectif : « faire un tableau par ombres portées ». Sur le même registre on peut mentionner les bons « au porteur » des Obligations pour la roulette de Monte-Carlo, Avoir l’apprenti dans le soleil, dessin réalisé sur une portée musicale, ou encore le Porte-bouteilles et le Porte-manteaux. Le mot « porte » comme signature du passage infra-mince ?
formes / forces
polycéphalie Janus
portes
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POÏETICA
Trinité
Sérapis Ouroboros
prudence
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Janus, gardien des portes du temps, avec ses deux visages, ne figurait que deux moments de la durée, le passé et l’avenir. Les artistes du MoyenÂge lui ajoutèrent un troisième, pour le présent, ainsi que l’on peut le voir dans un des vitraux de Chartres, mais également dans quelques manuscrits (B N, ms. Latin 1076). Le dieu des portes s’assimile alors à Cronos. Sur un manuscrit français, cette figure surmonte même une Roue de la vie qui tourne dans le temps. Les représentations de la Trinité chrétienne ont également intégrées cette figuration du temps unifié. Le sceau de l’archevêque d’York, Roger (1154), avait un monstre tricéphale, avec pour inscription : Caput nostrum trinitas est , celui de Henri de Lancaster, comte de Derby, sur la charte à Thomas Wake, la tête d’un dieu trifons présenté comme Trinitas imago. La triple face de la trinité se retrouve dans des illustrations du XIIIe siècle (Bible moralisée, vers 1226). On la voit ensuite aux XV e et XVIe siècle, sur les clefs de voûtes et dans les livres imprimés, sur un vitrail de Nuremberg d’après une esquisse de Dürer. Dieu le père lui-même, créant le monde, est parfois à triple face. Ce type d’image ne sera proscrit par Urbain VIII qu’en 1628 ! En Italie l’image tricéphale est plus explicitement rattachée à celle de la vertu de Prudence (pavement du dôme de Sienne, baptistère de Bergamme). Dans ses Saturnales Macrobe donne une description de Sérapis, l’un des principaux dieux de l’Egypte hellénistique, syncrétisme de Zeus et d’Osiris, accompagné d’un monstre tricéphale, aux têtes de loup, de lion et de chien, encerclé par un serpent. Il interprète cette figure dérivée de l’Ouroboros comme un symbole du temps : « Le lion, violent et soudain, exprime le présent ; le loup, qui ravit ses victimes, est l’image du passé, qui emporte les souvenirs ; le chien caressant évoque le futur, dont l’espoir nous flatte sans cesse ». Servius, dans son Commentaire sur l’Enéide, rattache quant à lui le signum triceps à Apollon : « sous ses pieds est représenté un monstre affreux, dont le corps est celui d’un serpent, et qui a trois têtes : l’une de chien, l’autre de loup, la troisième de lion ». C’est la tradition que redécouvre Pétrarque. La figure, qui apparaît dans Le songe de Poliphile se diffuse largement durant le XVIe siècles grâce aux manuels d’iconographie comme celui de Pierio Valeriano, Hieroglyphica. Titien s’en empare pour son Allégorie de la Prudence dans laquelle le sens de rythme biologique, de temps vécu, incarné, émotionnel est d’autant plus évidente qu’au tricipitum animal il superpose le triple portrait familial du peintre, de son fils et de son petit fils. Se survivre dans la génération. Marcel Duchamp nouveau Janus ? Son portrait photographique bicéphale par Victor Obsatz est très révélateur à cet égard ! Jean Clair a mis en évidence le lien entre la démultiplication des visages et la vision d’un temps vivant unifié. Citant le romancier anglais H.G. Wells qui, en 1895, prêtait à son voyageur du temps ces phrases : « Depuis un certain temps, je me suis occupé de cette Géométrie des Quatre Dimensions. J’ai obtenu quelques résultats curieux. Par exemple, voici une série de portraits de la même personne, à huit ans, à quise ans, à dix-sept ans, un autre à vingt-trois ans et ainsi de suite. Ils sont évidemment les sections, pour ainsi dire les représentations d’un être à quatre dimension
LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E qui est fixe et inaltérable »1, Jean Clair fait un rapprochement convainquant avec la peinture Yvonne et Madeleine déchiquetées, où Duchamp multiplie et mélange les profils de ses sœurs, soulignant avec insistance la ressemblance familiale qui le traverse également, notamment dans le détail du nez légèrement bombé dont le traitement précis semble en faire le sujet principal du tableau. Comme Titien avec sa descendance, Duchamp est ici confronté [vision frontale] à cette étrange expérience, pourtant si universelle, de la reconnaissance de soi-même dans une autre personne, cette identité intime en autrui qui fonde le lien familial. A travers l’émotion du lien filial, mais tout aussi bien amoureux si on le resitue dans son projet génésique, c’est l’Espèce en évolution qui semble vouloir parler à la conscience individuée et comme la regarder. Tout lien affectif, dont on sait l’incorporation profonde qu’il opère à partir du cerveau droit et du système limbique, impose cette expérience d’une perturbations des frontières identité-altérité. La mémoire affective à travers laquelle naît l’émotion crée, par ses intensités variées, ses manques, ses absences, des images de torsions semblables à celles que l’on peut lire dans le tableau de Duchamp, comme dans beaucoup d’œuvres modernes. C’est le cas des œuvres de Picasso et notamment celles de la fin des années 60 où il multiplie ces « profils proliférant ». Ce jeu sur la mémoire affective du temps vécu est particulièrement sensible dans l’œuvre de Francis Bacon. La linguistique a mis en évidence les deux principaux modes de fonctionnement de tout langage correspondant à un usage référentiel et à un usage émotionnel 2. Pour l’essentiel le langage esthétique ressort de ce deuxième usage qui exploite non pas un simple rapport fiable au référent mais le pouvoir d’évoquer des sentiments, des comportement, des intentions. Bien sur la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë. Les états de contemplation esthétique doivent leur plénitude et leur richesse à l’action de la mémoire ; et la mémoire dont il s’agit en l’occurrence n’est pas limité et spécialisée comme celle que requiert le rapport référentiel, c’est une mémoire généralisée, qui agit plus librement, pour donner à la sensibilité de l’ampleur. Cette situation détermine chez nous une ouverture à des stimulis plus nombreux et hétérogènes, par la disparition des inhibitions qui canalisent généralement nos réponses. C’est assez précisément le propos que tient Francis Bacon à David Sylvestre au sujet de sa peinture : « FB : […] Even in the case of friends who will come and pose. I’ve had photographs taken for portraits because I very much prefer working from the photographs than from them. It’s true to say I couldn’t attempt to do a portrait from photographs of somebody I didn’t know. But, if I both know them and have photographs of them, I find it easier to work than actually having their presence in the room. I think that, if I have the presence of the image ther, I am not able to drift so freely as I am able to through the
mémoire affective
profils proliférant
Francis Bacon
1. H.G. Wells, the time machine, 1895 2. C.K.Ogden et I.A. Richards, The Meaning of Meaning, London 1923
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POÏETICA
automatisme
Max Ernst
photographic image. This may be just my own neurotic sence but I find it less inhibiting to work from them through memory and their photographs than actually having them seated there before me. DS : You prefer to be alone? FB : Totally alone. With their memory. DS : Is that because the memory is more interesting or because the presence is disturbing? FB : What I want to do is to distort the thing far beyond the appearance, but in the distortion to bring it back to a recording of the appearance. DS : Are you saying that painting is almost a way of bringing somebody back, that the process of painting is almost like the process of recalling? FB : I am saying it. And I think that the methods by which this is done are so artificial that the model before you, in my case, inhibits the artificiality by which this thing can be brought back ». Il s’agit bien là d’images de mémoire artificielle telles que nous les présente la tradition des artes memorandi : des figures sensationnelles, grotesques ou terribles, situées dans un locus architecturé, souvent un intérieur, parfois même souligné chez Bacon par le dessin d’un parallélépipède englobant la figure, et accentué par le cadre et la paroi vitrée qui finalise l’apparence de « box » de ses peintures (celle de « boxe » également tant l’ambiance de lutte dramatique est omniprésente même dans les scènes à un seul personnage), en somme un lieux de mémoire proche de ceux que le philosophe de la Renaissance anglaise Robert Fludd nommait « cubicula ». La liberté que confère cette mémoire, l’ouverture qu’elle opère sur le champ des possibles, la présence vibrante qui en surgit, a trouvé dans l’art moderne l’un de ses véhicules privilégiés dans le hasard, l’automatisme. « Très souvent les marques involontaires sont beaucoup plus profondément suggestives que les autres, et c’est à ce moment-là que vous sentez que toute espèce de chose peut arriver – vous le sentez au moment même où vous faites ces marques ? – Non, les marques sont faites et on considère la chose comme on ferait d’une sorte de diagramme. Et l’on voit à l’intérieur de ce diagramme les possibilités de faits de toutes sortes s’implanter » [ Francis Bacon]. Déjà en 1925 Max Ernst décrivait sa découverte du dessin automatique par frottage comme l’expérience d’une vision de mémoire à caractère émotionnel : « En regardant attentivement les dessins ainsi obtenus, les parties sombres et les autres de douce pénombre, je fus surpris de l’intensification hallucinante d’images contradictoires, se superposant les unes aux autres avec la persistance et la rapidité qui sont le propre des souvenirs amoureux »1. Une mémoire amoureuse… L’automatisme, hérité des médium, aura été une direction principale de l’art moderne, et le seul mode d’expression qui satisfasse pleinement l’œil ou l’oreille en réalisant l’unité rythmique, la seule structure qui réponde à 1. Max Ernst, Au-delà de la peinture, Paris, Cahiers d’art, 1937
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E la non-distinction, de mieux en mieux établie, des qualités sensibles et des qualités formelles, à la non-distinction, de mieux en mieux établie des fonctions sensitives et des fonctions intellectuelles (et c’est par là qu’il est seul à satisfaire également l’esprit). L’artiste moderne s’est efforcé d’atteindre le champ psychophysique total (dont le champ de conscience n’est qu’une faible partie) que la psychanalyse lui présentait comme cette région d’une profondeur « abyssale » où règne l’absence de contradiction, la mobilité des investissements émotifs dus au refoulement, l’intemporalité et le remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique soumise au seul principe de plaisir. Un vrai Paradis en somme et significativement proche de celui que décrit Dante dont on sait qu’il a calqué la structure sur les « Arts de la Mémoire » traditionnels, ce lieu dont le principe (Premier Mobile) est aussi principe de plaisir puisqu’il est « l’amor che move il sole e l’altre stelle ». Dans la préface au catalogue de l’exposition Braque, chez Kahnweiler, en 1908, Apollinaire ne déclarait-il pas : « Ce peintre est angélique. Plus pur que les autres hommes, il ne se préoccupe point de ce qui étant étranger à son art le ferait soudain déchoir du paradis qu’il habite » ? La surprise, qu’Apollinaire tenait pour le « grand ressort nouveau » commende toute la notion du « moderne » au seul sens acceptable de préhension, de happement du futur dans le présent. C’est la sonnerie bouleversante de « l’Horloge de demain » dont Apollinaire a tracé l’arabesque en couleurs dans un numéro de « 391 ». C’est elle qui donne tout son sens à l’énigme de De Chirico : « La fixation de lieux éternels où l’objet n’est plus retenu qu’en fonction de sa vie symbolique et énigmatique (époque des arcades et des tours) qui tendent à devenir des lieux hantés (revenants et présages) assigne à l’homme une structure qui exclut tout caractère individuel, le ramène à une armature et à un masque (époque des mannequins) »1. C’est elle également que Breton recherchait dans les visions minéralogiques. Ce phénomène psychologique d’apparition d’images sur une pierre ou sur un mur est observé depuis la plus haute antiquité. Dans ses livres sur les gemmes et sur les pierres, « la plus grande folie des hommes », Pline évoque toute une série de phénomènes semblables dont le plus fameux est resté l’agate de Pyrrhus ; ses veines « représentaient naturellement et sans que l’art y eût contribué » un groupe mythologique : Apollon, une lyre à la main, les neufs muses et jusqu’aux attributs particuliers à chacune des déesses (XXXVII, III) - remarquons au passage qu’il s’agit là d’un thème qui correspond à un archétype traditionnel de représentation de la mémoire -. Léonard de Vinci cherchait cette surprise dans les « murs souillés de taches », quant à Breton : « il n’est pas douteux que l’obstination dans la poursuite des lueurs et des signes, dont s’entretien la « minéralogie visionnaire », agisse sur l’esprit à la manière d’un stupéfiant.[…] La recherche des pierres disposant de ce singulier pouvoir allusif, pourvu qu’elle soit véritablement passionnée, détermine le rapide passage de ceux qui s’y adonnent à un état second, dont la caractéristique essentielle est l’extra-lucidité »2 .
champ psychophysique total
surprise
énigme
minéralogie visionnaire agate de Pyrrhus
1. André Breton, Le Surréalisme et la peinture 2. André Breton, Langage des pierres, 1957
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POÏETICA
corps vivant
autobiographie
Picasso
mythification du réel
Le rejet moderne du narratif pour le figural est également à comprendre comme un travail sur la mémoire non plus strictement opératoire mais bien plutôt affective. Chez l’adulte en effet se distinguent plusieurs systèmes de mémoire. Certains circuits spécialisés dans l’acquisition et le rappel d’objet de mémoire engagent le système limbique et donc la totalité affective du stimulus. La pensée opératoire, pensée technique qui essaie, manipule, opère, transforme, sous la seule réserve d’un contrôle expérimental où n’interviennent que des phénomènes hautement « travaillé », et que nos appareils produisent plutôt qu’ils ne les enregistrent, ne peut perdurer qu’en se replaçant régulièrement dans un « il y a » préalable, dans un site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps, non pas ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il est une machine à information, mais ce corps actuel que j’appelle mien. Or l’art et notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut dont l’activisme ne veut rien savoir. C’est son corps vivant et prégnant que, par nature, le peintre expose. Aussi l’élément autobiographique qui reste, dans sa dimension affective, un moteur essentiel de la création, est-il soumis à un processus de véritable transsubstantiation qui élève chacune de ces notations référentielles en évocations indicielles d’une réalité affective, d’une présence actuelle. L’œuvre cubiste de Picasso est un témoignage probant de ce travail de décantation du réel, sorte d’alcool de la mémoire qui expliquerait peut-être la fréquence du thème des verres et bouteilles. De nombreuses peintures sont parsemées de figures-objet, pipe, dés, guitare, partition, inscriptions… dont la valeur est souvent symptomatique de tel ou tel acteur de la vie amicale ou sentimentale de Picasso. Le processus de transformation de personnages en objets allégoriques est perceptible dès 1908 avec Pain et compotier aux fruits sur une table. Dans les croquis et études Carnaval au bistrot qui ébauche la composition finale de la toile, les personnages sont en place derrière la table. Dans la toile les formes du personnage féminin sont devenu celle du compotier, Arlequin s’est métamorphosé en pain, fruit et étoffe, la troisième figure en pains et bol. Ainsi la grande nature morte du KunstMuseum de Bâle réécrit-elle au moyen d’objets-emblèmes les figures d’une scène de genre, abstraction faite de toute notation narrative pouvant réintroduire une quelconque idée d’histoire. Si le mythe est bien cette structure décrite par Levi-Strauss1 comme la redistribution des séquences d’un récit sous la forme d’une organisation spatiale, il s’agit bien chez Picasso comme chez Braque d’une « mythification » du réel vécu. Au début 1912, les deux peintres maîtrisent le procédé qui change les toiles en charades et faisceaux de sous-entendus à la manière d’un rébus hiéroglyphique. Le cas est particulièrement bien établi chez Picasso en ce qui concerne les tableaux où apparaissent les partitions de « Ma jolie » ou des inscriptions s’y référant comme la femme à la cithare. Il est établi en effet que cette chanson à succès de Fragson était pour le peintre comme la signature de son amour pour Eva Gouel. Dans Violons, verres, pipe et ancre (Prague), on lit « SOI DE PAR » pour Soirées de Paris, la revue d’avant-garde d’Apollinaire, que la pipe 1. Levi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Paris, 1958
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E semble également désigner de manière notoire puisqu’on la retrouve, ostentatoire, parmi tout ce qui défini le poète, les titres de ses œuvres, son nom patronymique, son pseudonyme et même un véritable emblème héraldique, dans le portrait qu’en réalise Louis Marcoussis en 1912-1920. Apollinaire n’affichait-il d’ailleurs pas une vive passion pour les pipes dont il faisait collection ? Rejetant toute idée d’abstraction pure Apollinaire insistait d’ailleurs sur le caractère de processus de transformation qui donnait sa valeur à l’abstraction en ce qu’elle extirpait toute histoire d’un sujet dont le substrat émotionnel vécu reste fondamental pour l’œuvre d’art. Ainsi des tableaux « cubistes » comme ceux de Picabia « représentent si peu des abstractions a priori que, de chacun d’eux le peintre pourrait vous raconter l’histoire et le tableau des danses à la source n’est que la réalisation d’une émotion plastique ressentie dans les environs de Naples ». Bouleversée dans ses fondements mathématiques et physiques, autant que dans ses connaissances psychologiques et phénoménologiques, la pensée du XXe siècle ne perçoit plus l’histoire comme une succession d’époques mais bien comme « une unique proximité du même, qui concerne la pensée en de multiples modes imprévisibles de destination et avec des degrés variables d’immédiateté ». Le même Heidegger précise cette notion de présence qui, pour cet ancien étudiant de théologie catholique, est « ce qui, nous attendant, est au-devant de nous, venant à notre rencontre ; c’est ce qui attend que nous nous y exposions ou que nous nous y fermions, c’est l’à-venir rigoureusement pensé », vertu de Prudence s’il en est ! En 1945, Sartre recevait de Heidegger l’étrange lettre suivante : « Il s’agit de saisir dans son plus grand sérieux l’instant présent du monde, de le porter à la parole sans tenir compte de l’esprit de parti, des courants de la mode et des débats d’école – afin que s’éveille enfin l’expérience décisive où nous puissions apprendre avec quelle abyssale profondeur la richesse de l’être s’abrite dans le néant essentiel ». Que nous dit donc sa Lettre sur l’humanisme de 1946, si l’on parvient à la sortir de son contexte ? Que la suspension, l’époché qu’il nous invite à faire de l’histoire va de pair avec l’advenue soudaine d’un dire essentiel que cette histoire recouvre et dont elle tire sa consistance. Heidegger utilise l’image photographique, où nous aurions, d’un côté, comme pôle négatif, le Gestell, l’arraisonnement du monde à la technique, l’étant [raison, causalité], et, de l’autre, l’Ereignis, l’événement qui en serait la révélation, l’Être, conscience première, quasi reptilienne puisqu’elle nous prend aux tripes et nous donne la nausée. On ne s’étonnera pas alors que le biologiste contemporain, se faisant l’auxiliaire de l’anthropologue, convoque Heidegger et sa Lettre sur l’humanisme pour définir sa démarche scientifique : « La seule question qui puisse nous conduire à l’essence de l’humain est celle des origine. Le “ d’où venons-nous ? ” vient en réponse du “ que sommes-nous ? ”. La parole offre le moyen d’expérimenter l’Être. Elle ne peut pas être rationnelle, mais poétique et métaphorique. Elle seule permet d’ouvrir une éclaircie au cœur de la forêt imaginaire dans laquelle l’homme se trouve. Ce qui fonde l’homme dans l’Être, c’est la parole originelle. Elle met
abstraction
Heidegger présence
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POÏETICA en lumière la formidable contradiction à l’origine de la vie, celle du semblable et de l’opposé qui en est l’essence » 1
primitivisme
Paradis
cantique
quasi quadam machinam
Toute la production moderne est traversée par un désir de ressourcement et de confrontation aux mythes originaires, de retrouvailles avec le « fond humain » qui structure la mémoire individuelle autant que la mémoire collective. Plus que de leurs nouveautés formelles c’est de cet originel que sont porteurs tous les primitivismes qui ont fécondé l’art du XXe siècle. En se rapprochant comme ils ont pu le faire de civilisations « primitives », comme celle des Indiens Pueblos de l’Arizona et du Nouveau-Mexique ou celle du Vaudou haïtien, Breton et les surréalistes se sont persuadés que l’œuvre d’art qui prétend valoir uniquement par ses qualités plastiques est un mensonge et qu’au contraire l’intensité et la splendeur de l’expression sont en raison directe de l’ancrage mythique de l’œuvre, son immersion dans ce que Tzara appelle le « penser non dirigé ». C’est ce même mécanisme mythique que le surréalisme recherchera, « toutes réserves faites sur son principe même » dans l’ésotérisme comme dans la magie ou dans le mysticisme.
« Depuis que le genre humain a été expulsé des joies du Paradis [enfance, univers primitif, pensée affective], entrant dans l’exil de la vie présente [pensée opératoire], il a le cœur aveugle – caecum cor – [domination du cerveau gauche] à l’égard de l’intelligence spirituelle [l’Être]. Si la voix divine – vox divina – [cri, rire, amour] disait à ce cœur aveugle [individu, blind man] : « Marche à la suite de Dieu » ou « Aime Dieu » [croissance, mouvement, émotion] , comme on le lui a dit dans la Loi, désormais exilé, refroidi et engourdi dans l’insensibilité [raison pure, principe de causalité], il ne saisirait pas ce qu’il entendrait [paradoxes, mystère]. Aussi est-ce par énigmes [ambiguïté, poétique, art] que le discours divin [cerveau droit, système nerveux, code génétique] s’adresse à l’âme engourdie par le froid [cerveau gauche] et que, à partir des réalités qu’elles connaît [phénomènes], il lui inspire secrètement – latenter insinvat – un amour qu’elle ne connaît pas. L’allégorie [langage esthétique, raison poétique] offre en effet à l’âme éloignée de Dieu [homme-sujet] comme une machine – quasi quadam machinam – [objet à fonctionnement symbolique, poème] qui la fait s’élever vers Dieu [humain-communion] » Grégoire le Grand, Commentaire sur le Cantique des Cantiques
1. Jean-Didier Vincent, Qu’est-ce que l’homme ?, 2001
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LA P R U D E N C E A L’ O E U V R E
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L’ÂME ORALE DE LA MORALE Ethique et esthétique, la création à l’épreuve du mal [ SPECULUM MORALE ]
Jusqu’au XVIIIe siècle le statut éthique de l’image a été surdéterminé par son caractère théologique. Dans la tradition de l’Académie et du Portique, l’idée d’image implique plus qu’une ressemblance avec un modèle, une parenté. Le lien avec le modèle est une opération religieuse et presque magique. Les objets sensibles sont les images des Formes-Idées, ces modèles éternels. Cependant l’image indique une participation au modèle diminuée par la résistance de la matière. Pour Plotin il n’y a pas de rapport analogique entre les beautés sensibles et la beauté de l’Un : elles en sont seulement le reflet infiniment dilué. C’est pourquoi il récuse formellement la convention stoïcienne qui voit la beauté dans la symétrie, la mesure et l’agencement harmonieux des parties et des belles couleurs. Pour lui la beauté réside dans l’acte de contemplation identificatrice de l’âme, qui, mue par le désir, se fait présente à Dieu, Dieu se fait présent à l’âme. La contemplation est la remise en sens inverse du mouvement d’émanation du divin, de l’Idée, vers la matière. La vision « phénoménale » que l’image habituelle offre à nos yeux corporels est dès lors chargée d’une fonction plus haute car, à travers elle, le spectateur averti, qui regarde « avec les yeux de l’esprit », peut contempler la réalité « nouménale », la seule qui soit (le reste n’étant qu’apparence), autrement dit le Noûs néo-platonicien. C’est la recherche de cette vérité « nouménale » qui pousse Plotin à rejeter la perspective optique comme apparence mensongère : « D’où vient que les objets éloignés paraissent plus petits et que, à une grande distance ils paraissent être à un intervalle peu considérable, tandis que les objets voisins sont vus avec leur vrai grandeur et à leur vrai distance ? […] Il faudrait alors que l’objet lui-même fût près de l’œil, pour être connu avec sa vrai grandeur. » Avec l’incarnation du divin qu’opère le christianisme le monde se présente comme un decorum simulacrum de Dieu, conformément à la parole de saint Paul : « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelles et sa divinité se voient comme à l’œil nu, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages »1 .
Plotin contemplation
decorum simulacrum
1. saint Paul, Romains, I, 20
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images
beauté irradiation
Ainsi se trouve surmontée la dépréciation grecque du sensible par rapport à l’intelligible. Nourri de Plotin, saint Augustin n’en restaure pas moins l’unité, l’harmonie, l’égalité, le nombre comme la « source de la beauté ». Dieu n’est pas jaloux des beautés temporelles. Il suffit de hiérarchiser correctement les genres de beauté, de ne pas dédaigner les supérieures, de ne pas rester captif des inférieures. Augustin articule le sensible à l’intelligible, mais entre les deux mondes il établit des passages ; toute la terre invite à la contemplation puisqu’elle contient les signes inépuisables de son créateur. Et ce sont des préoccupations morales qui commandent au chrétien l’usage des images : « Je reproduis par la peinture, dit saint Jean Damascène, les vertus et les souffrances des saints, parce qu’ils me sanctifient et m’animent du désir de les imiter »1. C’est ce que met également en relief le IIe concile de Nicée (787) : « Ce n’est pas par un amour charnel que nous louons les saints ou que nous les peignons, mais parce que nous voulons avoir leurs vertus à imiter, et nous retraçons leurs vies dans les livres et nous les reproduisons par la peinture ; non qu’ils aient besoin d’être loués par nous par le récit, ou être reproduits en peinture, mais nous faisons tout cela pour notre utilité »2. Pour l’homme du Moyen-Âge la dégustation esthétique ne consiste pas dans le fait de se concentrer sur une autonomie du produit artistique ou de telle ou telle réalisation naturelle, mais bien en celui d’appréhender toutes les connexions surnaturelles existant entre l’objet et le cosmos, et de discerner dans la chose concrète un reflet ontologique de la vertu agissante de Dieu. Conception de dérivation platonicienne, le Moyen-Âge conçoit la beauté du monde en tant que reflet et projection de la beauté idéale. La synthèse la plus suggestive est celle qui s’opère dans le De divinis nominibus du Pseudo Denys l’Aréopagite. L’univers y apparaît comme une inépuisable irradiation de beauté. On ne rencontre pas un auteur médiéval qui ne veuille revenir sur ce thème d’une ordonnance polyphonique de l’univers. Le beau se trouve véritablement assuré, avec une caution métaphysique. En tout existant, il devient possible de déceler la beauté en tant que resplendissement de la forme qui a disposé la matière suivant les normes de la proportion. La notion de congruentia, la proportion, le nombre, est en effet la définition de la beauté la plus fréquente au Moyen-Âge qui ne fait à cet égard que reprendre la longue tradition issue de la pensée grecque. Elle n’a pas seulement une implication formelle : l’ordre, la symétrie mais également méthodologique : l’allégorisme. Chez Suger, abbé de Saint Denis et véritable prototype de l’homme de goût et de l’amateur d’art du XIIe siècle, la présence sensible du matériau artistique suscite une authentique opération de contemplation esthétique à caractère allégorique : « C’est pourquoi, s’il advient que, par l’affection que j’éprouve pour la splendeur de la maison de Dieu, l’éclat multicolore des pierres précieuses me détourne des préoccupations quotidiennes, et que l’honnête méditation, 1. saint Jean Damascène, De Imaginibus, orat. I, 21, P.G., t. XCIV, col. 1252 2. Mansi, t. XIII, col. 301-340
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E capable de faire passer la diversité des saintes vertus du niveau des objets matériels à celui des choses immatérielles me persuade de me ménager une pause… il me semble me voir moi-même transporté comme en quelques régions ignorées de l’univers, qui ne se trouve ni tout à fait dans la boue terrestre, ni sise complètement dans la pureté du ciel, mais d’où avec l’aide de Dieu il m’est donné d’accéder de la zone inférieure à la zone supérieure de manière anagogique »1. Hormis la proportion l’autre critère essentiel de la beauté médiévale, la lumière, trouve lui aussi sa légitimité dans son caractère transcendant : l’idée traditionnelle de Dieu comme source de lumière. La valeur esthétique médiévale est ainsi une valeur éminemment éthique qui lie le pulchrum (beau) au bonum (bon) autant qu’a l’aptum (utile). Tout ce système médiéval repose sur l’existence de propriétés transcendantales des êtres : les universaux, qui fondent la possibilité d’une correspondance entre l’Être et l’Univers. Malgré la lecture positiviste et rationaliste que l’histoire de l’art, après Burckhardt ou Panofsky, a donné de la civilisation de la Renaissance, comme elle l’a fait pour la Grèce classique, on peut voir cette imprégnation platonisante de la beauté liée au bien perdurer jusqu’au XVIIe siècle. La fortune historiographique d’Alberti est à cet égard significative des tentatives fréquentes de l’histoire positiviste du XIXe et du début du XXe siècle de minimiser l’influence de mouvements de pensée issus du néo-platonisme, de la culture hellénistique en général et de son orientalisme coloré dont le foisonnement passionnel a toujours rebuté le rationalisme atticiste occidental. Depuis la fin du XIXe siècle, Leon Battista Alberti a été généralement présenté comme l’homme universel par excellence ayant réalisé l’alliance des sciences, des lettres et des arts. Cette conception remonte à l’ouvrage de Jacob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie (1860). Cette vision d’Alberti, concevant l’homme comme un « heureux dieu mortel », qui, grâce à « la raison et à la vertu », réussit tout ce à quoi il touche, a été remise en cause et bouleversée en 1972 par la thèse d’Eugenio Garin. Des œuvres moins étudiées d’Alberti, les Intercoenales, Theogenius et Momus, Garin a fait surgir, par-delà la satire sociale, un Alberti déconcertant qui, se projetant dans différents personnages de ses dialogues avec une référence autobiographique constante, exprime pessimisme et cynisme, fatigue de vivre face à l’absurde de la vie, face à « une réalité ambiguë, changeante, fuyante, dans un jeu d’apparences et d’illusions », où la vertu ne serait qu’un masque, une perspective en somme proprement maniériste avant l’heure, aux sources même du canon classique. Ainsi il y aurait une autre facette chez Alberti, un monde fantasmagorique et fou, de goût médiéval, aux images cruelles à la Bosch ; une vision de l’homme qui détruit et dévore tout, véritable insulte à la nature, le plus haï de tous les animaux et son propre ennemi. En déniant à Alberti tout lien avec le platonisme ficinien Panofsky pouvait ainsi déclarer « qu’en renonçant à une interprétation
Alberti
maniérisme
1. Suger, De rebus in administratione sua gestis
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POÏETICA métaphysique de la beauté, pour la première fois on distendait les liens, qui, depuis l’Antiquité, n’avaient jamais été relâchés, entre le “ beau “ et le “ bien ”, et ce en les passant sous silence plus qu’en les rejetant ouvertement ; c’était en fait, sinon déjà en droit, conférer à la sphère de l’esthétique une autonomie qui ne devait recevoir ses fondements théoriques que plus de trois siècles après et qui, dans l’intervalle, nous le verrons, fut souvent remise en question ». On comprend ce sentiment de nombreuses remises en question d’une autonomie qui, de fait, ne s’est réaliser au moins en théorie, qu’au XVIIe siècle. Formé par l’humanisme de Pétrarque et de Boccace, lié avec Nicolas de Cues dont il a repris certains problèmes dans ses Ludi geometrici (vers 1450), la pensée d’Alberti s’est lentement mais indéniablement développée d’un platonisme encore scolastique à sa nouvelle mouture renaissante. Le jeune Ficin ne manque pas de le citer parmi ses intimes « ceux avec qui je m’entretiens, dans un échange réciproque d’idées, de recherches »1. Il s’agit là des dernières années d’Alberti ; vers 1465-1470, il a déjà derrière lui son œuvre artistique, scientifique et l’ensemble de ses essais ; son autorité est confirmée par le rôle de premier interlocuteur que lui confie son ami Cristoforo Landino dans ses Entretiens des Camaldules, qui se réfèrent à des conversations de 1468 : adoptant l’attitude accueillante de l’Académie, Alberti y affirme la supériorité de la contemplation sans refuser la légitimité de l’action, et fait une profession de foi platonicienne qui laisse « l’Académie ouverte aux Argyropouliens ». En 1485 Politien publiait le De re aedificatoria avec dédicace à Laurent. C’est l’Académie qui a veillé à la diffusion de cet ouvrage fondamental que Ficin s’empresse de citer comme un exemple essentiel de la méthode « platonique et pythagoricienne ». Alberti fut ainsi durablement rattaché au mouvement de Careggi. Il a formulé, l’un des premiers, au terme d’une pensée issue effectivement d’une sorte de « positivisme » initial qui était une exigence de méthode, cette vision organique et harmonieuse de l’univers qui sera celle de son temps, et qui annonce à certains égards celle de Ficin. Il y a en effet un net élargissement de la théorie de l’art entre le petit traité du De Pictura de 1435 et la somme doctrinale du De re aedificatoria commencé autour de 1450. En déplaçant trente ans plus tard l’accent de l’art sur la beauté, de l’activité ordonnatrice sur la joie de la contemplation, Alberti a incliné sa théorie vers les propositions du nouvel humanisme platonicien, propositions que reprendront ses successeurs, jusqu’à Vasari (1550), Dolce (1557), Lomazzo (1584). Il n’y a aucun doute, pour Alberti, la beauté n’est pas le produit mécanique d’une heureuse adaptation des parties, l’accord intime qui fait l’harmonie n’est achevé que par un rayonnement ou, comme il dira encore, par une certaine grâce, leggiadria, qui est comme la part du divin. Il fait un emprunt remarquable à Platon dans la théorie des proportions. Les « médiétés » dont il expose les propriétés utiles à l’architecture, sont celles qui, selon le « Timée », président à la création du monde : elles doivent, pour Alberti, présider à la composition architecturale. La cosmologie platonicienne vient au secours de la nouvelle esthétique et l’alimente de ses ressources « pythagoricien1. Ficin, Opera, p.936
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E nes ». La valeur cosmologique des principes d’Alberti est encore rendue évidente par la loi des correspondances qui annoncent déjà Carregi : « les nombres par la vertu desquels tel accord (musical) plaît aux oreilles des hommes, sont ceux-là mêmes qui remplissent aussi leurs yeux et leurs âmes d’un merveilleux plaisir »1. De par leurs origines platoniciennes l’ensemble des académies qui se multiplièrent en Italie tout au long du XVIe siècle ont défendu une conception du beau idéal étroitement lié à des considérations morales. Et même si au XVIIe un certain aristotélisme vient renouveler le classicisme de théoriciens comme Bellori l’académisme garde sa base platonicienne et son exigence d’adéquation entre le plaisir esthétique, le beau, et la morale. Une autre notion essentielle de la théorie humaniste de l’art a fondé l’exigence d’engagement moral de toute activité créatrice ; il s’agit de la parenté étroite qui lie peinture et poésie, sur laquelle, entre 1550 et 1750, presque tous les traités sur l’art et la littérature insistent : « Ut pictura poesis » . La théorie a ses racines dans l’Antiquité, en particulier chez Aristote et chez Horace. Pour ce dernier : « “ Les peintres et les poètes ont toujours eu un égal droit d’oser tout ce qu’ils voulaient ”. Nous le savons, et c’est là une licence que tour à tour nous réclamons et concédons… »2 ; « Une poésie est comme une peinture »3. Dans son traité sur la littérature qui jouissait lui aussi d’une forte autorité chez les humanistes à partir du XVIe siècle, Aristote, quant à lui, commence par poser l’identité entre poésie et peinture comme imitation d’action, l’être humain en action est l’objet à imiter aussi bien pour les peintres que pour les poètes. « Puisque la tragédie est une imitation d’hommes meilleurs que nous, il faut imiter les bons peintres, parce que ceux-ci, exprimant la forme propre des hommes, les font ressemblants tout en les rendant plus beaux ». « Ainsi le principe et, si l’on peut dire, l’âme de la tragédie, c’est l’histoire ; les caractères viennent en second (en effet c’est à peu près comme en peinture : si un peintre appliquait au hasard les plus belles matières, le résultat n’aurait pas le même charme qu’une image dessinée en noir et blanc) »4. Cicéron compare de manière analogue l’emploi des mots par les sophistes à la disposition des couleurs par les peintres5. La théorie humaniste a dès lors conçu l’art avec les même objectifs et selon les mêmes méthodes que la poésie. L’exhortation à instruire en même temps qu’à délecter par la peinture comme par la poésie dérive ainsi directement d’Horace : « Les poètes entendent soit être utiles, soit faire plaisir, soit écrire des poèmes à la fois utiles et agréables à la vie. Tous les suffrages reviennent à celui qui a mêlé l’utile à l’agréable, en donnant au lecteur du plaisir et de l’instruction. »6 Cette idée que l’art doit instruire l’humanité
ut pictura poesis Horace
1. Alberti, De re aed., IX, 5 2. Horace, Art poétique, vv. 9-11 3. ibidem, vv. 361 4. Aristote, Poétique, VI, 50a 5. Ciceron, Orator, XIX, 65 6. Horace, Art poétique, vv. 333-334 et 343-344
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se trouve dès les commencements de la critique de la Renaissance et se maintient dans la critique européenne jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. On la trouve chez Alberti, qui observe que la peinture favorise la piété ; Léonard de Vinci affirme qu’elle sait montrer « molti morali costumi » ( de nombreux comportements moraux ) ; les considérations de Dolce sur la convenance prouvent largement qu’il était nourri de la maxime d’Horace dont il publie d’ailleurs l’Art poétique en 1535. A la fin du XVIe siècle, l’esprit de la Contre-Réforme encourage cette exigence morale : Armenini écrit que la peinture sert la cause de la religion chrétienne au moyen des images. Pour Lomazzo les œuvres les plus importantes n’ont été « peintes que pour montrer continuellement aux âmes, par le moyen des yeux, la vraie route qu’il faut suivre pour bien vivre ». La doctrine courante de l’Académie royale était que la peinture devait plaire et instruire, c’est ce que Félibien développe dans sa préface aux Conférences ; les académiciens étaient ainsi profondément conscient du fait que l’instruction morale passait par les règles et qu’il fallait que la peinture, comme la poésie, ainsi que Boileau le prescrivait après Horace : « Partout joigne au plaisant le solide et l’utile ». Cette idée garde encore de sa force chez Diderot lorsqu’il ratifie le moralisme sentimental de Greuze (Salon de 1767). Cet engagement éthique qui sous-tend toujours l’œuvre d’art, autant que dans le contenu explicitement moral, est à rechercher dans les modes de réception et de compréhension du public. La délectation esthétique est en effet restée, à l’époque moderne, encore fortement imprégnée par la tradition des techniques de méditations. L’ars meditandi transmis depuis l’Antiquité par la tradition monastique, sort des cloîtres à la Renaissance. Déjà le Boccace de la Genealogia deorum renouait avec les vues les plus audacieuses des théologiens néo-platoniciens du XIIe siècles sur la légitimité des fictions (images et fables) pour l’initiation de l’âme chrétienne par la voie méditative. Au XVIe siècle la méditation devient, et surtout sous sa forme ignatienne qui la lie à l’image, une discipline intérieure accessible aux laïcs, étendue même, par François de Sales, aux femmes ; et cette diffusion nouvelle culmine avec l’adoption par les écrivains et les poètes. Sans renoncer à rien des richesses accumulées par des siècles d’exercice ecclésiastique, l’art de la méditation se trouve vitalisé par la greffe, sur le vieux tronc de l’ascèse cénobitique, de l’art de persuader des humanistes, de leur philosophie morale retrempée aux sources de Plutarque, de Sénèque, de Marc Aurèle, de la confiance qu’ils accordent à la lecture allégorique des fables, à la réflexion sur les images. Méditer est une activité herméneutique qui, au cours du XVIe siècle, et sur la lancée de l’allégorisme médiéval, s’enhardit jusqu’à faire de la fable antique un recueil de « lieux de méditation » superposable à la limite à celui que propose l’histoire sainte. Les traits spécifiques de la méditation dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles n’ont rien fait perdre à celle-ci de sa vigueur étymologique, qui dans le grec mélétê renvoie à l’idée de prendre à cœur, de veiller à et dans le latin meditatio à l’idée d’exercice, d’apprentissage d’une discipline. Dans les deux cas, il s’agit de concentrer l’attention et de la transformer en habitude de l’esprit. Colorée successivement par la philosophie de l’Antiquité tardive et par la spiritualité monastique, cette notion de victoire conquise sur la distraction
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E et la paresse naturelles en est venue à désigner un art réglé de la conversion intérieure, du passage de l’état de trouble profane à un état d’éveil spirituel, de la volubilité du stultus à la stabilité, toujours à reconquérir, du candidat à la sagesse et au salut. La dimension du visible dans le processus méditatif trouve, à la même époque, un statut canonique dans le genre de l’emblème, qui implique de la part du lecteur une réflexion en va-et-vient de l’image, ou corps, au texte, ou âme. Le « mode d’emploi » de l’emblème rejoint la méthode de méditation religieuse qui domine l’époque, les Exercices spirituels : rompant avec la voie sèche, tout intellectuelle, des maîtres de la Devotio moderna, saint Ignace y a dessiné une voie ascensionnelle qui fait rebondir l’oratio interior de tableau en tableau, ou « composition de lieu, avec application des sens », sur lesquels l’attention se concentre, et l’analyse méthodique peut se livrer à son travail d’exégèse autopersuasive. L’emblématique n’est d’ailleurs que le cas particulier d’une vaste littérature de la fable figurée, au double sens d’exégèse et d’illustration gravée, où des récits mythologiques païens sont interprétés au bénéfice de l’éveil moral et religieux des chrétiens. La méthode herméneutique autant que le lexique de cette littérature « profane » de vulgarisation méditative, on les trouve exposés minutieusement dans les grands recueils qui se multiplient au cours du XVIe siècle : depuis les Hiéroglyphiques de Pierius jusqu’à l’Iconologie de Ripa, depuis la Mythologie de Noël Conti jusqu’aux Images ou tableaux des deux Philostrate et de Callistrate, traduits et commentés par Blaise de Vigenère, pour ne citer que les plus célèbres. Cette méthode de peinture méditative est également la source du genre de la Vanitas, privilège des écoles du Nord. L’extraordinaire entreprise de rationalisation iconographique que constituent les livres d’emblèmes, a fourni à ces artistes le moyen de conjuguer pensée morale, religieuse et image. Dans leur intérêt pour l’anatomie et la nature, lié à une profonde connaissance de la littérature antique, les écoles du Nord sont parvenues à formuler un type d’images picturales essentiellement destinées à la commende bourgeoise et privée conformes au principe de la Réforme pour l’iconographie et susceptibles d’inciter les non-croyants à la méditation. Le tableau se présente comme un amoncellement d’emblèmes et d’objets dont la possession apparaît vaine. Souvent, un phylactère ou un billet reproduisent les mots célèbres de l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ». Crane, bulle, fleur, miroir ou tout autre objet réflecteur tel que les verres ou l’orfèvrerie, compositions en niche ou sur une tablette de pierre, l’ensemble des symboles emblématiques du memento mori sont aujourd’hui bien connu. Et ce n’est qu’à partir du milieu du XVIIe siècle, avec la classification progressive des sujets de la peinture en genres, que les tableaux de dévotions se font « natures mortes », « scènes de genres » ou « paysages ». En effet, comme pour les scènes de genres ou les natures mortes, le paysage hollandais du XVIIe siècle répond bien souvent a un contenu moral, allégorique, latent ou explicite. Les gravures à sentences morales représentant un paysage existent en Flandres depuis la fin du XVIe siècles et donnent des clés de lecture allégorique que le public contemporain comprenait spontanément : une auberge est un lieu de mauvaise vie, un pont de pierre
emblèmes
vanités
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symbolise l’écoulement du temps et la vanité des choses terrestres, le motif de l’arbre vert et de l’arbre sec fait référence à une parabole du Christ… Le « naturalisme » des peintres hollandais du XVIIe siècle n’a pas le caractère positiviste qu’on a pu lui donner au XIXe et au XXe siècle. S’il existe un travail sur le motif chez Ruisdael ou chez Rembrandt leurs tableaux n’en sont pas moins composés en atelier et non en plain air. L’importance de ce travail créatif, d’imagination, fait que le « réalisme » de l’art hollandais dépasse nettement « l’art de dépeindre » et est moins éloigné qu’il n’y paraît du paysage classique. Loin de jouir d’un statut autonome, le beau classique trouve, pour ainsi dire, une justification en se rattachant à la raison, faculté de connaître la vérité et le bien (si l’on en croit le Dictionnaire de Furetière où la raison est définie comme « la première puissance de l’âme, qui discerne le bien du mal, le vrai d’avec le faux »), il s’identifie à ces derniers. L’œuvre d’art conçue comme organisme autonome ne se mettra en place qu’à partir du XVIIIe siècle avec la naissance de l’esthétique. Annie Becq avance de manière convaincante l’hypothèse que cette évolution majeure de la théorie classique du beau à l’esthétique moderne trouve son origine dans un changement de contenu du terme de raison, dans le passage d’une raison, conçue comme intellectuelle et spéculative, source de règles et préceptes exactement formulés, à une notion plus souple et plus ouverte, une raison poétique compatible avec les idées de création et de valeur, essentielles à l’esthétique moderne, passage d’une raison constituée à une raison constituante. L’âge classique a en effet pensé le processus de la connaissance selon le modèle de la vision : la raison y fonctionne comme une simple lumière, un regard porté sur une réalité existante. Dans la perspective du rationalisme ainsi entendu, pouvait s’édifier une doctrine du beau voyant dans la raison l’élément constitutif dominant du goût et de la création artistique, assignant comme fonction à l’art en premier lieu de représenter le vrai, ce qui débouche sur esthétique de l’imitation, en deuxième lieu de dispenser une instruction morale. Le centre de gravité de la pensée, situé par le rationalisme classique dans la raison intellectuelle, au détriment de l’imagination, mutilée et comprimée, semble, tout au long du XVIIe siècle, s’être peu à peu déplacé vers la notion plus riche d’esprit : au sein de celui-ci, ce qu’on appelle les facultés se juxtaposent moins qu’elles ne collaborent étroitement, voire se confondent en profondeur en une totalité harmonieuse dynamique, dont le centre moteur se définirait autant et peut-être plus par la tendance à inventer et à créer qu’à connaître. L’activité artistique est alors théorisée non plus comme imitation mais comme création, surgie de la subjectivité irremplaçable de l’artiste. Les dernières années du XVIIe siècle sont rompues par une discontinuité symétrique de celle qui avait brisé, au début du XVIIe, la pensée de la Renaissance ; alors, les grandes figures circulaires du savoir où s’enfermait la similitude s’étaient disloquées et ouvertes pour que le tableau cartésien des identités puisse se déployer ; et ce tableau se défait à son tour, le savoir se logeant dans un espace nouveau. L’espace général du savoir n’est plus celui des identités et des différences, celui des ordres non quantitatifs, celui d’une caractérisation universelle, d’une taxinomia générale, d’une mathesis du non-mesurable, mais un espace fait d’organi-
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E sations, c’est-à-dire de rapports internes entre des éléments dont l’ensemble assure une fonction, et ces organisations sont discontinues. On voit ainsi surgir, comme principe organisateur de cet espace d’empiricités, l’Analogie et la Succession. La représentation est en voie de ne plus pouvoir définir le mode d’être commun aux choses et à la connaissance. L’être même de ce qui est représenté va tomber maintenant hors de la représentation ellemême, retiré vers l’essence propre des choses, siégeant dans la force qui les anime, dans l’organisation qui les maintient, dans la genèse qui n’a cessé de les produire. C’est dans ce contexte d’émergence d’un nouvel épistémè que, tout au long du XVIIIe siècle, l’effort théorique européen va renouveler l’approche de l’activité artistique. Ces spéculations du siècle des Lumières et de l’Aufklärung aboutissent, en Allemagne, au célèbre ouvrage de Kant, la Critique de la faculté de juger, 1790, synthèse incomparable ou se formulent à la fois les conditions de possibilité de la science nouvelle dite esthétique et ses postulats fondamentaux : désintéressement de la perception esthétique, sujet génial créateur, œuvre d’art comme organisme autonome. Seules les propriétés formelles de l’objet sont concernées par le jugement de goût kantien. La critique de la faculté de juger fonde l’autonomie radicale du sensible par rapport à l’intelligible, ce qui apparaît philosophiquement comme un pas en avant capital. Jusque là enfermée dans le rationalisme de Leibniz, l’esthétique n’avait pas encore assuré cette autonomie : elle était marquée par un certain platonisme. Une œuvre valait avant tout par l’éventuelle noblesse de son sujet et la « vérité » qui devait y régner. Dès lors, l’art lui-même ne pouvait occuper qu’une place secondaire dans le champ de la culture, après les idées qu’il servait. Kant, en assumant l’autonomie de la sensibilité par rapport aux deux versants, théorique et pratique, de l’intelligible, élabora les principes d’une esthétique au sein de laquelle, observe Luc Ferry, « pour la première fois sans doute dans l’histoire de la pensée, la beauté acquiert une existence propre et cesse enfin d’être le simple reflet d’une essence qui, hors d’elle, lui fournirait une signification authentique ». Comme l’énonce Kant, un jugement sur la beauté auquel se mêle la moindre par d’intérêt (das mindeste interesse) est éminemment partial (sehr parteilich) et ne saurait être considéré comme un jugement de goût pur. Pour qu’il y ait jugement de goût « pur », le sujet n’a pas à tenir compte de ce qu’est l’objet et de ce qu’il peut en penser, mais du seul sentiment de plaisir ou de déplaisir qu’éveille en lui la représentation qu’il en a. Le plaisir, éminemment changeant, est le seul critère du Beau, mais ce qui plaît n’est pas une matière sensible, mais la forme que revêt cette matière. La finalité à laquelle renvoie le Beau est immanente à la forme elle-même : elle ne suppose aucune fin qui pourrait être situé hors de l’objet ; c’est une « finalité sans fin ». Le plaisir est donc désintéressé, il ne concerne pas le contenu, qui ne suscite en nous que de l’agrément. Une œuvre d’art peut bien être, selon la phrase de Benjamin, un document de barbarie tout autant que de culture, et un palais, pour reprendre l’exemple de Kant, témoigner de la vanité des grands en même temps que de la réalité de l’exploitation des classes laborieuses : dans les termes qui sont ceux de Kant, la question
esthétique
Kant
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POÏETICA n’est pas là (nur davon ist jetzt nicht die Rede) : « Ce qui importe pour dire un objet “ beau ” et fournir la preuve que j’ai du goût, c’est ce que je fais en moi de cette représentation [was ich aus dieser Vorstellung in mir selbst mache], et non ce par quoi je dépends de l’existence de cet objet ». La représentation est rapportée non pas à l’objet mais au sujet, et s’il y a plaisir, c’est que s’accordent en lui l’imagination et l’entendement, sans que l’entendement régisse, comme dans le jugement de connaissance, l’imagination. L’objet beau, la tulipe sauvage par exemple, est un tout et c’est le sentiment de son harmonieuse complétude qui nous en délivre la beauté. Le jugement de goût peut alors prétendre à l’universalité parce que « chez tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes » ; sans cela, « les hommes ne pourraient pas se communiquer leurs représentations et leurs connaissances ». D’où l’affirmation : « est beau ce qui plaît universellement sans concept ». Toute la tradition formaliste de l’histoire de l’art des XIXe et XXe siècle s’est fondée sur cette analytique du beau pour faire de l’art un symptôme révélant une culture ou une civilisation donnée à l’insu même des artistes voire en contradiction avec leurs buts affichés (buts presque toujours explicitement politiques et moraux). Pourtant la thèse du désintéressement esthétique n’est pas de manière aussi évidente transposable au domaine des arts. Dans sa recherche de la beauté idéale Kant constate que la beauté errante, pulchritudo vaga, organisation finalisée ne signifiant rien, ne montrant rien, ne représentant rien, dépourvue de thème et de texte (au sens classique), la seule donnant lieu à un jugement de goût pur, ne peut donner lieu à aucun idéal. La beauté dont on recherche l’idéal est nécessairement « fixée » (fixierte) par le concept d’une finalité objective. Par suite, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, la beauté idéale ne donnera jamais lieu à un jugement de goût pur mais à un jugement de goût en partie intellectualisé. L’idéal de beauté ne peut donner lieu à un jugement esthétique pur : celui-ci ne concerner qu’une errance, l’idéal est adhérence, pulchrtudo adhaerens. Beauté pure et beauté idéale sont incompatibles. Pour Kant cet idéal du beau ne peut se rencontrer que dans la forme humaine. L’homme n’est jamais beau d’une beauté pure mais la beauté idéale lui est réservée. Ici interviennent pour la première fois l’intériorité absolue et la moralité absolue comme conditions de l’idéal du beau. « De l’idée-normale du beau se distingue encore l’idéal du beau qu’on ne peut s’attendre à rencontrer que dans la forme humaine pour des raisons déjà indiquées. Dans celle-ci l’idéal consiste en l’expression du moral [in dem Ausdrucke des Sittlichen], sans quoi l’objet ne donnerait une satisfaction ni universelle ni positive (non simplement négative dans une présentation scolaire correcte). L’expression visible [Der sichtbare Ausdruck] d’idées morales qui gouvernent l’homme intérieurement, ne peut être empruntée, il est vrai, qu’à l’expérience ; mais pour rendre en quelque sorte visible dans leur extériorisation corporelles [in körperlicher Äusserung] (comme effet de l’intérieur) [als Wirkung des Innern] leur liaison [Verbindung] avec tout ce que notre raison rattache au bien-moral dans l’idée de la plus haute finalité : la bonté de l’âme, la pureté, la force, la sérénité, etc., il faut que les idées pures de la raison et une grande puissance de l’imagination s’unissent en celui qui veut les présenter 130
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E [darstellen]. Voici ce qui démontre la justesse de cet idéal de la beauté : il ne permet à aucun attrait sensuel [Sinnenreiz] de se mêler à la satisfaction [Wohlgefallen] de son objet et cependant il y fait prendre un grand intérêt ; en conséquence le jugement porté d’après une telle norme ne peut jamais être purement esthétique, et le jugement conforme à un idéal de beauté ne peut jamais être un simple jugement du goût » (17). La notion de sublime est, avec l’idéal de beauté, l’autre grand thème par lequel la morale réinvestie le champ de l’esthétique Kantienne. Depuis la fin du XVIIe siècle le sublime et non pas seulement le beau est l’idéal que les artistes cherchent à exprimer. Kant n’élude pas la question. Tandis que « le beau fait naître directement par lui-même un sentiment d’intensification [Beförderung : accélération aussi] de la vie et peut s’unir par suite avec les attraits et le jeu de l’imagination, celui-ci [le sentiment du sublime] est un plaisir qui ne jaillit [entspring] qu’indirectement, à savoir de telle sorte qu’il est produit par le sentiment d’une inhibition [Hemmung, d’un arrêt, d’une rétention] instantanée [augenblicklich] des forces vitales aussitôt suivi d’un épanchement [Ergiessung : déversement] d’autant plus fort de ces mêmes forces ». Alors que le « sans-intérêt » (ohne alles Interesse) est le propre de l’expérience du beau, c’est le « contre-intérêt » qui ouvre l’expérience du sublime. « Est sublime ce qui plaît immédiatement par opposition [Widerstand] à l’intérêt des sens ». Le sublime a pour Kant un rapport essentiel à la moralité (Sittlichkeit) qui suppose aussi la violence faite aux sens. Mais la violence est ici le fait de l’imagination, non de la raison. L’imagination organise le rapt (Beraubung) de sa propre liberté, elle se laisse commander par une autre loi que celle de l’usage empirique qui la détermine en vue d’une fin. Mais par ce renoncement violent elle gagne en extension (Erweiterung) et en puissance (Macht). Le sentiment du sublime kantien est ainsi d’abord une élévation. Sa définition coïncide avec un nom divin : « C’est ce qui est grand absolument, c’est une grandeur qui n’est égale qu’a elle-même, qui ne trouve pas de mesure en dehors d’elle mais seulement en elle-même ». Le sublime se produit quand l’imagination, transportée au-delà du sensible, perd ses supports, et « se sent illimitée par cela même qu’on lui enlève ses bornes ». Il y a là, comme le souligne Alain Besançon, un recouvrement remarquable entre le sublime kantien et l’expérience pascalienne des deux infinis. Idéal du beau et sublime sont deux exemples qui montrent combien l’esthétique formaliste qui a put se réclamer de Kant n’a pas toujours su pleinement rendre justice à la pensée de l’auteur ; le formalisme relève en fait d’un grand mouvement esthétique qui sourd déjà dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle en Allemagne. Le terme même d’esthétique fut forgé par Baumgarten, qui en fait la théorie de la connaissance sensible comme pendant de la théorie de la connaissance intellectuelle. Au départ, il se souciait surtout de la poétique et de la rhétorique, mais dans son Aesthetica de 1750, il la définit comme théorie de tous les arts. Dans son Laokoon (1766), Lessing, critique et dramaturge pose les bases de ce formalisme en insistant sur la spécificité irréductible des arts plastiques par rapport à la littérature, rompant ainsi avec le classique ut pictura poesis. La modernité commence avec cette émergence de l’idée de l’autonomie de l’art. Le mot « art » de-
sublime
rapt violence
formalisme
Laokoon
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POÏETICA
symptôme Kunstwollen
l’art pour l’art
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vient le nom d’une qualité indicible qui n’obéit pas à des règles préétablies, qui ne se confond pas avec le beau ou le sublime mais souvent s’y substitue, et qui arrache à la sphère du mythe et de la religion un espace de spiritualité laïque objet d’une intellection particulière qu’institutionnalise le musée. Avec Hegel, l’objet de l’esthétique n’est ainsi plus le beau ni le goût, c’est l’art dans son autonomie, l’art dans son devenir historique. Mais si, pour Hegel, l’art est encore un produit de la pensée discursive, pour Rumohr (1785-1842) et son école, chez qui l’Histoire accède au statut de savoir objectif au sens moderne d’une véritable épistémologie, l’œuvre d’art n’est pas seulement la matérialisation ou la métaphore d’une idée : elle fait partie en tant que telle du tissu des activités sociales, elle réagit et participe à la vie de la communauté. L’œuvre d’art devient ainsi, pour l’histoire de l’art naissante, avant tout un objet historique symptomatique dont elle a la charge de déchiffrer le sens véritable selon les critères spécifiques de la discipline historique. C’est ainsi qu’Aloïs Riegl (1858-1905) a pu forger le concept interprétatif de Kunstwollen (la volonté d’art) qui met en rapport les formes artistiques avec les caractères sociaux, religieux et scientifique de l’époque. La volonté d’art y devient la conscience effective de l’artiste créateur, historiquement reconstituée. La proposition de base de Wölfflin (1864-1945), qui fonde la méthode formaliste d’interprétation des œuvres d’art est du même ordre : le style est l’expression de l’état d’esprit d’une époque et d’un peuple ; or cette expression n’est pas libre : elle est prise dans un code, et l’histoire de ce code est autonome, et l’histoire de l’art est pour lui avant tout l’histoire de ses formes. Cette tendance formaliste de l’histoire de l’art s’est perpétuée chez de nombreux défenseurs de l’art moderne, chez Alfred Barr par exemple pour qui l’art abstrait se fondait sur l’évolution purement esthétique de transformations formelles, ou chez Clément Greenberg qui a popularisé l’idée d’une « peinture moderniste » à la recherche d’une identité picturale ultime tout au long d’un processus de réductions progressives du matériau. L’essence du modernisme « est l’usage des méthodes caractéristiques d’une discipline afin de critiquer cette discipline même, non pour la subvertir, mais pour l’ancrer plus fermement dans son aire de compétence ». Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les idées traditionnelles furent ébranlées par ces conceptions esthétiques nouvelles. Le principe de « l’art pour l’art », qui a son origine dans l’idée kantienne selon laquelle l’art a sa propre raison d’être, pouvait justifier de telles approches artistiques; Théophile Gautier, en pleine période romantique, tenait déjà que l’art n’avait rien à voir avec la morale. La formule « l’art pour l’art » fut introduite en 1818 par le philosophe français Victor Cousin, qui fut aussi l’introducteur de la philosophie hégélienne en France. Sa doctrine, parfois appelée esthétisme, fut adoptée en Grande-Bretagne par le critique d’art Walter Pater, par les peintres préraphaélites et par le peintre américain Whistler. En France, le principe fut le credo de poètes comme Charles Baudelaire. De fait, le principe sous-tend en grande partie l’art occidental d’avant-garde au début du XXe siècle. Mais même les positions les plus radicales de « l’art pur » ou de « l’art pour l’art », si elles rejettent tout contenu moralisant n’échappent pas, dans
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E leur démarche même, à un positionnement d’ordre éthique. Dans Les Règles de l’art 1 Pierre Bourdieu présente la genèse de l’autonomie esthétique à propos de la génération post-romantique des écrivains et des artistes en France. Il montre comment Flaubert ou Baudelaire ont contribué à la « constitution du champ littéraire comme monde à part, soumis à ses propres lois », Manet réalisant semblable révolution dans le domaine de la peinture. Cependant il ne manque pas de mettre en évidence que cette revendication de l’autonomie a une connotation éthique certaine même s’il s’agit plus d’une éthique du refus que d’une éthique d’adhésion. A partir des années 1840, et surtout après le coup d’état, le poids de l’argent, qui s’exerce notamment au travers de la dépendance à l’égard de la presse, elle-même soumise à l’état et au marché, et l’engouement, encouragé par les fastes du régime impérial, pour les plaisirs et les divertissements faciles, au théâtre notamment, favorisent l’expansion d’un art commercial, directement soumis aux attentes du public. Il ne fait dès lors pas de doute que l’indignation morale contre toutes ces formes de soumission aux pouvoirs ou au marché, a joué un rôle déterminant, chez des personnages comme Baudelaire ou Flaubert dans la résistance quotidienne qui a conduit à l’affirmation progressive de l’autonomie des écrivains ; et il est certain que la rupture éthique est toujours, comme on le voit bien chez Baudelaire, une dimension fondamentale de toutes les ruptures esthétiques. Comme en témoignent les procès dont ils font l’objet les tenants de l’ « art pur » vont beaucoup plus loin que leurs compagnons de routes réalistes, en apparence plus radicaux : le détachement esthète qui constitue le véritable principe de la révolution symbolique qu’ils opèrent, les conduits à rompre avec le conformisme moral de l’art bourgeois sans tomber dans cette autre forme de complaisance éthique qu’illustrent les tenants de l’ « art social » et les « réalistes » eux même. Flaubert cherche dans les sciences un idéal stylistique (la précision) et un modèle cognitif (l’idéal d’impartialité), il s’en fait une posture d’impassibilité, d’indifférence et de détachement, voire de désinvolture cynique dont l’esthétisme poussé à sa limite tend vers une sorte de neutralisme moral, qui n’est pas loin d’un nihilisme éthique. Il se manifeste dans des relations et des amitiés parfaitement éclectiques et s’associe au refus de tout engagement concret (« La bêtise, selon le mot célèbre de Flaubert, consiste à vouloir conclure »), de toute consécration officielle et surtout de toute prédication. L’engagement éthique est alors en quelque sorte décalé. Il ne réside plus dans le sujet mais dans la dissonance entre le style et le sujet et dans la subversion que cette dissonance provoque sur les structures traditionnelles des genres, expressions des hiérarchies morales de la culture conservatrice. Alors que la mentalité classique, qui concevait la pensée sur le modèle d’une mécanique purement rationnelle, intellectuelle, et pour ainsi dire mathématisable, pouvait considérer la morale comme un corpus intangible de règles positives universelles, l’esprit romantique et moderne, qui restitue les phénomènes de connaissance dans un contexte physiologique élargie où l’imagination, la raison poétique, retrouve une place éminente, préfère rechercher le proces-
