Arthur Niez
La Figure de la Terrasse-Jardin dans le Logement Collectif
1
Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux 2
Arthur Niez
La Figure de la Terrasse-Jardin dans le Logement Collectif La terrasse-jardin comme élément de l’habitat collectif constitue-t-elle une réponse adaptée à la conception durable de logements en ville ?
Mémoire Dirigé par Christophe Bouriette 3
Table des Matières 0. Introduction
6
I. La terrasse-jardin, une réaction critique face au mouvement moderne : 8 I-1) Origines culturelles de la « terrasse-jardin » 10 I-1-a) Une terrasse pour prolonger le logement 12 I-1-b) La terrasse-jardin, un mythe babylonien 16 I-2) Une idée nouvelle de l’interaction sociale et de la dimension collective 20 I-2-a) Influences politiques et rejet de la cellule 22 1-2-b) La conception de l’intime et du commun : un voisin dans le cadre 33 II. La terrasse-jardin, un idéal du vivre ensemble ? II-1) De l’appréhension à l’appropriation II-1-a) Le développement de tactiques jardinières et habitantes II-1-b) Mixité sociale et trajectoire résidentielle II-2) Succès et limites de la terrasse-jardin II-2-a) La terrasse-jardin : support et régulation d’une vie collective II-2-b) Les limites de la terrasse jardin
38 40 46 48 54 56 60
III. La terrasse-jardin contemporaine, vers un renouveau ? 68 III-1) La terrasse jardin : un produit marketing 70 III-1-a) Le retour à l’îlot et la question du dernier étage 72 III-1-b) La mode du Greenwashing 75 III-2) Vers un nouveau paradigme du Développement Durable 78 III-2-a) Les superpouvoirs du végétal 80 III-2-b) De nouvelles initiatives d’expérimentation urbaine, l’influence du rooftop 83 III-3) A la recherche de nouveaux espaces d’usage du logement : la leçon de Renaudie 86 III-3-a) La notion de pièce supplémentaire : réintroduire une dimension sociale 88 III-3-b) La terrasse jardin comme synthèse : vers des logements évolutifs 92 IV. Conclusion
98
4
V. Bibliographie
102
VI. Annexes 104 Annexe 1 : Les 8 Tactiques Jardinières Habitantes selon Magali Paris : 104 Annexe 2 : Procédé d’étanchéité des terrasses-jardins des « étoiles » de Renaudie : 109 Annexe 3 : Liste des Plantes dont la plantation présente un risque pour des terrasses-jardins : 110 Annexe 4 : Différents Plans des Logements d’Ivry sur Seine par Jean Renaudie, Immeuble D. Casanova : 112 Annexe 5 : Différents Plans des Logements d’Ivry sur Seine par Jean Renaudie, Immeuble Jeanne Hachette : 128
5
0.
Introduction
La terrasse-jardin dans l’architecture du logement collectif a toujours été controversée. Cette pièce de verdure supplémentaire mise à disposition de l’habitant bouleverse souvent les manières d’habiter ainsi que le paysage urbain dans lequel elle s’inscrit. Un programme de terrasse jardin a la particularité d’interagir directement avec son contexte immédiat et c’est pourquoi il laisse rarement indifférent. Guidés par l’image des jardins suspendus de la Babylone mythique, des architectes du siècle dernier, comme Renaudie ou Parat, ont cherché à exploiter le potentiel de terrasses-jardins associées à du logement collectif. Bien que souvent pertinentes et formellement intéressantes ces expérimentations sont restées en marge de la production de logements en France. Toutefois elles connaissent actuellement un regain d’intérêt. L’échec reconnu des Grands Ensembles ou encore les considérations écologiques amènent les architectes et urbanistes à se questionner sur la ville durable de demain. Le climat des grandes métropoles ainsi que la qualité de leur air sont très préoccupants et des solutions de végétalisation sont déjà à l’œuvre. A New York, ce sont tous les « rooftops » qui constituent des espaces susceptibles d’accueillir une végétalisation, voire une forme nouvelle d’agriculture urbaine. De manière générale on réfléchit à des solutions de reconversion pour tous les tiers lieux type toitures, balcons, terrasses. Ainsi la terrasse-jardin constitue-t-elle une typologie compatible avec les enjeux durables et, il faut le dire, à la mode du développement de nos villes. Sa capacité à stocker puis restituer l’eau et à rafraîchir l’air ambiant tout en offrant un écrin de verdure au paysage alentour sont autant de bénéfices pour toute une collectivité. Une notion nouvelle d’Architecture-Paysage voit même le jour. Cependant ce modèle d’expansion de la ville a pu être vivement critiqué en raison de sa faible densité, en comparaison de ce qu’ont pu produire les Grands Ensembles. Des logiques économiques peuvent freiner l’adoption de ce mode d’habitat. Ces pourquoi, au travers d’une tendance que l’on appelle péjorativement le « Greenwashing » on voit apparaître des nouvelles propositions architecturales, comme la « Flower Tower » d’Edouard François, qui tentent de rallier nature, environnement urbain et rentabilité foncière. A la différence des programmes de
6
terrasses-jardins, elles procèdent plus d’un façadisme végétal que d’une vision originale du mode d’habiter de l’Homme. L’histoire de la terrasse-jardin va de pair avec la contestation des Grands Ensembles. C’est avant tout l’expression d’un refus des principes établis par la charte d’Athènes qui tendent à placer l’Homme dans une cellule, une « machine à habiter ». La terrasse-jardin c’est l’éclatement de la cellule. Des architectes comme Renaudie considèrent que c’est la cohésion des hommes qui forge la société. C’est pourquoi il conçoit les terrasses dans une dimension collective et de partage. Les vis-à-vis sont valorisés, l’interaction sociale encouragée. Ainsi c’est cette question de l’action sur l’espace susceptible de transcender l’ordre social que Renaudie nous pose au travers de ses terrasses. Cette dimension sociale, qui a conduit l’apparition du modèle des terrasses-jardins s’est perdue au fil du temps. Les nombreuses traductions de ce modèle sont aujourd’hui essentiellement formelles et s’inscrivent davantage dans une jouissance privée de la terrasse. On peut donc se questionner sur la pertinence de ce modèle, une fois dépossédé de sa dimension collective. Constitue-t-il une réponse adaptée au développement de la ville de demain ? Pour y répondre nous devons remonter aux origines de la terrasse jardin, le toit terrasse de la ville arabe. Il inspira Le Corbusier au point de devenir l’un des cinq points de l’architecture moderne et deviendra le support de la vie collective de ses immeubles. C’est cette expression de la collectivité que refuse Renaudie. Grâce à la démocratisation de la terrasse pour chaque appartement, apportée par les immeubles à gradins (Andrault Parat), la vie collective va devenir chez Renaudie un prolongement de la sphère intime et elle aura lieu depuis la terrasse-jardin. Cette intrusion du voisin au cœur de la vie intime peut poser des problèmes de réception par les habitants, de même que la responsabilité de l’entretien de ces terrasses. Les libertés individuelles peuvent faire échouer un programme de terrasses-jardins. Comment l’architecture peut-elle suffisamment influencer les modes de vie pour inciter les habitants à entretenir leur terrasse ? Quel contrôle doit exercer la ville ?
7
I.
La terrasse-jardin, une réaction critique face au mouvement moderne :
Il s’agit dans cette première partie de déterminer les origines de la mise en place de terrasses jardins dans le programme de logement collectif au siècle passé. On sait que Le Corbusier et la Charte d’Athènes ont eu une très grande influence dans la construction de grands ensembles en France. Toutefois, certains architectes comme Andrault, Parat ou Renaudie, sans doute guidés par des figures mythologiques et fantasmagoriques tels que les jardins suspendus de Babylone en plus d’une vision de la société radicalement différente de celle proposée par les CIAM ont constitué presque un mouvement d’avant garde, social et généreux en ajoutant, chacun dans des formes différentes, une ou plusieurs terrasses jardins au logement.
8
Grand Ensemble Vitry sur Seine, 1960
9
I-1) Origines culturelles de la « terrasse-jardin »
L
a question est ici : dans quelle condition est née la terrasse-jardin telle que nous la connaissons dans le logement collectif, i.e : l’adjonction d’une surface extérieure au logement sur laquelle l’habitant peut s’adonner à une activité de jardinage ou de culture ? La première piste qui nous intéresse est évidemment celle de la terrasse. Sans terrasse, pas de terrasse-jardin. Par définition la terrasse est une surface externe, dans notre cas à un étage d’un édifice. A la différence du balcon elle se trouve sur l’avancée de l’étage inférieur. La terrasse trouve son origine au sein des pays chauds méditerranéens. Au bord de la mer, le relief des côtes favorise leur utilisation. Les niveaux se succèdent. Les toits deviennent terrasses et possèdent des caractéristiques spatiales et fonctionnelles propres. L’architecture domestique de la Casbah d’Alger est représentative d’un habitat humain traditionnel représentatif de la culture musulmane profondément méditerranéenne, c’est pourquoi nous l’avons choisie comme contexte à la description de la terrasse traditionnelle. Dans la maison de la casbah, la terrasse apporte la vue sur la mer, bien qu’elle ne constitue pas le cœur de la vie, rôle assuré par le patio. Sa couverture est plate, faite avec une épaisseur de terre importante, jusqu’à 70 cm, et le revêtement se fait au mortier composé de terre et d’adjuvant naturels, le tout recouvert de chaux. Une citerne au sous-sol récupère l’eau de la terrasse et sert de réserve en été puisqu’il ne pleut que rarement. De plus L’évacuation des eaux se fait au travers d’un système très élaboré d’éléments en céramique qui en s’emboîtant, acheminent l’eau jusqu’au réseau d’égout sous la voirie. Les caractéristiques physiques de cette terrasse traditionnelle préfigurent déjà l’apparition de la terrasse-jardin. Néanmoins, c’est d’abord sa planéité qui va fasciner les architectes modernes, Le Corbusier étant le plus fameux d’entre eux.
10
11
I-1-a) Une terrasse pour prolonger le logement Lorsqu’au début des années 1930, Le Corbusier débarque à Alger, il s’émerveille de sa découverte de la médina et constate à propos des maisons de la Casbah, que le toit-terrasse offre « la possibilité de reconquérir l’espace le plus précieux, l’espace sous le soleil ». D’après lui, « on fuit la rue, on va vers la lumière… ici chaque maison prête sa toiture à la fréquentation des nuages… - de l’azur ou des étoiles… on passe de l’intérieur vers l’extérieur de façon très souple : c’est une découverte… le dedans devient le dehors »1. Nous savons que pour Le Corbusier « L’architecture est le jeu, savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière »2. La maison de la Casbah s’apparente davantage à un volume pur de part la planéité de sa toiture. De plus, à Alger ces volumes s’admirent aussi bien du sol que lorsque l’on est positionné plus en hauteur dans la ville. Le Corbusier trouve paradoxalement dans l’architecture vernaculaire d’Alger les premiers ingrédients qui constitueront plus tard la pierre angulaire de sa vision, les cinq points de l’architecture moderne. A cela s’ajoute l’échelle des maisons de ville de la Casbah, le Corbusier découvre qu’elles possèdent des dimensions très adaptées au corps humain, « cette architecture arabe possède le secret des dimensions humaines »3, ce qui le conduira même à inventer un système de mesure basé sur celui-ci, le Modulor.
Les Terrasses de la Casbah d’Alger, 1930
1 2 3
Rencontre avec Le Corbusier, FLC, Pierre Mardaga éditeur, Bruxelles, 1987 Le Corbusier, Vers une architecture, éditions Crès et Cie, Paris, 1923 Le Corbusier, Poésie sur Alger, FLC/ADAGP, 1950
12
Cependant Le Corbusier ne s’intéressera presque exclusivement qu’aux formes générées par les maisons de la Casbah, qu’aux volumes purs sous la lumière et leur ordonnance dans le désordre organisé de la ville arabe traditionnelle. Malgré ses propositions d’urbanisme pour la ville d’Alger, qui devaient lui permettre de résoudre les problèmes de la reconstruction en France, et dont la plupart reprennent les terrasses de la maison traditionnelle arabe, c’est son ami et collaborateur Edouard Trouin qui leur insuffle une dimension plus sociale. En 1933 au sujet de la conception de la « Cité de la Contemplation » à la Sainte-Baume (publiée dans l’œuvre Complète 1946-1952), il écrit : « obsédé par la Casbah d’Alger, j’imaginais la cité presque invisible : Des rues étroites et couvertes. Comme chez les Arabes, toute une vie sur les toits, par lesquels toutes ces maisons communiquaient. Royaume des femmes à l’heure de l’office de la mosquée. La circulation automobile étant limitée à la périphérie où étaient prévus de grands garages aux toits en terrasses, avec une couche de terre où auraient poussé naturellement toutes les plantes locales. Je ne savais pas encore que la Casbah avait un autre admirateur : Le Corbusier, auteur du grand plan de rénovation d’Alger… »4.
Le Corbusier, Plan de la Sainte Baume, 1952
Edouard Trouin offre une description assez réaliste et de terrasses-jardins et si stupéfiante que l’on peut se demander si Le Corbusier lui-même ne serait pas à l’origine de leur création. Mais sa description est certainement nourrie de son imagination. Trouin préfigure l’évolu-
4
Louis Montalte, Fallait-il bâtir le Mont Saint Michel ?, Editions l’Amitié par le Livre, 1979
13
tion des toits terrasses de la Cité en jardin mais il est difficile en revanche d’imaginer Le Corbusier, pour qui la nature est souvent l’objet d’une domestication extrême, permettre à la végétation d’envahir ses toits-terrasses à la planéité si rigoureuse. Nulle part il ne sera fait mention dans la présentation du plan final de la Sainte-Baume en 1952, d’une quelconque présence de végétal. Le Corbusier a donc poussé sa recherche de formes pures et modifié son plan masse qui, selon Trouin s’est transformé jusqu’à en devenir « grec ».
Atelier 5, Quartier de Halen, Berne, 1967-1972
14
De nombreux architectes seront néanmoins influencés par le Plan de la Sainte-Baume. Certains projets comme le quartier de Halen à Berne 1955-1961 reprennent beaucoup de principes établis par Le Corbusier, ainsi que la végétalisation décrite par Edouard Trouin. Toutefois, à Berne, les toitures bien que supports d’une végétalisation foisonnante ne sont pas des terrasses jardins puisque non accessibles. En cela elles diffèrent du modèle arabe. C’est en fait à l’origine un aspect laissé de côté par Le Corbusier qui, depuis son arrivé à Alger en 1931 refuse de voir le surpeuplement et la misère. C’est pourquoi sa vision sélective de la Casbah est empreinte d’images : la ville blanche, les formes pures, les femmes sur les terrasses contemplant un coucher de soleil sur la mer… En découvrant la Casbah en 1931 il écrit : « la Casbah d’Alger, elle, a fait le site ; elle a donné le nom d’Alger-la-Blanche à cette apparition étincelante qui accueille, à l’aube, les bateaux arrivant au port. Inscrite dans le site, elle est irréfutable. Elle est en consonance avec la nature, car de chaque logis, de la terrasse – et ces terrasses additionnées font comme un magnifique escalier descendant à la mer, - on voit l’espace, la mer. Les ardeurs du soleil tombées, toutes les femmes, tous les enfants, couvrent la cité d’un bariolage de couleurs ». Il délaisse volontairement tout aspect sociologique ou anthropologique. En cela il ne possède qu’une compréhension très naïve de la ville arabe et de ses terrasses. En effet, la présence des femmes sur les terrasses est la conséquence d’une vie sociale bien particulière, avec ses codes et ses valeurs. Elle s’articule en fonction de la présence/absence du chef de famille. La terrasse complète le patio en tant que lieu de vie sauf qu’elle est exclusivement réservée aux activités de la femme. Le relief de la Casbah explique cet état de fait pour une raison toute simple : de la terrasse l’homme pourrait voir les femmes des autres. L’image de carte postale où des femmes contempleraient un coucher de soleil depuis la terrasse n’est que la déformation romantique d’un mode de vie très codifié. C’est de cette dimension sociale qui échappe totalement à Le Corbusier, que s’empareront plus tard les architectes de terrasses-jardins.
15
I-1-b) La terrasse-jardin, un mythe babylonien
Vue d’artiste des jardins suspendus de Babylone, XIXème siècle
Si la terrasse renvoie à un élément d’architecture plutôt minéral, la terrasse-jardin évoque en chacun de nous de multiples images qui proviennent de voyages ou de lectures. Elles font notamment référence aux légendaires jardins suspendus de la Babylone antique (vers 600 av J.C). Ces paradis artificiels fascineront les historiens grecs et romains mais ne seront pas transposés dans l’architecture méditerranéenne. Il faudra attendre le XVIIIe siècle français pour que des architectures de prestige (comme Versailles) recomposent des paysages artificiels. De nos jours ce sont davantage les bâtiments administratifs, plutôt que les logements, qui réinterprètent ce mythe des jardins suspendus, le but étant d’humaniser un peu plus la façade du bâtiment. Les jardins suspendus de Babylone sont souvent décrits comme un véritable paradis terrestre. L’étymologie du mot Paradis, jardin clos et parc de chasse du roi dans la Perse antique (Pairidaeza) permet de se rendre compte de son association quasi systématique avec l’image de jardin. Le jardin est quand à lui l’espace symbolique des relations entre l’Homme et la Nature. Au même titre que le jardin d’Eden de l’Ancien
16
Testament c’est ce même mot paradis qui sera employé pour décrire les jardins suspendus de Babylone, faisant d’eux l’une des sept Merveilles du Monde. C’est précisément cette image de splendeur que garderont en tête les architectes de terrasses-jardins et ils tenteront de la retrouver à travers leurs réalisations. Les jardins d’agrément de Babylone empruntent leur forme pyramidale à une longue tradition sumérienne de construction de temples. En effet les cités étaient structurées par l’implantation d’un relief artificiel, la Ziggourat, tour à étages pyramidale dont le sommet était occupé par un sanctuaire entre ciel et terre. Des textes évoquent même parfois la présence de « jardins d’en haut », une terrasse plantée élevant la présence du végétal au sommet au rang de divinité. Les terrasses végétales seraient associées au Dieu-Arbre, Tammouz et célèbreraient les fondements de la culture sumérienne, l’acclimatation du palmier-dattier qui permettaient des cultures bien à l’abri à sa base ainsi que les techniques d’irrigation. Les jardins suspendus de Babylone n’étaient pas seulement un monument d’ornement. Leurs larges dimensions (plus de 40 mètres de côté) leur permettaient d’abriter une partie des appartements royaux. Si l’emplacement de ces derniers dans l’édifice diffère selon les interprétations, leur présence nourrit fortement le mythe de l’habitat réconcilié avec la nature. « Côté technique, l’allemand Robert Koldewey qui effectua des fouilles sur le site en 1897 nous fournit quelques précisions. D’abord, les jardins étaient accolés à l’une des enceintes de la ville par deux de leurs côtés, les deux autres étant pleinement intégrés au reste de la cité. Chaque terrasse était recouverte d’1 à 2 mètres de terre végétale. La solidité de l’ensemble était assurée par des piliers de briques, de 2 mètres de côté. Ces derniers étaient vraisemblablement creux dans leur partie supérieure afin de permettre l’implantation de grands arbres. Les plates-formes des terrasses étaient composées de dalles de 4,50 mètres sur 1,30 mètres. Ces blocs de pierres étaient recouverts d’une couche de roseaux puis d’une grande quantité d’asphalte. On disposait alors 2 rangées de briques, cimentées avec du plâtre. Enfin une lame de plomb empêchait l’eau de filtrer à travers les atterrissements artificiels et de pénétrer dans les fondations. Au sujet de l’eau, des puits étaient creusés au niveau des fondations. Les méthodes de captation de l’eau divergent selon les points de vue. L’utilisation d’une pompe à vis ou d’une chaîne sans fin, dissimulée dans un pilier creux aurait permis d’acheminer l’eau dans la partie supérieure de l’édifice. De là un réseau complexe de caniveaux, de bassins et de rigoles permettait d’irriguer l’ensemble
17
des cultures. Chaque espèce bénéficiait même d’un apport spécifique selon ses besoins en eau. On peut supposer que des palmiers dattiers abritaient de leurs palmes arbustes et fleurs. Il a même été rapporté que les arbres étaient si vigoureux que certains atteignaient 4 mètres de circonférence, 16 mètres de hauteur et étaient aussi chargés de fruits que s’ils avaient poussé sur un sol naturel. La présence d’une faune variée et exotique avec de nombreux oiseaux est également très probable»
18
La fascination qu’exercent les architectes pour ces jardins suspendus est sans faille. Ils sont pour eux l’expression idéale d’une urbanité réconciliée avec la Nature. De plus, la question de « comment faire la synthèse nature-ville-habitat collectif » constitue une problématique récurrente depuis la naissance de l’urbanisme moderne, que les terrasses jardins ont contribué à faire avancer. A l’origine, ce sont les considérations hygiénistes qui ont incité les architectes à imaginer de nouvelles formes pour l’habitat collectif en ville ; notamment portés par l’élan des travaux d’embellissement de la ville de Paris par Jean-Charles Alphand. L’immeuble en gradins de Sauvage et Sarrazin au 26-28, rue Vavin, à Paris, 1912, constitue le premier exemple moderne de réinterprétation des jardins suspendus. Sa forme singulière s’inspire des sanatoriums allemands, le retrait successif des façades permettant à l’air et à la lumière de mieux circuler jusqu’aux pieds de l’édifice. Ce même retrait libère des terrasses sur lesquelles les habitants vont pouvoir disposer plantes et arbustes et établir selon les architectes « de véritables jardins ». Par la suite, l’immeuble gradin sera largement repris par les architectes des Villes Nouvelles. Bien que les terrasses restent minérales la plupart du temps, leur dimension souvent généreuse (1/4 du logement chez Jacques Bardet, logement de la Nérac) et comme chez Andrault et Parat, l’ajout de vastes jardinières permettent leur végétalisation. Néanmoins, ce sont véritablement les travaux de Jean Renaudie qui, renouant avec les recherches de Sauvage, élargit le système pyramidal au niveau de l’îlot. Les logements aux formes complexes disposent tous de nombreuses terrasses plantées. Le foisonnement végétal qui en résulte, ainsi que son débordement sur les parois de béton brut créent l’image d’une colline artificielle verdoyante, proche de l’idée que l’on se ferait des fameux jardins suspendus de Babylone.