Bourdieu Flaubert
1. Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992
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POÏETICA
esthétique romantique
Hegel
Liberté
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sus organique en œuvre dans le positionnement éthique, la fonction moralisante comme le biologiste étudie la « nature naturante », le jugement plutôt que la loi, le programme plutôt que son expression conjoncturelle. « Un homme labyrinthique, disait déjà Nietzsche, ne cherche jamais la vérité, mais uniquement son Ariane ». Tout le romantisme allemand a mis la vérité dans une perspective de fuite, cherchant moins le vrai que le chemin du vrai. On reviendra plus loin sur ce paradoxe d’un engagement éthique consistant à méthodiquement refuser tout engagement positif stable qui caractérise la figure du dandy à la monsieur Teste. Pour en revenir au thème de l’autonomie de l’art que la tradition formaliste privilégie en s’appuyant sur une lecture partielle de l’esthétique kantienne, il est intéressant de noter qu’il est presque immédiatement rejeté par l’esthétique romantique qui nourrira encore une grande partie du XXe siècle. Le philosophe romantique Schelling (1775-1854) peut être considéré, avec Hegel, comme l’un des fondateurs essentiels de l’esthétique idéaliste. L’art est selon lui la totalité accomplie de tous les discours fondamentaux, religion, philosophie, éthique, et, en même temps, l’organe spéculatif fondamental, le seul et unique organon. Avec Hegel l’art, dans l’aboutissement de son devenir historique, l’art romantique, ne fait que mettre en forme une vérité déjà révélée ailleurs, l’art exprime l’Esprit qui se découvre lui-même à travers son expression sensible, naturelle. « L’art creuse un abîme entre l’apparence et l’illusion de ce monde mauvais et périssable, d’une part, et le contenu vrai des événements, de l’autre, pour revêtir ces événements et phénomènes d’une réalité plus haute, née de l’esprit ». « Cette région de la vérité divine que l’art offre à la contemplation intuitive et au sentiment constitue le centre du monde de l’art tout entier, centre représenté par la figure divine, libre et indépendante, qui s’est complètement assimilé tous les côtés extérieurs de la forme et des matériaux, en en faisant la parfaite manifestation d’elle-même ». Il n’est pour Hegel de beau ou d’art véritable qui ne se marque à une adéquation du sensible à la vérité divine, et quand elle n’est plus possible il n’y a plus d’art. L’art ne saurait donc en aucun cas être purement plastique. Il est Art de l’intériorité (contenu) dans l’expérience de l’intériorité (forme). Mais si l’artiste romantique exprime une vérité de l’Esprit il ne doit en aucun cas se faire le simple traducteur d’un quelconque dogme établi ; c’est en cela qu’on a pu parler d’autonomie de l’art. La liberté est la méthode par laquelle il doit reconstruire la vérité : « Un artiste ne doit pas chercher à se mettre en paix avec sa conscience, ni veiller au salut de son âme ; mais son âme, grande et libre, doit, avant même qu’il aborde la production, savoir où elle en est, être sûre d’elle-même et confiante en elle-même ; et le grand artiste de nos jours a surtout besoin d’un libre épanouissement de l’esprit, à la faveur duquel tous les préjugés, toutes les superstitions et croyances qui tendraient à l’attacher à des conceptions et à des formes déterminées deviendraient de simples aspects et moments dont le libre esprit puisse se rendre maître, en leur refusant la valeur de conditions consacrées et intangibles auxquelles ils doivent se soumettre, mais en les recréant pour ainsi dire, en les revalorisant par un contenu plus élevé. C’est ainsi que tout sujet et toute forme sont aujourd’hui à la disposition de
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E l’artiste » [Esthétique]. On retrouve là le même soucis d’indétermination formelle que Bourdieu relevait chez Flaubert, et l’esthétique de liberté et de rupture qui caractérise tout l’art moderne. Comment et pourquoi ce thème de l’autonomie formaliste de l’art at-il pu structurer de manière si générale le monde de l’art des XIXe et XXe siècle, aussi bien au niveau universitaire et muséal que marchand alors que poètes ou artistes continuaient à affirmer que chaque nouveauté formelle était surtout une avancée morale ; ainsi le vers libre – « l’apport le plus net du symbolisme » selon Gustave Kahn – était pour Vielé-Griffin et Apollinaire, loin de tout formalisme et d’art pour l’art, « une conquête morale » dont le « conquérant » était Kahn lui-même ? En fait l’art a été perçu comme une entité autonome avec la constitution d’un espace public où les arts visuels et la musique étaient soumis à la critique et à la discussion d’un public de connaisseurs. C’est l’entrée de l’art dans la sphère publique qui a engendré la question esthétique. Dans ce contexte la Critique de la faculté de juger de Kant est une tentative pour résoudre le problème de l’intersubjectivité. Dans l’acte esthétique, l’homme affirmant l’universalité de son sentiment dépasse son moi et rejoint autrui. Kant pose la question esthétique dans le contexte du problème politique de la « réunion de la liberté (et donc l’égalité) avec la contrainte ». L’universalité formelle du jugement de goût et la sociabilité communicationnelle qui la garantit et qu’elle garantit, non seulement anticipent l’égalité à venir, le devenir réel de l’utopie citoyenne, mais contribuent à sa réalisation. Cependant dès le XIXe siècle cette utopie d’une communication esthétique universelle s’est avérée problématique. La constitution du concept d’œuvre d’avant garde, en réinstaurant un consensus communicationnel idéal au sein de l’élite des spectateurs avancés, a été une première tentative pour maintenir cette utopie. Ce dont l’art tient lieu, c’est d’un motif éminemment politique de croire en une sympathie et une communication, c’est-à-dire, au sens kantien, en des principes de sociabilité qui ne tiendraient ni à la religion, ni à la nation, ni à la langue, ni à la parenté, ni à l’intérêt, ni à la dépendance du commerce, ni à la raison. L’art continue à être présenté comme une source de légitimation et de motivation qui pourrait réenchanter la vie sociale, mais face à cette utopie, la démocratie radicale continue de se diluer dans les communautarismes, chaque groupe social s’enfermant dans le champ d’un espace semi-privé, celui de sa propre « culture », pendant que le champ public s’amoindri d’autant. La constitution du regard esthétique comme regard « pur », capable de considérer l’œuvre en elle-même et pour elle-même, c’est-à-dire comme « finalité sans fin », est liée à l’institution de l’œuvre d’art comme objet de contemplation, avec la création des galeries privées, puis publique, des musées, avec le développement parallèle d’un corps de professionnels chargés de conserver l’œuvre d’art, matériellement et symboliquement ; et aussi à l’invention progressive de l’ « artiste » et de la représentation de la production artistique comme « création » pure de toute détermination et de fonction sociale. Le système académique ne pouvait fonctionner sans l’apport financier du marché artisanal de l’imitation en plein essor à la fin du XIXe siècle. Le tarissement de ce marché provoqué par l’invention de la photographie
Public
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POÏETICA marché
autonomie de l’art
hétéronomie de l’art
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remet en cause toute l’organisation du marché de l’art. Pour que celui-ci survive, les marchands, acteurs centraux du nouveau système, promeuvent une nouvelle convention de qualité, l’originalité (comprise dans ses deux conceptions de nouveauté et d’authenticité), qui devient le principal critère d’appréciation esthétique et par suite économique des œuvres. Le marché de la peinture-image se transforme en un marché de la peinture-tableau. Le champ de production ainsi constitué est un réseau de relation objectives entre des positions, des prises de positions qui se définissent, pour une grande part, négativement, dans la relation avec d’autres. Chaque prise de position (thématique, stylistique, etc.) se définit (objectivement et parfois intentionnellement) par rapport à l’univers des prises de positions. Les éléments les moins avancées dans le processus de légitimation, refusent ce que sont et font leurs devanciers plus consacrés. Le privilège accordé à la « jeunesse », et aux valeurs de changement et d’originalité auxquelles elle est associée exprime la loi spécifique du changement dans le champ de production artistique, à savoir ce que Bourdieu appelle la dialectique de la distinction : celle-ci voue les institutions, les écoles, les œuvres et les artistes qui ont « fait date » à tomber au passé, à devenir classiques ou déclassés, à se voir rejeter hors de l’histoire ou à « passer à l’histoire », à l’éternel présent de la culture consacrée où les tendances et les écoles les plus incompatibles « de leur vivant » peuvent coexister pacifiquement, parce que canonisées, académisées, neutralisées. Aussi l’autonomie de l’art est-elle un concept dont la sociologie met en évidence le caractère idéologiquement « intéressé ». Bien qu’elles en soient grandement indépendantes dans leur principe (c’est-à-dire dans les causes et les raisons qui les déterminent), les luttes pour la distinction qui se déroulent à l’intérieur du champ littéraire ou artistique « autonome » dépendent toujours dans leur issue, de la correspondance qu’elles peuvent entretenir avec les luttes externes (celles qui se déroulent au sein du champ du pouvoir ou du champ social dans son ensemble) et des soutiens que les uns ou les autres peuvent y trouver. La plupart des notions que les artistes et les critiques emploient pour se définir ou pour définir leurs adversaires sont des armes et des enjeux de luttes, et nombre des catégories que les historiens de l’art mettent en œuvre pour penser leur objet ne sont que des schèmes classificatoires issus de ces luttes et plus ou moins savamment masqués ou transfigurés. Toute l’historiographie de l’art met en évidence les enjeux hétéronomes qui ont présidé à la découverte, à l’oubli ou la redécouverte de tel artiste ou de tel mouvement. Ainsi par exemple, à l’instar de ce qui se produisit en Angleterre avec l’art médiéval, la faveur croissante dont jouissait en France le style rococo, parut constituer, pour l’art moderne, un danger moral et politique qu’il fallait réprimer. C’est l’irruption des romantiques qui déclencha la plus redoutable offensive non seulement contre l’art contemporain, mais aussi contre ses antécédents présumés de l’époque antérieure. Article après article, l’excellent critique Delécluze, qui, lui-même avait été l’élève de David, ne cessait de fulminer contre des innovations qu’il considérait comme autant de pas en arrière. Dans un compte rendu du fameux Salon de 1824,
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E il comparait les Massacres de Scio de Delacroix à l’Embarquement pour Cythère de Watteau. Delécluze qui, en outre, accusait Delacroix d’avoir fait de son mieux pour « ramener le goût faux, maniéré et flasque qui régnait dans l’école française vers 1772 »1. En France, comme en Angleterre, tout penchant pour l’art « hétérodoxe » comportait des implications d’ordre politique, social et religieux, aussi bien qu’esthétique. En 1849, après que la révolution eut chassé LouisPhilippe de son trône, Delécluze s’emportait en ces termes : « Quant à moi, qui depuis 1830 observe la marée toujours montante de l’océan démocratique, je n’ai pas encore pu me rendre compte de ce qui peut avoir causé le mélange monstrueux des opinions républicaines avec le retour du goût pour les ouvrages de Watteau et de boucher ». Delécluze exagérait, mais il n’avait pas complètement tors. A la fin des années 1840, le renouveau du rococo était lié étroitement – mais, bien sûr, pas exclusivement – à certaines strates de la gauche politique. L’année précédente, alors que la France était encore une monarchie, le grand public avait eu pour la première fois l’occasion de constater à quel point le goût avait foncièrement changé au bénéfice du XVIIIe siècle. L’exposition qui se tint cette année-là dans une galerie du Bazar de Bonne-Nouvelle, premier grand magasin situé sur le boulevard du même nom, revêtait indéniablement un aspect contestataire du point de vue politique. C’était la troisième exposition organisée par l’Association des artistes peintres, sculpteurs, architectes, graveurs et dessinateurs, fondées par le baron Taylor en décembre 1844. Parmi les artistes exposées : Théodore Rousseau, Louis Le nain, Chardin, Watteau, Fragonard, Prud’hom. Par-dessus tout, aux yeux des nationalistes de gauches qui avaient accueilli avec joie la révolution de 1848, les artistes en questions offraient le suprême avantage de constituer à eux tous une école française qu’il était possible de situer au même niveau que celles d’Italie et des Pays-Bas auxquelles, prétendait-on, elle n’était quasiment redevable de rien. Le succès de l’école hollandaise est d’ailleurs lui aussi intimement lié à un engagement politique à gauche. Théophile Thoré, à qui nous devons en grande partie la célèbre collection Peirere, du nom des banquiers fondateurs du Crédit Foncier en 1852, partageait son temps, dans les années 1830, entre la critique d’art et le militantisme de gauche. En 1840, il fut même condamné à un an de prison pour activités séditieuses. Ses sympathies esthétiques les plus vives allaient aux romantiques, et tout particulièrement au paysagiste Théodore Rousseau. Delacroix exprimait à ses yeux la vie, Ingres le culte de la forme pour elle-même et l’indifférence en matière politique. De la même manière, sa dilection pour les maîtres du passé fut sensiblement influencée par ses idéaux de gauche. L’art italien, disait-il, avait été asservi au Christ et à Apollon ; l’art hollandais, au contraire, était l’expression de la réalité humaine : « Tel est le caractère de l’école hollandaise dans son ensemble. La vie, la vie vivante, l’homme, ses mœurs, ses occupations, ses joies, ses caprices […]. Ah ! ce n’est plus l’art mystique, enveloppant
école hollandaise
1. Delécluze, journal des débats, 22 mars 1845
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POÏETICA
illusion scolastique
de vieilles superstitions, l’art théologique, ressuscitant de vieux symboles, l’art princier, aristocratique, exceptionnel par conséquence, et consacré uniquement à la glorification des dominateurs de l’espèce humaine ». Pour lui la peinture hollandaise constituait une avancée encore inexplorée de l’esprit humain, moralement supérieure aux grands peintres italiens. Le nom de Thoré reste le plus indissolublement lié à Vermeer. Il excita la curiosité du public en multipliant dans ses nombreux articles les références enthousiastes à l’artiste. Sa renommée d’expert s’étendit de plus en plus, et culmina finalement avec la publication de sa magistrale monographie, parue d’abord dans la Gazette des Beaux-Arts en 1866. Les enjeux qui commandent la reconnaissance d’un mouvement artistique ne sont ainsi jamais purement esthétiques. Ainsi, la victoire symbolique de l’expressionnisme abstrait américain, on le sait maintenant, ne s’imposa qu’à partir de 1948, lorsque le MOMA décida de défendre l’art de ceux qu’on appelait alors les « extrémistes ». Les enjeux défendus étaient alors clairs comme en témoigne une lettre de Nelson Rockefeller, président du Boards of Trustees du Musée, à Nelson Aldrich, insistant avec véhémence sur le fait que l’expérimentation propre à l’art moderne était le garant, le symbole même de la liberté, le symbole du système démocratique américain comme le prouvaient les répressions répétées perpétrées par les nazis et les staliniens envers l’art moderne. L’Amérique, dans sa bataille idéologique contre l’URSS devait défendre cet art radical non seulement au nom de la liberté mais aussi disait-on parce que cet expressionnisme abstrait – qui pensait-on alors ne donnait aucune prise à la propagande – intégrait les valeurs éthiques et morales (liberté, individualisme, risque) qui définissaient alors cette nouvelle Amérique libérale. Ce positionnement réactif conforme à l’analyse du champ de production culturelle de Bourdieu marque les limites des motivations internes de réceptions de l’œuvre, le message que les artistes veulent faire passer, tout autant que les justifications formalistes des historiens d’art contemporains comme celle de Greenberg qui soutient que « l’histoire de la peinture d’avant garde est celle d’une rédition progressive à la résistance de son médium »1 . Si l’autonomisation du travail intellectuel a pu conduire à croire à l’indépendance des idées et des œuvres, à leur total détachement vis-à-vis de leurs conditions de production, la sociologie met en évidence que les idées apparemment les plus abstraites, les plus universelles ou désincarnées – celles issues de la réflexion philosophique, du travail scientifique, de la création artistique – sont sensiblement tributaires de leur condition de production. « L’illusion scolastique » consiste à croire qu’il peut exister un art pour l’art, une philosophie comme pur travail du concept, un travail scientifique désincarné. En fait, les idées ont une histoire, un passé, un inconscient, un lourd héritage, elles s’inscrivent dans des stratégies liées à une trajectoire, à un jeu de positionnement au sein d’un univers social donné. La sociologie établit, logiquement et expérimentalement, que plaît ce dont on a le concept, ou plus exactement, que seul ce dont on a le concept peut 1. Greenberg, Vers un nouveau Laocoon, 1940
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E plaire ; que par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l’apprentissage et, dans le cas particulier, l’apprentissage par l’accoutumance et l’exercice, en sorte que, produit artificiel de l’art et de l’artifice, ce plaisir qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité plaisir cultivé. L’œuvre d’art considérée en tant que bien symbolique n’existe comme telle que pour celui qui détient les moyens de se l’approprier, c’est-à-dire de la déchiffrer. Les schèmes d’interprétations sont la condition de l’appropriation du capital artistique. La compétence artistique se définit donc comme la connaissance préalable des principes de division proprement artistiques qui permettent de situer une représentation, par le classement des indications stylistiques qu’elle enferme, parmi les possibilités de représentation constituant l’univers artistique. Ce mode de classement s’oppose à celui qui consisterait à classer une œuvre parmi les possibilités de représentations constituant l’univers des objets quotidiens (ou plus précisément, des ustensiles) ou l’univers des signes, ce qui reviendrait à la traiter comme un simple moyen de communication chargé de transmettre une signification transcendante. Percevoir l’œuvre d’art de manière proprement esthétique, c’est-à-dire en tant que signifiant qui ne signifie rien d’autre que lui-même, cela consiste à en repérer les traits stylistiques distinctifs en la mettant en relation avec l’ensemble des œuvres constituant la classe dont elle fait partie et avec ses œuvres seulement. Comme le remarque Panofsky, ceux qui n’ont pas reçu de leur famille ou de l’école les instruments que suppose la familiarité sont condamnés à une perception de l’œuvre d’art qui emprunte ses catégories à l’expérience quotidienne et qui s’achève dans la simple reconnaissance de l’objet représenté. Privés de « la connaissance du style » et de la « théorie des types » seules capables de corriger respectivement le déchiffrement du sens phénoménal (iconographie) et du sens signifié (iconologie), les sujets les moins cultivés sont condamnés à saisir les œuvres d’art dans leur pure matérialité phénoménale, c’est-à-dire à la façon de simples objets du monde. Dans ces conditions l’esthétique peut-elle être autre chose qu’une dimension de l’éthique (ou, mieux, de l’ethos) de classe ? Il est intéressant de noter à cet égard que l’approche esthétique des œuvres d’art comme expérience spécifique de perception fondamentalement différente de celle des objets quotidiens, qui est une constante chez les historiens ou chez les philosophes de l’art, c’est encore la démarche d’Arthur Danto dans La transfiguration du banal, est en profonde contradiction avec la pratique effective des artistes, poètes, peintres, musiciens, qui dès la fin du XVIIIe siècle se sont attaché à réintégrer dans la sphère de la création de multiples pratiques culturelles de type folklorique, ce que la muséographie nommera les arts et traditions populaires. Ainsi, en 1806 déjà, Goethe – dont l’influence sur le milieu artistique a été sans commune mesure avec celle d’aucun esthéticien ou historien d’art – avait publié un article sur les chants populaires allemands regroupés par Achim von Arnim et Clemens Brentano sous le titre Des Knaben Wunderhorn. Il y avait insisté sur la grande valeur poétique qu’il accordait à ce genre de poésie : « Le génie poétique est parfait en lui-même, où qu’il apparaisse ; il se peut bien que l’imperfection du langage, de la technique extérieure, ou quoi que ce soit d’autre, s’opposent à lui, il possède la forme intérieure, plus haute, et qui en fin de
capital artistique
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primitivismes
marchands
compte domine tout »1. Comme il le déclare dans une de ses maximes : « Le talent poétique est tout autant donné au paysan qu’au chevalier. Il importe seulement que chacun assume son propre état et le traite selon son rang ». Une veine ethnologique court ainsi dans tout l’art romantique, veine qui ne s’exprime pas avec plus de force dans les tendances « primitivistes » de l’art moderne qui veut réconcilier l’art et la vie. Si, de l’avis même des poètes et des artistes, le phénomène artistique a pu paraître universellement accessible, il n’en reste pas moins que son expression institutionnalisée, dont la légitimité ne cesse de faire problème, a toujours été l’enjeu de luttes de pouvoir. A chaque époque le gouvernement de l’art a été monopolisé par le groupe médiateur central, entendant par-là le groupe social qui donne à un certain moment de l’Occident son esprit et son style parce qu’il administre le sacré du moment. L’Eglise a administré Dieu et le salut, les cours princières, la puissance et la gloire, les bourgeoisies, la Nation et le Progrès, les entreprises multinationales le Profit et la croissance, aujourd’hui les Médias le réseau de l’information et de la communication. Le porteur des valeurs d’Unification, c’est-à-dire du sacré social, est aussi celui qui ponctionne le mieux les surplus économiques. Le principal collecteur de plus-value collectionne les Images les plus valorisantes. A partir de la mise en place du champ de production de l’art autonome, au milieu du XIXe siècle, et jusqu’au milieu du XXe siècle, le monde de l’art a été structuré par la mentalité bourgeoise et nationale de l’artiste travailleur indépendant, libéral, inventif, défendu par des critiques et des marchands qui, dans un contexte économique concurrentiel, répondaient eux même à cette typologie. Après la seconde guerre mondiale se met en place un nouvel ordre mondial politique et économique. L’art moderne est devenu un enjeu public essentiel dans la lisibilité idéologique des deux grands blocs Est et Ouest, avec le paradigme réalisme pour l’un et le formaliste international pour l’autre. La clef de voûte du nouveau système de « l’art de la liberté », à l’image du nouveau libéralisme international qui se met en place, est, selon la terminologie de Raymonde Moulin, le « marchand-entrepreneur ». Ces entrepreneurs « nouveau style » se distinguent des pères fondateurs (Paul Durand-Ruel, Ambroise Vollard ou Daniel-Henri Kahnweiler) non seulement par un usage différent du temps, mais par de nouvelles relations avec les artistes, les instances culturelles et le public, dans un contexte où, à partir des années 60, s’est développée l’action publique en faveur des artistes, en même temps que les choix artistiques, au niveau national (ou fédéral), se sont orientés vers les formes avancées d’art contemporain. C’est l’opposition entre deux conceptions du marché, l’une fondée sur l’éternité de l’art et l’autre sur le « tourbillon innovateur perpétuel », l’opposition entre la stratégie du temps long et des succès différés et celle du temps court et du renouvellement continu. Cette nouvelle stratégie, jouant sur un temps raccourci, appelle un espace d’action socialement et géographiquement élargi. Les nouveaux entrepreneurs ne refusent plus la commandite bancaire ni la 1. Goethe, Ecrits sur l’art, Paris, Flammarion, 1996, p.281
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E publicité, ils ne se situent pas à contre-courant des institutions culturelles et disposent d’un public soumis au jugement des professionnels de l’art contemporain et attiré par la mode et / ou la fièvre spéculative. Cette l’époque diagnostiquée comme celle de « la fin de l’idéologie »1 a ainsi vu la vague montante du libéralisme s’accompagner de l’idée que le capitalisme pouvait tout absorber et tout cannibaliser, y compris les tendances les plus subversives. Sur chaque grande place commerciale, le secteur de l’art contemporain se structure autour d’un nombre limité de galerie-leaders, celles qui, assurées d’un soutien bancaire, sont pourvues d’un fort capital culturel et sont capables de mettre en œuvre ce que les économistes appellent une technologie de consommation pour fabriquer la demande susceptible d’apprécier un nouveau produit artistique. Cette technologie combine les techniques du marketing commercial et de publicité d’une part, enseignées actuellement dans des écoles commerciales d’ « ingénierie culturelle » ou dans les structures institutionnelles du type Ecole du Patrimoine, avec celles de diffusion culturelle d’autre part. La recherche de la minimisation des coûts de développement d’une technologie de consommation artistique a contribué à l’internationalisation du marché et imposé cette forme suprême de monopole que constitue la coalition. Une galerie-leader peut disposer d’un réseau de diffusion (national et, éventuellement international), des quasi-franchises en quelque sorte, qui montre « ses » artistes. Plusieurs galeries bénéficiant chacune, dans un pays donné et pour un artiste donné, d’une exclusivité nationale, peuvent s’entendre entre elles pour s’assurer le monopole international de la vente des œuvres de cet artiste. L’évolution récente du marché fait que ces ententes de caractères oligopolistiques s’opèrent, le plus souvent, ponctuellement et sur le court terme. La coopération entre les marchands tend de plus en plus à l’emporter sur la compétition pour répondre au coût élevé et à la succession rapide des lancements. Léo Castelli a été, après la seconde guerre mondiale, l’archétype du marchand-entrepreneur et de la galerie leader. La promotion des artistes qu’il a défendu repose en effet sur un réseau culturel, mondain, médiatique et commercial. Il a travaillé non seulement avec les musées des Etats-Unis mais avec ceux du monde entier et avec les plus grands collectionneurs américains et européens comme E et R Scull, Newhouse, Eli Broad, Saatchi, Panza di Biumo, Peter Ludwig etc. Ce réseau à prédominance culturelle se doublait d’un réseau à prédominance marchande, celui des friendly galleries, avec en premier lieu la galerie de son ex-femme Ileana Sonnabend. Castelli s’est ainsi entouré d’un réseau de galeries aux Etats-Unis, au Canada et en Europe, dans lequel le travail de ses artistes a été régulièrement montré. Ce réseau a été suffisamment dense au milieu des années 70 pour que 70% des ventes réalisées par Castelli s’effectuent par d’autres galeries, à peu près la moitié d’entre elles se trouvant en Europe. Les grands collectionneurs internationaux, qu’on évalue généralement à une centaine, sont les premiers gros acheteurs de ces galeries. Ils achètent
Léo Castelli
1. Bell, The end of Idéologie, 1960
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marché de l’art self-fulfilling prophecies
tôt, à des prix relativement faibles, un nombre élevé de pièces de chacun des artistes représentatifs des mouvements auxquels ils s’intéressent. L’entrée massive d’une nouvelle tendance dans une collection de référence contribuant, dès avant l’entrée au musée, à l’officialisation d’un mouvement artistique. Le grand collectionneur, étant généralement membre du conseil d’administration d’un musée, facilite la reconnaissance institutionnelle des artistes qu’il soutient. La corrélation des évaluations émises par les différents acteurs économiques et culturels, est forte, au moins autant qu’ils interviennent dans des secteurs homologues du champ culturel et du marché. Tout se passe dès lors comme si les grands collectionneurs, détenteurs de stocks importants, constituaient, avec les marchands une coalition ayant les moyens de contrôler le marché, comme si ces acteurs s’organisaient pour autoréaliser leurs propres anticipations de la valeur d’un artiste. Le marché de l’art contemporain présente en effet depuis les années 50 différents caractères opposés au modèle de concurrence efficace : il vit selon des évènements particuliers ; il est épisodique et irrégulier ; il n’est pas transparent, l’information qu’il livre étant toujours partielle, voire partiale ; enfin il est le lieu par excellence de ces anticipations au troisième degré et de la prévision qui se réalise d’elle-même (self-fulfilling prophecies). Le marché de l’art est un marché d’initié où le délit d’initié fait partie de la règle du jeu à l’inverse des règles qui régissent la marché boursier ; un paradis d’initié, faute de n’être un total paradis fiscal. L’un des phénomènes les plus significatifs de ces dernières années est d’ailleurs le déplacement du commerce de l’art des galeries vers les ventes publiques, corrélatif d’une circulation accélérée des œuvres et d’un nouveau rapport à la collection. Les années 80 ont vu l’influence des grands collectionneurs, les Tremaine, la baronne Lambert, Raymond D. Nasher (promoteur de centres commerciaux), Panza di biumo, Charles Saatchi (publicitaire), Peter Ludwig (roi du chocolat), François Pinault (grande distribution, luxe), devenir écrasante et quasi-monopolistique. Pour gérer leur collection, ces mégacollectionneurs rémunèrent des conservateurs et, pour écrire, à partir d’elle l’histoire de l’art, ils financent d’imposant catalogues. En achetant un très grand nombre d’œuvres de mêmes artistes, ils en contrôlent l’offre, donc la cote (c’est le cas de Damien Hirst, chouchou de Saatchi, ou de Jeff Koons, soutenu par Pinault, notamment). Saatchi, fils du directeur d’une usine de textile d’origine irakienne, est aujourd’hui à la tête d’une collection de plus de 2500 œuvres issues de 350 artistes. Le publicitaire londonien a fait la réputation de Carl Andre, Robert Ryman, Damien Hirst… et défait celle de Sandro Chia. Harry Bellet le décrit : « Sorcier de la publicité, C.Saatchi aime créer un marché, faire et défaire les réputations. L’artiste italien S. Chia a eu du mal à se remettre du jour où C. Saatchi s’est défait de ses tableaux en claironnant qu’il ne croyait plus en lui »1. A côté de ces « locomotives » du marché et, plus largement, du système tout entier, ces années ont consacré le type nouveau du collectionneur affairiste, utilisant le marché comme la bourse où il a d’ailleurs le plus souvent accru sa fortune. 1. Harry Bellet, Le marché de l’art s’écroule demain à 18h30, Nil Editions, 2001
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E Dans ce système, les responsables des musées quant à eux sont, à leur manière, des zinszins, ces investisseurs institutionnels, grandes compagnies d’assurance, Caisse des dépôts, banques, organismes plus ou moins liés aux autorités économiques et politiques qui pèsent opportunément sur les grandes tendances du marché boursier. Si les conservateurs n’ont plus les moyens financiers de faire les prix, il demeure que leurs choix servent d’étalon de valeur, comme le soulignait Jean Baudrillard : « De même qu’il faut un fonds-or, la couverture publique de la Banque de France pour que s’organisent la circulation du capital et la spéculation privée, il faut la réserve fixe du musée pour que puisse fonctionner l’échange signe des tableaux. Les musées jouent le rôle des banques dans l’économie politique de la peinture »1. Comme l’a bien noté Marc Fumaroli, l’Etat culturel socialiste a connu une dérive qui l’a fait passer de l’action culturelle à finalité de reconstruction morale à la Malraux à un commercialisme culturel qui n’a souvent rien à envier au management commercial tout court, sauf les résultats. Le musée, public ou privé, au centre de ce dispositif, est devenu une sorte de banque centrale dans un monde de l’art sans étalon-or ni parités fixes. Mais l’emprise de l’économie sur la production artistique s’exerce aussi à l’intérieur même du champ à travers le contrôle des moyens de production et de diffusion culturelle, et même des instances de consécration. Il s’agit ici d’un problème global dont l’acuité est devenue évidente dès les années 80 et les premières manifestations de la mondialisation, le problème de la prise de pouvoir d’un nouveau « groupe médiateur central », pour reprendre la terminologie de Régis Debray, celui de la communication et des médias. Les producteurs attachés à de grandes bureaucraties culturelles (journaux, radio, télévision) sont de plus en plus contraints d’accepter et d’adopter des normes et des contraintes liées aux exigences du marché et, notamment, aux pressions plus ou moins fortes et directes des annonceurs ; et ils tendent plus ou moins inconsciemment à constituer en mesure universelle de l’accomplissement intellectuel les formes de l’activité intellectuelle auxquelles leurs conditions de travail les condamnent (on peut penser par exemple au fast writing et au fast reading qui sont souvent la loi de la production et de la critique journalistique). L’exclusion hors du débat public des artistes, des écrivains et des savants est le résultat de l’action conjuguée de plusieurs facteurs : certains ressortissent à l’évolution interne de la production culturelle – comme la spécialisation de plus en plus poussée, tandis que d’autres sont le résultat de l’emprise de plus en plus grande d’une technocratie qui, avec la complicité souvent inconsciente des journalistes, pris aussi au jeu de leurs concurrences, trouve une complicité immédiate dans une technocratie de la communication, de plus en plus présente, au travers des médias, dans l’univers même de la production culturelle. Les forces d’inertie les plus profondes du monde social, sans parler même des puissances économiques qui, notamment à travers la publicité, exercent une emprise directe sur la presse écrite et par-
commercialisme culturel
mondialisation médias
fast writing
technocratie de la communication
1. Jean Baudrillard (Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, 1972
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spectacle
Art et publicité
performance
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lée, peuvent ainsi imposer une domination d’autant plus invisible qu’elle ne s’accomplit qu’à travers des réseaux complexes de dépendance réciproque. Ces nouveaux maîtres à penser sans pensée monopolisent le débat public au détriment des professionnels de la politique (parlementaire, syndicalistes, etc.) ; et aussi des intellectuels ou des artistes qui sont soumis, jusque dans leur univers propre, à des sortes de coups de force spécifique, à la syntaxe sensationaliste du Spectacle. La culture devenue intégralement marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire. Le faux choix dans l’abondance spectaculaire, choix qui réside dans la juxtaposition de spectacles concurrentiels et solidaires comme la juxtaposition des rôles (principalement signifiés et portés par des objets) qui sont à la fois exclusifs et imbriqués, se développe en lutte de qualités fantomatiques destinées à passionner l’adhésion à la trivialité quantitative. Ainsi renaissent de fausses oppositions archaïques, des régionalismes ou des intégrismes identitaires chargés de transfigurer en supériorité ontologique fantastique la vulgarité des places hiérarchiques dans la consommation. L’étiquette publicitaire donne des couleurs fantasmatiques spécifiées à l’uniformité du réel consumériste de la « vidéo sphère ». CNN contre Al Jazira ? Ainsi, de manière paradoxale, dans le monde de l’art actuel, l’hétérogénéité stylistique revêt d’abord la figure d’une homogénéité de la diversité. Cette diversité homogène, où tout est différent et pourtant tout est toujours pareil, est celle même qui correspond à la culture véhiculée par les médias, les agences de presse, les quelques groupes-mammouths de la communication, cette culture planétaire qui est consommée par les élites de pouvoir, multinationales qui se ressemblent de plus en plus dans leurs goûts, leurs loisirs, leurs pratiques de consommation, y compris culturelle, et leur cosmopolitisme. Aussi tous ceux qui exaltent ce vacarme mass-médiatique, le sourire imbécile de la publicité, l’oubli de la nature, l’indiscrétion élevée au rang de vertu, il faut les appeler : « collabos du moderne ». La décrue des images en simples sigles a en effet été rythmée par le passage de la réclame (vanter les qualités d’un objet) à la publicité (flatter les désirs d’un sujet). Elle a accompagné le transfert des priorités, dans l’ordre médiatique, de l’information à la communication (ou de la nouvelle au message) ; dans l’ordre politique, de l’Etat à la société civile, du parti au réseau, du collectif à l’individu ; dans l’ordre économique, d’une société de production à une société de services ; dans l’ordre des loisirs, d’une culture d’avertissement (école, livre, journal) à une culture de divertissement, et dans l’ordre psychique, de la prédominance du principe de réalité à celle du principe de plaisir. Tout cela débouche sur un ordre nouveau, complet et cohérent. Dès lors que le désir supplante le besoin et que la marchandise atteint son « stade esthétique », créatifs et créateurs fusionnent. Art et Pub même combat. La promotion de l’œuvre devient l’œuvre, l’art est l’opération de sa publicité. Les artsites contemporains intègrent automatiquement cet autre, ce terminal qu’est la demande de masse, cette fatalité massive de la banalité. En reniant ses propres principes d’illusion, de symbolisme, pour devenir une performance, une performance d’installation, voulant récupérer toutes les dimensions de la scène, de la visibilité, se faire extrêmement opérationnel lui aussi, par cette espèce de visibilité forcée, l’art contempo-
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E rain entre alors dans le même champ que les médias, que la publicité. Il ne s’en distingue plus. Peut-on encore parler d’art ? Le développement à Soho, dans le milieu des années 80, d’un marketing agressif et d’une publicité hyperbolique (hype) a introduit, dans le marché de l’art, des méthodes familières au marché des variétés, le show-biz. L’art américain de cette période le plus proche des graffiti et le plus chargé de thèmes médiatiques, a d’ailleurs fait une entrée fracassante sur le marché avant d’avoir droit de cité dans les musées et les circuits culturels américains, avant même d’avoir obtenu le feu vert de la critique journalistique. L’image publicitaire impose ainsi sa loi, elle est devenue le médiateur central, véritable lieu du Sacré contemporain c’est-à-dire le principe d’unité d’un nouveau collectif globalisé. Le sensationnalisme est aujourd’hui le meilleur vecteur d’impact médiatique donc de « qualité artistique ». Quelques dizaines d’artistes maîtrisant les ficelles de la communication, ont su mettre à profit cette nouvelle donne. Epaulés par quelques gourous influents (grands collectionneurs, marchand, conseillers, commissaires-priseurs…), ils ont vu leur cote monter en flèche. Certains, comme le journaliste Harry Bellet, n’hésitent pas à parler d’entente tacite… Une poignée d’avant-gardistes mène la danse. Comme l’Américain Jeff Koons et ses photographies porno-kitch avec la Cicciolina. Le Britannique Damien Hirst est lui aussi connu pour ses frasques dont raffolent les médias ; Il a notamment réalisé un moule transparent de sa tête qu’il a rempli de son propre sang. L’italien Maurizio Cattelan s’est également illustré à plusieurs reprise par ses coups d’éclat destinés à le faire sortir du lot. Son mannequin du pape écrasé par une météorite, « la Nona Ora », exposé dans une galerie de Varsovie en 2000, a provoqué un tollé ; ce parfum de scandale a attiré les foules, un an plus tard, lors d’une vente chez Christie’s à New York où son vendeur a pu réaliser une belle plus-value. Les auctioneers ont également compris tout l’intérêt financier de médiatiser une vente aux enchères. Les médias font monter la pression sur les enchérisseurs et, au final, exploser les prix. Les acheteurs eux même peuvent profiter de la médiatisation sensationnaliste d’une vente record. Ainsi, grâce à la médiatisation de la vente des Tournesols, l’assureur japonais Yasuda a trouvé de nouveaux assurés et a rentabilisé son investissement. Le dernier grand bouleversement du monde de l’art a bien été cette monté en puissance, dans les années 90, des grandes maisons de ventes aux enchères, Sotheby’s, Christie’s et Phillips. Disposant d’un vivier d’acheteurs-collectionneurs, entretenu par une savante politique de relations publiques, et d’un fichier d’experts, historiens ou conservateurs de musée intervenant comme conseils, qui garantissent au mieux les prix et l’origine des pièces vendues (non sans certaines bavures !), ces maisons, intégrées à de grands groupes industriels multinationaux (LVMH de Bernard Arnault pour Phillips, Artémis de François Pinault, pour Christie’s) représentent bien l’état quasi achevé de la globalisation du marché de l’art et du luxe. Dans un marché qui ne fonctionne plus comme une juxtaposition de marchés nationaux communiquant plus ou moins bien entre eux, mais comme un marché global, les mécanismes économiques et techniques de la mondialisation des transactions et la « financiarisation » accrue des économies interdépendantes ont exercé une influence décisive sur la structure et le
hype
sensationnalisme
auctioneers
maisons de ventes
Arnault - Pinault marché globalisé du luxe
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Art - actif financier
avant-garde
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fonctionnement du marché en inversant le rapport de force entre les galeristes et les grandes maisons de ventes aux enchères. Ainsi, depuis le milieu des années 80, l’art est devenu un actif financier qui, à l’instar des biens immobiliers ou des actions en Bourse, fluctue au gré des cycles économiques. Après le krach d’octobre 1987, nombre d’investisseurs y ont vu une valeur refuge. Notamment les investisseurs japonais, qui, lancés dans une évasion fiscale massive, ont alors fait main basse sur les plus belles pièces en déboursant des fortunes. Comme le magnat du papier, Ryoei Saito, qui, en 1990, a acheté « le Moulin de la Galette » de Renoir et « Le Portrait du docteur Gachet » de Van Gogh pour 160,6 millions de dollars. La guerre du Golfe et l’effondrement de l’immobilier nippon ont ensuite stoppé cette fièvre spéculative ; jusqu’à ce que le business reparte de plus belle, en 1998, dopé par la croissance américaine et l’euphorie boursière. Aujourd’hui « acheter de l’art contemporain est devenu l’une des activités sociales favorites de la jet-set américaine », souligne Philippe Ségalot, négociant indépendant à New York et ancien responsable du département Art contemporain chez Christie’s. Le marché de l’art ressemble d’ailleurs à s’y méprendre au second marché boursier. Il s’est doté d’indices : le JDA art 100, le CAC 32, construits sur le modèle du CAC 40 à partir du prix d’œuvres de référence ou de cote des peintres. De plus une presse spécialisée, le Kunst Kompass, publie les cotes des tableaux comme le fait le Wall Street Journal pour le cours des actions boursières. Dans ce prolongement et surfant sur la vague Internet, l’entreprise ArtPrice, fondée en 1997 et liée à LVMH, a dédié son activité à la collecte et au traitement d’informations émanant de toutes les ventes publiques de par le monde. A partir de ces éléments, l’un de ses départements publie des indices d’évolution des prix de tout type d’œuvre d’art. Cette évolution récente du milieu de l’art a deux conséquences qui distinguent ce milieu de celui qui a soutenu les premières avant-gardes. La première est que, sous pression de la masse-média, ce ne sont plus les idées neuves qui prévalent mais les idées conservatrices. En particulier les idées conservatrices d’idées neuves. L’esthétique des mass média est inévitablement celle du kitsch, cette traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion ; et au fur et à mesure que les mass média embrassent et infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre esthétique et notre morale quotidiennes. Jusqu’à une époque récente, disons la fin des années 60, le modernisme signifiait une révolte non-conformiste contre les idées reçues et le kitsch. Aujourd’hui, la modernité se confond avec l’immense vitalité mass-médiatique, et être moderne signifie un effort effréné pour être à jour, être conforme, être encore plus conforme que les plus conformes. L’autre conséquence est qu’une séparation s’est produite entre ce milieu et la plupart des intellectuels, écrivains et critiques, qui auparavant y participaient. Certains parmi les plus brillants ont simplement délaissé un champ qui n’offrait plus de support à une réflexion un tant soit peu exigeante et se sont tournés vers d’autres disciplines (architecture, photographie, cinéma, etc.) ou bien se consacrent à des travaux d’historiens. C’est par exemple la pression du marché qui, déjà, expliquait le retrait de Michel
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E Ragon de la critique d’art : « Le marché du tableau est un marché ignominieux. J’ai abandonné la critique d’actualité en grande partie à cause justement de ce commerce. Tout ce que je pouvais écrire au moment où j’ai obtenu une certaine notoriété était récupéré par le marché du tableau »1. Beaucoup de prises de positions contre l’art contemporain révèlent ce même type de malaise face à des structures jugées oppressantes pour la liberté de penser l’art. C’est ce sentiment de « complot de l’art » qu’expriment des personnalités éminentes comme Jean Baudrillard, Jean Clair, Marc Fumaroli, Claude Lévi-Strauss, Milan Kundera, etc. C’est aussi peut-être le même genre de malaise qui explique que depuis les années 60 écrivains, poètes ou intellectuels n’aient plus entretenu avec les artistes les relations fraternelles qui ont caractérisées le XIXe et la première moitié du XXe siècle, prolongeant sous une forme nouvelle l’ « ut pictura poesis » traditionnelle. La société intellectuelle a en effet changé, depuis la rupture contestataire de 1968. Dans la mesure où les appareils de contestations se multipliaient, le pouvoir lui-même, comme catégorie discursive, se divisait, chaque groupe oppositionnel devenant à son tour et à sa manière un groupe de pression entonnant en son propre nom le discours même du pouvoir. On a vu ainsi la plupart des libérations postulées, celles de la société, de la culture, de l’art, de la sexualité, s’énoncer sous les espèces d’un discours de pouvoir. L’art contemporain est devenu le domaine réservé d’une corporation de spécialistes. Cette professionnalisation institutionnelle de l’avant-garde, y compris celle qui s’inscrit dans la lignée des gestes iconoclastes du début du siècle, que Catherine Millet qualifie de « gestion de la mort de l’art », s’est enfermée dans une auto-réflexivité narcissique stérilisante. A partir du moment où les œuvres d’art ne prétendent plus être belles ni même visibles, et que les valeurs qu’elles défendent ne sont pas très positives ni même très claires, il devient difficile de contempler ces œuvres, d’adopter ces valeurs, et il ne reste plus au milieu artistique qu’a s’auto-contempler. Tout le monde continue de faire semblant et de jouer à la guerre de l’art moderne comme si on était encore dans les années 60, que dis-je, dans les années 20. C’est ce petit raisonnement analytique qui autorise Catherine Millet à se poser une question que tout autre personne, qui ne serait pas abritée par son statut de directrice de LA revue d’avant-garde française de référence, ne pourrait poser sans se voir taxée de passéisme réactionnaire et fascisant : « les plus attachés aujourd’hui à la “ radicalité ” de l’avant-garde, les plus pointilleux sur son dogme (et ceux-la depuis quelques temps sont pléthore, les militants de l’art conceptuel pur et dur, les minimalistes dans l’ “ arrangement ” de ready-made, etc.) ne seraient-ils pas, pour reprendre justement une terminologie militante, les complices objectifs des esprits conservateurs et nostalgiques de l’ancienne tradition, dont ils se disent pourtant les ennemis ? »2. Cette inversion radicale des positions apporte un éclairage particulièrement ironique au débat sur la crise de l’art qui s’est déchaîné dans la
gestion de la mort de l’art
1. Michel Ragon, J’en ai connu des équipages 2. Catherine Millet, ArtPress 145, mars 1990
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POÏETICA
neutralisme éthique
intimidation symbolique
dernière décennie du millénaire. Catherine Millet n’a d’ailleurs été tendre pour aucuns des acteurs de cette avant-garde contemporaine : « Comme le milieu de l’art a aussi peu de discernement en ce qui concerne l’écrit qu’en ce qui concerne les œuvres plastiques, la majeure partie des textes publiés n’offre qu’un niveau de réflexion très banal, quand ils ne sont pas que des amalgames de concepts empruntés ici et là et compris de manière approximative, ou quand ils ne sont pas simplement incompréhensibles faute de sens […]. Ces textes ont pour fonction d’être des pavés gris identifiables, y compris par des analphabètes, comme la garantie de profondeur philosophique fournie par le marché avec la livraison des objets »1 . L’éclectisme de la production artistique dont le monde de l’art se prévaut pour nier l’emprise du marché sur la liberté des artistes est surtout l’expression de leur soumission à la loi même du marché libéral, la loi de l’échange. Les artistes sont libres d’échanger n’importe quoi en effet, mais ils ne peuvent le faire forcément que là où les choses s’échangent, sur le marché. Leur liberté n’est plus celle de la révolution où d’une quelconque position éthique, mais bien celle de la concurrence, ce qui en soi peut tout à fait se défendre à condition de s’assumer en tant que positionnement idéologique libéral et non pas en croyant et en faisant croire en une totale neutralité idéologique du système, en sa naturalité. C’est pourtant ce type de neutralisation éthique que l’idéologie esthétique du monde de l’art contemporain met en œuvre. La gestion de l’art contemporain par les institutions publiques court-circuite l’éthique de la rupture revendiquée par l’artiste moderne depuis le romantisme – sa révolte contre l’injustice des institutions existantes – à travers le contrôle administratif de sa liberté anarchique. Les mécanismes de défenses du monde de l’art contemporain sont fait, pour parler comme Nathalie Heinich, de mur et de mots. Les murs des galeries, du musée ou du centre d’art, sont destinés, certes, à produire du sens en neutralisant les évaluations non esthétiques mais, plus encore, ils produisent de la déférence, une suspension des opinions du spectateur fermement invité à respecter les œuvres. Le musée démagnétise les œuvres, les condamne à l’innocuité. Quant aux mots ils ont le même double rôle : en principe donner accès au « sens », mais aussi tenir à distance les opinions du spectateur, l’impressionner, l’intimider, lui intimer le respect. On ironise souvent sur le caractère alambiqué ou jargonnant des préfaces et textes introductifs, sur leur charabia pour initié, sur les tons hautains employés pour ne pas dire grand chose : cela peut être compris du point de vue du ratage « herméneutique », mais tout autant de la réussite de l’intimidation du non-initié. C’est ce que Baudrillard analyse comme un « complot de l’art ». Comme le constatait Harold Rosenberg au début des années 70 l’avant-gardisme contemporain, celui qui a commencé à se mettre en place dès les années 60, opère dans une « zone démilitarisée » régie par ses propres valeurs et réservée à son propre public. La légitimité de la plus part des œuvres politisées depuis les années 60 ne tient guère à leur opposition radicale aux institutions ; quelles que soient les intentions 1. Catherine Millet, ArtPress H.S. n°13, 1992
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E des artistes, c’est, à la différence des avant-gardes d’avant-guerre, en tant qu’œuvres d’art que se présentent leurs productions. Tout message prend en soit un caractère anecdotique, le sens « réel » étant pour le monde de l’art plus à déchiffrer dans les aspects symptomatiques qu’on peut en tirer en resituant l’œuvre dans son contexte historico-esthétique. Rosalind Krauss décrivait ce type de lecture caractéristique de la critique moderniste des années 60 en ces termes : « Nous nous représentions l’histoire, de Manet aux impressionnistes jusqu’à Cézanne et enfin Picasso, comme une série de pièces en enfilade. A l’intérieur de chaque pièce, un artiste explorait, dans les limites de son expérience et de son intelligence formelle, les constituants spécifiques de son médium. Son acte pictural avait pour effet d’ouvrir la porte au prochain espace, tout en refermant l’accès à celui qui le précédait »1. Aucun « à rebours » possible dans ce schéma, d’où le malaise de l’histoire de l’art pour les artistes contrevenant à ce modèle téléologique en « reniant » leur production antérieure par un revirement stylistique non conforme. Au mieux l’artiste était jugé vieillissant (Picasso d’après guerre), ou coupable de frivolité mondaine (Picabia), au pire était-il disqualifié par une implication morale infamante (De Chirico). Le développement de l’art par filiation formelle est une des autres structures organisant la lecture historiciste moderne. Ainsi à peine la sculpture minimale est-elle apparue à l’horizon de l’expérience esthétique des années 60 que la critique a-t-elle commencée à lui forger une paternité, une lignée d’ancêtres « constructivistes » pouvant légitimer et par conséquent authentifier l’étrangeté de tels objets. Et peu importe que le contenu explicité de l’un (le minimalisme) n’eut rien à voir avec celui de l’autre (le constructivisme) et en fût même, en réalité, l’exact opposé : les formes constructivistes avaient été conçues comme preuves visuelles de la logique et de la cohérence éternelle de la géométrie universelle, alors que les formes de leur prétendu pendant « minimaliste » étaient manifestement contingentes – signifiant un univers qui doit sa cohésion non pas à l’Esprit, mais à des câbles, à de la colle ou encore aux accidents de la pesanteur : la rage historiciste a tout simplement écarté ces différences. Le post-modernisme, s’il a fait éclater ce modèle téléologique n’en a pas pour autant changé le mode de fonctionnement structurel qui continue à chercher ce qui se passe de nouveau, non plus dans la perspective d’un évolutionnisme formel mais dans celle de l’éclectisme de la mode. Dans tous les cas le contenu qu’un artiste peu vouloir mettre dans sa pratique reste secondaire par rapport à son inscription dans une tendance de création que les grandes foires d’art contemporain se chargent de faire émerger. Cette attitude circonspecte de l’historien et du critique par rapport à la pensée des artistes n’est pas nouvelle, elle s’appuie sur la nette séparation que le Laocoon de Lessing instituait déjà entre activité littéraire et plastique. La critique a par exemple toujours tendu à minimiser la portée des emprunts faits aux chefs-d’œuvre du passé par Manet, l’une des figures fondatrices de 1. Rosalind Krauss, Un regard sur le modernisme, Artforum, sept. 1972
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éthique du décalage
l’art moderne (d’où l’enjeu). Loin d’y reconnaître seulement des citations plus ou moins cryptées, et qui demanderaient à être interprétées comme telles, on a voulu y trouver la preuve d’un manque étonnant d’imagination de la part du peintre, auquel le « sujet » aurait en définitive moins importé que la manière de le traiter. Ceux toutefois qui soulignent l’aspect parodique de ses tableaux, le côté « farce » ou « blague d’atelier » du « railleur à Tortoni », s’approchent sans doute mieux de ce qui correspond ici au travail effectif de l’art. On a vu plus haut comment les artistes et les poètes du début du XIXe siècles ont revendiqué l’autonomie de leur pratique dans un contexte politique et économique où l’argent autant que l’institution académique semblait un frein à leur liberté de création. « L’art pour l’art » relevait non pas d’un rejet de toute préoccupation hétéronome au domaine artistique mais bien d’un positionnement éthique décalé, renvoyant dos à dos les prédications moralisantes de la bourgeoisie conservatrices et celle des militants socialistes. Pour peu qu’on prête attention à ce qu’ils nous en ont dit, les poètes et les artistes qui ont fait l’art moderne semblent s’être tenu à cette stratégie de positionnement dynamique comme décalage éthique. Qu’on n’oublie pas ce que Picasso déclarait dans une interview restée célèbre en 1945 : « La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi ». On peut même se demander si, à partir de 1948, la part de son travail qui s’exerce en dehors de la peinture, et qui débouche sur un art de l’objet, ne porte pas une délectation ironique sur l’art, telle que « l’ennemi » pourrait bien être devenu l’institution de l’art elle-même ? Cela annonce le propos du peintre rapporté par Malraux plus tard : « Il faut tuer l’art moderne – pour en faire un autre »1 . Dès 1911 Kandinsky rejetait toute idée d’un formalisme des arts plastiques : « La peinture est un art et l’art dans son ensemble n’est pas une vaine création d’objet qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but et doit servir à l’évolution et à l’affinement de l’âme humaine, au mouvement du triangle. […] Et dans les périodes où l’âme est engourdie par des visions matérialistes, par l’incrédulité, et par les tendances purement utilitaires qui en découlent, dans les périodes où elle est négligée, l’opinion se répand que l’art « pur » n’existe pas pour des buts déterminés de l’homme, mais qu’il est sans but, que l’art n’existe que pour l’art (l’art pour l’art) »2. En 1920, Paul Klee avait lui aussi l’occasion d’exprimer clairement sa conception de la vie des formes et de son éventuelle autonomie notamment par rapport au champ littéraire : « Dans le “ Laocoon ” (nous y gaspillâmes naguère pas mal de juvéniles réflexions), Lessing fait grand cas de la différence entre art du temps et art de l’espace. Mais à y bien regarder, ce n’est là qu’illusion savante. Car l’espace aussi est une notion temporelle »3. L’ensemble de ses recherches formelles, loin d’être un but en soi, se fonde 1. Malraux, La corde et les souris, 1976 p. 417 2. Kandinsky, Du spirituel dans l’art, 1911 3. Klee, credo du créateur, Berlin, 1920
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E sur sa théorie de la polarité des principes, la conjugaison productive des valeurs opposées, concept essentiel de son idéologie et de son œuvre, dont il met en évidence la teneur morale : « L’intégration des notions de bien et de mal fait surgir la sphère éthique. Le mal n’est pas cet ennemi qui nous écrase ou nous humilie, mais une force collaborant à l’ensemble. Partenaire dans la procréation et l’évolution des choses. L’état d’équilibre éthique défini comme complémentarité simultanée des principes masculins (méchant, facteur d’excitation, passionné) et féminin ( bon, facteur de croissance, placide) originels. A ceci répond la conjonction simultanée des formes, mouvement et contre mouvement ou, plus naïvement, les oppositions simultanées d’objets. (En couleur : contrastes de nuances complémentaires de couleurs pures comme chez Delaunay.) »1. Klee avait fait de cette conciliation des contraires le but de sa vie d’artiste. En 1902, à l’âge de 23 ans, il soupirait déjà : « Puisse venir le jour de la démonstration ! Pouvoir concilier les contraires ! Exprimer d’un seul mot la pluralité ! ». En 1956, il confirmait l’essence éthique et anti-formaliste de sa création : « Nous cherchons non la forme mais la fonction.[…] Les choses fondamentales de la vie ont leur principe en elle-même, leur être réside dans la fonction précise qu’elles remplissent en ce qu’on peut encore appeler “ Dieu ”.[…] Le formalisme, c’est la forme sans la fonction. On voit aujourd’hui toutes sortes de formes exactes autour de soi. Bon gré, mal gré, l’œil gobe carrés, triangles, cercles et toutes espèces de formes fabriquées : fils métalliques et triangles sur des poteaux, cercles sur des leviers, cylindres, sphères, coupoles, cubes, se détachant plus ou moins les uns des autres et en complexe inter-action. L’œil absorbe ces choses et les amène à quelqu’estomac de tolérance variable. Les gros mangeurs, et ceux qui mangent tout, peuvent apparemment se féliciter de posséder un superbe estomac ! Ils font l’admiration de la foule des non-initiés : les formalistes. Tout à l’opposé : la forme vivante »2. Paulhan a lui aussi souligné ce caractère primordial de l’engagement éthique de l’art, dont ses amis peintres lui avaient transmis le sens : « Braque et Picasso n’hésitent pas à dire que Cézanne, s’il avait vécu comme Jacques-Emile Blanche, ne les intéresserait pas un instant. Ce qui fait, à les entendre, le prix d’un Van Gogh, ce n’est pas l’arbre ou le soulier, ce n’est même pas la fureur des traits ou des rafales de couleurs, non, c’est simplement la rage, l’angoisse ou les tourments de l’homme. À quoi Motherwell ajoutait tout récemment que le tableau moderne ne vaut – pureté, franchise, abandon – que par la vertu des peintres ». Aussi précise-t-il bien que « la peinture pose de nos jours à la critique – et d’abord au peintre luimême – un problème moral plutôt qu’esthétique »3. On se tromperai cependant si l’on analysait cette position comme
Klee
vertu des peintres
1. Klee, credo du créateur, Berlin, 1920 2. Klee, exploration interne des choses de la nature : réalité et apparence, 1956 3. Jean Paulhan, L’art informel,
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poésie
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un engagement positif sur un programme d’actions formel. Loin de toute idée d’honneur ou de déshonneur qui sont déjà des enjeux linguistiques de pouvoir, les poètes, donc les artistes, opèrent à l’extérieur de ce champ. Leur engagement est dans ce « dégagement éthique » du champ du pouvoir. L’énorme portée sociale, politique, « prophétique » des romans de Kafka réside justement dans leur « non-engagement », c’est-à-dire dans leur autonomie totale à l’égard de tous programmes politiques, concepts idéologiques, prognoses futurologiques; non-engagement qui est tout sauf l’indifférence éthique d’un « art pour l’art » retranché dans sa tour d’ivoire formaliste. Il n’est, pour comprendre à quel point l’histoire de l’art formaliste s’est construite en totale contradiction avec l’objet qu’elle prétendait étudier, qu’à écouter Henri Focillon : « l’œuvre d’art n’existe qu’en tant que forme. En d’autres termes, l’œuvre n’est pas la trace ou la courbe de l’art en tant qu’activité, elle est l’art même ; elle ne le désigne pas, elle l’engendre. L’intention de l’œuvre d’art n’est pas l’œuvre d’art. La plus riche collection de commentaire et de mémoires par les artistes les plus pénétrés de leur sujet, les plus habiles à peindre en mots, ne saurait se substituer à la plus mince œuvre d’art »1. Outre le formidable mépris pour la pensée des artistes qu’elle exprime cette position révèle la véritable prise de pouvoir symbolique qu’opère l’histoire de l’art sur la signification même de l’activité artistique. Reste la poésie. Elle est demeurée, au XIXe comme dans la première moitié du XXe la sœur jumelle de la peinture. Romantisme, symbolisme, surréalisme ont été les grands mouvements de pensée dans lesquels elles ont pu se développer de concert, chacune selon son médium. Les témoignages épars dans divers textes de Baudelaire convergent pour souligner l’importance décisive que sa rencontre avec Delacroix eut sur sa formation esthétique et sur son fondement idéologique, le dandysme. Tous deux voulaient promouvoir « toute une manière d’être » pour reprendre les termes de Barbey d’Aurevilly [Du Dandysme, 1845], précisant bien que l’éthique et l’esthétique trouvaient leur point de rencontre dans « cette haute question d’art humain et d’esthétique sociale : l’élégance de la vie ». Pour parvenir à cet idéal éthique autant qu’esthétique, Baudelaire recommandait de « fortifier la volonté et discipliner l’âme », par un « culte de soi-même », comportant autant d’exigence que de complaisance, et qui « confine au spiritualisme et au stoïcisme ». Aussi est-ce bien en termes de morale que le poète essayait de définir le génie du peintre : « Eugène Delacroix était un curieux mélange de scepticisme, de politesse, de dandysme, de volonté ardente, de ruse, de despotisme, et enfin d’une espèce de bonté particulière et de tendresse modérée qui accompagne toujours le génie »2 . Il existe une grande cohérence entre l’œuvre de Baudelaire poète et l’œuvre de Baudelaire critique d’art. En art comme en poésie, il érigea sa propre esthétique : le surnaturalisme, qui, alliant le bizarre et la modernité, 1. H. Focillon, Vie des formes, Paris, PUF, 1943 2. Baudelaire, L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E célébrait l’« héroïsme de la vie moderne ». Loin de toute idée formaliste, le poème, et l’œuvre d’art en général, ne se définit pas pour lui par une certaine forme, un style, mais par l’effet produit : « Il m’arrivera souvent d’apprécier un tableau uniquement par la somme d’idées ou de rêveries qu’il apportera dans mon esprit ». Or cette somme d’idée a avant tout dans l’esthétique baudelairienne un caractère moral qui n’est nulle part plus explicite que dans son œuvre majeure, Les fleurs du mal. Déjà le premier titre envisagé pour le recueil en cours d’élaboration, entre 1845 et 1847, Les Lesbiennes, était un titre-pétard, pour employer une expression de Baudelaire, un titre choisit dans la volonté délibérée de choquer les bourgeois. Les Limbes, qui en novembre 1848 se substituent aux Lesbiennes, témoignent de son rapprochement des idées anarchistes. Jean Wallon voit en effet à cette époque son ami « devenu disciple de Proudhon ». Et c’est plus sûrement à Charles Fourier, autre penseur fondamental de l’anarchisme, que Baudelaire emprunte le terme de limbe. En effet les « périodes limbiques » constituent « l’âge de début social et de malheur industriel » qui précède l’organisation de la Société dite harmonienne. Or, en ce temps-là, Baudelaire est tenté par l’optimisme fouriériste, qu’il exprime dans la dédicace du Salon de 1846 : «AUX BOURGEOIS». Avec le titre définitif des fleurs du mal, l’engagement moral est avoué. Baudelaire se fait vraiment le disciple de ce Dante pour qui Delacroix lui avait communiqué son « goût irrésistible ». Alors il exauce le vœu de Balzac qui avait écrit de Paris dans La Fille aux yeux d’or : « cet enfer, qui, peut-être, un jour, aura son Dante ». Les premières phrases des notes qu’il fournit à son avocat à l’occasion du procès des Fleurs du mal affirment son souci de produire un effet moral : « Le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité.[…] C’est en pensant à ce parfait ensemble de mon livre, que je disais à M. le Juge d’instruction : Mon unique tort a été de compter sur l’intelligence universelle, et ne pas faire une préface où j’aurais posé mes principes littéraires et dégagé la question si importante de la Morale. (Voir, à propos de la Morale dans les œuvres d’art, les remarquables lettres de M. Honoré de Balzac à M. Hippolyte Castille, dans le journal la semaine.) » L’art à donc bien à voir, pour Baudelaire, avec la comédie humaine autant que divine. Cette esthétique du « J’ai vu ceci » qu’inscrivait déjà Goya sur ces gravures a fait tout le sens séditieux des tableaux réalistes qui aujourd’hui peuvent n’apparaîtrent que comme de gentilles scènes de genres mais qui après la révolution de 1848 avait un sens politique explicitement contestataire. Courbet a bien sur été la figure majeure de ce mouvement qui en grande partie s’est prolongé dans l’impressionnisme. Son amitié avec Baudelaire, et plus encore avec Proudhon marque l’unité spirituelle qui, au-delà des différences de ces individualités fortes baignait toute cette jeunesse créative en opposition avec la culture officielle. L’envoi de Courbet au Salon de 1850, avec surtout les Casseurs de pierres, les Paysans de Flagey revenant de la foire, et bien sur l’Enterrement à Ornant, a lancé la bataille du réalisme sur un terrain qui fut immédiatement perçu comme politique