19
I-2) Une idée nouvelle de l’interaction sociale et de la dimension collective « J’ai souvent entendu développer cette thèse (Vis à vis, voyeurisme, sans protection). C’est d’ailleurs au nom de ce principe que l’on a réussi à cloisonner les habitants dans leur logement, que l’on a abouti à un système de vie collective où l’on s’ignore d’un étage à l’autre. A force de multiplier les protections, il arrive que l’on se suicide »5 Jean Renaudie 1976
L
a figure de l’immeuble collectif bourgeois du 19ème, type Haussmannien par exemple, présente la particularité d’isoler les habitants entre eux. La proximité y est toute relative. La mixité sociale se hiérarchise verticalement (les chambres de bonnes en haut et les appartements bourgeois progressivement jusqu’au RDC). Chez le Corbusier, l’Unité nait de la juxtaposition de cellules individuelles, autonomes, comme si chacune possédait des œillères. Dans la « machine à habiter » seule compte la sphère familiale. La dimension collective, c’est à dire tout ce qui a trait au voisinage est cadré, contenu ou au contraire volontairement écarté du bâtiment. C’est ainsi que l’on peut comprendre la rue intérieure commerçante, ainsi que le « toit-jardin ». Le reste des activités de socialisation est relégué au sol. Ce sont les principaux lieux de socialisation. Chez Renaudie, la socialisation se fait depuis une partie du logement, la terrasse jardin. Des influences telles que le structuralisme ou les écrits du Team X le poussent à refuser la simplicité dogmatique de la charte d’Athènes et à exiger une plus grande convivialité entre les habitants. C’est pourquoi l’organisation complexe des terrasses jardins va favoriser des opportunités de rencontre puisqu’elles sont visuellement interconnectées. La terrasse en plus d’offrir des m2 de surface supplémentaires doit jouer ce rôle social, cher à Renaudie. D’autres architectes ont pu développer ces liens inter habitants,
5 Jean Renaudie, « Construire pour habiter », Interview de Jean Renaudie réalisée par Architecture et Constructionle 24 janvier 1976.
20
notamment grâce au lancement à la même époque de concours sur l’habitat intermédiaire (exemple du groupe ETRA à Givors)6. Le PCF a également joué un rôle de mécène et a encouragé l’innovation architecturale, notamment dans les communes où il était au pouvoir ; ceci dans un but assez clair de promotion politique. Les rapports d’intime et de commun sont eux aussi plus complexes que chez Le Corbusier. En effet, l’habitant sur sa terrasse se retrouve constamment dans cette posture privée/collective. D’un côté il se situe chez lui, mais d’un autre côté il s’inscrit dans le champ visuel d’un groupement de terrasses, sensé favoriser le dialogue entre voisins. On peut se demander alors de quel degré d’intimité l’homme a besoin, à densité similaire afin de se sentir à l’aise dans son logement, et dans un complexe collectif. Il faut également se demander si l’intimité doit être préservée dans l’ensemble du logement, auquel cas les grands ensembles rempliraient complètement cette fonction. Néanmoins comme il a souvent été prouvé, l’opposition trop franche intime/commun engendre un repli dans le chez soi, et fait naître une sorte d’angoisse du dehors, la peur de ce qu’on ne connaît pas, ne maîtrise pas, surtout en terme d’usage. Salignon7 propose de penser l’intime et le commun comme deux espaces temps à articuler plutôt qu’à opposer. En cela, les terrasses jardins n’offriraient elles pas ce lieu d’articulation ?
6 Philippe Dehan, Réinventer l’habitat intermédiaire, concours d’architecture Cimbéton, cinquième session 2000-2001 7 Bernard Salignon, Qu’est ce qu’habiter ?, éditions de la villette, Paris, 2010
21
I-2-a) Influences politiques et rejet de la cellule Jusqu’au milieu du XIXème siècle, l’immeuble citadin se divise en strates sociales. En effet, ne possédant ni ascenseur, ni eau courante, les étages les plus bas sont les plus prisés, après le Rez de Chaussée dédié aux boutiques. De fait plus on monte dans les niveaux, plus la richesse des locataires diminue. L’immeuble traditionnel tire sa forme de cette ascension sociale. De l’étage noble (R+1 voire R+2) aux mansardes, la hauteur sous plafond diminue, le dessin des façades se simplifie, la dimension des fenêtres se réduit et les balcons disparaissent. L’immeuble Haussmannien va garder ce type d’organisation et même le développer en mettant en place notamment des circulations verticales secondaires, au niveau de la cour afin que les couches sociales ne se fréquentent ni ne se voient. Les « bonnes » par exemple empruntaient ces escaliers depuis les mansardes jusqu’aux cuisines des appartements bourgeois. Il faudra attendre les premiers immeubles locatifs construits par des coopératives et sociétés HLM pour qu’apparaisse un nouveau type d’immeuble plus égalitaire et aux dimensions de fenêtre quasi constante du premier au dernier niveau. D’autre part, des progrès techniques associés au remplacement d’une ségrégation verticale par une ségrégation horizontale du foncier (par quartiers) vont remettre en cause le positionnement de cet étage noble. Les réseaux d’eau, d’électricité, la mise au point des procédés d’étanchéité des toits-terrasses ainsi que la mise en place d’ascenseurs dans les immeubles se généralisent vers 19058. Enfin, c’est à la fois l’adoption des théories hygiénistes de la fin du XIXème et du début du XXème, l’influence des grandes utopies socialistes du XIXème et le modèle des cités jardins anglo-saxonnes qui vont guider l’imagination des formes nouvelles pour l’habitat collectif. Ce sont les propositions d’Henri Sauvage et Charles Sarazin qui dès 1909, exploitent ces qualités nouvelles pour un habitat collectif égalitaire. L’immeuble au 26-28 rue Vavin à Paris ou l’immeuble rue des Amiraux mettent en place la typologie du gradin, qui permet à chacun de bénéficier d’air, de lumière, d’un jardin et ce à chaque niveau de l’édi-
8
Jacky Barret Patrick Bertholon Xavier Marié, Terrasses Jardins, Syros Alternatives, 1988
22
fice. La forme pyramidale laisse un creux au milieu de l’îlot, que Sauvage a l’idée de combler par un équipement collectif. C’est ainsi qu’il créera la Piscine des Amiraux. Néanmoins cette réalisation résulte davantage d’une optimisation de l’îlot que d’un travail sur le vivre ensemble. En 1934 Tony Garnier livre Le Quartier des Etats-Unis à Lyon ; à l’instar des Gratte-ciels de Villeurbanne inaugurés au même moment, on assiste au retour des Utopies sociales combinant modernité et hygiénisme. Il faudra attendre les travaux de Le Corbusier, au début du XXème siècle pour que se radicalise l’immeuble collectif. Il propose de poser les
Henri Sauvage, Piscine des Amiraux,1922-1927
26 rue Vavin, 1912-1913
Atelier 5, Quartier de Halen, Berne, 1967-1972
23
bases d’un Nouvel Habitat, en gommant l’historicisme qui caractérisait jusqu’alors son évolution. C’est en cela que Le Corbusier marque une rupture définitive avec le passé. Il opte pour une indépendance totale des logements entre eux. Il souhaite de plus que ces logements bénéficient des qualités de la maison individuelle dans un groupement plus vaste. Il va développer les « immeubles villas » dans ce sens. Cette vision utopique de l’Habiter se compose d’une structure principale dans laquelle des « villas » viennent se greffer, chacune sur 2 niveaux, à la manière d’un casier à bouteilles. Chaque villa bénéficie d’un jardin et chacune est isolée visuellement de ses voisines par des murs périphériques fonctionnant comme des œillères. Sur le toit de l’édifice sont réunies des fonctions liées au « corps » (loisirs, sport) destinées à un usage collectif. Bien que très utopique et n’ayant pas dépassé le stade du dessin, ce projet influencera très fortement les réalisations futures de Le Corbusier, dont certaines reprendront beaucoup de ces principes.
Terrasse en Duplex, Immeuble Villa, 1922
Le Corbusier, Immeuble-Villa, 1922
24
Dans la Cité Radieuse de Marseille, chaque logement est une « machine à habiter ». Les besoins de chacun ont pu être théorisés et synthétisés dans une « cellule » pour la sphère familiale, sur le toit pour la sphère publique. Ce toit-terrasse tout droit sorti de ses observations de la Ville Arabe est constitué de dalles sur plots et Le Corbusier va le désigner sous le terme de « jardin », bien qu’il soit exclusivement minéral :
« Au dernier étage (17e niveau): une crèche et une «maternelle» en communication directe par plan incliné avec le jardin sur le toit-terrasse réservé aux enfants. Ce jardin possède une petite piscine pour enfants. Toit-terrasse formant jardin suspendu et belvédère et comprenant: une salle de culture physique, une place d’entraînement et d’exercices en plein air, un solarium, une piste de course à pied de 300 mètres, un barbuffet etc. »9. En 1927 vont paraître « Les cinq points de l’Architecture moderne »10 , une synthèse des réflexions de Le Corbusier sur l’Habitat moderne et que La Cité Radieuse illustre bien. Ces points font références à des principes constructifs permettant de supporter des usages nouveaux : - - - - -
les pilotis le toit-terrasse le plan-libre la fenêtre en longueur la façade libre
Il est intéressant de constater que, dans la description initiale, le jardin revient dans 2 de ces principes. En outre selon Le Corbusier les pilotis permettent à la maison d’être « en l’air, loin du sol humide et obscur, le jardin passe sous la maison. »11. Pour ce qui est du toit-terrasse : « avec l’installation du chauffage central, le toit ne doit plus être en bosse mais en creux. Il doit rejeter les eaux à l’intérieur de la maison et favoriser une humidité constante sur le toit qui permettra la création d’un toit-jardin
9 Adresse de Le Corbusier à M. Claudius-Petit Ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, à la remise de l’Unité d’Habitation de Marseille le 14 octobre 1952 : www.fondationlecorbusier.fr 10 http://www.fondationsuisse.fr/FR/architecture2D.htm 11 Ibid.
25
opulent. »12. Ces soi-disant « toits-jardins », de part leur nature très minérale ont été très mal réinterprétés par la suite. A titre d’exemple il dit à propos de la Villa Savoye :
Le Corbusier, Villa Savoye, 1928-1931
« Si l’on est debout dans l’herbe, on ne voit pas très loin l’étendue. D’ailleurs, l’herbe est malsaine, humide, etc... pour y habiter; par conséquent, le véritable jardin de la maison ne sera pas sur le sol, mais au-dessus du sol, à trois mètres cinquante: ce sera le jardin suspendu dont le sol est sec et salubre, et c’est de ce sol qu’on verra bien tout le paysage, beaucoup mieux que si l’on était resté en bas »13. Les réalisations de Le Corbusier refusent le sol, la nature « hyper-domestiquée » n’y a qu’une place extrêmement limitée. En 1933, lors du IVème congrès des CIAM, est rédigée la Charte d’Athènes14 qui adopte assez largement les principes de Le Corbusier, appliqués à la planification et à la construction des villes. Le principal concept sous-jacent a été la création de zones indépendantes pour les
12 13 14
Ibid. José Baltanas, Le Corbusier parcours, Editions Parenthèses, 2005 publiée plus tard : Le Corbusier, La Ville Fonctionnelle, 1941
26
quatre « fonctions » : la vie, le travail, les loisirs et les infrastructures de transport. Ces principes ainsi que « l’Unité d’Habitation » prendront valeur de solution aux problèmes de logements de l’après-guerre. Néanmoins, les typologies que nous appelleront plus tard les « Grands Ensembles » résultent d’une interprétation considérablement appauvrie de ces principes. A titre d’exemple, le toit-terrasse devait permettre de développer une vie collective au sein de l’immeuble. Les Grands Ensembles ne retiendront que la figure formelle du toit terrasse, c’est à dire un toit plat inaccessible. La rue intérieure commerçante, sensée favoriser la vie sociale du complexe ne sera que trop rarement reprise, sacrifiée au nom d’un principe d’économie. Bien que la reconstruction se soit étalée sur une période de plus de 20 ans (milieu des années 1950 au milieu des années 1970), les Grands Ensembles ont fait l’objet de vives critiques dès les premières réalisations. La Charte d’Athènes a également été mise en cause et ce, dès 1953 par les écrits du Team X. « Le Team X réévaluèrent l’architecture en général, avec particulièrement une approche sociale, et à la lumière des destructions dues à la guerre et de l’effort de reconstruction des villes européennes. La critique de Team X est assez peu redevable aux sciences sociales, il s’agit du rejet de la génération des fondateurs des CIAM, qui dit emprunter aux sciences sociales pour mieux se démarquer de ses ainés. Contrairement à ce que l’on a pu dire de l’interdisciplinarité de Team X, la production de ses membres révèle déjà au contraire l’autonomie de l’architecture comme discipline, autonomie qui n’a fait que s’affirmer depuis. Les membres du Team X, d’autres architectes et des professionnels d’autres disciplines du monde entier partagèrent une vision de l’architecture et de la ville qu’ils exposèrent à travers le dessin, les publications et l’enseignement. Le discours de l’architecture Moderne se déplaça, et certains parlèrent de l’émergence d’un nouveau paradigme. Un des aspects critiques de ce déplacement fut la prise de conscience que l’architecture et l’urbanisme sont viscéralement liés : le tout premier client de l’architecture, même dans l’exécution d’un projet individuel, est la société dans son ensemble. Le Team X n’a pas développé de théorie à proprement parler. Il s’agit plus d’une volonté de critique des conceptions rationalistes et technicistes du mouvement moderne. Le groupe de réflexion a voulu en réalité penser le passage d’une société industrielle, organisée autour du travail à une société caractérisée par la consommation et la fragmentation sociale. Ils ont contribué à développer de nouveaux concepts
27
architecturaux et parmi eux, on peut signaler les notions de : Cluster : développé en premier par les Smithsons, il s’agit d’une recherche sur les formes d’association des logements. Terme que l’on peut traduire par «grappe», il inclut une réflexion du bâti au niveau de l’unité de voisinage, pensé comme un système communautaire vivant aux échelles différenciées plutôt que comme un agrégat de «machines à habiter». Stem : idée d’une rue intérieure, sur le modèle des unités d’habitations de Le Corbusier, suspendues au-dessus d’immeubles collectifs continus, indépendants de la circulation automobile. Web : notion développée par Candilis et Woods, c’est la conception d’une construction alliant une infrastructure à trois dimensions régulière que l’on rempli à la demande. C’est la volonté de concilier construction collective et installation libre voire déstructurée des habitations particulières. »15 En 1965, le programme des villes nouvelles est lancé, se voulant en rupture avec l’urbanisme des grands ensembles. L’échec de ces derniers commence à se faire sentir. Le PAN fut lancé pour revendiquer la notion de qualité dans la ville contre l’objectif de quantité suite à la guerre, pour faire sortir l’architecture et les nouveaux quartiers d’habitat des impasses où ils semblaient définitivement enlisés : ghettos à forte concentration de populations défavorisées, espaces extérieurs sans usage public défini, etc16. Il s’agit alors de constituer neuf villes nouvelles dont cinq en région parisienne. Elles ne doivent pas constituer des banlieues dortoirs, les Grands Ensembles représentant l’anti-modèle. Au contraire, l’objectif est de créer des poches de vie un peu excentrées, bénéficiant donc d’une relative autonomie au sein de l’agglomération parisienne et avec une capacité d’accueil suffisante pour assurer un équilibre entre habitat et emploi17. Cette nouvelle politique sera à l’origine de nouvelles recherches sur l’habitat intermédiaire et collectif. De plus le lancement du Programme d’Architecture Nouvelle, plus connu sous le titre de PAN en 1971, va constituer un champ de recherche et une occasion renouvelée d’innovation sur le thème de l’habitat, la construction, l’architecture, la ville.