Fourier
Courbet
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Manet
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autant qu’esthétique. Représenter le peuple qui avait, en 1848, montré son visage, ne pouvait être considéré que comme un acte profondément subversif, subversion qui résidait d’ailleurs moins dans le choix du sujet que dans l’inadéquation entre le thème et la manière de le représenter, dans le format de la peinture d’histoire. En s’attaquant à la traditionnelle hiérarchie des genres Courbet semblait en appeler, par analogie, à s’attaquer à l’ordre politique que cette hiérarchie exprimait. C’est bien ce que notait le romancier Champfleury en 1855 : « M. Courbet est un factieux pour avoir représenter de bonne foi des bourgeois, des paysans, des femmes de villages en grandeur naturelle… On ne veut pas admettre qu’un casseur de pierres vaut un prince, la noblesse se gendarme qu’il ait accordé tant de mètre de toile à des gens du peuple ; seuls les souverains ont le droit d’être peints en pied, avec leurs décorations, leurs broderies et leurs physionomies officielles ». Tout le sens subversif de Courbet est donc non pas dans le choix du sujet, les bambochades offraient déjà des témoignages de la vie des classes populaires, mais dans la dimension des peintures, dans le choix de la « grandeur nature » que l’académisme traditionnel réservait aux figures héroïques où sensées l’être. Ce choc du « grandeur nature » n’est plus aujourd’hui perceptible ce qui explique la difficulté des historiens d’art à déchiffrer le message politique. D’autant que l’habitude iconographique les égare dans la recherche d’une prédication politique des sujets qui correspond plus à la tradition académique qu’aux idées anarchistes. L’année suivante Courbet renouvelait la provocation en s’attaquant au genre du nu avec ses Baigneuses. Le tableaux comportait assez de réminiscences mythologiques pour que le personnage principal apparût comme une sorte de Diane sortant du bain tout en restant « une grosse bourgeoise » [Delacroix]. Proudhon en donnait une analyse clairement politisée : « Oui, la voilà bien cette bourgeoisie charnue et cossue, déformée par la paresse et le luxe, en qui la mollesse et la masse étouffent l’idéal, et prédestinée à mourir de poltronnerie, quand ce n’est pas de gras fondu. La voilà telle que sa sottise, son égoïsme et sa cuisine nous la font ». Et encore : « Grasse et dodue, brune et luisante, à coup sûr on ne la donnera pas pour une Diane ou une Hébé… C’est une simple bourgeoise dont le mari, libéral sous Louis-Philippe, réactionnaire sous la République, est actuellement un des sujets les plus dévoués de l’Empereur ». Peint en 1865, le portrait de Proudhon, hommage posthume à son ami mort au début de l’année, était un acte politique encore plus déclaré. « Courbet avait bien le sentiment qu’il livrait bataille pour les idées communes. Glorifier Proudhon c’était à sa façon faire la guerre à l’Empire » (Castagnary) et le philosophe était un tel épouvantail pour la bourgeoisie de l’époque que le seul fait de montrer son visage, grandeur nature, pouvait être considéré comme subversif. On peut difficilement penser que les coups d’éclats contemporains du jeune Manet (Le Déjeuné sur l’herbe, l’Olympia, 1863) ne relèvent pas du même processus de subversion des genres, lui qu’on retrouve, durant la Commune, inscrit avec Corot, Dalou, Daumier, Millet, Bracquemond, au comité de la fédération des artistes parisiens présidé par Courbet. Valéry notait d’ailleurs avec justesse « une affinité réelle des inquiétudes » entre Ma-
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E net et son ami Baudelaire : « il suffit de feuilleter le mince recueil des Fleurs du Mal, d’observer la diversité des sujets de ces poèmes, d’en rapprocher la diversité des motifs qui se relève dans le catalogue des œuvres de Manet… » Il ajoute : « Un homme qui écrit Bénédiction, les Tableaux Parisiens, les Bijoux, et le Vin des Chiffonniers, et un homme qui peint tour à tour Le Christ aux Anges, et l’Olympia, Lola de Valence et Le Buveur d’Absinthe, ne sont pas sans quelque profonde correspondance ». Bien sur par son style dépourvu de toute éloquence Manet impose une sorte de silence par rapport à ses sujets mais il ne s’agit pas d’une indifférence à la signification de ce sujet telle qu’a pu la concevoir Malraux et après lui la tradition formaliste de l’art moderne. Si pour Malraux L’Exécution de Maximilien : « C’est le Trois Mai de Goya, moins ce que ce tableau signifie », pour Manet et ses contemporains cela reste un événement contemporain aux fortes implications politiques, la conclusion piteuse d’un conflit dans lequel le gouvernement de la France s’était largement engagé. C’était bien Napoléon III qui, en 1863, avait persuadé l’archiduc d’Autriche d’accepter la couronne du Mexique. Ce furent bien les troupes françaises du Général Forey puis de Bazaine qui, malgré l’opposition des républicains, s’installèrent en maître du pays pour soutenir un empereur en butte à l’hostilité de la population. Et c’est après le lâchage français, sous la pression des Etats-Unis, que les forces républicaines de Benito Juàrez mirent fin à la colonisation et exécutèrent Maximilien. L’exécution de Maximilien est l’illustration de cet échec de l’impérialisme colonial de Napoléon III. Et son traitement dénué de toute éloquence héroïque redouble l’ironie de ce minable dénouement des ambitions impériales. Le lâchage français constituait pour Manet le véritable acte d’exécution de Maximilien, d’où le remplacement des costumes mexicains des bourreaux par ceux de l’armée française. Le sujet était suffisamment fort pour que Manet consacre beaucoup de temps et d’énergie, entre l’été 1867 et l’hivers 1869, à peindre trois très grandes toiles et à préparer une grande lithographie sur le thème. Les autorités, quand elles eurent vent du projet ne s’y sont pas trompées : en janvier 1869, Manet recevait une lettre officieuse de « l’administration », vraisemblablement le ministère de l’intérieur qui s’occupait de la censure, et notamment celle des estampes et des imprimés par la voie du dépôt légal. Elle lui faisait savoir que son tableau serait refusé au prochain Salon, et l’impression ou la diffusion de sa lithographie interdite. Engageant son ami Zola à rendre l’affaire publique dans la presse, l’écrivain donne une note dans la Tribune du 4 février 1869 ou il insiste sur le contenu politique des œuvres : « Mr Manet, qui aime d’amour la vérité, a dessiné les costumes vrais, qui rappellent beaucoup ceux des chasseurs de Vincennes. Vous comprenez l’effroi et le courroux de messieurs les censeurs. Eh quoi ! un artiste osait leur mettre sous les yeux une ironie si cruelle, la France fusillant Maximilien ! ». L’affaire ne s’arrêta pas la, mais se compliqua d’une tentative de saisie et de destruction de la pierre lithographique dont La Chronique des Arts se fit l’écho en défense de la liberté de pensée et d’expression : « UNE IMPORTANTE QUESTION DE DROIT Nous recevons la lettre suivante :
L’Exécution de Maximilien
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POÏETICA
Lissagaray
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Monsieur, “ l’affaire Maximilien ” dont vous avez bien voulu entretenir les lecteurs de la “ Chronique ” se complique. L’imprimeur Lemercier refuse maintenant de me rendre la pierre lithographiée et me demande l’autorisation de l’effacer. Je refuse, bien entendu, aussi bien que de faire aucune démarche, ainsi qu’il me le conseille, pour faire lever l’interdiction. Et je lui ai envoyé hier sommation par huissier. L’affaire en est là. Mais il semble assez intéressant de savoir comment cela peut tourner. On ne peut détruire un cliché, pierre, etc., sans un jugement, me semble-il, et il faut tout au moins la publication qui constitue le délit. Je vous envoie ces détails au cas où il vous semblerait opportun de parler de nouveau de cette affaire. C’est une de ces questions les plus importantes à vider dans l’intérêt de tous les artistes. Ed MANET. La question soulevée à propos de la saisie d’un dessin sur pierre lithographique est d’une gravité tout exceptionnelle et nous devons savoir le plus grand gré à M. Manet de la fermeté qu’il met dans cette affaire. Il importe à tous de connaître quels sont les droits de la préfecture de police sur la pensée d’un auteur ou d’un artiste Emile Galichon » L’œuvre de Manet était bien un brûlot politique jeté au sein d’une polémique notoire entre gauche et droite. Lissagaray, dans son histoire de la commune rappelait encore l’événement et son bilan : « Laché depuis 66 par son impérial expéditeur, sur l’injonction des Etats-Unis, l’Empereur Maximilien avait été pris et fusillé le 19 juin 67. « La plus belle pensée du règne » se résumait dans des milliers de cadavres français, la haine du Mexique saccagé, le mépris des Etats-Unis, la perte sèche d’un milliard ». L’ironie est l’arme féroce que le peintre met en œuvre dans ses toiles et dans sa lithographie. Son œil froid relève du même décalage éthique que l’idéal d’impartialité de Flaubert. Si Degas pouvait dire de Manet : « vous êtes aussi célèbre que Garibaldi » c’est qu’en effet sa notoriété était aussi marquée idéologiquement que celle du révolutionnaire italien. Parlant de l’Olympia dans L’Epoque, Jean Ravenel constatait qu’un tel tableau pourrait « exciter une sédition ». Toute sa thématique paupériste, prostituée, gitans, mendiants souligne la teinture idéologique de Manet. Bien sur, en peignant ses effigies de sages-mendiants, comme le Philosophe de 1865, Manet reprenait-il la tradition espagnole des mendiants de Vélasquez, mais il exploitait surtout un thème contemporain si répandu au milieu du siècle que dans le Paris-Guide, publié pour l’Exposition Universelle de 1867, son ami Charles Yriarte – spécialiste de Goya – en parle longuement pour en déplorer la disparition progressive due aux transformations de Paris par Hausmann, dont les préoccupations stratégiques n’échappaient pas à un chansonnier comme Jean-Baptiste Clément, futur communard et auteur du temps des cerises, qui chantait la même année : « Il fait des quartiers nouveaux Droit comme des flèches. Et les jours où ses bourreaux
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E Seront à leurs mèches, Vous verrez qu’au bon endroit Les boulets iront tout droit. »1 Comme Baudelaire, révolutionnaire de 1848, Yriarte regrettait la suppression des « cours des miracles » : « La ligne droite a tué le pittoresque et l’imprévu [ …]. Plus de loques colorées, plus de chansons extravagantes et de discours extraordinaires […] les musiciens ambulants, les chiffonniers philosophes […] ont émigrés ». Ce type de personnage, tel que le peint Manet, pouvait d’ailleurs être suffisamment inquiétant pour qu’une caricature de Randon, dans Le Journal amusant du 29 juin 1867, le montre sortant une dague de sa cape : « Malédiction ! tête et sang !! on se permet de manger des huîtres sans m’inviter !!! ». Même soucis socialisant lorsque Manet, dans une lettre du 10 avril 1879, exprimait son projet « naturaliste » en proposant au préfet de la Seine, pour la décoration du nouvel Hôtel de Ville : « une série de compositions représentant pour me servir d’une expression aujourd’hui consacrée et qui peint bien ma pensée « Le Ventre de Paris », avec les diverses corporations se mouvant dans leur milieu, la vie publique et commerciale de nos jours. J’aurais Paris-Halles, Paris-Chemins de fer, Paris-Port, Paris-Souterrains, Paris-Courses et Jardins… » Ces tableaux parisiens n’ont-ils pas été en grande partie le programme des peintres impressionnistes ? L’unité de pensée qu’on peut lire entre Courbet et les impressionnistes n’est nulle part mieux exprimée que dans cette phrase de Cézanne dont l’histoire de l’art ne retient souvent que la dernière proposition, mais qui pourtant indique bien en quoi le réalisme reste un positionnement éthique qui se choisit simplement de nouveaux héros : « l’héroïsme du réel, Courbet, Flaubert, l’immensité, le torrent du monde dans un pouce de matière ». C’est à Trouville que Courbet a vécu pendant quelque temps auprès de jeunes peintres, Monet, Whistler, sur lesquels il a exercé une incontestable influence mais dont il a lui-même regardé les travaux avec beaucoup de sympathie et de curiosité. Il avait, en 1859, fait la connaissance de Whistler et de Boudin, et pendant l’hiver de 1865 il alla souvent rendre visite à Monet dans l’atelier que celui-ci occupait avec Bazille rue de Furstenberg. Il n’est pas anodin de se souvenir que l’exposition inaugurale de l’impressionnisme, en 1874, s’est faite au 35 boulevard des Capucines, dans l’atelier de Félix Tournachon, dit Nadar, ami de Manet et qui était un actif sympathisant de l’extrême gauche. Les premiers défenseurs du mouvement ont en effet presque toujours été des personnalités attirées par les doctrines anarchistes. C’était le cas d’Octave Mirbeau, romancier, dramaturge et critique d’art qui, à partir de 1884, pris ardemment la défense de Monet, Renoir, Degas, puis celle de Van Gogh, Gauguin, des nabis... Là encore le moteur de sa défense de l’impressionnisme et de ses successeurs est un positionnement éthique dont l’artiste se fait l’exemple. L’artiste est, pour Mirbeau, un être d’exception qui, grâce à la force de son tempérament, à son hypersensibilité, a pu résister au nivellement socioculturel, et qui, par
impressionnisme
Octave Mirbeau
1. Georges Coulonges, La Commune en chantant, Messidor, 1970, p. 26
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POÏETICA
esthétique anarchiste
une ascèse continue et douloureuse, est parvenu à sauvegarder l’innocence de son regard d’enfant. L’écrasante majorité des hommes en est incapable, l’école étouffant la personnalité de l’enfant et détruisant ses potentialités. En art, les écoles ont le même effet. Entre le spectacle du monde et le regard commun s’interpose les verres déformants que sont les a priori idéologiques, les habitudes culturelles, toute une « épaisse couche de préjugés si corrosive qu’il est à peu près impossible de s’en débarrasser jamais »1. Le propre des génies créateurs, tel Monet, est d’ « arriver à se débarrasser des conventions et des réminiscences »2. C’est cette efficience de l’art, cette révolte du tempérament natif et son potentiel de déconditionnement qui donne à l’impressionnisme son caractère subversif. Si Mirbeau cherche avant tout cette exemplarité morale dans la manière de voir propre au peintre il n’en rejette pas moins l’idée d’une autonomie formelle : « car Claude Monet qui, dans ses compositions, n’apporte pas de préoccupations littéraires directes, est de tous les peintres, peut-être, avec Puvis de Chavannes, celui qui s’adresse, le plus directement, le plus éloquemment, aux poètes [ …]. Ce qui enchante, en Claude Monet, c’est que, réaliste évidemment, il ne se borne pas à traduire la nature et ses harmonies chromatiques et plastiques. Comme en un visage humain, on y voit, on y sent se succéder les émotions, les passions latentes, les secousses morales, les poussées de joie intérieure, les mélancolies, les douleurs, tout ce qui s’agite en nous, par elle, de force animique, tout ce qui, au-dessus de nous, en elle, s’immémorialise d’infini et d’éternité »3. La même lecture est faite de l’œuvre de Rodin : « il a synthétisé, par d’inoubliables conceptions, plus éloquemment qu’aucun littérateur, plus fortement qu’aucun psychologue, l’état de l’âme contemporaine et la maladie morale du siècle »4. Etait-ce une trahison de la pensée du sculpteur qui, encore en 1910, lui exprimait sa reconnaissance : « Vous avez tout fait dans ma vie, et vous en avez fait le succès »5 ? Cette esthétique anarchiste individualiste semble avoir largement été partagée par les artistes qui n’ont jamais manqué de lui exprimer leur admiration et leur reconnaissance. Lorsqu’il écrivait : « L’époque d’art où nous vivons est hideuse.[…] Il n’en peut être autrement dans une organisation sociale comme la notre, ou l’Etat est tout et l’individu n’est rien. Cette chute profonde dans le laid, c’est la conséquence forcée du suffrage universel, par qui dominent les médiocrités ; c’est le résultat naturel du règne opportuniste qui prêcha un utilitarisme abject, un enrichissement féroce, et donna une prime à tous les bas instincts de l’homme ; et voilà où nous en sommes arrivés, avec la bureaucratisation de l’art, les barrières douanières, le machinisme camelotier et l’industrialisme voleur.[…] Mais c’est à l’Etat que j’en veux, c’est lui que j’accuse, par ses leçons infamantes, par la direction néfaste qu’il donne aux esprits, par les 1. Mirbeau, Dans le ciel, l’Echoppe, Caen, 1990 2. Mirbeau, « Claude Monet, Le Figaro, 10 mars 1889 3. Mirbeau, « Claude Monet, L’Art dans les deux mondes, 7 mars 1891 4. Mirbeau, « Auguste Rodin », L’Echo de Paris, 25 juin 1889 5. correspondance avec Auguste Rodin, Le Lérot, 1988, p.235]
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E récompenses népotiques et injustes dont il favorise les uns au détriment des autres, d’avoir protégé cet art impie [l’Académisme], de l’avoir en quelque sorte légalisé. C’est une œuvre abominable, car l’art a de puissantes répercussions dans le bien comme dans le mal, sur la vie des peuples. Si quelques-uns uns se sont affranchis de ces influences détestables, il faut les admirer comme des exceptions et comme des héros »1. Le 1e mai Pissarro approuve la charge radicale et y reconnaît l’expression des idées modernes : « J’ai lu votre Salon hier, j’ai pu me le procurer par l’ami Luce. L’entrée en matière est d’une grande élévation ! Que vous avez raison, mon cher, tout est bien absolument en accord avec les idées modernes, c’est bien l’art de notre société… »2. Dans l’esprit de Pissarro tout ses amis impressionnistes paraissent bien participer de cet esprit anarchiste : « Y a-t-il un art anarchiste ? Tous les artistes sont anarchistes quand c’est beau et bien » déclarait-il à Mirbeau. Ainsi un artiste ouvertement anarchiste pouvait-il encore rechercher dans l’art ces valeurs classiques de délectation et d’édification morale ! L’esthétique libertaire est une éthique, celle de la liberté. L’histoire métaphysique du concept de liberté est, pour l’essentiel, l’histoire de son alliance avec la subjectivité. Le siècle des Lumières, que, comme s’en plaint Delécluze, les « opinions républicaines » du second empire redécouvraient, avait dépassé la notion classique d’une raison intellectualiste cartésienne et pensé l’activité rationnelle du sujet personnel de manière à intégrer les vertus intuitives du sentiment. Le sujet devient une totalité harmonieuse dynamique où différentes facultés collaborent étroitement et dont le centre moteur se définirait autant et peut-être plus par la tendance à inventer et à créer qu’à connaître. La liberté est le paradigme de cette faculté d’invention et de création. La philosophie Kantienne, véritable « révolution copernicienne » de la pensée a fait la synthèse de cette nouvelle architecture métaphysique, théologique, épistémologique et morale fondée non plus sur le principe divin mais sur la liberté humaine. A partir du XVIIIe siècle l’homme se voit comme un individu libre, soumis au seul jugement de ce qu’il désigne maintenant comme sa conscience morale. Aux morales de la connaissance s’oppose alors une morale de la conscience, aux morales objectives une morale de la subjectivité, aux morales du bien existant dans le cosmos, ne serait-ce que sous formes d’idées objectives, une morale où la seule source du bien est la liberté consciente d’elle-même, la conscience libre. Cette nouvelle perception du fonctionnement de l’esprit est à l’origine de la crise des valeurs objectives qui a secoué tout le XIXe et le XXe siècle : « Tout ce qui a quelque valeur dans le monde actuel, déclarait Nietzsche, ne l’a pas en soi, ne l’a pas de sa nature – la nature est toujours sans valeur – mais a reçu un jour de la valeur, tel un don, et nous autres nous en étions les donateurs ! C’est nous qui avons crée le monde qui concerne l’homme ! »3. Le beau, le bien, la vrai n’ont dès lors qu’un seul nom : Liberté. Dans
liberté
1. Mirbeau, Le Journal, supplément illustré, 29 avril 1893 2. Pissarro, correspondance de Pissarro, t.III, p.326, Valhermeil 3. Nietzsche, Le gai savoir
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POÏETICA
symbolisme
éclectisme
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le domaine de l’art un mot, celui de symbolisme, aurait pu traduire ce grand mouvement de pensée qui court depuis le romantisme jusqu’au surréalisme, si l’histoire de l’art ne l’avait pas réduit à sa simple branche oniriste. Qu’on lise pour s’en convaincre la définition qu’en donnait Rémy de Gourmont, en juin 1892, dans le n° 9 de la Revue Blanche : « Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours, vagies, une seule apparaît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue et inouïe, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes signifiances que lui donnèrent d’infirmes court-voyants, se traduit littéralement par le mot Liberté et, pour les violents, par le mot Anarchie. La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante qu’elle est encore et demeurera longtemps incomprise. […] Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de liberté, comment ce mot, qui semble strict et précis, implique, au contraire, une absolue licence d’idées et de formes, j’invoquerai de précédentes définitions de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est après tout qu’un succédané. L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu intellectuel dans la série intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement de l’individu esthétique dans la série esthétique, - et les symboles qu’il imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou expliqués selon la conception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque cerveau symbolisateur. D’où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe parmi lequel on voit les professeurs désorientés se mendier l’un à l’autre le bout, qu’ils n’auront jamais, du fil d’Ariane ». La dernière remarque, nietzschéenne s’il en est, s’est hélas largement confirmé dans l’acharnement des historiens d’art à segmenter selon des critères formels des pratiques qui revendiquaient le même principe interne de développement libertaire. L’histoire de l’art s’est cantonnée à une dissection anatomique des œuvres quand les artistes et les poètes en appelaient à une véritable biologie du phénomène créatif vivant, une anthropologie de l’art. Aussi l’éclectisme de la Revue Blanche n’a pu que laisser perplexes les professeurs qui n’y ont vu souvent que dilettantisme et manque de sérieux. Et de s’étonner cependant de la sûreté des ses choix littéraires et esthétiques ! Il y a pourtant une logique intime à ces choix qui déroule toute l’histoire de la littérature et de l’art moderne, une logique libertaire dont on retrouve la cohérence dans tous les recoins du sommaire. Une logique qui s’est largement incarnée en un homme : Félix Fénéon. Le personnage que s’était composé le secrétaire de rédaction (18611947) de la Revue a fasciné ses contemporains. Aucun d’eux n’a jamais très bien su où s’arrêtait l’anarchisme théorique de l’inculpé du procès des Trente (août 1894), accusé de détention d’objets criminels ayant pu servir à des attentats, et où commençait un nihilisme pratique très quotidien, particulièrement sensible dans les Nouvelles en trois lignes qu’il a données au Matin entre 1905 et 1906. Son anarchisme était d’abord un style, où l’individualisme Stirnerien se conjuguait avec le dandysme ; penser, être, était d’abord pour lui penser, être contre. Toute sa politique éditoriale visait
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E à s’attaquer, sur tous les modes, y compris celui de l’ironie, aux idées fixes que Stirner, philosophe de l’anarchisme individualiste, avait pointées dans les adhésions collectives et qui ne sont que des fantômes : État, armée, justice, Église… : « Le masque d’insouciance de la vieille société nous irrite comme une grimace obstinée et l’envie nous prend d’ébrécher un peu le râtelier de cette bonne dame qui a gardé toutes ses dents, rien que pour modifier dans un sens de douleur son sourire trop jeune »1. On perçoit ici l’un des grands thèmes de l’esthétique libertaire qui consiste à dissocier le beau du joli. Déjà chez Kant l’idéal du beau était à rechercher non pas dans le jugement de goût pur mais bien dans le sublime dont il soulignait le caractère moral. Avec la Liberté comme paradigme moral de l’esthétique, la pensée libertaire met à jour la valeur éthique potentielle du laid lorsqu’il dénonce les beautés symptômes d’un asservissement économique, social, politique… Toute la théorie esthétique marxiste, dans sa tentative d’atténuer la sentence définitive de Marx déclarant que : « l’art est le point culminant du capitalisme » , partagera cette exigence morale. Ainsi encore chez Adorno : « Pour subsister au milieu des aspects les plus extrêmes et les plus sombres de la réalité, les œuvres d’art qui ne veulent pas se vendre pour servir de consolation doivent se faire semblables à eux ». Pour Fénéon la Liberté, principe philosophique et politique, devait s’exprimer sous toutes ses formes, au cœur de la vie autant que dans l’art. D’où sa défense du vers libre en littérature (il édite à La Vogue Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, dont il avait sans doute déjà apprécié les poèmes ouvertement communards : « Chant de guerre parisien », « Les Mains de Jeanne-Marie » ou « Paris se repeuple ») ; d’où également , en art, son exigence d’indépendance devant toutes les écoles. En 1883, il fondait la Libre Revue puis l’année suivante la Revue Indépendante où il exprimait ses convictions anarchistes : « La Patrie n’est qu’une entité aussi creuse, aussi vide, que Dieu, que la Société, l’Etat, la Vertu, la Morale,… ». C’est ce sens fort d’indépendance que revendiquent ses amis peintres, Seurat et Signac – aux opinions anarchistes affichées – lorsqu’ils organisent en 1884 le Salon des Indépendants, « ni jury, ni récompense » . Fénéon ne s’y trompe pas : « Aux artisses Indépendants, pas de ces foutaises de jugeries et de votailleries.[…] Vive la liberté, mille dieux ! Dégobillons sur les lois, décrets, règlements, ordonnances, instructions, avis, etc. Foutons dans le fumier bouffe-galette, jugeurs et roussins : les cochons qui confectionnent les lois, les bourriques qui les appliquent et les vaches qui les imposent. Oui, faire ce qu’on veut, y a que ça de chouette ; en Art comme dans la vie. Et merde pour l’Ecole des beaux-arts : c’est encore une guimbarde qu’il faudra foutre à cul, comme toutes les académies, tous les instituts et les autres rouages de la sacrée cochonne de gouvernance »2. Et encore en 1908, Maurice Denis, regrettant qu’il « soit devenu de bon ton d’envoyer aux Indépendants : cela est même très faubourg Saint-Germain », rappelait
Félix Fénéon
éthique du laid
1. Félix Fénéon, La Revue anarchiste, 15 novembre 1893 2. Félix Fénéon, Le Père Peinard, 9 avril 1893
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POÏETICA
Kropotkine
satire sociale et utopie politique
qu’à l’époque de sa création « l’institution des Indépendants fit scandale. Il fallait être à tout le moins un échappé de la Commune pour avoir l’idée d’une exposition sans Jury. On osait à peine, à cette époque, avouer devant les « bourgeois » qu’on exposait aux indépendants : cela sentait la bombe et la propagande par le fait »1. La plus part des thèmes abordés par les artistes soutenus par la Revue Blanche et par Fénéon, les Seurat, Signac, Lautrec, Maurice Denis, Ibels, Ranson, Roussel, Sérusier, Valotton, Vuillard, Bonnard… des thèmes qui paraissent si anodin aujourd’hui, participaient d’une critique sociale anarchiste. Pouvaient-ils ignorer, ces peintres, l’appel que Kropotkine – dont l’histoire de l’art se garde bien d’examiner la théorie artistique – avait lancé dans l’important Aux jeunes gens : « Vous poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, si vous avez compris votre vraie mission et les intérêts de l’art, lui-même, venez donc mettre votre plume, votre pinceau, votre burin, au service de la révolution. [on parlera plus tard de Surréalisme au service de la révolution] Racontez-nous dans votre style imagé ou dans vos tableaux saisissants les luttes titaniques des peuples contre leurs oppresseurs ; enflammez les jeunes cœurs de ce beau souffle révolutionnaire qui inspirait nos ancêtres […]. Montrez au peuple ce que la vie a de laid, et faites-nous toucher du doigt les causes de cette laideur ; dites-nous ce qu’une vie rationnelle aurait été, si elle ne se heurtait à chaque pas contre les inepties et les ignominies de l’ordre social actuel »2 . Double programme donc pour l’esthétique libertaire, celui de la satire sociale, mais aussi celui de l’utopie politique, celui de l’harmonie, de l’âge d’or. En ce qui concerne la satire, le thème des lieux de plaisirs, traité par les milieux libertaires, s’inscrivait dans une critique virulente de la société. Le Chahut de George Seurat, était perçu de cette manière par Gustave Kahn, collaborateur à la Revue Blanche : « voyez cet admirable groin de spectateur archétype du noceur gras placé tout près et au-dessous de la danseuse et jouissant canaillement du moment de plaisir préparé pour lui […] si vous cherchez à tout prix un symbole, vous le trouverez encore dans l’opposition de la beauté de la danseuse et la laideur de l’admirateur ». De même, Signac, dans un texte de la Révolte, revue du militant anarchiste Jean Grave, paru en juin 1891, expliquait la signification sociale qu’avait selon lui l’œuvre de ses amis peintres : « mieux encore par la représentation synthétique des plaisirs de la décadence : bals, chahuts, cirques ainsi que le fit le peintre Seurat, qui eut un sentiment si vif de l’avilissement de notre époque de transition, ils apportèrent leur témoignage au grand procès social qui s’engage entre les travailleurs et le capital ». Et lorsqu’en 1898 il dresse son tableau synoptique de l’évolution formelle de la peinture D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, dont la structure a servi d’idéologie à 1. Félix Fénéon, La grande Revue, avril 1908 2. Kropotkine, Le Révolté, 26 juin-21 août 1880. Repris en brochure, Genève, 1881, puis souvent réédité sous cette forme, et in Paroles d’un révolté, 1885, p. 66
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E toute l’histoire de l’art moderne, il ne manque pas de rappeler que l’essence de l’art est ailleurs que dans les règles formelles : « Bien entendu, nous ne faisons pas dépendre le talent d’un peintre du plus ou moins de luminosité et de coloration de ses tableaux ; nous savons qu’avec du blanc et du noir on peut faire des chefs-d’œuvre et qu’on peut peindre coloré et lumineux sans mérite ». Peindre ces « plaisirs de la décadence » était avant tout, pour ces peintres, peindre Montmartre dont le poids symbolique n’échappait à personne. C’est à Montmartre que la Commune a commencé, quand dans la matinée du 18 mars 1871, les habitants du quartier empêchèrent les soldats du 88e de Ligne de s’emparer des canons que des bandes d’hommes et de femmes étaient allées prendre quelques jours plutôt place Wagram, pour empêcher qu’on les livrât aux Prussiens et qu’elles avaient hissés jusqu’au sommet de la Butte. C’est également à Montmartre que l’insurrection agonise, autour des barricades qu’un bataillon de femmes, commandé par LouiseMichel, a dressées place Blanche et place Pigalle. Montmartre commence alors d’exister en tant que quartier révolutionnaire. Mais en cette fin de siècle le quartier populaire s’est transformé en centre parisien des plaisirs, supplantant les grands boulevards. Il a vu le nombre de ses prostituées augmenter significativement, et vers 1890, faire l’objet d’une exploitation très commerciale. Depuis la loi du 17 juillet 1880 instaurant la liberté du commerce des débits de boisson s’était fortement développé un proxénétisme de cabaret. De nombreux bals étaient également des lieux de prostitution mais aucun ne le fut aussi ouvertement que le Moulin-Rouge qui, sous un air de fête, fut un marché et une bourse pour un trafic, la traite des blanches, qui fournissait non seulement les maisons closes mais aussi tous les établissements à l’étranger, où la Parisienne était très demandée. Dans son livre sur « Les bals publics » publié en 1922, André Warnod expliquait que Zidler, ancien boucher, entrepreneur de spectacle, avait voulu fonder un établissement nouveau « dont la femme vénale serait la reine, une sorte de luxueux marché d’esclaves, avec cette différence que ces esclaves bénévoles seraient les filles les plus huppées du moment ». Entre les années 1886-1887 et le début des années 1890, Lautrec réalisa plusieurs compositions dont le sujet était tiré des spectacles montmartrois. Ces peintures et lithographies étaient destinées à être montrées, par voie de presse, d’affiche ou d’exposition. Ainsi en 1893, il exposa une trentaine de ses œuvres dont le Moulin de la Galette, le Moulin-Rouge, les valseuses, les promenades de la Goulue, ses premières affiches et lithographies. Il s’agit donc d’un ensemble cohérent de représentation des bals et en premier lieu de celui qui devint le symbole même de Montmartre, le Moulin Rouge. Ces œuvres peuvent être lues comme un réquisitoire radical contre cette prostitution banalisée en même temps qu’un témoignage bienveillant pour les filles, victime du système, mais tout autant pour les clients empêtrés dans les préjugés bien-pensants sur la morale sexuelle monogame. Du Bal du Moulin de la Galette, exposé aux indépendants en 1889 Fénéon retenait « Ce joli profil de jeune gigolette à la collerette, yeux malins un peu troublés d’alcool, un autre profil, porcin, une anguleuse tête d’Alphonse homme de loi… »1. Gustave Geffroy, autre défenseur de l’art moderne naissant retenait
Montmartre
Lautrec
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POÏETICA cette lecture morale ; en 1893 il écrivait dans La justice : « son observation impitoyable garde la beauté de la vie, et la philosophie du vice qu’il affiche parfois avec une ostentation provocante prend tout de même, par la force de son dessin, par le sérieux de son diagnostic, la valeur de démonstration d’une leçon de clinique morale ». « J’ai vu çà » ; Lautrec avait choisi cette phrase, écrite par Goya au bas d’une scène terrible des « Désastres de la guerre », comme épigraphe pour l’un de ses recueils de lithographies. Ce pourrait être le titre de toute son œuvre, mais sa morale libertaire est en profonde rupture avec la morale judéo-chrétienne telle que l’a repensée le XIXe siècle. Rejetant toute autorité elle ne prétend pas émettre de jugement hiérarchique mais prendre simplement conscience le plus lucidement possible des défauts de chacun sans hypocrisie ni haine mais même plutôt avec une profonde empathie. Victor Barrucand en exposait le programme au sujet de son adaptation du drame bouddhique la Mricchakalika, Le chariot de terre cuite, auquel Lautrec a collaboré pour les décors et le programme : « La morale du Bouddha pratique, positive, intéressée au bien social, est en opposition à la morale des Brahmanes, contemplative, patiente, ascétique et hypermystique : elle affranchit les hommes d’une double servitude ; en émancipant leur esprit de l’autorité écrite et des traditions, elle suscite hors la négation de tout ordre préétabli le principe de l’égalité et de la solidarité de tous, contre les distinctions et privilèges de caste. Le monde devient alors un lieu de consolation où tous les souffrants oubliant un égoïsme étroit et les préjugés sociaux, se rapprochent et compatissent dans la commune instabilité – qui est plus libre plus humain et plus désintéressé que l’être réfugié dans la vie, après avoir brisé les liens de l’espérance lointaine ? Alors, le suprême critérium moral, c’est l’amour de l’être semblable […] Un tel système étant admis, rend possible ce contraste si remarquable dans les écrits des modernes poètes, romanciers et dramaturges pour lesquels une vertu particulière se développe au milieu de la plus profonde abjection : des hommes scélérats et corrompus deviennent capables des déterminations les plus généreuses ; la courtisane devient une héroïne d’amour ; le malandrin, le vengeur des injustices sociales. Par contre est écartée ou taxée de froideur et d’hypocrisie la vertu légale ou titrée, uniforme, constante, paisible obéissant aux ordonnances civiles. Le critérium éthique est laissé au jugement de chacun avec la formule “ Que chacun fasse pour autrui ce qu’il voudrait qu’on fit pour lui. ” En fin de compte la morale devient ainsi une question de goût et de tempéraments »1. Dans le domaine de la morale sexuelle Romain Coolus, ami de Lautrec, qui dans ses notes dramatiques parlait de « l’admirable morale de la Mricchakatika » soulignait la nécessité de rejeter l’autorité de la morale traditionnelle et de ses institutions, au premier rang desquelles venait le mariage: « Mais au moins, la bonne nature est logique ; elle a saupoudré de plaisir des actes par eux-même fatigants et qui manquent de variété. Là dessus, processive et cérémoniale, guindée et joséphinement, prudhommesque, la société est arrivée qui a solennisé 1. Félix Fénéon, La vogue, septembre 1889 2. Victor Barrucand, Revue Blanche, 1e semestre 1895
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E (qu’est-ce donc qu’elle ne solennise pas ?), les coïncidences des sexes. Elle a monopolisé le droit à l’accouplement ; elle l’a socialisé comme le reste et a préparé contre les délinquants tout un assortiment d’excommunications. Or, dans l’espèce (il sourit) la nature, joliment inconsciente et aimablement anonyme, se contente d’être polygame »1. Lautrec confirmait ce rejet du mariage : « On ne regrette vraiment le célibat qu’a la campagne ». Dans le n° 92 de la Revue Blanche (1e avril 1897) Paul Robin exprimait cette même morale sexuelle libertaire dans des termes d’une étonnante modernité, suggérant la liberté sexuelle autant que la « liberté de la maternité » : « L’exercice sexuel dont votre moralité fait une passion méprisable est un besoin tout aussi respectable que le besoin de se nourrir et de s’abriter. L’abus en est fâcheux, mais beaucoup moins que la privation. […] Le seul moyen de laisser aux adultes la vraie moralité, c’est de supprimer toutes les lois surannées qui, d’une manière ou d’une autre, entravent la satisfaction de leurs besoins sexuels. L’Humanité est majeure, cessez de lui imposer vos lisières. Elle veut et conquerra à court terme, malgré toutes vos parlottes, sa liberté tout entière. Mais si elle jouissait sans précaution de sa liberté sexuelle, les maux dont nous souffrons aujourd’hui, de par la surpopulation universelle, s’accroîtraient dans une proportion effroyable, la population s’accroissant encore plus vite qu’aujourd’hui. Le complément indispensable de la liberté de l’amour est la liberté de la maternité ». Depuis les années 1880 Lautrec avait pu s’imprégner des idées libertaires au cabaret de Salis, le Chat Noir, puis au Mirliton d’Aristide Bruant avec qui il se lia d’amitié. Il réalisa plusieurs œuvres pour illustrer ses chansons, réalisa pour lui une affiche, et des dessins, dont un pour la couverture de son journal Le Mirliton, une modiste abordée par un Monsieur, dont le thème était explicité par cette légende : « - Quel âge as-tu, petite ? - Quinze ans, M’sieur… - Hum !…déjà un peu vieillotte » La prostitution des petites filles était d’ailleurs un chapitre important de l’histoire des plaisirs parisiens, les faits divers étaient nombreux. Ainsi, en novembre 1890 par exemple, un général russe ayant été assassiné par un anarchiste, l’enquête révélait qu’il était un habitué d’une maison de la rue de Rome que fréquentaient des fillettes de 12 à 14 ans. Ce thème sera repris par Lautrec dans deux lithographies : le petit trottin et les vieux messieurs. L’importance chez Lautrec de l’illustration satirique est aussi un des éléments caractéristiques de l’esthétique libertaire. On sait le rôle qu’ont tenu dans son œuvre la lithographie et l’affiche. Nietzsche avait déjà souligné la dimension épistémologique du rire, sa valeur libératoire : « L’intellect chez la plupart est une machine embarrassante, sinistre et grimaçante, que l’on désespère de mettre en marche : ils parlent de “ prendre la chose au sérieux ” dès qu’au moyen de cette machine ils s’avisent de travailler et de bien penser – Oh ! que de pénibles efforts doit leur coûter l’acte de bien penser ! L’aimable brute homme perd à chaque fois sa bonne humeur, à ce 1. Romain Coolus, Revue Blanche, janvier 1893
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POÏETICA
rire
caricature animaux physionomonie
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qu’il paraît, quand elle se met à bien penser ! elle se fait “ sérieuse ” ! et “ là où ne prévalent que rire et gaieté, on pense à tort et à travers ” – tel est le préjugé de cette brute sérieuse à l’égard de tout “ gai savoir ”. – Eh bien ! montrons que c’est un préjugé ». Déjà toute l’esthétique romantique considèrait, avec Schlegel, que l’ironie – affirmation d’une force capable de surmonter la distinction entre sérieux et non-sérieux, entre fini et infini, et de faire accéder à une « poésie transcendantale » – comme « l’impératif catégorique du génie ». Kierkegaard, qui définit l’ironie comme une étape négative ( Le concept d’ironie, 1841) insiste sur la profondeur de ce moment : car jamais l’existence ne s’abandonne vraiment à la simple succession des sensations. Le rire, selon Baudelaire est « signe d’une grandeur et d’une misère infinie ». Son caractère « double, contradictoire » en fait un geste de fracture et de « protestation contre la nature ». La caricature est pour lui l’une des manifestations les plus intéressantes de ce « bizarre » qu’il estime constitutif du beau (« le beau est toujours bizarre ») : il alla jusqu’à ériger en principe esthétique général l’idée d’excès ou d’exagération caractéristique des eaux-fortes de Goya, et qui est en usage de façon systématique dans la caricature de Daumier, autant que dans les eaux-fortes de Manet. Il retrouvait par là l’expression traditionnelle du grotesque dont le fond d’édification morale s’est particulièrement exprimé dans les analogies entre l’homme et les animaux. Les fables d’Esope, les Métamorphoses d’Ovide, L’âne d’or d’Apulée sont quelques exemples de cet usage d’un symbolisme moral des animaux que les sciences de l’époque cherchaient déjà à cerner. La tradition attribue à Aristote la formule définissant la physiognomonie comme « la science des passions naturelles de l’âme et des répercussions qu’elles font subir au corps en se changeant en signes de physionomie ». En fait on ne trouve que de rares mentions dans Aristote ; le corpus s’est constitué dans son entourage, a été développé au IIe siècle de notre ère par le Pseudo-Aristote, le sophiste Polémon de Laodicée et au IV e siècle par un médecin juif, Adamantius, puis abrégé par un écrivain byzantin appelé le Pseudo-Polémon. De Polémon vient une version latine, du IIIe ou du IV e siècle, dite du Pseudo-Apulée, connue au Moyen-Âge. Mais en même temps, ce tronc commun d’origine grecque est enrichi par les apports de la science arabe qui ajoute à la base aristotélicienne et médicale de la tradition grecque un ensemble de croyances astrologiques et occultes qui exercent, elles aussi, une forte influence sur l’Occident médiéval. Ainsi le Moyen-Âge a retrouvé les physiognomonies gréco-romaines directement et par l’Islam. Polémon, dont le chapitre II traite de la ressemblance de l’homme avec les animaux, des caractères des deux sexes et de la façon de déduire le caractère de l’homme d’après sa ressemblance avec l’animal, a été traduit en arabe dès le Xe siècle. Et c’est aux Musulmans que l’on doit une version abrégé du traité d’Aristote ( Sirr-al-Asrâr ou Secret des Secrets ), sous forme d’une lettre à Alexandre, où le philosophe conseille le roi pour le choix de ses ministres, de ses amis et de ses esclaves. Mais la physiognomonie arabe avait aussi sa propre tradition avec une abondante littérature, notamment le manuel de médecine ( Al-Tibb al-Mansûrî ) de Rhazès qui lui consacre cinquante-huit chapitres. L’occident a recueilli plusieurs de ces
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E écrits. Le Liber Almansorius a été traduit en latin par Gérard de Crémone (fin du XIIe), la Lettre d’Alexandre, par Philippe de Tripoli (début du XIIIe siècle), et elle a eu un très grand nombre de versions dans toutes les langues d’Europe. Le Liber physionomiae, de Michel Scot, astrologue et magicien de Frédéric II, est basé sur ces deux sources. C’est le Sirr-al-Asrâr qui se retrouve dans les Secreta d’Albert le Grand et dans la physiognomonie de Roger Bacon. Le Moyen-Âge a puissamment senti ces conceptions. Son imagerie et sa littérature sont pleine de créatures hybrides où tous les règnes se confondent dans une optique d’édification morale. Toute la société est ainsi figurée sous les masques d’animaux dans l’Ancien Renart et le Renart Novel (1288), avec Noble le lion, Tardif le limaçon, Bernard l’âne… Plus explicite encore, le Roman de Fauvel (1310-1314), mi-homme, mi-cheval, dont le texte se trouve dans un recueil avec « Li Livres Aristole qu’est intitlé Secré des Secrez », dans la version de Philippe de Tripoli (B.N., ms. Fr. 571). Tout en suivant leur propre développement, le bestiaire et les drôlerie des marges enluminées et du décor sculpté, si virulents depuis la fins du XIIIe siècle, concordent avec les théories physiognomoniques du temps et leurs implications morales. Le Bestiaire symbolique, le fameux Physiologus, dont le texte original est perdu, remonte aux origines mêmes du christianisme, probablement au second siècle. Les peuples d’Occident le firent passer de bonne heure dans leurs langues. Dès le XIe siècle, il était traduit en allemand ; au commencement du XIIe siècle, le poète anglo-normand Philippe de Thaon le mis en français. Un siècle après, Guillaume le Normand le traduisait de nouveau. Hormis la Bible, aucun livre ne connu ainsi, pendant plusieurs siècles, une si large diffusion. La condamnation que le pape Gélase avait prononcée contre le Physiologus n’empêchait personne de lire et de citer le Bestiaire. Il avait d’ailleurs pour lui l’autorité des Pères de l’Eglise, de saint Augustin, de saint Ambroise, de saint Grégoire le Grand, qui lui font de fréquents emprunts. C’est pourquoi les sermonnaires, comme Honorius d’Autun, puisent sans scrupule dans le Bestiaire des explications symboliques ou édifiantes. L’ouvrage connu à partir du XIIe siècle un regain de vitalité grâce aux bestiaires, ces fables qui consignaient tout le savoir zoologique médiéval. Lorsque la Renaissance céda soudain à la passion des hiéroglyphes, on se remit à puiser largement dans le Physiologus, dont des fragments se retrouvent dans la grande somme sur la pensée hiéroglyphique qui voit le jour en 1556, les Hieroglyphica de Piero Valeriano. On sait, par exemple, que Léonard de Vinci s’intéressa vivement à ces bestiaires allégoriques. L’un d’eux, les Fiori di Virtù, célèbre bestiaire toscan de moralités datant de la fin de l’époque médiévale et dont plusieurs manuscrits des XIV e et XV e siècles ont été préservés, était connu de Léonard qui en recopia le commentaire correspondant à l’image de l’aigle : « De l’aigle on dit que, quelle que soit sa fin, il abandonne une partie de sa proie aux oiseaux qui l’entourent ». On peut supposer également que ce passage inspira Pisanello qui représente cette scène d’un aigle sur sa proie entouré d’oiseaux attendant leur part, au revers d’une médaille à l’effigie du roi Alphonse V d’Aragon datant de 1449 (Washington, National Gallery of Art). Rudolf Wittkower donne de nombreux autres exemples de cette
Physiologus
hiéroglyphes
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POÏETICA influence du Physiologus sur l’art des emblèmes1. Au XV e et au début du XVIe, la compilation de Michel Savonarole, oncle de Jérôme et médecin du marquis Nicolas III d’Este à Ferrare, le Speculum Physionomiae, et celle de Bartolomeo della Occa, dit Cocles, et d’Alexandre Achellini, vaste traité intitulé Anastasis (Bologne, 1503) livrent un énorme matériel documentaire qui tend à ramener la physiognomonie à sa base médicale. Dans cette perspective, Marcile Ficin, médecin avant d’être théologien, s’était longuement penché sur les manifestations de la vie. Ce n’est pas l’âme qui est dans le corps, c’est plutôt le corps qui serait dans l’âme ; elle contient les prototypes de tous les mouvements de l’organisme, leurs rapports sont définis par la vieille formule : homo animus est, corpus homini instrumentum. Cette conception instrumentale de l’organisme est surtout intéressante pour le visage humain, qui est le véritable miroir de l’âme, mais elle s’étendait à toute la physiologie. « si l’homme est unique en nous, les bêtes sont nombreuses », aussi l’expression humaine est-elle rarement pure pour Ficin et il répète souvent que l’analogie entre certains types ou aspect humains et les formes de l’animalité, traduit la complexité de la vie psychique. Il justifie à l’aide de Platon le principe d’un bestiaire « moralisé » : l’âme est un certain « habitus » que l’animal nous représente : c’est ce que signifie le mythe de l’attelage dans le « Phèdre ». Le classement des émotions et des passions s’éclaire à partir de là par des images-types de la vie animale. Le texte d’Adamantius fut traduit en latin par Pomponius Gauricus et incorporé presque littéralement dans son traité de sculpture De scuptura, publié à Florence en 1504: « Adamantius pense que Prométhée, contraint d’ajouter à notre limon originel des particules empruntées un peu partout, a mis en nous la force du lion, la ruse du renard, la témérité du sanglier, la timidité du lièvre, la lourdeur du bœuf, l’orgueil du cheval, la bouffonnerie du singe, la stupidité du mouton, la folie du bouc, la voracité du porc, la souplesse de la panthère, la férocité du tigre, la cruauté des ours, la propension au désespoir des éléphants, la rapacité des loups, et de même la nature des reptiles, des oiseaux et des animaux aquatiques, proportion variable suivant le bon plaisir de Prométhée et les possibilités du limon. Ainsi, dit-il, celui que tu vois avec des yeux bruns et pas trop enfoncés, tu le jugeras fort et courageux, comme le lion qui présente ces caractères ; celui qui a des yeux profondément enfouis, tu le diras simulateur, hypocrite, trompeur et plein de malice, comme le singe ; qui les a immobiles et fixes comme le bœuf, sera sérieux et sobre ; qui les a saillants, sera paresseux, inique, rancunier, le véritable portrait d’un âne ». Ces considérations sur l’analogie animale permettant de révéler les qualités ou les défauts moraux cachés de l’homme devaient avoir un succès durables dans les milieux de l’art. Elles connaissent un regain de faveur à la fin du XVIe siècle. Vers 1570 Pirro Ligorio écrivait son Libro dell’Antichità dans lequel il s’attachait à mettre en évidence les significations morales contenues dans les peintures grotesques. Pour lui toutes les grotesques « sont porteuses de significations morales, toutes dérivent des poètes les 1. Wittkower, La migration des symboles, Paris, 1992
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E plus doctes ou des concepts profonds des philosophies antiques ». Concernant les animaux réels, légendaires et monstrueux leur rôle est de « raisonner de leur nature dans les sentiments humains, tout en étant disposés au milieu de guirlandes et de fils de nature fragile ou variable, comme afin d’illustrer les choses morales, les choses certaines, les fausses, les vraies, les choses stables, effrayantes, timides, douteuses et vacillantes, les choses vaines, plaisantes, irritantes ou flatteuses ». L’interprétation du monde animal, continue du Physiologus aux bestiaires médiévaux et dont Valeriano venait de faire la somme dans ses Hieroglyphica (1556), est donc appliquée aux petites figures réelles et fabuleuses des grotesques. De la même manière, revenant sur le problème du sens des grotesques, Lomazzo, dans son Trattato (Milan, 1584) en donne une vision plus précise et plus concise, qu’il relie aux emblèmes et aux imprese : « Avec celles-ci on peut, de manière gracieuse, désigner la lasciveté dans le satyre ou la femme nu […], le caractère vil de l’amante dans la beauté de la sirène, la prudence dans la sphinge, et tous les autres concepts sous de semblables apparences, à l’instar de peintures sacrées ». En 1586, Giambattista Della Porta, passionné de magie et de physique, publie son traité, la Physiognomonie humaine, fondé sur le corpus traditionnel, enrichi de ses connaissances d’anatomie et de médecine. Le sous titre explique fort bien le programme de l’ouvrage : « Le physionomiste ou l’observateur de l’homme, considéré sous le rapport de ses mesures et de son caractère, d’après les traits du visage, les formes du corps, la démarche, la voix, le rire, etc., avec des rapprochements sur la ressemblance de divers individus avec certains animaux ». La clarté du développement, les nombreuses illustrations, les références aux portraits de personnages de l’Antiquité dont le caractère était connu par les textes, comme les empereurs romains, les comparaisons familières avec les animaux, expliquent la diffusion et l’influence du livre. Les éditions se succèdent à Naples (1588, 1598, 1602, 1603, 1610, 1612…), à Venise (1644), à Hanovre (1593), à Bruxelles (1601), à Leyde (1645). En France ces spéculations furent diffusées par les traductions de Della Porta, à Rouen en 1655 et à Paris en 1660, mais aussi par Marin Cureau de La Chambre, médecin du roi, qui publie en 1660 L’Art de connoistre les hommes. C’est cette lecture physiognomonique moralisante qui faisait tout l’intérêt et la saveur des capriccii d’Arcimboldo comme le met bien en évidence Gregorio Comanini, prédicateur célèbre, théologien et théoricien d’art Milanais, dans son traité Il Figino (1591) : « Pour représenter le front, avec lequel l’homme, alors qu’il est heureux, fait parfois semblant de souffrir, et alors qu’il déteste, fait semblant d’aimer, Arcimboldo a choisi le renard, animal plein de ruse, et l’a placé au milieu des autres animaux. Pour former la joue, siège de la pudeur, il a choisi l’éléphant, dont Pline écrit, au livre VIII de l’Histoire naturelle, que la pudeur est merveilleuse parce que, vaincu, il fuit la voix de son vainqueur et ne s’accouple jamais en public, mais seulement en des endroits où il ne peut être vu. Du loup, on lit que certains poils de sa queue contiennent un poison d’amour et, parmi les loups, on distingue encore des loups-cerviers qui ont une vue particulièrement perçante. C’est pourquoi il s’est servi d’un loup pour former l’œil, qui a le pouvoir d’empoisonner d’amour les cœurs et qui est l’organe de la vue. Théophraste, selon Pline, écrit que les
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Della Porta
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rats ont rongé jusqu’à du fer dans une île de la mer Egée ; le peintre s’en est servi pour représenter la lumière de l’œil qui ronge et dompte les esprits les plus endurcis avec les passions amoureuse […]. Mais du bœuf qui forme la gorge, je vais vous raconter une moralité très édifiante, à laquelle Arcimboldo fait parfaitement allusion. Seul le bœuf, de tous les animaux, peut marcher à reculons (au moins selon Garamanti) pour paître ; Pline l’écrit au livre VIII de l’Histoire naturelle. Ce bœuf donc, choisi par Arcimboldo pour la gorge, signifie qu’un gros mangeur ou buveur ne vit pas en homme et ne prend pas le chemin de la vertu, mais marche à reculons, tournant le dos à ses propres fins comme une véritable brute. La peau enfin est celle du lion d’Hercule et celle de l’ordre de la Toison d’Or ; en couvrant la poitrine, elles montrent que c’est grâce à la force et à l’effort qu’on acquiert honneur et gloire ». Au XVIIe siècle le Traité des passions de Descartes révolutionne la théorie physiologique en situant le siège des passions non plus dans le cœur mais dans la glande pinéale du cerveau. Il explique sa physiologie des passions par les esprits, « un certain air ou vent très subtil » contenu dans les cavités du cerveau, où ils arrivent avec le sang et où leur cours ressent l’action de l’âme, logée dans la petite glande. Descartes appelle ces esprits « esprits animaux ». A partir de ces données Le Brun renouvelle la physiognomonie traditionnelle selon une approche géométrique méthodique de l’analyse des visages rapportés aux animaux dont les illustrations gravées connurent une diffusion importante jusqu’au XVIIIe siècle, on l’on voit, vers 1770, avec les travaux du naturaliste hollandais Camper, se renouveler l’intérêt pour les études des passions et pour la physiognomonie et leur intégration définitive dans l’anthropologie moderne. A la même époque commence à paraître l’ouvrage encyclopédique de Johann Kaspar Lavater en allemand puis en français (Essai sur la Physiognomonie, La Haye, 17811803 et L’Art de connaître les hommes, Paris, 1806-1809). Deux hommes illustres, Chodowiecki et Goethe, ont étroitement collaboré à cette œuvre, le premier pour les illustrations, le second suivant de près l’enquête voire l’orientant. Après avoir traité séparément, mais sur le même plan et en utilisant les même systèmes d’analyse, la physiognomonie des hommes et celle des animaux, Lavater finit par faire état d’une théorie évolutive qui réintègre l’animalité à l’homme sur le mode historique en proposant une échelle de l’angle facial, qu’il nomme « la ligne d’animalité », où l’on voit un développement qui , à partir de la grenouille aboutit au profil d’Apollon. A Lavater succède le docteur Gall (1758-1828), qui crée une nouvelle branche scientifique, la phrénologie, dont le système consiste à reconnaître les aptitudes des hommes et des bêtes dans la configuration du crâne, le moule du cerveau. L’image morale y est comme enregistrée dans les dispositions des bosses, des cavités, des plans de la boîte osseuse. Les rapprochements avec la faune étant à la base de la méthode, la topographie est analogue, et leur action est identique. Dans leur diversité de conceptions et de méthodes, Camper, Lavater, Gall ne font bien que ranimer et développer le sentiment ancien d’une étroite communauté des formes, des caractères, des facultés et des passions de la nature animée. La vieille pensée occulte qui a grandi autour de l’homme se renouvelle dans les recherches positives, mais sans
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E trahir son intuition fondamentale. Ainsi la publication de Lavater par Moreau de la Sarthe (1806-1809) ne contenait-elle pas seulement l’œuvre du physiologiste suisse mais était complétée par l’exposé de théorie modernes (Camper, Gall) et anciennes qui y prennent une extension particulière. On y retrouve Della Porta, toutes les versions de la Physiognomonie de Le Brun, des références aux classiques (Aristote, Adamantios, Polémon, Albert le Grand, Rhazès). L’ensemble se présente bien comme une synthèse et une revalorisation des fonds anciens renouvelés par la science la plus contemporaine. Cette physiognomonie eut une influence qui n’est plus à démontrer sur la pensée romantique et moderne. On sait notamment combien Balzac s’y est intéressé : « La Physiognomonie, de Lavater, a crée une véritable science qui a enfin pris place parmi les connaissances humaines. Gall est venu, par sa belle théorie du crâne, achever et compléter le système du Suisse et donner de la solidité à ses fines et lumineuses observations » déclare-t-il dans La Physiologie du Mariage (préoriginale c. 1824), et il se sert souvent de leur méthode pour décrire ses héros de La Comédie humaine. Et en effet la physiognomonie a été un facteur puissant de renouvellement de la veine satirique et morale dans laquelle s’inscrit toute « Comédie » et qui ne s’exprime nulle part mieux que dans le développement du fantastique et de la caricature. Ainsi lorsque Baudelaire déclare son admiration pour Hoffmann il relève que : « Ses conceptions comiques les plus supra-naturelles, les plus fugitives, et qui ressemblent souvent à des visions de l’ivresse, ont un sens moral très visible : c’est à croire qu’on a affaire à un physiologiste ou à un médecin de fous des plus profonds, et qui s’amuserait à revêtir cette profonde science de formes poétiques, comme un savant qui parlerai par apologues et paraboles ». N’est-ce pas encore la tradition physiognomonique qu’il désigne en partie dans ce « comique absolu » qui pour lui est le grotesque : « J’appellerai désormais le grotesque comique absolu »1. Il en est de même pour son intérêt porté à la caricature et à Daumier en particulier : « Toutes les pauvretés de l’esprit, tous les ridicules, toutes les manies de l’intelligence, tous les vices du cœur se lisent et se font voir clairement sur ces visages animalisés ; et en même temps, tout est dessiné et accentué largement. Daumier fut à la fois souple comme un artiste et exact comme Lavater »2. Pour les milieux libertaires de la fin du XIXe siècle le rire est aussi une fracture avec la société : la culture officielle n’est qu’un produit de consommation de masse destiné à anesthésier la conscience des lecteurs et des spectateurs pour en faire un troupeau abêti et obéissant ; l’artiste authentique est obligé, s’il veut au contraire éveiller chez eux l’étincelle de la conscience, d’en subvertir la forme au moyen de la dérision. L’humour et l’ironie qui sont au service de la démystification ont pour fonction de saper cet obstacle infranchissable pour le commun des mortels que constitue la respectabilité des institutions, respectabilité grâce à laquelle elles perpé-
humour
1. Baudelaire, De l’essence du rire, 1855 2. Baudelaire, Quelques caricaturistes français, 1857
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POÏETICA
Jarry Ubu
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tuent leur domination. De Villiers de l’Isle-Adam à Alfred Jarry, des Contes cruels de Mirbeau aux Nouvelles en trois lignes de Fénéon, l’usage d’un rire noir enfreint les codes rhétoriques en usage. Le rire moderne est donc bien une protestation prométhéenne. Goya, Daumier, Manet, Lautrec, Bonnard, Vallotton, Kupka, Van Dongen, dans leurs gravures, lithographies, affiches, mais tout autant la plupart des artistes modernes, dans leurs peintures ou leurs sculptures, ne se départiront pas d’une certaine forme d’exagération stylistique, dans le dessin comme dans la couleur, d’un expressionnisme qui n’est vraisemblablement pas sans liens avec cette tradition de la caricature et de la charge. Une esthétique « Assiette au beurre » sous-tend les déformations des fauves comme celles des expressionnistes allemands mais aussi celle des cubistes. A cet égard d’ailleurs ont peu relever l’insistance avec laquelle l’histoire formaliste de l’art a cherché à minimiser l’influence pourtant évidente d’un artiste comme Toulouse-Lautrec dont la figure, récupérée par l’imagerie pittoresque du tourisme montmartrois, n’avait manifestement pas le sérieux dramatique d’un Van Gogh ou d’un Gauguin. Elle fut pourtant essentielle pour Picasso, Van Dongen, Kupka, Munch, etc. Un seul mot et un seul nom peuvent fédérer les multiples facettes que ce rire métaphysique moderne, ce mot c’est pataphysique et ce nom c’est Alfred Jarry. Le goût de Jarry pour la peinture resta longtemps une dimension importante de sa réflexion, et ce fut en outre une pratique régulière : il a peint, il a surtout beaucoup dessiné et gravé en marge de son œuvre écrite, mais aussi de manière autonome. A propos du personnage d’Ubu s’est notamment développé une iconographie, de Jarry lui-même ou de son ami Bonnard, jusqu’à l’aboutissement du grand Almanach du Père Ubu pour 1901, publié par Ambroise Vollard, autre figure fondamentale de l’art moderne, autre figure fondamentalement anarchiste, qui en plus de son soutient de marchand de tableau défendant Cézanne, Degas, Renoir, Van Gogh, Gauguin, les Nabis, Vlaminck, Derain, Matisse, Picasso, etc., reprenait à son compte la figure du père Ubu pour se lancer dans la rédaction d’une charge sacrilège généralisée, une véritable entreprise de démolition anarchiste des mythologies, des idées reçues, des certitudes de propagande et des dogmes de son temps. Le même esprit satirique est en effet à l’œuvre dans les peintures qu’il défend et dans ses textes, Père Ubu au service de santé, Père Ubu à la guerre, publiés entre 1916 et 1920, ou dans ses Problèmes coloniaux devant la Société des nations. Le rapport de Jarry à la peinture était tout autant un rapport d’amitié avec les peintres : à Pont-Aven en juin 1894, il rencontre Gauguin. Le premier il exalte l’œuvre du Douanier Rousseau. A la Revue Blanche où il commence à collaborer régulièrement à partir de 1900, ses chroniques, sous le titre d’abord de « spéculations », puis de « Gestes », mettent en application la théorie pataphysique qu’il définissait en 1898 dans son « Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien », sous une forme ici résolument humoristique qui se revendique explicitement du modèle pictural d’un Lautrec : « Sous le titre “ Gestes ” on trouvera désormais dans cette revue, par nos soins, des commentaires sur toute espèce de spectacles plastiques.
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E Ceux-ci sont si variés qu’il serait long d’en limiter le programme. Bon nombre ont été énuméré, mieux que nous ne saurions, ici même par M. Thadée Natanson au sujet de Toulouse-Lautrec : “ Perfection des muscles, des nerfs, de l’entraînement, de l’adresse, d’un métier, d’une technique : … les luttes à mains plates, les courses de chevaux, les vélodromes, le patinage, la conduite des voitures, la toilette féminine, l’opération conduite par un grand chirurgien, … une taverne, un bal, un public, … un ivrogne connaisseur en boisson, … un explorateur qui a mangé de l’homme, … un produit d’une chatte et d’un écureuil, … un voilier vous emportant sous le vent, … une rixe entre buveurs, … l’enterrement du pape … ” Tous ces gestes et même tous les gestes, sont à un degré égal esthétiques, et nous y attacherons une même importance. Une dernière au Nouveau-Cirque réalise autant de beauté qu’une première à la ComédieFrançaise »1. Ce « programme » libertaire, programmatique a-programmatique s’il en est, qui vise à consommer la fusion entre l’art et la vie, alors que l’esthétique objective des historiens et des philosophes de l’art de tradition kantienne persistent à vouloir définir dans l’objet d’art lui-même une qualité intrinsèque qui le transfigure en œuvre, sera l’une des lignes de force de tout l’art moderne depuis l’usage d’objet dans les collages cubistes jusqu’aux ready-mades, aux objets trouvés surréalistes, à l’art naïf ou brut, à l’implication du corps même de l’artiste, à la théâtralisation festive d’actions artistiques, etc. Mais cet héritage n’est resté vivant et signifiant que tant qu’il se développait dans un cadre de réception dont la structure idéologique restait celle du monde quotidien. Avec, dans les années 60, le développement d’un activisme muséal en prise directe sur la création et dont la structure pseudo scientifique calquée sur le modèle du laboratoire distancie automatiquement toute création et la vide de tout le sens subversif que la tradition dada mettait dans ses « gestes », l’art se stérilise, le discours muséographique qui en fait l’anatomie, y compris quand il fait l’anatomie de l’art qui se veux en fusion avec la vie, ce discours des spécialistes ne peut se construire que sur la destruction d’un phénomène dont il étudie les vestiges. En entrant dans le musée toute œuvre contemporaine de ce type perd son sens et la pertinence morale qu’un Picasso, un Duchamp, un Dubuffet mettaient dans leurs actes artistiques. Ce dernier, dont toute l’œuvre est empreinte de cet esprit de charge satirique jusque dans ses choix formels, se réclamait d’ailleur de l’anarchie. Asphyxiante culture est un des rares brûlots anarchistes de la fin du XXe siècle que l’on puisse comparer aux pamphlets de la fin du XIXe. Dans une lettre à Henri Poulaille, l’auteur anarchiste des Damnés de la terre, datée du 1er novembre 1970, il déclarait : « Mes propres impulsions ont toujours été, je crois, celles qui constituent la position de l’anarchisme – avec un vif goût des fraternités chaleureuses – bien que je n’aie jamais eu l’occasion de fréquenter les milieux d’anarchistes, et que je ne connaisse que de façon
activisme muséal
Dubuffet
1. Jarry, Revue Blanche n° 9, janvier 1902
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Umour
brumeuse ce qu’est au juste la théorie et le programme de l’anarchie ». En réalité, Dubuffet joue l’ignorant, si l’on en croit Michel Ragon, autre écrivain anarchiste fameux dont le rôle de critique d’art a été très important pour les peintres informels des années d’après la seconde guerre, qui a retrouvé dans la bibliothèque de l’artiste un volume des Œuvres complètes de Stirner très pratiqué, d’autant que dans ses Notes de lecture (inédites) se retrouve L’unique et sa propriété de Stirner, Bakounine et les noms des nihilistes russes : Pisarev, Netchaeiv. L’anarchisme individualiste (dont Stirner fut le premier théoricien) est en réalité une permanente référence pour Dubuffet. Découvrit-il son oeuvre par Paulhan ? (Paulhan grand admirateur de l’anarchiste Félix Fénéon ; Paulhan qu’on pouvait rencontrer parfois, dans les années cinquante aux réunions organisées par E. Armand, le vulgarisateur de Stirner avec sa revue L’Unique). Aussi sa pratique artistique estelle bien une activité insurrectionnelle dont l’humour rageur demande de faire : « Place à l’incivisme » : « Si les prétendus “ dons ” attribués aux “ artistes ” sont, à notre sens, très profusément répandus, rares sont par contre, extrêmement rares, ceux qui prennent hardiesse de les exercer en toute pureté et licence, et s’affranchir pour cela du conditionnement social – prendre au moins à son égard bonne distance. Il faut observer que cette libération implique une humeur asociale, une position que les sociologues appelleront aliénée. C’est pourtant cette humeur qui nous paraît le ressort même de toute création et invention – le novateur étant par essence un qui ne se contente pas de ce qui contente les autres, et prend donc position de réfutateur »1. Ce rire anarchiste, ce rire noir, c’est celui de Jacques Vaché pour qui rien ne vaut réellement la peine, sinon à l’extrême rigueur, la manifestation de cet Umour (sans h) qu’il définit ainsi : « Je crois que c’est une sensation – j’allais presque dire un SENS – aussi – de l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout »2. Aussi le surréalisme fera à l’humour une place de choix, il est pour l’auteur de l’Anthologie de l’humour noir « révolte supérieure de l’esprit ». Dans le n° 6 de la revue Le surréalisme A.S.D.L.R., M. Ristitch précise : « la réponse à la question : l’humour est-il une attitude morale ? est négative, tandis qu’à la question l’humour est-il moral ? la réponse est affirmative. Car, par cela même que l’humour est parfaitement amoral, on peut dire qu’il est parfaitement moral, étant donné que par lui-même, il ne tombe pas sous le coup de la catégorisation du moral et de l’immoral, qui ne peut s’occuper que des conséquences pratiques de l’humour. […] Parce qu’il ne laisse en paix aucune pierre tombale des siècles, aucune pierre angulaire de l’amphithéâtre de l’éternelle sagesse, l’humour est moral, tout comme la folie, la poésie, l’amour (réponse affirmative) ». Le symbolisme satirique de Jarry irrigua tout l’art moderne. Par l’intermédiaire de la figure d’Apollinaire, avec qui Jarry se lia dès 1903, et chez qui il a pu voir un véritable prédécesseur, il a fortement marqué des artistes comme Picasso, Picabia, Duchamp. C’est aussi grâce à Apollinaire, dont il 1. Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants 2. Jacques Vaché, lettre à André Breton, 29 avril 1917
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E découvrit Alcools, et sa revue Les soirées de Paris, que le jeune Tristan Tzara a pu basculer naturellement d’un symbolisme onirique nourrit de Maeterlinck, Verhaeren ou Laforgue, qu’il promouvait, à Bucarest, dans sa revue Simbolul, vers ce symbolisme satirique qui lui ouvrait les portes de Dada. Aussi bien M. Antipyrine où Mr Aa l’antiphilosophe, l’Antitête sont-ils des enfants naturels du docteur Faustroll, pataphysicien, ou de Mr Teste. De même que les sources de Dada sont à chercher dans l’esthétique symboliste libertaire, celles de l’abstraction relèvent du même courant de pensée. Fénéon, que l’histoire formaliste s’escrime à considérer comme le premier critique d’art à élaborer une approche purement formelle des œuvres d’art a pourtant explicitement tenu à inscrire le néo-impressionnisme dont il élaborait les contours théoriques dans la mouvance symboliste, ce qui ne laisse pas de rendre perplexe les commentateurs. Dans L’art symboliste, 1889, Georges Vanor expose l’interprétation de Fénéon sur les relations entre le symbolisme et l’art de Seurat : « Imbu littéralement qu’une œuvre doit être cyclique et en harmonie complète, il reconnut l’application de ces idées dans les œuvres de Pissaro, Seurat, Signac, etc. Il nous révèle que sur cette idée générale qu’un tableau doit être inspiré de la nature, et reproduire les réactions intimes du décor dans un ensemble orchestré, ces peintres créèrent une technique discontinue […] ; ils obtiennent […] des tableaux complètement inscrits dans le cadre en tant qu’harmonie au lieu d’être comme la copie d’un bout de nature commencé et limité sans raison – théorique ». Et de donner bientôt une définition de l’art symbolique : « …l’art est l’œuvre d’inscrire un dogme dans un symbole humain et de le développer par le moyen de perpétuelles variations harmoniques », conception goethéenne de l’œuvre d’art comme tout organique, harmonique que l’artiste doit symboliser par le style. Entraîné par Fénéon, George Vanor enlève à Redon et à Gauguin que concerne la première partie de sa phrase, le pouvoir d’exprimer de « perpétuelles variations harmoniques », car c’est ici du peintre néo-impressionniste qu’il s’agit. De la même manière que Mirbeau goûtait chez Monet non pas le simple fait de « traduire la nature et ses harmonies chromatiques et plastiques » mais plus « Comme en un visage humain […] les émotions, les passions latentes, les secousses morales, les poussées de joie intérieure, les mélancolies, les douleurs, tout ce qui s’agite en nous, par elle, de force animique, tout ce qui, au-dessus de nous, en elle, s’immémorialise d’infini et d’éternité », Fénéon puise dans les théories sur les couleurs de Charles Henry une nouvelle approche pseudo scientifique du pouvoir symbolisateur des passions que les formes colorées susciteraient. Les recherches physiologiques du préparateur de Claude Bernard lui permettent, selon Fénéon : « d’établir entre le problème esthétique et le physiologique une solidarité féconde, et de les poser sous une même forme symbolique : Quelles directions sont expressives du plaisir ou de la dynamogénie ? Quelles de la peine ou de l’inhibition ? […]. Maintes expériences […] établissent que les directions de bas en haut et de gauche à droite sont dynamogènes ; les directions de haut en bas et de droite à gauche, inhibitoire. Nous symboliserons donc les excitations agréables ou dynamogènes par les directions de bas en haut et de gauche à droite ; les désagréables
abstraction symbolisme
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dynamogènie morale des formes et couleurs
ut pictura poesis
ou inhibitoires, par les directions de haut en bas et de droite à gauche.[…] Les définitions s’appliquent aux couleurs comme aux formes. Le rythme concernera les teintes, et la mesure les tons. Elles s’appliqueront à tous les excitants, dont on aura pu, par l’étude expérimentale et la connaissance des fonctions subjectives correspondantes, constituer les cercles de représentation. M. Charles Henry a soumis la sensation auditive à sa méthode. Nous attendons la symbolique des saveurs et des odeurs »1. Le futurisme, que Fénéon lança en France, s’essaiera à cette « symbolique des saveurs et des odeurs » quand, en 1913 Prampolini publia le manifeste La chromophonie et la couleur des Sons et Carrà le manifeste La peinture des Sons, Bruits, Odeurs. Ces nouveaux claviers formels permettent au peintre de symboliser les passions, les « Etats d’âme » des futuristes, non plus au moyen de narrations représentatives ou de physionomies mais grâce aux formes colorées. Il n’en reste pas moins que le sujet de l’œuvre reste le travail du symbole comme expression d’une l’harmonie. Aussi Fénéon, s’il note bien qu’un peintre comme Signac « renonce à mettre de la littérature sous ses tableaux » n’hésite pas cependant à le promouvoir « paysagiste officiel des Iles Blanches Esotériques par le tétrarque Emeraude-Archetypas », en référence au héros très symboliste de Salomé, l’une des Moralités légendaires de Jules Laforgue. De même que pour Goethe « L’artiste plasticien doit être poiétique, mais ne doit pas poétiser »2, pour Fénéon l’art ne doit pas avoir de référent littéraire qui l’assujettirait à une relation de filiation infériorisante mais art et poésie doivent se développer sur un mode analogique, comme les sœurs jumelles de l’ut pictura poesis. Il note ainsi que « tels écrivains, M. Gustave Kahn, M. Paul Adam, appliqué à transposer le quotidien dans un rêve logique, inquiets de rythmes plus complexes, soucieux de moyens d’expression précis et efficace, virent aux œuvres néo-impressionnistes les analogues de leurs propres recherches »3. Et quand il trouve judicieux de décrire la bibliothèque du peintre, il n’énumère que des écrivains liés au symbolisme et, de prés ou de loin, versé dans l’anarchisme : « Dans sa bibliothèque, les peaux, les papiers et les étoffes des livres s’accointent entre eux et avec les textes : Léonard de Vinci, argent bleu ; Rimbaud et Mallarmé, parchemin blanc et or ; Baudelaire, violet ; Khan, bleu et orangé ; Léon Tolstoï, pourpre et noir ; Paul Adam, rose glaceux »4. C’est bien là l’esprit symboliste d’un des Esseintes. L’esthétique formelle des toiles néo-impressionnistes, leur aspect de mosaïque byzantine si souvent relevé, est en elle-même parfaitement accordée avec le goût caractérisé des symbolistes pour l’Empire romain de la décadence ; Adam, auteur de nombreux romans sur Byzance (Irène et les eunuques, Basile et Sophia) assimilait d’ailleurs l’acte anarchiste aux destructions des hordes barbares qui ravagèrent l’empire d’orient. Fénéon signalait déjà cette analogie de la peinture avec la littérature 1. Fénéon, Une esthétique scientifique, La cravache, 18 mai 1889 2. Goethe, Ecrits sur l’art, Les objets des arts plastiques, 1797 3. Félix Fénéon, Art et critique, 14 déc. 1889 4. Félix Fénéon, Les hommes d’aujourd’hui, n° 373, 1890
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E contemporaine dans son compte rendu de l’exposition Volpini, quelques mois plus tôt : « M. Seurat, M. Signac, M. Pissarro, M. Dubois-Pillet réalisaient leur conception de cet art en des tableaux où les épisodes s’abolissent dans une orchestration générale docile au code de la physique optique et où la personnalité de l’auteur reste latente comme celle d’un Flaubert dans ses livres »1. Loin d’une rupture, l’art moderne naissant est bien pour Fénéon une évolution parallèle, analogue à la littérature la plus contemporaine, où la dimension morale reste présente bien que décalée comme elle peut l’être dans la démarche de Flaubert. Et de même que l’œuvre de Flaubert a pu osciller entre un réalisme naturaliste non exempt de satire et un lyrisme de veine romantique dont les élans pouvaient aller jusqu’au mysticisme, de même Fénéon peut-il louer les néo-impressionnistes autant que Puvis De Chavannes, les Nabis, Charles Maurin ou Odilon Redon, passer plus tard des fauves aux futuristes sans que ces différents modes ne remettent en cause la cohérence de fond de son programme, de son esthétique symboliste libertaire, celle que dessinait déjà Kropotkine dans son appel Aux jeunes gens, une esthétique autant et alternativement, voire simultanément, satirique et utopique. L’Age d’Or, avant d’être, en 1905, la toile manifeste d’un Derain fauve, est une revue anarchiste sauvagiste (c’est-à-dire un peu écologiste avant la lettre) publiée en 1900 et qui fit le succès du chansonnier Paul Paillette ; c’est que du côté de Chatou on lisait Bakounine et Kropotkine, on commentait avec ferveur les exploits de Ravachol, de Maurice Henry... La ronde du Bonheur de vivre de Matisse, qu’on retrouve dans ses diverses versions de La danse, est aussi un motif traditionnel issu de représentation de l’âge d’or telle qu’on put les donner Vasari, ou encore Ingres et dont le sens contemporain évoquait plus Fourier qu’Esope. Apollinaire notait cette implication politique des thèmes tout autant que des formes dans les peintures fauves de Van Dongen : « M. Van Dongen manifeste brutalement des appétits formidables. Il se plaît dans le tumulte et semble exposer ses opinions politiques. Ce n’est pas l’amertume d’un Multatuli, ce sont bien les violences d’un Domela Nieuwenhuis2. M. Van Dongen nous transporte chez des géants qui résolvent la question sociale par l’impudeur »3. Les fauves, comme les expressionnistes ou les futuristes première mouture, proposaient leur utopie hédoniste sans se départir d’un regard ironique sur leurs propres visions libertaires. Apollinaire, cette autre figure majeure de l’art moderne, dont les débuts eurent lieu dans des revues symbolistes comme La Revue Blanche, a toujours gêné l’histoire de l’art par son dilettantisme apparent, son éclectisme et son manque de rigueur théorique. Son approche de l’art est pourtant en parfaite cohérence avec le parti pris anti-autoritaire des anarchistes.
modes
1. Félix Fénéon, L’exposition Volpini, La cravache, 6 juillet 1889 2. Ferdinand Domela Nieuwenhuis, leader socialiste- anarchisant hollandais 3. Apollinaire, « Le salon des Indépendants, La Revue des lettres et des arts, 1er mai 1908
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Apollinaire Mécislas Golberg trimard
Apollinaire doit en effet beaucoup en matière de critique d’art à Mécislas Golberg (1869-1907), son journal intime en fait foi, et en 1922, son ami André Rouveyre affirmait dans le Mercure de France que « la plupart des théories qu’Apollinaire a répandues et qui ont fait fortune, avec tant de bruit et d’excitation dévergondée, notamment sur les bases propres de l’expression dans la déformation et la spiritualisation des lignes et des plans, sont dans Golberg ». Dans sa revue Sur le trimard, qu’il fonde en 1895, Golberg ébauche, contre le romantisme libertaire et la fausse scientificité du socialisme, un « anarchisme expérimental » qui soumet l’action à la « constatation » des faits sociaux plutôt qu’à aucun « idéalisme social ». Le propos politique de Golberg est porteur d’un projet poétique et intellectuel que toute son œuvre développe, et qui est déjà présent dans l’éditorial du premier numéro de sa revue, où il lance un appel « aux trimardeurs de toutes formes », et parmi ceux-ci « à tous les gueux de la pensée » qui créent pour le plaisir de créer. Le trimard est érigé, dans l’ordre de la pensée, en valeur de créativité gratuite, abondante et oublieuse, en « amour pur et simple » de « l’effort prodigue et insouciant »1. La récurrence de la notion d’effort dans la critique d’Apollinaire trouve peut-être ici sa source idéologique. A partir des mêmes valeurs de dynamique et de gratuité, Golberg évoque le « miracle des vagabonds de la pensée, nourris par les oiseaux du ciel »2. Cette figure de l’errant, dont on connaît l’importance dans la littérature d’Apollinaire, symbolise chez Golberg une éthique d’épanouissement par dépersonnalisation. Le sujet, traversé par ses désirs, ses élans et ses abattements, s’y fait et défait à l’infini selon un rythme propre orchestré par la rencontre avec autrui. Cet « intellect dynamique » amoral, capable par sa souplesse de rester « en harmonie avec la cadence de la vie » [ De l’Education de la personnalité], est contenu dans le modèle unificateur du trimard. L’art, comme le libertaire errant, est « semeur d’énergie », créateur donc destructeur, animé d’une « foi négative » et d’un « labeur positif »3. Dans La Morale des lignes, dont Apollinaire fait un compte rendu élogieux dans La Phalange de mars 1908, le penseur anarchiste, « auquel nous devons quelques-uns des livres les plus élevés et les plus émouvants de notre temps », prône la communion de l’art et de la vie, les vertus de l’imagination et du rire, de la déformation, idées chères au poète qui voit en lui une sorte de philosophe des nouvelles lumières montrant la voie aux jeunes esprits. Comme Golberg, qui en appelait à un « anarchisme expérimental », Apollinaire construit une esthétique expérimentale où l’essence de l’art n’est pas une idée transcendante mais bien une pratique ; elle n’est pas métaphysique mais pragmatique. L’esthétique d’Apollinaire est une pensée du mouvement, de la métamorphose, une pensée de la pluralité dynamique que suscite la rencontre avec les autres : à l’unité du moi classique correspond chez lui son éclatement, son ubiquité, sa mobilité. D’où dans sa pratique littéraire l’usage des pseudonymes, des doubles, pratique qu’un de ses 1. Mécislas Golberg, « Nous », Sur le trimard, 4 juillet 1895 2. Mécislas Golberg, « Morituri », Sur le trimard, n°3, oct-nov. 1895 3. Mécislas Golberg, Lettres à Alexis, Ed. La Plume, 1904
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E amis artistes n’a pas manqué de reprendre à son compte, Marcel Duchamp – Rrose Sélavy. Un polymorphisme épistémologique analogue court dans tout l’œuvre de ces autres amis d’Apollinaire tels Picabia ou Picasso, qui selon Richardson « tenait en haute estime sa Morale des lignes »1. Une esthétique pour laquelle André Salmon soulignait, en 1945, le rôle de Golberg en tant qu’initiateur et rappelait les discussions esthétiques qui se tenaient à son domicile, rue de la Tombe-Issoire2. Salmon a en effet été lui aussi une des grandes figures de la pensée libertaire, et plus particulièrement d’un anarchisme constructeur se réclamant de Proudhon ou de Péguy, à l’inverse de l’anarchisme héroïco-épique à la Sorel ou à la Nietzsche. Il s’agissait, en quelque sorte, d’un anarchisme « au quotidien », celui des ouvriers ou des artisans qui ne comptent que sur leurs propres forces, sur leur association non bureaucratique, sur une entr’aide d’homme à homme. Salmon, co-directeur de la revue anarchiste Action fondée en 1920, mis ainsi en avant des peintres ou graveurs d’un modernisme austère, comme Derain, Galanis ou Juan Gris, des poètes partisans d’un « cubisme » sobre et dépouillé, comme Pierre Reverdy et même Jean Cocteau, qui prônait alors un « cubiste janséniste ». L’amitié de ces deux derniers poètes avec Picasso illustre sa formidable polymorphie libertaire. Dans cette même lignée, André Malraux (ou plutôt « A.D. ») proposait, par exemple, aux artistes occidentaux contemporains ce qu’il appelait un « classicisme négatif », appuyé sur « une horreur lucide de la séduction ». La dimension politique de l’art moderne apparaît avec évidence chez un autre de ses fondateurs, Kupka, dont la veine anarchiste satirique s’est exprimée dans l’illustration virulente de nombreuses revues anarchistes comme dans sa collaboration à la géographie d’un des plus éminents théoriciens de l’anarchie, Elysée Reclus. Mais elle s’est aussi naturellement exprimée dans sa dimension utopique selon un langage d’abord symbolique puis qui a construit, sur le modèle musical, un vocabulaire formel abstrait qui s’il tranche avec l’imagerie oniriste reste en profondeur fidèle au modèle harmoniste du symbolisme. En publiant le premier manifeste futuriste dans Le Figaro, en 1909, Marinetti incorporait lui aussi un chapitre politique explicite au discours sur l’art moderne. La batterie complète des manifestes futuristes entre 1909 et 1917 fournissait un modèle utopique, militant, de polémique stridente et de programme agressif. Le manifeste est devenu alors l’étendard de l’idéologie d’avant-garde, consciente de ce qu’elle représente, maniant ces conceptions de regroupement des artistes, vue comme une élite travaillant à une transformation sociale et spirituelle. En terme directement politiques, l’idéologie de l’avant-garde tenait d’un individualisme anarchiste, comme dans le cas du Stijl. Dès 1917 Théo van Doesburg relevait la contribution du cubisme et du futurisme à cette révolution dans la peinture : la libération de l’œuvre d’art de la forme plastique extérieure de la réalité, en qualifiant cette peinture de « question de conscience morale et de conscience psychologique », une
Kupka
1. Richardson, Vie de Picasso 2. André Salmon, Souvenir sans fin, L’Air de la Butte, 1945
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POÏETICA futurisme
De Stijl
Théo van Doesburg
expression de « conscience spirituelle », ce qui comporte en soi l’exigence d’ « une pureté absolue en ce qui concerne le moyen plastique »1. Il était là bien en accord avec Kandinsky dont il défendait la vision théorique. Ainsi le principe qui, pour Kandinsky est à l’œuvre dans l’art, la « nécessité intérieure », n’est pas un impératif mystique ou psychologique mais avant tout un impératif moral, celui de l’honnêteté : « En bref, l’artiste a non seulement le droit, mais le devoir de manier les formes ainsi que cela est NECESSAIRE à ses buts. Et ni l’anatomie, ni les autres sciences du même ordre, ni le renversement par principe de ces sciences ne sont nécessaires, mais ce qui est nécessaire, c’est une liberté totalement illimitée de l’artiste dans le choix de ses moyens » , et il précise en note : « cette liberté illimitée doit être fondée sur la nécessité intérieure (que l’on nomme honnêteté). Et ce principe n’est pas seulement le principe de l’art, mais également celui de la vie. Ce principe est l’arme principale du véritable surhomme contre les Philistins »2. Si le premier manifeste du Stijl (octobre 1918) se contentait de revendications minimales et n’avait pas le caractère agressif ou péremptoire du modèle futuriste, le second manifeste, « De Literatuur » (avril 1920) et le troisième, « Tot een nieuwe wereldbeelding » (août 1921) adoptaient un langage résolument polémique. Ils vont de pair avec le façonnage par Théo van Doesburg, l’animateur de la revue, de ses alter ego dada I.K.Bonset et Aldo Camini. Ce double visage Dada-constructiviste est bien dans la veine anarchiste de la destruction des préjugés, les idées-fixes de Stirner, et de préparation d’une société utopique harmonieuse. Pour van Doesburg l’œuvre d’art moderne « manque de représentation, mais ne manque pas de sujet. Le sujet est de nature picturale, il est : équilibre esthétique, unité, harmonie dans un sens supérieur »3 ; on aurait envie d’ajouter « luxe, calme et volupté » tant le programme de la « nouvelle expression plastique », le Néo-plasticisme, recoupe au fond, les mathématiques théosophiques de Schoenmaekers en plus, celui des néo-impressionnistes et des fauves. La récurrence des thèmes de la danse chez van Doesburg est un autre symptôme de cette unité d’esprit qui relie De Stijl au symbolisme plastique de Matisse. Le projet utopiste du Néo-plasticisme n’est nulle part plus explicite que dans l’architecture dans laquelle devaient se fondre les trois arts plastiques. Prolongeant l’enseignement de Frank Lloyd Wright et de Berlage, il tente de détruire les concepts d’espaces privés et d’espaces publics pour fondre l’homme dans un espace communautaire unifié : « L’idée de Home – Home sweet Home (demeure, douce demeure) – doit se perdre ainsi que du reste l’idée de Rue. Il faut considérer le Home et la Rue comme la Cité, qui est une unité formée par des plans composés dans une opposition neutralisante qui annihile toute exclusivité. […] Et l’homme ? Rien en lui-même, il ne sera qu’une partie du tout, et c’est alors que, ayant perdu la vanité de sa petite et mesquine individualité, il sera 1. Théo vanDesburg, De Nieuwe Amsterdammer, 23 juin 1917 2. Kandinsky, Du spirituel dans l’art, 1911 3. De Stijl, mars 1921
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E heureux dans cet Eden qu’il aura crée ! »1 Face à cet engagement utopique, Dada, à la suite de l’expressionnisme, déployait un engagement satirique qui, vu son caractère explicite, n’a pu être refoulé par l’histoire de l’art formalisante. L’anarchisme jouissait d’une grande popularité parmi les écrivains et les artistes que l’on compte parmi la génération expressionniste, les sentiments des expressionnistes allemands dans la période 1910-1925 à l’égard de l’anarchisme étant comparables à l’accueil que l’anarchisme avait reçu dans les cercles littéraires et artistiques français de la fin du siècle. Via Fénéon cette analogie fait presque figure de filiation. La volonté de donner un contenu explicitement engagé à l’expressionnisme était visible dès avant la guerre de 14-18 dans la peinture de Ludwig Meidner, notamment dans son tableau Combat de barricade de 1913. La fondation en 1910, par Franz Pfemfert, de la revue Die Aktion, répondait au même objectif. Les artistes adoptaient le discours utopique des premières déclarations de Die Brücke, déclarant ainsi en 1919 : « Ce que la politique a abîmé, l’art le réparera. Grâce à lui l’homme retrouvera l’homme ». C’est le message que Pechstein et Feininger mettent au service du gouvernement dans les affiches qui leur sont commandées en 1918. Dans le climat d’effervescence sans précédent de la révolution de novembre 1918, de nombreux artistes expressionnistes et futuristes font partie du « Conseil des travailleurs de l’art » à Berlin et se rassemblent au sein du Novembergruppe, fondé par Pechstein et Klein, afin de mettre leur art « au service de la collectivité », en luttant « contre l’arriération et la réaction ». En 1919, Max Pechstein réalise la couverture du livre A tous les artistes ! qui promeut cet activisme politique de l’art. Quant à Dada, dès l’origine son engagement est radical. Le mouvement iconoclaste, fondé à Zurich en 1916, dénote une affinité profonde avec l’anarchisme. Des observations dans les mémoires d’anciens dadaïstes, comme par exemple Richard Huelsenbeck, soulignent ces liens. Leurs propos sur la signification de l’anarchisme pour la genèse de dada semble être confirmés par Die Flucht aus der Zeit (1927) de Hugo Ball2. Dans ce livre, le journal adapté de l’un des instigateurs du dadaïsme zurichois, l’auteur fait de fréquentes références à l’anarchisme. Surtout dans les années précédant immédiatement dada (la période de fin 1914 jusqu’au début 1916, quand le Cabaret Voltaire, lieu de naissance de dada, s’établissait), les notes dans le journal de Ball témoignent d’une lecture intensive d’auteurs anarchistes, notamment de Bakounine, dont il a sûrement apprécié la devise « Le désir de détruire est en même temps un désir créateur » tirée de Die Reaktion in Deutschland. Ein Fragment von einem Franzosen, 1841; il publiera d’ailleurs ce texte dans l’Almanach der Freien Zeitung, en 1918. En outre, il est à signaler que plusieurs dadaïstes, non seulement Ball, mais aussi Huelsenbeck, Emmy Hennings et Max Oppenheimer, dans la phase précédant Cabaret Voltaire, faisaient partie à Zurich de l’entourage du médecin socialiste-libertaire Fritz Brupbacher et du magazine Der Revoluzzer.
Dada
Novembergruppe
1. Mondrian, « Le Home – La Rue – La Cité », i 10, 1927 2. Hugo Ball, La fuite hors du temps, 1927, Paris, Editions du Rocher, 1993
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POÏETICA
Gustav Landauer
langage
Mais face à un anarchisme utopiste d’essence rousseauiste, dada s’engage dans un anarchisme pessimiste. Ainsi Huelsenbeck s’en prend-il aux « moralistes » expressionnistes-activistes ainsi qu’aux idées de Kropotkine sur l’entr’aide instinctive des hommes. On trouve de semblables propos sceptiques chez Ball et Stirner. Ball met en doute la foi anarchiste en « une enfance divine, naturelle et générale » de l’humanité [Die Flucht aus der Zeit, Zürich, 1992]. Il voit dans l’œuvre du Marquis de Sade une correction nécessaire des propos d’un Rousseau flatteur qui parle de la bonté et de la vertu naturelle. La référence à la pensée de Gustav Landauer est un élément fondamental pour la compréhension de dada et de la transformation qu’il opère de l’anarchisme utopiste des expressionnistes à un anarchisme pessimiste. Dans son livre Aufruf zum Sozialismus, que Ball connaissait bien, comme on le sait par des références explicites, entre autres, dans Die Flucht aus Zeit, Gustave Landauer fonde son anarchisme non plus sur la thèse rousseauiste qu’à l’origine la nature de l’homme est bonne, mais plutôt sur le doute au sujet de la langue comme moyen de concevoir la réalité, tel qu’il surgit au tournant du siècle précédent, dans la lignée des réflexions de Proudhon sur le langage. Dans ce domaine il se fonde sur le scepticisme radical à l’égard de la langue, tel que formulé par son ami Fritz Mauthner dans Beiträge zu einer Kritik der Sprache (1901-1903). Mauthner posait dans cet écrit que la langue comme un artefact humain et subjectif constitue un blocage à la compréhension objective de la réalité extra-humaine. Puisque l’homme pense moyennant la langue et puisque celle-ci est le résultat d’une longue évolution historique, au cours de laquelle des significations archaïques se sont fixées, la langue entrave la genèse d’idées nouvelles et fait obstacle à l’accès direct de la pensée à la réalité. Ainsi l’homme est-il prisonnier de sa langue. Partant de cette thèse selon laquelle il n’y a pas pour l’homme de réalité connaissable en dehors de la langue, Landauer croyait apercevoir de nouvelle possibilité pour altérer la réalité. Si la réalité est uniquement dans la langue, l’altération de la réalité est en dernier lieu une altération de la langue. Landauer pense qu’il est nécessaire d’entreprendre consciemment la (ré)formation de la langue, d’amener un nouvel art d’écrire1. Tout le programme dada correspond à cette tentative de déstructurer le langage, autant littéraire que plastique. « Ainsi fûmes-nous désignées à prendre comme objet de nos attaques les fondements même de la société, le langage en tant qu’agent de communication entre les individus et la logique qui en était le ciment » explique Tristan Tzara, à la tête du groupe depuis 1917, et bientôt intégré au surréalisme2. Se défiant des mots, Tzara révèle dans le « Manifeste sur l’amour faible et l’amour amer » (1920) ce qu’il nomme un grand secret : « la pensée se fait dans la bouche » ( Aragon dira dans Une vague de rêve : « il n’y a pas de pensée hors des mots ». C’est le langage comme système formel, héritage de codes, qui est ici mis en cause, au profit d’une libre expression du cri et du geste, et la source de ce nomina1. Landauer, Skepsis und Mystik, 1903 2. Le Surréalisme et l’après guerre, O.C.V., 1948, 67
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E lisme radical n’est pas à rechercher dans les découvertes de la linguistique contemporaine mais bien dans un engagement idéologique issus de la lecture des penseurs anarchistes. Selon qu’ils penchent plus vers l’optimisme de Kropotkine, l’harmonie de Fourier, l’individualisme de Stirner, le fédéralisme de Proudhon, le pessimisme de Landauer, l’activisme de Bakounine, etc., les artistes dada, puis surréalistes ont développé une pratique artistique formelle spécifique mais toujours en rupture avec le principe d’autorité. Pour Tzara par exemple l’art garde une dimension vitaliste, organiciste, traditionnelle depuis Goethe, qu’il apprécie notamment chez Arp. Aussi, en 1923, Arp, Schwitters Tzara, Van Doesburg , choisissant l’optimisme, signent le Manifeste art prolétarien dans lequel ils prennent leurs distances avec l’activisme politique radical des dadaïstes berlinois. Ces derniers en effet, plus foncièrement pessimistes, se sont engagés dans une veine satirique insurrectionnelle. Ils collaborent au « Théâtre politique » d’Erwin Piscator, qui utilise leurs collages et photomontages dans ses mises en scènes. Certains, comme Hausmann, utilisent rhétoriquement la politique pour leur travail de destruction, tandis que d’autres, comme Grosz, utilisent Dada comme arme politique. La première Foire Dada Internationale qui a lieu en 1920 répond dans une large mesure à cette volonté de faire de la politique. Tandis que des affiches y affirment que « Dada est le bolchevisme allemand », le mannequin en uniforme à tête de cochon de Rudolf Schlichter, ainsi que les tableaux de Grosz ou de Dix, critiquent violemment la société de leur époque, mettent en évidence ses infirmités et proposent une esthétique de la laideur – représentée par des invalides et des prostituées, qui n’est pas sans rapport avec l’esthétique « assiette au beurre » qu’avait mis en œuvre la mouvance satirique de l’impressionnisme avec Manet, Degas, Steinlen …, celle des post-impressionnistes avec Toulouse-Lautrec, Seurat, Vallotton …, celle des fauves avec Vlaminck, Van Dongen, celle des expressionnistes… La nouvelle objectivité prolonge cette satire politique. Quant au surréalisme, son émergence de l’activisme dada signe bien le fond d’anarchisme qui l’a toujours travaillé. L’engagement politique des surréalistes aux côtés des communistes qui, en réalité, s’est limité à dix ans, de 1925 à 1935, sur cinquante années d’activité du groupe, et a d’ailleurs été l’occasion de nombreuses scissions dont l’ampleur – Artaud, Vitrac, Naville, Desnos, Masson, Picabia, Bataille, Leiris, Limbour, Soupault – laisse penser que c’est plus le groupe de Breton, pourtant détenteur du label officiel du mouvement, qui en s’affiliant aux communistes a fait dissidence, dissidence toute provisoire, cet engagement donc, a eu jusqu’à présent tendance à occulter la dimension libertaire de la démarche surréaliste. En effet, les jeunes surréalistes ont subit une forte influence libertaire dans la tradition du symbolisme. Breton publie ses premiers poèmes dans La Phalange, revue crée en 1906 par Jean Royère et qui est le creuset de cet esprit post-symboliste que son amitié avec Paul Valéry lui fait approfondir. C’est « dans le miroir noir de l’anarchie »1 que le surréalisme s’est pour la première fois reconnu. Apollinaire, l’ami d’Alfred Jarry, celui qui, dans Al-
Surréalisme
1. A. Breton, « La claire Tour », 1952, La Clé des champs, Pauvert, 1985
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POÏETICA
Baudelaire
cools, dédie L’ermite à Félix Fénéon, celui dont l’esthétique est si marquée par Golberg, sera l’une des grandes influence de Breton. La rencontre a lieu en 1916, c’est lui qui lui présente Philippe Soupault, c’est chez lui qu’il découvrira en 1917 le revue Dada, et c’est à lui, en manière d’hommage, qu’il empruntera le terme de Surréalisme qu’il choisit afin définir son projet esthétique. Dans Arcane 17 Breton fait état de cet anarchisme foncier de son Surréalisme : « Le drapeau rouge, tout pur de marques et d’insignes, je retrouverai toujours pour lui l’œil que j’ai pu avoir à dix-sept ans, quand, au cours d’une manifestation populaire, aux approches de l’autre guerre, je l’ai vu se déployer par milliers dans le ciel bas du Pré Saint-Gervais. Et pourtant – je sens que par raison je n’y puis rien – je continuerai à frémir plus encore à l’évocation du moment où cette mer flamboyante, par places peu nombreuses et bien circonscrites, s’est trouée de l’envol de drapeaux noirs ». En 1947, après les déceptions communistes et Trotskistes les surréalistes orthodoxes reconnaissaient qu’ « il est probable que du côté de l’anarchie les scrupules moraux du surréalisme trouveraient plus d’apaisement qu’ailleurs »1. Et ces « scrupules moraux » ont bien été le nerf de la pratique surréaliste. Aucun art qui ne soit moins formaliste. Déjà dans Nadja, en 1928, Breton déclarait, en référence à l’engagement communard de Courbet : « La magnifique lumière des tableaux de Courbet est pour moi celle de la place Vendôme, à l’heure où la colonne tomba ». Deux ans plus tard : « En dépit des démarches particulières à chacun de ceux qui s’en sont réclamés ou s’en réclament, on finira bien par accorder que le surréalisme ne tendit à rien tant qu’a provoquer, au point de vue intellectuel et moral, une crise de conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave »2. Bien sur l’histoire de l’art préfère retenir la définition de 1924, « Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». Mais ce rejet de la morale conventionnelle n’est jamais un rejet de la conscience morale, au contraire. Dans ce même manifeste de 1924 Breton nous le signifie : « Baudelaire est surréaliste dans la morale », autant dire que l’éthique décalée et ironique du dandysme symbolique y est à l’œuvre autant que l’utopie fouriériste. « L’héroïsme de la vie moderne », dont Baudelaire fait le sujet de l’art, est à rechercher dans « Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville, - criminels et filles entretenues, - la Gazette des tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme » [Salon de 1846]. Breton répond en écho : « le problème n’est plus guère de savoir si un tableau tient par exemple dans un champ de blé, mais bien s’il tient à côté du journal de chaque jour, ouvert ou fermé, qui est une jungle » ou encore : « Pour moi, les seuls tableaux que j’aime, y compris ceux de Braque, sont ceux qui tiennent devant la famine ». Baudelaire précise même avec ironie l’aspect résolument politique que peut, et doit peut-être, prendre la beauté moderne : « Un ministre, harcelé par la curiosité impertinente de 1. « rupture inaugurale », 1947, Tracts et déclarations collectives, t.II 2. Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E l’opposition, a-t-il, avec cette hautaine et souveraine éloquence qui lui est propre, témoigné, – une fois pour toutes, – de son mépris et de son dégoût pour toutes les oppositions ignorantes et tracassières, - vous entendez le soir, sur le boulevard des Italiens, circuler autour de vous ces paroles : “Etais-tu à la Chambre aujourd’hui ? as-tu vu le ministre ? N… de D… ! qu’il était beau ! je n’ai jamais rien vu de si fier !” Il y a donc une beauté et un héroïsme moderne ! ». Sa défense de l’habit moderne dans l’art relève de cette même ironie mordante et engagée : « Et cependant, n’a-t-il pas sa beauté et son charme indigène, cet habit tant victimé ? N’est-il pas l’habit nécessaire de notre époque souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; – une immense défilade de croque-mort amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement » [Salon de 1846]. On ne peut comprendre le scandale d’un tableau comme La musique aux Tuileries de Manet si l’on a pas à l’esprit cette ironie corrosive et méchante qui crache son venin sur la société sans pour autant s’en dédouaner. Bien sur pour Baudelaire comme pour Breton le fond de l’art est avant tout une révolte intérieure contre la nature mais en aucun cas il s’agit d’une retraite hors du monde. « Si nous n’avons pas réussi à admettre que au but de la poésie et de l’art – qui est, depuis le commencement des siècles, “en planant au-dessus du réel de le rendre, même extérieurement, conforme à la vérité intérieure qui en fait le fond ” – pouvait être substitué un autre but, qui fût, par exemple, d’enseignement ou de propagande révolutionnaire (l’art n’étant plus alors employé que comme moyen) qu’on n’aille pas soutenir que pour cela nous sommes les derniers fervents de l’ “art pour l’art ”, au sens péjoratif où cette conception dissuade ceux qui s’en réclament d’agir en vue d’autre chose que la production du beau. Nous n’avons jamais cessé de flétrir une telle conception et d’exiger de l’écrivain, de l’artiste leur participation effective aux luttes sociales » [Misère de la poésie]. Aragon nous rappelle que les moyens formels utilisés par les surréalistes sont aussi l’expression d’un positionnement éthique. Ainsi en est-il de l’esthétique du merveilleux : « Le rapport qui naît de la négation du réel par le merveilleux est essentiellement de caractère éthique, et le merveilleux est toujours la matérialisation d’un symbole moral, en opposition violente avec la morale du monde au milieu duquel il surgit. […] À travers ces siècles terrorisés par la croix et l’enfer, le merveilleux est l’image clinique de la liberté humaine »1. L’art et la poésie ne sont alors pas conçu pour les surréalistes comme la production d’objets spécifiques mais bien comme un positionnement éthique accessible à tous : « Tout homme est frère de Prométhée. Nous n’avons pas une intelligence particulière, nous sommes des êtres moraux et nous nous situons dans la foule »2.
redingote morale
éthique du merveilleux
1. Aragon, La peinture au défi, 1930 2. Eluard, Poésie involontaire
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POÏETICA
Bien / Mal
esthétique de la cruauté
Baudelaire, désireux de retrouver un catholicisme débarrassé des influences puritaines protestantes que la société libérale diffusait, envisage la morale dans la perspective de la tradition judaïque. Bien et Mal, dans la Kabbale par exemple, sont unis harmonieusement au sein des essences intérieures, dans le monde des sephiroth, et ils se déploient et s’entrelacent en lettre comme les branches d’un arbre. C’est peu à peu que Bien et Mal se trouveront écarté l’un de l’autre, dans un univers qui va de l’unité à la multiplicité. Une doctrine va jusqu’à enseigner la réintégration de Satan : l’apocatastase. L’idée maîtresse, confirmée par ce catholicisme, est que le Mal n’est pas extérieur à Dieu ni à l’homme, chaque je est traversé par le Bien le plus extrême et le Mal le plus extrême. Tous les puritanismes ne peuvent penser la souffrance autrement que comme la conséquence juste et méritée du péché, alors que le catholicisme conçoit un mal sans cause et la souffrance comme une expérience de la liberté : « Le Mal se connaissant était moins affreux et plus près de la question que le Mal s’ignorant. George Sand inférieure à Sade ». Ici réside la vertu de cette esthétique de la cruauté, cette contre-morale que mettront en œuvre tous les surréalistes. « Le vice appelé surréalisme est l’emploie déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers »1. « C’est le bien, c’est le beau asservis aux idées de propriété, de famille, de religion, de patrie, que nous combattons ensembles. Les poètes dignes de ce nom refusent, comme les prolétaires, d’être exploités. La poésie véritable est incluse dans tout ce qui ne se conforme pas à cette morale qui, pour maintenir son ordre, son prestige, ne sait construire que des banques, des casernes, des prisons, des églises, des bordels. La poésie véritable est incluse dans tout ce qui affranchit l’homme de ce bien épouvantable qui a le visage de la mort. Elle est aussi bien dans l’œuvre de Sade, de Marx ou de Picasso que dans celle de Rimbaud, de Lautréamont ou de Freud »2. Breton confirme le fondement moral de l’esthétique moderne : « La question morale me préoccupe […]. La morale est la grande consolatrice. L’attaquer, c’est encore lui rendre hommage. C’est en elle que j’ai toujours trouvé mes principaux sujets d’exaltation »3. « Toutes les institutions sur lesquelles repose le monde moderne et qui viennent de donner leur résultante dans la première guerre mondiale sont tenues par nous pour aberrantes et scandaleuses. […] Mais pour les combattre avec quelque chance de succès, encore faut-il s’attaquer à leur armature qui, en dernière analyse, est d’ordre logique et moral : la prétendue “ raison ” qui a cours et, d’une étiquette frauduleuse, recouvre le « sens commun » le plus éculé, la “ morale ” falsifiée par le christianisme en vue de décourager toute résistance contre l’exploitation de l’homme »4. Aussi est-ce bien avant tout 1. Aragon, Le paysan de Paris, Paris, Gallimard, 1926 2. Eluard, L’évidence poétique 3. Breton, Les Pas perdus, N.R.F., 1924 4. Breton, La clé des champs, Paris, 1953
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E pour des raisons morales que Breton défend l’art des fous : « Je ne craindrais pas d’avancer l’idée, paradoxale seulement à première vue, que l’art de ceux qu’on range dans la catégorie des malades mentaux constitue un réservoir de santé morale. Il échappe en effet à tout ce qui tend à fausser le témoignage qui nous occupe et qui est de l’ordre des influences extérieures, des calculs, du succès ou des déceptions rencontrées sur le plan social, etc. Les mécanismes de la création artistique sont ici libérés de toute entrave. Par un bouleversant effet dialectique, la claustration, le renoncement à tous les profits comme à toutes les vanités, en dépit de ce qu’ils présentent individuellement de pathétiques, sont ici les garants de l’authenticité totale qui fait défaut partout ailleurs et dont nous sommes de jours en jours plus altérés »1. Et Breton désigne bien explicitement le monde de l’art comme la principale entrave à l’authenticité de l’art : « de nos jours, la liberté artistique n’est pas moins restreinte par une nécessité d’un autre ordre (et de l’ordre le plus sordide) que du temps où Picasso était contraint pour vivre de poursuivre l’exécution de ses très honnêtes champs de vaches sur des éventails. La presse entretient la badauderie la plus béate autour de la personne de Picasso sans se rassasier de l’idée que le peintre “ le plus cher du monde ” est membre du parti communiste et en se gardant bien de pénétrer au vif de cette contradiction. Tel est le volcan sur lequel l’art contemporain évolue […] La plus grave conséquence de cette situation est qu’en art le rapport de la production et de la consommation est entièrement faussée : l’œuvre d’art, à de rare exception près, échappe à ceux qui lui portent un amour désintéressé pour se faire, auprès d’indifférents et de cyniques, simple prétexte à l’investissement de capitaux [ici au choix Saatchi, Pinault, etc.]. De valeur émancipatrice qu’elle devait être, elle se transforme en instrument d’oppression dans la mesure où elle contribue, et cela pour une part appréciable, à l’accroissement de la propriété privée »2. Michel Thévoz, digne successeur de Dubuffet à la Collection de l’Art brut prolonge ce radical diagnostic de l’asphyxiante culture du monde de l’art contemporain : « Je pense pour ma part que les musées d’art contemporain, compromis par toutes sortes de concessions à la mode et au commerce de l’art, ne sont pas dignes d’accueillir les œuvres de Hauser, de Walla, de Tschirtner ou de Schöpke. Les œuvres de Hauser, de Walla, de Tschirtner ou de Schöpke méritent d’être aimées autrement que les productions mises au goût du jour par les musées d’art contemporain les plus prestigieux. Il suffit de regarder avec attention une œuvre de Hauser, de Walla, de Tschirtner ou de Schöpke pour détester définitivement les musées d’art contemporain les plus prestigieux »3. Ce que les écrivains surréalistes réalisaient dans la langue, les artistes le réalisaient en parallèle dans les formes : « Il est évident que pour Joan
art des fous
1. Breton, «l’art des fous», La clé des champs, Paris, 1953 2. ibidem, «comète surréaliste» 3. Michel Thévoz, « Art et psychose », dans Art brut, psychose et médiumnité, Paris, La Différence, 1990
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POÏETICA
beau - vrai
désir
[Miró] comme pour moi la poésie, au sens large, était capitale. Etre peintre-poète était notre ambition »1. « peintre-poète » engagé, tel était aussi la vocation affichée de Picasso. En décembre 1937, s’adressant en tant que directeur du musée du Prado à la réunion de l’American congress à New York, il déclarait : « Je souhaite en ce moment vous rappeler que j’ai toujours cru et que je crois encore que les artistes qui vivent et travaillent selon des valeurs spirituelles ne peuvent pas et ne doivent pas demeurer indifférents à un conflit où les plus hautes valeurs de la civilisation et de l’humanité sont en jeu ». Encore le 29 octobre 1944 dans l’Humanité il expliquait : « Mon adhésion au parti communiste est la suite logique de toute ma vie, de toute mon œuvre. Car je suis fier de le dire, je n’ai jamais considéré la peinture comme un art de simple agrément, de distraction ; j’ai voulu par le dessin et par la couleur, puisque c’étaient là mes armes, pénétrer toujours plus avant dans la connaissance du monde et des hommes, afin que cette connaissance nous libère chaque jour davantage ; j’ai essayé de dire à ma façon ce que je considérais comme le vrai, le plus juste, le meilleur, et c’était naturellement toujours le plus beau, les plus grands artistes le savent bien. Oui j’ai conscience d’avoir toujours lutté par ma peinture en véritable révolutionnaire ». A cette rupture éthique les surréalistes ajoutaient une volonté de « reconstruction ». Le pacte surréaliste, tel que Breton le définit encore en 1947, éclaire la portée révolutionnaire conférée à la création artistique : « ce pacte, je le rappelle est triple ; j’estime que la situation actuelle du monde ne permet plus d’établir de hiérarchie entre les impératifs qui le composent et qui doivent être menés de front : aider, dans toute la mesure du possible, à la libération sociale de l’homme, travailler sans répit au désencroutement intégral des mœurs, refaire l’entendement humain » [ « comète surréaliste », La clé des champs ]. Il s’agit dès lors d’« aboutir à une réorganisation de l’humanité sur une base organique »2. Et Breton trouve cette base organique dans le désir. En 1934, dans Qu’est-ce que le surréalisme ?, il affirmait que « la toute puissance du désir […] reste depuis l’origine le seul acte de foi du surréalisme ». Présenté encore dans L’Amour fou, en 1937, en tant que « seul ressort du monde », « seule rigueur que l’homme ait à connaître », le désir apparaît bien comme l’un des principes fondamentaux de l’éthique surréaliste. Aussi les surréalistes firent-ils passer la révolution sociale par la révolution sexuelle, ce qui les conduisit peu à peu à s’éloigner de Marx pour se rapprocher des socialistes utopiques. Ils ne pouvaient notamment manquer de se reconnaître dans les propositions de Fourier ; même refus de glorification du travail, même intérêt pour la dimension ludique des activités humaines, même volonté de fonder une morale nouvelle sur le désir et la jouissance. Et si le désir selon Breton ne se départ pas d’une certaine rigueur puritaine la plus part des surréalistes avec l’Aragon du Libertinage ou le Bataille de L’histoire de l’œil en exploreront toutes les facettes. La transgression devient ainsi chez Bataille le symptôme de la libération de 1. André Masson, Le rebelle du Surréalisme, 19.. 2. Breton, Franc-Tireur, 9 décembre 1948
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L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E l’homme : « les hommes diffèrent des animaux en ce qu’ils observent des interdits, mais les interdits sont ambigus. Ils les observent, mais il leur faut aussi les violer. Le courage nécessaire à la transgression est pour l’homme un accomplissement. Le domaine de l’interdit est le domaine tragique, ou mieux, c’est le domaine sacré, il est un mouvement de divine ivresse, que ne peut supporter le monde raisonnable des calculs. Ce mouvement est contraire au Bien. Le Bien se fonde sur le souci de l’intérêt commun, qui implique, d’une manière essentielle, la considération de l’avenir. La divine ivresse, à laquelle s’apparente le ″mouvement primesautier ″ de l’enfance, est en entier dans le présent. Dans l’éducation des enfants, la préférence pour l’instant présent est la commune définition du mal »1. La dernière partie de cette notice développera ce thème du désir, mais déjà on peut noter que sa suprématie sur la raison dans cette reconstruction surréaliste de l’entendement humain témoigne d’un profond bouleversement de la notion de vérité à l’époque contemporaine, une crise des vérités à l’issue de laquelle l’art, en tant qu’esthétique du jugement, une poétique de la morale en somme, finit par devenir le paradigme de la sagesse. La position de Nietzsche à cet égard a été fondamentale : « Tout ce qui a quelque valeur dans le monde actuel, ne l’a pas en soi, ne l’a pas de sa nature – la nature est toujours sans valeur – mais a reçu un jour de la valeur, tel un don, et nous autres nous en étions les donateurs ! C’est nous qui avons crée le monde qui concerne l’homme ! »2. La pensée moderne concevra alors la sagesse de l’artiste comme, non une vertu antique, encore moins un discours médiocre, mais au contraire ce savoir moral, cette acuité de discernement qui lui permet de ne jamais confondre le sens et la vérité. Que de crimes l’humanité n’a-t-elle pas commis au nom de la vérité ! Le sens, dès lors qu’il est fixé et imposé, dès lors qu’il n’est plus subtil, devient un instrument, un enjeu du pouvoir. Subtiliser le sens, qui est le programme même de toute activité artistique, est donc une activité politique seconde, comme l’est tout effort qui vise à effriter, à troubler, à défaire le fanatisme du sens. Un monde ne saurait être fictif par lui-même, mais seulement selon qu’on y croit ou pas ; entre une réalité et une fiction, la différence n’est pas objective, n’est pas dans la chose même, mais elle est en nous, selon que subjectivement nous y voyons ou non une fiction : l’objet n’est jamais incroyable en lui-même et son écart avec « la » réalité ne saurait nous choquer, car nous ne l’apercevons même pas, les vérités étant toutes analogiques. Les modalités de croyance renvoient aux modes de possession de la vérité ; il existe une pluralité de programmes de vérité à travers les siècles, qui comportent différentes distributions du savoir, et ce sont ces programmes qui expliquent les degrés subjectifs d’intensité des croyances, la mauvaise foi, les contradictions en un même individu. Toute connaissance est intéressée, vérités et intérêts sont deux mots différents pour une même chose, car la pratique pense ce qu’elle fait. Les vérités ne sont que le vêtement de forces, forces de toute espèce : pouvoir politique, autorité des professionnels 1. Bataille, La littérature et le mal 2. Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1982, p. 206.
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éthique du pastiche
pensée virale
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du savoir, socialisation et dressage. Et ce champ du pouvoir est le parasite d’un organisme transocial, lié à l’histoire politique, historique, le langage – ou pour être plus précis, son expression obligée : la langue. On peut dès lors comprendre la valeur éthique du pastiche : le pastiche est critique. Il dés-objective toute prétention langagière, tout pouvoir absorbant du paraître. S’il y a de l’être quelque part, c’est forcément dans les guillemets et, en quelque sorte, hors du magisme inhérent au langage affirmatif . Puisque tout langage est affirmatif, il faut déstabiliser ce pouvoir qui lui est inhérent par les jeux du simulacre, voire du secret. Boehme, Paracelse, Bruno et autres Campanella que les églises, y compris laïques, ont voulu bâillonner en dénaturant leur vocabulaire, étaient de véritables objecteurs du langage théorisé et thésaurisé, de plus en plus robotisé ou putinisé par le forum médiatique occidental mondialisé. Notre vie quotidienne est composée d’un grand nombre de programmes de vérités différents, qui sont autant de mode d’adhésion particulier à la langue, au degré de croyance dont on l’investit ; nous passons sans cesse de l’un à l’autre de ces programmes, zapping mental, comme on change de chaîne à la télévision, mais nous le faisons le plus souvent à notre insu. C’est un de ces embrayages de la pensée, un de ces déraillements que tentaient de cerner les surréalistes : « Dans ces états, nous pouvons connaître une vérité différente de celles qui sont liées à la perception des objets ( puis du sujet, liées enfin aux conséquences intellectuelles de la perception ). Mais cette vérité n’est pas formelle. Le discours cohérent n’en peut rendre compte. Elle serait même incommunicable, si nous ne pouvions l’aborder par deux voies : la poésie et la description des conditions dans lesquelles il est commun d’accéder à ces états. L’expérience de ces états désigne ce “ point de l’esprit ” d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’imaginable, mais aussi le Bien et le Mal, cessent d’être perçus contradictoirement. Le Mal, dans cette coïncidence des contraires, n’est plus le principe opposé d’une manière irrémédiable à l’ordre naturel qu’il est dans les limites de la raison » [ Bataille, La littérature et le Mal ]. Et Artaud dans le Pèse-nerf : « Tous ceux qui ont des points de repère dans l’esprit, je veux dire d’un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui existe des attitudes dans l’âme, et des courants dans la pensée, ceux qui sont esprit de l’époque, et qui ont nommé ces courants de pensée, je pense à leurs besognes précises, et à ce grincement d’automate que rend à tous vents leur esprit, – sont des cochons ». Mais, à la différence des avant-gardes historiques engagées dans une praxis politique la théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire, et elle sait qu’elle l’est. Envers une société noyée dans l’information de la vidéosphère et sa scénarisation du réel, un monde viral, numérique, etc. , la pensée doit peut-être devenir virale elle aussi, c’est à dire capable de créer des enchaînements ou des déchaînements différents de ceux de la critique objective ou même de la critique dialectique. Etre à la fois immergée dans cette viralité du monde et, en même temps, en être le contre-pied, sinon elle n’existe plus en tant que pensée.
L’A M E O R A L E D E LA M O R A L E Tant qu’on avait à faire à un principe de réalité objectif, à une réalité objective, la pensée critique était de l’ordre des choses possibles. Mais si on prend l’hypothèse qu’on a à faire à une réalité intégrale, à une extrême réalité, plus réelle que le réel, à un achèvement de la réalité qui se perd dans la virtualité, dans l’immanence des opérations, il faut envisager d’autres manières de penser. La pensée fait partie d’un monde qu’elle prétend analyser, il y a un enchevêtrement ou une circularité qui fait qu’il n’y aura jamais de vérité. Il n’est pas possible d’extraire une vérité de ce cycle dans lequel la pensée est partie prenante, fragment d’un ensemble dont elle est en même temps miroir. Elle ne pourra jamais assurer un point oméga d’où elle serait le sujet du savoir ! On est donc dans une incertitude totale, c’est la non-vérité du monde, la non-réalité du monde. C’est le principe d’illusion. Cette illusion est difficilement conciliable avec l’existence. D’où la solution la plus facile : celle de séparer le sujet et l’objet, et d’instituer une réalité objective… l’objet va tomber sous le coup de la réalité objective, et le sujet va finir dans l’illusion de sa liberté. Même si les sciences sont arrivées au stade de l’incertitude définitive, cette solution de facilité, qui a pour elle l’évidence et les apparences, est assurée de survivre. Dans son inéluctabilité elle se donne donc pour ainsi dire comme une quasi-vérité dont le rôle utilitaire et l’efficacité pour la survie de l’espèce sont incontestables. Dans l’ordre d’une micro-philosophie, axée sur l’homme et son action sur son environnement, l’ordre d’une pensée technique et pragmatique de type analytique, la réalité objective et rationnelle quasi-existe, avec l’idée de liberté. A l’échelle macro-philosophique, cette métaphysique de l’illusion du réel, de la vie comme destin, du théâtre du monde, s’impose à nouveau à la conscience, l’Etre est, mais d’une essence floue ; hors de la macula rationnelle, la conscience ainsi modifiée est regardée par le monde plus qu’elle ne le regarde. Les neurosciences nous dirons peut-être un jour qu’elles correspondances existent dans l’organisation duelle du cerveau entre les modes de pensée opératoire et méditative dont l’expérience donne à penser qu’ils s’articulent de manière autant alternative que concomitante ou plus justement oscillatoire. Tous les divers modes de penser, toutes les constructions idéologiques ne peuvent raisonnablement être considérés que comme des outils sur l’établi d’un menuisier. Ce menuisier c’est toi. Sans éclectisme aucun il doit être permis de recourir à l’instrument de connaissance, de conscience qui semble en chaque circonstance le plus adéquat
Au cœur de ces débrayages : l’émotion, miroir du corps, l’Amour qui émeut le cortex et les neurones. 191
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DOXA - PARADOXA Eros ou les techniques d’encerclement du point M [ SPECULUM SAPIENTIALE ]
principe de réalité – principe de plaisir Intellectualisme – sensualisme atticisme – asianisme géométrie – finesse langage – pensée raison – émotion forme – informe science – poésie haut – bas
I L’esthétique, comme discipline, ne pourrait-elle pas être cette science qui étudie, non l’œuvre en soi [l’ouvrage], mais l’œuvre [l’Œuvre] telle que l’artiste et le spectateur la font parler en eux-même : une typologie des discours, en quelque sorte. En effet toute histoire se dit, toute peinture se voit d’un certain point de vue, qu’on peut appeler modalité, puisqu’en grammaire le mode a également pour fonction de signaler l’attitude mentale du sujet par rapport au procès énoncé par le verbe. Le plus souvent les théoriciens contemporains cherchent la définition de l’art dans les objets dits « objets d’arts ». Ils analysent les mécanismes d’identification de l’œuvre d’art. Dans un livre paru à New York en 1984, The art circle, George Dickie a ainsi tenté de définir l’œuvre d’art contemporain à partir d’une théorie « institutionnelle » qui complète assez bien la vision nominaliste de Thierry de Duve pour qui « l’art est un nom propre » [Au nom de l’art]. C’est « le monde de l’art » qui décide discrétionnairement quel objet est ou n’est pas un objet d’art. Rejetant cette tendance relativiste, Arthur Danto essaie quant à lui d’isoler les critères ontologiques de l’objet d’art dans sa structure logique même. Pour lui l’objet d’art se différencie de tout autre objet construit par l’homme, outil ou objet symbolique, par certains caractères comme l’intentionnalité, la représentativité, l’interprétation nécessaire mais surtout la réflexivité, le caractère de métalangage que l’art met en jeu : « Toute représentation qui n’est pas une œuvre d’art peut avoir une réplique qui en est une. La différence réside dans le fait que l’œuvre d’art utilise la manière dont la représentation non artistique présente son contenu pour mettre en avant une idée concernant la manière dont ce contenu est présenté »1 . L’œuvre d’art est sémantiquement complexe et com-
esthétique
métalangage
1. Arthur Danto, La transfiguration du banal, p.234
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connotation
Mythologies
porte un subtil mécanisme d’autoréférence. Prenant l’exemple d’une œuvre de Lichtenstein, Portrait de Me Cézanne : « Quelle que soit en fin de compte la chose que l’œuvre de Lichtenstein représente, il est sûr qu’elle exprime quelque chose à propos de ce contenu. Elle y arrive en partie grâce aux connotations que possèdent les diagrammes dans notre culture, étant donné qu’on les trouve dans les domaines de l’économie, des statistiques, de la mécanique, de la géométrie descriptive et des modes d’emploi. En vertu de ces connotations, le diagramme est pratiquement une métaphore de tout ce qu’il montre. Et toute analyse complète de l’œuvre devra tenir compte de cette dualité de la représentation et de l’expression »1. Ce concept d’expression, avec ceux de style, de rhétorique, de métaphore constituent pour lui la « structure métaphysique de l’œuvre d’art ». Pourtant, dans ses Mythologies, Barthes a démontré que tout objet de discours, outre son message direct, sa dénotation, sa référence au réel, peut recevoir des « connotations » suffisantes pour entrer dans le domaine de la signification, dans le champ des valeurs. Tout peut devenir signe, tout peut être mythe. Forme sans contenu, le mythe ne crée pas de langages, mais les vole, les détourne, les exploite à son profit pour, en un métalangage, faire parler obliquement les choses. « Combien, dit Barthes, dans une journée, de champs véritablement insignifiants parcourons-nous ? Bien peu, parfois aucun. ». La sémiologie révèle pour tout objet social une signifiance représentationnelle, une intentionnalité, une lecture interprétative, consciente ou non, une polysémie des connotations et donc une véritable rhétorique. La lecture sémiologique pose sur le réel un regard esthétique. Ne serait-il pas possible alors de définir une faculté quasi naturelle – parce que peut être neurophysiologique – d’attribution, de projection même de la valeur artistique, plus généralement même de la valeur sacré puisque créatrice de liens entre une conscience individuée et ce fond structurel social, anthropologique, voire physiologique, qui l’englobe [langages, traditions, émotions, gènes] ; une faculté de projection qui investit les objets dont la nature ontologique reste neutre mais dont l’investissement (y compris affectif), « l’aura », opère sa transfiguration non pas sur l’objet mais sur le lien que le sujet pensant établi avec lui, et à travers lui avec l’Autre. On peut supposer qu’une frange importante de l’acquis pré-linguistique, celle notamment liée à l’expression des émotions, bien qu’acquise, revêt un caractère universel qui explique que l’on puisse le concevoir comme quasi naturel. L’art relève d’un besoin universel d’explorer ce fond de la conscience humaine – conscience primitive – ou le moi et le monde animé n’ont pas encore reçu leur totale identification. Si la partie la plus évidente, évidente parce que superficielle, des objets dénommés « art » présuppose que nous disposions de points de repère, de critères d’évaluation de ce statut d’art, des critères acquis par l’éducation artistique, l’habitus, on peut cependant espérer une sorte de noyau dur du phénomène, dont la « naturalité » éventuelle reposerait sur la structure élémentaire du rapport de la conscience à l’environnement social établi par 1. ibidem, p.236
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D O X A - PA R A D O X A l’épigenèse dans la construction même des mécanismes de pensée. Ce noyau dur n’est évidemment d’aucune utilité pour repérer « objectivement » l’art, d’où peut-être la forte résistance à essayer de le penser dans le cadre d’une théorie esthétique. Il demande non seulement de resituer le phénomène « art » dans des disciplines extra-esthétiques (neurobiologie, psychologie, anthropologie, sociologie, etc.) mais il demande aussi et surtout à disqualifier la recherche d’une valeur stable de l’objet dont on peut imaginer les implications hautement perturbatrices sur les structures d’évaluations économiques des œuvres. Les institutions – stables par définitions – Musées, Université, marché, restent constitutivement fermées à ce bouleversement radical que peut induire une définition du phénomène artistique comme investissement projectif du rapport individu-espèce où l’objet peut aussi bien perdre que gagner provisoirement sa valeur artistique et marchande selon l’intensité variable ou le déplacement des champs d’investissements symboliques. Une telle définition disqualifie ainsi toute prétention à une quelconque propriété sur le phénomène, propriété symbolique d’où disparition de l’auteur, de l’artiste, propriété juridique tout autant, hormis l’intérêt fétichiste – loin d’être négligeable – vis à vis des traces du phénomène ; et c’est là sûrement que les conséquences de cette définition, y compris politiques, s’avèrent les plus lourdes. Tout un chacun ayant un accès qu’on peut considérer comme globalement équivalent (en droit) par rapport à ce sentiment que pour commodité on désigne par le terme de sacré ou de poésie (rapport individu / espèce) l’idée de pouvoir en toute liberté déceler et légitimer ses investissements projectifs – ce qui soit dit en passant a été l’essentiel du programme de l’art moderne dans sa mouvance symboliste-surréaliste – reste aujourd’hui encore suffisamment révolutionnaire pour que sa mise en œuvre hors structures institutionnelles continue d’être ignorée. Certains esthéticiens ont cependant pensé que le concept de « distance psychique » pourrait être de quelque utilité pour définir l’esthétique : elle serait une sorte de détachement spécifique que notre changement d’attitude entreposerait entre nous et l’objet de notre attention, s’opposant ainsi à ce qu’on appelle l’attitude pratique. Le fondement de cette distinction se trouve dans La Critique de la faculté de juger de Kant : la conception semble indiquer – et peut-être Kant le pensait-il réellement – qu’il existe deux attitudes différentes qu’on peut adopter envers tout objet quel qu’il soit, en sorte que la différence entre l’art et la réalité concernerait moins la nature de l’objet que le genre d’attitude adoptée. Dans la mesure où une telle attitude de détachement contemplatif peut-être adoptée envers n’importe quoi l’univers entier peut être contemplé à travers un regard de distanciation esthétique. Déjà chez Ficin c’est bien plus l’élan spirituel irremplaçable éveillé par la beauté que l’attachement « naturaliste » aux formes même, qui fait le prix de l’expérience esthétique. Ces formes ne seraient que la préparation de l’événement esthétique : « Qu’est-ce donc enfin que la beauté du corps ? un acte, un élan, une grâce qui brille en lui grâce à l’influx de son idée. Un tel flamboiement ne descend pas dans la matière avant qu’elle y ait été très soigneusement préparée. Or la préparation d’un corps vivant consiste en trois chose : l’ordre,
distanciation esthétique
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unité
esthétique subjectiviste
connaissances
la mesure, l’aspect. »1 La beauté agit sur l’âme comme une sorte de magnétisme auquel il ne faut pas se dérober ; l’emploi de certaines formules invite même à se demander si Ficin ne conçoit pas, au fond, l’action de la beauté comme une manifestation analogue aux opérations de la « magie », qui provoque, elle aussi, par un réglage approprié un épanouissement du réel. L’expérience esthétique ne serait-elle donc pas le rappel d’une situation ontologique originaire ou le sujet et l’objet étaient non pas séparables, mais confondus ? En deçà de la corrélation, elle témoigne d’une unité première que l’art s’efforcerait à la fois de ressouder et de dire. Elle s’accomplit dans un retour à l’être primitif où le sujet et l’objet ne sont pas encore séparés ; d’un côté, l’objet est éprouvé comme vivant la vie du sujet, de l’autre, le sujet s’éprouve comme vivant la vie de l’objet. Cette esthétique subjectiviste tend à cerner un état d’indistinction première entre le visible et le voyant, entre le réel et l’imaginaire. Elle cherche à spécifier « l’attitude esthétique » par une sorte de communion avec l’objet, « l’Einfühlung », Benedetto Croce parle de cette « intuition » comme d’un sentiment qui pénètre l’objet jusqu’à s’identifier à lui. Pour lui toute intuition, sitôt qu’elle s’exprime, est déjà de l’art ; il se souvient de Vico, qui situait la poésie à l’origine du langage, lorsqu’il écrit : « Mieux que poeta nascitur, on pourrait dire homo nascitur poeta : petits poètes les uns, grands poètes les autres ». Victor Basch traduit ce sentiment par l’idée de symbolisme sympathique ou sympathie symboliste, qu’il discerne parmi cinq « attitudes fondamentales du moi ». Les modulations de la conscience en prise sur le monde sont d’ailleurs un phénomène dont l’homme mesure depuis toujours le pouvoir perturbant. « …l’étendue de nos connaissances ne dépend point de la nature des choses, mais de celle de notre intelligence ; car, pour expliquer ma penser par une comparaison, l’œil et la main connaissent d’une manière différente la rondeur d’un même objet. L’œil, quoique éloigné, n’a besoin que d’un regard pour saisir tout d’un coup la figure de l’objet ; mais la main est obligée de s’en approcher, de s’y attacher et de suivre dans tout son contour, avant de pouvoir en connaître la rondeur ; l’homme lui-même le connaît d’une manière différente, par les sens, par l’imagination, par la raison et par l’intelligence. Les sens ne peuvent juger de la figure que comme inhérente à la matière. L’imagination détache la figure du sujet même, et en juge séparément. La raison va plus loin : faisant abstraction des individus, elle considère l’espèce en général, et se forme l’idée de l’universel. L’intelligence a des vues encore plus sublimes : sans s’arrêter à ces idées générales, elle considère la simplicité de l’essence constitutive de chaque chose, et, ce qu’il faut bien remarquer, ces différentes facultés renferment les qualités de celles qui leur sont subordonnées ; mais les inférieures ne peuvent atteindre aux objets des plus parfaites ; car les sens se bornent uniquement 1. Marcile Ficin, Commentaire sur Le Banquet de Platon, De l’Amour, V, 6, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p.104.
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D O X A - PA R A D O X A à la matière. L’imagination ne peut se former l’idée des universaux, ni la simple raison celle de l’essence. L’intelligence, au contraire, infiniment plus élevée, juge de tout ce qui a rapport aux choses, de la même manière dont elle en conçoit l’essence.[…] Ah ! certainement elle [l’âme] est douée d’une force active, d’une faculté puissante, dont serait incapable un être qui, semblable à la matière, ne serait propre qu’à recevoir les impressions des objets extérieurs. J’avoue pourtant que ces impressions précèdent d’ordinaire nos idées.»1 Aussi sur le fond mouvant des phénomènes a-t-on toujours tenté de définir une clef de référence du réel, un LA stable du pensé dont la Raison, la Logique, la Forme serait l’outil. Le postulat commun des diverses épistémologies traditionnelles – celui du réalisme transcendant de Platon, de la croyance aristotélicienne aux formes immanentes, des idées innées de Descartes, de l’harmonie préétablie de Leibniz, des cadres a priori de Kant, ou même le postulat de Hegel, qui tout en découvrant le devenir et l’histoire dans les productions sociales de l’humanité, les voulait réductibles à la déductibilité intégrale d’une dialectique des concepts – ce postulat commun a été que la connaissance est un fait et non pas un processus. Mais dans ses dernières évolutions, les sciences modernes, qui avaient longtemps cru atteindre un ensemble de vérités définitives, ont admis que les lois les mieux établies, notamment les lois physiques, deviennent relatives à une certaine échelle et changent de signification en changeant de situation dans l’ensemble du système. La connaissance n’est plus conçue aujourd’hui comme une connaissance-état, mais bien comme une connaissance-processus. L’âge classique avait pensé la notion de connaissance selon le modèle de la vision : la raison y fonctionnait comme une simple lumière, un regard porté sur une réalité existante. Mais dès les dernières décennies du siècle classique s’étaient aussi affirmée une approche anti-intellectualiste de l’esprit dont le domaine esthétique est une expression. Ainsi en plein classicisme, grâce à la traduction de Boileau en 1674, l’idée du « sublime » introduisait un élément perturbateur, s’adressant au sentiment et non à la froide raison. Pour le Père Bouhours, le plus « honnête homme » de la Compagnie de Jésus, et le plus estimé dans le monde des lettres et des arts, de Racine à Mlle de Scudéry, la faculté de l’artiste reste bien la raison mais le contenu de ce terme s’infléchit dans le sens de ce que le Jésuite appelle la délicatesse. Au souci de clarté et de déduction géométrique rigoureuse se substitue la recherche de la pénétration, de la subtilité, de la promptitude : « Quand on fera un peu de réflexion sur les choses de ce monde que nous admirons le plus, on verra que ce qui nous les faits admirer, c’est je ne sais quoi qui nous surprend, qui nous éblouit et qui nous enchante »2. Ce « je ne sais quoi » – nescio quid emprunté au Sublime de Longin :
connaissance processus
délicatesse
nescio quid
1. Boece, Consolation de la philosophie, Slatkine, Genève, 1994, p. 211-214. 2. Le P. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V, - Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1671, p. 253.