15 http://wikipedia.org 16 Wilfried Laugero, Les étoiles de Givors, C25 projet urbain, enseignant correcteur Jacques Sbriglio 17 Vincent Fouchier, « La politique des villes nouvelles (1965-2000) », Hiver 1999
28
C’est dans cette dynamique nouvelle que vont d’abord naître les logements pyramidaux à terrasses. Ce sont les architectes Andrault et Parat qui vont plus particulièrement développer ce concept. Dans la Ville Nouvelle d’Evry, leurs « maisons gradins-jardins » se conçoivent comme un empilement de maisons individuelles, bénéficiant chacune d’une terrasse supérieure à 25% de leur surface dotée d’une large jardinière permettant de préserver l’intimité des terrasses inférieures18. Dans le système d’Andrault et Parat, la terrasse est le jardin qui prolonge l’appartement, il est l’intermédiaire entre les espaces collectifs et l’espace privé du logement et on y accède par un escalier extérieur. Comme chez Sauvage, les terrasses sont à l’usage exclusif de chaque habitant. De plus les vis-à-vis ne sont pas souhaitables et c’est pourquoi, la jardinière empêche le regard de filtrer d’une terrasse à l’autre. L’apparente proximité des logements n’est qu’une homogénéité de façade. Là encore, et à l’image de la Cité
Andrault Parat, Pyramides, Champs sur Marne, 1972
18
Philippe Dehan, « Réinventer l’habitat intermédiaire », concours Cimbéton, 2000-2001
29
Radieuse de Le Corbusier, le logement constitue un espace de repli, purement privé. La « dimension collective » renvoie à la « Vue » que l’on partage et aux espaces de rencontres, aménagés aux pieds de la pyramide. Toutefois nous verrons qu’ils ont constitué un échec pour de nombreux habitants. A partir de 1968, la rénovation du Centre d’Ivry va être le théâtre d’une nouvelle expérimentation d’un habitat collectif. Renouant également avec les travaux de Sauvage, Jean Renaudie va proposer un système pyramidal inédit, contenu dans un îlot. Jean Renaudie refuse catégoriquement les principes modernes de la Charte d’Athènes qu’il juge simplistes et inadaptés. Pour lui, « vouloir à tout prix simplifier les problèmes posés dans l’organisation de la ville, c’est […] aller à l’échec »19 Comme Paul Chemetov et les membres de l’AUA ou le Team X il va émettre très tôt de vives critiques vis-à-vis des Grands Ensembles de la reconstruction et de la production de son époque :
« on s’est contenté d’empiler ou de juxtaposer des logements sans imagination, sans recherche d’une voie qui découle de cette nécessité de grouper des familles pour les faire vivre « côte à côte » »20 Au départ appelé à réaliser un centre commercial et 80 logements sociaux, il va enrichir sa proposition en proposant un système pyramidal complexe, dans lequel toutes les fonctions sont mélangées, afin que « l’organisation physique […] soit le moins possible en contradiction avec la complexité urbaine »21. Les logements, bien qu’ils reprennent des caractéristiques de l’immeuble en gradin possèdent des formes tout à fait originales. Et pour cause, c’est une architecture militante que propose Renaudie. Derrière la forme se cache un véritable projet de société, sous l’influence des revendications de Mai 1968. Il plaide pour un habitat de qualité pour tous, susceptible d’outrepasser les contraintes sociales, de traverser toutes les catégories socio-culturelles et toutes les formes fami-
19 Jean Renaudie, La logique de la complexité, Institut Français d’Architecture, Edizioni Carte Segrete, 1992 20 Jean Renaudie, La ville est une combinatoire, Movitcity Editions, Juin 2014 21 Jean Renaudie, La logique de la complexité, Institut Français d’Architecture, Edizioni Carte Segrete, 1992
30
liales. Cependant, il refuse toute forme de systématisation et n’entend pas proposer de « modèle ». Pour Renaudie, il ne peut y avoir de solution préétablie et imitable à l’infini :
« on constate actuellement […] un refus de la traditionnelle cage à lapins, de la triste boîte à habiter et du schématisme qui rend les logements tous semblables »22
Jean Renaudie, Rénovation du centre d’Ivry sur Seine, à partir de 1968
Jean Renaudie, Rénovation du Vieux Givors, à partir de 1974
22 Jean Renaudie, La logique de la complexité, Institut Français d’Architecture, Edizioni Carte Segrete, 1992
31
C’est pourquoi chaque logement est unique. Renaudie rejette la cellule, la « machine à habiter » et va prôner les contraires. Il utilise la diagonale et refuse les formes carrées. De plus la disposition spatiale intérieure est volontairement déconcertante. Renaudie cherche à provoquer, à faire réfléchir sur sa propre condition d’habiter. Mais surtout Renaudie a voulu donner à chaque logement un support de rêve et c’est par la constitution des terrasses qu’il recrée des jardins suspendus. Sur chaque terrasse-jardin sont disposés 30cm de terre, « épaisseur [qui] suffit pour faire pousser toutes sortes de plantes, pour peu qu’on en ait envie […] Mais en dehors de ces considérations matérielles, elle joue un autre rôle, celui que je voyais le plus clairement lors de la conception de cet immeuble : un rôle social. Elles facilitent les contacts entre les habitants de l’immeuble parce que les logements sont très imbriqués les uns aux autres. On s’est arrangé dans l’organisation d’ensemble pour que, d’un logement, on en voie beaucoup d’autres. La terrasse du voisin du dessus surplombe, on surplombe le voisin inférieur, tout en ayant une vision d’ensemble de toutes les terrasses »23. Jean Renaudie introduit pour la première fois le voisin dans la sphère privée du logement. Il n’est plus un nuisible dont il faut s’affranchir du regard mais un paramètre social. Les terrasses-jardins constituent le support d’une socialisation nouvelle, c’est depuis elles que l’on peut communiquer et échanger avec son voisin : « cette situation a de toute évidence favorisé les contacts. C’est donc à mon avis une solution intéressante pour l’habitat collectif »24. Les parties communes sont traitées avec le même soin et des terrasses-jardins collectives s’ajoutent aux terrasses privées. Le foisonnement végétal de cet ensemble apporte également une valorisation globale au quartier. Le végétal est souvent associé au « bon air » est bénéficie toujours d’une image très positive de la part des habitants ou des passants. Renaudie va pouvoir poursuivre ses recherches avec la rénovation du vieux Givors, pour lequel il adopte les mêmes principes. C’est aussi au PCF qu’il doit ces deux réalisations. En effet, communiste engagé, Renaudie va bénéficier du soutien des maires (communistes) de ces deux villes, ainsi que du Parti lui même, en recherche d’une certaine visibilité
23 24
ibid. ibid.
32
à l’époque. A Ivry par exemple, le PCF dirige la commune depuis 1925 et la grave crise du logement qu’elle traverse nécessite d’être enrayée. Pour la municipalité, et donc pour le parti, la création de logements sociaux inédits est un moyen de renforcer son influence, voire d’acquérir de nouveaux électeurs.
33
1-2-b) La conception de l’intime et du commun : un voisin dans le cadre
« Favoriser les relations sociales, c’est un vœu, mais qu’il reste difficile de définir en termes d’architecture »25 Jean Renaudie 1977
Vue depuis la terrasse-jardin d’un logement, Ivry
25
Jean Renaudie, « Autre habitat, autre mode de vie », Avenir 2000, N°40, 1977
34
L’intimité réfère généralement au sentiment d’association personnelle proche avec autrui. Elle se rapporte à une connexion familière et affectivement très étroite avec d’autres en résultat à un certain nombre d’expériences communes. L’intimité véritable demande des échanges, de la transparence, de la réciprocité et incidemment une certaine vulnérabilité. La question de l’intimité est légitime lorsque l’on parle d’habitat collectif. Néanmoins il apparaît nécessaire d’une part de maîtriser cette notion mais d’autre part, de savoir la nuancer une fois rapportée à l’habitat. Pour Bernard Salignon26 l’intime renvoie à l’appartement tandis que le commun renvoie aux espaces extérieurs et aux voisins. L’adage de Jean-Pierre Florian « Pour vivre heureux, vivons cachés »27 ne devrait pas s’appliquer littéralement au logement, ce qui reviendrait à distinguer les notions d’intime et de commun par une opposition très forte. Dans l’exemple des grands ensembles, les appartements sont conçus comme des œillères qui cachent les voisins à tout prix. La sphère intime du chez soi ne déborde jamais sur l’extérieur. Les grands ensembles sont donc caractérisés par cette opposition intime/commun qui généralement influe sur le ressenti des habitants. Ces derniers ont tendances à se replier dans leur logement et à craindre les espaces dits « communs ». Au contraire, dans le cas de l’opération Jeanne Hachette de Renaudie à Ivry, les terrasses jardins sont perceptibles de plusieurs points de vue. Depuis l’intérieur du logement la terrasse jardin privative offre une continuité visuelle aux espaces intérieurs. Le paysage de la terrasse rentre à l’intérieur du logement tout en conservant son caractère privé, comme n’importe quelle vue cadrée par une ouverture. Une fois sur la terrasse, on s’expose. Les terrasses sont souvent visibles depuis une autre terrasse, supérieure ou de même niveau. Elles sont ce que l’on donne à voir de son logement, contrairement à un jardin de pavillon qui lui est souvent dissimulé derrière des clôtures empêchant tout vis-à-vis. En cela elles ne garantissent pas l’intimité à l’extérieur. Néanmoins, cette proximité visuelle a une fonction socialisatrice. Les habitants communiquent entre eux d’une terrasse à une autre. Ils témoignent d’ailleurs de la vertu socialisatrice de leur terrasse jardin qui très souvent a constitué le thème premier des conversations entre voisins.
26 Bernard Salignon, Qu’est ce qu’habiter ?, éditions de la villette, Paris, 2010 27 Jean-Pierre Claris de Florian, Fables de M. de Florian : de l’académie françoise, de celles de Madrid, Florence, etc., Paris, 1792
35
D’autres conceptions d’intime et de commun : « En 1970 l’Atelier 3, animé par Philippe Vuarnesson publie sa recherche sur la création, à l’aide d’outils de production existants, un habitat différent, libéré de sa rigidité traditionnelle. L’Atelier 3 s’attache tout au long de cette recherche à la création d’un espace de transition construit en milieu urbain, entre le logement et son environnement. Ils partent du postulat que ces espaces de transition sont généralement assez fortement exprimés dans toutes les constructions où intervient un certain spontanéisme comme l’habitat pavillonnaire ou les bidonvilles. Le jardin créé par celui qu’ils appellent « l’habitant paysagiste » relève de ce besoin d’un espace de transition entre le public et le privé, comme la clôture voire le balcon qui lui même constitue souvent le substitut étroit du jardin que l’habitant ne possède pas28. Chez Andrault et Parat, dans le complexe de Vai-de-Fontenay de 1975, chaque logement dispose d’une terrasse supérieure de 25% de leur surface, dotée d’une large jardinière permettant de préserver l’intimité des terrasses extérieures. Ils limitent donc les vues empruntées aux logements plus bas et contribuent à renfermer l’appartement sur lui même. Dans ce projet la terrasse est au logement ce que le jardin est au pavillon. L’espace extérieur de la terrasse reste très intime et secret. Avant cela en 1922 Le Corbusier et Pierre Jeanneret imaginaient différemment l’intime et le commun. Dans leur proposition d’immeubles-villas (caricaturé en 1981 par SITE29), chaque appartement est en réalité une petite maison sur 2 niveaux avec jardin, située à n’importe quelle hauteur au dessus de la chaussée. Chaque jardin est pensé de la même manière que celui d’un pavillon classique, aucune vue empruntée sur le jardin du voisin n’est possible. Les appartements excluent toute communication visuelle et physique entre eux. La dimension du commun ne serait réduite qu’à une simple promiscuité si les concepteurs n’avaient pas souhaité doter le toit de la résidence d’équipements à usage collectif, pour le sport et le loisir. Cet avant goût d’Unité d’habitation, modèle de réussite de ce que peut être un grand ensemble collectif, trahit cependant le peu d’estime qu’accorde Le Corbusier à la sphère du commun dans le logement. En effet les espaces de partage sont complètement dissociés du logement.. Dans un sens, les cellules/villas d’habitation supports d’appropriation par chaque habitant n’offre pas ou peu la possibilité d’un développement harmonieux de l’ensemble, n’offre pas le mimétisme, l’inspiration ou la copie de ce que peut faire le voisin, l’autre. Dans sa vision, le déve-
28 29
Atelier 3 Philippe Vuarnesson, Recherche pour un habitat personnalisé, Eyrolles, 1973 Site, High-rise of Homes, projet pour un nouveau type d’habitat, illustration, 1981
36
loppement de l’habitant est personnel, proche du voisin mais en aucun cas de manière collective » Le fait que les terrasses de Renaudie permettent des rapprochements entre habitants dépasse certainement les attentes des concepteurs. En effet on ne peut prédire à l’avance le comportement des habitants de même qu’on ne peut forcer des usages. Néanmoins, « une solution d’Architecture n’est jamais sans influence sur la pratique sociale »30 Au mieux, l’architecte se doit de créer des espaces qui permettent un développement des usages qui aille plus loin que sa vision des choses. Les terrasses jardins de Renaudie illustrent bien cela. Elles sont des espaces capables, support de socialisation, à l’articulation des sphères intimes et communes du logement.
30
Jean Renaudie, La ville est une combinatoire, Movitcity Editions, Juin 2014
37
II.
La terrasse-jardin, un idéal du vivre ensemble ?
Il s’agit dans cette seconde partie de rendre compte du vécu de ces terrasses jardins, ainsi que du vécu des dispositifs collectifs mis en place dans ces programmes de logements. En effet, les réactions habitantes sont une interprétation des espaces mis à leur disposition. A la différence des immeubles de Le Corbusier et des CIAMs, chez Renaudie les appropriations habitantes sont visibles et mises en valeur. L’habitant, s’il en a les capacités, participe de la beauté de son immeuble. Depuis une terrasse plus élevée, depuis la rue même on peut apprécier le fleurissement ou pas des terrasses et rentrer quelque peu nous l’avons dit, dans l’intimité des habitants. Cette caractéristique, unique aux projets de terrasses jardins associées à du logement collectif pose un certain nombre de questions quand à la responsabilité des habitants vis à vis de cet espace de la terrasse jardin mis à leur disposition. L’esthétique de l’ensemble peur échapper au contrôle. Dans quelle mesure faut-il fixer des règles quand à l’utilisation de ces terrasses et qui doit les fixer ? Dans les années 1970 la bonne réception des terrasses et des logements en général, par les habitants a pu garantir une utilisation raisonnable des terrasses. Néanmoins, les trajectoires sociales comme le besoin d’intimité varient d’une époque à un autre. Plusieurs catégories sociales se sont côtoyées depuis la livraison de l’immeuble Casanova et la réception du logement comme la participation à la vie collective ne sont pas automatiques pour tous. De même les contextes historique, économique et social participent grandement de la mixité sociale qui a lieu ou non dans ces programmes collectifs et ce sont souvent ces facteurs qui déterminent les succès ou les échecs des programmes de terrasse jardin. Actuellement la tendance est au repli sur soi, au non-dévoilement de la sphère intime du logement et les jardins de Renaudie peuvent évoluer dans ce sens. De plus les habitants de ces programmes de terrasses-jardins n’ont pas forcément le bagage culturel nécessaire à la bonne réception de leur logement ; on apprend à vivre dans les immeubles de Renaudie. Nous verrons que l’adaptation et l’appropriation ont plusieurs visages et se font également à plusieurs vitesses.
38
39
II-1) De l’appréhension à l’appropriation « Ce qui m’intéresse le plus c’est, dans l’architecture, la part que lui donne son autonomie, c’est à dire celle qui a un certain poids sur le comportement »31 Jean Renaudie 1977
L
orsqu’en 1968 Renaudie livre ses premiers logements à Ivry, les habitants sont déconcertés. Et pour cause, en majeure partie attribués par un office HLM ils ne correspondent en rien aux « traditionnelles cages à lapins »32 auxquels ils sont pour la plupart habitués. Aussi bien au niveau du fonctionnement qu’au niveau de la forme et de l’espace intérieur, ces appartements sont totalement inattendus. L’organisation de l’espace y est déroutante puisqu’elle ne correspond pas à l’image qu’ont les gens du collectif. A de grands espaces communs succèdent des chambres individuelles assez petites. L’espace intérieur est souvent à demi fermé et de multiples coins ou lieux ne possèdent pas de fonctions déterminées à l’avance. Le fait que chaque logement soit unique, puisqu’il n’ y a jamais 2 plans intérieurs similaires, favorise l’appropriation du logement par son occupant, malgré une première appréhension. La plupart des nouveaux résidents témoignent manquer de repères lorsqu’ils ont pour la première fois visité leur appartement33. Ils sont troublés par l’absence de pièces à angle droit, dont ils ont davantage l’habitude et se demandent où ils vont bien pouvoir installer leurs meubles. Cependant, les personnes interrogées témoignent également de la relative facilité avec laquelle ils se sont habitués à cette nouvelle disposition et en fin de compte, cette « ouverture » constitue un facteur d’attrait très positif pour les habitants. Mais surtout, c’est l’adjonction d’une ou plusieurs terrasses jardins à chaque logement, dont la surface très importante peut parfois dépasser celle du
31 Jean Renaudie, « Autre habitat, autre mode de vie », Avenir 2000, N°40, 1977 32 Jean Renaudie, La logique de la complexité, Institut Français d’Architecture, Edizioni Carte Segrete, 1992 33 Hubert KNAPP, « Mon quartier c’est ma vie lll : les étoiles de Givors. », Documentaire Vidéo, TF1 et Euroscope, 1979
40
Plan Masse Ivry
logement qui constitue l’innovation la plus frappante. A l’origine, des dalles gravillonnées avaient été disposées sur la terre, mais la majorité des habitants les ont supprimées. La présence d’un véritable jardin constitue un élément nouveau dans la manière qu’ont les habitants de vivre leur logement. « Au début on ne sait pas trop quoi faire »34 explique un habitant. En effet, les habitants peuvent éprouver un certain désarroi devant cette terrasse à aménager, pour des raisons techniques et pratiques mais aussi parce que c’est un espace sans rattachement institutionnel, sans norme. Certains peuvent y voir une contrainte due à l’entretien que nécessite la terrasse mais la majorité y voit une valeur ajoutée que seule un habitat pavillonnaire pourrait remplacer, même si déjà, « ces caractéristiques font que les gens ont tendance à assimiler ces logements à des maisons individuelles »35. La plupart des personnes ont eu ici pour la première fois la possibilité de gérer un jardin. La visibilité particulière des terrasses entre elles a pu conditionner la façon dont les familles se sont appropriées leur jardin. En effet, l’introduction du voisin dans la
34 C. Althabegoity, Les terrasses, Diplôme de fin d’étude, UP8, 1986 35 Jean Renaudie, La logique de la complexité, Institut Français d’Architecture, Edizioni Carte Segrete, 1992
41
sphère privée du logement, désirée par Renaudie a produit différentes approches vis à vis de son voisin que Magali Paris recense sous le terme de « tactiques jardinières habitantes »36. Ces dernières sont en réaction face au voisinage direct et conditionnent la façon d’habiter pour soi et pour les autres. De plus, une étude menée par Sabrina Bresson nous permet de comprendre qu’il existe des inégalités des compétences à habiter. Les habitants qui peuplent les « étoiles » de Renaudie ne sont pas tous issus du même milieu social et cela influe fortement sur la manière dont ils appréhenderont ce nouvel habitat.
Jeanne Hachette, Logement N°1, 3 pièces, 65,33m2 + 63m2 36 Magali Paris, (thèse dirigée par Olivier Balay), Le Végétal donneur d’ambiances, Jardiner les abords de l’habitat en ville, UMR CNRS 1563, Mai 2011
42
Jeanne Hachette, Logement N°2, 6 pièces, 104,16m2 + 64,60m2
43
Jeanne Hachette, Logement N°3, 5-6 pièces, 130,69m2 + 27,50m2
44
Jeanne Hachette, Logement N°4, 3-4 pièces, 79,28m2 + 67,71m2
45
II-1-a) Le développement de tactiques jardinières et habitantes Nous avons émis l’hypothèse qu’à la différence des immeubles classiques de Grands Ensembles et de par la complexité des espaces proposés dans les projets de terrasses jardins, apparaissait un certain nombre de situations habitantes. Selon Magali Paris, le jardin traduit une attitude face à l’entourage du logement, vis à vis des voisins et du monde extérieur. Les habitants façonnent leur environnement pour eux et pour les autres, développant des tactiques « jardinières et habitantes » intentionnelles qui s’installent sur le long terme en capitalisant les apprentissages du jardinage et de l’habiter. Ces « tactiques de voisinage » peuvent s’appliquer aux terrasses jardins puisque les habitants y développent sensiblement la même approche que dans n’importe quel environnement de proximité habitante. Etonnement toujours selon Magali Paris, les finalités usuelles du jardinage telles que la récolte, la contemplation et la détente constituent moins de tactique habitante que l’attitude face au voisinage. La mise en pratique de ces tactiques permet si ce n’est la maîtrise, du moins la gestion des relations de voisinage par l’organisation spatiale des articulations entre le logement et sa terrasse jardin et entre la terrasse jardin et les espaces qui la bordent, s’ils existent. De fait Magali Paris divise ces tactiques en 2 groupes : - L’exposition, l’éloignement, la concession et le diffusionnisme constituent le premier groupe. Il montre des comportements qui relèvent de tentatives de maîtrise des relations de voisinage. - L’agrandissement, l’articulation, la séparation et l’ancrage constituent le deuxième groupe. Il montre des comportements qui relèvent de tentatives de maîtrise des limites entre logement et jardin et entre jardin et extérieur. De plus, des tactiques réponses des voisins peuvent se mettre en place. Ces dernières permettent de saisir les dynamiques de voisinage induites par la mise en place de ces tactiquesvoir annexe1 Pour Renaudie « c’est une impression extraordinaire […] que de voir pousser – ou crever – des plantes que l’on a soi même choi-
46
sies »37.C’est pourquoi ces tactiques jardinières sont autant de témoignages de l’appropriation des terrasses jardins par les habitants et leur manifestation est un indicateur de réussite des programmes de terrasses jardins. C’est au contraire le délaissement, le désintérêt pour cette « 5ème pièce du logement » qui constituerait un rejet du logement par celui qui l’habite. De même, ce rejet marquerait un renoncement à une vie collective plus globale, puisqu’il revient souvent dans les témoignages des habitants (Ivry, Givors…) que les habitants jardiniers ressentent une forme de fierté à végétaliser leur jardin ce qui contribue à embellir leur immeuble, leur quartier, leur ville. L’habitant jardinier qui a toute liberté obéit à ses goûts et à son inspiration et prend conscience qu’il participe à l’élaboration de son quartier. Au contraire, l’habitant qui n’investit pas ou peu sa terrasse jardin témoigne d’une insatisfaction plus globale que nous allons essayer de comprendre en suivant.