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POÏETICA
ingenio
grâce
esprit
conscience vigilante
« Car ce silence [d’Ajax aux Enfers, dans l’Odyssée] a je ne sais quoi de plus grand que tout ce qu’il aurait pu dire. »1 – est pour Bouhours « de la grâce aussi bien que de la nature et de l’art »2. Bouhours s’inscrit dans la ligne des théoriciens italiens et espagnols de l’ingegno , de l’ingenio, (Gracián, Tesauro, Pellegrini…), qui, animés du désir de légitimer intellectuellement l’activité poétique et de lui conférer une certaine autonomie par rapport à la science et à la logique, ont trouvé dans la Rhétorique aristotélicienne la notion d’une forme de connaissance distincte de la science exacte. La notion de grâce a joué un rôle fondamental dans cette approche plus dynamique de la pensée, fondée sur l’instinct et la passion. R. de Pile en décrit l’action en ces termes : « Elle surprend le spectateur qui en sent l’effet sans en pénétrer la véritable cause ». C’est à la fois un caractère de l’œuvre d’art et une faculté de l’artiste : « Un peintre qui possède son art dans tous les détails […] peut à la vérité s’assurer d’être habile et de faire infailliblement de belles choses : mais ses tableaux ne pourront être parfaits que si la beauté qui s’y trouve n’est accompagnée de la grâce »3. Au XVIIIe siècle le concept de raison change sensiblement de contenu. Apparaît progressivement une nouvelle manière de concevoir l’activité spirituelle dans son ensemble. Le centre de gravité, situé par le rationalisme classique dans la raison intellectuelle, au détriment de l’imagination, mutilée et comprimée, semble s’être peu à peu déplacé vers la notion plus riche d’esprit : au sein de celui-ci, ce qu’on appelle les facultés se juxtaposent moins qu’elles ne collaborent étroitement, voire se confondent en profondeur en une totalité harmonieuse dynamique, dont le centre moteur se définirait autant et peut-être plus par la tendance à inventer et à créer qu’à connaître. Aujourd’hui les dernières données des sciences du vivant tendent à dessiner une topographie complexe de la pensée intimement ancrée à la physiologie, s’éloignant par-là un peu plus des modèles formels de la Logique. La conscience vigilante et rationnelle elle-même mobilise des processus autonomes d’origine endogène, comme la libération par le cortex cérébral des neurotransmetteurs acétylcholine qui participent à l’enclenchement de la phase d’éveil de l’homme. Plusieurs catégories de substances neuromodulatrices semblent également impliquées de manière critique dans la régulation des divers « états de conscience » du cerveau (sommeil, rêve, conscience passive ou perceptive, conscience attentive et réflexive, conscience totalisante poétique ou mystique) : en plus de l’acétylcholine, la norépinéphrine, la sérotonine, ainsi que des neurotransmetteurs excitateurs classiques, comme le glutamate, et inhibiteurs, comme le gaba. Lors de la 1. Longin, Traité du Sublime, Paris, L.G.F., 1995. 2. Le P. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1671, p. 255. 3. Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres avec des réflexions sur leur ouvrage et un traité du peintre parfait…, 2e édition. – Paris, J. Estienne, 1715. p. 10-11.
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D O X A - PA R A D O X A veille, les niveaux d’acétylcholine, de norépinéphrine et de glutamate sont élevés. A l’inverse, l’endormissement s’accompagne d’un déclin de ces neuromodulateurs, à l’exception d’un brusque accroissement de l’acétylcholine au début des phases de sommeil paradoxal. L’attention mobilise également de façon différentielle les neurones noradrénergiques du locus coeruleus. Son absence explique la maladie qu’on appelle chez l’homme « narcolepsie » : les patients s’endorment brutalement, pendant qu’ils sont éveillés. La contribution de l’acétylcholine à la modulation de la conscience est suggérée par un ensemble cohérent et circonstancié d’observations expérimentales. C’est le cas, par exemple, de la régulation de l’attention par la nicotine, de la régulation des mouvements oculaires rapides, du sommeil ou du rêve, par les neurones cholinergiques, de l’induction d’hallucinations (qui s’imposent dans l’espace de travail de la conscience en échappant à son contrôle attentionnel) par des antagonistes muscariniques de l’acétylcholine. Les études d’imagerie cérébrale ont mis en évidence le changement brutal qui se produit lorsque, au cours d’une même tâche, le sujet passe d’un mode perceptif sans effort, à un mode déductif logique difficile et plus critique. Lors du passage à des opérations de pensée logique, Olivier Houdé et ses collègues ont observé un basculement très net d’une distribution d’activations postérieures du cerveau (voies ventrales et dorsales, aires visuelles) à une distribution principalement antérieure, incluant cortex préfrontal gauche (aire de Broca), insula et aire motrice supplémentaire. Une anomalie dans ces mécanismes de modulation de la conscience provoque des phénomènes comme les hallucinations qui, bien que vécues dans un contexte d’éveil, se distinguent de la remémoration consciente de souvenirs relevant de la mémoire à long terme en ce qu’elles présentent des similitudes avec certaines composantes du sommeil paradoxal, comme si les hallucinations étaient des intrusions incontrôlées du sommeil paradoxal dans l’espace de travail conscient du sujet éveillé, un éveil paradoxal en quelque sorte. L’expérience de la drogue telle que la décrit Benjamin est du même ordre : « Ce qui est plutôt caractéristique, c’est le passage incessant d’un état de rêve à un état d’éveil, entièrement différents »1. La tentative de maîtrise empirique de ces mécanismes de modulation de la pensée a peut-être été l’une des grandes fonctions des activités poétiques, mystiques, artistiques : « Et lui se devait considérer comme un modèle de bel animal pensant, absolument souple et délié ; doué de plusieurs modes de mouvement ; sachant, sous la moindre intention du cavalier, sans défenses et sans retards, passer d’une allure à l’autre. Esprit de finesse, esprit de géométrie, on les épouse, on les abandonne, comme fait le cheval accompli ses rythmes successifs… »2 Dans un passage de ses Mémoires consacré aux « vraies voies de l’in-
attention
modulation de la conscience
mode perceptif mode logique mode paradoxal
1. W. Benjamin, Ecrits français, Hachich à Marseille (1935), Paris, Gallimard, 1991, p. 104. 2. Paul Valery, note et digression, 1919, in Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1957.
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POÏETICA vention », Eisenstein évoque un mode particulier de conscience que cible sa recherche esthétique : « Beaucoup plus intéressant sont les états intermédiaires : ni rêves, ni réalité. Le passage brusque d’un état à l’autre semble désagréger aussi bien l’harmonie du rêve que celle de la réalité : les fragments perçus ou ressentis sont secoués comme des osselets ou battus comme un jeu de cartes. C’est justement à la frontière de ces deux états que j’ai mûri la sarabande des gros plans mentionnés plus hauts. »1 On retrouve ici un paradigme essentiel à la constitution, chez Walter Benjamin, de l’image dialectique : ni rêvée, ni éveillée, mais s’instaurant dans le saut, dans le mouvement du réveil. Par-delà le joué, par-delà le rêvé et l’observé, l’image devient, via l’extase, ce qu’Eisenstein ose nommer une image vivante : « Un certain degré d’obsession, d’envoûtement, d’absorption par le thème engendre cet état psychique “ particulier ” qui fait entrer en jeu les lois déjà décrites de la perception, de la vision, de l’énoncé et de la représentation en images vivantes […] qui apparaîtront dans l’œuvre achevée. »2 La psychologie nous aide à penser l’origine de ces modulations de conscience en distinguant plusieurs étapes successives dans l’apparition de la conscience chez le petit enfant. L’état initial de conscience minimale se caractérise par des représentations à la première personne et des anticipations par rapport aux objets (par exemple la tétine), sans référence à un sens explicite du moi, même si la distinction entre soi et les autres est nette lorsque des comportements d’imitation ont déjà lieu. Le nouveau-né serait conscient de ce qu’il voit, mais d’une manière non réflexive et orientée vers le présent. A la fin de la première année, le comportement se modifie profondément. L’enfant sait pointer du doigt en direction des objets, chercher des objets cachés, il est capable d’imitation différée et d’attention jointe avec celle d’une autre personne. Il devient capable d’associer et de tenir en mémoire simultanément deux représentations mentales distinctes, et de se libérer du répertoire des réflexes automatiques de base de la première enfance. Il acquiert la conscience récursive en même temps qu’apparaît, entre huit et dix mois, la compréhension des mots. C’est précisément pendant cette période que les connexions des neurones du cortex préfrontal se mettent en place. Une conscience de soi authentique, le Je, n’apparaît que vers la fin de la deuxième année de la vie, et l’usage de règles spécifiques d’une conscience réflexive entre deux ans et demi et trois ans. L’acquisition de la capacité d’attribuer à autrui des états mentaux (« la théorie de l’esprit »), est la dernière étape du développement de la conscience chez l’enfant qui est alors capable de reconnaître les fausses croyances. Les enfants utilisent alors ces dispositions simulatrices en jouant à « faire semblant » et en men1. S. M. Eisenstein, Mémoires (1946), Paris, Julliard, 1989, p. 538. 2. S. M. Eisenstein, « Hyper-objectivité » (1945-1947), in Oeuvres II. La Non Indifférente Nature, Paris, U.G.E., 1976, p. 361.
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D O X A - PA R A D O X A tant. La mise à l’épreuve de la vérité n’est plus alors simplement le fait de jeux cognitifs individuels mais de jeux et combats à l’échelle du groupe social. Le langage devient ensuite le lieu privilégié de ces jeux et combats. La conscience donne ainsi un accès global au passé, au présent et au futur à travers deux sortes de processus cognitifs : la simulation et l’examen – le test – de leur adéquation à la réalité. La base neurale du moi, aux yeux d’un neurologue comme Antonio R. Damasio, est constituée par le continuel rappel en activité d’au moins deux séries de représentations mentales. L’une de ces deux séries comprend des représentations d’évènements cruciaux de l’histoire de l’individu. Grâce à eux la notion de son identité peut être reconstruite de façon répétée, par des activations partielles de cartes sensorielles topographiquement organisées. La deuxième série de représentations sous-tendant le moi neural est formée par les représentations fondamentales du corps de l’individu. Damasio avance l’idée qu’il existe en plus et avant même la perception de l’état du corps soumis aux émotions une autre sorte de perception, qu’il appelle « perception de l’état d’arrière-plan du corps », un état du corps tel qu’il se présente entre les émotions. Les cartes stables de la structure générale du corps que dessinent ces représentations correspondent probablement à la proprioception (informations en provenance des muscles et des articulations) et à l’intéroception (informations en provenance des viscères, notamment du principal d’entre eux : la peau). « Niveau minimal de tonalité et de rythme »[decorum], il s’agit en fait de la perception de la vie même, de la sensation d’être, une perception sans laquelle nous ne pourrions avoir aucune représentation de notre « moi ». Il est vrai que l’attention portée aux processus de traitement de l’information, notamment visuelle, tend à nous faire oublier le corps. Cependant, si la douleur, la gêne ou l’émotion se manifestent soudain, l’attention peut instantanément se porter sur les représentations du corps, et la perception de ce dernier passe de l’arrière-plan au centre de la scène. Dans le cadre de l’évolution, comme dans celui du développement, les premiers signaux provenant du corps ont permis de former un « concept fondamental » du moi. Ce concept fondamental a fourni un cadre de référence permettant de prendre en compte tout ce qui est arrivé ensuite à l’organisme. La subjectivité émerge au moment où le cerveau est en train d’engendrer non pas des images relatives à un objet, non pas des images des réponses de l’organisme à un objet, mais un troisième type d’images, celles d’un organisme en train de percevoir et de répondre à un objet. Ces systèmes neuraux de base n’ont pas besoin de mettre en œuvre le langage. Le « méta-moi » qu’envisage Damasio est une construction purement non verbale, une représentation schématique des rapports entre les protagonistes principaux, établie depuis un point de vue extérieur à chacun d’eux. En fait, cette représentation tierce partie constitue une narration non verbale, moment après moment, des évènements affectant ces protagonistes. Cette narration peut être faite sans utiliser le langage, mais en recourant aux mécanismes élémentaires de représentation dans l’espace et dans le temps des systèmes sensoriels et moteurs [mime, danse, imitation sonore ou visuelle… toute la panoplie des arts]. La danse, la pantomime, a d’ailleurs souvent été ressentie comme une
Damasio
méta-moi
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POÏETICA
danse
moi le plus nu
forme originelle de la communication. Pour Plotin déjà : « L’acte [du Logos] est donc un acte d’artiste comparable aux mouvements du danseur : le danseur est l’image de la vie qui procède avec art ; l’art de la danse guide ses mouvements ; la vie agit pareillement dans le vivant »1 . Watelet fait relever les « arts libéraux » des « besoins du sentiment » et tient à les fonder « dans l’essence de l’homme ». A quoi tient, se demande-t-il, que « tous les hommes apportent en naissant la faculté et la nécessité de créer les arts ? » et il les fait dériver de la « pantomime » à savoir « le premier des langages et le premier des arts ». Les arts auraient donc à voir avec le besoin humain fondamental de communication qui a présidé à la création des langages2. Le « concept fondamental » du moi damasien n’est pas sans faire écho à la conscience « exhaustion » telle que la définit Paul Valéry : « Le caractère de l’homme est la conscience ; et celui de la conscience, une perpétuelle exhaustion, un détachement sans repos et sans exception de tout ce qu’y paraît, quoi qui paraisse.[…] Notre personnalité elle-même, que nous prenons grossièrement pour notre plus intime et plus profonde propriété, pour notre souverain bien, n’est qu’une chose, et muable et accidentelle, auprès d e ce moi le plus nu ; [ …] Mais chaque vie si particulière possède toutefois, à la profondeur d’un trésor, la permanence fondamentale d’une conscience que rien ne supporte ; et comme l’oreille retrouve et reperd, à travers les vicissitudes de la symphonie, un son grave et continu qui ne cesse jamais d’y résider, mais qui cesse à chaque instant d’être saisi, le moi pur, élément unique et monotone de l’être même dans le monde, retrouvé, reperdu par lui-même, habite éternellement notre sens ; cette profonde note de l’existence domine, dès qu’on l’écoute, toute la complication des conditions et des variétés de l’existence. L’œuvre capitale et cachée du plus grand esprit n’est-elle pas de soustraire cette attention substantielle à la lutte des vérités ordinaires ? » 3 Le rôle de l’art, de la poésie, de toutes les religions qui n’en sont que des formes particulières, n’est-il pas aussi de nous faire entendre cette basse continue, ce bourdon de l’Être ? « La scène où toute scène prend origine dans l’invisible sans langage est une actualité sans cesse active. »4 On devine dans ce « moi le plus nu » de Valéry une énième mouture de la grande tradition de la théologie négative occidentale dont l’une des sources principale est la pensée de Plotin. « il y a trois choses », écrit Plotin ; trois « principes » et « réalités 1. Plotin, Ennéades, III, 2. 2. Watelet (C.-H.) et Lévesque (P.-C.), Dictionnaire des arts de la peinture, sculpture et gravure, Paris, impr. De L.-F. Prault, 1792, Article « Origine naturelle de la peinture », tome III, p. 656-657. 3. Paul Valéry, note et digression, 1919, in Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, p.106-110, Paris, Gallimard, 1957. 4. Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002.
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D O X A - PA R A D O X A véritables » dans la mesure où elles seules ont une existence véritable, une « hypostase ». Le premier principe, simple, qu’est l’Un ou le Bien, puis à sa suite l’Intellect (le noûs qui est aussi être et vie) et enfin l’Âme. Selon Plotin, la contemplation bienheureuse de l’être se poursuit pendant notre vie terrestre, mais selon une dimension psychique à laquelle nos affaires ordinaires, notre intelligence calculatrice, tous les échos du langage, nous interdisent de prêter attention. Le soucis des choses extérieures, en effet, le raisonnement et d’une façon générale, le langage déterminent notre vie psychique selon la multiplicité et la temporalité ; ainsi négligeons nous la vie la plus pure de notre âme – la « présence pure » de Valéry – qui est étroitement associée, voire identique, à la vie de l’intelligence originelle, le « notre père » vers lequel Plotin nous demande de remonter (par l’anàbasis ou conversion). Être attentif à la beauté nous détourne du mode discursif de nous rapporter au monde pour retrouver une intuition de l’unité de la Forme. Cette intuition de la Forme est en même temps, dit Plotin, une intuition de soi en ce sens que l’Un, puissance absolue qui est par définition non prédicable, principe dont il n’est pas de connaissance possible, ne peut dés lors être perçu que de manière compréhensive : c’est en s’unifiant euxmême, en retrouvant en eux-même l’unité dont ils procèdent, que l’Intellect ou l’Âme pourront s’unir à l’Un comme à leur bien. La méthode de cette anàbasis ? : «… il s’agit dans ce cas d’être mis en contact avec des réalités véritables. Il faut en effet que surviennent de tels affects à l’occasion de n’importe quelle réalité qui sera < véritablement > belle : l’effroi, le saisissement plaisant, le désir, l’amour et la stupeur accompagnée de plaisir.[…] – Prenons le large, comme le fit Ulysse, nous dit Homère – et il me semble alors parler par énigmes – , en quittant la magicienne Circé et Calypso […] laisse tout cela [les beautés prosaïques des phénomènes] et une fois que tu auras fermé les yeux, échange cette manière de voir pour une autre et réveille cette vision que tout le monde possède, mais dont peu font usage. – Mais que voit cette vision intérieure ? […] – Retourne en toi-même et vois. Et si tu ne vois pas encore ta propre beauté, fais comme le fabriquant qui doit rendre une statue belle […] enlève le superflu, redresse ce qui est tordu et, purifiant tout ce qui est ténébreux, travaille à être resplendissant. Ne cesse de sculpter ta propre statue jusqu’à ce que brille en toi la splendeur divine de la vertu »1. On comprend alors que, loin de tout manichéisme, Plotin n’entend pas faire l’économie du Désir comme moteur de l’anàbasis : « Aussi fautil chercher à nous informer auprès des amoureux des réalités non sensibles ». Il n’y a pas de connaissance pure dans ce processus de purification de l’Âme ; tant qu’elle est, la connaissance reste imparfaite. Au-delà il y a l’illumination indicible du contact avec l’Un, le Nuage d’inconnaissance de la mystique médiévale. C’est dans cette même veine que Nietzsche écrit son discours contre
Plotin
anàbasis
union
purification
1. Plotin, Sur le beau, Traité 1-6, Flammarion, Paris, 2002, p. 72-79
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POÏETICA
cerveau
émotions
« l’immaculée connaissance », celle des grands systèmes rationnels de la tradition philosophique allemande, illustrés par Kant, Fichte ou Hegel : « “ Ma plus haute satisfaction – ainsi parle à lui-même votre esprit mensonger – ce serait de contempler la vie sans désir […] Et j’appelle immaculée connaissance de toutes choses celle où je n’exige rien des choses : sinon de pouvoir me poser devant elles ainsi qu’un miroir à cent facettes comme des yeux.” – Ô sentimentaux hypocrites, ô lubriques ! l’innocence manque à votre désir : et voilà pourquoi maintenant vous calomniez le désir ! En vérité ce n’est pas en créateurs, ni en procréateurs, ni en joyeux amis du devenir que vous aimez la terre ! […] Mais votre malédiction, ô immaculés, ô vous les hommes de la “ pure connaissance”, c’est que jamais vous n’enfanterez : si larges soyez-vous, si lourds comme d’un fruit sur l’horizon ! […] Ayez d’abord l’audace de vous croire vous-même – vous et vos entrailles ! Celui qui ne se croit pas lui-même est toujours un menteur.»1 Revanche du désir, la neurobiologie contemporaine a aujourd’hui définitivement fait son deuil de toute « raison pure ». Les mécanismes neuraux sous-tendant la faculté de raisonnement, que l’on pensait traditionnellement situés au niveau néo-cortical, ne semblent pas fonctionner sans ceux qui sous-tendent la régulation biologique, que l’on pensait traditionnellement situés au niveau sub-cortical. La nature semble avoir construit les mécanismes sous-tendant la faculté de raisonnement, non pas seulement au-dessus des mécanismes neuraux sous-tendant la régulation biologique, mais aussi à partir d’eux, et avec eux. Le néo-cortex fonctionne de pair avec les parties anciennes du cerveau, et la faculté de raisonnement résulte de leur activité concertée. Fondamentalement les émotions sont constituées par la perception de certains états corporels juxtaposés à certaines pensées et d’une modification de la tonalité et de l’efficacité des processus de pensée. Lorsque les signaux relatifs à l’état du corps sont de nature négative, la production des images mentales est ralentie, leur diversité est moindre, et le raisonnement est inefficace ; lorsque les signaux émanant du corps sont de nature positive, la production des images mentales est vive, leur diversité est grande, et le raisonnement peut être rapide, bien que pas nécessairement efficace. La conception rationaliste traditionnelle du processus de raisonnement, celle de Platon, Descartes, ou Kant, autant que sur le sens commun, soutient que la logique formelle peut, par elle-même, conduire à la meilleure des solutions, quel que soit le problème, le processus de « raison pure » ne devant absolument pas être perturbé par des réactions affectives. A l’encontre de cette conception formaliste Damasio soutient l’hypothèse des marqueurs somatiques. Dans le processus de prise de décision rationnel fondé sur les formes logiques le marqueur somatique intervient comme système d’appréciation automatique des conséquences prévisibles d’une décision. Les marqueurs somatiques représentent un cas particulier 1. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,
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D O X A - PA R A D O X A de la perception des émotions secondaires, dans le cadre duquel ces dernières ont été reliées, par apprentissage, aux conséquences prévisibles, agréables ou désagréables, de certains scénarios. Un choix dont la conséquence a été néfaste provoque la mémorisation d’un « état somatique » négatif qui se réveille comme un signal d’alarme chaque fois qu’un choix similaire se représente, le même mécanisme valant en symétrie pour une conséquence faste marquée par un état somatique positif. Devant un problème complexe la mémoire humaine serait trop lente et insuffisante pour la mise en œuvre efficace d’un raisonnement de logique pure. En réduisant le champ d’examen par sa présélection des options déjà éprouvées (déjà prouvées) dans des situations similaires, et par l’élimination de celles qui sont marquées par l’échec, les marqueurs somatiques optimisent les chances de solutions rationnelles formelles à la manière des formats de compressions des fichiers informatiques. Agissant à un niveau conscient, les états somatiques (ou leurs simulations) peuvent marquer positivement ou négativement les conséquences des réponses et conduire ainsi à la recherche ou l’évitement délibéré d’une option donnée. Mais ils peuvent aussi opérer de façon cachée, c’est-à-dire à l’insu de la conscience. Dans ce cas, il y aura bien production d’images, liées, par exemple, à une conséquence négative donnée, mais au lieu d’engendrer un changement perceptible de l’état du corps, ces images conduiront à l’inhibition des circuits neuraux régulateurs situés dans la profondeur du cerveau, qui sous-tendent les démarches appétitives. Grâce à l’inhibition de la tendance à agir, ou à l’augmentation de la tendance à fuir, les chances de prendre une décision aux conséquences néfastes seront plus petites. A l’inverse le choix d’une option positive sera rendu plus probable, grâce à l’augmentation de l’incitation à agir. Ce mécanisme agissant de façon cachée est peut-être à la source de ce que nous appelons l’intuition et dont Henri Poincaré, par sa définition de l’invention, a mis en lumière le rôle dans le processus de prise de décision : « Inventer, cela consiste précisément à ne pas construire les combinaisons inutiles et à construire celles qui sont utiles et qui ne sont qu’une infime minorité. Inventer, c’est choisir. […] mais le mot n’est peut-être pas tout à fait juste, il fait penser à un acheteur à qui on présente un grand nombre d’échantillons et qui les examine l’un après l’autre de façon à faire son choix. Ici les échantillons seraient tellement nombreux qu’une vie entière ne suffirait pas pour les examiner. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Les combinaisons stériles ne se présenteront même pas à l’esprit de l’inventeur. Dans le champ de sa conscience n’apparaîtront jamais que les combinaisons utiles. Tout se passe comme si l’inventeur était un examinateur du deuxième degré qui n’aurait plus à interroger que les candidats déclarés admissibles après une première épreuve. »1 Le physicien et biologiste Léo Szilard a fait des remarques du même ordre : « Le scientifique créatif a beaucoup en commun avec l’artiste et le
invention
1. « L’invention mathématique », dans Science et Méthode, Paris, Flammarion, 1908, p. 49-50
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POÏETICA
créativité
poète. Il doit faire preuve de pensée logique et de capacité d’analyse, mais c’est loin d’être suffisant pour faire un travail créatif. Les idées nouvelles qui ont conduit à de grandes percées n’ont pas été déduites logiquement des connaissances préexistantes : les processus créatifs, sur lesquels repose le progrès scientifique, opèrent à un niveau inconscient. »1 et Jonas Salk a vigoureusement plaidé dans ce même sens en proposant l’idée que la créativité repose sur « l’action combinée de la raison et de l’intuition »2. Tout le surréalisme s’inscrit dans cette perspective de rééquilibrage entre la pensée rationnelle et l’intuition, et à leurs liaisons intimes et réciproques, à la manière de vases communicants : « Le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve. […] il maintiendra coûte que coûte en présence les deux termes du rapport humain […].Ce rapport peut passer pour magique en ce sens qu’il consiste dans l’action inconsciente, immédiate, de l’interne sur l’externe et que se glisse aisément dans l’analyse sommaire d’une telle notion l’idée d’une médiation transcendante qui serait, du reste, plutôt celle d’un démon que d’un dieu. Le poète se dressera contre cette interprétation simpliste du phénomène en cause : au procès immémorial intenté par la connaissance rationnelle à la connaissance intuitive, il lui appartiendra de produire la pièce capitale qui mettra fin au débat »3. Et Breton nous rappelle que c’est M. Juvet qui, dans La Structure des nouvelles théories physiques, écrit en 1933 : « C’est dans la surprise crée par une nouvelle image ou par une nouvelle association d’images, qu’il faut voir le plus important élément du progrès des sciences physiques, puisque c’est l’étonnement qui excite la logique, toujours assez froide, et qui l’oblige à établir de nouvelles coordinations. »4 L’intuition que nous sommes est une révélation toujours recommencée ; – telle est la certitude que Paulhan a voulu, non pas seulement nous communiquer, mais nous mettre dans les os. Revivons un peu ce drame, qui est aussi le drame de la parole. Le théâtre de la connaissance est bien ce « théâtre en rond », Globe theater, que dessine Jean-Pierre Changeux, espace de travail global dans lequel l’Être est. « De la réalité, disait Héraclite, nous ne saisissons rien d’absolument vrai, mais seulement ce qui arrive fortuitement, conformément aux dispositions momentanées de notre corps et aux influences qui nous atteignent ou nous heurtent. » L’ « âme au corps » se construit dans ce théâtre des passions où l’amour est le premier moteur. Certains mécanismes régulateurs fondamentaux fonctionnent sans que les individus chez lesquels ils s’effectuent s’en rendent compte. On les appelle des instincts. La capacité d’expression et de perception des émotions, qui remplit, selon Antonio R. Damasio, un rôle crucial dans la mise en œuvre de la faculté de raisonnement, reflète 1. Szilard in Lanouette, Genius in the Shadows, New York, Charles Scribner’s Sons, 1992. 2. J. Salk, The Anatomy of Reality, New York, Praeger, 1985. 3. Breton, Les vases communicants 4. Breton, L’amour fou, 1937, Paris, Gallimard folio, p.122
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D O X A - PA R A D O X A fondamentalement ce jeu des pulsions et des instincts, jeu qui détermine directement tel ou tel comportement particulier, ou induit des états psychologiques qui poussent les individus à se comporter d’une façon particulière, inconsciemment ou non, comportements qui, presque tous, contribuent à la survie. Les circuits neuraux génétiquement spécifiés qui semblent les plus importants pour l’élaboration de ces comportements de survie figurent dans le tronc cérébral et l’hypothalamus. Ce dernier est un site stratégique de la régulation des glandes endocrines – entre autre, l’hypophyse, la thyroïde, les surrénales et les glandes sexuelles, toutes celles-ci sécrétant des hormones – et du fonctionnement du système immunitaire. Le système limbique participe aussi à la mise en jeu des instincts et des pulsions, et joue un rôle particulièrement important dans l’expression et la perception des émotions. Il existe en outre dans notre corps et dans notre cerveau, nous l’avons vu, des substances chimiques capables de nous forcer à exprimer des comportements que l’on ne peut pas toujours arrêter par la force de la volonté. Un bon exemple en est l’hormone appelée ocytocine. Chez tous les mammifères, y compris l’homme, elle est synthétisée à la fois dans le cerveau (dans les noyaux supra-optiques et parvo-ventraux de l’hypothalamus) et dans le corps (dans l’ovaire ou le testicule). Elle peut être libérée par le cerveau afin de participer, par exemple, directement ou par hormones interposées, à la régulation du métabolisme ; ou encore lors de la stimulation des organes sexuels ou de l’orgasme, et, dans ce cas elle agit aussi sur le cerveau, conditionnant toute une série de comportements tels que le toilettage, la locomotion, facilitant les interactions sociales, et induisant un lien entre les partenaires sexuels. Ces instincts et pulsions s’articulent étroitement avec les émotions. La neurologie établit une distinction entre des émotions que nous ressentons très tôt dans la vie, dont les plus universelles sont, dans le sens de William James, la joie, la tristesse, la colère, la peur et le dégoût, et qui correspondent à la perception d’états du corps largement préprogrammée, et des émotions que nous éprouvons en tant qu’adultes, dont le mécanisme a été élaboré progressivement en prenant pour base les émotions de l’ « âge précoce ». Damasio appelle les premières « émotions primaires », tandis que les émotions de l’âge adulte seront appelées « émotions secondaires », ou « passions » selon la terminologie de Jean-Didier Vincent. Kant évoquait déjà ce type de distinction entre ce qu’il appelait les « affects » et les « passions », rapprochant les premiers de la notion de sublime dont on verra plus bas l’importance pour la pensée théorique de l’art. Dans une note à la « Remarque générale » afférente au paragraphe 29 de la Critique de la faculté de juger, il écrivait : « Les affects sont spécifiquement distincts des passions [Leidenschaften]. Les premiers se rapportent simplement au sentiment ; les secondes appartiennent à la faculté de désirer, et sont des penchants qui rendent difficile ou impossible toute déterminabilité du libre arbitre par des principes. Ceux-là sont tempétueux et irréfléchis, celles-ci sont durables et réfléchies : ainsi l’indignation comme colère est un affect ; mais la haine (soif de vengeance) est une passion. Celle-ci ne peut jamais et sous aucun rapport être dite sublime ; parce que si dans l’affect la liberté 207
POÏETICA de l’esprit [Gemüt] est à vrai dire entravée, dans la passion elle est supprimée ». Les émotions primaires semblent « préprogrammées » à la naissance pour répondre à la perception de certains traits, caractérisant des stimuli survenant dans le monde extérieur ou dans notre corps, isolément ou de façon combinée. Il s’agit, par exemple, de certaines tailles (comme celle des grands animaux) ; d’une vaste envergure (comme chez les aigles en vol) ; de certains types de mouvements (comme ceux des reptiles) ; de certains sons (comme des grondements), phénomènes recoupant singulièrement les exemples de sublime régulièrement avancés comme l’éclair, l’océan, la montagne . Il existe aussi chez l’homme un mécanisme de computation pré-symbolique réalisant des évaluations quantitatives approximatives mais pas numériquement exactes. Il est indépendant du langage et mobilise en particulier les lobes pariétaux du cerveau. Ce dispositif a un rôle effectif dans l’évaluation « intuitive » de grandes quantités de substance, des volumes de liquides, etc. On est là très proche du sublime colossal de Kant qui est « absolument grand » c’est-à-dire non pas une grandeur au sens quantitatif, conçu dans un système de comparaison relatives, – quantitas – , mais bien « une grandeur qui n’est égale qu’à elle même », une grandeur vécue or de toute référence conceptuelle, opératoire – magnitudo –. Ces traits, isolément ou en conjonction avec d’autres, sont peut-être détectés et traités par une structure faisant partie du système limbique, comme, par exemple, l’amygdale ; les neurones de cette dernière sont le siège d’une représentation potentielle qui commande l’instauration d’un état du corps caractéristique de l’émotion appelée « peur », et qui modifie les processus cognitifs d’une manière adaptée à l’état de peur. Au cours du développement individuel viennent ensuite des émotions secondaires, les passions, qui se manifestent à partir du moment où l’on commence à percevoir les émotions et à établir des rapports systématiques entre, d’une part, certains types de phénomènes et de situations et, d’autre part, les émotions primaires. Les structures du système limbique ne sont pas suffisantes pour sous-tendre les processus liés aux émotions secondaires. Le réseau doit être élargi et il requiert l’intervention des cortex préfrontaux et somatosensoriels. Ce deuxième type de perception de l’état du corps repose sur de subtiles variations par rapport aux cinq émotions primaires ; l’euphorie et l’extase sont des variations par rapport à la joie ; la mélancolie et le désenchantement sont des variations par rapport à la tristesse ; la panique et la timidité sont des variations par rapport à la peur. Cette seconde sorte de perception est modulée par l’expérience, c’est-à-dire par des circonstances dans lesquelles une nuance particulière d’un état cognitif se trouve coïncider avec une variante subtile de l’état corporel émotionnel. C’est cette mise en rapport d’un contenu cognitif complexe et d’une variante par rapport à un type donné d’état du corps préprogrammé, qui nous conduit à ressentir des nuances dans le remords ou l’embarras, ou bien des émotions particulières telles que la joie maligne ou la foi, et ainsi de suite. Tandis que les émotions primaires comportent une large composante biologique, la façon dont nous nous représentons ces émotions secondaires sur le plan conceptuel dépend donc de la culture. 208
D O X A - PA R A D O X A Mais en amont même de ces deux sortes d’émotions, Damasio évoque, on l’a vu, l’existence d’une autre sorte de perception de l’état du corps, précédant les autres dans l’évolution, une « perception de l’arrière-plan du corps », qui a trait à la perception d’un état de fond plutôt qu’à un état émotionnel, la perception d’un « niveau minimal de tonalité et de rythme », la vie elle-même et la sensation d’être, telle qu’elle se présente entre les émotions. Il s’agit d’une perception continuelle de l’être, d’un processus de proprioception qu’il pense être à l’origine de la représentation du « moi ». Il en donne pour preuve ces patients atteints d’anosognosie dont le fonctionnement mental est perturbé par l’impossibilité de percevoir l’état présent de leur corps, particulièrement l’état d’arrière-plan. Dans l’incapacité de mettre en corrélation des informations sur l’état présent de leur corps avec une référence de base concernant ce dernier, ils peuvent continuer à avoir connaissance de leur identité personnelle par le biais du langage – les anosognosiques se rappellent qui ils sont, où ils vivent et travaillent, qui sont leurs proches – mais ils ne peuvent utiliser ces informations pour raisonner de façon réaliste sur leur état personnel et leur statut social. Notre sens de l’identité individuelle, ce sens de l’Etre en soi-même, est ancré sur « cet îlot d’illusoire permanence du vivant, cadre de référence par rapport auquel nous pouvons prendre conscience des innombrables autres choses qui, manifestement, changent autour de notre organisme »1. Avant toute émotion il y a cette joie paisible, lumineuse et douce de la vie. Ensuite, si le mot émotion signifie mise en mouvement, alors le désir, mouvement de l’être vers l’objet désiré, est bien la plus fondamentale des émotions. Le cerveau avec ses deux hémisphères repose sur un tronc (le tronc cérébral) qui prolonge la moelle épinière. Celui-ci est parcouru par des voies (dites descendantes) qui transportent les signaux électriques du cerveau à destination des nerfs moteurs et des voies (dites ascendantes) qui charrient les informations en provenance du corps et du monde extérieur vers le cerveau. Dans le tronc cérébral, un feutrage de cellules nerveuses occupe l’espace laissé vacant par les voies. C’est un des rouages essentiels des systèmes désirants de l’homme. Ces neurones regroupés en différentes structures fabriquent et libèrent à leur extrémité des neuromédiateurs à l’origine des émotions comme la dopamine, l’adrénaline, la noradrénaline, la sérotonine et l’acétylcholine. Ils reçoivent des informations de tout ce qui monte au cerveau ou en descend. Ces structures du tronc cérébral et l’ensemble des régions profondes médianes du cerveau interviennent de façon complexe dans la modulation des états de conscience et le désir ne peut ainsi pas être dissocié des processus de l’attention, de l’intention, de l’initiation de l’action et du soutien de cette dernière. La destruction des neurones à dopamine chez le rat supprime par exemple non seulement ses comportements désirants les plus élémentaires tels que manger et boire, mais le place dans un état que l’on décrit sous le nom d’akinésie, degré zéro du désir. C’est également la destruction des neurones dopaminergiques par l’encéphalite qui est la cause de la maladie décrite par Olivier Sachs, la dis-
anosognosie
Être sum ergo cogito
systèmes désirants
akinésie
1. Damasio, L’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995, janvier 2001, p.214.
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nucleus accumbens
parition de tout système désirant. Un ensemble de neurones du cerveau moyen synthétise et libère un neurotransmetteur : la dopamine [Eros ?]. Le corps cellulaire de ces neurones, situé dans le tronc cérébral, se projette vers différentes régions de celui-ci, et en particulier vers un noyau de matière grise situé dans la base du cerveau, le nucleus accumbens, et vers la région antérieure de l’écorce cérébrale, le cortex préfrontal. On admet aujourd’hui que la dépendance ou addiction entraînée par l’abus de drogue dépend de la capacité de celle-ci à stimuler la libération de dopamine par le biais des projections de neurones dopaminergiques du tronc cérébral dans le nucleus accumbens. La stimulation de la libération de dopamine par les drogues produisant une dépendance est localisée plus précisément dans un domaine particulier du nucleus accumbens appelé « coquille » (shell) [naissance de la Vénus terrestre !]. Sa fonction essentielle concerne les émotions (en raison de ses liens avec l’amygdale et le système limbique), alors que le « noyau » (core) qu’elle enveloppe est plus directement impliqué dans le contrôle moteur. Le nucleus accumbens sert en quelque sorte d’interface entre la motivation et l’action, le désir et la jouissance : il joue un rôle crucial en détectant la dopamine libérée et en réglant ainsi le contact sélectif du cerveau avec le monde extérieur. Outre le nucleus accumbens, une des principales cibles d’innervation des neurones dopaminergiques est le cortex préfrontal (surtout son aire médiane) qui est directement concerné par la planification des conduites et qui anticipe les états affectifs ou émotionnels susceptibles d’accompagner la réalisation de ces plans ; il balise ainsi le déroulement d’une séquence de représentation (d’un raisonnement) de points de référence affectifs [Vénus céleste]. Intervenant sur les actes de volitions le cortex préfrontal médian participe aux actes d’expérimentation du monde et par la même à l’acquisition des connaissances. Marcile Ficin, dont le Commentaire sur le Banquet de Platon De l’Amour construit une véritable « méta-psychologie » d’une pertinence souvent étonnante, avait déjà noté cette dualité des voies d’influence du désir : « Il existe donc dans les deux parties de l’âme, celle qui vise la connaissance, et celle qui régit le corps, un amour inné de la génération propre à assurer la perpétuité de la vie. L’Amour qui se trouve dans la partie apte à régir le corps nous invite dès le début à prendre nourriture et boisson, afin que ces aliments engendrent les humeurs capables de rétablir ce qui continuellement s’échappe du corps. Grâce à une telle génération notre corps s’alimente et croît. Quand ce corps est adulte, le même Amour excite la semence elle-même et suscite le désir de procréer, en sorte que ce qui ne peut demeurer toujours en soi-même, s’éternise néanmoins en se conservant dans une descendance semblable à soi. Le même amour de la génération assigné à la partie cognitive de l’âme, fait que celle-ci désire la vérité, qui est son propre aliment, pour s’en nourrir et grandir à sa manière »1 1. Marcile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon De l’Amour, V, 11, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 174.
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D O X A - PA R A D O X A Ficin, pour faire de l’Amour le premier moteur de toute connaissance, nourrissait sa pensée non seulement de Platon et Plotin, mais également très explicitement de Denys l’Aréopagite : « Il apparaît ainsi que le divin Désir est en soi sans fin et sans principe, tel un cercle perpétuel qui, grâce au Bien, à partir du Bien, parcourt une parfaite orbite »1 Il reprend cette même image du cercle divin et voluptueux : « Ce seul et même cercle qui va de Dieu au monde et du monde à Dieu, est appelé de trois noms ; en tant qu’il part de Dieu et attire, il est Beauté ; en tant qu’il passe dans le monde et le ravit, il est Amour ; en tant que retournant à son créateur il unit à lui la créature, il est Plaisir [voluptas] »2. « Qui doutera dans ces conditions que l’Amour ne succède immédiatement au Chaos et ne précède le monde ainsi que tous les dieux qui se partagent les parties de ce monde ? puisque cet appétit de l’Intelligence préexiste à sa formation et que les dieux aussi bien que le monde naissent dans l’Intelligence une fois formée. C’est donc à bon droit qu’Orphée l’a nommé le plus ancien. Il ajoute parfait en soi, entendant par là qu’il se perfectionne lui-même. Car ce premier mouvement de l’Intelligence, il semble bien que ce soit par nature qu’il puise en Dieu sa perfection, puis la communique à l’Intelligence qui reçoit d’elle sa forme, ainsi qu’aux dieux, qui sont ainsi engendrés »3 Qui doutera dans ces conditions que le désir ne succède immédiatement au néant et ne précède le monde ainsi que tous les phénomènes que se partagent les perceptions de ce monde ? Puisque cet appétit de l’intelligence (la conscience primitive) préexiste à sa formation et que les phénomènes aussi bien que le monde naissent dans l’intelligence une fois formée. Un héros mythique obsédait et comblait l’imagination de l’Académie comme il obsèdera la poésie moderne d’Apollinaire ou de Cocteau. Orphée , fils d’Apollon et de Caliope, est le premier poète. Le récit fabuleux des miracles opérés par sa voix qui calmait les fauves et mouvait les pierres, révèle comment l’âme amante, au sommet de ses pouvoirs, agit directement sur les aspects concrets de l’univers : ses hymnes médités et vénérés par les Platoniciens célèbrent les principes mystérieux du monde et montrent comment le chaos a été dominé par l’Amour. Et c’est bien ce qui se passe lors de la construction neurobiologique de la psyché humaine. Les repères affectifs fixent l’être humain entre l’imagination et le réel. La réalité à laquelle le très jeune enfant est exposé instruit son cerveau dans un contexte émotionnel qui en est la condition même, et l’objet inaugural en est un visage, celui de la mère. L’amour filial est le premier principe désirant actif, c’est la force projetante de l’imagination, force 1. Denys l’Aréopagite, Les noms divins, § 17 = 713 D, dans Œuvres complètes, Paris, 1943, p. 108. 2. Marcile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon De l’Amour, II, 2, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 24. 3. ibidem, p. 12.
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POÏETICA inépuisable qui s’empare de toute les images pour les mettre dans la perspective humaine la plus sûre : la perspective maternelle. D’autres amours viendront bien entendu se greffer sur les premières forces aimantes. Mais toutes ces amours ne pourront jamais détruire la priorité historique de notre premier sentiment. La chronologie du cœur est indestructible. Par la suite, plus un sentiment de sympathie sera métaphorique, plus il aura besoin d’aller puiser des forces dans le sentiment fondamental. Dans ces conditions, aimer une image, c’est toujours illustrer un amour ; aimer une image, c’est trouver sans le savoir une métaphore nouvelle pour un amour ancien. Aimer l’univers infini, c’est donner un sens matériel, un sens objectif à l’infinité de l’amour pour une mère. Aimer un paysage solitaire, quand nous sommes abandonnés de tous, c’est compenser une absence douloureuse, c’est nous souvenir de celle qui n’abandonne pas… Dès qu’on aime de toute son âme une réalité, c’est que cette réalité est déjà une âme, c’est que cette réalité est déjà un souvenir. Tout le réel se construit au moyen de ce marquage affectif. Puisqu’ils se développent en premier, les divers modes de perception de l’état du corps : arrière-plan du corps, émotions primaires préprogrammées, émotions secondaires, constituent un cadre de référence pour ce qui se développe ensuite ; par là ils interviennent dans tout ce qui se passe dans le cerveau, et notamment dans le domaine des processus cognitifs. On commence à peine à mesurer la prégnance du désir, y compris et peut-être même surtout sexuel, sur les comportements humains. Le mérite de Freud aura été d’en libérer philosophiquement le champ. La biologie en délimite aujourd’hui les vraies frontières. Ainsi, chez les canaris, certains noyaux cérébraux, qui sont à l’origine du programme du chant, développent leurs connexions inter-neuroniques en fonction de la concentration sanguine en testostérone et de la complexité du chant appris. L’« imprégnation » obligatoire du cerveau mâle par la testostérone pendant quelques jours au cours du développement fœtal, qui se retrouve chez l’homme, provoque une nette différence de densité entre les arborisations dendritiques respectives des hypothalamus masculins et féminins, et constitue ainsi un modèle particulièrement précieux pour l’étude des corrélations entre morphologie neuronique et aptitude à des comportements propres à l’espèce et au sexe, sorte de mémorisation de programme d’action. N’était-ce pas dans ces arborisations là que, finalement, le Surréalisme cherchait la femme « cachée dans la forêt ». En 1934, dans Qu’est-ce que le surréalisme ?, André Breton affirmait : « la toute-puissance du désir […] reste depuis l’origine le seul acte de foi surréalisme ». Présenté encore dans L’Amour fou, en 1937, en tant que « seul ressort du monde », « seule rigueur que l’homme ait à connaître », le désir apparaît bien comme l’un des principes fondamentaux de l’éthique surréaliste. Dans l’acte d’union amoureuse, l’homme, réconcilié avec lui-même et avec le monde, redevient le « microcosme », l’« abrégé d’univers ». Le poète mauricien Malcolm de Chazal est certainement celui qui a le mieux exprimé cette transmutation qui s’opère à la faveur de la volupté : « La volupté est une syncope de l’âme dans un corps anesthésié, où le corps charcute l’âme, et l’âme embaume le corps pour un temps. La 212
D O X A - PA R A D O X A volupté, c’est l’état cataleptique double, où corps et âme, dans un cercueil unique de sensation, se parlent face à face. La volupté est le seul moment où l’âme se retourne dans le corps pour contempler le corps de face, et lui insuffler dans un regard ces éléments de joie universelle sans quoi la volupté ne serait rien, et dont cependant vit en permanence le monde surnaturel de la nature. »1 Mais le désir ne se développe pas dans l’unique dimension de la recherche du plaisir. La peur et la douleur qu’on désire éviter en sont la face structurante négative mais tout autant primordiale. En effet l’ensemble des phénomènes affectifs observés dans le temps témoigne de l’existence de processus opposants mis en place lors de réactions affectives répétées. Au cœur du système nerveux, tous les états affectifs fonctionnent par couple. Chaque fois que se produit un processus primaire affectif dans un sens donné (plaisant ou déplaisant), interviennent, en sens inverse, des structures nerveuses responsables de processus opposants. Toutes les drogues mettent en jeu ces systèmes qui débouchent souvent sur l’addiction. Et un sportif dont l’entraînement à l’effort accoutume le corps à la douleur perçoit des réponses physiologiques de plaisir là où le novice n’éprouve que souffrance. Cette complexité et cette ambiguïté du désir n’a pas attendu les définitions psychologiques du masochisme pour être éprouvées, en particulier dans le domaine esthétique, avec notamment le concept antique de sublime. Depuis la plus haute antiquité, enseigner l’art de la parole est conçu ou bien comme une gymnastique, on a parler d’atticisme pour cette approche classique, ou bien comme un mystère, approche qualifiée d’asianisme. L’auteur du Traité du Sublime, [Peri hupsous], le pseudo-Longin, est vraisemblablement un juif hellénisé, platonisant et stoïcien qui vivait sous le règne de Claude ou de Néron. Ce que refuse Login, c’est l’atticisme stoïcien d’un Cicéron, cette rhétorique positive, purement factuelle et d’origine juridique dont l’objet est l’instruction, la transmission d’information, le docere [principe de communication]. Il se place donc délibérément dans la mouvance de l’asianisme d’un Démosthène, beaucoup plus attaché à la présence même du corps dans le discours, au moyen de l’émotion, du pathos, du movere [principe de communion]. Or le rapt de l’auditeur qu’il propose, son ek-stasis (extase) intègre par nature une certaine dimension de violence. La violence ou vis est bien le mot de Login pour le « sublime ». L’image de l’éclair en est comme l’emblème : « force invincible qui enlève l’âme de quiconque nous écoute […] quand le Sublime vient à éclater ou il faut, il renverse tout comme un foudre »2. Longin insiste sur son caractère extérieur à tout savoir constitué. Il est avant tout une « Elévation naturelle » qui est « plutôt un présent du ciel, qu’une qualité qui se puisse acquérir ». Aussi, au sujet du fameux silence d’Ajax aux Enfers, paradigme de cette élévation d’esprit, parle-t-il d’un « je ne sais quoi de plus grand que tout ce qu’il aurait pu dire »3 . 1. M. de Chazal, Sens-Plastique, Gallimard, 1948, p.111. 2. Longin, I, p. 74 3. Longin,VII, p. 84
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POÏETICA Le Moyen-Âge occidental, s’il oublie l’auteur n’en garde pas moins en mémoire le message au travers de l’approche mystique du divin. Le pseudo-Denys montre ainsi qu’aucun nom n’est capable d’exprimer l’absolu. Il faut donc recourir aux figures du style pour dépasser le simple pouvoir des mots et obtenir une meilleure approche de l’infini. Mais, au-delà d’elles, il faut reconnaître les vertus du silence, qui purifie tout langage parce qu’il subsiste seul dans la nuit de l’extase. C’est parce qu’il ne savait pas comment qualifier l’art de MichelAnge que Vasari inventa la catégorie du « terrible » qui recoupe celle de sublime. Et c’est la Renaissance italienne qui redécouvre le texte de Login ; vers 1554, Robortello puis Paul Manuce le publient, avant les premières traductions latines de Pizzimenti [Naples, 1566] ou Pagano [Venise, 1572] . Son influence est perceptible chez le Tasse qui, dans ses Discours, avait insisté sur les vertus du pathétique. En 1594, il publie un dialogue, Della bellezza, où il introduit l’idée que la beauté est un « je-ne-sais-quoi ». Déjà Montaigne, qui a connu Longin, via son ancien professeur Marc-Antoine Muret retrouvé à Rome en 1581 et que l’éditeur vénicien Paul Manuce avait chargé de traduire en latin le Peri hupsous, voyait dans la beauté l’objet d’une intuition immédiate : « Quiconque en discerne la beauté, disait-il de la poésie, d’une vue ferme et rassise, il ne la voit pas non plus que la splendeur d’un éclair : elle ne pratique point notre jugement, elle le ravit et le ravage »1. Mais c’est la traduction française de Boileau, en 1674, qui donnera enfin au texte un écho décisif. Ainsi le Père Bouhours, d’obédience plutôt classique, n’entend cependant pas faire l’impasse sur le Sublime. Il associe étroitement le « je ne sais quoi » aux passions et par-là au désir : « On verra que le je ne sais quoi est à le bien prendre l’objet de la plus part de nos passions. Outre l’amour et la haine qui donnent le branle à tous les mouvements du cœur, le désir et l’espérance qui occupent toute la vie des hommes, n’ont presque point d’autre fondement. Car enfin nous désirons et nous espérons toujours, parce qu’il y a toujours au-delà du but que nous nous sommes proposé, je ne sais quoi où nous aspirons sans cesse, et où nous ne parvenons jamais. »2. Chez Bouhours s’esquisse, à la faveur d’une pensée moins radicale des rapports de la figure et du désir que celle du classicisme orthodoxe, une certaine positivité de la pensée poétique. « le figuré n’est pas faux, nous ditil, et la métaphore a sa vérité aussi bien que la fiction »3 . S’il n’a rien de réel en soi le monde fabuleux des poètes constitue un système, c’est-à-dire un ensemble cohérent qui lui confère une espèce de vérité relative : « Ce système étant une fois supposé, tout ce qu’on peint dans l’étendue du même système ne passe point pour faux parmi les savants […] le système fabu1. Montaigne, Essais, Paris, Garnier, 1952, p. 262. 2. Le P. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, V, - Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1671, p. 253-254. 3. Le P. Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, dialogues. – Paris, Vve de S. Cramoisy, 1687.
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D O X A - PA R A D O X A leux sauve ce que ces sortes de pensées ont de faux en elle-même »1. Il y a une efficace du système de simulation de la fable qui repose sur une vérité de l’équivoque car « le faux y conduit au vrai ; car du sens propre qui est le faux de l’équivoque on passe au figuré qui est le vrai »2. De la traversée des simulacres naît un plaisir tout intellectuel de reconnaissance après la surprise. C’est là la définition même de la délicatesse, « le sens qu’elle contient n’est pas si visible ni si marqué : il semble d’abord qu’elle le cache en partie, afin qu’on le cherche et qu’on le devine ; ou du moins elle le laisse seulement entrevoir pour nous donner le plaisir de le découvrir tout à fait quand nous avons de l’esprit. Car […] il n’appartient qu’aux personnes intelligentes et éclairées de pénétrer tout le sens d’une pensée délicate. »3 Pour distinguer le sublime, il faut en effet une faculté spéciale, mais inexplicable ou tout au moins énigmatique : le goût, la délicatesse, c’està-dire ce que Boileau et Fénelon, comme du reste toute leur époque, nommaient précisément le « je-ne-sais-quoi ». Le sublime s’impose plus nettement encore à la sensibilité et à l’attention des théoriciens des dernières décennies du XVIIIe siècle. Le livre de Burke marque un tournant important dans son histoire, pour autant que ses analyses détaillées font passer cette catégorie de la rhétorique à la psychologie ce qui amène à voir dans ce sentiment un des aspects fondamentaux de l’expérience humaine. Au même titre que le beau, le sublime se caractérise par son aptitude à agir sur les sens et les passions, hors de tout raisonnement ou jugement. Burke tient cependant à opposer le sublime au beau comme son contraire. Ce sont des idées très différentes dont l’origine est à chercher respectivement dans le plaisir et la douleur. Il y a une économie propre au sentiment du sublime: devant une mer démontée, c’est-à-dire la menace d’un déchaînement naturel, je suis évidemment pris d’effroi ; mais comme cette menace reste à distance, j’éprouve un certain soulagement, qui n’est pas un plaisir positif, mais plutôt le plaisir engendré par la disparition d’un déplaisir. Dans le lexique de Burke, le sentiment de sublime est à la fois constitué de terreur (ou d’horreur) et de délice (delight, que Burke distingue de pleasure) : c’est l’idée d’une jouissance ambiguë, la delightfull horror. C’est en effet des passions de douleurs, de peur, de terreur qu’est issu le sentiment du sublime : est une source de sublime « tout ce qui est propre, de quelque façon que ce soit, à exciter des idées de douleurs et de danger, je veux dire, précise-t-il , tout ce qui est de quelque manière que ce soit, terrible et épouvantable »4. On entrevoit ici la communauté d’esprit qui a pu présider à la naissance du roman noir anglais et aux oeuvres préromantiques. Kant est bien sûr le grand héritier des analyses de Burke sur le su-
délicatesse
Burke
delightfull horror
1. Ibidem, p. 10-12. 2. Ibidem, p. 16. 3. Ibidem, p. 159-161. 4. Recherches philosophiques sur l’origine des idées que nous avons du beau et du sublime, précédées d’une dissertation sur le goût, traduite … par l’abbé Des François, Londres, Hochereau, 1765, section VII, tome I, p. 78.
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POÏETICA
Kant connaissance plaisir déplaisir
sublime
negative lust
génie
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blime. Il confirme la dualité esthétique du beau et du sublime, et confère un statut à l’informe. C’est en effet hors de tout souci de forme et même dans l’impossibilité d’en déterminer une, que s’éprouve le sentiment du sublime, né du jeu conflictuel de l’imagination et de la raison. Bien qu’ils n’apportent rien à la connaissance, les jugements esthétiques relèvent, en tant que jugements, de la seule faculté de connaître, qu’ils mettent en rapport avec le plaisir ou le déplaisir selon un principe a priori. Ce rapport de la connaissance au plaisir se révèle ici dans sa pureté puisqu’il n’y a rien à connaître, mais telle est justement l’énigme, l’énigmatique (das Rätselhafte) au cœur du jugement. Penser le plaisir pur est le but de la troisième Critique de Kant. Qu’entend donc Kant par beauté ? C’est la finalité-sans-fin qui est dite belle. Il faut que la finalité interrompue se laisse voir, et comme finalité et comme interrupture. C’est donc le sans qui compte pour la beauté. La trace du sans, principe de tout désir est l’origine de la beauté. Kant distingue deux espèces de beauté : La beauté libre (frei Schönheit) – ou pulchritudo vaga – et la beauté simplement adhérente, dépendante (bloss anhängende Schönheit) – ou pulchritudo adhaerens. Seule la beauté libre (indépendante), à l’image de la tulipe sauvage ou des motifs décoratifs, donne lieu à un jugement esthétique pur. « La première ne présuppose aucun concept de ce que doit être l’objet ; la seconde présuppose ce concept, ainsi que la perfection (Vollkommenheit, la plénitude, l’accomplissement) de l’objet d’après lui. ». « Ainsi les dessins à la grecque, les rinceaux d’encadrement ou sur tapisseries de papier, etc., ne signifient rien pour eux-même ; ils ne représentent rien (sie stellen nichts vor), aucun objet sous un concept déterminé, et ce sont des beautés libres. ». Mais alors que la présence d’une limite est ce qui donne forme au beau, le sublime se trouve, lui, dans un « objet sans forme » et le « sanslimite » se représente » en lui ou à son occasion. Tandis que « le beau fait naître directement par lui-même un sentiment d’intensification de la vie et peut s’unir par suite avec les attraits et le jeu de l’imagination, celui-ci [le sentiment du sublime] est un plaisir qui ne jaillit qu’indirectement, à savoir de telle sorte qu’il est produit par le sentiment d’une inhibition instantanée des forces vitales aussitôt suivi d’un épanchement d’autant plus fort de ces mêmes forces ». Kant parle d’un « plaisir négatif » (negative Lust). Le paragraphe 27 évoque une émotion qui, surtout en son début, peut être comparée à une secousse, à un tremblement ou à un branlement dû à l’alternance rapide voire à la simultanéité d’une attraction et d’une répulsion du même objet. « Est sublime ce qui plaît immédiatement par opposition à l’intérêt des sens. », « est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit ». Kant a donné, dans la fameuse « analytique du sublime » de la Critique de la faculté de juger, la définition canonique du génie, c’est-à-dire de l’artiste (du) sublime : « Le génie est le talent [don naturel] qui donne les règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit [ingenium] par laquelle la nature donne des règles à
D O X A - PA R A D O X A l’art. » Il y a là un paradoxe, mais ce paradoxe (c’est du reste le mot utilisé par Longin) est le paradoxe même du sublime. Ce que cherche à atteindre le Sublime est le lieu le plus énergétique (bien que le moins structuré puisque quasi unitaire) de la pensée, la conscience primordiale de l’Être, et l’angoisse inévitable de sa finitude certaine – son « être-pour-la-mort » (Sein zum Tode). Le Sublime est l’expérience de l’énergie du vivant vécue de l’intérieur d’un corps mortel, en conscience, c’est l’éclaircie, l’éclair de l’Être. Et si l’esprit a bien à voir avec l’énergie, alors est sublime, est « élevé », ce « champ des hautes énergies » où la physique cherche l’unification du cosmos. Trouver les constituants fondamentaux de la matière, et comprendre la façon dont ils se lient entre eux, est en effet le but de la physique contemporaine des particules élémentaires, physique quantique où le prix à payer pour la résolution recherchée est l’énergie de choc entre particules. Cette physique, clé de la cosmologie moderne dans la mesure ou c’est la physique qui prévalait un dix-milliardième de seconde après le big bang, s’identifie presque entièrement à la « physique des hautes énergies ». La reconnaissance du fait qu’un petit nombre d’interactions fondamentales – l’électromagnétisme, les interactions nucléaires faible et forte, la gravitation – sont à l’origine de tous les mouvements des corps matériels, mais aussi de leurs liaisons et de leur évolution, est un des plus solides acquis de la science classique. Tout le programme de la physique contemporaine vise à unifier ces quatre forces fondamentales. Né au XIXe siècle avec Michael Faraday, André Marie Ampère ou James Clerk Maxwell, le concept de champ s’est révélé plus adéquat pour définir ces interactions fondamentales que celui de force exploité par la physique newtonienne (C’est vers 1680 qu’Isaac Newton affirmait que la pesanteur et le mouvement des planètes étaient deux manifestations d’une unique force). La théorie quantique des champs – synthèse des concepts relativistes et quantiques – s’est ainsi développée tout au long du XXe siècle jusqu’à devenir le cadre de la compréhension des interactions nucléaires et de leur possible unification à l’électromagnétisme. La quantification de l’énergie rayonnée par les atomes, dès 1900 par Max Planck, mais surtout l’invention du photon par Einstein en 1905 et la proposition d’associer une onde à toute particule par Louis de Broglie en 1924 marquent l’unification de la physique des corps avec celle des ondes en une mécanique ondulatoire, qui allait rapidement évoluer vers la physique quantique, fondement actuel de la description microscopique de la matière. La théorie électrofaible du physicien américain Steven Weinberg (né en 1933) et de son collègue pakistanais Abdus Salam (19261996), celle de La chromodynamique quantique sont les étapes récentes de cette quête de l’unification des interactions fondamentales qui a amené les théoriciens à proposer une unique théorie « grand-unifiée » régnant sur le monde physique lorsque les énergies caractéristiques y sont supérieures à une valeur critique, en particulier dans les conditions extrêmes qui ont prévalu très peu de temps après l’explosion primordiale. Le refroidissement de l’Univers lié à son expansion aurait alors été accompagné d’une brisure de la symétrie de jauge originale engendrant la diversification des interactions fondamentales.