A Ivry la végétalisation s’opère en fonction du voisinage
37
Jean Renaudie, La ville est une combinatoire, Movitcity Editions, Juin 2014
47
II-1-b) Mixité sociale et trajectoire résidentielle Les programmes de terrasses-jardins dans les années 1960-1970 sont pour la plupart des immeubles de logement social. Nous prendrons comme étude de cas la commune d’Ivry-sur-Seine, rénovée de 1962 à 1987 par les architectes R. Gailhoustet et Jean Renaudie. En effet, cette commune ouvrière est dirigée par une municipalité communiste depuis 1925. Cette dernière a depuis son arrivée toujours été confrontée à une grave crise du logement. Elle va s’accroître après la Seconde Guerre Mondiale. C’est pourquoi à la fin des années 1950, la production de logement social devient la priorité absolue. Ces nouveaux ensembles de logements vont être pour l’essentiel peuplés d’ouvriers ou de familles socialement défavorisées. . La sociologue Sabina Bresson a étudié la réception de ces logements par les habitants et cela depuis la première livraison en 197238. Son étude porte plus particulièrement sur le premier ensemble de bâtiments en étoiles, réalisé par Renaudie : l’immeuble D. Casanova. Malgré une apparente homogénéité sociale, S. Bresson va distinguer 3 catégories de population au sein de l’immeuble dont, dit-elle « les trajectoires sociales et résidentielles ont une influence certaine sur les représentations de l’espace habité »39. De plus, S. Bresson distingue 3 vagues de peuplement de l’immeuble : la première correspond à l’arrivée des primo-habitants dès 1972, une deuxième vague d’installe dans les années 1980-90, enfin une nouvelle catégorie de population prend place depuis les années 2000. La génération des primo-habitants est intéressante du fait qu’on en retrouve une grosse part chez les habitants d’aujourd’hui. Cela signifie qu’ils apprécient ce mode de vie. S. Bresson les appelle les « convaincus ». Les habitants de la deuxième vague sont souvent déjà bénéficiaires de logements HLM. Ils s’installent dans un contexte de récession économique et aspirent à quitter le parc social. Les rares qui y restent le sont pour des raisons économiques. S. Bresson appelle ce deuxième groupe « les captifs ». Enfin, les locataires arrivés plus récemment constituent une population nouvelle dans le parc HLM. De plus l’étude montre qu’ils ont insisté pour habiter les logements de Renaudie. S. Bresson les désigne
38 Sabrina Bresson, Architecture et lien social. Les « étoiles » de Renaudie à Ivry-sur Seine, UMR 6173 CITERES, Université F. Rabelais, Tours, Mars 2008 39 Ibid.
48
sous le terme d’ « adeptes ». Bien que son étude porte sur la réception du logement en général, la terrasse-jardin y est souvent le lieu d’expression du bon-aise ou du malaise des habitants.
« A bien des égards […] Ivry n’est qu’une commune ouvrière de banlieue parmi d’autres. Et cependant elle est différente, car tous les repères classiques de la « ceinture rouge » enserrant Paris y sont grossis, au point d’en faire plus qu’un symbole : presqu’un mythe »40 A partir des années 1950, la ville est confrontée aux problèmes de l’insalubrité des bâtiments anciens du centre-ville et des difficultés de circulation liées aux 2 principaux axes routiers qui se croisent au centre d’Ivry. De1962 à 1987 l’OPHLM et la municipalité confient la rénovation du centre ville à l’architecte Renée Gailhoustet, rejointe en 1968 par Jean Renaudie. L’insertion de tours dans un premier temps, comme la tour Raspail de Gailhoustet, dans un tissu principalement constitué de petits immeubles de faubourgs, destinés à être démolis, prouve la grandeur du projet : le logement social est hissé au rang de monument. A terme 1300 logements seront réalisés, dont 1000 en location HLM. En 1968 Renaudie est chargé d’étudier la création de seulement 80 logements I.L.N (Immeuble à Loyers Normaux) : l’immeuble D. Casanova. Le statut d’occupation est unique dans l’immeuble et les revenus des habitants sont légèrement supérieurs à ceux des HLM simples. De fait, en 1972, la majorité des locataires est constituée d’employés et de cadres. Ces sont ces primo-habitants là que l’on appelle les « convaincus ». Ils bénéficient à l’époque d’un contexte social favorable, profitant de l’ascension sociale des Trente Glorieuses. Ils sont enthousiastes à l’idée de rentrer dans le parc social puisqu’ils sortent généralement d’un habitat très précaire. Ce sont à l’époque de jeunes couples avec enfants en bas âge, aujourd’hui devenus retraités sans enfant. Ils sont à l’initiative des associations de locataires et des réunions festives entre voisins. Selon leur témoignage la pratique de la terrasse-jardin a permis une convivialité qui a développé des sociabilités de voisinage spécifiques. De plus et c’est un élément important, ces « convaincus » ont tous la sensation d’avoir
40
Etienne Fouilloux, Des Chrétiens à Ivry-sur-Seine (1930-1960), Editions Autrement, Paris, 1992
49
participé à une expérience. Ils ont connu personnellement Renaudie, puisqu’il était lui même habitant de l’un de ces logements. De fait, ils ont appris à vivre ce nouveau mode d’habiter, pas seulement les espaces déroutant que propose l’architecture de Renaudie mais surtout cette terrasse-jardin. Les relations de voisinage inédites font que les primo-habitants ont appréhendé presque collectivement l’aménagement et l’utilisation de la terrasse. Pour preuve, la totalité des habitants de la première
Immeuble D. Casanova, Plan du 3ème étage, Ivry
50
vague a retiré les dalles sur plots de la terrasse, afin de bénéficier de plus d’espace à planter. Ce ne fut pas le cas des locataires de la deuxième vague. Arrivant à partir des années 1980, ces derniers sont souvent déjà locataires de logement HLM, et ce depuis plusieurs années. Il s’agit parfois de leur troisième ou quatrième attribution. C’est pourquoi ils aspirent à devenir propriétaires, idéalement d’un pavillon individuel et rentrent dans l’immeuble avec l’intention préalable d’en sortir au plus vite. De fait ils ne vont pas s’investir dans la vie collective de l’immeuble. Pire, ils ne vont pas s’identifier du tout à leur logement « provisoire ». L’enthousiasme des primo-habitants ne se retrouve pas du tout chez ces locataires et ils vont éprouver de grandes difficultés à s’adapter à ce mode de vie original. Beaucoup perdent leurs repères, étant plus habitués à des logements aux dispositions plus classiques, carrées. En effet, certains habitants vont chercher à encloisonner l’espace intérieur quand d’autres vont très vite demander à être relogés dans des appartements plus carrés. Les locataires de cette deuxième vague proviennent généralement d’un milieu social plus défavorisé que les primo-habitants. Il s’avère que cette origine sociale empêche souvent l’habitant de dépasser le caractère déroutant des espaces ; condition nécessaire à la bonne réception de ce nouveau mode d’habiter. Les primo-habitants quant à eux, craignent une dégradation de l’image de leur immeuble, chose assez courante concernant le logement social au cours des années 1980-1990. Ni l’un, ni l’autre des groupes d’habitants n’a véritablement cherché à se côtoyer et encore aujourd’hui, entre les locataires dits « captifs » (parce que contraints économiquement à rester) et les « convaincus » il n’existe que peu ou pas d’échange. Les « captifs » ne s’investissent pas non plus dans la terrasse jardin. Cette dernière nécessitant quand même un entretien constant et parfois coûteux, on peut donc comprendre que des locataires désireux de partir ne s’attardent pas dessus. De plus à cause de la stigmatisation dont est victime cette population, il n’existe pas d’échange entre terrasses et entre catégories sociales. Néanmoins, cette population est vouée à être remplacée. Les nouveaux locataires qui la remplacent, surtout depuis le début des années 2000, sont généralement de jeunes couples avec enfants ou des familles monoparentales. Ils sont récents dans le parc HLM et viennent la plupart du temps de la location privée. Ce sont de jeunes actifs, provenant d’un milieu social favorisé mais avec un revenu moyen. L’arrivée des enfants a souvent constitué la raison d’un changement de logement. Mais surtout, ces « adeptes » ont effectué une demande auprès
51
de l’OPHLM parce qu’ayant une connaissance préalable des immeubles de Renaudie. Leur attribution n’a rien d’un hasard. D’ailleurs, concernant l’immeuble de Givors, l’OPAC du Rhône confie en 199141 « sélectionner les locataires qui acceptent ce type de logement (sans distinction de catégorie sociale) ». Pour les « adeptes » leur volonté d’habiter dans des bâtiments singuliers traduit en réalité un processus de distinction sociale42. Comme les « convaincus » ils s’approprient très facilement les espaces de l’appartement et investissent la terrasse dans une optique nouvelle d’écologie et de développement durable. Ainsi l’appropriation de la terrasse-jardin, l’investissement collectif ainsi que le développement de relations sociales entre voisins sont autant d’indicateurs des inégalités des compétences à habiter. Pour les « captifs » l’architecture de Renaudie ne permet pas de transcender l’ordre social. L’architecture bien que généreuse en espace et permettant d’avoir son propre jardin en ville, casse trop les codes. Le fait de ne pas l’apprécier doit également être perçu de façon négative pour les « convaincus » qui ont pu côtoyer Renaudie et contribuer à rendre indésirables les « captifs ». On comprend également l’importance de la dimension temporelle dans le processus de réception par les habitants, puisque le contexte social d’installation dans les logements et les trajectoires résidentielles sont déterminants dans les modes de s’approprier les espaces du logement et de la terrasse.
41 Courrier de M. Ahui, technicien de l’Opac HLM à A. Lainé, le 19 Août 1991 42 Sabrina Bresson, Architecture et lien social. Les « étoiles » de Renaudie à Ivry-sur Seine, UMR 6173 CITERES, Université F. Rabelais, Tours, Mars 2008
52
53
II-2) Succès et limites de la terrasse-jardin « Je n’attribue pas un pouvoir démentiel à l’architecture : je ne considère pas qu’elle détermine les rapports sociaux ou qu’elle déclenche les relations sociales. Mais je ne partage pas non plus la thèse opposée qui consiste à prétendre que les rapports sociaux font l’architecture »43 Jean Renaudie 1977
A
ujourd’hui encore, la terrasse jardin constitue un objet de fascination. Malgré les premières appréhensions des habitants vis-à-vis de ce nouvel espace à coloniser, voire son rejet par certains, la terrasse constitue dorénavant un élément très important dans leur logement, et dans leur vie. Jean Renaudie confie, au même titre que les habitants que s’il ne pouvait plus « jouir de cette terrasse, un élément important [lui] serait enlevé »44. Si les locataires attachent autant d’importance à cette terrasse, ce n’est pas seulement pour sa fonction de jardin privatif mais aussi pour les rapports privilégiés qu’elle permet d’établir avec son voisinage. Nous l’avons vu, la terrasse-jardin de Renaudie constitue le point de départ de l’insertion sociale du locataire dans l’immeuble. Sans elle, il n’existerait probablement pas d’amicale des locataires ou d’association de jardinage au sein de l’immeuble. Elle permet aussi un certain contrôle esthétique collectif. Les vis-à-vis qui la caractérisent permettent dans un premier temps de susciter l’admiration d’un voisin pour ses compétences en jardinage, peut être même la jalousie. Des conseils sont échangés mais très vite, les habitants rentrent dans une sorte de frénésie jardinière, parfois un peu compétitive qui va encourager le soin porté par chacun à sa terrasse. Ces émulations se concentrent à chaque fois sur un petit groupement de logements, liés entre eux par leur vis-à-vis. Il y a donc plusieurs niveaux de collectif dans les immeubles de Renaudie et on peut se demander qui ou quoi va assurer la cohésion de l’ensemble, aussi bien sur
43 Jean Renaudie, « Autre habitat, autre mode de vie », Avenir 2000, N°40, 1977 44 Jean Renaudie, La logique de la complexité, Institut Français d’Architecture, Edizioni Carte Segrete, 1992
54
le plan esthétique que social. Cependant, si dans les années qui suivirent Renaudie, la figure de la terrasse-jardin est restée très expérimentale et n’a pas constitué de modèle type, c’est parce qu’elle possède ses limites. La faible épaisseur de terre ne permet pas tout type de plantation. Or le côté expérimental de l’utilisation de la terrasse-jardin fait que bien souvent, les locataires agissent sans vraiment connaître les conséquences. En l’absence de mode d’emploi, c’est parfois l’étanchéité, voire l’intégrité de la structure qui peuvent être mises en péril par de mauvais choix de plantation. En dehors des considérations techniques, ce sont surtout des raisons économiques qui freinent le développement de cette figure du logement collectif. Et pour cause, la rentabilité foncière est devenue primordiale ; déjà à l’époque, les « étoiles » de Renaudie ne permettaient pas d’accueillir l’ensemble du programme fixé au préalable. En outre, la fin des Trente Glorieuses a mis un terme à l’enthousiasme des bénéficiaires de logements sociaux qui de plus ont vu leur catégorie sociale stigmatisée. Ces tensions sociales ont peu à peu amené à un affaiblissement de la vie collective et conduit à requestionner le rôle social de ces terrasses-jardins ; d’autant qu’un récent phénomène de gentrification a tendance à uniformiser la population des « étoiles », faisant échouer la formule d’habitat pour tous souhaitée par Renaudie.
55
II-2-a) La terrasse-jardin : support et régulation d’une vie collective Etant donné son caractère collectif, l’habitant est plus ou moins obligé d’aménager sa terrasse, par effet de comparaison dans un premier temps. Dans les immeubles de Renaudie, on peut difficilement échapper au vis-à-vis entre les terrasses voisines et sa propre terrasse, d’autant plus si cette dernière n’est pas aménagée, pas végétalisée. Ce vis-à-vis n’est pas total et ne concerne pas un trop grand nombre de logements voisins qui auraient vue sur une terrasse. En effet le système pyramidal de Renaudie permet d’isoler de plus petits groupes entre eux, liés par leurs connexions visuelles. En cela chaque appartement s’inscrit dans un petit groupe, le voisinage, qui lui même s’inscrit dans un plus grand, la communauté qui habite l’immeuble. C’est une manière assez ingénieuse de rompre avec le modèle de la « barre », où chaque logement est comme écrasé par le poids du complexe collectif. Les habitants trouvent des repères et une échelle proche de l’habitat pavillonnaire où l’on identifierait 3 ou 4 voisins par exemple. Cette sensation est très accentuée dans l’immeuble Jeanne Hachette ou à Villetaneuse car les logements sont accessibles par des escaliers extérieurs acheminant l’habitant aux portes de sa terrasse. Ces circulations, bien qu’à caractère public véhiculent une image plus intime, empruntée à la maison individuelle, ce qui a tendance à effacer le gigantisme de l’immeuble et à empêcher l’ascension verticale d’être trop abrupte. Les locataires des étages supérieurs n’ont pas tellement l’impression d’habiter en hauteur puisque le sol vient doucement à eux. Les circulations et la terrasse, ou la terrasse toute seule rassurent l’habitant face à la peur du vide. A l’image d’une colline, les habitants n’identifient pas leur logement par rapport au niveau de la rue mais au niveau de la terrasse qui se trouve en dessous, bien qu’ils aient la possibilité d’observer plus loin :
« je peux, en me penchant sur ma terrasse, voir ce qui se passe dans le quartier »45.
45
Les réactions à l’immeuble D. Casanova à Ivry de F. Lugassy, Plan de Construction, Mars 1974
56
Vue des escaliers montant aux appartements, Ivry
A Givors, l’impression de colline est particulièrement perceptible
Vue depuis une terrasse-jardin, Ivry
57
Renaudie permet donc des échappées visuelles sur le quartier et sur quelques terrasses voisines. De même depuis la rue, des éléments de la terrasse sont visibles, ce qui fait d’elle le lieu de représentation de la famille par rapport au voisinage, au quartier, à la rue. C’est en fait la constitution des gardes corps qui le permet. A la cité Hachette, les garde corps sont transparents, le béton n’est que l’encadrement du grillage. Le garde corps s’efface sous l’emprise du végétal pour constituer une uniformité verdoyante. Ce garde corps va perdre de sa transparence au fil des projets de Renaudie. A Givors et plus encore à Villetaneuse, Renaudie va limiter la présence de grilles, le rendant plus massif. La vie et le contenu des terrasses vont être de moins en moins exhibés, ce qui va permettre d’exercer un contrôle plus important sur l’esthétique de la façade, mais cela va aussi contribuer à appauvrir l’impact du végétal sur le bâtiment et sur le quartier. Néanmoins, à la différence des Maisons Gradins Jardins d’Andrault et Parat où la jardinière de 60cm empêche de voir la terrasse du dessous, le garde corps des terrasses de Renaudie est suffisamment fin pour permettre aux voisins de communiquer : « moi je ne parle que de ma terrasse. Les gens se sentent plus tranquilles pour appeler les voisins d’à côté. » Une habitante affirme même qu’elle n’a jamais l’occasion de rencontrer son voisin sur le palier de son appartement, mais que régulièrement, le week-end, ils échangent des conseils de jardinage par l’intermédiaire de leur terrasse ». Dans tous les témoignages rapportés par les habitants, on constate que c’est le jardinage des terrasses qui a constitué le point de départ des relations de voisinage. Et pour cause, la pratique des terrasses étant nouvelle pour tous, elle a donné lieu à des réunions et à des conseils afin d’établir une sorte de mode d’emploi. Peu de restrictions ont été données aux habitants mais ces réunions ont permis la
A Villetaneuse les gardes-corps sont plus massifs
58
Coupe Maisons Gradins-Jardins
naissance sinon d’une conscience, au moins d’un mouvement collectif. Le caractère expérimental maintes fois évoqué a renforcé ce mouvement. Dans les années 1970, une vie collective intense s’est développée autour de l’amicale des locataires. Les anciens habitants racontent les multiples activités de l’association ou les fêtes organisées, souvent sur les toits terrasses de l’immeuble D. Casanova. Ces associations de locataires ont un peu perdu de leur force dans les années 1980 mais les locataires plus récents, désireux d’habiter un immeuble de Renaudie s’investissent pleinement dans la sauvegarde de ces rassemblements collectifs, de même que dans l’aménagement de leur terrasse. Dans les années 1990, il va donc y avoir une sorte de coalition nouvelle entre les habitants pour donner une image valorisante de leur immeuble. Aussi bien individuellement que collectivement, les habitants vont prendre conscience de leur environnement proche et de l’impact de leur immeuble dans le quartier et dans la ville. De fait, les habitants vont être très attentifs au cahier des charges des locataires et faire preuve d’autodiscipline. En cas de désintérêt pour la terrasse, elle devient vite un espace insalubre ; ceux qui ne participent pas à cet effort vont être assez stigmatisés et auront plutôt tendance à quitter l’immeuble que d’en faire une contrainte. Du coup, la communauté va avoir tendance à s’homogénéiser. La terrasse procédant à une sorte de sélection naturelle parmi les locataires, on ne va retrouver à terme que des passionnés de jardinage, désireux de s’investir et très soucieux de l’image de leur immeuble et de leur quartier. Pour résumer, c’est par une dimension collective fragmentée que les immeubles de Renaudie permettent de conserver une cohérence globale. En outre, à Ivry la responsabilité esthétique est assurée par le voisinage qui, soucieux de son propre environnement va encourager, d’une manière ou d’une autre l’aménagement des terrasses qui s’offrent visuellement à lui. Soit une cohabitation pacifique et respectueuse va s’installer, et dans laquelle les locataires vont faire preuve d’une bienveillance courtoise. Soit un changement d’habitant va permettre de régler le problème et ce, de façon plus ou moins consciente. Au final, on peut dire que les immeubles de Renaudie échouent à produire de l’habitat pour tous, du collectif pour tous. Depuis presque 50 ans que ces immeubles existent, nous arrivons à un point où les populations qui les habitent semblent sortir du même moule. Le choix des locataires récents de réinvestir un patrimoine architectural reconnu conduit à sa gentrification, ne laissant plus aucune place à la mixité sociale. 59
II-2-b) Les limites de la terrasse jardin Les « étoiles » de Renaudie ont largement servi de référence pour la conception de membranes d’étanchéité. En fait, la technique est traditionnelle, elle était la même du temps de Babylone ; seule la technologie a évoluévoir annexe2. Bien que ce système d’étanchéité reste encore valable de nos jours, il se caractérise par sa fragilité. En effet, la relativement faible épaisseur de terre expose fortement la membrane d’étanchéité à des risques de déchirures par des racines. Pour cela, il faudrait éviter toutes les plantes à système racinaire traçant et vigoureux, recherchant l’humidité en profondeur46(bambous, peupliers, saules, frênes ou acacias pour les plus courants)voir annexe3. Néanmoins, à l’origine, les premiers locataires n’avaient aucune idée des risques qu’ils prenaient à planter tels ou tels végétaux. Des maladresses ainsi que de mauvais entretiens ont parfois pu être responsables de dégradations prématurées des « étoiles ». En 1991, un rapport sur le bâtiment du vieux Givors à la direction du patrimoine est établi par l’OPAC du Rhône, la société HLM en charge du site. Ce dernier présente un bilan assez négatif des « étoiles » : « Cette résidence fait l’objet de beaucoup de critiques en ce moment, car elle vieillit très mal, tant extérieurement qu’intérieurement. Les associations de cette résidence depuis quelques temps, en ont fait la constatation et pensent, à juste titre, attirer l’attention de l’opinion publique sur l’état du vieux Givors »47. Dans ce rapport, les terrasses sont les premières incriminées.