énergie
physique quantique
forces fondamentales
grand-unifiée
brisure de la symétrie de jauge
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POÏETICA
expansion au-delà
instincts
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Est-il totalement absurde de penser, au début du XXIe siècle, qu’il puisse y avoir un rapport analogique entre l’organisation cosmologique des hautes énergies et l’organisation intime de la conscience ? MicrocosmeMacrocosme. Est-ce une pure niaiserie sentimentale qui fait que l’homme qui cherche à sonder sa nature profonde se tourne toujours vers les étoiles, comme s’il n’en était qu’un résidu de poussière ? Le sublime est-il cette émotion archaïque du vivant devant la brisure de symétrie du cosmos en expansion ? Le sublime est cet au-delà. Hegel, dans ses leçons de Berlin sur l’esthétique ou sur la religion, a tenté de renverser cette tradition du sublime comme sommet de l’expression artistique : ce n’est pas le beau qui est le premier degré du sublime, mais, bien au contraire, selon lui, le sublime qui est un défaut, élémentaire, du beau. Pourtant ce motif philosophique majeur a gardé son importance chez les théoriciens de l’art au travers de la notion de génie dont on se souvient que Kant en donne la définition canonique dans le chapitre sur « l’analytique du sublime ». Tout le monde s’accorde pour dire que l’éloge par Login du génie au-dessus de toute règle a contribué à la naissance des romantismes anglais, allemands ou français. Sturm und Drang et son esthétique des « génies » est en soi un programme sublime. Hugo lui-même, dans la Préface de Cromwell (1827), non content de nommer Longin, le paraphrase en terminant sur la Bible et Homère qui « nous blessent quelquefois par leurs sublimités mêmes ». Le terme de sublime apparaît chez Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie notamment, mais le concept philosophique du sublime se voit surtout chez lui réélaboré sous l’appellation de « dionysiaque » alors que le génie se transforme en « surhomme ». Nietzsche reprochait en effet à Schopenhauer de ne pas avoir osé voir la parenté foncière du génie avec l’instinct, qui se situe par-delà le bien et le mal. La puissance authentique, selon Nietzsche, ne réside pas dans le dévergondage des instincts, mais dans leur spiritualisation, par quoi la nature devient une œuvre d’art : « L’homme supérieur, explique-t-il en songeant aux modèles de la Grèce, de Rome et de la Renaissance italienne, serait celui qui aurait la plus grande multiplicité d’instincts, aussi intenses qu’on les peut tolérer. En effet, où la plante humaine se montre vigoureuse, on trouve les instincts puissamment en lutte les uns contre les autres... mais dominés » (XVI, 344). Cette volonté de puissance est essentiellement celle du créateur, associant le bien et le mal, le négatif et le positif, l’instinctif et le rationnel. Le surhomme est prioritairement un artiste : chez lui, « règne cet effrayant égoïsme de l’artiste au regard d’airain, et qui se sait justifié d’avance dans son “ œuvre ”, en toute éternité, comme la mère dans son enfant » (VII, 383). Chez Bataille, qui se revendique explicitement de Nietzsche, cet indicible de la pensée que recouvre l’acception de sublime réapparaît comme cette part qui ne peut être bien dite, La part maudite, mais qui opère une salutaire libération du temps et des choses : « Mais la domination de la chose n’est jamais entière, et n’est au sens profond qu’une comédie : elle n’abuse jamais qu’à moitié tandis que, dans l’obscurité propice, une vérité
D O X A - PA R A D O X A nouvelle tourne à l’orage ». C’est à la même source schopenhauerienne que la psychanalyse puisera sa conception de l’instinct – les pulsions – comme lieu originel de la psyché et de l’activité artistique. Vouloir-vivre, volonté de puissance, inconscient sont de nouvelles occurrences historiques de ce même « je-ne-sais-quoi », nescio quid, dont on a toujours souligné la nature passionnelle. On retrouve la même survivance des thèmes liés au sublime – déchirement du réel rationnel par les pulsions de l’instinct, des désirs, fulgurance de cet irrationnel, pensée de l’informe, du paradoxe – dans la place centrale que Breton accorde à l’image poétique et à sa qualité de surprise, surprise dont la force d’effraction qu’elle réalise est la force même du désir, positif autant que négatif, envie autant qu’effroi, projeté sur le monde concret. C’est ce qu’il développe dans le chapitre V de L’Amour fou : « Les nouvelles associations d’images que c’est le propre du poète, de l’artiste, du savant, de susciter ont ceci de comparable qu’elles empruntent pour se produire un écran d’une texture particulière, que cette texture soit concrètement celle d’un mur décrépi, du nuage ou de toute autre chose […] Cet écran existe. Toute vie comporte de ces ensembles homogènes de faits d’aspect lézardé, nuageux, que chacun n’a qu’à considérer fixement pour lire dans son propre avenir. Qu’il entre dans le tourbillon, qu’il remonte la trace des évènements qui lui ont paru entre tous fuyants et obscurs, de ceux qui l’ont déchiré. Là – si son interrogation en vaut la peine – tous les principes logiques, mis en déroute, se porteront à sa rencontre les puissances du hasard objectif qui se jouent de la vraisemblance. Sur cet écran tout ce que l’homme veut savoir est écrit en lettres phosphorescentes, en lettres de désir ». Le sublime comme principe de métamorphose : sublimer (chimie, alchimie, psychologie). Dante dirait transhumaner. Le sublime comme révélation (dévoilement) du métaphysique. C’est surtout dans les dernières grandes méditations philosophiques sur l’art (Heidegger, Benjamin, Adorno), qui ont toutes pour enjeu explicite de franchir un pas au-delà de l’esthétique, que le thème du sublime conquiert toute sa portée. Ainsi Heidegger, dans ses conférences sur « L’Origine de l’œuvre d’art », tente de penser l’art comme mise en œuvre d’un retour de la vérité à son fondement, l’alètheia au sens du « dévoilement . Libérée de la toute-puissance de la technique qui écrase l’homme en l’asservissant à l’« objectité » de l’objet – le chosisme – et le fait sombrer dans « l’oubli de l’être », la parole poétique, est seule capable, avec la parole pensante, de mettre en lumière l’« être-au-monde » dans sa temporalité de présence à l’autre, d’être au plus proche de l’être. Si la philosophie et les sciences ont depuis Descartes oublié l’être de l’homme, un grand art européen s’est en revanche concurremment formé, qui n’est rien d’autre que l’exploration renouvelée de cet être oublié. En effet, tous les grands thèmes existentiels que Heidegger analyse dans Être et Temps, les jugeant délaissés par toute la philosophie européenne antérieure, ont été dévoilés, montrés, éclairés par quatre siècles de roman, de poésie, d’art européens. Nul mieux que le dis-
métamorphose
alétheia
1. André Breton, L’Amour fou, 1937, Paris, Gallimard, Folio, p. 126-127
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POÏETICA
Méduse
ciple de Heidegger qu’est le Gadamer de Vérité et méthode n’a décrit cette « réalité » du temps de présence « durable » de l’œuvre d’art. Depuis l’énergie du désir, par le moyen de la Connaissance, jusqu’à l’Être-Energie. On aimerait voir développée l’hypothèse d’une matière transfigurée par l’énergie, d’aucun dirait « la chair », d’une Energie incarnée dont l’expansion serait le monde (Big bang) et dont l’esprit humain, sa conscience, serait comme le dernier aboutissement. Penser l’Être de l’homme serait alors comme le retour aveuglant de l’esprit sur son fond de matière énergisée [Isis – Osiris]. Comme l’œil perché sur l’un des milliers d’appendices de l’anémone de l’énergie première l’homme individué qui se retourne sur l’Être ne peut qu’être médusé, annihilé en tant qu’homme. Contre ce nihilisme qui menace l’homme reste le biais du regard (le regard de biais), la vision en miroir [SPECULUM SAPIENCIAE] qui permet au Persée-Eros de l’esprit de sauver sa Psyché. Si l’art a un sens c’est bien celui de ce retournement de la conscience sur son sol désirant, retournement paradoxal puisque jamais véritablement vécu en conscience, retournement furtif, médiatisé ou biaisé.
Orphée
langage / pouvoir
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Mythe fondamental de la Poésie, Orphée ne peut se retourner, il doit aller de l’avant et chanter ce qu’il désire sans le considérer ; toute parole juste ne peut-être qu’une esquive profonde, un langage de biais, comme l’anamorphose est un regard de biais : une anasémiose [ infra-mince ! ]. En rupture avec l’esthétique positiviste l’Estetica (Esthétique, 1902) de Croce souligne le caractère non intellectuel de l’art, qui est unité intuitive de la forme et du contenu, activité créatrice indépendante de l’intellect et de la volonté, sans être pour autant autonome. Croce considère toute œuvre poétique comme un langage nouveau, ce qui l’amène à insister sur le caractère individuel du langage, opposé au caractère social de la langue. De même Valéry, dans sa « poiétique », nous rappelle que le refus de communiquer est l’abécé des esthétiques fortes, que si l’artiste a choisi précisément de ne pas devenir journaliste, écrivain ou philosophe, c’est qu’il n’avait pas vocation à colporter des messages. Et pour Adorno encore « aucune œuvre d’art ne doit être décrite ni expliquée sous les catégories de la communication ». En effet, dès qu’il est proféré, fut-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, le langage entre au service d’un pouvoir. En lui, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. Dans le langage donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorsqu’il définit le sacrifice d’Abraham comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nietzschéen. Mais à nous qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si l’on peut dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue.
D O X A - PA R A D O X A Le langage est mensonge car dès qu’il touche la vision véritable, celle-ci s’évanouit ; mais si l’on y renonce, une langue de vérité se met a parler. Le problème, pour quelqu’un qui croit le langage excessif (empoisonné de sociabilité, de sens fabriqué) et qui veut cependant parler (refusant l’ineffable), c’est de s’arrêter avant que ce trop de langage ne se forme. Ce langage auxiliaire ne peut être triomphant ; c’est un langage furtif [il ne saurait rendre compte de cela que d’une manière décevante, entre-coupée, privée de toute vraisemblance, d’harmonie, d’affabulation…]. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : poïétique. C’est en effet à l’intérieur de la langue que la langue doit être combattue. Les forces de liberté qui sont dans la poésie ne dépendent pas de la personne civile, de l’engagement politique du créateur, mais du travail de déplacement qu’il exerce sur la langue et sur tout système de représentation. L’acquisition de la capacité d’attribuer à autrui des états mentaux (« la théorie de l’esprit »), nous l’avons vu, est la dernière étape du développement de la conscience chez l’enfant qui est alors capable de reconnaître les fausses croyances. Les enfants utilisent ces dispositions simulatrices en jouant à « faire semblant » et en mentant. Ces jeux cognitifs simulationistes sont les premiers outils d’acquisition des connaissances stabilisées par le langage. Ils ancrent dans le phénomène linguistique même cette structure de simulation et de convention dynamisée par l’enjeu compétitif émotionnellement chargé. L’acte de dialogue est ainsi constitutivement marqué par cet enjeu compétitif : « avoir raison ». Tout partenaire d’une discussion rêve d’avoir le dernier mot. Parler en dernier, « conclure », c’est donner un destin à tout ce qui s’est dit, assener le sens ; dans l’espace de la parole, celui qui vient en dernier occupe une place souveraine, tenue, selon un privilège réglé, par les professeurs, les présidents, les juges, les confesseurs : tout combat de langage ( mâché des anciens Sophistes, disputatio des Scolastiques ) vise à la possession de cette place héroïque. Le héros est celui qui a la dernière réplique. Voit-on un héros qui ne parlerait pas avant de mourir ? Renoncer à la dernière réplique (refuser la scène) relève donc d’une morale anti-héroïque, d’une morale du martyre sanctificateur : c’est Abraham qui, jusqu’au bout du sacrifice qui lui est demandé, ne parle pas. Chez l’homme, comme chez les animaux, les fonctions cérébrales semblent être distribuées de façon asymétrique sur les hémisphères cérébraux selon des dominances dont l’exemple le plus connu se rapporte au langage. Chez plus de quatre-vingt quinze pour cent des gens, y compris les gauchers, la fonction du langage dépend de structures situées dans l’hémisphère gauche. Un autre exemple de dominance, cette fois-ci se rapportant à l’hémisphère droit, concerne la perception des informations sensorielles provenant du corps ; de même la représentation de l’espace en dehors du corps, ainsi que les processus émotionnels font l’objet d’une dominance hémisphérique droite. L’évolution génétique a conduit à une mise en mémoire stable dans les gènes et, de ce fait, dans le cerveau, d’un patrimoine important de savoir
langage furtif
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POÏETICA
communication inférentielle
affects
fonction poétique
inné, mais aussi de capacités à produire, à traiter, à communiquer et à mettre à l’épreuve des savoirs nouveaux. Les grandes lignes de l’architecture du cerveau se trouvent encadrées par cette « enveloppe » génétique qui inclut les gènes de développement. Ainsi les nouveau-nés possèdent des « connaissances physiques » de base. Tout d’abord, ils distinguent les personnes des objets inanimés et une action humaine du déplacement d’un objet inanimé. S’ils regardent des objets solides tels qu’une pierre ou un jouet, ils en reconnaissent la cohésion comme corps solides qui conservent à la fois leur organisation et les contours lorsqu’ils sont en mouvement. Des enfants de trois mois reconnaissent la permanence des objets et leur individuation. Par ailleurs les enfants développent l’aptitude à attribuer des connaissances, des émotions et des intentions à leurs congénères. Le nouveau-né présente également des caractéristiques qui anticipent la communication verbale des adultes. Il est capable de distinguer les différences phoniques qui, au départ, sont universelles, mais deviennent très rapidement spécifiques à son environnement linguistique particulier ; son « babillage canonique » se réduit alors à un « babillage culture » restreint. L’enfant dispose aussi d’un répertoire universel et inné de capacités de reconnaissance (en particulier du visage), ainsi que de mimiques et de gestes qui créent des modes de communication sociale, de communication inférentielle tels que peuvent désormais s’établir des « connexions » entre un corpus de significations cérébrales mises en place par les jeux cognitifs et le répertoire de structures sonores utilisées dans le groupe social au sein duquel il se développe. La communication des affects crée un cadre essentiel pour les échanges de connaissances sur ce mode inférentiel. La langue maternelle qui se construit sur la base de cette communication inférentielle des affects est liée structurellement aux émotions d’une manière beaucoup plus importante qu’une langue apprise plus tard. Ainsi, chez tous les sujets, écouter la langue maternelle active systématiquement le même ensemble d’aires, incluant en particulier le lobe temporal gauche. En revanche, l’écoute d’une seconde langue mobilise des structures très variables selon les sujets, incluant aussi bien des aires temporales gauches et droites, que des aires frontales parfois limitées uniquement à l’hémisphère droit. La linguistique a mis en évidence deux principaux modes de fonctionnement de tout langage correspondant à un usage référentiel et à un usage émotionnel 1. Le langage esthétique ressort de ce deuxième usage qui exploite non pas un simple rapport fiable au référent, déterminée par l’intelligence opératoire acquise par les enfants vers sept-huit ans – l’âge de raison – avec la notion de réversibilité des actions2, mais le pouvoir d’évoquer des sentiments, des comportements, des intentions. Bien sur la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë (connotation). Les états de contemplation esthétique doivent leur plénitude et leur richesse à l’action de la mémoire ; et la mémoire dont il s’agit en l’occurrence n’est pas limité 1. C.K. Ogden et I.A. Richards, The Meaning of Meaning, London 1923 2. Piaget, Psychologie et épistémologie, Paris, Denoël, 1970, p.48.
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D O X A - PA R A D O X A et spécialisée comme celle que requiert le rapport référentiel, c’est une mémoire généralisée, qui agit plus librement, pour donner à la sensibilité de l’ampleur. Cette situation détermine chez nous une ouverture à des stimulis plus nombreux et hétérogènes, par la disparition des inhibitions qui canalisent généralement nos réponses, favorisant de la sorte une meilleure acquisition des connaissances. N’est-ce pas la définition de la pataphysique de Jarry : « La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leurs virtualités. » ? Si, durant la période pré-linguistique, l’amour est donc pour l’enfant le grand moteur de l’acquisition des connaissances, il est doublé, avec l’apprentissage du langage, par un nouveau principe d’expérimentation par lutte avec son environnement. Ainsi le cerveau droit, spécialisé dans la perception globale des images paraît également le plus « affectif » alors que le gauche, qui détient les aires du langage calcule plus qu’il n’éprouve. L’amour – la guerre ; la communion – l’information. L’enfant étant plus près d’une communication non verbale originelle on comprend que ce soit à lui – avant même l’artiste –, autant qu’au philosophe, que Bataille demande des éclaircissements sur ce que pourrait être une « dialectique des formes ». Et la puissance de révélation, certes paradoxale, qu’il attend d’une telle régression, souvent monstrueuse (qu’on pense à son intérêt pour la tératologie dans « les écarts de la nature », Documents,1930, n° 2) conditionne en grande partie sa critique de la connaissance. C’est qu’en effet le dire fondamentalement trouve sa source dans la monstration. Le latin dicere (dire), de par sa racine indo-européenne, deik ou dik : montrer, faire voir, a aussi pour sens créer l’évidence. La sentence classique Ut pictura poesis est en germe dans cette identification latine du dire et du montrer. La même famille étymologique et sémantique réunit en latin dicere et digitus, le doigt, indicium, le signe qui met sur la voie, et index, doigt dressé qui montre. En latin, la voix qui parle est inséparable du geste qui montre. On trouve chez Plutarque comme chez Philon, une distinction ( reprise et élaborée par les Pères ) entre le logos endiathetos ( la « parole intérieure », reliée à la Parole divine ) et le logos prophorikos ( la « parole proférée », image de l’autre projetée dans le mode sensible ).La distinction des deux logos apparaît chez Philon dans le Quod deterius, et chez Plutarque dans les Moralia, [777c]. C’était sur ce modèle que les théoriciens qualifiés par Anthony Blunt de « tard-maniéristes » avaient conçu la distinction entre disegno interno et disegno esterno. Chez Philon, qui interprète la Bible à la lumière du Gorgias et du Phèdre, le discours et l’action d’Aaron s’opposent à la parole de Moïse. A Moïse le privilège du logos endiathetos et de la réception directe, pré-verbale, proprement sublime, des messages divins ; à Aaron, son assistant, la tâche du logos prophorikos qui traduira ces messages pour l’oreille de la foule. Aaron est donc du côté de l’art oratoire, de la rhethorica humana, dont Moïse se méfie mais dont il ne peut se passer. Philon, comme après lui Saint-Augustin, partage sa répugnance. L’art oratoire, et son éloquence humaine, comporte toujours un risque, dirons-nous, de dégradation de l’énergie du sens en chaleur, en d’autres termes en « vanité des paroles » et en sophistique. La « régression » Bataillienne concerne
pataphysique
enfance
dire / montrer
parole intérieure parole proférée
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POÏETICA
rhétorique métamorphique
équivoque macula
syntaxe / sémantique
moins une négation du langage, voire du concept, qu’une capacité à les affoler, à les faire proliférer comme un mal, comme un symptôme, dans leur propre capacité à convoquer des images, processus similaire à la régression freudienne et à la question de la figurabilité décrite dans le chapitre VII de L’interprétation des rêves. C’est l’intérêt premier que Barthes trouve aux peintures d’Arcimboldo, que de provoquer cet affolement des sens par le biais d’une véritable rhétorique des métamorphoses : « La rhétorique et ses figures : ce fut la façon dont l’occident médita sur le langage, pendant plus de deux mille ans ; il ne cessa d’admirer qu’il pût y avoir dans la langue des transferts de sens ( des métaboles ) et que ces métaboles pussent être codées au point de pouvoir être classées et nommées. A sa manière, Arcimboldo est lui aussi un rhétoricien : par ses têtes, il jette dans le discours de l’image tout un paquet de figure rhétoriques. La toile devient un vrai laboratoire de tropes. Un coquillage vaut pour une oreille, c’est une Métaphore. Un amas de poisson vaut pour l’Eau – dans laquelle ils habitent – , c’est une Métonymie. Le Feu devient une tête flamboyante, c’est une Allégorie. Enumérer les fruits pour faire entendre l’Eté, c’est une Allusion. Répéter le poisson pour en faire ici un nez et là une bouche, c’est une Antanaclase ( je répète un mot en le faisant changer de sens ). Evoquer un nom par un autre qui a même sonorité, c’est une Annomination. ; évoquer une chose par une autre, qui a même forme ( un nez par la croupe d’un lapin ), c’est faire un annomination d’images, etc. »1 Un langage efficace est un don de la nuit. Il nous appelle à contempler, autant qu’il nous invite à comprendre. Car il existe bien deux états d’une même parole : la parole qui est en acte sans avoir été en puissance ; la parole qui est d’abord en puissance et n’opère que de notre fait. Les artistes composent avec plus ou moins de bonheur ces deux états du langage. Dans le premier cas le verbe être et ses innombrables synonymes ont la signification univoque ; dans le second cas, les même paroles retombent à la signification analogique, ou équivoque. C’est en cet espace ignorant, en ce point aveugle, macula de la raison, que la littérature, l’art, atteignent justement leur objet, ils ne sont plus récit ni discours, mais « poïétique », non plus construction mais croissance. Ils n’apprennent rien, ne désignent rien, ne dénotent rien. Ils sont comme les êtres et les choses, évidentes et insondables, praesentia qui nous saisit au corps et au cœur : « Le poète, nous dit Malraux, à partir du moment où il met dans le mille, et où l’auditeur ou le lecteur commence à avoir les poils du bras qui se redressent… il sait très bien qu’une certaine communion s’est établie. Et ce que je cherche c’est cette communion ». La syntaxe est un des lieux ou artistes et poètes ont cherché à retrouver cette communication archaïque plus riche en pouvoir d’émotion, une communication inférentielle marquant les indices de chaque acteur communiquant et leur rapport affectif, proprement une communion. Elle mobi1. R. Barthes, Arcimboldo, 1978, Milan, Ricci, dans Œuvres Complètes, Paris, Seuil, 2002, p. 498-499.
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D O X A - PA R A D O X A lise effectivement des organisations neurales sensiblement différenciées de celles de la sémantique. C’est ce qu’a mis en évidence la compréhension des mécanismes de l’aphasie. En effet les lésions cérébrales qui provoquent l’aphasie n’altèrent pas simplement l’usage des mots. Elles affectent également la capacité des patients à comprendre et à produire des phrases. Les patients atteints d’aphasie de Wernicke produisent des verbalisations abondantes, mais dépourvues de syntaxe. On distingue également, parmi les patients aphasiques, ceux qui ne parviennent plus à ranger les mots dans l’ordre correct de la phrase et ceux qui produisent des mots sans terminaison ou avec des terminaisons anormales. La conclusion est claire : il existe bien des voies neurales impliquées de manière sélective dans le traitement syntaxique. Des études détaillées d’imagerie illustrent sans ambiguïté cette dissociation entre syntaxe et sémantique des phrases1 : les images cérébrales de l’auditeur français d’une histoire en tamil montrent une activation des aires auditives ; dans le cas d’une liste de mots français, la distribution des activations est plus étendue, elle inclut cette fois la circonvolution frontale inférieure, mais exclusivement à gauche ; enfin, l’histoire en français donne une image spectaculaire, le cerveau du sujet qui cette fois comprend l’histoire mobilise le plus grand nombre d’aires cérébrales, en particulier la région préfrontale gauche. Cette contribution de certains territoires du cortex préfrontal au traitement des phrases et du discours renforce l’idée selon laquelle les neurones de l’espace de travail conscient jouent un rôle majeur dans une forme particulièrement élaborée de communication entre êtres humains, celle de la proposition et du discours, à l’inverse d’une communication automatique plus archaïque puisque ne mobilisant pas ce cortex préfrontal dont le développement anatomique représente une étape génétique essentielle dans l’évolution des capacités cognitives des ancêtres de l’homme à Homo sapiens et en particulier de son espace de travail conscient. À l’intérieur du système syntaxique l’embrayeur (shifter) est, selon Roman. Jakobson, un genre de signe linguistique participant du symbole, même s’il partage les traits d’autre chose : il marque les points perceptibles de la présence du locuteur et signe par là l’implication affective du discours et donc sa dimension de communication inférentielle. Ainsi les pronoms (personnels, comme « je », « tu » ; indéfinis comme « cette ») font partie du code symbolique du langage dans la mesure où ils sont arbitraires. Reste que, dans la mesure où leur signification dépend de la présence existentielle d’un locuteur donné, les embrayeurs se présentent comme appartenant à une catégorie différente de signes : les index. À la différence des symboles, les index établissent leur sens sur l’axe d’une relation physique à leur référent. Ils sont un procès d’énonciation définissant la distance imposée par le sujet parlant entre son énoncé et lui-même, les marques ou les traces d’une cause particulière et cette cause est la chose à laquelle ils réfèrent, l’objet qu’ils signifient. Dans le domaine des signes visuels, des images, nous pou-
aphasie
embrayeur
index
1. Jean-Pierre Changeux, L’Homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2002.
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POÏETICA
vera icona
photographie
art autre
drogue
surréalisme
vons placer dans cette catégorie de l’index les traces physiques, comme les empreintes de pas, les symptômes médicaux, les ombres portées… Prototype de la peinture chrétienne, la véronique, vera icona, est un index, la trace « réelle » de la présence de Jésus, comme chaque icône se veut le lieu de la présence réelle du saint. Cette valeur indicielle sourd dans toute la peinture occidentale et jusque dans l’image photographique telle que l’a analysé Barthes : « Ce qui spécifie ce […] message, c’est en effet que le rapport du signifié et du signifiant est quasi tautologique ; sans doute la photographie implique un certain aménagement de la scène (cadrage, réduction, aplatissement), mais ce passage n’est pas une transformation (comme peut l’être un codage) ; il y a ici perte de l’équivalence (propre aux vrais systèmes de signes) et position d’une quasi-identité. Autrement dit, le signe de ce message n’est plus puisé dans une réserve institutionnelle, il n’est pas codé, et l’on a à faire à ce paradoxe […] d’un message sans code. »1 Un poète plaisant sera celui qui stimule telle ou telle aire paresseuse ou engourdi, afin de bien dynamiser l’ensemble, une gymnastique des aires en somme, et spirituelle ! Et quel artiste tentera une théorie de l’œuvre qui soit elle-même comme une hypertrophie proliférante de l’indexation ? Encore faudrait-il d’abord qu’il renonce à tout pouvoir sur la lettre (mort littéraire) pour re-vivre dans l’esprit. Et trousser la muse de l’Impuissance pour tenter « autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y sacrifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre »2. La poésie, l’art, la religion même ont expérimenté, dans cette tentative de subvertir le langage, des techniques de modification des états de conscience aux effets proches de ceux de la drogue, quand elle n’était pas directement utilisée. C’est que le défi de la drogue s’adresse au langage tout entier si ce dernier se rend capable d’affronter logiquement une ouverture et une complexité vertigineuse, une contestation radicale de l’espace et du temps. Maîtriser l’effondrement, le délire, la perte d’orientation, l’altération d’identité, l’hallucination, demande un calcul constant. Par la drogue « La pensée ne s’agence pas en parole »3 . Dans sa perspective de libération du langage le surréalisme se perçoit lui-même comme un stupéfiant dont l’effet primordial est le surgissement de l’image : « Le surréalisme ne permet pas à ceux qui s’y adonnent de le délaisser quand il leur plaît. Tout porte à croire qu’il agit sur l’esprit à la manière des stupéfiants ; comme eux il crée un certain état de besoin et peut pousser l’homme à de terribles révoltes. C’est encore, si l’on veut, un bien artificiel paradis et le goût qu’on en a relève de la critique de Baudelaire au même 1. R. Barthes, « Rhétorique de l’image » communication, n°4, 1964, p.42, repris in L’obvie et l’obtue, Paris, Le Seuil, 1982, p.28. 2. Mallarmé, Lettre autobiographique à Verlaine, 1885, dans Igitur Divagations Un coup de dés, Paris, Gallimard, 2003, p.392. 3. W. Benjamin, Ecrits français, Hachich à Marseille (1935), Paris, Gallimard, 1991, p. 105.
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D O X A - PA R A D O X A titre que les autres. Aussi l’analyse des effets mystérieux et des jouissances particulières qu’il peut engendrer – par bien des côtés le surréalisme se présente comme un vice nouveau, qui ne semble pas devoir être l’apanage de quelques hommes ; il a comme le haschisch de quoi satisfaire tous les délicats – une telle analyse ne peut manquer de trouver place dans cette étude. »1 Breton précise cette analogie de mécanisme entre l’image surréaliste et la drogue : « Il en va des images surréalistes comme de ces images de l’opium que l’homme n’évoque plus, mais qui “ s’offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n’a plus de force et ne gouverne plus les facultés ” [ Baudelaire]. Reste à savoir si l’on a jamais “ évoqué ” les images ! Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement ce qu’il appelle “ deux réalités distantes ”. Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout. »2 Aragon en fait de même dans son « discours de l’imagination » : « Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience, des frontières de l’abîme. Qu’avez-vous cherché jusqu’ici dans les drogues sinon un sentiment de puissance, une mégalomanie menteuse et le libre exercice de vos facultés dans le vide ? Le produit que j’ai l’honneur de vous présenter procure tout cela, procure aussi d’immenses avantages inespérés, dépasse vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs nouveaux, insensés ; n’en doutez pas, ce sont les ennemis de l’ordre qui mettent en circulation ce philtre d’absolu. […] … voici la machine à chavirer l’esprit. J’annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le Surréalisme, fils de la frénésie et de l’ombre. […] Le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image a chaque coup vous force à réviser tout l’Univers. »3 L’image, qui fut notre premier moyen de transmission – le glyphe a des dizaines de milliers d’années d’avances sur le graphe – est aujourd’hui un phénomène central de la neurobiologie. Un organisme possède un fonctionnement mental à partir du moment où il élabore des représentations neurales, consistant en la modification biologique de circuits neuroniques par les processus de l’apprentissage, représentations qui donnent lieu à des images, lesquelles peuvent subir un traitement dans le cadre d’un processus appelé pensée, et finalement influencer le comportement. Les stimuli du monde extérieurs suscitent, via les organes sensoriels,
image
1. Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, dans Manifestes du surréalisme, Gallimard, « folio essais », p.47-48. 2. ibidem, p.48. 3. L. Aragon, Le Paysan de Paris, 1926, Gallimard, « folio » pp. 81-82..
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POÏETICA
représentations neurales topographiques
Aristote
Église
saint Thomas
des messages transmis aux divers cortex sensoriels fondamentaux et les représentations topographiquement organisées qu’ils déterminent entraînent la formation d’images qui, corrélées aux représentations neurales constituant la base du moi, entrent dans le champ de la conscience. Bien sûr, personne ne peut nier que la pensée fait appel à des mots et des symboles arbitraires. Mais on oublie souvent que les mots tout comme les symboles arbitraires reposent sur des représentations topographiquement organisées, et peuvent devenir des images. La plupart des mots que nous utilisons dans notre for intérieur, avant de parler ou d’écrire une phrase, revêtent la forme d’images visuelles ou auditives dans notre conscience. S’ils ne prenaient pas cette forme d’images, même transitoirement, nous ne pourrions savoir ce qu’ils représentent. Cette importance des images n’a été reconnue que récemment, dans le cadre de la révolution de la psychologie cognitive qui a suivi la période du behaviorisme et l’accent qu’il mettait sur le couple stimulus-réponse. Nous le devons en grande partie aux travaux de Roger Shepard et Stephen Kosslyn1. Pourtant, depuis les temps les plus reculés l’image était considérée comme un véhicule fondamental pour l’acquisition des connaissances. La théorie d’Aristote sur la mémoire et sur le souvenir (De memoria et reminiscentia) est fondée sur la théorie de la connaissance exposée dans le De anima. Les perceptions données par les cinq sens sont, d’abord, traitées ou travaillées par la faculté de l’imagination, et ce sont les images ainsi formées qui deviennent le matériau de la faculté intellectuelle : « l’âme ne pense jamais sans une image mentale »2 . L’imagination est l’intermédiaire entre la perception et la pensée. « Parce que nous sommes sensibles, trouve-t-on dans une pièce anonyme qui termine la collection des Actes du IIe concile de Nicée, nous ne pouvons tendre aux choses intelligibles qu’au moyen de symboles sensibles, soit par la contemplation de l’Ecriture, soit par la représentation de l’image »3 Ce besoin des images, saint Jean Damascène le proclame énergiquement à l’orgueilleux qui prétend s’en passer : « Toi peut-être, tu es haut et immatériel, et, t’élevant au-dessus du corps et devenu sans chair, tu méprises tout ce qui se voit ; mais moi, je suis homme, entouré d’un corps ; et je désire, même avec mon corps, rencontrer et contempler les choses saintes. » [ De imaginibus] Nous retrouvons ce présupposé aristotélicien fondamental explicitement développé par saint Thomas dans ses commentaires au De memoria et reminiscentia qui veut que les productions imaginatives, les phantasmata, constituent la matière même, la base de toute connaissance, y compris de la connaissance intellectuelle : « L’homme ne peut rien comprendre sans images » (nihil potest homo intelligere sine phantasmate). Or la mémoire est cette faculté qui, bien qu’appartenant à la même partie de 1. voir R. N. Shepard et L. A. Cooper, Mental Images and Their Transformations, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1982. S. M. Kosslyn, Image and Mind, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1980. 2. Aristote, De anima, 432 a, 17. 3. Mansi, t. XIII, col.482., dans D.T.C., « images(culte des) », p.802.
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D O X A - PA R A D O X A l’âme que l’imagination, sait transiter aussi vers sa partie intellectuelle. Pour la scolastique, et pour la tradition sur la mémoire qui en est dérivée, la théorie mnémonique antique et la théorie aristotélicienne de la connaissance se rejoignaient par l’importance qu’elles donnaient toutes deux à l’imagination. Elle intégrait également, dans sa dimension mystique – celle notamment de saint Bonaventure et de l’ordre franciscain – , la pensée dionysienne, dont l’influence fut considérable au Moyen-Âge comme à la Renaissance, et qui avait tout lieu de susciter l’attention de quiconque s’interrogeait sur le statut des figures et le champ pictural du symbolisme religieux. Ainsi La Hiérarchie céleste s’ouvre-t-elle sur une véritable théorie de la figure. Il existe, dit l’Aréopagite, deux sortes d’images (eikones) : les unes sont « façonnées à la ressemblance de leur objet », et les autres, au contraires, « poussent la fiction (plattomenos, mot qui renvoie à l’idée de la plastique) jusqu’au comble de l’invraisemblable et de l’absurde ». Ces dernières images sont qualifiées de dissemblables. Or c’est bien cette image dissemblable, que l’on doit préférer, selon Denys : « Les images déraisonnables élèvent mieux notre esprit que celle qu’on forge à la ressemblance de leur objet »1 . « Il est possible de forger, pour désigner les êtres célestes, des figures […], à condition, comme on l’a dit, de prendre les similitudes sur le modes de la dissemblance et de ne point les définir univoquement. »2 Tous les grands théologiens occidentaux se sont confrontés à cette pensée qui développe une théorie dialectique du double symbolisme, ressemblant et dissemblable : le premier est mieux adapté à l’éducation des simples ou des commençants, alors que le second, par son refus implicite des formes, oriente plus directement dans le sens de la théologie négative et s’avère « plus anagogique » dans la mesure ou sa démarche ascendante progresse dans le sens de la contraction, de la raréfaction et, au terme, de la suppression du langage, ce qui doit permettre à l’intelligence l’union la plus étroite avec l’« Ineffable ». L’histoire de l’art, phénomène « moderne » par excellence – puisque née au XV e siècle – est souvent analysée comme une rupture radicale avec les très vieilles problématiques du visuel et du figurable en ce qu’elle aurait donné de nouvelles fins aux images de l’art, des fins qui plaçaient le visuel sous la domination du visible (et de l’imitation), le figurable sous la domination du lisible (et de l’iconologie). Arthur Danto se demande même si l’art – au sens d’une production qui ne se confond plus avec des rites magiques ou religieux – n’est pas lié, dès sa naissance historique, à l’émergence du concept philosophique de raison, à la capacité de distinguer entre l’être et la représentation. Et il regrette que depuis les critiques de la modernité inspirées par Nietzsche, Heidegger et Freud, en partie aussi par Benjamin et Adorno, la perte radicale par l’art du caractère magique – et donc la rationalité de l’art – ait sans cesse été contestée par ce type de discours qui prennent pour cible la Raison et la cohérence discursive, afin d’accorder à l’art en général, et plus particulièrement à l’image, le rôle central de
Denys l’aréopagite
visuel / figurable
discours
1. Denys l’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, Cerf, Paris, 1958, II, 3, p.9 2. ibidem, II, 4, p.83.
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POÏETICA
histoire de l’art
iconologisme
Ficin hiéroglyphe
corriger la connaissance discursive. Mais l’art comme activité rationnelle n’est-elle pas en grande partie une reconstruction idéologique du XIXe siècle positiviste et notamment de la discipline universitaire nationaliste qu’a été la toute neuve « histoire de l’art » ? Dans les Vorlesungen über Ästhetik, publiées en 1835-1838, Hegel prêtait à chaque époque un même « esprit », défini par sa place dans l’évolution universelle, entraînant le primat d’une certaine forme d’art et se réfléchissant dans le style. L’art ne peut être finalement appréhendé que comme le total de sa propre évolution, à travers une série de phases où ont paru, en tant qu’incarnations successives de l’idée, l’architectonique, le plastique ou le pictural, chaque stade « dépassant » et se subordonnant les autres. Qu’ils soient de tendance formaliste ou iconologiste, les historiens d’art ne se sont jamais départis de ce postulat dialectique qui ne voit l’essence de l’art que dans son devenir historique. Et cette tradition de l’histoire de l’art rationaliste n’a surtout été remise en question que par des disciplines extérieures et concurrentes : philosophie, phénoménologie, sociologie, ethnologie, herméneutique, structuralisme, psychanalyse, etc. La lecture de l’image par l’histoire de l’art s’est ainsi avant tout inscrite dans une perspective iconologique. Mais si le De Pictura d’Alberti [1436], ce « locus classicus » de la Renaissance, donne clairement à l’historia la place centrale de but de la peinture la position de celui que l’orthodoxie de l’histoire de l’art présente comme LE fondateur de la théorie moderne de l’art était moins précise dans son De re aedificatoria, ou l’aristotélisme cédait nettement la place au néo-platonisme florentin. En effet, à trente ans de distance, Alberti déplaçait l’accent de l’art sur la beauté, de l’activité ordonnatrice sur la joie de la contemplation : « il existe en outre un je ne sais quoi issu de la conjonction et de la réunion de ces éléments par lequel la face de la beauté resplendit merveilleusement, c’est ce que nous appellerons harmonie, “concinnitas” » [De re aedificatoria]. Il n’y a donc aucun doute : pour Alberti, la beauté n’est pas le produit mécanique d’une heureuse adaptation des parties, l’accord intime qui fait l’harmonie n’est achevée que par un rayonnement ou, comme il le dira encore, par une certaine grâce, leggiadria, qui est comme la part du divin. Et si le positivisme iconologique des images est une réalité indéniable (la Bible des illettrés) le ressort de leur fonctionnement n’a jamais été cette simple transmission d’information mais bien la mise en œuvre technique d’une expérience spécifique de pensée. Après avoir usé d’autres formules, Ficin, au moins aussi important qu’Alberti dans la construction idéologique renaissante de l’Art bien qu’il soit significativement ignoré par la « bible » de l’histoire de l’art positiviste, La littérature artistique de Julius von Schlosser1, a fini par emprunter à Plotin le nom et l’idée du « hiéroglyphe », pour désigner l’image ou le signe qui, au-delà de l’allégorie, maintient l’esprit dans une tension utile à la contemplation proche de l’extase : le talisman de l’oculus mentis. Pour lui, les hiéroglyphes sont très exactement « des idées platoniciennes rendues 1. Julius von Schlosser, La littérature artistique, Vienne, 1924
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D O X A - PA R A D O X A visibles », par un accord extraordinaire entre une certaine forme sensible et la notion absolue. Ficin est, des hommes de son temps, celui qui mène au plus haut degré la réflexion sur le pouvoir des images. Il accorde une grande à ce que nous nommerions la psychosomatisation et n’hésite pas à écrire que pour garder la santé, il convient de « continuellement regarder, écouter, respirer et avoir à l’esprit les choses qui charment et écarter de soi celles qui sont contraires ». Suivant les préceptes de la magie naturelle qui, au XV e siècle, est la très licite explication « rationnelle » du monde basée sur l’astrologie (par opposition à la magie démonique, seule condamnée), il va jusqu’à attribuer au répertoire entier des figures mythologiques une valeur opératoire ; les dieux de la fables, divinités planétaires, participent d’une médecine des talismans dont Ficin a fait lui-même la théorie, dans le De Vita. A mi-chemin entre le verbe et l’image, le langage et les arts figuratifs, les hiéroglyphes traduisent ce mythe structurant de la pensée symbolique de la Renaissance qu’est la vision d’un langage naturel qui, faisant corps avec les choses et le monde, en révèle les secrets et les principes ordonnateurs, un langage Adamique conforme à une connaissance divine. Le langage de l’imaginaire ne serait rien d’autre que l’utopie du langage ; langage tout à fait originel, paradisiaque, langage d’Adam, langage « naturel , exempt de déformation ou d’illusion, miroir limpide de nos sens, langage sensuel (die sensualische Sprache ) » : « Dans le langage sensuel, tous les esprits convergent entre eux, ils n’ont besoin d’aucun autre langage, car c’est la langage de la nature » [ Jacob Boehme]. Le statut philosophique (psychologique et métaphysique) de l’imagination est à la Renaissance essentiellement déterminé par trois influences ou tradition : celles d’Aristote et de son De Anima, celle d’Avicenne et celle de divers auteurs néo-platoniciens, Plotin en tête. S’il fait de l’imagination une activité de l’esprit simultanément liée aux sens et à la raison, une faculté de connaissance intermédiaire, Aristote ne tend à lui accorder qu’une fonction passive de reproduction de ce qui est perçu par les sens et fixé dans la mémoire. En revanche, la philosophie néo-platonicienne de l’Antiquité tardive en donne une vision beaucoup plus active et dynamique, celle d’une véritable force créatrice dont les effets ne sont pas jugés purement illusoires. Tout en réfutant certains aspects du néo-platonisme et notamment le rôle qu’il accorde à la magie théurgique, le célèbre philosophe et médecin arabe Avicenne en emprunte et développe, au sein du Liber de anima seu sextus de naturalibus, l’idée d’une imagination dotée d’une réelle puissance. A travers l’imagination, l’âme humaine manifeste un grand pouvoir sur la matière : sur son propre corps et sur le corps ou l’âme d’autrui qui peut, selon les cas, guérir ou tomber malade, mais aussi sur les éléments et la matière inerte. Au chapitre 4 du livre XIII de la Théologie platonicienne relatif au pouvoir de l’âme et plus précisément à l’accomplissement des miracles, Ficin écrit : « Chez les platoniciens et les disciples d’Avicenne, toute âme raisonnable est par son essence et sa puissance supérieure à toute la matière de l’univers. Elle peut la mouvoir et l’informer toute entière […]. » A travers ses traductions et ses commentaires de Plotin et de Synesius (De insomniis), le philosophe florentin souligne les capacités intellectuelles de
imagination
néo-platonisme
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méditation
Marino théopoétique
l’imagination dans sa position médiatrice entre sensibilité et raison. Dans son essai consacré à l’imagination Montaigne se fait l’écho de cette interprétation largement répandue à la Renaissance, introduisant son texte par l’exergue : « Fortis imaginatio generat casum »1. Ce statut éminent de l’imagination, avec sa position intermédiaire entre les opérations sensibles et rationnelles et sa puissance sur l’âme et la matière, sera remis en cause tout au long du XVIIe siècle : Bacon ne l’intègre au processus de connaissance que si elle est libérée de ses errements et détachée de la sensibilité, Descartes la sépare de la raison, Mersenne nie la puissance qu’on lui reconnaît depuis Avicenne, et Pascal lui refuse tout rapport à la vérité. Cependant la tradition de l’image comme véhicule privilégiée de la connaissance restera vivace, notamment grâce aux nouveaux ordre religieux de la contre-réforme. Le gigantesque système métaphorique dont Marino fait la Synthèse dans ses Dicerie sacre (1614 ) , puis dans l’Adone ( 1623 ) est une version profane, unique d’ailleurs en son genre, des somptueuses prediche publiées en recueils par les plus célèbres orateurs sacrés post-tridentins, tels Francesco Panigarola et Giulio Mazzarini. Ainsi s’esquisse un univers de la parole, émané du verbe créateur, diffracté dès la « Première Semaine » de la création selon les cinq sens, et imité par les divers arts mais qui renvoient en dernière analyse, sous les apparences de leurs divers modes signifiants, à l’unité irradiante d’un signifié divin, accessible par ailleurs par la prière, l’oraison mentale, la méditation. Cet univers de paroles émané de Dieu est aussi un univers d’images, où l’Un se reflète dans ses espèces visibles infiniment multiples. D’où la réversibilité du verbe et de l’image, qui trouve son suprême résumé dans le Saint Suaire de Turin. La première Diceria sacra est un document capital, d’autant plus important pour l’histoire du goût au XVIIe siècle que l’œuvre eut un succès exceptionnel, qui dura très tard dans le siècle. Ici la poétique de l’Idea est comme canonisée par son application au Saint Suaire de Turin qui devient ( variation sur les thèmes médiévaux du voile de Véronique et du portrait de la vierge par saint Luc ) le modèle divin de toute peinture, et sa suprême justification. Cette théopoétique de l’icône, même si l’éclat « baroque » de sa formulation par Marino est une réussite unique, avait de profondes corrélations avec l’éloquence sacrée contemporaine. L’imagination occupe également une place centrale dans la tradition théosophique judéo-chrétienne dont le positivisme du XIXe siècle a longtemps empêché toute analyse historique ou philosophique sérieuse en la cataloguant sous l’appellation d’ésotérisme. Ces courants de pensée, particulièrement vivaces à la Renaissance, en Italie comme en Allemagne (Bruno, Paracelse, Böhme…) marient l’héritage néo-platonicien à celui de la mystique allemande chrétienne, dans les vastes perspectives des mysticismes naturalistes de ce XVIe siècle. La pensée positiviste et universitaire du XIXe siècle a canonisé la fi1. Montaigne, Essais, I, XXI : « une forte imagination produit l’événement »
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D O X A - PA R A D O X A gure de Descartes comme la quintessence du génie français mais l’état réel de la pensée dans la France du XVIIe est bien loin de cette belle homogénéité et il y a du refoulement possible dans le semi oubli dans lequel le rationalisme a plongé la pensée empiriste du temps. Il est vrai que la doctrine de Gassendi, ce prête, docteur en théologie et professeur au collège royal fut longtemps la rivale (préférée par les Jésuites) du cartésianisme comme solution à substituer à la scolastique. Aussi ne voit-on pas un tel personnage dans les portraits pompiers des voûtes de la Sorbonne, ni dans les manuels scolaires. A l’inverse du système cartésien qui réduit le sujet au seul moi, excluant de son essence les facultés d’imaginer et de sentir, l’imagination joue un rôle appréciable chez Gassendi qui a défendu, on l’a dit, en face de Descartes, les positions de l’empirisme, un courant de pensée se réclamant du philosophe sceptique grec Sextus Empiricus [2e moitié IIe - déb. IIIe s.] et que l’on a pu à juste titre qualifier de phénoménaliste et de pragmatiste avant la lettre. Dans ses Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos 1 il lance une attaque contre Aristote, puis en général contre tous ceux qui, avec Descartes, prétendent avoir découvert un savoir nécessaire et indubitable de la nature réelle des choses. Pour lui, tout le savoir provient de l’expérience sensible et il est impossible de parvenir à des principes premiers entièrement vrais ni à des définitions véritablement essentielles. Alors que l’entendement est capable de former des notions objectives en procédant, par abstraction, à l’extraction et à l’isolement des ressemblances, l’activité imaginative s’en distingue dans la mesure où son domaine est le singulier. Et chez Gassendi c’est au niveau de l’imagination ou « phantaisie » qu’on peut chercher la spécificité de l’esprit. L’imagination est son activité essentielle. Les synthèses élémentaires qu’elle assure permettent à la fois de penser le monde comme unité des réalités singulières sous l’aspect desquelles il est vécu, et de garder l’unité intérieure du Sujet. La promotion de l’imagination, que représente l’empirisme, s’est surtout réalisées dans la philosophie anglaise de Hobbes, lecteur attentif de Gassendi. Son option empiriste s’exprime vigoureusement dès l’ouverture de son Léviathan [1651] par cette proposition concernant les idées: « The Originall of them all is that which we call Sense (for there is no conception in a mans mind, which hath not at first, totally or by parts, been begotten upon the organs of Sense). The rest are derived from that Originall »2. Les sensations immédiates restent dans l’esprit sous une forme affaiblie (decaying sense) et constituent l’imagination, dont l’activité compose et invente à partir de ces restes sensitifs (Remembrance). La pensée de Hobbes était particulièrement apte à jouer un rôle déterminant dans la genèse de l’esthétique moderne, dans la mesure où sa conception de l’imagination ne se limite pas à ancrer, dans un contexte empiriste matérialiste, son fonction-
empirisme Gassendi
Hobbes
1. Gassendi, Dissertations en forme de paradoxes contre les aristotéliciens, 1624, trad. B. Rochot, Paris, 1959 2. Hobbes, Leviathan, A. R. Waller, Cambridge University Press, 1904, p. 1.
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POÏETICA
Condillac
Hume
nement dans des opérations physiologiques, mais à lui faire jouer un rôle dans l’activité mentale même, à la fois en tant qu’intermédiaire des sens à l’entendement et en tant qu’elle a à voir avec les signes, auxquels est confié un rôle également déterminant ; ce qui contribue à situer l’activité artistique en continuité avec l’activité rationnelle et crée des conditions favorables à la pensée d’une raison poétique. Dans la ligne de Hobbes et de Locke se place l’empirisme sensualiste, tel qu’il est représenté par Condillac dont l’Essai sur l’origine des connaissances humaines qui paraît en 1746. La génération des opérations constitutives de l’entendement commence par la perception, dans laquelle Condillac prend soin de distinguer l’impression même faite sur le sens et la perception proprement dite, c’est-à-dire l’aperception par l’âme de cette impression. Une perception particulièrement forte suscite le phénomène psychologique de l’attention, lequel met en œuvre entre cette perception et son objet une liaison spécifique qui constitue l’imagination animale. De cette force de liaison des choses aux idées et des idées entre elles procède une forme élémentaire d’imagination propre à l’homme, d’où provient la mémoire, dans la mesure où « un homme commence à attacher des idées à des signes qu’il a lui-même choisis », et cela rend possible la réflexion « qui distingue, compare, compose, décompose et analyse », « de là se forment par une suite naturelle, le jugement, le raisonnement, la conception et résulte l’entendement »1. La possibilité de suppléance de l’imagination rudimentaire, qui effrite la nécessité de la présence des choses, fraye ainsi la voie au signe arbitraire, moment décisif pour la constitution de l’entendement. Le rôle de l’imagination est déterminant, elle apparaît ici sous sa forme créatrice, en tant qu’elle produit la faculté d’analogie, le symbolique sémio-linguistique. Aboutissement d’un procès évolutif qui a intéressé le psychisme tout entier, la raison se situe, selon Condillac entre l’instinct, qui « n’est qu’une imagination dont l’exercice n’est point à nos ordres » et la folie qui « admet au contraire l’exercice de toutes les opérations, mais c’est une imagination déréglée qui les dirige ». Entre ces deux limites se situe la raison qui « résulte de toutes les opérations de l’âme bien conduite » ; zone intermédiaire, pour ainsi dire, entre deux états de l’imagination, ne seraitelle pas elle aussi essentiellement constituée de cette puissance, sous une forme maîtrisée et réglée ? David Hume, dont l’Essai philosophique sur l’entendement humain paraît en 1748, incarne également cette attitude empiriste qui tend à ramener toute la pensée à un système d’images. Hume appelle la raison devant le tribunal de la sensation, de sorte que non seulement elle perd sa position souveraine mais doit également, sur son propre terrain, dans le domaine de la connaissance, abdiquer sa fonction directrice et céder le pas à l’imagination. Celle-ci se trouve alors définie comme la plus fondamentale des facultés de l’âme, la faculté dirigeante et dominante qui doit se soumettre toutes les autres. 1. Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, p.p. C. Porset. Précédé de L’Archéologie du frivole, par J. Derrida. – Editions Galilée, 1973.
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D O X A - PA R A D O X A L’ampleur de la dette de Diderot à l’égard de Hobbes, via Condillac, a elle aussi été depuis longtemps mis en lumière. L’article de l’Encyclopédie, intitulé « Hobbisme », où l’on trouve résumées les formules essentielles du Léviathan, a bien retenu la définition de l’imagination qui l’oppose à la mémoire, précédée par celle du « decaying sense ». Dans le Salon de 1767 Diderot peut en diffuser sa définition de l’imagination : « L’imagination et le jugement sont deux qualités communes et presque opposées […]. Elle s’occupe sans cesse de ressemblances. Le jugement observe, compare, et ne cherche que des différences. Le jugement est la qualité dominante du philosophe ; l’imagination, la qualité dominante du poète »1. On comprend dès lors aisément pourquoi, dans son Essai sur la peinture, publié en appendice au Salon de 1765, il insistait sur la valeur primordiale des sentiments et des passions humaines dans une totale liberté d’expression de l’artiste, rejetant les règles et conventions rationalistes de la tradition académique mise en place par Lebrun dans une perspective explicitement cartésienne puisque inspirée par la nouvelle théorie mécaniste de la physiologie et du classement des passions que Descartes a exposé en 1649 dans Les passions de l’âme. Dans le mouvement de pensée amorcé par Hobbes, Locke et les sensualistes, la sensation devient avec Rousseau sentiment, ou mieux « sentir », elle s’intériorise et, par l’ébranlement du moi tout entier, s’existentialise. « Exister pour nous, c’est sentir »2. Bernardin de Saint-Pierre va même jusqu’à transposer le cogito cartésien en « Je sens donc j’existe »3. La méfiance que ce dernier éprouve à l’endroit de la raison, l’amène à promouvoir une « faculté mystérieuse », qu’il appelle « sentiment » ; il s’agit moins ici de chercher le principe de l’unité dans les opérations de connaissances, que de minimiser la pensée au profit d’une espèce de transparence humaine à la nature, d’expression spontanée des lois naturelles et d’intuition amoureuse de la Divinité. Le « sentiment » est cette sorte de voix de la Nature, en deçà des préjugés et des variations historiques accidentelles, une « faculté plus propre à découvrir la vérité que notre raison, instinct sublime qui est en nous l’expression des lois naturelles, et qui est invariable chez toutes les nations ». Dans le même esprit Falconet, correspondant de Diderot et dont la pensée, autant que celle de Diderot, eut une profonde influence sur le jeune Goethe, citait Philostrate : « C’est l’imagination qui a fait cela ; et l’imagination est un bien plus grand maître que l’imitation : celle-ci copie ce qu’elle voit et l’autre représente au naturel ce qu’elle n’a jamais vu. La surprise ou la terreur sont souvent la cause que l’imitation manque son but, et il n’y a rien qui le fasse manquer à l’imagination qui, sans se troubler, considère ce qu’elle s’est représenté. Il faut que celui qui se figure l’image de Jupiter, le voie avec l’enthousiasme de Phidias, comme si ce dieu était
Diderot
Rousseau
sentiment
1. Diderot, Œuvres complètes, Paris, Club français du livre, 1969, tome VII, p. 165. 2. Rousseau, Emile, Ouvres complètes, tome IV, p. 600, Paris, Gallimard, 1969 3. Bernardin de Saint-Pierre, Etudes de la Nature, Œuvres complètes, tome VI, p. 136, Paris, Méquignon, 1820v
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POÏETICA
Romantisme
biologie organisme
Geoffroy Saint-Hilaire
Goethe
présent, accompagné du ciel, des heures et des astres »1. Il ne sera pas nécessaire de développer tout ce que le romantisme a à voir avec la sensibilité et un puissant élan de l’imagination, ce romantisme, dont l’essence même est de refuser des limites, de toucher chaque individu dans ce qu’il a de plus personnel : sa capacité de sentir, de se souvenir, de souffrir, de s’élancer vers le divin ou vers l’infini. Etroitement lié à la philosophie de Fichte, Hegel, Schelling, s’élevant contre la pensée analytique de l’Aufklärung pour célébrer le dynamisme créateur et l’idéalisme le romantisme allemand rejeta la vieille interprétation mécanique de la nature se pencha sur l’activité interne du moi qui pense et crée le monde. La conscience nouvelle du moi qu’il mis en œuvre émergeait des conceptions révolutionnaires que la nouvelle biologie mettait en place. A partir de Jussieu, de Lamarck et de Vicq d’Azyr la classification taxinomique des sciences naturelles est remplacée par une nouvelle structuration du savoir basée sur le principe de l’organisation, de l’organisme. Le caractère qui sert de base aux classifications des organismes n’est plus établi par un rapport de comparaison du visible à lui même : comme le disait Linné, le naturaliste – celui qu’il appelle Historiens naturalis – « distingue par la vue les parties des corps naturels, il les décrit convenablement selon le nombre, la figure, la position et la proportion, et il les nomme »2. Désormais le caractère n’est en lui-même que la pointe visible d’une organisation complexe et hiérarchisée où la fonction ( alimentaire, de reproduction, etc.) joue un rôle essentiel de commande et de détermination. En posant en principe que l’évolution biologique se trouve conduite par le conflit de forces organisatrices et de forces désorganisatrices – ou déviatrices – Lamarck ouvrait la voie des théories de l’évolution. Pour démontrer le processus de l’évolution, dont après Lamarck, il sera un des principaux défenseurs, Geoffroy Saint-Hilaire étudie les monstres humains et animaux, dans lesquels il voit une transformation imparfaite de l’être ; ses nombreux travaux sur ce sujet en font le créateur de la tératologie scientifique avec son Mémoire sur la classification des monstres (présenté à l’Académie des sciences le 9 novembre 1826). Il découvre notamment que les formes de tous les organes se trouvent dans tous les embryons. Il rassemble ses déclarations dans Principes de philosophie zoologique discutés en mars 1830 au sein de l’Académie des sciences. Passionné de sciences naturelles Goethe, qui suit avec passion cette controverse devant l’Institut de France entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, se rallie à ses principes et défend cette thèse de « l’unité de composition organique » et « la grande harmonie de la nature », qui serait accessible directement à l’intuition et à elle seule. Ce qui est, ce qui dure, ce sont les lois qui régissent aussi bien les forces de la nature que les destinés humaines, lois dont le parallélisme, de l’ordre physique à l’ordre moral, témoigne de l’unité de la création. A travers l’allégorie des Affinités électives – l’analogie du phéno1. Vie d’Apollonius de Tyane, cité par Falconet dans « Quelques idées sur le beau dans l’art », Œuvres complètes, Paris, Dentu, 1808, 3e édition, tome II, p. 138-139. 2. Linné, Philosophie botanique, § 133.
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D O X A - PA R A D O X A mène chimique et de l’attraction amoureuse – ce qu’il exprime, c’est cette conception vitaliste, à la fois scientifique et à demi magique, d’un univers animé, aimanté par des forces dont il est permis à l’homme de retrouver en lui-même les correspondances. Dans ce contexte de vitalisme et de Naturphilosophie allemande, où le règne de la représentation s’efface devant l’affirmation des valeurs de forces, de vouloir-vivre et de spontanéité créatrice, se consolide une raison poétique propre à favoriser l’apparition de l’esthétique. Tout le romantisme et jusqu’au symbolisme et à l’art moderne sera redevable de cette approche vitaliste de l’esprit et de la dimension passionnelle de la raison. Et c’est dans la mesure où la catégorie classique du Beau idéal s’est révélée compatible avec les notions d’appartenance vitaliste, qu’elle s’est révélée apte à subvertir le dogme de l’imitation. Si idéaliser signifie moins choisir dans la nature pour édifier un composer parfait – théorie des proportions – que produire une totalité douée d’une nécessité interne, aussi impérieuse que celle qui régit l’existence des êtres organisés, c’est précisément en ne l’imitant pas comme nature « naturée » que l’artiste imite le mieux la nature « naturante ». C’est, on le sait, la Critique de la faculté de juger qui a donné tout son relief à ce parallèle de l’art et de la vie autour de la notion d’organisme, appelée à un riche avenir théorique. Ainsi, dans son célèbre Cours de littérature dramatique, auquel le public français a eu accès dès 1814 grâce à la traduction de Mme Necker de Saussure, A. W. Schlegel, grand ordonnateur de la pensée romantique, la notion d’organisme sous-tend la distinction qu’il établit entre forme mécanique et forme organique, afin de résoudre l’opposition artificielle de la forme et du contenu : « Il n’est pas permis aux ouvrages de génie d’être informes mais aussi cela n’est point à craindre. De tels ouvrages ne peuvent mériter ce reproche que si l’on considère, ainsi que le font la plupart des critiques qui s’en tiennent uniquement au pédantisme des règles, la forme comme mécanique et non pas comme organique. La forme est mécanique quand elle est le résultat d’une cause extérieure, sans rapport avec l’essence de l’œuvre même, quand elle est pareille à la figure qu’on donne à une matière molle, pour qu’elle la conserve en se durcissant. La forme organique, au contraire, est innée avec le sujet, elle passe pour ainsi dire du dedans au dehors, et n’atteint sa perfection que par le développement entier du germe dans lequel elle réside. Nous retrouvons pareilles formes dans la nature partout où les forces vivantes agissent, depuis la cristallisation des sels et des minéraux jusqu’aux plantes et aux fleurs ; et depuis les plantes et les fleurs jusqu’à la figure humaine. »1 L’Allemagne « artiste et littéraire » dont Mme de Staël, amie de Schlegel, fait le portrait dans De l’Allemagne, est ce pays dont la « qualité dominante » est l’imagination, et qui ouvre la voie à la modernité esthétique qui se caractérise par le refus des règles, l’accueil du « côté nocturne de la nature », de l’infini, de la poésie. Encore en 1924 Paul Klee, héritier
vitalisme
Schlegel
forme mécanique forme organique
Klee
1. A. W. Schlegel, Cours de littérature dramatique, Paris, Genève, J. J. Paschoud, 1814.
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POÏETICA
nature naturée nature naturante
Baudelaire
imagination reine des faculté
théosophe du romantisme goethéen, donne de l’art moderne cette vision vitaliste : « Tout d’abord, l’artiste n’accorde pas aux apparences de la nature la même importance contraignante que ses nombreux détracteurs réalistes. Il ne s’y sent pas tellement assujetti, les formes arrêtées ne représentent pas à ses yeux l’essence du processus créateur dans la nature. La nature naturante lui importe davantage que la nature naturée. […] L’artiste scrute alors d’un regard pénétrant les choses que la nature lui a mises toutes formées sous les yeux. Plus loin plonge son regard et plus son horizon s’élargit du présent au passé. Et plus s’imprime en lui, au lieu d’une image finie de la nature, celle – la seule qui importe – de la création comme genèse. »1 L’ensemble des idées de Baudelaire, prolongeant le romantisme, trouve en 1855 son centre de gravité dans « l’imagination, cette reine des facultés ». Le chapitre III du Salon de 1859 qui lui est consacré peut être regardé comme une sorte de couronnement de l’esthétique baudelairienne : « Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat.[…] Elle est l’analyse, elle est la synthèse ; et cependant des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privé d’imagination. Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela. Elle est la sensibilité, et pourtant il y a des personnes très sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a crée, au commencement, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne trouve l’origine que dans le plus profond de l’être, elle crée un monde nouveau, elle produit du neuf . […] L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini. »2 C’est donc l’imagination, faculté supérieure, qui réalise la synthèse de toutes les autres facultés, lorsqu’elle participe à la production d’une œuvre, et, citant Mme Crowe, il précisait sa définition d’un imagination créatrice qui « garde un rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle le Créateur conçoit, crée et entretient son univers ». Dès lors « toutes les facultés de l’âme humaines doivent être subordonnées à l’imagination, qui les mets en réquisitions toutes à la fois ». La totalité du réel se présente depuis le romantisme comme une image non plus fixe mais en mouvement, comme un processus inscrit dans un vécu temporel et convoquant dans l’imagination, en plus des sensations immédiates, tout un fond de mémoire qui participe à la construction même de la perception. Marcel Proust fait ainsi naître la réalité du redoublement de la métaphore : « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre 1. P. Klee, De l’art moderne, 1924, dans Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p.28. 2. Baudelaire, Salon de 1859, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française, 1999, p. 367-368.
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D O X A - PA R A D O X A ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément »1. Le sentiment même du réel ne serait qu’un fantasme sécrété par l’activité duplicatrice de l’imagination, seul processus réel. Proust définit la mémoire bergsonienne comme une mémoire involontaire ; en son nom il a essayé de reconstruire la forme de la narration. Le rival de cette dernière s’appelle, à l’époque des médias de masse, l’information. Elle développe, par le moyen des chocs, une mémoire qui, par Proust, a été opposée à la mémoire bergsonienne sous le nom d’une mémoire volontaire. Le choc en tant que forme prépondérante de la sensation se trouve accentué par le processus objectivisé et capitaliste du travail. Il est permis de considérer, conformément à Freud, la mémoire volontaire comme étroitement liée à une conscience perpétuellement aux aguets. A l’inverse, la mémoire involontaire, est proche du rêve, de l’expression de l’inconscient. L’ « aura » d’une image relève pour Benjamin de ce domaine : « Les souvenirs plus ou moins distincts dont est imprégnée chaque image qui surgit du fond de la mémoire involontaire peuvent être considérés comme son“ aura” »2. Se saisir de l’aura d’une chose signifie pour lui l’investir du pouvoir de lever le regard. Et si Benjamin, dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, diagnostique la déchéance de l’aura et ses causes historiques dont l’invention de la photographie est comme un abrégé, sa position n’est cependant pas si tranchée puisqu’il se demande « Si l’aura existe dans les photographies primitives, pourquoi pas dans le film ? » (Ms. 407, 408 : ce passage est encadré.)3 , et insiste sur le rôle de la camera qui « nous initie à l’inconscient optique comme la psychanalyse à l’inconscient pulsionnel »4 . Ainsi même dans la technique qu’il juge la moins « auratique », le film, Benjamin ne peut nier le jeu de cette mémoire involontaire qui fait l’aura de toute œuvre d’art. L’image ne peut être, aujourd’hui encore, séparée des racines profondes qu’elle a dans la mémoire, l’imagination, la pensée, elle participe à nos opérations mentales, à notre vie affective, elle fait partie intégrante de notre activité psychique. Dans Dialectique du Moi et de l’inconscient, C.G.Jung évoque le cas d’un malade présentant une démence paranoïde aggravée d’une folie des grandeurs, qui considérait que le monde était son livre d’images qu’il pouvait feuilleter à volonté. Il en donnait la preuve à la fois très simple et irréfutable : il lui suffisait de tourner la tête pour découvrir une nouvelle page. N’est-ce pas, en sa fulgurance primitive et sans fard, ce que Schopenhauer a décrit sous le titre du Monde comme volonté et représentation ? Au fond, ne s’agit-il pas d’une intuition bouleversante, issue des plus vastes profondeurs de l’être, n’est-ce pas une vision primitive de cette
mémoire volontaire mémoire involontaire
aura
livre d’images
1. Proust, A la recherche du temps perdu, le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1954, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, p. 889. 2. Walter Benjamin, A propos de quelques motifs baudelairiens, 1939, dans Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991, p.317. 3. W. Benjamin, Ecrits français, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, variantes, (1936), Paris, Gallimard, 1991, p. 235. 4. ibidem, p.210.