Etanchéité , procédé Graviphane, Siplast
46 J. Baret P. Bertholon X. Marié, Terrasses Jardins, Syros alternatives, 1988 47 M. Ahui, technicien et responsable du territoire du vieux Givors, « Rapport sur le bâtiment du vieux Givors à la direction du patrimoine de l’OPAC du Rhône », Février 1991
60
D’abord, les relevés d’étanchéité ont tendance à sécher et finissent par se fissurer. Ensuite les locataires sont pointés du doigt ; ils feraient pousser n’importe quelle plante dont les racines viendraient à causer des désordres dans l’étanchéité. De plus un mauvais entretien de leur part associé à de mauvaises manipulations des outils auraient achevé de percer certaines membranes, ayant pour conséquences des infiltrations d’eau dans les étages inférieurs. Ces dernières seraient également responsables de la formation de moisissure à l’intérieur de certains appartements, amplifiée par une ventilation mécanique peu efficace. Le rapport précise également qu’une dégradation anticipée serait survenue sur les sols, sur les revêtements muraux intérieurs et aussi sur le béton brut extérieur. La vétusté des prestations semblait à l’époque trop importante pour n’être attribuable qu’au seul fonctionnement de l’immeuble pendant 10 ans.
Vieillissement prématuré des façades, Givors
Du coup, le choix des matériaux a pu être mis en cause ; moins cher il aurait permis de réaliser les économies nécessaires à la construction des terrasses, mais peut être au détriment d’une qualité durable. Les propos de l’économiste Jean Pierre Tohier qui a supervisé les opérations d’Ivry et de Givors laissent à supposer des problèmes similaires dans les immeubles Jeanne Hachette et D. Casanova : « En jouant sur la volumétrie globale d’un bâtiment, ou en réalisant des économies sur d’autres postes, sans pour autant porter atteinte à la qualité de l’ensemble, on
61
rétablit facilement l’équilibre économique de l’opération. C’est un choix à faire »48. Or selon A. Pelosato qui habite l’immeuble depuis Mai 1980 « sur le plan de la qualité de la construction, Renaudie a déclaré lui-même que, pour baisser les coûts à cause du coût des terrasses, il a du faire des économies sur l’isolation et sur la qualité des murs, car ces derniers, pour l’essentiel, sont des panneaux en fibrociment… »49 Car c’est bien le deuxième problème qui se pose lorsque l’on parle de terrasse jardins associées à du logement social : leur coût. Aucun chiffre n’a pu être communiqué pour le prix à la construction des « étoiles ». Dans différentes interviews, seules des allusions à des dépassements de plafond, des subventions particulières, ou des limitations de projets sont évoquées. A l’époque Monsieur Lefebvre, alors directeur-adjoint de la société d’aménagement SODEDAT93 donne une petite idée sur ce coût : « Sans doute, la construction de terrasses plantées aux divers étages coûte un peu d’argent […] mais jamais plus de 10% du prix plafond, à peine un an d’inflation et certains programmes sont passés dans les prix. Si telle ou telle opération est déficitaire, cela n’a rien à voir avec les coûts de construction mais est, comme ailleurs, le résultat de la cherté des coûts de libération des sols »50. A la question « la terrasse-jardin représente tout de même un coût. Surtout lorsqu’il s’agit d’habitat social. Qu’est ce qui a convaincu les maîtres d’ouvrage ? »51, Jean Renaudie répond : « Ils ont eu conscience de participer à une recherche nécessaire, de réaliser une expérience innovante ». Les protagonistes des réalisations terminent souvent leurs propos sur les coûts de construction par cette conclusion : « Le bien-être et la qualité de la vie sont inestimables », ce qui n’apporte pas plus de précisions sur le coût réel des « étoiles ». D’autant que l’utilisation foncière apparaît aujourd’hui comme peu raisonnable. En effet, la densité des « étoiles » de Renaudie ne permet pas d’atteindre celle d’autres typologies de collectifs comme les barres de Grand Ensemble. Cela a pu à l’époque porter atteinte au nombre de
48 « Le bien-être est-il quantifiable ? », Revue générale de l’étanchéité isolation, N°159, 2ème trimestre 1990 49 http://pourgivors.voila.net/etoiles.htm 50 « Hommage à J. Renaudie », Technique et Architecture, N°339, 1981 51 « Terrasses-jardins dans l’habitat social », Revue générale de l’étanchéité isolation, N°119, 2ème trimestre 1980
62
logements créés. A Givors, un premier programme prévoyait la réalisation de 350 logements dont 250 logements locatifs HLM, 50 HLM en accession et 50 en accession CFF, quelques immeubles étaient conservés notamment en façade, 2500m2 de commerces et un café-brasserie étaient intégrés aux immeubles, des équipements publics (bibliothèque, halte-garderie, foyer pour les anciens), des rues et des places publiques. Ce programme a été modifié plus tard. 374 logements dont 31 Prêts spéciaux immobiliers, 47 logements HLM en accession, 64 logements HLM en location, 232 Programmes à Loyer Réduit, 1500m2 de commerces, 3000m2 d’équipements : bibliothèque, crèche, théâtre, commissariat. Jean Renaudie a, quant à lui réalisé 207 logements sur les 374, soit 31 PSI, 26 HLM en location et 86 PLR, soit à peine 55% de ce qui était prévu. « En 20 ans, il a produit moins de logements que le plus modeste grand ensemble en 1 an »52. En somme, même si les coûts de l’opération arrivent à s’équilibrer lorsqu’ils sont ramenés à 1 logement, la faible densité de chaque immeuble rend cette opération peu attractive d’un point de vue financier. A l’époque, ces considérations économiques sont passées au second plan et l’on a préféré donner une chance aux alternatives aux Grands Ensembles. A Ivry, cela s’est traduit par le soutien sans faille des aménageurs et maîtres d’ouvrage : l’Office public d’HLM d’Ivry sous la direction de Raymonde Laluque ainsi que la municipalité d’Ivry. Malgré cette relativement faible densité, des nuisances liées à l’habitat collectif existent bel et bien. Elles ont très souvent pour origine les terrasses-jardins. Et pour cause, il s’agit d’un espace en plein air, les nuisances sonores sont les premières sources d’agacement. Les bruits de la ville mais surtout des voisins trop bruyants peuvent être source de gêne. On note aussi parfois quelques incivilités comme des jets d’objets de terrasse en terrasse ; certains sont accidentels (un enfant qui aurait fait tomber un jouer ou un ballon…) et d’autres une véritable source d’agacement par certains locataires (les nappes de table secouées par dessus le garde-corps pour se débarrasser des miettes de pain par exemple…). A cela s’ajoutent les nuisances dues à la présence de végétal sur les terrasses. La propagation de déchets végétaux, sous forme de chutes de fruits ou encore de feuilles mortes peut constituer une véritable gêne pour des
52 Sabrina Bresson, Architecture et lien social. Les « étoiles » de Renaudie à Ivry-sur Seine, UMR 6173 CITERES, Université F. Rabelais, Tours, Mars 2008
63
habitants de terrasses inférieures qui bien souvent, se voient contraints d’entretenir davantage leurs terrasses. Une mise au point collective ainsi qu’une réglementation sur l’entretien de chaque terrasse apparaît comme une nécessité si l’on souhaite maintenir une cohabitation pacifique entre les habitants.
Chute de feuilles sur une terrasse
Sans végétation, la terrasse est moins rassurante
La terrasse-jardin peut dans certains cas poser des problèmes de sécurité. Lorsqu’elle est accessible par l’extérieur, comme dans les Maisons Gradins Jardins d’Andrault et Parat et certains appartements de l’opération Jeanne Hachette à Ivry, les habitations deviennent plus vulnérables face au vol et aux intrusions. Certains habitants éprouvent un sentiment de peur de trouver un inconnu sur leur terrasse. Et même sans bénéficier d’un accès direct, l’imbrication des terrasses entre elles permet d’escalader aisément les terrasses et donc d’accéder assez facilement au logement. Hormis à Givors où quelques plaintes contre des jeunes escaladant les terrasses ont été déposées, peu de cas de ce type ont été signalés. De plus, il est souvent admis que la terrasse jardin peut poser des problèmes au niveau de la sécurité physique, notamment pour de jeunes enfants. En effet, les gardes corps de Renaudie ne sont pas excessivement larges, comme peuvent l’être les jardinières des MGJ. De fait, ils peuvent présenter un risque si le locataire procède à des modelés de terrain qui ramèneraient à moins d’1 mètre la distance entre le sol et le garde corps. Toutefois ces risques sont en théorie également applicables à n’importe quel balcon ou loggia présentant des gardes corps de ce type.
64
La plantation des terrasses peut par contre facilement créer une barrière physique supplémentaire qui préviendrait tout risque de chute et c’est probablement ce que souhaitait Renaudie.
A Ivry, les terrasses publiques sont peu utilisées
Avec l’attribution de jardins privés on constate un faible intérêt des habitants pour les espaces collectifs et de rencontre mis à leur disposition. A Evry, dans le quartier des Pyramides d’Andrault et Parat, l’appropriation des populations n’intervient pas toujours là où elle avait été attendue par les urbanistes et la demande sociale est souvent différente de celle qui avait été imaginée au départ. L’espace public au niveau de la dalle des Pyramides constitue un échec. Prévu au départ comme le point de rencontre et de sociabilisation des habitants, il n’est pas ou très peu fréquenté par ces derniers. Dans le projet des Pyramides, des contraintes budgétaires imputables aux terrasses ont empêché la mise en place de lieux collectifs ; elles contribuent assez largement à l’échec de la dimension collective de ce quartier : « Je regrette amèrement que le manque de moyens financiers n’ait pas permis d’utiliser le vide des pyramides les plus hautes pour y concevoir des lieux ludiques, de rencontres et de dé-
65
tente »53. A Ivry les terrasses collectives de l’immeuble Jeanne Hachette n’ont pas non plus la fonction qui leurs avait été attribuée. Mal entretenues, manque d’arrosage, elles semblent destinées à la promenade des chiens et autres animaux domestiques qui y laissent de trop nombreuses traces de leur passage. A Givors, des terrasses collectives sont aménagées aux derniers niveaux des bâtiments et deux seulement semblent être utilisées : « L’une sert de local à vélos, l’autre jouxtant une terrasse privée est annexée par l’habitant »54. Les espaces communautaires ne rentrent donc pas dans la pratique des modes de vie et sont sujets à l’abandon ou à une utilisation privée abusive.
Sans végétation, les vis à vis sont inévitables
Bien que les opérations de Renaudie ou Parat survivent aujourd’hui et que peu d’habitants souhaiteraient quitter leurs terrasses, les architectes ont, à la fin du siècle dernier un peu abandonné ces utopies modernes. La manière d’habiter a beaucoup changé depuis l’apparition des programmes de terrasses jardins. A Givors, la satisfaction d’habiter les étoiles se limite aujourd’hui à la simple disposition d’une terrasse privative. Les espaces collectifs sont souillés, dégradés, détournés de leur usage naturel et la dimension collective a énormément perdu de sa force. Les habitants n’aspirent aujourd’hui plus qu’à un maximum d’intimité et de confort dans leur logement. Les terrasses jardins constitueraient
53 Pierre Parat, Parat par Pierre Parat : 50 ans d’architecture, Cercle d’Art, 2010 54 C. Althabegoity, Les terrasses, Diplôme de fin d’étude, UP8, 1986
66
aujourd’hui en tant que programme neuf tout autant de contraintes pour l’habitant moderne. De plus la végétalisation de la terrasse pour retrouver de l’intimité et échapper aux regards du voisinage est un processus long et contraignant. Les habitants opteraient rapidement pour d’autres dispositifs d’isolement comme des clôtures opaques, des vélums ou des pergolas ; dispositifs qui possèdent moins de qualité esthétique qu’une végétalisation soignée. En outre les aspirations habitantes d’aujourd’hui correspondent d’avantage à la vision qu’en avait Le Corbusier à son époque, une cellule isolée de ses voisines mais qui partagent toutes une vue sur le paysage. Aujourd’hui les espaces extérieurs communs connaissent un certain dédain. Cette dimension sociale si chère à Renaudie disparaît de plus en plus à mesure que ses « étoiles » connaissent un phénomène de gentrification.
67
III.
La terrasse-jardin contemporaine, vers un renouveau ?
Il s’agit dans cette troisième partie de tirer les conclusions des expériences menées autour de la terrasse jardin. Le modèle a évolué depuis les premiers idéaux de Renaudie. Les besoins en intimité également. Aujourd’hui prime le repli sur soi dans la sphère du logement. De plus la dimension sociale dans les programmes de logements collectifs a tendance à disparaître, ou à être reléguée au sol. Des terrasses visuellement trop connectées constitueraient une gêne pour l’habitant. La figure de la terrasse jardin renaît sous une forme beaucoup plus spéculative, à l’image du modèle de rooftop anglo saxon. Néanmoins, le jardin suspendu continue de faire rêver et la terrasse jardin, en tant que figure typologique fait la promotion d’un nouveau type d’habitat privilégié, assez loin de l’idée du jardin pour tous défendue par Renaudie et qui tend à se généraliser grâce/à cause de la généralisation du macro-lot. Nous verrons que malgré tout, les idées généreuses et à caractère social de Renaudie font des émules. La terrasse jardin change parfois de figure mais reste identifiable. De plus, le questionnement actuel sur le développement durable de nos villes semble donner un regain d’intérêt pour la terrasse jardin, dans la fonction éco durable qu’elle remplit. Elle pourrait bien se généraliser à moyen terme.
68
Grand Parc, RĂŠhabilitation par Lacaton Vassal Druot et Hutin, 2012-2013
69
III-1) La terrasse jardin : un produit marketing « Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter »55 Henri Lefebvre 1972
L
a terrasse-jardin a longtemps été une expérimentation quasi exclusivement réservée à l’habitat social. Les préoccupations de leurs architectes comme Renaudie étaient essentiellement de fournir un habitat de qualité pour tous, et surtout pour les plus démunis. Actuellement elle renaît sous une forme plus lucrative. Depuis les années 1990, un nouvel urbanisme d’îlot a reposé les bases de la fabrication de la ville. L’îlot Armagnac de Nicolas Michelin illustre assez bien vers quoi se profile le futur des terrasses jardins. L’îlot dense permet aux villes d’éviter l’étalement urbain, devenu la bête noire des municipalités et favorise des constructions plus compactes. Cet argument de poids, « lutter contre l’étalement urbain », est systématiquement mis en avant devant les habitants, qui sont ainsi, par conscience citoyenne, obligés de considérer la solution dense comme une nécessité absolue pour sauver les territoires du mitage. Néanmoins, la compacité des immeubles nécessite d’être gommée afin de donner une image plus enviable aux nouveaux immeubles. C’est là qu’intervient la terrasse jardin. Profitant du retrait des façades sur les 2 ou 3 derniers niveaux elle va faire diminuer l’impression globale de hauteur du bâti. Largement végétalisée sur les images de présentation, utilisée comme artifice, elle a pour but d’adoucir l’impression de densité et de prouver qu’un rapport singulier avec la nature est préservé. De plus, les appartements bénéficiant de terrasses vont être systématiquement mis en avant. Ces dernières vont servir de faire valoir aux autres logements des immeubles bénéficiant la plupart d’une orientation et de dispositions bien moins favorables. De plus une nouvelle mode, celle du
55 Henri Lefebvre, Le Droit à la ville II, Espace et Politique, Paris: Anthropos (2e ed.) Paris: Ed. du Seuil, Collection Points, 1972
70
Greenwashing a récemment fait son apparition. Les nouveaux îlots vont profiter de cette mode et les images de présentation débordent désormais de végétation « en devenir », qu’elle provienne des terrasses, des toits, de murs végétalisés ou encore d’arbres à hautes tiges. La terrasse-jardin est aujourd’hui noyée dans ce verdissage, au cœur de nombreuses polémiques notamment concernant la ségrégation spatiale qu’entraîne la morphologie de ces nouveaux îlots appelés aussi macro-lots. En outre, pour quelques logements sublimés, combien de logements sont sacrifiés ?
71
III-1-a) Le retour à l’îlot et la question du dernier étage En France, « de l’îlot à la barre »56, l’urbanisme moderne a énormément été influencé par les écrits de Le Corbusier, notamment la Charte d’Athènes. Cette dernière compte 95 points sur la planification et la construction des villes. Parmi les sujets traités : les tours d’habitation, la séparation des zones résidentielles et les voies de transport ainsi que la préservation des quartiers historiques et autres bâtiments préexistants. Les concepts développés dans cette Charte ont été largement adoptés par les urbanistes du XXème siècle, la reconstruction s’avérant être le prétexte idéal à un urbanisme de masse, basé sur un modèle économique simple et efficace inspiré du fordisme. Publiée en 1941, la Charte compte ses opposants dès 1953. L’urbanisme de « barres » ainsi que le simplisme des concepts tels que la « machine à habiter » sont mis en cause et les architectes détracteurs vont tenter de produire des alternatives à ces concepts. C’est ainsi que Jean Renaudie s’intéressera à la figure de l’îlot (urbain) pour réaliser ses terrasses jardins, quand d’autres imagineront des utopies beaucoup plus décontextualisées, donc plus discutables ; les pyramides d’Andrault et Parat par exemple sont installées en périphérie, entre plusieurs parcelles agricoles. Fort de ces mouvements de contestation, l’urbanisme moderne a évolué. Les besoins en logements sont toujours importants mais des réflexions sont menées en amont afin d’éviter les erreurs du passé, comme la ségrégation spatiale des quartiers d’habitat social. La recherche de densité est toujours primordiale, et cela afin d’éviter les phénomènes d’étalement urbain, néanmoins elle fait peur. En effet la densité renvoie dans l’imaginaire du grand public aux barres et aux tours. C’est pourquoi, urbanistes et architectes vont user de stratagèmes visuels et jouer avec notre imaginaire afin de faire accepter la densité des nouveaux îlots. Cela passe par un processus de gommage des hauteurs, par des mises en perspectives avantageuses ainsi que par la végétalisation globale des projets. En évoquant l’idéal d’une nature réconciliée avec l’habitat, la densité apparaît comme un mal nécessaire, même si le produit fini peut laisser nettement moins rêveur que son image de présentation…
56
Philippe Panerai et Jean Castex, Formes urbaines de l’îlot à la barre, Editions Parenthèses, 1997
72
Au besoin de densité et d’évolution de la figure de l’îlot s’opposent en général les réglementations urbaines très restrictives et précautionneuses, celles de la plupart des plans locaux d’urbanisme (PLU) et celles des règles d’accessibilité et de sécurité, figent la façon de fabriquer un îlot dense et brident considérablement les possibilités de travailler sur la hauteur et les limites. Il s’agit des règles de prospects, de distances entre immeubles, de pourcentage d’espace en pleine terre, d’accessibilité aux véhicules, de stationnement, de mixité d’usage, de limites privé-public, etc. Même si des évolutions sont en cours, ces règles s’imposent très largement et rendent difficile toute innovation57. De fait, les formes urbaines de l’îlot d’aujourd’hui ressemblent ; soit à de pales copies d’immeubles de rapports, opérant un retrait au dernier niveau, sorte de retour de l’étage noble ; soit à des immeubles-plots, sortes de petites tours. Pour enrayer cet appauvrissement des formes urbaines, de nouveaux types d’îlots se généralisent, les macro-lots. Un macro-lot est un îlot-lot formé de plusieurs entités fonctionnelles et formelles associant plusieurs maîtres d’ouvrage dont l’un est généralement le leader, avec (ou non) plusieurs architectes dont l’un est le coordinateur. D’une surface d’environ 7000m2 sans parcellaire, on peut atteindre, sans monter de tours, une surface de 25000m2 habitables, c’est à dire un COS compris entre 3 et 458. Le macrolot est très souvent utilisé aujourd’hui dans les projets urbains, pas seulement pour des raisons liées à la densité. Il est aussi mis en œuvre pour des objectifs de rapidité, de rentabilité et de mixité programmatique. L’îlot Armagnac par Nicolas Michelin à Bordeaux tente d’exploiter cette figure du macro-lot pour créer un habitat plus dense et se voulant aussi en lien avec la nature. Malgré la végétalisation apparente de toits et de murs, on constate que ce sont surtout les terrasses des derniers niveaux qui bénéficient des meilleures conditions d’habitat. En outre, ces quelques appartements ont l’air, la lumière, l’espace, la vue. Ces conditions préfigurent la réintroduction d’une forme d’étage noble, dont la majorité habitante n’aurait ni la jouissance physique, ni la jouissance visuelle. Des logements sont clairement privilégiés et ce sont ces derniers que les promoteurs affichent lors de la vente des appartements de l’îlot.