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Jean Piaget univers primitif
images de mémoire
sorte qui, dans son caractère essentiel, est à la base de la conception que Schopenhauer eut du monde ? N’est-ce pas la même intuition qui fait dire à Paulhan : « Je ne pense pas que la vérité puisse se dire, mais elle peut, je pense, s’indiquer (je rêve d’un livre d’images). Je crois qu’elle peut aussi se provoquer (…). »1. N’a-t-on pas là comme une manifestation résurgente de cet « univers primitif » dont parle la psychologie ? Par son l’analyse de la première année du développement mental Jean Piaget a mis en évidence que la permanence de l’objet, sous sa forme structurée, ne correspond à rien d’inné : l’univers primitif est, pendant les premiers mois de l’existence, un univers sans objet, formé de tableaux perceptifs mouvants, qui apparaissent et disparaissent par résorption, un objet n’étant pas recherché dès qu’il est masqué par un écran (le bébé retirant par exemple sa main s’il était prêt à le saisir et qu’on le recouvre d’un mouchoir). Que cette vision en tableau soit intimement liée à l’imprégnation affective et qu’une forte pulsion émotionnelle puisse nous y redonner accès, c’est ce que nous suggère Barthes quand il nous rappelle que « Le coup de foudre est une hypnose : je suis fasciné par une image. […] Nous aimons d’abord un tableau »2. La définition actuelle de l’imagination, dont le concept recoupe en grande partie celui de la perception et de la mémoire se focalise sur le procédé de création d’images mentales, autant simplement reproductrice des sensations que constructrices ou créatrices par recombinaison d’images de mémoire. « Si l’on veut comprendre la psychologie de l’imagination conçue comme une faculté naturelle, et non plus comme une faculté éduquée, il faut rendre un rôle à cet animisme prolixe, à cet animisme qui anime tout, qui projette tout, qui mêle, à propos de tout, le désir et la vision, les impulsions intimes et les forces naturelles. Alors on replacera, comme il convient, les images avant les idées. On mettra au premier rang, comme il convient, les images naturelles, celles que donne directement la nature, celle qui suivent à la fois les forces de la nature et les forces de notre nature, celle qui prennent la matière et le mouvement des éléments naturels, les images que nous sentons actives en nous-même, en nos organes. »3 Les surréalistes se sont proposés d’étudier le dynamisme et le fonctionnement de l’imagination par la mise au point de différentes techniques d’investigation appropriées comme l’automatisme, les jeux (jeux de mots, « cadavres exquis », « l’un dans l’autre », etc. ), les expériences de sommeils provoqués, d’hypnose, l’exploration des rêves, , les objets trouvés, et de manière plus dirigée les activités de « paranoïa-critique » de Dali, l’hallucination visuelle forcée des frottages de Ernst, les « objets à fonctionnement symbolique » et même la simulation des délires telle que l’on tenté Breton et Eluard dans L’immaculée Conception. La simulation semble d’ailleurs avoir été la position la plus authentique de l’écrivain du « men1. Jean Paulhan, Lettres à Mme*, NRF, n°228, décembre 1971, p.88 2. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Œuvres complètes, V p.234, Paris, Seuil 3. Gaston Bachelard, L’eau et les rêves,
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D O X A - PA R A D O X A tir vrai », Aragon, qui déjà en 1924 déclarait : « Simuler une chose, est-ce autre chose que la penser ? Et ce qui est pensé, est. Vous ne me ferez pas sortir de là »1 . Bataille aura lui aussi cherché dans l’image un point d’efficacité que les signes, dans leur usage ordinaire, n’atteignent pas ; mais que seuls les symptômes, les accidents, les excès, les rencontres inattendues, les chutes brutales dans un autre registre du sens suscitent en nous, généralement contre notre volonté. Telle serait la formule élémentaire de cette métapsychologie de l’image à l’usage des artistes : reconstruire les pouvoirs destructifs du symptôme. Georges Didi-Huberman a, depuis 1982, mis en évidence ces rapports entre image et symptôme, d’abord par des réflexions sur la mise en image du symptôme ( Invention de l’hystérie, Les démoniaques dans l’art, Paris, Macula, 1984) puis par des réflexions plus directement esthétiques sur la mise en symptôme de l’image, en insistant chaque fois sur le caractère critique et non clinique, de cette tentative théorique (La peinture incarnée, Paris, Ed. de Minuit, 1985, Devant l’image, Paris, Ed. de Minuit, 1990). Un signe, c’est ce qui se répète. Sans répétition, pas de signe, car on ne pourrait le reconnaître, et la reconnaissance, c’est ce qui fonde le signe. Or le regard peut tout dire, mais il ne peut se répéter textuellement. Donc le regard n’est pas un signe, et cependant il signifie. C’est qu’il appartient à ce règne de la signification dont l’unité n’est pas le signe ( discontinu ), mais la signifiance, dont Benveniste a esquissé la théorie. En opposition avec la langue, ordre des signes, les arts, en général, relèvent de la signifiance. La neuropsychologie a bien établi comment naît le regard. Dans les premiers jours de la vie, il y a une réaction oculaire vers la lumière douce ; au bout d’une semaine, le bébé essaye de voir, il oriente ses yeux, mais d’une façon encore vague, hésitante ; deux semaines plus tard, il peut fixer un objet proche ; à six semaines, la vision est ferme et sélective : le regard est formé. Ne peut-on dire que ces six semaines-là, ce sont celles où naît l’ « âme » humaine ? Comme lieu de signifiance, le regard provoque une synesthésie, une indivision des sens (physiologiques), qui mettent leurs impressions en commun, de telle sorte qu’on puisse attribuer à l’un, poétiquement, ce qui arrive à l’autre. De plus ces impressions se donnent à voir comme un flux continu et mouvant. Les formes des objets varient selon l’angle de vision, elles ne restent constantes que dans sa représentation cérébrale. C’est le cerveau qui assigne cette constance – la forme – aux données sensorielles que lui adresse le monde. Du flot incessant et changeant des informations, il extrait et sélectionne celles qui lui permettent de catégoriser les êtres et les choses. Si la poésie est bien cet art du « connaît-toi toi-même », explorer la vision, véhicule privilégié de la connaissance, demande d’entamer une remonté vers ce visuel unitaire primordial de la conscience. Jung a dans ce sens souligné une nécessaire conversion du regard. Il appelle « grandes images » les représentations archétypales issues de l’in-
signe / signifiance
regard
synesthésie
1. Aragon, Une vague de rêve, 1924, dans L’œuvre poétique, t.1, Livre Club Diderot, p.129.
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POÏETICA Jung conversion du regard
vision monde imaginal
Islam
Plotin
conscient collectif et qui sont aussi bien, sur le plan banal, à la source des slogans publicitaires que, sur les plans sublimes, à la source des expressions poétiques et du langage religieux. Selon lui, il est « nécessaire d’apprendre à l’homme l’art de voir, car il est évident que beaucoup trop d’êtres sont incapables d’établir un quelconque rapport entre les figures sacrées, d’une part, et les contenus de leur propre psyché, d’autre part ; ils ne peuvent voir à quel point les images correspondantes sommeillent dans leur propre inconscient. Afin de faciliter cette vision intérieure, nous devons d’abord dégager le chemin de cette faculté de voir » [Psychologie et alchimie]. Ce n’est pas la vision d’un autre monde qui est suggérée, mais une autre vision du monde, c’est-à-dire un changement d’attitude ou, mieux, d’attention, quant au visible lui-même. Cette ouverture du regard signifie « la métamorphose qui exhausse notre vision et la situe sur un plan à partir duquel tout ce qui s’offrait à la conscience commune comme chose ou événement purement physique nous apparaît désormais dans sa conjonction essentielle avec l’activité psychospirituelle qui en conditionne la perceptibilité même »1 . Depuis son grand livre sur Avicenne et le récit visionnaire (1954, t. I et II),l’iranologue et arabisant Henry Corbin n’a cessé d’approfondir la théorie de la connaissance visionnaire en Islam shi‘ite : la vision n’y est pas conçue comme une aberration, mais comme la gnose véritable, la connaissance du spirituel proprement dit. C’est le monde imaginal, le lieu visible aux yeux de l’âme, que décrivent aussi bien Sohravardi et Ibn ‘Arabi que Jacob Böhme ou Swedenborg en Occident. Si la résurrection a lieu en nous, au sein d’une expérience qui est fin de l’histoire, ce ne peut être que sous une forme exceptionnelle, celle de la vision mystique, trop souvent refoulée en Occident, mais richement déployée dans l’Islam. Depuis la fin de l’Antiquité, certains païens puis des chrétiens, avaient admis la possibilité et même la nécessité d’un genre d’images qu’il fallait regarder « avec les yeux de l’esprit », parce qu’elles montraient l’invisible. Depuis Plotin la vision « phénoménale » que l’image habituelle offre à nos yeux corporels pouvait être chargée d’une fonction plus haute car, à travers elle, le spectateur averti pouvait contempler la réalité « nouménale ». Dans la vision, il y a une étendu spatiale entre celui qui voit et le milieu où il réside. Plotin nous invite à supprimer cette extériorité et à supposer le milieu absorbé dans l’être, l’être dans le milieu : tel est l’état de la vision intellectuelle ; l’état de contemplation de l’Intelligible n’est pas accompagné d’une conscience de moi-même, mais toute notre activité est dirigée sur l’objet contemplé, nous devenons cet objet. Notre esprit ne se saisit pas du plus humble événement sans y cristalliser de l’Absolu. Il découvre, dans un fait-divers, l’Affirmation Suprême, et, autour d’elle, grandit comme une église. Aussi bien des fois l’homme a cru voir un dieu dans un masque d’écorce qui séparait deux états physiques de l’ombre, sur un soc de charrue caché sous des branches. L’accident, quel qu’il fût, voulait d’abord être contemplé. Réalité si entière que pour 1. Henri Corbin, Corps spirituel et terre céleste
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D O X A - PA R A D O X A seulement la voir, il fallait dépasser ses pensées ; et croire. Cette faculté visionnaire et hallucinatoire du regard est un des ressorts puissants des arts plastiques dont Baltrusaitis, dans ses Aberrations, a esquissé l’histoire à travers la tradition antique des pierres imagées. Le mur de Léonard comme les frottages de Max Ernst en ont été de nouvelles manifestations que la psychologie ne manquera pas de rapprocher des mécanismes projectifs de type test de Rorschach, test de Holtzman. Mais c’est aussi tout le genre des grotesques qui peut être rattaché à cette faculté d’imagination projective. En effet, dans son petit traité, publié en 1549 sous le titre Disegno le polygraphe florentin Anton Francesco Doni établissait un parallèle entre la formation des grotesques et l’interprétation des taches et des nuages, comparaison qui sera reprise par Giambattista Armenini en 1587 dans son traité De veri precetti della pittura, ou il précise : « On pense qu’elles sont nées de ces trous ou de ces taches que l’on rencontre sur des murs qui autrefois étaient entièrement blancs : si on les examine avec attention, on y distingue diverses fantaisies et de nouvelles formes de choses extravagantes qui n’existent pas en soi, mais son le fruit de notre esprit. »1 On retrouve ce topos chez Ronsard : « la Nature avait portrait les murs / De grotesques si vives en des rochers si durs » (3e Egloge). Les grotesques relèvent donc bien de cette vision particulière, intérieure, de l’objet singulier qui se comporte dans l’esprit, non pas comme une masse liquide, dont le volume a peu près constant laisse voir l’espace libre qu’il reste à remplir [forme / fond], mais bien comme une masse gazeuse, qui, placée dans un récipient, le remplit tout entier [illusion de totalité]. « Ce n’est ni un homme, ni une pomme, ni un arbre qu’il veut représenter ; Cézanne se sert de tout cela pour créer une chose peinte qui rend un son tout intérieur et qui s’appelle l’image. » Et Kandinsky ajoute aussitôt que ce terme d’image, par lui appliqué à Cézanne, est utilisé par Matisse pour définir sa propre peinture : « C’est de ce nom également que l’un des plus grands peintres français contemporains, Henri Matisse, qualifie ses œuvres ». L’émotion que recherche Matisse dans sa peinture, s’inspirant si souvent des arts décoratifs orientaux, est cet instant où la chose cesse d’être extérieure au peintre, où le dehors est vécu du dedans. L’interrogation de la peinture vise cette genèse secrète et fiévreuse des choses dans notre corps. La vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, relation « physique-optique »2 avec le monde ; le monde n’est plus devant lui par représentation : c’est plutôt le peintre qui naît dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible. « Les idées, et l’algèbre des idées, c’est peut-être une voie de connaissance, mais l’art est un autre moyen de connaissance dont les voies sont toutes autres : c’est celle de la voyance »3. L’art est l’ensemble des techniques qui tentent de susciter cette voyance. Et s’il y a en lui un mot qui peut en nommer tous les modes : c’est
hallucination
grotesques
voyance
1. Armanini, 1587, III, p. 193. 2. Klee, journal 3. Jean Dubuffet, Positions anticulturelles , p.199.
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POÏETICA
ornement
musique
rose
labyrinthe
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ornement. Les carreaux, les spires, les oves, les stries des anciens … autant dire « le cylindre, la sphère, le cône » [Cézanne], ou les « Point, ligne, plan » [Kandinsky] des modernes, toute cette vitalité multiforme peut s’apprécier sous le rapport ornemental. Ces manifestations peuvent se considérer comme les portions finies d’espace ou de temps contenant diverses variations qui sont parfois des objets caractérisés et connus, mais dont la signification et l’usage ordinaire sont négligés, pour que n’en subsistent que l’ordre et les réactions mutuelles. Musicalité. De cet ordre dépend l’effet qui est le but ornemental, et l’œuvre prend ainsi le caractère d’un mécanisme à impressionner un public, à faire surgir les émotions et se répondre les images de voyance. De ce point de vue, la conception ornementale est aux arts particuliers ce que la mathématique est aux autres sciences. Les objets choisis et ordonnés en vue d’un effet sont comme détachés de la plupart de leurs propriétés et ne les reprennent que dans cet effet. C’est donc par une abstraction que l’œuvre d’art peut se construire, le peintre dispose sur un plan des zones colorées dont les lignes de séparation, les épaisseurs, les fusions et les heurts doivent lui servir à s’exprimer, et cette abstraction est plus ou moins énergique, plus ou moins facile à définir, selon que les éléments empruntés à la réalité en sont des portions plus ou moins complexes. Inversement, c’est par une sorte d’induction, par la production d’images mentales que toute œuvre d’art s’apprécie : depuis cette présence simultanée de taches colorées sur un champ limité, s’élève, de métaphores en métaphores, de suppositions en suppositions, l’intelligence même du sujet. L’entrelacs-rosace est une de ces figures abstraites support pour la méditation. Le thème est spécifiquement musulman. On le voit déjà sur un Coran au nom d’un prince sulaihide du Yémen, en 1025. Il est courant dans la céramique syrienne et iranienne, en Espagne arabisante sur les tissus des XIIe et XIIIe siècle, plus tard dans le décor des plats lustrés de Valence. Dans la miniature persane, il timbre parfois les boucliers. Les Corans maugrabins tardifs le déploient avec un luxe et une complexité inégalés. L’enluminure occidentale copie ces ornements avec fidélité, tout comme l’a fait l’architecture gothique qui y retrouvait le thème du labyrinthe. Et c’est sous ce nom de labyrinthe qu’on a pu désigner ces arrangements dessinés par Léonard de Vinci, et dont la fonction reste mystérieuse pour les historiens d’art, composés de plusieurs roues de 8, de polygone, de cercles, d’as de cœur entrecoupés et enlacés, ces « entrelacs de corde, conduits méthodiquement de façon à ce qu’on puisse les parcourir de bout en bout en garnissant un cercle » [Vasari]. Leur rapport à une exploration méthodique de la conscience de soi est pourtant peut-être explicitement inscrit en leur centre par cette signature de l’artiste : « Academia Leonardi Vinci ».Une signature que Dürer remplaça par son monogramme lors qu’il regrava sur bois les six compositions. « On devrait, pour pénétrer plus avant dans les mystères du bonheur de la griserie, réfléchir sur le fil d’Ariane. Quel plaisir dans la simple action de dérouler une pelote [ « félicité purement rythmique »]! Et ce plaisir est profondément apparenté à celui de la griserie, comme à celui de la créa-
D O X A - PA R A D O X A tion. »1 Ne peut-il pas s’agir ici de ce « niveau minimal de tonalité et de rythme » qui fait le fond de la « perception de l’état d’arrière-plan du corps » dans laquelle Damasio cherche l’origine du « méta-moi » ? On retrouve la même structure d’une procession par cercles concentriques dans la tradition orientale des mandalas, constructions graphiques qui s’intègrent aux rites et aux cérémonies du culte. L’initiation aux grands mystères bouddhiques et même le Nirvâna étaient atteint par leur contemplation. C’est encore le même type de structure plastique méditative qu’un artiste moderne comme Ad Reinhardt cherche à réaliser, explicitement dans un collage comme A Portend of the Artist as a Yhung Mandala, 1956, implicitement dans toute sa peinture abstraite non-expressionniste. Sa démarche est d’ailleurs en particulière résonance avec la théologie négative issue de Plotin : « The way to now is to forget », « More is less ». Les règles théoriques qu’il prescrit se présentent comme une suite de négation, no réalism, no expressionism, no texture, no form, etc. La force du décoratif réside dans cette faculté rythmique susceptible de moduler la conscience et de générer ces « états de consciences modifiées » qu’on pourra qualifier au choix de contemplation, d’extase, d’illumination, de rêverie, de délectation, etc. Pour un théologien de la fin du XIIe siècle comme Thomas de Cîteaux pulcher et decorus signifient tous deux « beau », mais se réfèrent à deux beautés antithétiques. Pulcher peut s’inférer de POLlens CERnenti, c’est-à-dire « capable de discerner » ; ainsi la pulchritudo est-elle la beauté extérieure, la beauté du corps et de l’aspect. Au contraire, decor se dit de Decus CORdis, la beauté du cœur : elle est donc préférable à l’autre, parce qu’elle est intérieure, cachée, parce qu’elle propage un éclat moral et spirituel2. N’était-ce pas déjà l’ébauche des studium et puctum de Barthes ? Le rapport entre l’ornement, l’image, le sens et l’écrit est un problème central de l’art médiéval. Les fonctions incantatoires, méditatives ou magiques des formes décoratives se développent dans des sphères totalement étrangères aux schémas d’une rationalité moderne qui s’est attachée à nettement distinguer ce que l’art et la pensée médiévale ont régulièrement voulu fondre. La localisation même de l’ornement, en marge de l’œuvre comme en marge du sens littéral, en fait le lieu du commentaire, de la glose, de l’exégèse. Dans les marginalia, ce rapport sémantique entre décor et texte se fait le plus souvent sur un mode ludique et lié à l’expression libre des affects et passions, nonobstant une certaine obscénité (un jeune homme montrant ses fesses pour le mot iuvencularum). L’obscénité n’est-elle pas ce qui a lieu à côté de la scène, autour ou en dessous de l’œuvre ? Le décoratif est le mode privilégié d’expression du Parergon, cadre structurel impur, mélangé, déviant mais pourtant fondamental de l’œuvre.
rythme
mandala
décor
marges
parergon
1. Walter. Benjamin, Ecrits français, Hachich à Marseille (1935), Paris, Gallimard, 1991, p. 111. 2. Thomas de Cîteaux, In Cantina Canticorum eruditissimi commentarii, XI, P.L.,CCVI, col.725BC.
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POÏETICA
decorum
méditation
mystique 246
Plus peut-être que l’imitation le véritable concept central de la poétique comme de l’esthétique de la Renaissance aura été le decorum. Son origine remonte à l’alexandrinisme, c’est-à-dire à une époque extrêmement cultivée et portée à la réflexion, donc fort proche en bien des choses de la période maniériste et d’une disposition d’esprit analogue. Une règle suprême de la rhétorique antique, cet art d’agir par la parole sur les opinions, les émotions, les décisions d’un public, prévaut en effet sur toutes les autres, celle qui exige un discours adapté à ses fins et à son public, qui dit bien ce qu’il faut, comme il le faut et au bon moment ; cette qualité décisive a nom prépon en grec, en latin decorum, de decet (il convient), ou bien aptum (adapté) et recoupe en partie l’efficassité morale des modes musicaux grecs. Le decorum de la théorie de la Renaissance est un curieux mélange. Né sur ce terrain de la rhétorique antique, il arrive ici à se rattacher à une typique qui ne peut renier son origine médiévale, il trouve aussi un point d’appui particulier dans la théorie de l’architecture, influente et bien définie. Chez Palladio le decor de Vitruve, le maître et le modèle, est déjà plus scolastique, transformé en convenienza, en adaptation du temple à sa destination pour la divinité singulière. C’est encore cette idée de decorum comme convenance de la forme au fond, de l’expression à ce qui est exprimé, dans un but de « délectation », qui sous-tend la lettre sur les modes de Poussin, inspirée de la théorie musicale contemporaine tentant elle-même de renouveler ces fameux « modes » éthiques dont Platon faisait le fondement de sa cité – dorien, phrygien, etc. Le beau décoratif, tout comme la musique, fouille en effet dans ce sens profond, charnel, corporel du vivant. Tout un pan des pratiques artistiques relève de ces techniques visant à provoquer cet état particulier de perception de soi et du monde. Ces exercices de l’esprit, exercices spirituels, constituent des techniques – l’art en grec est une techné – qui recoupent largement le concept traditionnel de la méditation. L’ars meditandi transmis depuis l’Antiquité par la tradition monastique, a connu une renaissance significative avec le grand mouvement de prédication initié par les Dominicains, Ordo Praedicatorum, qui, mobilisant toutes les ressources des arts de la mémoire remis au goût du jour par Thomas d’Aquin, met en œuvre par ses sermons, une véritable méthode de conversion de soi et des autres dont l’ensemble de l’Eglise a su tirer les leçons. Cet art de méditer sort des cloîtres dès le XIV e siècle où des traités comme les Ammaestramenti degli Antichi ou « Leçon des anciens » du frère dominicain Bartolomeo da San Concordio (1262-1347), écrit en langue vulgaire avant 1323 , ou bien encore le Rosaio della vita écrit en 1373, sans doute par Matteo de’ Corsini, diffusent auprès d’un public de laïcs les principes traditionnels des Ars memorie recommandé aux fidèles comme exercice de dévotion . L’art de méditer du XVIe et du XVIIe siècle n’a lui aussi été qu’une efflorescence d’une démarche de conversion philosophique et religieuse longuement mûrie par l’Antiquité et le moyen-Age. Dans le durable sillage de la Devotio moderna et de la mystique rhéno-flamande, des méthodes d’oraisons d’origine monastique sont mises en circulation en Espagne à l’usage des laïcs, et elles envahissent dans le dernier tiers du XVIe siècle une Italie
D O X A - PA R A D O X A toujours attachée à la mystique franciscaine, qu’il s’agisse des Exercices spirituels de saint Ignace (1548 ), du Livre de l’oraison et de la méditation du dominicain Louis de Grenade (1557 ) ou de la mystique carmélitaine. Cette discipline intérieure devient ainsi accessible aux laïcs, étendue même, par François de Sales, aux femmes ; et cette diffusion nouvelle culmine dans son adoption par les écrivains et les poètes. La méthode de Louis de Grenade a été déterminante en Italie pour Charles Borromée et son entourage à Milan, pour Philippe Neri et son Oratoire à Rome. Cette extraordinaire éducation de la vision intérieure et de la fruition à la fois méthodique et exquisement sensible de ses objets est une propédeutique à l’expérience de la peinture religieuse, de ses formes symboliques mais aussi de ses valeurs plastiques, de son espace, de sa lumière. La référence de Louis de Grenade à saint Bonaventure nous avertit bien que ces méthodes s’enracinent dans une profonde et ancienne tradition médiévale de piété monastique qui, depuis longtemps, s’était étendue à des cercles laïcs, et avait déjà exercé la plus grande influence sur l’art des peintres. Or ce Docteur dans la science expérimentale des saints est plus que jamais présent avec son vaste paysage de théologie mystique dans l’Italie de la Réforme Catholique. Le 14 mars 1588, le Pape Sixte Quint l’avait proclamé Docteur de l’Eglise, dans la bulle Triumphantis Jerusalem, où il lui donnait le titre de Docteur séraphique. A chaque étape de l’évidemment du péché originel et de l’ascension de l’âme, saint Bonaventure distingue méditation et contemplation, l’une exercice purgatif de nuit et d’illumination, l’autre réception affectueuse de l’action amoureuse divine. La spiritualité franciscaine est également présente autour de la figure majeure de la Réforme catholique, saint Charles Borromée aussi bien que la spiritualité dominicaine de Louis de Grenade, ou oratorienne de Philippe Neri. Elle est représentée auprès du saint archevêque par le plus grand prédicateur de l’époque, son ami Francesco Panigarola ( 1548-1594 ). Les sermons en langue italienne de ce frère mineur, dont les textes isolés ou les recueils furent plusieurs fois imprimés, de son vivant et longtemps après sa mort, ont aussi profondément influencé l’ensemble de la culture du temps ; ils ont notamment été un modèle de prose concettiste pour le plus grand poète italien de l’époque, Giovanni Battista Marino, premier défenseur du jeune Poussin. Dans la préface, ou Dichiarazione mistica, de son ouvrage postume publié à Milan en 1621 – Espositione letterale e mistica dello Cantico di Salomone, Memoriale e Oratorio di Medicina spirituale – Panigarola distingue quatre actions différentes dans l’oraison mentale silencieuse : la cogitatio, le studium, la meditatio, la contemplatio. Or, comme l’a montré Marc Fumaroli, c’est bien l’expérience de la peinture qui sert de référence à ces diverses attitudes et degrés de l’âme envers le divin. La cogitatio est l’équivalent du regard que l’on porte sur le tableau sans y voir plus que la couleur et la figure. Le studium est l’équivalent du regard que le peintre porte sur le même tableau pour en étudier l’art et l’imitation. La meditatio rompt avec ces deux attitudes détachées et purement mentales. Elle est l’équivalent du regard amoureux qu’un prince porterai sur le portrait de sa future épouse. La contemplatio est l’équivalent du regard comblé de l’époux sur l’épousée.
Louis de Grenade
Panigarola
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POÏETICA
échelle de Jacob
dandysme
Il serait aisé de citer en français des pages comparables à celles de Francesco Panigarola, dans le Traité de l’Amour de Dieu de saint François de Sales et dans les Lettres spirituelles de Fénelon. Il existe en effet une chaîne continue qui relie ainsi la théorie de la prière, l’expérience du divin, et le sentiment des images peintes. Cette chaîne déborde même le strict domaine religieux et se retrouve dans toutes les expériences de conscience méditative. C’est même par une référence implicite à la méditation et aux techniques rhétoriques de conversion de soi que Barthes construit son rapport à l’image photographique articulé sur le studium et le punctum. Toute raison poétique s’organise donc toujours comme une technique concrète et progressive, une méthode visant à cet état mystique unifiant qu’est la contemplation, l’extase. Une échelle spirituelle comme celle qu’évoquait Pic de la Mirandole, après Denys ou Lulle : « si nous voulons être les compagnons des anges qui parcourent l’échelle de Jacob : encore faut-il au préalable l’aptitude et la disposition nécessaires pour avancer selon les règles de degré en degré, pour ne jamais nous écarter de la voie qu’indique l’échelle et pour effectuer des parcours dans les deux sens. Lorsque nous y seront parvenus par l’art du discours ou du calcul, animés désormais de l’esprit des Chérubins, philosophant le long des degrés de l’échelle, c’est-à-dire de la nature, pénétrant toutes choses depuis le centre, alors nous pourrons tantôt descendre en démembrant avec une force titanesque l’un dans le multiple, tel Osiris, tantôt monter en rassemblant avec une force apollinienne le multiple dans l’un, comme s’il s’agissait des membres d’Osiris – jusqu’au moment où, nous reposant enfin dans le sein du Père, nous atteindrons à la perfection grâce à la félicité de la connaissance divine »1 Le dandysme, ce « culte de soi-même » tel que Baudelaire le définit dans Le peintre de la vie moderne, se présente lui aussi comme une méthode qui « confine au spiritualisme et au stoïcisme », une technique pratique, une « règle » en somme. « En vérité, je n’avais pas tout à fait tord de considérer le dandysme comme une espèce de religion. La règle monastique la plus rigoureuse, l’ordre irrésistible du Vieux de la Montagne, qui commandait le suicide à ses disciples enivrés, n’étaient pas plus despotiques ni plus obéis que cette doctrine de l’élégance et de l’originalité, qui impose, elle aussi, à ses ambitieux et humbles sectaires, hommes souvent pleins de fougue, de passion, de courage, d’énergie contenue, la terrible formule : Perinde ac cadaver ! »2 . Le dandysme comme exercice spirituel ! La citation par Baudelaire de la formule latine de saint Ignace de Loyola « Comme un cadavre », qui enjoignait aux jésuites une totale obéissance à la règle, impose le rapprochement (non dénué d’ironie). Mais qu’est-ce que la contemplation ? Dans le taoïsme, kuan signifie « temple » mais tout autant « re1. G. Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme, Paris, De l’éclat, 1993, p.23. 2. Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, 1863, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française, 1999, p. 192.
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D O X A - PA R A D O X A garder », et en Grèce la contemplation, theoria, vient de Thea : déesse, temple, et oraô : voir. Il s’agit donc bien d’une méthode de vision. L’état de contemplation de l’intelligible n’est pas accompagné d’une conscience de moi-même, mais toute notre activité est dirigée sur l’objet contemplé : nous devenons cet objet. L’objet que voit l’homme, « il ne le voit pas en ce sens qu’il le distingue de lui et qu’il se représente un sujet et un objet ; il est devenu un autre ; il n’est plus lui-même, là-bas, rien de lui-même ne contribue à la contemplation ; tout à son objet, il est un avec lui comme s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel »1. Ce moyen de connaissance, déclaré parfait, « n’est pas pensé, mais cette sorte de contact ou de toucher ineffable et inintelligent, antérieur à l’intelligence quand elle n’est pas encore née, et qu’il y a toucher sans pensée »2 . C’est donc une vision paradoxale qui est en œuvre, vision-fusion d’une unité du conscient, plus haptique qu’optique. Et cet bien ce qui « touche » Paulhan dans la peinture cubiste. Nous rencontrons sans nul doute une première idée de l’Un conçu comme insondable et contradictoire, dans une phase initiale du néo-platonisme chrétien, c’est-à-dire chez Denys l’Aréopagite, où l’on voit que la divinité est désignée comme « brouillard très lumineux du silence qui enseigne secrètement … ténèbres pleines de lumière », qui « n’est ni un corps, ni une figure, ni une forme, qui ne possède ni quantité ni qualité ni poids, qui n’a pas de sensibilité et ne tombe pas sous le sens… qui n’est ni une âme ni une intelligence, qui ne possède ni imagination ni opinion, qui n’est pas l’erreur et non plus la vérité » (théologie mystique) La dégustation esthétique ne consiste pas dès lors, pour l’homme du Moyen-Âge, dans le fait de se concentrer sur une autonomie du produit artistique ou de telle réalité naturelle, mais bien en celui d’appréhender toutes les connexions surnaturelles existant entre l’objet et le cosmos, et de discerner dans la chose concrète un reflet ontologique de la vertu agissante de Dieu. Authentique opération de contemplation esthétique suscitée par la présence sensible du matériau artistique, le passage de la joie esthétique à une joie de type mystique s’opère par une véritable transfiguration du banal : « Lorsque dans mon amour pour la parure de la maison de Dieu, la beauté des pierres multicolores m’arrache parfois aux soucis extérieurs et qu’une digne méditation me conduit à réfléchir sur la diversité des vertus sacrées, en transposant ce qui est matériel à ce qui est immatériel, je crois me voir dans une étrange région de l’univers qui n’existe tout à fait ni dans la fange de la terre, ni dans la pureté du ciel, comme transporté, grâce à Dieu, de ce monde inférieur au monde d’en haut selon le mode analogique. »3 Parmi les théorisations de l’expression allégorique, la plus rigoureuse est peut-être celle que nous découvrons chez Thomas d’Aquin : rigoureuse, et en même temps novatrice, car elle sanctionne le recul de l’allégorisme
contemplation
Un
1. Plotin, Ennéades VI, 9, 10 2. ibidem, V, 3, 10 3. Suger, Mémoire sur son administration abbatiale, XXVII, 1994, Imprimerie Nationale, p.259
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POÏETICA
saint Thomas
cosmique, tout en laissant place à une considération plus rationnelle du phénomène. Le principe thomiste de l’analogie ne se fonde pas sur des ressemblances vagues, insaisissables, mais bien sur un critère méthodologique en vertu duquel on peut, suivant des règles aussi univoques que possible, inférer de certains effets la nature de la cause. Mais ce rationalisme n’épuise pas chez lui la vocation essentielle de l’esprit qui reste la contemplation. Elle désigne selon saint Thomas « l’acte de voir Dieu en soi » (contemplatio nominat actum vivendi Deum in se), et par-là même peut être considérée comme l’acte humain le plus extrême (maxime), le plus délectable et heureux (delectabilis) – mais aussi le plus difficile (difficilis) à engager, à soutenir pleinement1. Et l’aboutissement de la pensée de saint Thomas n’est-il pas, trois mois avant sa mort, cette vision d’une image du christ lui parlant; laissant la Somme inachevée, il déclarait: « Tout ce que j’ai écrit me paraît de la paille en comparaison de ce que j’ai vu ». De plus si le thomisme doctrinal n’a certes pas suivi les voies dionysiennes ces dernières n’en restaient pas moins ouvertes, explicitement ou non, dans tout le champ phénoménologique de la dévotion et de l’expérience mystique, celle par exemple de Nicolas de Cues qui, dans De la docte ignorance (1440), fonde la croyance sur une vision mystique où viennent s’unifier les positions contraires des hommes. E. Cassirer a insisté sur son influence possible sur Ficin. Selon Ficin, qui renouvelle également la tradition dionysienne, l’âme peut rejoindre Dieu par cette pointe extrême de la contemplation dont parlent les mystiques. La deificatio qui fait l’objet d’un chapitre capital de la Théologie Platonicienne, est la conversion progressive de l’âme entrée dans l’infini de la contemplation ; elle assiste d’une altitude nouvelle à l’emboîtement des formes, à la circulation intense de l’univers, qu’elle pénètre comme si elle en était l’auteur, et qu’elle voit se transfigurer. Ficin se plaît à retrouver chez Platon et chez Plotin la description de cette ascension intérieure ; tout son effort philosophique vise à établir le bien-fondé des mouvements de l’âme – connaissance et affectivité intimement unies –, au terme desquels l’univers sensible n’apparaît plus que comme une étonnante illusion « poétique », un rêve, dont les paradoxes et les images merveilleuses du Platonisme pouvaient seuls nous réveiller. Alors que Bellori, sous le patronage de l’absolutisme monarchique français, élaborait sa théorie académique des genres assurant au héros de l’Histoire, le Roi, la place hiérarchique dominante, la plus grande part des arts continuaient et continueront à explorer ce lieu privilégié de la vision contemplative, autant par le biais de la commande religieuse que par celui de la fable mythologique, comme a pu le montrer Marc Fumaroli2. La parenté de l’expérience esthétique et contemplative est également évidente pour le XIXe siècle romantique. A la vérité, ce dont sont voisins la littérature, la poésie, l’art, mais tout autant la philosophie, liés depuis le romantisme à la décadence de la religion ( en ceci que, sous une forme 1. Thomas d’Aquin, In tertio Sententiarum, 35, 1, 2, et Summa theologica, Ia-Iiae, 3, 5. 2. Marc Fumaroli, l’école du silence, Flammarion, Paris, 1998
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D O X A - PA R A D O X A moins importante, moins inévitable, ils tendent à revendiquer, discrètement, l’héritage de la religion ) est moins le contenu de la religion que celui du mysticisme. Schelling ou Hegel avouent eux-mêmes cette filiation idéologique, insistent sur elle, insèrent parfois la religion dans leur système, en y reconnaissant l’un des moments nécessaires du développement de celui-ci. Nietzsche, qui est tout de même aussi leur héritier, ne serait-ce que négativement, a ironisé : « Le prêtre protestant est le grand-père de la philosophie allemande, le protestantisme lui-même est son péché originel [...] Il suffit de prononcer le mot “fondation de Tübingen” pour saisir ce que la philosophie allemande est au fond : une théologie sournoise [hinterlistig] »1 . Cette mystique idéaliste trouve son point de fuite dans l’Idée en tant que forme de la Liberté. Ce que l’on a appelé le Premier Programme de l’idéalisme allemand, composé et rédigé collectivement en 1796 par les « trois compagnons de Tübingen », Hegel, Hölderlin et Schelling le déclare sans ambages : « Il n’y a que ce qui est objet de liberté, qui peut s’appeler Idée. », ou bien encore : « La première idée c’est naturellement la représentation de moi-même comme d’un être absolument libre. Avec l’être libre conscient de soi surgit en même temps du néant tout un monde - la seule création [Schöpfung] à partir du néant qui soit vraie et possible. » Conséquence de cette toute puissance de la liberté : le caractère démiurgique de l’esprit. Schelling : « Philosopher sur la nature, cela signifie créer [schaffen] la nature. » Hegel : « L’esprit s’engendre [zeugt sich selbst] lui-même. » Schelling encore, à propos de Fichte : « Le monde commence pour chaque individu par cette autoposition [Selbstsetzung] » [Contribution à l’histoire de la philosophie moderne]. Le projet kantien était bien déjà de soustraire l’essentiel de l’homme à la nécessité et à la causalité naturelles, car, « si les phénomènes sont des choses en soi, la liberté est impossible à sauver. La nature est la cause intégrale et en soi suffisamment déterminante de tout événement, et la condition de chacun est toujours renfermée uniquement dans la série des phénomènes qui sont nécessairement soumis, avec leurs effets, à la loi de la nature. »2 Et c’est sur le mode dynamique Héraclitéen que l’idéalisme reprend le topos platonicien du monde comme illusion : « L’objectivité est en quelque sorte une enveloppe sous laquelle le concept se tient caché [...]. C’est dans cette illusion que nous vivons, et en même temps elle est le seul facteur agissant sur lequel repose l’intérêt dans le monde. L’Idée en son processus se crée elle-même cette illusion, s’oppose un Autre et son agir consiste à supprimer cette illusion. C’est seulement de cette erreur que surgit la vérité et en elle réside la réconciliation avec l’erreur et avec la finité. L’être autre, en tant que supprimé (ou l’erreur), est lui-même un moment nécessaire de la vérité, qui n’est qu’en tant qu’elle se fait son propre résultat »3 .
Romantisme
idéalisme
Hegel
1. Nietzsche, L’Antéchrist, 1906 2. Kant, Critique de la faculté de juger, 1790 3. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques
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POÏETICA
Schopenhauer
Hegel, « philosophe de l’histoire » définit les diverses périodes de l’histoire qui correspondent à des moments logiques hiérarchisés de l’élucidation de l’Esprit. La conception de l’art qu’il développe dans ses Leçons sur l’esthétique est, elle aussi, historique. Il y analyse longuement toutes les formes et tous les genres d’art, en tant que modalités de la saisie sensible du processus d’accomplissement de l’Esprit. Ce faisant, il les met en relation avec les structures sociales et culturelles auxquelles il les fait correspondre intimement : art symbolique (l’Égypte antique), classique (la Grèce), romantique (les nations chrétiennes). Pour lui, l’art a fondamentalement trait à la vie de l’esprit, il en est même une des figures essentielles, avec la religion et la philosophie. « L’art creuse un abîme entre l’apparence et l’illusion de ce monde mauvais et périssable, d’une part, et le contenu vrai des évènements, de l’autre, pour revêtir ces évènements et phénomènes d’une réalité plus haute née de l’esprit ». « Si l’on veut assigner à l’art un but final, ce ne peut être que celui de révéler la vérité, de représenter de façon concrète et figurée ce qui s’agite dans l’âme humaine. Ce but lui est commun avec l’histoire, la religion... ». « Cette région de la vérité divine que l’art offre à la contemplation intuitive et au sentiment constitue le centre du monde de l’art tout entier, centre représenté par la figure divine, libre et indépendante, qui s’est complètement assimilé tous les côtés extérieurs de la forme et des matériaux, en en faisant la parfaite manifestation d’elle-même ». Oui, affirme solennellement Hegel, « c’est Dieu, c’est l’idéal qui constitue le centre ». Il n’est de beau ou d’art véritable qui ne se marque selon lui à une adéquation du sensible à la vérité divine. Ce mysticisme de l’idéalisme n’a pas échappé à Bataille : « Les choses doivent être regardées en face et il faut admettre que la dialectique a d’autres antécédents qu’Héraclite, Platon ou Fichte. Elle se rattache encore plus essentiellement à des courants de pensée tels que le gnosticisme et la mystique néoplatonicienne et à des fantômes philosophiques tels que Maître Eckhart, le cardinal Nicolas de Cuse et Jacob Boehme. »1 Contre la philosophie de l’histoire de Hegel, Schopenhauer élabore une véritable philosophie de l’instinct, celui du vouloir-vivre, qui maintien le postulat d’un monde illusoire et de la fonction révélatrice de l’art. À la tradition judaïque d’un dieu positif et à ses prolongements chrétiens et musulmans, Schopenhauer oppose les religions de l’Inde, mais aussi le « bouddhisme » qu’il décèle dans le Jésus des Évangiles ou dans certains mystiques tels que saint François d’Assise à savoir la longue tradition des théologies négatives. La délivrance ne peut être attendue que de la négation du vouloir-vivre par lui-même. Dans le plan général du Monde comme volonté et comme représentation, la contemplation est présentée comme une étape vers cette abolition du vouloir-vivre. Pour Schopenhauer, la théorie de l’art doit être rapportée à une théorie de la contemplation du beau, et celle-ci à la connaissance par les idées qu’il distingue radicalement de la connais1. G. Bataille et R. Queneau, « La critique des fondements de la dialectique hégélienne » (1932), in Œuvres complètes, I, p. 283.
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D O X A - PA R A D O X A sance par les concepts, ces outils intellectuels subordonnés aux fins sans fin du vouloir-vivre individuel. C’est au génie qu’il appartient, par un développement exceptionnel de l’intellect, d’accéder à l’idée et de devenir pur sujet de connaissance d’un pur objet. La vérité de la sagesse n’est pas à chercher dans une quelconque intelligence mais dans l’expérience dénudante d’une contemplation esthétique : « Si la philosophie a été longtemps cherchée en vain, c’est qu’on voulait la trouver par la voie d’une science et non par la voie de l’art. » Il s’agit bien ici encore d’un retour à l’Un indicible de Plotin ou de Denys. Considéré hors du principe de raison, le monde de la représentation est pur objet de contemplation esthétique, une contemplation désintéressée, échappant à la discursivité abstraite de la représentation courante, et dont les artistes, grâce à leur génie, offrent l’expérience. L’œuvre d’art, qui communique à un large public cette connaissance, vaut donc non pas en tant que création (qui ne serait qu’exaltation de la volonté), mais comme la possibilité d’une expérience métaphysique qui nous délivre momentanément de la « roue d’Ixion » de la causalité phénoménale. Dans ces états mystiques, desquels relèvent donc la littérature, la poésie, les arts, et une grande part de la philosophie, nous pouvons connaître une vérité différente de celles qui sont liées à la perception des objets, mais cette vérité n’est pas formelle. Vérité de l’Un avant tout in principio, le discours cohérent n’en peut rendre compte. Elle serait même incommunicable, si nous ne pouvions l’aborder par deux voies : la poésie et la description des conditions dans lesquelles il est commun d’accéder à ces états. Pour des Esseintes, parangon du symbolisme, l’extase domine la prose, et il y a extase parce que le monde se révèle plus riche que ne le croient ceux qui se hâtent de le cataloguer. De même chez Mallarmé les objets existent avec une singulière intensité. Ceux qui ne savent pas voir sont ceux qui ont l’assurance d’avoir vu, compris, classé. Ils font de la langue un usage commandé par la seule utilité, mais, de même qu’il existe un « double état de la parole », l’un commercial, l’autre poétique, il existe un double état de la vision. Voir, ce peut être avoir reconnu ; ce peut être aussi contempler. Pour qui voit, vraiment, le temps de la vision, de la fascination, se distend, se prolonge, s’organise en musique. Et c’est toujours un théâtre qui est proposé, non pas un théâtre qui serait une imitation du réel, mais un spectacle mental où l’acteur concret se transforme en figure. C’est aussi peut-être un ballet, pourvu que l’on admette, comme le dit Mallarmé, que la danseuse n’est pas une femme et qu’elle ne danse pas. Pour décrire cette bipolarité de la conscience rationnelle et poétique Heidegger utilise l’image photographique, où nous aurions, d’un côté, comme pôle négatif, le Gestell, l’arraisonnement du monde à la technique, et de l’autre, l’Ereignis, l’événement qui en serait la révélation. L’Être destine l’homme à exister – non au sens existentialisme, précise Heidegger, qui s’oppose là très précisément à Sartre, mais en celui d’une « ek-sistense » c’est-à-dire d’une sortie du monde de la subjectivité, d’une extase. « Ce destin, précise-il, advient comme l’éclaircie de l’Être ; il est lui-même cette éclaircie. Il accorde la proximité à l’Être ». N’est-on pas encore là dans le domaine de l’éclair sublime ? Il s’agit d’ailleurs d’un écho de l’idéalisme platonisant que Husserl développait dans les Recherches logiques (1900-
vérité de l’Un
symbolisme
Heidegger extase
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POÏETICA
Husserl phénoménologie
conscience de viser
Barthes
studium / punctum
1901) : dans l’activité logique, la loi apparaît comme une réalité idéale, qui transcende les actes d’appréhension ou d’expression singuliers. Opérant une critique du psychologisme, la phénoménologie de Husserl met en évidence une dimension idéale de signification qu’il reconnaîtra, par-delà le domaine formel de la logique, au cœur de chaque type de réalité. Mais Husserl rompt avec Platon en ce qu’il met en avant la nécessité d’une phénoménologie des vécus de pensée et de connaissance, qui doit permettre de résoudre le problème de la théorie de la connaissance. Cette phénoménologie peut être caractérisée comme un « retour aux choses mêmes », car les choses mêmes ne sont rien d’autre que les vécus « en lesquels réside l’apparaître de l’objet », c’est-à-dire, exactement, les phénomènes. L’intentionnalité est cette conscience de viser l’objet identifiable, à savoir susceptible d’être reconnu comme « même », en deçà de toute fonction linguistique. La photographie était un symbole particulièrement opérant de cette visée de la conscience. On comprend que Barthes ait établi une différenciation similaire dans la perception de l’image, en l’occurrence encore photographique, différence de mode de conscience calée sur l’investissement émotionnel de l’observateur, du viseur. L’intensité ou le type de désir en oeuvre conditionnant un mode particulier de lecture du sens ( comme le réglage de la vitesse et de l’ouverture de l’appareil photo ou le choix d’un programme de prise de vue conditionne la netteté ou l’éclairage) ; d’un côté une implication utilitariste, un champ d’intérêt culturel – le studium – , de l’autre un investissement plus passionnel voire amoureux qui traverse ce champ comme une « zébrure inattendu » (à la manière du sublime dont Longin donne l’image archétypale de l’éclair) – le puctum – : « Le studium, c’est le champ très vaste du désir non-chalant, de l’intérêt divers, du goût inconséquent : j’aime / je n’aime pas, I like / I don’t like. Le studium est de l’ordre du to like, et non du to love.[…] Reconnaître le studium, c’est fatalement rencontrer les intentions du photographes,[…] les comprendre, les discuter en moi-même car la culture (dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les consommateurs […] Le punctum pourvoit l’image d’un champ aveugle. Le punctum est alors une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au delà de ce qu’elle donne à voir »1 . Barthes précisera la dimension mystique de cette expérience : « C’est “l’extase photographique” : certaines photos vous font sortir de vousmême, quand elles s’associent à une perte, à un manque, et, en ce sens, ce livre [La Chambre claire] est plutôt le symétrique des Fragments d’un discours amoureux dans l’ordre du deuil »2 . La psychanalyse a tenté de décrire et d’expliquer ces divers modes de conscience et les mécanismes de leur modulation. 1. R. Barthes, La Chambre claire, 1980, dans Œuvres Complètes, V, Paris, Seuil, 2002, p.810-834. 2. R. Barthes, Le Matin, 22 février 1980, dans Œuvres Complètes, V, Paris, Seuil, 2002, p.930.
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D O X A - PA R A D O X A L’analyse Jungienne de l’inconscient fait pénétrer tout d’abord dans le conscient des contenus individuels et personnels, ce que Jung appelle « l’inconscient personnel ». À ce bloc s’ajoutent des couches plus profondes de l’inconscient, « l’inconscient collectif », qui déterminent un élargissement de la personnalité entraînant un état d’inflation. La personnalité consciente est un fragment plus ou moins arbitraire de la psyché collective, fragment qu’il désigne du nom de persona, un terme exprimant très heureusement ce qu’il doit signifier, puisque, originairement, la persona désignait le masque que portait le comédien, et qui indiquait le rôle dans lequel il apparaissait. La persona n’est qu’un masque, qui, à la fois, dissimule une partie de la psyché collective dont elle est constituée, et donne l’illusion de l’individualité ; c’est la cristallisation d’un compromis entre l’individu et la société, l’ensemble des rôles que l’Autre et le monde l’ont amené à jouer. L’individuation Jungienne n’a d’autre but que de libérer le Soi, d’une part des fausses enveloppes de la persona, et d’autre part de la force suggestive des images inconscientes, par prise de conscience de leur existence et de leur fonctionnement. Les techniques de différenciation entre le Moi et les figures de l’inconscient, dont il trouve un modèle précurseur dans la « philosophie alchimique », visent à recentrer la personnalité globale sur son point d’équilibre, le Soi : « un point indéfinissable situé à mi-chemin entre les tendances contraires et les pôles opposés ; en lui se réconcilient les antinomies, se résout le conflit, se décharge la tension énergétique initiale »1. Jung rapproche explicitement ces techniques des pensées contemplatives traditionnelles : « On pourrait aussi bien dire du Soi qu’ il est “ Dieu en nous ”. C’est de lui que semble jaillir depuis ses premiers débuts toute notre vie psychique, et c’est vers lui que semblent tendre tous les buts suprêmes et derniers d’une vie.[…] C’est pourquoi, si nous utilisons la notion d’un Dieu, nous formulons ainsi simplement une certaine donnée psychologique, à savoir l’indépendance, l’autonomie et le caractère prépondérant et souverain de certains contenus psychiques, qui s’expriment dans leur capacité de contrecarrer la volonté, d’envahir et d’obséder le conscient et d’influencer ses humeurs et ses actions »2. Jung ne manque également pas de souligner l’aspect esthétique de cette expérience : « J’utilise à dessein l’expression “percevoir le Soi” pour bien marquer combien la relation du Moi au Soi relève de la sensation. A ce sujet, nous ne saurions en connaître davantage, car nous ne pouvons absolument rien dire des contenus du Soi. Le Moi est le seul contenu du Soi que nous puissions connaître. Le Moi qui a parcouru son individuation, le Moi individué, se ressent comme l’objet d’un sujet inconnu qui l’englobe »3. Les états de contemplation esthétique doivent leur plénitude et leur richesse à l’action d’une mémoire qui n’est plus limitée et spécialisée comme celle que requiert le rapport linguistique référentiel (remémoration), il s’agit une
Jung
individuation du Soi
Dieu en nous
1. C.G.Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, (1933), Paris, Gallimard, 1964, p.240. 2. ibidem, p.255 3. ibidem, p.259
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songes de l’embryon
mémoire globalisée, qui agit plus librement, pour donner à la sensibilité de l’ampleur. Cette situation détermine chez nous une ouverture à des stimuli plus nombreux et hétérogènes, par la disparition des inhibitions qui canalisent généralement nos réponses. Ereignis, Punctum, percevoir le Soi, sont autant de tentatives pour circonscrire conceptuellement un événement dont on ne peut avoir de connaissance que concrète et vécu. Elles pointent une configuration particulière des connexions cérébrales et de l’état corporel où la vérité, fille de la raison opératoire, n’est pas encore née, le lieu de la foi et des croyances, celui de la doxa. Doxa, Paradoxa balisent le lieu d’une véritable crise du concept de vérité. Si l’on cherche à comprendre comment se construit dans l’esprit de l’homme ce concept de vérité il faut d’abord noter que l’existence originelle d’une activité corticale soutenue de l’embryon en l’absence d’entrée sensorielle est un phénomène aujourd’hui bien établi par les neurosciences, même dans les aires sensorielles primaires1. La décharge spontanée des neurones fait partie des propriétés élémentaires fondamentales de notre cerveau, qui se comporte naturellement comme un système autonome projetant en permanence de l’information en direction du monde extérieur, Ces « songes de l’embryon » jouent probablement un rôle important pour l’assemblage du système nerveux en effectuant des « répétitions internes » qui participent à une espèce de réglage global des réseaux neuronaux préparant leur interaction avec le monde extérieur au lieu de recevoir passivement son empreinte. Une activité électrique spontanée intense apparaît très tôt au cours du développement embryonnaire du système nerveux et il paraît plausible qu’elle joue un rôle central dans plusieurs mécanismes propres au développement cérébral et, de manière générale, dans l’acquisition des connaissances ainsi que dans la mise à l’épreuve de leur vérité ; elle est nécessaire pour stabiliser et maintenir – de manière génétique – les connexions nerveuses jusqu’à l’âge adulte. Le jeune enfant dès sa naissance est constamment en train d’explorer le monde extérieur et ne cesse que pour dormir. On peut estimer que cette activité exploratoire s’accompagne, voire s’organise autour de la production, dans son cerveau, d’ « hypothèses spontanées » que Jean-Pierre Changeux appelle des « pré-représentations » ; elle implique aussi leur mise à l’épreuve par essais et erreurs au travers de ce qu’on peut appeler des « jeux cognitifs ». Ces jeux cognitifs, surtout aux premiers stades du développement, précèdent les jeux de langage plus élaborés qui engagent la compréhension et la production des mots. L’enfant manifeste extérieurement ces pré-représentations par des mouvements des bras et des mains [ principe de la danse], par des pleurs et des cris [ principe du chant], des larmes ou des sourires [ principe du théâtre]. En agissant ainsi, l’enfant – et, plus tard l’adulte – « projette » ses pré-représentations sur le monde qui l’entoure, d’une façon d’abord explicite, à travers des actions motrices, et, ensuite, 1. J.-P. Changeux, L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.
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D O X A - PA R A D O X A de façon tacite, « mentalement », par les jeux cognitifs qui stabilisent ou non les pré-représentations en fonction du signal, positif ou négatif, plaisant ou douloureux, reçu du monde extérieur. Il semble que l’acquisition des connaissances physiques sur les fluides ou les solides, sur la continuité des objets matériels se développe comme s’il y avait constamment mise à l’épreuve d’ « hypothèses » préformées produites à des moments définis du développement1. Ne s’agit-il pas, en poésie comme en art d’ouvrir au maximum et avec le plus de dynamisme possible les horizons de ce champ des possibles où agissent les jeux cognitifs ? C’est tout le sens et l’enjeu que Mallarmé donne à la notion si importante pour lui de fiction, de leurre : « Nous savons, captifs d’une formule absolue, que, certes, n’est que ce qui est. Incontinent écarter cependant, sous un prétexte, le leurre, accuserait notre inconséquence, niant le plaisir que nous voulons prendre : car cet au-delà en est l’agent, et le moteur dirais-je si je ne répugnais à opérer, en public, le démontage impie de la fiction et conséquemment du mécanisme littéraire, pour étaler la pièce principale ou rien. Mais je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation défendue et de foudre ! »2. La fiction comme « au-delà », c’est encore l’impératif romantique d’Hugo qui confie à son étrange Promontorium Somnii : « Poètes, voilà la loi mystérieuse : aller toujours au-delà. » Lorsqu’il aborde des questions d’esthétiques, Apollinaire privilégie lui aussi la fiction du mythe au détriment de l’analyse. Le mythe est pour lui producteur de sens à part entière. Il exprime par l’image ce que l’analyse ne saurait exprimer sans le trahir. Là encore, Apollinaire se retrouve aux côtés de Nietzsche : « Le mythe demande à être ressenti intuitivement comme une expérience unique d’une universalité et d’une vérité qui s’ouvrent sur l’infini »3. Dieu mort, reste cependant l’expérience toujours ouverte du divin en soi, l’expérience intérieure. La genèse des mythes par le processus que Claude Lévi-Strauss appelle « bricolage » traduit bien cette activité de base du cerveau en ce qu’elle présente des relations évidentes avec les « jeux cognitifs » de l’enfant. En conséquence, ce processus évolutif de bricolage serait une expression directe des propriétés combinatoires et récursives du cerveau humain ainsi que ses capacités à généraliser. La notion de mythe utilisée ici découle de ce mode d’analyse structurale par lequel les séquences d’un récit se trouvent redistribuées pour former une organisation spatiale préhensible et compréhensible sous forme d’image4. Les structuralistes procèdent ainsi afin de mettre en évidence la fonction des mythes – laquelle est, d’après eux, la prise en charge culturelle de la contradiction. Cette fonction a longtemps été assumée, dans l’art occidental, par le
jeux cognitifs
Mallarmé fiction
Apollinaire mythe
1. S. Carey, Conceptual Changes in Chidhood, Cambridge, Mass., MIT Press, 1985. 2. Mallarmé, La musique et les Lettres, La Revue Blanche, avril et octobre 1894 3. Nietzsche, Naissance de la tragédie, 1872 4. voir C. Levi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 227.
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POÏETICA
cadre
croyance
paradigme de la fenêtre, de la porte, de la clôture végétale, en fait de toute articulation architecturale entre un extérieur et un intérieur. Cet archétype du cadre comme lieu de la pensée mythique ou poétique s’est évidemment incarné avec le plus de force à la Renaissance dans la fenêtre albertienne, mais également dans l’art moderne et contemporain sous la forme structurelle de la grille, comme l’a montré Rosalind Krauss, n’hésitant pas à déclarer que « derrière chaque grille du XXe siècle se trouve – comme un traumatisme qu’il faut refouler – une fenêtre symboliste qui se fait passer pour un traité d’optique. »1 Le cadre, sous toutes les formes qu’il puisse prendre, est cette frontière [infra-mince dira Duchamp] entre la connaissance acquise, structurée, rationnelle et ordonnée, le monde des formes, de la logique, du pouvoir, de l’histoire, et « au-delà », le vaste champ de l’inconnu, le chaos de l’informe, le lieu d’une conscience en œuvre, non encore définie, virtuelle, riche de toutes les possibilités que les jeux de l’imagination et de la mémoire donnent à l’homme avant que la logique n’opère son jugement et ne cristallise le savoir ; le lieu des hypothèses et des présences, tout en devenir, en métamorphoses, le lieu de la pensée en puissance. Si l’art annexe souverainement toute réalité susceptible d’être présentée, c’est bien en suspendant d’autres formes de rationalité [ C’est en ce sens que Coleridge avait parlé d’une « suspension de l’incrédulité » chez le lecteur d’un récit ] . « en contemplant un tableau, il y a un moment où nous perdons conscience qu’il n’est pas la chose, la distinction entre le réel et la copie disparaît […]. A ce moment, nous contemplons une icône »2. À la différence d’une prétention cognitive à la vérité ou d’une prétention normative à la légitimité, la prétention à la validité esthétique est indirecte : avant de dire oui ou non, il nous faut suspendre notre jugement et entrer dans le jeu d’une œuvre qui nous éloigne de nos attitudes quotidiennes et nous impose une déréalisation. La poésie est ce lieu, temporaire qu’on se rassure, de « suspension de l’incrédulité » : « On croit, écrit André Gide, à l’encontre de toute constatation, de toute évidence. Pour croire il faut se crever les yeux. L’objet de la croyance, il faut cesser de le regarder pour le voir »3. Dans La Destination de l’homme, 1800, Johann-Gottlieb Fichte fait de la croyance la faculté qui sera chargée de révéler la réalité en soi et hors de soi. Mais cette croyance ne saurait se réduire, comme chez les romantiques (et Fichte ne cessera de porter le fer contre eux, malgré la propension de ces derniers, tel Novalis, à se réclamer de sa pensée) à la foi de l’enfance. Elle est aussi exigence de la raison pratique qui garde comme en veilleuse l’amorce vigilante d’un retour à la conscience attentive. « La croyance n’est pas le savoir, mais une décision de la volonté de donner à ce savoir sa pleine valeur. » Toutes les connaissances se construisent sur ce substrat de liberté des 1. R. Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 101 2. C.S. Peirce, Ecrits sur le signe, trad. G. Deledalle, Seuil, Paris, 1978, p. 145. 3. André Gide, Interviews imaginaires
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D O X A - PA R A D O X A croyances qu’on dépasse, où l’on revient, mais dont en tout état de cause il serait dangereux de nier le rôle constituant. Selon Gadamer, fondateur de l’herméneutique, les sciences humaines, disciplines forgées sur le modèles des sciences exactes, ont depuis leur naissance eu l’obsession de s’aligner sur leurs méthodes de rigueur mathématique. Pour l’auteur de Vérité et méthode (1959) cette obsession méconnaît foncièrement, la vérité propre aux sciences de l’homme : ce n’est pas sur la distanciation méthodique, mais, bien au contraire, sur l’appartenance à ce qui est dit et à une tradition, à un travail de l’histoire, un Wirkungsgeschichte, que se fonde l’expérience de vérité dont les sciences humaines sont porteuses. Les modalités de croyance renvoient aux modes de possession de la vérité ; il existe à travers les siècles une pluralité de ce que l’historien Paul Veyne appelle des « programmes de vérité », qui comportent différentes distributions du savoir, et ce sont ces programmes qui expliquent les degrés subjectifs d’intensité des croyances, la mauvaise foi, les contradictions en un même individu. La « langue de bois » est ainsi cette modalité particulière de croyance où le contenu du discours n’est senti ni comme fondamentalement vrai, ni comme fondamentalement faux, mais comme verbal, vrai dans sa seule vérité d’énonciation au sein d’un public dont la réception finalise l’acte de parole : ce que Bourdieu appelle, en le resituant dans le champ des luttes sociales de pouvoir, l’illusio : « … l’œuvre d’art, comme les biens ou services religieux, amulette ou sacrement divers, ne reçoit valeur que d’une croyance collective. L’acte artistique ne serait rien qu’un geste insensé ou insignifiant sans l’univers des célébrants et des croyants qui sont disposés à le produire comme doté de sens et de valeur par référence à toute la tradition dont leurs catégories de perception et d’appréciation sont le produit. […] C’est dans la relation entre les habitus et les champs auxquels ils sont plus ou moins adéquatement ajustés – selon qu’ils en sont plus ou moins complètement le produit – que s’engendre ce qui est le fondement de toutes les échelles d’utilité, c’est-àdire l’adhésion fondamentale au jeu, l’ illusio , reconnaissance du jeu et de l’utilité du jeu, croyance dans la valeur du jeu et de son enjeu qui fondent toutes les donations de sens et de valeurs particulières. »1. Croyons-en Michel Foucault : l’histoire des idées commence vraiment quand on historicise l’idée philosophique de vérité. Notre vie quotidienne est composée d’un grand nombre de ces programmes de vérités, de ces modalités de croyances ; nous passons sans cesse de l’un à l’autre, comme on change de longueur d’onde à la radio, mais nous le faisons à notre insu. Jean Piaget a depuis longtemps mis en évidence chez l’enfant cette pluralité des modalités de croyance : « Chez l’enfant, il y a plusieurs réalités hétérogènes : le jeu, le réel observable, le monde des choses entendues et racontées, etc. ; ces réalités sont plus ou moins incohérentes et indépendantes les unes des autres. Dès lors, lorsque l’enfant passe de l’état de travail à l’état de jeu, ou de l’état de soumission à la parole adulte à l’état d’examen personnel, ses opinions
herméneutique
Veyne programme de vérité
Bourdieu illusio
Piaget modalité de croyance
1. Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, p 288
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POÏETICA
imagination constituante
peuvent varier singulièrement. »1. Les modes de prise de conscience des adultes sont-il en fin de compte si différents ? Les diverses vérités analogiques – empirique, logique, poétique, onirique… – sont toutes vraies à nos yeux, mais nous ne les pensons pas exactement selon les mêmes topographies cérébrales et elles relèvent chacune d’un champ de force qui lui est propre, pouvoir politique, autorité des professionnels du savoir, socialisation (Nietzsche dirait dressage). C’est parce que la pensée est une force qu’elle ne se distingue pas de la pratique comme l’âme ne se distingue pas du corps : on ne sait (ou croit, c’est pareil) que ce qu’on a le droit de savoir ; la distribution politique du savoir a, outre ses conséquences politiques et sociales, des effets sur le savoir lui-même. On n’apprend et n’invente que si l’on en a le droit socialement reconnu. Et c’est l’un des grands mérites du libéralisme européen du XVIIIe siècle que d’avoir, sur le modèle scientifique d’une perpétuelle remise en question des faits, sécrété en son sein l’idée de sa propre contestation révolutionnaire – capitalisme et socialisme comme les deux faces d’un même programme ! « L’imagination constituante » que Paul Veyne a cherché à définir dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? ne désigne pas une faculté de la psychologie individuelle, mais l’ensemble des « cadres arbitraires et inertes », des « palais de l’imagination » mis en place par les forces en jeux dans tout groupe social, cadres dans lesquels ces groupes pensent et agissent, palais hors desquels rien n’existe si ce n’est la demi-existence de réalités « matérielles », c’est-à-dire de réalités dont l’existence n’a pas encore été prise en compte, n’a pas reçu sa forme, ce lieu bataillien s’il en est de l’informe. Emile Durkheim, dans son analyse des Formes élémentaires de la vie religieuse, considère qu’à l’exception de l’activité économique presque toutes les grandes institutions sociales sont issues de la religion et que la vie religieuse exprime en raccourci la totalité de la vie collective. Il suggère que la pensée scientifique ne serait rien de plus qu’une forme plus parfaite de pensée religieuse, l’exubérance de sens de la pensée mythique y subissant un important « élagage » conceptuel. Science et croyance ne sont donc pas des modes de pensée si différents qu’on a pu l’imaginer ; ce constat se révèle bien proche d’une posture intellectuelle comme celle de la gnose qui, dès ses origines – chez un Valentin, un Carpocrate, un Basilide – se voulut surtout une attitude non-religieuse ou plutôt a-religieuse, c’està-dire soucieuse de dépasser l’absurde antinomie de la foi et de la connaissance, du sacré opposé au profane. En dépit de l’immense progrès accompli par la connaissance scientifique, son caractère éternellement fragmentaire, éphémère et incomplet sera toujours favorable à la survie de la pensée mythique et à son exubérance de sens. Être subtil est la méthode autant que l’essence de l’art ! (esprit subtil – Ars magna). Notre mot « parole » n’est-il pas l’héritier un peu amnésique de cette 1. J. Piaget, Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, Paris, Delachaux et Niestlé, 1945, p. 217.