57 58
Nicolas Michelin, « La Densité Vertueuse », Constructif, N°35, Juin 2013 Ibid.
73
C’est surtout la « terrasse-jardinée » qui, une fois mise en valeur va servir de faire-valoir à l’ensemble des logements de l’îlot. Cette dernière n’existe que pour sublimer une construction même si elle ne représente une réalité physique et visuelle que pour 5% des résidents. De plus, la terrasse-jardin amène un effet pervers qui va se répercuter aux étages qui se trouvent en dessous. En effet, les coûts de production des logements privilégiés vont entraîner nombres d’économies à réaliser sur les autres logements (qualité des matériaux et/ou des finitions, restriction de la taille des logements, diminution du nombre et de la taille des ouvertures…). A des logements privilégiés s’opposent désormais des logements sacrifiés. Ces appartements qui n’ont pas droit à la terrasse bénéficient généralement d’un espace à caractère commun, végétalisé, sorte de placette, point de rencontre entre les habitants et sur lequel tous les logements ont vue : le jardin collectif. Néanmoins, peu de personnes s’insurgent face à relative acceptation de la différence sociale. Seul Jacques Lucan59, surtout pour des raisons de mutabilité s’interroge sur la figure du macro-lot comme processus de fabrication de la ville.
Agence Nicolas Michelin, Îlot Armagnac, Bordeaux, 2012
59
Jacques Lucan, Où va la ville aujourd’hui ? Formes urbaines et mixités, Editions de la Villette, 2012
74
III-1-b) La mode du Greenwashing Pour rappel, le Greenwashing ou en français l’éco blanchissement consiste pour une organisation à orienter ses actions marketing et sa communication vers un positionnement écologique. C’est le fait souvent, de grandes multinationales qui de par leurs activités polluent excessivement la nature et l’environnement. Alors pour redorer leur image de marque, ces entreprises dépensent dans la communication pour « blanchir » leur image, c’est pourquoi on parle de Greenwashing60. On utilise communément le mot « Greenwashing » lorsqu’un message de communication abuse ou utilise à mauvais escient l’argument écologique. En architecture et en urbanisme cet abus est surtout visible dans la production d’images de présentation de projets et/ou d’images de concours. Beaucoup de projets actuels diffusent une image de qualité architecturale qui passe par la végétalisation de masse des corps bâtis. Hors, cette végétalisation s’avère rarement être synonyme d’architecture « verte ». Un des exemples les plus démonstratifs de cette tendance est la présence quasi systématique d’arbres perchés à des hauteurs très importantes sur les images de présentation de gratte-ciel contemporains, ce qui traduit le plus souvent une volonté esthétique qu’un véritable parti pris écologique. A ce sujet, le journaliste et designer Tim de Chant publie un article61 en Mars 2013 réclamant l’arrêt de cette pratique mensongère du « Make it look sustainable, put a tree on it » qui envahit les images de concours. Un extrême de cette pratique se retrouve dans le projet de la Perkins and Will’s Antilla « Green » Tower à Bombay, aujourd’hui construite, une tour « verte » de 27 étages conçue pour n’abriter qu’une seule famille, et financée par Reliance, un groupe industriel spécialisé dans la pétrochimie. A elle seule, cette tour incarne tout le paradoxe du Greenwashing. En France, c’est surtout l’architecte Edouard François qui incarne cette tendance. A travers ses projets d’Immeuble qui pousse (2000) ou la Tower Flower construite en 2004, l’architecte tente d’exprimer le
60 Définition du Greenwashing de l’ADEME 61 Tim de Chant, « Can we please stop drawing trees on top of skyscrapers ? », www.persquaremile. com, Mars 2013
75
Perkins & Will’s Antilla Tower, 2008
Edouard François, Tower Flower, 2004
désir de nature en ville. Il est intéressant de constater qu’au travers de la même intention les architectes Renaudie et Edouard François produisent des réponses tout à fait différentes. Même s’ils mettent tous deux en scène le végétal, seules les terrasses de Renaudie permettent d’en faire usage. Les pots de béton ductal de la Tower FLower sont fixés sur les balcons terrasses, dont la dimension s’en voit considérablement réduite ; trop petits à la base les habitants ont beaucoup de mal à se les approprier. Certains habitants s’insurgeront même contre l’architecte :
« L’architecte est un nul. Il s’est fait de la pub sur nous avec une belle enveloppe extérieure […] L’Opac nous dit que nous vivons dans une « merveille » mais ne sommes-nous pas les victimes de l’originalité ? »62 En outre le Greenwashing que pratique ici Edouard François prend la forme d’une esthétique de façade, au détriment des logiques d’orientation du bâtiment et parfois même des qualités intérieures des appartements. De plus, ce projet nourrit des confusions quand à ses qualités écologiques. Souvent considéré comme un immeuble écologique, il n’obéit en réalité qu’à quelques critères de la démarche HQE mais cela
62
Anne-Marie Fèvre, « Les bambous, l’architecte et les habitants », Libération, Novembre 2004
76
n’en fait pas pour autant un bâtiment qui respecte l’environnement. Pour preuve, l’architecte justifie un tel choix de façade par les bénéfices qu’elle apporte aux logements tels que « le bruissement des bambous et […] une lumière filtrée par le feuillage ». A Bordeaux, le Greenwashing s’est immiscé dans la vie quotidienne des habitants, notamment dans les milieux dits « bobos ». De plus en plus d’initiatives de végétalisation de la ville voient le jour, qu’elles possèdent un fondement écologique ou simplement esthétique, à l’image des « tonneaux fleuris de Son Tay » installés le long du chai du Groupe Bernard, financés par la Mairie de Bordeaux et l’EPA Bordeaux Euratlantique, à l’initiative de l’association l’Atelier des Bains Douches en Juin 201463. Bien que l’on puisse questionner la valeur écologique et durable de ces projets, le fait est qu’ils réintroduisent une dimension sociale, qui se trouve même au cœur du processus de végétalisation de l’urbain. En effet, ces actions sont menées collectivement, elles rassemblent une communauté habitante qui va prendre plaisir à se rassembler autour du jardinage, un peu à la manière des échanges entre les terrasses de Renaudie. Ces mouvements sont en expansion, pas seulement à Bordeaux mais partout dans les pays occidentaux. De l’explosion du phénomène des jardins partagés à la reconquête par le végétal de la ville de Détroit, on assiste à Greenwashing moins lucratif et plus social.
63
Source : www.bordeaux-euratlantique.fr
77
III-2) Vers un nouveau paradigme du Développement Durable
D
e nos jours, la question du réchauffement climatique et de la protection de l’environnement n’en est plus une, c’est une certitude. La température monte dans les grandes villes, l’étalement urbain menace la biodiversité, la pollution la condamne… C’est pourquoi, de plus en plus de grandes agglomérations prennent conscience du rôle qu’elles doivent assumer afin d’assurer leur pérennité. Elles font face à des objectifs environnementaux de taille qui parfois sont contradictoires : imposer la densification pour lutter contre l’étalement urbain, maintenir la biodiversité, anticiper et limiter le changement climatique, réduire les émissions de gaz à effet de serre, offrir un cadre de vie sain et agréable aux habitants. La végétation se trouve au cœur de nombreux dispositifs destinés à retrouver un climat sain dans nos villes. Qu’elle se retrouve sur les toitures, sur les murs, aux pieds des édifices ou disposée dans des pots et jardinières, la végétation retrouve une place de choix dans l’environnement urbain. La végétalisation ne cherche plus à être simplement une pièce d’apparat, simple valeur ajoutée esthétique mais elle commence à être utilisée comme un véritable matériau organique aux propriétés isolantes, climatiques et durables que l’on a cœur de redécouvrir. On commence à mener des études scientifiques destinées à mesurer l’impact du végétal sur le confort en ville. A New York, métropole où les phénomènes de réchauffement climatique se font particulièrement sentir, des réflexions sont menées quand à la reconquête des « rooftops » pour en faire de véritables laboratoires de l’écologie et de la biodiversité urbaine. Fortes de ces connaissances nouvellement acquises, les terrasses jardins vont bénéficier d’un regard nouveau quand à leur utilité, peut être plus importante que l’on ne le pensait. Après l’urgence de la Reconstruction des années 1960, c’est au tour de l’urgence climatique de nous faire entrer dans un nouveau paradigme qui va requestionner la terrasse jardin dans le logement collectif en ville. Si Renaudie n’avait pas la prétention d’imposer son modèle d’immeuble collectif comme solution adaptée à toutes les situations, le type de terrasse jardin qu’il a développé pourrait néanmoins devenir un élément incontournable dans la production de logements à venir.
78
79
III-2-a) Les superpouvoirs du végétal Les problématiques urbaines actuelles tendent à la planification d’espaces de nature qui s’adaptent à un contexte de densité, répondent aux demandes sociales, fournissent des bénéfices écologiques sans toutefois engendrer des impacts sur l’environnement. Toutefois le végétal permet d’impacter les microclimats urbains de façon très significative. D’après le rapport du Giec, à cause d’un effet de serre accru, le climat devrait se réchauffer de 0,3 à 4,8°C d’ici 2100. Un tel changement climatique amplifiera le phénomène d’ilot de chaleur urbain (ICU) responsable des températures plus élevées observées dans les grandes villes. Par différents mécanismes, la végétation contribue à l’atténuation de ce phénomène d’ICU, et peut être l’une des solutions d’adaptation des villes au changement climatique. Cependant il est très difficile d’avoir une évaluation objective de la quantité de végétation présente et de l’impact climatique associé, d’autant que les mécanismes d’atténuation sont euxmêmes complexes et dépendent de la configuration de la ville et de sa situation climatique. Pour caractériser l’effet global de la végétation, à l’échelle de la ville, il n’y a pas de valeur de référence et les mesures ne donnent pas l’effet spécifique de la végétation, qui ne peut être isolé de celui de la présence d’eau, de la forme urbaine, des activités64… Si les sols et pelouses n’ont qu’un impact très limité sur la température de l’air (de l’ordre de 0,1°C), la contribution des arbres à l’atténuation des phénomènes d’ICU est plus significative. En outre l’impact direct des arbres sur la température est sans commune mesure par rapport à l’effet indirect de l’ombrage qu’ils génèrent sur les surfaces minérales. C’est grâce au processus de transpiration du houppier de l’arbre qu’il tire sa capacité convective de fraîcheur. Le phénomène de rafraîchissement s’amplifie dans le cas d’un groupement de plusieurs arbres. Cependant les conditions environnantes des arbres en milieu urbain modifient leur croissance et par conséquent leur performance de rafraîchissement ; les arbres poussant sur un sol drainant ont un potentiel de rafraîchissement cinq fois supérieur à ceux dont la croissance s’est faite dans un sol com-
64
Marjorie Musy, Une ville verte, Les rôles du végétal en ville, éditions Quae, 2014
80
pacté sous les pavés65. Le fonctionnement d’une toiture végétale diffère de celui d’une surface plantée classique, notamment par l’utilisation d’un substrat à la place de terre, qui réduit la surcharge de poids sur la toiture. Les impacts des toitures végétales sur la consommation énergétique des bâtiments ainsi que sur le confort intérieur ont beaucoup été étudiés. Selon les conclusions de ces études l’économie d’énergie réalisée grâce à ces toitures dépend de plusieurs paramètres dont : - le climat, en termes de rayonnement, de température et de pluviométrie - l’emplacement de la toiture par rapport aux autres bâtiments - la constitution de la toiture Une expérimentation montre que pendant les jours d’été quand le sol est humide, le rayonnement participe à 99% du gain énergétique de la toiture alors que la contribution du flux de convection est de l’ordre de 1%66. Cela signifie que seulement 1% de l’énergie est stockée par les plantes et le sol et se retrouve transféré dans les pièces du dernier étage. De fait l’énergie solaire est presque entièrement arrêtée par la toiture végétale et ne participe ni au réchauffement de l’atmosphère, ni à celui du bâtiment. Concernant les façades végétales, elles possèdent les mêmes caractéristiques que la toiture végétale, dans le cas de la mise en place d’un mur vivant. Néanmoins les phénomènes physiques qui se produisent dans un mur vivant sont différents de ceux des toitures végétales en raison de la verticalité et des effets gravitaires associés, ce qui par exemple rend les murs végétaux presque inaptes à la rétention d’eau. En effet, le végétal est également susceptible d’avoir un impact très fort sur la gestion des eaux pluviales en milieu urbain. Pour exemple, les arbres sont capables de limiter le phénomène de ruissellement urbain grâce à l’interception de l’eau par leurs racines. En ce qui concerne les toitures végétalisées, c’est d’avantage l’épaisseur du substrat que le type de végétation dont va dépendre la capacité de rétention d’eau pluviale. De
65 66
Ibid. Ibid.
81
façon générale, on peut indiquer une réduction des volumes ruisselés de l’ordre de 40 à 80% à l’échelle annuelle67. Il est de plus communément admis que le substrat, qu’il soit sur une toiture ou constitue le sol d’une terrasse jardin contribue à filtrer les polluants contenus dans les eaux pluviales, permettant à une eau plus propre de rejoindre le sol. De plus, par un processus d’absorption, le végétal contribue à capturer les polluants gazeux. En effet, les polluants émis vont pénétrer les feuilles des végétaux qui agissent comme des filtres, pour ensuite être en partie éliminés par leur système racinaire. A cela s’ajoute le phénomène de photosynthèse qui permet de capter le CO2 contenu dans l’air ambiant et de rejeter de l’O2. On parle de végétation urbaine comme puits de carbone. Enfin le végétal sous toutes ses formes permet de garantir le développement d’une biodiversité urbaine. Malgré les idées reçues ce ne sont pas les espaces à caractère naturel des centres villes comme les squares et les jardins en cœur d’îlot qui constituent les réservoirs de biodiversité. En effet, du fait de leur isolement peu d’espèces y trouvent suffisamment de ressources pour s’installer durablement. Ce n’est pas le cas des parcs publics de plus grande taille ou encore des friches qui, par leur absence de pesticides sont susceptibles d’accueillir une grande biodiversité. Tous ces bénéfices apportés par le végétal nous amènent à reconsidérer l’utilité des terrasses jardins en ville. Dans les immeubles de Renaudie, l’imbrication des terrasses crée une grande colline verte. Après des années d’existence, le végétal se trouve interconnecté, créant un grand réseau sur l’ensemble du bâti. Ces terrasses qui favorisent les échanges sociaux favorisent également les échanges de biodiversité. Il n’est pas rare que plusieurs terrasses se trouvent envahies des mêmes insectes, en même temps. Toutefois, c’est parce que l’architecte n’a pas exercé un contrôle esthétique trop strict que ces échanges ont pu avoir lieu ; à Ivry il recommandait même aux habitants l’usage de plantes grimpantes afin de « dégrader » positivement les façades.
67
Ibid.
82
III-2-b) De nouvelles initiatives d’expérimentation urbaine, l’influence du rooftop A l’instar de Chicago ou New York, les grandes métropoles américaines sont très concernées par l’augmentation de température due à l’Ilot de Chaleur Urbain. Cependant, ces villes relèvent souvent d’une densité très importante, de fait, il ne reste souvent plus beaucoup de place sur le sol urbain afin de lutter contre ces dérèglements climatiques. A la fin du XIXème siècle, l’Ecole de Chicago a initié le développement de la typologie des gratte-ciel dans ces deux villes, si bien qu’aujourd’hui encore, nombres des édifices en centre ville sont directement hérités de cette typologie. A la différence d’une ville comme Paris où les toitures sont majoritairement conçues en pente, les toitures des immeubles des grades villes américaines sont susceptibles d’accueillir une végétalisation étonnante. A l’instar de l’immeuble chevelu à Manhattan, la végétalisation intensive est possible. Elle est composée d’une épaisseur de substrat importante : 15cm et plus. Elle permet d’accueillir des plantes à racines développées, à enracinement profond. Les végétaux sont plantés individuellement de même manière qu’un jardin au sol. La végétalisation intensive est celle que l’on est plus susceptible de retrouver sur des toitures pentues (>30°) ou à faible capacité de surcharge. Elle est composée d’une faible épaisseur de substrat : de 2 à 15 cm, suffisante à l’implantation de végétaux très résistants , demandant très peu d’entretien et dont les racines sont superficielles.
83
Si la végétalisation extensive ne nécessite pratiquement aucun arrosage, il n’en va pas de même pour la végétalisation intensive. Cette dernière est plus exigeante en eau et en nutriments. Elle demande une installation d’arrosage et un entretien plus important, nécessite parfois des soins intensifs (tonte, rabattage, sarclage...)68. Ce ce type de végétalisation qui caractérise les terrasses jardins de Renaudie. Elle est donc accessible et peu être utilisée pour les loisirs récréatifs. C’est pourquoi, des initiatives de reconquêtes de ces rooftops se mettent en marche, dans une optique de développement durable. Par exemple, le toit de l’hôtel de ville de Chicago constitue le premier toit vert d’une ville qui a mis l’écologie au cœur de ses priorités. Lorsque Richard Daley (maire démocrate de Chicago de1989 à 2011) l’a fait installer en 2000, c’était une véritable curiosité. Aujourd’hui, la ville compte plus de 200 toitures végétales achevées ou en cours de construction. Mises bout à bout, elles représentent une superficie de 23 hectares, soit la superficie de toiture végétale la plus importante de toutes les villes américaines69. A New York on constate l’émergence d’une nouvelle pratique appelée le Rooftop Farming qui consiste, à l’instar du toit du Restaurant Uncommon Ground, à développer une forme d’agriculture urbaine prenant place sur les délaissés urbains, notamment les toits terrasses70.
Rooftop Farm, New York, 2012
68 Bruno Curis Joanna Relander, Gestion de l’eau de pluie et végétalisation des bâtiments, Mémoire HQE, ENSA Lyon, 2008 69 Amanda Paulson, « Chicago se métamorphose en ville écolo », Courrier International, 20 Juillet 2006 70 Eliza Barclay, « Rooftop Farming Is Getting Off The Ground », NPR, 25 Septembre 2013
84
De manière générale, les villes, prenant conscience du rôle que peut jouer le végétal à l’échelle urbaine, sont de plus en plus nombreuses à créer des incitations ou obligations règlementaires pour l’intégration d’enveloppes végétalisées dans les bâtiments. La ville de Portland (Oregon) attribue de l’espace constructible supplémentaire si les bâtiments incluent des toits végétalisés dans leurs constructions. Ainsi chaque 0.09m2 de toiture végétalisée permet de bénéficier de 0.27m2 de surface constructible supplémentaire. Depuis 2006, la ville de Paris rend la toiture et / ou la façade végétalisée obligatoire si une demande de permis de construire ne prévoit pas assez d’espace verts au sol71. Petit à petit, la végétalisation des toits commence à prendre un sens durable. Les toits-jardins n’ont plus la simple vocation d’être ornementaux et/ou réservés à une élite, comme le toit du Rockfeller Center à NYC. A l’inverse cette reconquête des délaissés urbains s’opère d’abord dans des quartiers encore récemment très défavorisés, qui connaissent un phénomène de gentrification. En fait la végétalisation des rooftops de NYC connaît une histoire assez similaire à celle des jardins partagés des quartiers « bobos » de Paris ou Bordeaux. Néanmoins de par leur caractère très urbain, ces expérimentations sont sur le point de rétablir les bases de du développement durable de la ville contemporaine.
Rockfeller Center, New York, 2007 71 Bruno Curis Joanna Relander, Gestion de l’eau de pluie et végétalisation des bâtiments, Mémoire HQE, ENSA Lyon, 2008
85
III-3) A la recherche de nouveaux espaces d’usage du logement : la leçon de Renaudie « La souplesse des limites intérieures et la quantité d’espace mise à la disposition des habitants répondent au souci de ne pas trop enfermer l’avenir dans des structures jugées acceptables aujourd’hui, mais qui risquent de se trouver très vite dépassées »72 Jean Renaudie 1977
D
epuis Henri Sauvage, Tony Garnier et Le Corbusier, ces pionniers de l’habitat moderne du début du XXème siècle, on a coutume de dire que le logement social est le laboratoire privilégié de l’architecture. Si, dans les années 1970-1980, le “laboratoire” a élu domicile dans les villes nouvelles, dans les années 1990 le champ d’expérience s’est recentré sur le tissu traditionnel des villes ; depuis les années 2000 la tendance est à la reconquête des tiers lieux (pignons, délaissés urbains…) ainsi qu’à l’introduction de ce que l’on appelle : « la pièce en plus ». Déjà au cœur de la pensée des Renaudie, rappelons que les terrasses n’étaient pas comprises dans la superficie des appartements, la valeur ajoutée au logement naissait de sa volonté de rompre avec la traditionnelle cage à lapins. Des architectes contemporains remettent en question le Diktat hérité de la Charte d’Athènes ainsi que le simplisme de la « Machine à Habiter ». Les surfaces s’agrandissent et les modes d’habiter se libèrent. De nouveaux besoins sont pris en compte : le besoin de stockage, de nouvelles manières de se déplacer et l’on cherche à revaloriser l’habitat social. Depuis 2000 la loi SRU impose la construction de 20% de logements sociaux pour toute commune de plus de 10000 habitants. A cause du fort besoin de logements sociaux, le parc social existant, hérité de la Reconstruction, bénéficie de réflexions quand à sa rénovation ; l’usage de la « pièce en plus » est l’une des solutions privilégiées afin de moderniser ce parc et d’éviter le gaspillage économique.
72
Jean Renaudie, « Autre habitat, autre mode de vie », Avenir 2000, N°40, 1977
86
Toutes ces innovations partent d’un principe que Renaudie avait commencé à initier, celui d’emprunter des caractéristiques de la maison individuelle afin de nourrir l’habitat collectif. Ce que les terrasses de Renaudie permettent actuellement, c’est de reposer la question de qualité d’espace. Quelques bailleurs sociaux bien que très minoritaires dépassent la simple application des normes et se soucient davantage des logements qu’ils fournissent aux usagers. Si les terrasses de Renaudie ont quelque chose à nous apprendre c’est bien qu’il faut remettre en question les critères établis par le logement, « non par pur souci de contestation, mais par souci de comprendre ce qui se passe en réalité à l’intérieur d’un logement une fois habité, en fonction des contraintes apportées par l’architecture. Ceci vaut aussi bien en termes de formes architecturales qu’en termes de critères de fonctionnement »73.
73 Jean Renaudie, La logique de la complexité, Institut Français d’Architecture, Edizioni Carte Segrete, 1992
87
III-3-a) La notion de pièce supplémentaire : réintroduire une dimension sociale
« Quand on construit du logement social – et c’est pour cela qu’il faut faire des efforts de bienveillance désespérés envers les autres -, on ne sait pas pour qui on construit. »74 Paul Chemetov 2012 Que vont chercher les gens dans une villa individuelle qu’ils n’ont pas en ville, qu’est-ce qui leur fait préférer la maison à l’appartement ? L’analyse de ces raisons peut aider à penser un habitat urbain plus en adéquation avec les attentes contemporaines. Chez Renaudie, cela s’est caractérisé par les terrasses jardins, qui pouvaient doubler la surface totale du logement. Les revendications sociales de l’architecte n’auraient pas pu aboutir sans le soutien et la collaboration des maires d’Ivry et de Givors et de l’Office HLM. De nos jours, il est rare qu’architectes et promoteurs partagent la même vision de l’habitat. Tous deux sont rarement animés des mêmes motivations. Cependant lorsqu’occasionnellement, une volonté commune de transformer l’habiter s’opère, que la simple volonté de rentabilisation économique est dépassée, cela donne lieu à des propositions tout à fait singulières. Beaucoup de ces opérations rendent compte d’une évolution de la manière de penser l’habiter. De plus en plus, les architectes rejettent la simplification extrême héritée de Le Corbusier, aussi bien au niveau des formes que des fonctions qui s’y opèrent. Toutefois cette simplicité est très ancrée dans le logement social en France et les habitants qui se sont à la longue adaptés à la « cage à lapins » accepteraient difficilement un degré de complexité supplémentaire, même s’il a pour but de les faire « vivre mieux ». Afin de ne pas perturber la vie des habitants et dans l’optique de proposer une alternative à la démolition, les Architectes Lacaton, Vassal et Druot associés à l’OPAC de Paris choisissent de rénover la Tour Bois-
74 Paul Chemetov, « Le mauvais logement est une parfaite machine à briser les gens », Rue89, 14 Septembre 2012
88
le-Prêtre à Paris. La modernisation prend la forme d’un agrandissement des appartements obtenu par la création de nouveaux planchers sur toute la périphérie de la tour. Cette pièce supplémentaire de 22 à 60m2 selon les logements permet d’agrandir les séjours, de créer des jardins d’hiver et des balcons continus, et d’améliorer le confort, la lumière naturelle et les vues dans les appartements. C’est un espace « blanc », laissé à la libre appropriation des habitants, ce qui ne manque pas de les déconcerter ; « Si elle ne manque pas de place pour recevoir – 60 personnes tenaient à l’aise sur ses nouvelles terrasses le jour de la crémaillère – Madame Benjamin avoue aux visiteurs que des trois versions de la tour qu’elle a pu connaître, celle qu’elle a préférée était la deuxième, avec ses couleurs rose et jaunes. La nouvelle, avec ses rideaux ouverts ou fermés sans logique autre que celle de la volonté de l’usager, lui paraît plus désordonnée »75. A Mulhouse, ces mêmes architectes, cette fois assistés par la Somco prennent le parti de rationnaliser leurs coûts dans le but d’offrir davantage de surface habitable par logement. Ce gain de surface leur permet de créer une pièce supplémentaire, un jardin d’hiver niché dans le volume le plus haut. En outre, une structure poteaux-poutres en béton porte une plateforme sur laquelle sont fixées des serres horticoles. Une partie de la serre est isolée et chauffée. L’autre partie constitue un jardin d’hiver largement ventilé en toiture et en façade.
Lacaton Vassal, Tour Bois le Prêtre, 2011
Cité Manifeste, 2005
75 « Vivre ensemble, quand le logement donne envie », Supplément du hors-série d’Architectures à vivre, Juin 2012
89
Plus modestement, les architectes de l’Atelier Provisoire interprètent ce « quelque chose en plus » par une transition entre intérieur et extérieur du logement. Dans l’immeuble Saint-Benoît elle prend la forme d’un module, à la fois porte-balcon et loggia-banquette. Intercalé entre la rue et le salon, cet élément permet d’agrandir visuellement l’espace intérieur et propose à l’habitant une nouvelle manière d’appréhender les limites de son logement.
Atelier Provisoire, Saint Benoît, 2010
Hessamfar Vérons, Floirac, 2013
A Floirac, les architectes Hessamfar et Vérons ont considéré l’espace extérieur du logement comme élément à valoriser. C’est pourquoi une attention toute particulière a été portée sur les circulations entre la rue et le pallier. « Notre attention s’est tout particulièrement portée sur le dessein des espaces de distribution et de circulation […] Nous avons voulu que les entrées d’immeubles se fassent, non par une porte en rez de chaussée, mais par un glissement dans les interstices entre les fragments. Cela confère ainsi aux espaces de distributions extérieurs et aux coursives, un statut particulier, semi privatif, intimiste et donc appropriable ». Leur largeur importante permet plus facilement les activités de socialisation.
Hérault Arnod, Immeuble à Vélos, 2010
Tetrarc, Arboréa, 2006
90
A Grenoble, dans le même esprit l’immeuble à vélos des architectes Herault et Arnod développe de très larges passerelles susceptibles d’accueillir des trajets en vélo depuis l’ascenseur jusqu’à la porte de son logement. Ce bénéfice pour la collectivité est d’une largeur suffisante pour permettre aux architectes d‘installer une pièce supplémentaire à chaque logement qui ici, prend la forme d’une « boîte de stockage ». En effet, une récente étude montre qu’environ 40% de la surface d’une villa est aujourd’hui utilisée pour le stockage d’objets divers, nourriture, vêtements, outils, vélos, planches à voile, skis, etc. Malgré ce parti pris, les architectes admettent que le jardin constitue l’aspiration ultime des habitants de logements sociaux. A Nantes, l’agence Tetrarc réinterprète le jardin d’hiver en accrochant des excroissances en bois sur la façade qui doublent la surface des séjours. L’ensemble de l’opération a été baptisée Arboretum en raison de la place accordée par les architectes à la végétation, avec notamment des arbres de haute-tige occupant la double hauteur de la loggia placée à l’avant de chaque appartement en duplex. Certains bailleurs sociaux refusent la mise en place de cette pièce supplémentaire, d’autant plus si elle constitue une « vitrine » sur l’intimité du logement de chaque famille. Les bailleurs et architectes ne sont pour la plupart pas prêts à accepter que le contrôle esthétique d’une opération puisse leur échapper, d’autant plus s’il atterrit entre les mains des locataires. Paul Chemetov y voit une forme d’hypocrisie, qui freine l’évolution du logement social :
« Je me moque toujours de ces amis architectes désolés de ce que les habitants font de leur appartement. Mais ils font leur maison ! Le rapport d’un habitant avec son appartement n’est pas celui d’un escargot avec sa coquille. Tout le monde cite cette phrase : “ L’homme habite poétiquement ”, sans penser à ses enjeux. D’accord, mais ça veut dire quoi ? Ça signifie qu’il transforme, qu’il est créatif »76 Paul Chemetov 2012
76 Paul Chemetov, « Le mauvais logement est une parfaite machine à briser les gens », Rue89, 14 Septembre 2012
91
III-3-b) La terrasse jardin comme synthèse : vers des logements évolutifs
« On ne peut imaginer qu’il existe une solution unique, une solution-type, qui réponde à de telles préoccupations. Il faut satisfaire un maximum ce besoin de diversité : il n’y a pas deux familles identiques qui vont habiter ces logements et les relations interfamiliales ou entre habitants ne répondent pas à des modèles simples, déterminés à l’avance »77 Jean Renaudie 1977 De façon cyclique, la quête du jardin dans le logement collectif revient au premier plan de la préoccupation des architectes. Bien que les initiatives d’introduction d’une « pièce supplémentaire » poussent le logement social dans la bonne direction, on en revient toujours à ce besoin viscéral de nature. Or les terrasses jardins de Renaudie ont su constituer une véritable référence en la matière, si bien que des projets actuels tentent d’en reprendre les principes. Toutefois, si l’échec des Grands Ensembles nous a appris quelque chose c’est qu’on ne peut appliquer de recettes pour le logement social, surtout si le résultat est plus appauvri que le « modèle ». D’ailleurs au succès de l’immeuble D. Casanova Renaudie répond :
« Je ne crois pas qu’il faille exagérer ce succès : il n’y a jamais que 80 logements à Ivry. Il serait de plus horriblement dangereux de considérer ceci comme la solution rêvée, en se disant : voilà, on sait maintenant comment faire du logement collectif ; il suffit d’en couvrir la France »78 C’est pourquoi, lorsque BIG propose avec « la Montagne » sa propre version des terrasses jardins, il est intéressant de la comparer avec l’œuvre de Renaudie, sa principale référence, d’autant que ce projet a
77 78
Jean Renaudie, « Autre habitat, autre mode de vie », Avenir 2000, N°40, 1977 Ibid.
92
BIG, the Mountain, 2011
fortement pu être médiatisé et récompensé. Le fait est qu’à l’instar d’une « Cité Radieuse » de Le Corbusier, il est facile de passer à côté de ses qualités lorsqu’on observe une barre HLM des années 1960. En outre chez BIG, les différences avec les terrasses jardins de Renaudie son notables. Tout d’abord, le programme de logements danois n’est pas destiné à de l’habitat social ; les logements sont en accession et réservés à une classe plutôt aisée. Le programme de la Montagne consiste en 1/3 de logements pour 2/3 de parking. Ainsi les architectes reprennent la disposition pyramidale, une architecture proliférante qui permet de dégager des terrasses pour chaque appartement sans pour autant bloquer les vues. Bien qu’énoncées comme des « roof gardens », littéralement des toits jardins, ces derniers n’en sont pas vraiment. La végétation apparente en façade n’est présente qu’à la périphérie de chaque terrasse, enfermée dans des cages de structure bois. Néanmoins, les habitants n’ont pas la possibilité d’intervenir sur cette végétation, les architectes ayant fait le choix d’exercer un contrôle total sur l’esthétique du bâtiment. Pour cela, l’eau de pluie va être récupérée ; elle servira à arroser la végétation depuis les bacs, ce qui va garantir le fleurissement du projet. A la différence de Renaudie qui laissait volontiers le contrôle esthétique final aux locataires, pressentant que l’architecture ne devait pas tout résoudre et que l’appropriation participait du succès d’une opération, BIG et leur promoteur ne prennent pas le risque de rater leur effet plastique. Car il s’agit davantage d’une architecture de l’effet que d’une quelconque avancée sur le vivre ensemble. Pire encore, chez BIG
93
la voiture ne laisse aucune place au développement d’une vie collective ; le parking déroulant ses rampes sur 10 niveaux, les espaces susceptibles d’accueillir des lieux de socialisation et/ou de loisir se retrouvent parasités par l’omniprésence de la voiture. En cela ce projet constitue une régression forte de la dimension collective de l’immeuble en tant que typologie. Les parties communes perdent leur notion de « communauté », les circulations propices à la rencontre ne sont plus des rues mais des routes. De plus, chez Renaudie les terrasses sont disposées de façon à créer des visà-vis et à mettre les habitants en scène les uns par rapports aux autres et par rapport à la rue. Chez BIG, l’habitant est caché, derrière un rempart de végétation qui l’isole de tout voisin, c’est le grand retour du paysage comme seule interaction possible du logement. Malgré des similitudes de façade, les projets de Renaudie et de BIG sont aux antipodes. La dimension sociale, la question du vivre ensemble, moteurs de toute l’œuvre de Renaudie sont ici balayées par un « effet » à forte puissance communicative.
Elemental, Iquique, 2004
Cela ne signifie pas pour autant que les préoccupations de Renaudie sont mortes avec lui. Des alternatives aux modèles traditionnels d’habitat social sont expérimentées actuellement un peu partout dans le monde. A Paris, l’exposition « Réenchanter le Monde » qui s’est déroulée du 21 Mai au 06 Octobre 2014 présentait certaines de ces alternatives. Parmi elles, l’agence chilienne Elemental propose de casser le cercle vicieux de l’inégalité qui tend, à cause du phénomène de gentrification, à
94
éloigner les familles les plus défavorisées des centres ville, à mesure que le prix du foncier augmente. Afin de contrer ce phénomène, Elemental a simplifié le modèle du logement social et mobilisé la pratique de l’autoconstruction. Ils n’ont construit que la moitié du logement collectif, laissant le reste à la charge des habitants, qui n’ont pas tardé à se l’approprier. Ainsi en comblant le vide qui leur était réservé, ils ont pu appliquer une disposition spatiale singulière et exprimer en façade leur goût personnel. Ici « l’architecture façonne un processus, elle est durable »79.
Christophe Hutin, les Hauts Plateaux, Bègles, 2012
Dans le même esprit, les « Hauts Plateaux de Bègles » ont pour ambition de créer de nouvelles conditions d’habiter permettant d’accéder à la propriété à un coût abordable en évitant l’étalement urbain. Christophe Hutin, accompagné du groupe Lafarge et de Domofrance synthétisent bons nombres des questions chères à Renaudie et y répondent par des terrasses jardins innovantes. Le principe de l’Architecte : non pas programmer la création de lotissements sur lesquels les acheteurs font construire les pavillons de leur choix, mais permettre des constructions individuelles en hauteur sur des plateaux superposés, économisant ainsi beaucoup de foncier. Le projet, sortant des standards du marché, propose des plateaux à habiter comprenant 50% de surface habitable, 25%
79
Réenchanter le monde, Hors-Série ‘A’A’, 2014
95
de surface affectée en jardin et 25% de surface intermédiaire offrant une possibilité d’extension du bâti ou du jardin. De même il propose l’accession sociale à la propriété par le biais du bailleur social Domofrance. Ce type d’habitat choisi est une réponse intéressante à la diversité des futurs habitants et à l’évolution de leur parcours de vie ; avec un simple permis de construire, le logement sur le plateau pourrait s’agrandir et prévoir par exemple une chambre d’enfants ; évolution impossible dans un habitat collectif traditionnel.
Les Hauts Plateaux, Bègles, 2012
96
97
IV.