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D O X A - PA R A D O X A paraula qui, en latin chrétien, contractait la parabola, forme et puissance germinale du Verbe du Christ ? Parler, c’est parabolare. La parabole en grec classique est un mot du langage mathématique désignant l’angle de recoupement entre deux plans d’ordres différents ; en grec évangélique, c’est un récit familier qui fait se recouper les choses de la vie humaine et l’ordre divin. Entre le symbolique (le savoir) et le diabolique (l’ignorance), le parabolique joue la digression, la dispersion, la perte, mime le mal du non-sens mais il le sublime, le transcende, et des limbes de l’inconnu dès lors vaincu, il ressurgit, ressuscite à un sens revivifié. Prêcher le faux pour apprendre le vrai, tenter les hypothèses les moins évidentes : paradigme de l’ingéniosité ! Mais quel scandale pour l’ancienne loi qui se voit dépassée. Le destin de Jésus est un destin parabolique. C’est celui de toute mystique, de toute poïétique. « J’appelle sagesse de l’artiste, nous dit Barthes, ce savoir moral, cette acuité de discernement qui lui permet de ne jamais confondre le sens et la vérité. Que de crimes l’humanité n’a-t-elle pas commis au nom de la vérité ? […] L’artiste, lui, sait que le sens d’une chose n’est pas sa vérité ; ce savoir est une sagesse, une folle sagesse, pourrait-on dire, puisqu’elle le retire de la communauté, du troupeau des fanatiques et des arrogants. »1 L’artiste travaille à « rendre subtil le sens » et cette subtilité du sens est décisive précisément parce que le sens, dès lors qu’il est fixé et imposé, dès lors qu’il n’est plus subtil, devient un instrument, un enjeu du pouvoir. La leçon des Fleurs de Tarbes de Paulhan, complété par Clef de la poésie, est à situer dans cette zone d’affolement des signifiances : « Il est des leçons qu’il faut donner, pour ainsi dire, de biais »2. La littérature, comme l’art, recèle pour lui un mystère, un miracle, dont l’effet est particulièrement sensible dans la poésie, et sous ce nom de mystère ou miracle, Jean Paulhan récupère et tâche à régulariser le nescio quid, le « je ne sais quoi » dont le XVIIe siècle ne cessait de répéter qu’il constitue le secret du beau. Dans l’état mystique tout se passe « comme si notre pensée ne se suffisait pas à elle-même et ne pouvait vivre sur son propre fond – mais qu’elle exigeât à certains moments d’être en quelque sorte rechargée, de quoi ? D’un élément d’autre nature, ambigu, mystérieux et parfaitement étranger à l’esprit. Claire, qu’elle fût étayée par de l’obscur ; raisonnable, par de la déraison ; explicable, par un non-sens »3. La connaissance d’un sujet sur l’objet est remplacée par une communion du vécu. « Partout où je disais (ou laissais entendre) : “Je pensais, je formai l’idée, j’eus la pensée”, il conviendrait mieux de dire : les choses s’imposèrent à moi, le monde reflua sur moi, l’extérieur me bouscula, me revint dessus, me brutalisa »4. Pris entre idée, sensation, image, sentiment, et leurs contraires, « il faudrait commencer par confondre ces termes opposés, et du premier instant admettre que l’idée et la chose ne font qu’un ; que ne font qu’un le sujet et l’objet, le mot et la chose… Bref, échapper à la première loi de la raison : l’identité
parole
Paulhan littérature - mystère
1. Roland Barthes, Cher Antonioni…, Œuvres complètes, V, p.901 2. Paulhan, Œuvres, 1964, IV, 380-381 3. ibidem, III, 352 4. ibidem,III, 363
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POÏETICA
exégèse
subtilité
à soi-même »1. Toute poïétique est d’abord une ouverture. Ce dont il s’agit c’est bien de subvertir les frontières du sens, de miner toutes formes établies pour laisser libre cours aux mouvances de la signifiance, de conduire, hors des structures déjà figées de la connaissance, vers l’au-delà d’une configuration cérébrale en perpétuelle construction. L’exégèse, étymologiquement, est bien cet acte de conduire hors de… Sur la donnée close des Ecritures saintes, elle s’offre comme l’inépuisable possibilité de créer un monde infini de relations, ouvrant toujours plus le sens, l’imaginaire et la croyance. Au Moyen-Âge s’est progressivement dégagé la matrice conceptuelle d’un quadruple sens de l’Ecriture : l’historia d’une part, et d’autre part, comme les trois rayonnements du sens spirituel, ce qu’on a désigné sous les termes d’allegoria, de tropologia et d’anagogia. L’allegoria convertit le sens historique en vue de la vérité même, la tropologia en vue de la virtus, la vertu morale, l’anagogia désigne enfin le principe ultime de toutes ces conversions ; c’est le sens mystique par excellence, et plus qu’un sens c’est l’acte même de s’élever vers la lumière et la face divine. L’image n’échappait pas à cette complexité de lecture. On trouve une indication précieuse de la haute valeur de la peinture pour le clergé régulier à la fin du Moyen-Âge à travers la définition du mot imago que donna le dominicain Giovanni di Genova, dans un dictionnaire intitulé Catholicon. Le mode d’opération de l’image y est d’emblée défini comme triplex : il n’est pas seulement à concevoir comme travail de la ressemblance (similitudo), mais encore comme travail de re-création, voire de création (recreatio et creatio). A cette triplicité fait écho un développement sur la triple « institution des images dans l’Eglise » : Giovanni di Genova professe que les images religieuses répondent à trois exigences, trois exigences différentes. La première suit à la lettre l’orthodoxie grégorienne qui consiste dans « l’instruction des ignorants » (ad instructionem rudium). La seconde change déjà de niveau : elle consiste à « susciter un affect de dévotion » (ad excitandum devotionis affectum), selon l’idée que le visible se montre, sous ce rapport, plus efficace que l’audible. La troisième exigence va plus loin encore dans le domaine de la subtilitas : elle suggère que le mystère de l’Incarnation luimême puisse venir, quotidiennement, par nos yeux, emplir notre mémoire (incarnationis mysterium… in memoria nostra)2. Cela est fondamental : si la peinture est destinée à susciter en notre mémoire le plus profond mystère théologique qui soit, alors elle ne peut se réduire à un exercice qualifiable de facilis, à un sermon didactique pour idiots et illettrés. Si la peinture est capable de produire la mémoire d’un mystère, alors son mode propre d’efficacité ne peut se réduire à l’acte de délivrer une storia, ni même à l’acte de composer une imitation, au sens classique, de la réalité visible. La peinture, en ce sens, à l’instar d’une dévotion, doit alors être pensée dans les termes d’une pratique de l’extrémité, 1. ibidem, III, 364 2. Giovanni di Genova (Giovanni Balbi), Catholicon, Liechtenstein, Venise, 1497, fol.163 v°
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D O X A - PA R A D O X A de l’espérance de béatitude, et enfin d’une pratique difficile, d’une pratique subtile. C’est l’hypothèse convaincante que développe George Didi-Huberman à propos de la peinture de Fra Angelico, nommant figura cet acte pictural consistant à produire la « mémoire du mystère de l’Incarnation », par-delà storia et par delà imitation « figurative » de la réalité. Le mystère de l’Incarnation a en effet donné forme et originalité au monde chrétien des images, depuis l’époque patristique jusqu’au concile de Trente ; il ouvrait l’image à un fonctionnement tentant de tirer le regard au-delà de l’œil par une conversion visuelle issue de la tradition mystique du pseudo-Denys l’Aréopagite, tradition théologique qui exaltait la dissemblance, la dissimilitudo, comme amorce dans la vision des figures du divin. L’art de maintenir, grâce à l’image, la pensée dans une certaine ambiguïté riche de suggestions est porté à une espèce de perfection par Ficin, fortement marqué par la mystique dyonisienne ; il répond à une pratique de l’Académie antique. Cicéron rappelait déjà dans un passage du De Natura Deorum, qui a frappé Pétrarque, le précepte de l’école platonicienne : ne pas aller jusqu’à l’affirmation devant les questions ambiguës . La peinture souvent déconcerte, parce que son indétermination relative, ses moyens conceptuels limités – et notamment cette inaptitude foncière, bien remarquée par Freud dans L’interprétation des rêves, à représenter univoquement les relations logiques – en font l’instrument particulièrement efficace de cette indétermination-surdétermination du sens et d’une véritable exubérance de la pensée. La dimension du visible dans le processus méditatif trouve d’ailleurs, à la Renaissance, un statut canonique dans le genre de l’emblème, qui implique de la part du lecteur une réflexion en va-et-vient de l’image au texte. Le « mode d’emploi » de l’emblème rejoint ainsi la méthode de méditation religieuse qui domine l’époque, les Exercices spirituels. Saint Ignace y a dessiné une voie ascensionnelle qui fait rebondir l’oratio interior de tableau en tableau, ou « composition de lieu, avec application de sens ». Plus que la lecture claire d’une historia albertienne, la réception de l’image à l’époque moderne a été un processus ouvert d’exégèse méditative. L’emblématisme n’est en effet que le cas particulier d’une vaste littérature de la fable figurée, au double sens d’exégèse et d’illustration gravée, où les récits mythologiques païens sont interprétés au bénéfice de l’éveil moral et religieux des chrétiens. La méthode herméneutique autant que le lexique de cette littérature « profane » de vulgarisation méditative, on les trouve exposés minutieusement dans les grands recueils qui se multiplient au cours du XVIe siècle : depuis les Hiéroglyphiques de Pierius jusqu’à l’Iconologie de Ripa, depuis la Mythologie de Noël Conti jusqu’aux Images ou tableau des deux Philostrate et de Callistrate, traduits et commentés par Blaise de Vigenère, pour ne citer que les plus célèbres. Dans le Discorso intorno al Sileno publié en 1568 où est commentée l’impresa des Accademici Occulti, le modèle que nous pourrions qualifier de « silénique » devient un principe théorique pour l’élaboration des imprese. Rappelons que dans le Banquet platonicien, faisant l’éloge de Socrate, Alcibiade le compare aux statues de Silènes qui, d’apparence fort
figura
emblème
modèle silénique
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POÏETICA
grotesques
signification dynamique
laide et difforme, présentent cependant à l’intérieur, lorsqu’on les ouvre, de précieuses images de divinités. Aussi l’auteur anonyme du Discorso souligne-t-il que la figure de Silène « paraît, à première vue et aux yeux de quiconque, inepte, prosaïque et ridicule », mais « c’est à l’intérieur et non pas à l’extérieur que se trouve la moëlle et la meilleure partie. C’est ainsi qu’en notre bas monde les formes sont occultées sous des apparences matérielles et accidentelles. »1 Soulevant le problème du sens des grotesques et de leur rapport aux hiéroglyphes, Lomazzo, peintre et principal théoricien du maniérisme, en donnait une vision qu’il reliait également aux emblèmes et aux imprese. « On les faisait comme des énigmes ou des figures égyptiennes appelées hiéroglyphes, afin de signifier un concept ou une pensée sous une autre forme, comme nous procédons dans les emblèmes et les imprese. »2 ������ ����� L’association des imprese et des emblèmes aux hiéroglyphes dans le contexte d’un langage symbolique et figuré est un fait communément accepté au XVIe siècle, qui résulte de la grande vogue des Hieroglyphica d’Horapollo. Lomazzo porte donc l’accent sur le mécanisme métaphorique et allégorique élémentaire : « Dans les grotesques, le peintre exprime les choses et les concepts non sous leur apparence naturelle mais sous d’autres figures. »3 Ce sens subtil de l’image, sa valeur d’équivoque et la richesse de suggestion qui en résulte pour l’imagination restera un mode privilégié de lecture des œuvres d’art. Et encore en plein XVIIIe siècle c’est le terme de hiéroglyphe que Diderot choisi, dans sa Lettre sur les sourds et muets (1751), pour évoquer le type de signification poétique, terme « destiné à désigner plusieurs choses au moyen d’une seule figure » qui suggère à la fois l’idée de la superposition des sens et de leur perception simultanée. L’utiliser pour rendre compte du sentiment de l’harmonie poétique revient à supposer que dans certains cas, la signification du langage consiste moins dans sa rationalité que dans sa force d’évocation, sa capacité de former autour de lui un réseau de significations dynamique. Notre cerveau fonctionne en effet, nous l’avons vu, de manière projective. Il élabore en abondance des hypothèses et des anticipations sur un monde qu’il perçoit comme changeant, irrégulier et capricieux. Il tente de créer des catégories plus stables en projetant de multiples « pré-représentations » de sens. La démarche scientifique consiste précisément à tirer partie de cette propension spontanée à produire du sens en excès, voire à prendre en compte des faits non avérés mais en effectuant des choix sévères [propédeutique de l’erreur]. La démarche poétique consiste, en amont, a toujours plus ouvrir le champs projectif des hypothèses et donner ainsi le plus de chance à la critique de trouver la solution adéquate, utile, en aval à toujours plus ouvrir les chances de remise en question des solutions scientifiques provisoirement admises, [dialectique du progrès]. Il s’agit de laisser aux opinions (Doxa) la chance de leur floraison et 1. Anon., Rime degli Accademici Occulti con le loro imprese et discorsi, Brescia, 1568 2. Lomazzo, 1584, V, 49, p. 369. 3. Lomazzo, 1584, V, 49, p. 367.
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D O X A - PA R A D O X A de leur fruition. « Que le peintre recherche une rapidité qui coupe court à toute réflexion, qu’il refuse l’aide d’instrument aussi lourd de pensée que le pinceau ou le crayon, qu’il esquive chaque intention et, s’il n’évite pas tout à fait un sens, le rende (ou le reçoive) du moins si confus et brouillé que l’amateur de tableau (et le peintre lui-même) s’y égare, il semble qu’on assiste en tout cas à une entreprise parfaitement cohérente qui vise à chasser de l’art toute prise de vue, tout raisonnement, toute opinion. »2 Le symptôme bataillien, s’il est encore un signe, est ce signe subtil, le plus équivoque qui soit, le plus déroutant : ce qu’il signifie demeure inconnu (concerne le non-savoir, le « je-ne-sais-quoi »). De surcroît, c’est un signe incarné, organique, mouvementé, déchirant, à la fois signe de déchirure et déchirure du signe. Il possède cette étrange exubérance qui fait de lui une composition théorique de paradoxes enchâssés les uns dans les autres. La subtilité du sens d’une œuvre poétique, si elle doit exprimer ce symptôme intérieur, cette expérience mystique ne peut bien souvent se manifester que comme un étonnement sublime, un effet de surprise éclairant. Il existe dans l’attitude zen une expérience recherchée sans méthode rationnelle, qui n’est pas sans rapport avec cette expression poétique : c’est le satori, sorte de secousse mentale qui permet d’accéder ; hors de toutes les voies intellectuelles connues, à la « vérité » bouddhiste : vérité vide, déconnectée des formes et des causalités. Il est recherché à l’aide de techniques surprenantes : non seulement irrationnelles, mais aussi et surtout incongrues, défiant le sérieux. Par cette rupture brusque (parfois très ténue) de la logique causale, par cette circonstance infime, voire dérisoire, aberrante, farfelue, le sujet s’éveille à une négativité radicale. L’Occident a lui aussi attribué à la surprise une valeur opératoire dans l’acquisition de la connaissance. L’Ad Herennium, traité antique fondamental sur l’art de la mémoire, longtemps attribué à Cicéron, fonde l’efficacité mnémonique de l’image surprenante : « les choses ordinaires glissent facilement hors de la mémoire, tandis que les choses frappantes et nouvelles restent plus longtemps présentes à l’esprit ». L’auteur pose clairement l’idée qu’il faut aider la mémoire en suscitant des chocs émotionnels à l’aide d’images actives (imagines agentes), des images frappantes et inhabituelles, très belles ou hideuses, comiques, grossières ou horribles, indépendamment de toute considération morale autre que leur efficacité mnémonique. Toutes les sources médiévales ont développé cette théorie de l’imago agen. Le plaisir que procure la découverte d’une belle métaphore est à attribuer à ce que, déjà, le Pseudo-Denys ( De coelesti hierarchia II ) indiquait comme l’incongruité du symbole par rapport à la chose symbolisée. S’il n’y avait pas d’incongruité mais seulement identité il n’existerait pas de rapport proportionnel. En outre c’est précisément l’étrangeté du symbole qui rend palpable et stimulant pour l’exégète. Ainsi la Hierarchie céleste s’ouvre-telle sur une véritable théorie de la figure, et cette théorie ne semble élaborée
fruition
symptôme bataillien
satori surprise
ars memorandi
Denys l’aréopagite
2. Jean Paulhan, L’art informel, Œuvres complètes, p.244
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POÏETICA
paradoxe
Eros Prôtogonos
Nicolas de Cues concilliation des contraires
que pour promouvoir, justement, le dissemblable comme idéal et perfection des figures. Il existe, dit l’Aréopagite, deux sortes d’images (eikones) : les unes sont « façonnées à la ressemblance de leur objet », et les autres, au contraire, « poussent la fiction jusqu’au comble de l’invraisemblable et de l’absurde ». Ces dernières images qui sont qualifiées de dissemblables c’est-à-dire illogiques, monstrueuses en un sens (il utilise d’ailleurs le mot teratologia) et elles doivent être préférées car « Les images déraisonnables élèvent mieux notre esprit que celles qu’on forge à la ressemblance de leur objet »1. Il existe en effet un lien structurel entre la pensée mystique et la tératologie. Le monstrueux est ce qui ne peut qu’être montré ; domaine de l’indicible, au-delà du langage, la mystique elle aussi ne se révèle que par monstration, par indice. Quelques siècles après Denys, le Tractatus de Wittgenstein, qui a pour but non de dire ce qu’est la réalité du monde, mais de délimiter ce qui en est pensable, c’est-à-dire exprimable dans un langage n’épuise cependant pas le réel avec le langage, et au delà de lui : « 6.522 – Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique ». Le goût du Moyen-Âge pour le grotesque, le bizarre, est à chercher dans l’application de ces préceptes mnémotechniques de l’ars memorandi qui, dans l’effet émotionnel de la surprise, rejoigne les techniques rhétoriques des figures de paradoxe. La rhétorique appelle la figure de la contradiction oxymore, du grec oxus, pointu, piquant, et môros, sot, fou. Entre raison et pulsion, le paradoxe est bien le grand véhicule de l’orthodoxie à l’hétérodoxie. Contrairement à la Theogonie d’Hésiode qui le met, pour ainsi dire entre parenthèses, Eros est, dans les théogonies rhasodiques d’Orphée, la puissance qui, sous les noms de Prôtogonos (Premier-né), ou de Phanès (celui qui fait briller), intègre et concilie les opposés et les contraires ; c’est la force primordiale qui permet d’unifier les aspects différenciés d’un monde déchiré par les tensions que provoque une puissance comme Neikos (Querelle). La tradition alchimiste retiendra cette leçon avant que la Renaissance néo-platonicienne ne la redécouvre. Mais déjà à l’aube du XV e siècle nous trouvons un penseur orthodoxe, un philosophe chrétien, un homme d’Eglise, qui porte pourtant à la pensée scolastique un coup mortel. Il s’agit de Nicolas de Cues, dans la pensée de qui le problème de la coincidentia oppositorum, de la conciliation des termes opposés, exerce une fonction centrale. Le principe d’opposition se manifeste selon lui dans le mécanisme concret de la sensation ( De beryllo 36 ). Il évoque, dans le De lubo globi, l’exemple du toton, cette toupie que font tourner les enfants et qui est dit dormir lorsqu’il tourne très vite ; au maximum de mouvement, il semble y avoir parfait repos, coïncidence du repos et du mouvement. Le principe se manifeste aussi dans l’univers abstrait des entités mathématiques : la circonférence de degré maximum est ligne droite au degré maximum ( De docta ignorantia 1, 13 ). Il en va ainsi parce que tout est dans tout, et que chaque chose existante n’est qu’une contraction de 1. Denys l’Aréopagite, la Hiérarchie céleste, Paris, Cerf, 1958, II, 3, p.77-79.
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D O X A - PA R A D O X A la totalité divine. Cette nature même de l’univers lui procure une structure esthétique par le biais de la correspondance, de l’harmonie. Cette obsession du paradoxal était présente depuis longtemps dans la culture occidentale. Chez Héraclite : « Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes et ne sommes pas. Ni l’ombre ni la lumière, ni le bien ni le mal ne diffèrent. C’est la même chose que vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et vieillesse. La matière, sans commencer ni finir, en même temps vit et meurt, survient et disparaît. » Chez Parménide : « Il est et il n’est pas, le même et non le même. Ce qui pense, chez les hommes, c’est la substance du corps. Tout est plein à la fois de lumière et de nuit sans clarté. » Chez saint jean Chrysostome : « L’agneau de Dieu […] qui est rompu sans être divisé, qui est mangé partout et jamais consommé. » L’obsession est manifestement universelle, anthropologique. On la retrouve en Asie, notamment chez Lao Tseu : « Le Tao est la forme sans forme et l’image sans image. Lumineux est comme obscur Avancer est comme reculer Etranger est comme familier. Connaître, c’est ne pas connaître. » Les marginalia médiévales, comme la plus part des grotesques de l’époque moderne ont été un lieu privilégié de son expression. Elles mettent en effet en œuvre tout un ensemble d’artifices de rhétorique plastique qui constituent ce que Philippe Morel appelle des figures du paradoxe : jeu sur la représentation aberrante des lois de l’équilibre et de la pesanteur des figures (une lourde architecture supportée par de fin rinceaux) ; jeu sur la représentation de forces contraires logiquement inconciliables (une sourie maîtrisant par des rênes un cheval cabré) ; jeu sur le redoublement des systèmes de représentation et leur entremêlement illusionniste (une statue ornementale de bronze participe à l’action d’une scène)1. C’est l’esthétique du monde sans dessus-dessous, de la roue de la fortune, telle que la mettait déjà en œuvre la Stultifera navis, la « nef des fous » de Sébastien Brant dont la vogue européenne fut fulgurante. L’un des éléments les plus fréquents de ce registre ornemental grotesque est celui issue de la tradition des carnavals, à savoir le masque, le mascaron. Entre les énigmes paradoxales proposées à chacun de nous, celle qui tient à la présence des masques est peut-être la plus chargées de trouble et de sens. Rien n’est humain dans l’univers inintelligible en dehors des visages nus qui sont les seules fenêtres ouvertes dans un chaos d’apparences
marges grotesque
masque
1. Philippe Morel, Les grotesques, Paris, Flammarion, 1997
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Klee
surréalisme
étrangères ou hostiles [cf neurobiologie-visages]. L’homme ne sort de la solitude insupportable qu’au moment où le visage d’un de ses semblables émerge du vide de tout le reste. Mais le masque le rend à une solitude plus redoutable : car sa présence signifie que cela même qui d’habitude rassure s’est tout à coup chargé d’une obscure volonté de terreur. Le masque est le chaos devenu chair. Il est présent devant moi comme un semblable qui me dévisage et a pris en lui la figure de ma mort ; en lui déjà se manifeste la fascination existentielle macabre de l’homme pour le crâne. La pensée ésotérique, si prégnante dans l’esthétique symboliste s’inscrit dans cette pensée du paradoxe : « l’analogie des contraires, c’est le rapport de la lumière à l’ombre, de la saillie au creux, du plein au vide. L’allégorie, mère de tous les dogmes, est la substitution des empreintes aux cachets, des ombres aux réalités. C’est le mensonge de la vérité et la vérité du mensonge »1 Klee fait de la conciliation des contraires le but de sa vie d’artiste. En 1902, à l’âge de 23 ans, il soupire déjà : « Puisse venir le jour de la démonstration ! Pouvoir concilier les contraires ! Exprimer d’un seul mot la pluralité ! ». Comme les physiciens qui cherchent le principe d’unification des quatre forces de construction de l’univers Klee tentait d’atteindre le point à partir duquel l’univers chaotique s’ordonnait : « Cet être-néant ou ce néant-être est le concept non-conceptuel de la non-contradiction. Pour l’amener au visible (prenant comme une décision à son sujet, en établissant comme le bilan interne), il faut faire appel au concept de gris, au point gris, point fatidique entre ce qui devient et ce qui meurt. Ce point est gris, parce qu’il n’est ni blanc ni noir ou parce qu’il est blanc tout autant que noir. Il est gris parce qu’il n’est ni en haut ni en bas ou parce qu’il est en haut tout autant qu’en bas. Gris parce qu’il n’est ni chaud ni froid. Gris parce que point non-dimensionnel, point entre les dimensions et à leur intersection, au croisement des chemins Etablir un point dans le chaos, c’est le reconnaître nécessairement gris en raison de sa concentration principielle et lui conférer le caractère d’un centre originel d’où l’ordre de l’univers va jaillir et rayonner dans toutes les dimensions. Affecter un point d’une vertu centrale, c’est en faire le lieu de la cosmogénèse »2 Tout le surréalisme fait lui aussi de ce point-paradoxe le lieu de son activité : « Tout ce que j’aime, tout ce que je pense et ressens, m’incline à une philosophie particulière de l’immanence d’après laquelle la surréalité serait contenue dans la réalité même, et ne lui serait ni supérieure ni extérieure. Et réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu. Il s’agirait presque d’un vase communicant entre le contenant et le contenu. »3 1. Eliphas Levi, Dogme de la haute magie, Paris, Baillère, 1856, XXII, 22. 2. Klee, Exploration des choses de la nature : réalité et apparence, 1956, dans Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985, p. 56. 3. Breton, Le surréalisme et la peinture, 1928, N.R.F., Paris
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D O X A - PA R A D O X A « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point »1 . « Le premier peut-être Giordano Bruno, d’ailleurs en possession de la Clé dialectique (union nécessaire des contraires), pose les bases mêmes de ce que sera la revendication surréaliste : “ Il est inconcevable, dit-il, que notre imagination et notre pensée dépassent la Nature et qu’aucune réalité ne corresponde à cette possibilité continuelle de spectacle nouveau. ” »2. Cette clé dialectique est aussi celle de la peinture: « Y préside, je le sais, dans l’esprit de Masson, la conception dialectique par excellence, à savoir, selon Hermès, que “tout est en bas comme ce qui est en haut pour faire le miracle d’une seule chose” et, selon Goethe, que “ce qui est au-dedans est aussi au-dehors” .[…] Une œuvre ne peut être tenue pour surréaliste qu’autant que l’artiste s’est efforcé d’atteindre le champ psychophysique total (dont le champ de conscience n’est qu’une faible partie). Freud a montré qu’a cette profondeur “abyssale” règnent l’absence de contradiction, la mobilité des investissements émotifs dus au refoulement, l’intemporalité et le remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique, soumise au seul principe du plaisir »3. Se revendiquant des mystères d’Eleusis, le théâtre d’Artaud a lui aussi pour objectif de « résoudre ou même annihiler tous les conflits produits par l’antagonisme de la matière et de l’esprit, de l’idée et de la forme, du concret et de l’abstrait, et fondre toutes les apparences en une expression unique qui devait être pareille à l’or spiritualisé. »4 Il s’agit bien là de l’antique tradition hermétique de la Tabula smaragdina, ce bref ensemble de formules lapidaires fondateur de l’alchimie, texte transmis à l’occident par la tradition arabe, attribué au Philosophe néo-pythagoricien Apollonios de Tyane ( arabisé sous la forme de Balînus) et retranscrivant les préceptes légendaires d’Hermès trismégiste : « II. Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule chose. »5 Toute pensée mystique est fondée sur ce postulat d’un dynamisme paradoxal originel de l’univers qui structure le réel et dont la conscience humaine retrouve le chemin au moyen d’une expérience d’extase, de rapt, plus simplement de surprise illuminante. C’est cette surprise que l’ars memorandi met en œuvre. On sait, depuis les travaux célèbres de Frances
tabula smaragdina
1. Breton, Second manifeste du surréalisme, 1930, dans Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1979, p.73. 2. Breton, Genèse et perspective artistiques du surréalisme, 1941, in Le Surréalisme et la Peinture, nouvelle édition augmentée. – Brentano’s, 1946 3. Breton, op.cit. 4. A. Artaud, Le théâtre alchimique, septembre 1932 5. La table d’émeraude, Paris, Les belles lettres, 2002, p.43.
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concetto
Yates, combien le rôle des arts de mémoire a pu être décisif, au Moyen-Âge et à la Renaissance, dans la constitution des champs du savoir, ainsi que dans toute l’histoire des arts figuratifs. A travers la diffusion de la dévotion laïque, ces principes de l’art de la mémoire n’ont pas manqué de se traduire dans les créations de l’art et de la littérature, dans les grands cycles de Giotto autant que dans la Divine comédie de Dante ou les œuvres de Pétrarque. L’Arioste ou Le Tasse ont exprimé leur dette envers Camillo, dont le Théâtre de Mémoire a eu une immense réputation. George Didi-Huberman a fait la démonstration de leur rôle majeur dans la peinture de fra Angelico. Les emblèmes relèvent, elles aussi, de cette technique de mémoire. Y a-t-il une peinture à sujet mythologique qui, à la Renaissance, échappe à ce type de préoccupation ? Dans une lettre à son ami Willibald Pirckheimer Dürer évoque ces « dieux de la mémoire » dont il regrette la lourdeur de signification. Lodovico Dolce a été un des relais majeur entre la théorie de l’art et les techniques de mémoires des images agentes. Son dialogue sur la peinture paru à Venise, en 1557, sous le titre : L’Aretino. Cinq ans plus tard il publiait un ouvrage sur la mémoire reprenant les données traditionnelles de l’ars memorandi, mais y introduisant explicitement les artistes modernes dont les peintures sont utiles en tant qu’images de mémoire : « Si nous avons quelque familiarité avec l’art des peintres, nous serons plus capables de former nos images de mémoire. Si vous voulez vous rappeler la fable d’Europe, vous pouvez utiliser la peinture de Titien comme image de mémoire ; de même pour Adonis, ou pour toute autre histoire mythique, profane ou sacré, en choisissant des figures qui vous charment et qui, par là même, excitent la mémoire »1 Le XVIIe siècle voit le déclin de la tradition des arts de la mémoire, avec des personnalités comme Bacon ou Descartes, cependant elle reste vivace dans le domaine de la création, en liaison toujours étroite avec les méthodes de dévotions. Ainsi le ressort de la poésie de Marino, dont on a déjà souligné la dette envers les sermons de Panigarola, est encore l’étonnement. Avant Baudelaire, chez qui « L’étonnement, qui est une des grandes jouissances causées par l’art et la littérature, tient à cette variété même des types et des sensations.[…] Le beau est toujours bizarre. »2 , avant Reverdy et les surréalistes, Marino affirmait et prouvait que la beauté est choc et naît de surprise. Quelle figure mieux que la métaphore, la métaphore filée et cette pointe aiguisée jusqu’à l’absurde et au saugrenu qu’est le « concetto » permet à Marino de traquer les visages successifs ou simultanés et souvent contradictoires du réel ? À la source de l’acte poétique, rapprochant en un éclair des objets infiniment éloignés, elle nous fait voir un violon ailé dans un oiseau, une torche dans un insecte, le flot dans une chevelure sur laquelle 1. L. Dolce, Dialogo nel quale si ragiona del mode di accrescere et conservar la memoria, Venise, 1562, cité par Frances A. Yates dans L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 179. 2. Baudelaire, Salon de 1846, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française, 1999, p. 257.
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D O X A - PA R A D O X A navigue, frêle embarcation, guidée par le doigt, un peigne d’ivoire, un paysage de neige en un sein blanc, le soleil en pleine nuit, la nuit en plein jour [Rimbaud verra, quant à lui, « très franchement une mosquée à la place d’une usine »]. N’est ce pas la définition de l’image défendue par Reverdy, et qui, avant même la naissance du mouvement surréaliste, emporte l’adhésion de Breton : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. »1 C’est encore la surprise qui pour Bataille fait l’efficacité d’une image, tant poétique que plastique. Contre tout idéalisme, thomiste par exemple, et son substantialisme anthropomorphiste, il transgresse toute forme, et en premier lieu celle de la « Figure humaine », en privilégiant les relations sur les termes dans un rapport de connaissance fondé sur le contact violent, le toucher, une connaissance « pathique » ou pathétique qui surgit du choc, de la relation de surprise – rire ou horreur – produite par cette relation. Les choix figuraux de la revue Documents étaient tous orientés vers ce caractère percussif ou repercussif des formes, cette efficacité d’effraction introduite contre tout jugement de goût, et même contre toute « entente » iconographique avec le monde visible en général. L’esthétique du gros plan, celle par exemple d’orteils grossis démesurément, hors proportion, se défigurant eux-même, empêchait toute mise en perspective du détail au corps humain, touchait l’œil. Dans la définition que Georges Bataille donne de l’informe, la forme elle-même n’est pas strictement niée : elle est plutôt dialectiquement niée. L’informe qualifie un processus, un certain pouvoir qu’ont les formes elle-même de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable, de se décomposer et de s’incorporer en une nouvelle forme. L’informe est cette structure paradoxale de destruction et d’engendrement des formes par elle-même, il est le paradoxal même dans son devenir, la métamorphose. L’unité même des œuvres d’art comprises comme objets – et non comme processus – s’en trouve ainsi « déclassée ». Cette structure du renversement s’exprime chez Bataille par des figures de correspondances oppositionnelles comme celle qu’il établit entre la bouche et l’anus : « Tu dois savoir en premier lieu que chaque chose ayant une figure manifeste en possède encore une cachée. Ton visage est noble : il a la vérité des yeux dans lesquels tu saisis le monde. Mais tes parties velues, sous ta robe, n’ont pas moins de vérité que ta bouche. Ces parties, secrètement, s’ouvrent à l’ordure. Sans elles, sans la honte liée à leur emploie, la vérité qu’ordonnent tes yeux serait avare »2.
Reverdy image
Bataille informe
1. Pierre Reverdy, Nord-Sud, Flammarion, 1975, p.73. 2. G. Bataille, L’Alleluiah. Catéchisme de Dianus, (1947), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970-1988, V, p. 395.
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deux visages
soleil
Cette complémentarité des « deux visages » est essentielle chez Bataille : « Dans les différents jeux de l’amour, les êtres humains éprouvent qu’ils ont deux visages. Ces deux visages sont situés à l’opposé l’un de l’autre et peuvent recevoir, le premier le nom de visage oral, le second celui de sacral. Ces deux visages sont situés aux deux extrémités du corps, en ce sens que le squelette tout au moins est formé essentiellement de vertèbres. Les deux paires de membres doivent être rattachés [sic] à la vertèbre avec laquelle ils se composent au même titre que les paires de côtes. La tête est en quelque sorte le premier segment du système vertébral. Les choses se présentent d’une façon plus complexe à l’extrémité opposée, le sacrum étant suivi du coccyx chez l’homme, de la queue chez les animaux. Dans la mesure où la trace de la queue animale est conservée, il demeure donc impossible de dire que le sacrum représente rigoureusement la terminaison du corps humain. Toutefois, comme la pratique érotique le rappelle, les jambes ne sont que les développements latéraux du tronc et le caractère terminal du visage formé par les orifices inférieurs prend quelquefois une valeur attirante. »1 Cette valeur « attirante » du va-et-vient organique avait déjà fait le ressort même de l’Histoire de l’œil. C’est un même paradoxe de la séduction qui frappe Bataille dans l’ « aspect » des fleurs. Contre la beauté idéale de la tulipe de Kant Bataille oppose sa rose intérieure : « […] les fleurs les plus belles sont déparées au centre par la tache velue des organes sexués. C’est ainsi que l’intérieur d’une rose ne répond nullement à sa beauté extérieure, que si l’on arrache jusqu’au dernier les pétales de la corolle, il ne reste plus qu’une touffe d’aspect sordide. »2 Le même renversement paradoxal est mis en œuvre avec le soleil, symbole apollinien s’il en est de la beauté. Si l’on tente de le regarder en face : « dans la lumière, ce n’est plus la production qui apparaît, mais le déchet, c’est-à-dire la combustion, assez bien exprimée, psychologiquement, par l’horreur qui se dégage d’une lampe à arc en incandescence. Pratiquement le soleil fixé s’identifie à l’éjaculation mentale, à l’écume aux lèvres et à la crise d’épilepsie. De même que le soleil précédent (celui qu’on ne regarde pas) est parfaitement beau, celui qu’on regarde peut être considéré comme horriblement laid.[…] le summum de l’élévation se confond pratiquement avec une chute soudaine, d’une violence inouï. Le mythe d’Icare est particulièrement expressif du point de vue ainsi précisé »3. Leiris reconnaît en Bataille quelqu’un qui placerait le monde entier sous la loi et l’omniprésence d’une loi de contradiction, une « dialectique des contraires »4 A propos de Hans Arp Michel Leiris décrit cet informe métamorphi1. G.Bataille, « La phénoménologie érotique » (1950-1951), in Œuvres complètes, op. cit., VIII, p. 527. 2. G. Bataille, « Le langage des fleurs », Documents, 1929, n) 3, pp. 162-163. 3. G. Bataille, « Soleil pourri », Documents, 1930, n° 3, pp. 173-174. 4. M. Leiris, Journal, pp. 171
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D O X A - PA R A D O X A que par une énumération proliférante de thèmes liés à la tradition des grotesques autant qu’à celle de l’empirisme scientifique : « […] tout ce qui est situé entre matière brute et personne, indépendant des quatre règnes en même temps que lié à tous […], les oursons mal léchés, les chenilles en mal de se changer en papillons, les singes anthropoïdes, les sphinx, les animaux savants, les chimères, les hermaphrodites, les griffons, […] les pommes de Newton et les statues de Condillac, les automates de Vaucanson, […] les veaux à cinq pattes, les hommes-lions de foire, les homuncules, les négrilles, les palotins, les amphibies, les mandragores, […] les pies voleuses, les aérolithes simulateurs de vieilles médailles […] »1 Dans sa dimension négative la surprise ouvre la voie de la terreur sublime qu’on a déjà évoqué plus haut. Dans sa dimension positive elle déchaîne les forces de la comédie, du burlesque, de la parodie. Un « Don Juan » médiéval, déjà burlador bien que non sévillan, un Archiprêtre castillan du XIV e siècle avertissait ainsi son lecteur : « La bourle que tu entendras, ne la tiens pas pour vile, La manière du livre, estime-la subtile, Connaître bien et mal, le dire à mots cachés et élégants, De troubadours capables, tu n’en as pas un sur mille. »2 La parodie, le pastiche, ont une valeur critique qui se surajoute à leur impact émotionnel : ils dés-objectivent toute prétention langagière, tout pouvoir absorbant du paraître. S’il y a de l’être quelque part, c’est forcément dans les guillemets, les masques et, en quelque sorte, hors du magisme inhérent au langage affirmatif. Puisque tout langage est affirmatif, il faut déstabiliser ce pouvoir qui lui est inhérent par les jeux du simulacre, voire du secret. Les Boehme, Paracelse, Bruno et autres Campanella que les Eglises, y compris laïques, ont voulu bâillonner en dénaturant leur vocabulaire, étaient de véritables objecteurs du langage théorisé et thésaurisé. Cette tradition de la parodie met en œuvre une véritable esthétique-éthique du décalage [vision de biais – anasémiose] : comme
Parodie
est de
para ôdê
( à côté du chant )
Parergon
est de
para ergon
( à côté de l’œuvre )
parodie
Il s’agit bien, en rupture avec toute opération d’information, de concevoir le genre parodique comme cadre structurant de la pensée poétique [la poïétique comme paradigme simulationiste]. La poésie est le lieu de l’informe en ce sens que toute forme y est encore possible, champ des métamorphoses aucun fantôme de forme (la figura latine n’est-elle pas d’abord le fantôme ?) n’y est encore informée. 1. M. Leiris, « exposition Hans Arp », Documents, 1929, n° 6, p. 340. 2. Juan Ruiz, Livre de Bon Amour, Stock, Paris, 1995, p. 45.
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macaronique
carnaval
obscénité
burlesque
fureur
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C’est dans cette optique que la grotesque refuse la narration descriptive, la simple transmission d’informations, et il faut recourir au phénomène littéraire parallèle dont la littérature des XV e et XVIe siècles a fait le plein : la fatrasie, le macaronique, la fête burlesque du langage. Rappelons que le maccheronico, apparu dans les milieux universitaires de Padoue, est un divertissement d’étudiants et de clercs ( tout sauf un public d’illettrés), continuant la tradition médiévale des goliards et des clercs vagants, un monstrum linguistique et littéraire où le latin est manipulé avec une grande liberté et où il est mâtiné d’expressions dialectales, de néologismes fantaisistes et d’un lexique des plus bizarre ; tout ceci au service, par exemple, d’un genre héroï-comique qui fait d’une guerre entre les mouches et les fourmis une gigantomachie et un cataclysme, la Moscheide du moine bénédictin Teofilo Folengo (1491-1544), ou qui parodie la littérature chevaleresque. La vision rationaliste de la notion de Renaissance n’a pas manquée de nous faire oublier que le carnaval acquiert au XV e siècle, en Italie et surtout à Florence, une qualité culturelle évidente sous la forme des Trionfi, directement liés au travail des peintres et sculpteurs, et des canti carnascialeschi codifiés par Laurent le Magnifique et ses contemporains (Alberti, Machiavel…). Marcile Ficin lui-même fera partie du club gai de la Mammola, dont le « motto », Vivat hodie ac laetus in praesens, qui se prête à un sens élargie, révèle un Ficin moins éloigné qu’on le croit d’abord du Laurent facétieux et burlesque des « Chansons de Carnaval », les deux prenant d’ailleurs leur source dans la littérature macaronique. L’obscénité et l’indécence qui font bien souvent le fond de ce comique ne sont d’ailleurs pas une nouveauté de la Renaissance, une longue tradition fait remonter ces comportements à l’Antiquité et bien au-delà, dans la nébuleux passé de l’homme primitif. L’approche très libre de la sexualité par la Renaissance prolonge les habitudes médiévales : les obscénités des Cents Nouvelles Nouvelles trouvent leur suite dans les Novelli florentines du XIV e et du XV e siècle et dans les Facetia du XVIe. Parangon du libertinage, le Don Juan de Tirso de Molina est-il autre chose qu’un Burlador sévillan (El Burlador de Sevilla y convidado de piedra) ? Le phénomène relève plus de l’anthropologie que de l’histoire, de même que le phénomène du refoulement qu’il a constamment subit de la part des forces rationalisantes concurrentes. De la même manière la discipline historique positiviste a largement dévalorisé le grand mouvement de pensée burlesque, versant comique de la préciosité, qui a traversé l’Europe du XVIIe siècle. En France Marot, Rabelais, Théophile de Viau, Cyrano de Bergerac ou Voiture ont été les précurseurs de ce mouvement qui fit fureur dans les années 1640 avec Scarron, l’introducteur du genre, et d’autres tel que Ménage (le Vadius des Femmes savantes), Saint-Amant, Sarrasin (l’inventeur du mot « burlesque »)... La veine se maintiendra au XVIIIe siècle chez Piron ou chez le marquis de Bièvre avant que le romantisme ne redécouvre le goût du grotesque et que via Baudelaire il ne se transmette au surréalisme. Platon faisait une différence entre folie clinique et folie créatrice – cette fureur inspirée qui possède voyants et poètes. La période hellénistique, considérant avec Simonide la peinture comme sœur jumelle de la
D O X A - PA R A D O X A poésie, admi les artistes dans ce cercle des créateurs inspirés. Le PseudoAristote [Problèmes XXX, I] fut le premier à postuler un lien entre l’humeur mélancolique et un talent exceptionnel dans les sciences ou dans les arts, dans la mesure ou les mélancoliques se laissaient guider entièrement par leur imagination et n’avait ainsi aucun pouvoir sur leur mémoire capricieuse. Le génie est toujours conçu comme un être au prise avec les affres de sa conscience morale et dont l’aventure spirituelle héroïque l’expose aux plus grands dangers de la déchéance comme aux plus belles récompenses de l’enthousiasme. Bien que seul l’homo melancholicus puisse s’élever jusqu’aux plus hauts sommets, il est aussi prédisposé à se retrouver au bord de la folie. Pendant longtemps, le tempérament mélancolique conservera l’ambivalence que lui avait attribuée Aristote, à laquelle s’ajoute la théorie platonicienne de l’enthousiasme poétique, celle des furores. Au XIIIe siècle, la grande réhabilitation d’Aristote par la scolastique remis ses considérations à l’ordre du jour. Elles se transmirent naturellement à la Renaissance. Une notion décisive pour la psychologie de l’art s’imposa au milieu florentin, celle de l’inspiration. Comme tant d’autres motifs qui allaient devenir essentiels à la culture de la Renaissance, celui-ci avait été élaboré par les commentateurs de Dante et de Pétrarque, et se dégageait naturellement de la tradition médiévale de la poésie ars divina et des fureurs platonitiennes. Dans la vie de Dante (1436), Léonardo Bruni opposait à un type de poète qui procède par science et étude, le type de l’inspiré qui crée « per ingegno propio agitato e commosso da alcun vigore interno e nascoso, il quale si chiama furore ed occupazione del mente ». La construction humaniste de la figure de l’artiste ou du poète « divino » s’articule sur la notion aristotélicienne de mélancolie qui souligne bien la dimension morale du phénomène, autant que la fureur platonicienne. Landino, qui fut, au moment où s’affirmait l’Académie, le divulgateur de ce qu’il faudrait nommer le Platonisme « littéraire », affirmait la prééminence de la poésie sur toutes les activités de l’esprit. La doctrine du furor poeticus qui enveloppe et dépasse tout savoir, s’est trouvée affirmée, illustrée et diffusée dans ses ouvrages, au moins autant que dans ceux de Ficin . Dans un petit traité de médecine astrologique à l’usage des intellectuels et des literati, De Vita triplici, publié en 1489 en marge de sa traduction et de ses commentaires de Plotin, Marcile Ficin définissait pour la première fois la doctrine du génie saturnien qui retiendra l’attention de tant d’écrivains et d’artistes de la Renaissance, avant de devenir un lieu commun du Romantisme ; « ma joie est la mélancolie et mon repos ce mal être » déclarait Michel-Ange. Dans les trois livres du De vita triplici, où il traite des symptômes et de la thérapeutique du caractère saturnien, Ficin donna vraiment à la notion d’homme de génie mélancolique sa forme propre, et la révéla au reste de l’Europe, et dans son commentaire au Banquet, la théorie de l’enthousiasme se déclarait avec ampleur. Après le Convivio et la Théologie platonicienne, le thème de la « fureur divine » devenait une pièce maîtresse de l’enseignement de Ficin. Dans
homo melancholicus
Ficin De Vita triplici
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songes
drame katharsis
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le septième discours du Convivio, Christoforo Marsuppini définit la fureur divine (furor divinus) comme « une sorte d’illumination de l’âme raisonnable par laquelle Dieu relève l’âme qui a glissé au monde inférieur et l’attire au supérieur ». La grande préoccupation de Ficin est donc une sorte de méta-psychologie, qui s’intéresse aux mouvements mystérieux de l’affectivité, aux signes merveilleux qui attestent la divinité de l’âme et son activité inlassable, universelle. L’un des phénomènes qui le retiennent longuement est la vacatio mentis où l’âme se défait de ses attaches corporelles ; il en existe sept espèces : « par sommeil, par syncope, par étonnement, par chasteté ». Les songes, créations occultes de l’âme, en qui se libère le spiritus phantasticus, sont, dans cette perspective, particulièrement dignes d’attention ; l’opuscule que leur avait consacré un néo-platonicien, Synesius de Cyrène, sera traduit et utilisé par le philosophe. Le livre XIII de sa Theologia platonica est un répertoire des pouvoirs de l’imagination, des visions, des rêves prémonitoires, de tous les prodiges psychiques, qui sont finalement, pour Ficin, l’exercice normal de la conscience, purifiée par l’ascèse et la méditation, ou dûment exercée dans ses puissances cachées. Les songes sont pour le néo-platonisme les manifestations de l’âme libérée de ses limites et coïncidant profondément avec la vie de l’univers. Le spiritus phantasticus qui déploie alors son activité surprenante, transmet ses messages sous les formes de signes, de figures et d’énigmes qu’il faudra interpréter. La vie humaine est un sommeil de l’âme, dont la théologie poétique du Platonisme nous réveille, en stimulant l’attention par l’usage de l’allégorie. L’ultime fondement de l’allégorie serait donc le fait que pour l’âme consciente de sa destinée, le réel est proprement de la nature des songes. Et si la vie est un songe rien ne figure mieux ce réel qu’une esthétique de la fête dionysienne dont le théâtre est un des visages possibles. Dans bon nombre de cultures, les pratiques performatives appartiennent au champ du bien-être et du soin. Cet aspect thérapeutique était déjà présent au niveau musical dans la tragédie grecque, et la poétique d’Aristote établit sa fonction de cathartis. L’essence de la tragédie est donnée dans l’étymologie du mot qui désigne l’art dramatique : drama signifie « action ». La fiction tragique, énonce Aristote, « en suscitant pitié ou crainte, opère la purgation propre à de pareilles émotions » la catharsis qui appartient au champ sémantique de l’évacuation, de l’expulsion, et du balayage des ordures aussi bien que de la purification. Le théâtre, qui à Athènes est une institution publique, s’est constitué comme art en s’émancipant partiellement des liturgies religieuses d’où il tire son origine, en l’espèce le culte de Dionysos. Cependant son activité s’insère toujours dans le calendrier des fêtes nationales et panhelléniques lié au culte des dieux fondateurs ou protecteurs des cités. Il s’agit toujours de fêtes dans lesquelles les forces des passions peuvent se libérer. Nietzsche a désigné ce défoulement des énergies libres par le mot de « métamorphose ». Tout est dit, et admirablement dit, dans un texte célèbre de L’Origine de la tragédie (§ 8) : « Celui-là est dramaturge qui ressent une irrésistible impulsion à se métamorphoser soi-même, à vivre et agir par d’autres corps et d’autres âmes. » Cette volonté de métamorphose n’habite
D O X A - PA R A D O X A pas seulement l’esprit du dramaturge, mais celui du comédien : « Se voir soi-même métamorphosé devant soi et agir alors comme si l’on vivait réellement dans un autre corps, avec un autre caractère », voilà, dit Nietzsche, « le phénomène dramatique primordial ». Le drame comme schizophrénie simulée ? L’art de la folie ? Quel éloge ! [STILTUFERA NAVIS] Dans Le gai savoir, Nietzsche parle encore de cette théâtralité délirante en œuvre dans la pensée poétique de son surhomme : « Délires des contemplatifs. – Les hommes supérieurs se distinguent des inférieurs en ce qu’ils voient et entendent indiciblement plus, et ils ne voient et n’entendent qu’en méditant […] il est [l’homme supérieur] constamment accompagné d’un délire : il croit en effet être placé en tant que spectateur et auditeur, devant le grand spectacle symphonique, la vie ; il nomme sa nature contemplative sans s’apercevoir que lui-même est également le poète de sa vie, qui en poursuit l’élaboration poétique – que sans doute il se distingue de l’acteur de ce drame, le soi-disant homme d’action, mais d’avantage encore du simple contemplateur invité à la fête pour siéger à l’avant-scène. A lui, le poète, la vis contemplativa, le regard rétrospectif sur son œuvre, certainement lui est propre, mais d’avantage et avant tout, la vis creativa, qui fait totalement défaut à l’homme d’action, en dépit des apparences et de l’opinion courante. Nous autres méditatifs-sensibles, sommes en réalité ceux qui produisont sans cesse quelque chose qui n’existe pas encore : la totalité du monde, éternellement en croissance »1 Le théâtre, fête de l’esprit, survit à l’antiquité, ce reportant sur les nouvelles liturgies chrétiennes, en particulier celle liées au culte des saints. A la fin du VIe siècle ce culte était en effet devenu l’un des centres de la vie ecclésiastique. Les évêques monopolisèrent la gestion des tombes des saints, privant les familles de leur rôle traditionnel dans le culte des morts. Dès le début du IIIe siècle, la communauté chrétienne notait soigneusement les anniversaires de la mort des martyrs et des évêques, et cela donnait à la communauté la responsabilité perpétuelle de la commémoration de ses héros et de ses chefs. En 385, à Milan, Ambroise découvrait les reliques des saints Gervais et Protais qu’il s’appropria immédiatement, les liant intimement à la liturgie communautaire, dans une église construite à cet effet. Les grandes fêtes des saints actualisaient autour des reliques la praesencia, la présence effective du saint, par le biais des lectures de leurs actes, les passiones, autant que par les images et tous les autres artifices des arts. La liturgie, dont le calendrier égrène les diverses fêtes religieuses, dramatise le mystère sacré ; elle le « représente ». Il suffira d’accentuer le caractère figuratif du rite pour donner naissance au drame liturgique. Ainsi, autour de l’an mille, les tropes firent ainsi leur apparition. Les miracles virent le jour après qu’un édit papal de 1210 eut interdit aux prêtres d’interpréter eux-mêmes les scènes tirées de la Bible et représentées dans le cadre de la liturgie mais, dès la fin du XIIe siècle, avec l’Auto de los Reyes Magos comme avec le Jeu d’Adam et Ève, composé en français par un
délire
liturgie saints
1. Nietzsche, Le gai savoir, Paris, 301, p.205.
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mystères
fêtes
théâtre
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moine anglo-normand, le drame sacré s’émancipe du latin et se déploie sur le parvis de l’église, au grand jour de la place publique. Cependant le clergé garde la haute main sur les représentations ; c’est lui qui dirige le travail des nombreux corps de métiers, groupés en confréries, qui en construisent les décors et les machines ; il règle la mise en scène, l’exécution musicale, et peut-être y tient-il certains rôles. Les moralités apparaissent vers la fin du XIV e siècle. Le terme de mystère n’est, lui, guère usité avant le XV e siècle. Mais à cette époque c’est déjà l’Italie qui renouvelle cette perspective festive des arts. Tous les hommes de passage s’émerveillent des fêtes de la nouvelle Rome pontificale dont la réputation court par toute l’Europe, exaltée par les récits des témoins. Et ici, la fête est d’abord liée à la liturgie, née des grandes cérémonies, des dévotions, pèlerinages et processions à travers la ville. Des itinéraires se fixent peu à peu, auxquels on confère un caractère sacré, les « voies pontificales ». Lors des cérémonies d’investiture pontificale des arcs de triomphes sont dressés, les cardinaux et les nobles, au pied de leur palais, installent de grands décors animés par des machines ou des groupes d’acteurs. Fêtes politiques et célébrations religieuses finissent par se confondre. L’Italie, qui avait une longue tradition de fêtes princières, a donné dès le début du XVIe siècle l’exemple de comédies associées aux fêtes, mariages et carnavals, des cortèges, des ballets, des mascarades pour lesquels Vinci imaginait des machines, Raphaël des décorations et les poètes de galantes allégories. Les réceptions, les visites s’accompagnent presque toujours d’entrées solennelles, de « triomphes », prétexte à des décors éphémères resplendissant d’or. Ces cortèges deviennent vite l’occasion de belles représentations, à des manifestations artistiquement réglées pour les thèmes, l’ordonnance, les décors et les machines, pour les costumes même, par des artistes célèbres, et pour les discours ou les chansons, par de véritables écrivains de renom se souvenant sans doute du poème allégorique de Pétrarque, les Trionfi, écrit vers 1360. Il n’est pas un aspect de la vie des princes du temps qui n’échappe à l’exaltation d’une scénographie exubérante et brillante. Avec l’époque dite « maniériste » le théâtre devient le paradigme de l’acte de création conçu comme véritable « fête de l’esprit ». Vasari, Lanci, Buontalenti, Parigi : les maniéristes toscans ont inventé le théâtre à grand spectacle des intermezzi. Le divertissement de cour entraîne l’aménagement d’une salle particulière, et l’élément décoratif est lui-même un élément de la fête. Ainsi Buontalenti installe-t-il dans le nouveau bâtiment des Offices le premier théâtre permanent, le Teatro Mediceo. Dans la première partie du XVIIe siècle, les intermèdes, masques et danses, tendent à former un spectacle à part, spectacle total, sans jamais cesser d’être un élément du divertissement de cour. Les banquets n’échappent pas à cette théâtralité et des artistes de l’envergure de Rosso, du Primatice, de Salviati ou de Michel-Ange n’auront pas dédaigné de fournir aux ateliers des modèles de couteaux ou de salières. La commedia dell’arte a été un des éléments primordiaux de cette fête de l’esprit dont les arts plastiques participent presque par essence : Les coragi qui dirigeaient ses compagnies étaient des hommes de théâtre con-
D O X A - PA R A D O X A sommés, souvent des lettrés. Accueillies chez les princes, dans les « académies », lesquelles disposaient de scènes privées, elles étaient équipées pour monter, à l’occasion, des féeries à grand spectacle. Très vite, elles acquièrent une telle réputation que ducs et princes se disputent les services des plus célèbres d’entre elles et qu’on les réclame de plus en plus souvent à l’étranger. Le rayonnement de la commedia dell’arte s’est étendu à tous les pays d’Europe, où elle a laissé des traces profondes dans l’imagination populaire aussi bien que dans le théâtre, la poésie et les arts. Mais c’est en France que la commedia a trouvé, dès le dernier tiers du XVIe siècle, sa seconde patrie avec Tiberio Fiorelli, le fameux Scaramouche. En 1762, la comédie-italienne fusionne avec l’Opéra-Comique, issu du théâtre de foire, avec lequel elle avait de nombreuses affinités. Masques et bergamasques, enfin, traversent toute la peinture et la poésie françaises, de Callot à Verlaine, de Lancret à Picasso, de Watteau à Apollinaire. Le théâtre élisabéthain qui donne une place toujours plus large à la peinture des fureurs et des aberrations de l’amour, qui exalte un moi aristocratique s’affirmant par la transgression de toutes limites, participe de cette douce folie. De même en Espagne: la commedia, genre qui fit véritablement fureur dans la première moitié du XVIIe siècle. la commedia de capa y espada espagnole connu d’ailleurs une grande vogue en France, de 1640 environ à 1656. Picasso travaillait sur cette frénésie festive, et pas seulement dans ses portraits ou illustrations de La Célestine, le chef d’œuvre de la commedia espagnole. Et Vitezslav Nezval, chef de file tchèque du Poétisme, et disciple d’Apollinaire, ne voulait-il pas lui aussi « faire de la vie un grandiose parc d’attraction », « un carnaval excentrique, arlequinade des idées et des sentiments, bobine de film ivre, kaléidoscope mirifique ». Héritier lui-même d’Apollinaire, le surréalisme joue de cette théâtralité. Que désignait donc l’ « umour » de Vaché : « Je crois que c’est une sensation – j’allais presque dire un SENS – aussi – de l’Inutilité théâtrale (et sans joie) de tout. »1 On peut facilement comprendre comment cette esthétique du festif a pu s’articuler avec les théories des fureurs poétiques ou du génie et qu’encore pour Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art soit une « fête de la pensée » (Fest des Denkens). Toujours vivace depuis la Renaissance, cette thèse de l’inspiration, qu’on l’appelle génie, enthousiasme ou fureur, conserve la faveur du siècle classique, surtout en Italie ou en Espagne, notamment chez Gracián dans De la finesse et du bel esprit (Agudeza y arte de ingenio, 1648), mais aussi en France : la « fureur » géniale reste indispensable au poète. Boileau a lui-même, on le sait, célébré « du Ciel, l’influence secrète ». Cependant la conception classique de génie tend à dépouiller le terme de toute résonance surnaturelle : « Nous apportons le génie en naissant […]. Il est pour ainsi dire le tyran des facultés de l’âme : il les contraint à tout quitter et les entraîne pour le service dans les ouvrages où il est emporté lui-même par la rapidité 1. Jacques Vaché, lettre à A. Breton , 29 avril 1917)
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génie
de sa nature »1. Toutefois chez Sulzer, le représentant allemand du classicisme, l’enthousiasme, conditionné par la sensibilité, garde une place importante qu’il assimile au phénomène prophétique : « Le principe de toute espèce d’enthousiasme se trouve dans le puissant attrait d’un objet qui concentre sur soi toutes les forces de l’attention ; aussi deux choses sont nécessaires pour le produire : des attraits de la part de l’objet et de la part de l’artiste, une âme sensible et ouverte aux impressions de la beauté ». « L’âme devient alors tout sentiment », à savoir « elle voit tout en elle-même ». « Toutes les idées des objets extérieurs s’obscurcissent et l’âme tombe dans un songe qui arrêtant les opérations de l’esprit, rend le sentiment plus vif ». Cet état, dont Sulzer propose les prophètes juifs comme exemples, se caractérise par une libération des limites de l’espace et du temps : « Comme l’entendement n’est plus en état de distinguer ce qui est réel de ce qui n’est qu’imaginaire, le simple possible paraît actuel et l’impossible même semble possible ; la liaison des choses n’est plus évaluée d’après le jugement : elle l’est d’après le sentiment, ce qui est absent devient présent et l’avenir existe actuellement »2. De fait l’enthousiasme, comme le génie, correspond assez précisément à l’état mystique décrit par la littérature spirituelle du XVIIe et du XVIIIe siècle, même si on l’analyse désormais plus comme un phénomène d’ordre cognitif ou psychologique. L’article « Génie » de l’Encyclopédie, longtemps attribué à Diderot, désigne dans l’esprit d’observation, l’origine de cette qualité d’âme particulière : « Le génie est frappé de tout, dès qu’il n’est point livré à ses pensées et subjugué par l’enthousiasme, il étudie, pour ainsi dire, sans s’en apercevoir ; il est forcé, par les impressions que les objets font sur lui, à s’enrichir sans cesse de connaissances qui ne lui ont rien coûté ». Pour Kant « Le génie est le talent de produire ce dont on ne saurait donner de règle déterminée, et non l’habileté, aptitude à accomplir ce qui peut-être appris suivant quelques règles : par suite l’originalité doit être son premier caractère » [Critique de la faculté de juger, § 47]. Cet impératif d’originalité, ce « doit être », a constitué toute l’Histoire de l’Art. Il posait pourtant ainsi une règle, en contradiction même avec la définition de génie. Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, rien n’interdit qu’un double six se répète, chaque nouvelle donne n’est pas condamnée à être différente de sa précédente. Durant le XIXe siècle, la diagnose clinique vint appuyer l’hypothèse qui alliait antérieurement génie et folie. L’opinion des psychiatres a conquis de larges secteurs du public. Un philosophe comme Schopenhauer estimait que « le génie est plus proche de la folie que l’intelligence moyenne » et Baudelaire assimilait le génie à une sorte de maladie dont l’artiste maîtriserait les symptômes régressifs: 1. Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, Estienne, 1708, p. 12-14. 2. Journal littéraire, dédié au Roi par une société d’académiciens, Berlin, G. J. Decker, Article « Enthousiasme », juin 1773, tome VI, p. 152.
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D O X A - PA R A D O X A « j’affirme que l’inspiration a quelque rapport avec la congestion, et que toute pensée sublime est accompagnée d’une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retenti jusque dans le cervelet. L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles ; Chez l’un la raison a pris une place considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée »1. Sa définition de la beauté idéale était en effet étroitement liée à l’expression romantique des caractères psychologiques, des humeurs. Le spleen, mot anglais datant de 1745, vient du grec splen qui signifie «rate», référence explicite à l’humeur mélancolique. La beauté selon lui est une expression spontanée du tempérament, de l’instinct, du corps. Son œuvre n’évoque l’Idéal qu’en tant que mémoire involontaire, initiatrice aux « correspondances » : « Tout ce que je pourrais dire de plus sur les idéals me paraît inclus dans un chapitre de Stendhal, dont le titre est aussi clair qu’insolent : “COMMENT L’EMPORTER SUR RAPHAËL ? Dans les scènes touchantes produites par les passions, le grand peintre des temps modernes, si jamais il paraît, donnera à chacune de ses personnes la beauté idéale tirée du tempérament fait pour sentir le plus vivement l’effet de cette passion Werther ne sera pas indifféremment sanguin ou mélancolique ; Lovelace, flegmatique ou bilieux.” »2 Un écrivain schopenhauerien comme Proust affirmait de son côté que « tout ce qu’il y a de grand au monde est l’œuvre des névrosés. Eux seuls ont fondé les religions et composé nos chefs-d’œuvre ». Le génie est ainsi, au XIXe comme au XXe siècle cette activité paradoxale de l’esprit qui signe les « illuminations » des poètes et des artistes, et dans le même temps une régression quasi-pathologique. Il rejoignait là encore un des traits majeurs de la pensée mystique, celui du paradoxe et de la conciliation des contraires, la docte ignorance. Pour Schopenhauer une sorte d’extase gnostique permet en effet à l’initié génial d’accéder « à l’essence du monde, au substratum véritable des phénomènes ». Cette extase est le propre de l’artiste génial : « ce mode de connaissance, c’est l’art, c’est l’artiste de génie ». On ne reviendra pas sur l’impact immense de cette philosophie ainsi que de ses avatars théosophes, nietzschéens ou freudiens sur la pensée symboliste et moderne. L’art n’est-il pas en un sens strict une maladie mentale, « cosa mentale » ou « narcose légère » ? Une maladie, non pas comme déséquilibre malsain d’un ordre universel de santé, de déchéance d’un corps glorieux [idéalisme], mais bien une nouvelle et toujours fortuite prolifération protubérante de la vie ; la vie en marche dans et à travers ses morts particulières.
folie
1. Le peintre de la vie moderne, 1863, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française, 1999, p. 192. 2. Salon de 1846, dans Ecrits sur l’art, Paris, Libraire Générale Française, 1999, p. 192.
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POÏETICA La vie ne serait-elle pas une maladie mortelle sexuellement transmissible, l’homme ne serait-il pas un virus ?! Extase et / ou régression, la pensée mythique, la raison poétique, joue dans les deux sens de l’exploration du psychisme. C’est l’Echelle de Jacob que l’homme, et c’est sa dignité, explore dans tous ses échelons et dans les deux sens, ascendant et descendant. Car « on ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux. – Mais peut-être que ce n’est qu’un soudain mouvement de l’âme de l’un à l’autre de ces extrêmes, et qu’elle n’est jamais en effet qu’en un point, comme le tison de feu. – Soit, mais au moins cela marque l’agilité de l’âme, si cela n’en marque l’étendue »1. « FEU », mémorial pascalien du « Dieu sensible au cœur ». Du plus « bas » des déterminismes de la matière au plus « haut » de la conscience illuminée en passant par tout le champ structuré de la pensée rationnelle :
traverser l’homme,
traverser le monde,
traverser le temps,
traverser le mal, traverser le bien,
la poïétique relève bien par là d’une véritable économie de la transe, du « transhumaner ». Trasumanar significar per verba Non si poria ; pero l’essemplo basti A cui esperïenza grazia serba.2 l’Œuvre est cette technique, quasi quadam machinam, qui met en scène les mouvements du pensé dans sa spirale scalaire. Igitur ! Comme le soulignait avec justesse Octavio Paz Le Nu descendant un escalier de Duchamp a peut-être plus à voir avec Mallarmé qu’avec Marey. 1. Pascal, Pensées 353-681 2. Dante, La divine comédie, Paradis, I, 70-72 : « Outrepasser l’humain ne se peut / signifier par des mots ; que l’exemple suffise / à ceux à qui la grâce réserve l’expérience. »
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D O X A - PA R A D O X A Dans ce château de l’esprit le moi, héritier des autres et du monde, vit les pulsations de l’Être entre ses deux vertiges du néant, avec pour seul g u i d e et g o u v e r n a i l cet axe s p i r a l . A . D . N . d u p e n s é , sol invictus du réel, Apollon-Osiris de la conscien ce i n carnée, J E res te seul a u m o n d e ; mais si JE n’est autre qu’une écume d’énergie sur les vagues de la matière en expansion, alors TOUT et TOUS pensent en moi. [qui écrira le grand livre de TOUT, livre des livres ? Diane, Île de beauté…] Singulier destin que l’homme, seul, dans sa SINGULARITÉ ! Dès lors qu’importe idéalisme, matérialisme, solipsisme, phénoménologie, mystique, science, athéisme, épistémologie, rhétorique, religion, esthétique, histoire, langage, folie…
« Mais sachez que nous sommes tous d’accord, quoi que nous disions » Turba Philosophorum
Et sur ce point axial la Danse du désir nous entraîne, Âge d’or, Bonheur de vivre, entrons dans la ronde :
Mercredi, 28 septembre 2005, Paris, si come rota ch’igualmente è mossa, l’amor che move il sole e l’altre stelle.
Le plus simple étant peut-être d’entrer dans le cercle par la voie la plus carnée qui soit : du pathos à l’ethos… 283
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