Conclusion
La terrasse jardin continue toujours de fasciner les architectes. L’imaginaire qu’elle suscite via sa référence aux mythiques Jardins Suspendus de Babylone la rend indémodable. De plus, le besoin de nature par l’Homme pousse les bâtisseurs à toujours tenter de construire un rapport privilégié avec le végétal. Cette figure s’avère récurrente dans l’histoire de l’Architecture. Des considérations hygiénistes aux grandes utopies sociales c’est chaque fois au travers de nouveaux paradigmes que la terrasse jardin est requestionnée puis réinterprétée. Elle s’en trouve nourrie d’idéaux nouveaux et acquiert une légitimité grandissante. Toutefois l’évolution de cette figure n’a pas suivi un parcours linéaire. D’abord louée pour des considérations hygiénistes à la fin du XIXème siècle, les architectes du Mouvement Moderne n’en comprendront pas tous les aspects ; la richesse sociale des terrasses de la Casbah d’Alger n’a par exemple pas été bien saisie par Le Corbusier qui n’en garda que l’aspect et la technique. C’est d’ailleurs avec Le Corbusier que s’opère la rupture la plus marquante de cette figure ; rupture qui touche tous les aspects de l’Habitat en général. Le fonctionnalisme fordiste de Le Corbusier ne prend pas en compte la complexité des fonctions et de la vie dans le logement ; ou plutôt il refuse cette complexité au profit d’une formule simpliste « la Loi d’Economie » qu’il applique aussi bien à la construction qu’à la manière nouvelle d’habiter :
« Le logement social est produit sous une domination idéologique qui sélectionne les comportements »80 Cette vision réduite de l’Habitat qui ne pose pas de question quand à sa réelle légitimité, contribuera à déposséder l’habitat social de toute richesse architecturale ; ne convenant finalement qu’à cet homme parfait qui hante la tête de Le Corbusier :
80 Jean Renaudie, La logique de la complexité, Institut Français d’Architecture, Edizioni Carte Segrete, 1992
98
« Le public reçoit les solutions d’architecture comme des dommages inévitables, décourageants et en vient à rejeter sans juger, les propositions de l’architecture moderne à travers des expressions comme univers de béton, blocs de verre etc… »81 Cette simplicité idéologique, Jean Renaudie va la rejeter. En réintroduisant la figure de la terrasse-jardin, disparue pendant cette rupture, il ne fait pas simplement que bousculer les codes formelles de l’Architecture Corbuséenne, il va proposer une vision radicalement différente de la société. Les « étoiles » de Renaudie sont avant tout Un Projet Social que la terrasse-jardin permet selon lui, d’appliquer à l’habitat collectif. En même temps qu’il renoue avec les grandes utopies sociales du siècle dernier, Renaudie va considérablement enrichir la terrasse-jardin, qui va prendre une dimension sociale jusqu’alors inédite. Elle incarne le jardin, support de rêve et de tout temps, première aspiration habitante mais ce jardin n’est qu’à moitié intime. Il profite aussi bien à son possesseur qu’à ses plus proches voisins, ainsi qu’à la communauté. Ce partage visuel devient partage social dans une société qui, en 1968 cherche à se renouveler:
« Les nouveautés formelles s’inscrivent dans le renouvellement des relations sociales »82 Les terrasses de Renaudie sont également l’expression d’une Non-Architecture. A la différence de Le Corbusier qui ne laisse rien au hasard, les terrasses-jardins marquent la limite de la conception. Ici Renaudie refuse le contrôle, préférant le laisser à la libre appropriation de l’habitant. C’est ce libre-arbitre motivé par les vis-à-vis entre habitants qui va garantir le bon entretien et la beauté des terrasses. Cette conception nouvelle du vivre-ensemble constitue la leçon de Renaudie, qu’il laisse en héritage en même temps que la beauté de ses immeubles. Pourtant, ses terrasses ne constituent pas de modèles en soi si elles se retrouvent dépossédées de leur dimension sociale. C’est
81 Ibid. 82 Ibid.
99
pourquoi, si l’on retrouve les mêmes considérations sociales et habitantes dans le projet de rénovation du Grand Parc à Bordeaux (par Lacaton Vassal Druot et Hutin), le simple clin d’œil formel d’un projet comme la Montagne (par BIG) ne contribue pas à faire évoluer cette figure de la terrasse-jardin. A la manière de Le Corbusier, une vision trop régressive pourrait même aller jusqu’à tirer cette figure vers le bas. De nouvelles perspectives d’habitat collectif tendent à permettre une plus grande évolutivité à cette figure, en lui attribuant de plus en plus de caractéristiques d’un jardin au sol. L’habitant contemporain sera bientôt capable de modeler son logement de la même façon qu’il façonne son jardin. Enfin, au commencement d’une nouvelle ère placée sous le signe du développement durable, la terrasse-jardin apparaît comme une figure complète. De la même manière qu’elle a fait avancer la cause de l’habitat social, elle pourrait constituer une solution durable au phénomène d’ICU qui menace toutes les grandes métropoles, en même temps que de réaliser ce rêve de toujours : réconcilier l’urbanité avec la nature.
100
101
V.
Bibliographie Ouvrages:
* BALAY (Olivier) (dans le cadre du contrat de la recherche ANR VEGDUD dirigée par Marjorie Musy), L’Architecte, l’Habitat, le Végétal et la Densité, CRESSON, UMR CNRS 1563, Mai 2013 * BARRET (Jacky) BERTHOLON (Patrick) MARIE (Xavier), Terrasses Jardins, Syros Alternatives, 1988 * BRESSON (Sabrina), Architecture et lien social. Les « étoiles » de Renaudie à Ivry-sur Seine, UMR 6173 CITERES, Université F. Rabelais, Tours, Mars 2008 * CURIS Bruno RELANDER Joanna, Gestion de l’eau de pluie et végétalisation des bâtiments, mémoire de formation continue architecture HQE, ENSA Lyon, 2008 * DEHAN Philippe, Réinventer l’habitat intermédiaire, concours d’architecture Cimbéton, cinquième session 2000-2001 * ELEB-VIDAL (Monique)/CHATELET (Anne-Marie)/MANDOUL (Thierry), Penser l’Habité, le logement en questions, Pierre Mardaga éditeur, 1990 * GERBER (Alex), L’Algérie de Le Corbusier les voyages de 1931, Thèse 1077, Lausanne EPFL, 1993 * GERBER (Alex), « Le Corbusier et le mirage de l’Orient. L’influence supposée de l’Algérie sur son œuvre architecturale », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°73-74, 1994 * LAINE (Anne) (sous la direction de Noviczky Michel), Terrasse-jardin (la) associée aux logements sociaux : un mythe ou une réalité ? , TPFE, EA Normandie, 1992 * MOLEY (Christian), L’immeuble en formation, genèse de l’habitat collectif et avatars intermédiaires, Pierre Mardaga éditeur, 1991 * MUSY Marjorie, Une ville verte, Les rôles du végétal en ville, éditions Quae, 2014 * PARAT (Pierre), Parat par Pierre Parat : 50 ans d’architecture, Cercle d’Art, 2010 * PARIS (Magali) (thèse dirigée par Balay Olivier), Le Végétal donneur d’ambiances, Jardiner les abords de l’habitat en ville, UMR CNRS 1563, Mai 2011 * RAGON (Michel), L’Architecte, le Prince et la Démocratie : vers une démocratisation architecturale, Albin Michel, 1977, p15 à 17
102
* RENAUDIE (Jean), La Logique de la Complexité, Institut Français d’Architecture, Edizioni Carte Segrete, 1992 * RENAUDIE (Jean), La Ville est une Combinatoire, movitcity éditions, 2012 * SALIGNON (Bernard), Qu’est ce qu’habiter ?, éditions de la villette, Paris, 2010
Article * CHEMETOV (Paul), « Le mauvais logement est une machine à briser les gens», Rue89, 14 Septembre 2012
Video * KNAPP Hubert, « Mon quartier c’est ma vie lll : les étoiles de Givors. », Documentaire Vidéo, TF1 et Euroscope, 1979
103
VI.
Annexes
Annexe 1 : Les 8 Tactiques Jardinières Habitantes selon Magali Paris : La tactique d’EXPOSITION consiste à exhiber son jardin et à s’exhiber soi-même, en le montrant, en se montrant et en se faisant entendre. Elle s’adresse soit aux voisins soit aux passants. Cette tactique satisfait deux intentions très différentes et les fait bien souvent coexister : la défense de son territoire en exprimant pacifiquement qu’il est sien ainsi qu’une ouverture partielle vers le dehors. Elle prend souvent la forme d’un foisonnement végétal, qui va la plupart du temps déborder sur l’espace collectif. S’exposer, c’est étendre un jardin de devant de petite dimension, coloniser l’espace alentour, créer un seuil en avant du jardin ou un jardin-seuil protecteur ou recréer le système dual du jardin de devant+jardin de derrière lorsque le jardin de devant, espace de représentations, est absent. Pour s’exposer, les habitants façonnent des jardins qui remplissent l’espace et le temps ; ces jardins sont « voyants », « bruyants », épais, en mouvement... L’exposition peut être perçue positivement par le voisinage mais dans le cas contraire, elle est vécue comme une tentative d’invasion du voisin et peut amener au conflit. La tactique d’ELOIGNEMENT consiste à se mettre à distance des autres ou à les mettre à distance provisoirement. Contrairement à la tactique spatiale de séparation, l’éloignement ne consiste pas à ériger des limites mais à se comporter d’une certaine manière autour de celles-ci. Elle s’adresse aux voisins (et non aux passants) car elle relève d’une adaptation de soi à l’autre qui se construit sur le long terme. Cette tactique satisfait l’intention de rester tranquille (se replier sur soi et mettre l’autre à distance) ou celle de ne pas déranger l’autre. Aux limites du jardin ou en son sein, pour ne pas être dérangé, il s’agit d’éviter de se faire repérer : de se cacher derrière haies, murs et claustras opaques ou semi-transparentes, d’éviter de croiser le regard de l’autre et d’éviter de faire du bruit. Cette attitude s’étend également à la sphère du logement où souvent l’habitant va fermer ses stores/rideaux afin de se cacher des autres. Dans
104
le cas où le jardin s’ouvre sur un espace collectif et d’autant plus sur un autre jardin, si la tactique d’éloignement n’est pas réciproque, celui qui l’émet et celui qui la reçoit seront en décalage : la tactique d’éloignement est alors perçue comme une tentative de rejet par le récepteur et comme une violation de l’intimité par l’émetteur. La tactique de CONCESSION consiste à accepter des nuisances (la plupart du temps sonores) ou à renoncer à une prétention concernant souvent l’esthétique du jardin. Elle implique une gêne et son dépassement. Elle satisfait un objectif de maintien de bonnes relations de voisinage et d’évitement de conflits au sens large. Ces nuisances proviennent soit de l’extérieur du jardin, d’un espace collectif, ou d’un espace privatif. Si les habitants acceptent ces nuisances c’est parce qu’ils sont conscients qu’ils en produisent également mais aussi parce qu’ils veulent se donner la liberté de pouvoir en faire, la liberté de mettre de côté un instant la tactique d’éloignement. Si l’habitant concède c’est bien souvent parce qu’il attend quelque chose en retour ou parce qu’il a déjà accepté la gêne avant même qu’elle ne l’incommode. Pour concéder, en parallèle du développement de la tactique, les habitants créent aussi bien aux limites du jardin qu’en son sein des tactiques de diffusionnisme et de séparation. Ces deux tactiques sont généralement en tension car se séparer du voisin revient à lui dire : « je n’ai pas envie de te voir ! ». A l’opposé de la tactique d’éloignement, la tactique de DIFFUSIONNISME est une circulation, un entrelacement souhaité des univers privés des uns et des autres qui donne une dimension conviviale, familière au lieu de vie. La tactique de diffusionnisme satisfait tout à la fois ou séparément le souhait d’aller vers son voisin, celui de l’accueillir et enfin celui d’élaborer avec ses voisins les conditions de l’habitabilité du lieu, c’est à dire de définir sa matérialité et ses conditions d’usage. La superposition en gradins est très souvent un prétexte au diffusionnisme. Les jardiniers acceptent que les plantes du voisin viennent envahir leurs jardins horizontalement ou verticalement, acceptent de canaliser leurs plantes pour que les voisins en profitent ou vont même jusqu’à ouvrir leur jardin pour les faire communiquer. Lorsqu’elle n’est pas vraiment spatialisée, la tactique de diffusionnisme consiste à se rendre des services de voisinage : donner des conseils de jardinage, donner et échanger graines et boutures, faire les courses, garder les enfants, aider à bricoler... Enfin à l’échelle de l’ensemble résidentiel, le diffusionnisme concourt à un sentiment d’uni105
té, d’appartenance au même lieu de vie. La tactique se cristallise alors dans des plantes ou des objets présents dans plusieurs jardins du même ensemble résidentiel. La tactique de diffusionnisme prend place sur le long terme et lors d’instants de partage privilégiés qui ne nécessitent pas forcément des contacts rapprochés. Lorsque deux voisins sont liés par une tactique de diffusionnisme et que l’un des deux déménage, la cohabitation avec le nouveau voisin se fait toujours difficilement car il s’agit de réapprendre les tactiques d’éloignement et de concession. Le diffusionnisme est la tactique la plus adoptée mais aussi la plus appréciée par les habitants des immeubles d’Ivry. C’est celle qui leur confère un sentiment d’appartenance à un lieu et à une collectivité. La tactique d’AGRANDISSEMENT consiste à étendre son logement dans son jardin ou à étendre ce dernier en dehors de ses limites. Proche de la tactique d’articulation, elle s’en distingue par le fait qu’elle ne relie pas deux éléments (le logement et le jardin, le jardin et l’extérieur) mais les fusionne. Ses intentions sont de : donner un caractère de « dedans » au jardin, donner un caractère de « dehors » au logement, se servir du jardin comme d’un espace de renvoi (la 5e pièce du logement) et de permettre à l’habitant de s’approprier le territoire extérieur à son jardin. Pour donner un caractère de « dedans » à leur jardin, les habitants procèdent de deux manières: ils peuvent sortir dès les beaux jours venus des éléments du logement pour les jardiner (plantes d’appartement, éclairage et mobilier, animaux en cage, etc.) ou installent en toutes saisons un salon extérieur. Cette tactique est fortement conditionnée par les dispositifs de façade (fenêtres et emmarchements), ceux présents au sein du jardin et à ses limites (ex : jardinières des immeubles Gradins Jardins) et par le statut de devant du jardin qui plus est lorsqu’il donne accès au logement. La tactique d’ARTICULATION relie deux ou plusieurs éléments entre eux. Elle renvoie à la faculté des « habitants paysagistes »83 d’élaborer des relations. Bernard Lassus nous dit que le jardin recrée une transition entre la maison et la forêt84. La tactique d’articulation a pour intention
83 Bernard Lassus, Jardins imaginaires, les habitants paysagistes, Les presses de la connaissance, Paris, 1977 84 Ibid.
106
de donner une légitimité au jardin. La tactique d’articulation se matérialise souvent par un agencement de plantes en conteneurs (pots et bacs) - donc déplaçables - entreposés à proximité de la façade (à l’intérieur ou à l’extérieur), sur un rebord de fenêtre ou dans le jardin sous forme d’alignement. Ces agencements composent des seuils qui permettent le passage visuel d’un élément à un autre. En fonction des types de plantes utilisés pour composer l’aménagement sur lequel la tactique prend place, elle aura une dimension temporelle plus ou moins mouvante. En règle générale, ces aménagements ne sont pas rigides, ils font l’objet de soin régulier par les habitants et sont recomposés parfois au fil des saisons, souvent au fil des années. La tactique de SEPARATION est le contraire de celle d’articulation. Elle consiste à dissocier deux éléments soit en niant l’existence d’un de ces deux éléments, soit en délimitant ces deux éléments, soit en érigeant un obstacle entre ces deux éléments. Elle se distingue de la tactique d’éloignement car elle relève d’une temporalité plus durable et consiste à établir des limites matérielles ou psychologiques entre le jardin et ce qui l’entoure, entre soi et les autres. La séparation se matérialise dans ce cas sous forme de barrières visuelles et tactiles : haie épaisse de végétaux persistants et de plantes piquantes, grille, portail et portillon, etc. Les habitants protègent visuellement leur jardin aussi bien en rez-de-chaussée, qu’en étages à travers des parois plus ou moins opaques : haie épaisse, végétation grimpante, couches successives de végétation et/ou de parois opacifiantes (canisses, claustras bois ou plastiques, panneaux opaques, etc.), haie de plantes en pots, arbre taillé en parasol... Pour se mettre à l’écart, les habitants s’entourent d’une bulle végétale, d’une bulle sonore ou bien encore d’une bulle sociale qui s’érige contre les conventions sociales du lieu. Enfin la tactique d’ANCRAGE consiste à s’approprier son jardin en le marquant de son empreinte, c’est-à-dire en y enracinant des évènements, des plantes et des objets qui composent l’histoire du jardin. Cette tactique est révélatrice de l’attachement de l’habitant à son lieu de vie. Elle relève d’une temporalité longue. Dans le jardin, il y a souvent un, deux ou trois végétaux qui permettent plus que d’autres de s’ancrer affectivement dans un lieu. Il s’agit en règle générale des plantes ornementales à fleurs et des arbres fruitiers. Par l’évocation, le jardin rassemble en son sein de multiples lieux, à la fois lieux de mémoire et lieux rêvés. La 107
tactique d’ancrage consolide la mise en œuvre d’autres tactiques comme l’agrandissement, la et la séparation. La tactique de diffusionnisme facilite un ancrage collectif.
108
Annexe 2 : Procédé d’étanchéité des terrasses-jardins des « étoiles » de Renaudie : Il s’agit d’un procédé bitumeux dit « bicouches » qui consiste à superposer des lès de bitume armé de voiles de verre collés ou soudés. Les chapes de ciment grillagées de 3cm environ, qui servaient de protection lourde au complexe d’étanchéité sont remplacées par des feutres non tissés en polyester. Les membranes sont traitées avec des adjuvants anti racine chimiques. Ensuite une couche drainante est constituée de cailloux de granulométrie 20/40. Afin d’empêcher les racines d’envahir le système de drainage et le colmatage par la terre, une couche de géotextile anti contaminant est déroulée sur le drain. Enfin, le support de culture peut être installé. L’épaisseur de terre atteint 30cm chez Renaudie ; c’est le minimum pour une terrasse accessible. L’isolation thermique est traitée de la même manière que sur une terrasse traditionnelle : les remontées de condensation d’eau sont arrêtées par un pare vapeur collé sur la dalle de béton et placé avant l’isolant qui, lui, devient le support du complexe d’étanchéité.
109
Annexe 3 : Liste des Plantes dont la plantation présente un risque pour des terrasses-jardins :
Plantes dont le système racinaire peut présenter des risques pour les terrasses-jardins85 :
85 J. Baret P. Bertholon X. Marié, Terrasses Jardins, Syros alternatives, 1988
110
Végétaux craignant les gelées :
Les plantes dites “salissantes” :
111
Annexe 4 : Différents Plans des Logements d’Ivry sur Seine par Jean Renaudie, Immeuble D. Casanova :
Danielle Casanova, Bâtiment A, 2ème étage
112
Danielle Casanova, Bâtiment A, 3ème étage
113
Danielle Casanova, Bâtiment A, 4ème étage
114
Danielle Casanova, Bâtiment A, 5ème étage
115
Danielle Casanova, Bâtiment C, 2ème étage
116
Danielle Casanova, Bâtiment C, 3ème étage
117
Danielle Casanova, Bâtiment C, 4ème étage
118
Danielle Casanova, Bâtiment C, 5ème étage
119
Danielle Casanova, Bâtiment C, 6ème étage
120
Danielle Casanova, Bâtiment C, 7ème étage
121
Danielle Casanova, Bâtiment C, 8ème étage
122
Danielle Casanova, Logement, 3 pièces
123
Danielle Casanova, Logement, 4 pièces
124
Danielle Casanova, Logement, 4 pièces
125
Danielle Casanova, Logement, 5 pièces
126
127
Annexe 5 : Différents Plans des Logements d’Ivry sur Seine par Jean Renaudie, Immeuble Jeanne Hachette :
Jeanne Hachette, Logement N°1, 3 pièces, 65,33m2 + 63m2
128
Jeanne Hachette, Logement N°2, 6 pièces, 104,16m2 + 64,60m2
129
Jeanne Hachette, Logement N°3, 5-6 pièces, 130,69m2 + 27,50m2
130
Jeanne Hachette, Logement N°4, 3-4 pièces, 79,28m2 + 67,71m2
131
Jeanne Hachette, Logement N°5, 4-5 pièces, 97,71m2 + 115,42m2
132
Jeanne Hachette, Logement N°6, 4-5 pièces, 105,69m2 + 30,52m2
133
Jeanne Hachette, Logement N°7, 3-4 pièces, 86,34m2 + 24,72m2
134
Jeanne Hachette, Logement N°8, 3-4 pièces, 77,69m2 + 15,30m2 + 4,90m2
135
Jeanne Hachette, Logement N°9, 4-5 pièces, 116,86m2 + 35,20m2
136
Jeanne Hachette, Logement N°10, 3-4 pièces, 121,75m2 + 29,70m2 + 5,13m2
137
Jeanne Hachette, Logement N°11, 3 pièces, 61,05m2 + 99,20m2
138
Jeanne Hachette, Logement N°12, 3-4 pièces, 80,20m2 + 111,44m2
139
Jeanne Hachette, Logement N°13, 3-4 pièces, 83,53m2 + 49,76m2
140
Jeanne Hachette, Logement N°14, 2 pièces, 41,82m2 + 31,79m2
141
Jeanne Hachette, Logement N°15, 4-5 pièces, 112,23m2 + 140,71m2
142
Jeanne Hachette, Logement N°16, 4-5 pièces, 100,82m2 + 102m2
143
Jeanne Hachette, Logement N°17, 3-4 pièces, 81,22m2 + 16,53m2
144
Jeanne Hachette, Logement N°18, 4-5 pièces, 103,96m2 + 104,70m2
145
Jeanne Hachette, Logement N°19, 2 pièces, 51,62m2 + 5,80m2
146
Jeanne Hachette, Logement N°20, 3 pièces, 75,67m2 + 62,96m2
147
Jeanne Hachette, Logement N°21, 3-4 pièces, 73,49m2 + 81,58m2
148
Jeanne Hachette, Logement N°22 4-5 pièces, 93,08m2 + 85,51m2
149
Jeanne Hachette, Logement N°23, 1 pièce, 38,09m2
150
Jeanne Hachette, Logement N°24, 3 pièces, 74,11m2 + 45,30m2
151
Jeanne Hachette, Logement N°25, 4-5 pièces, 97,24m2 + 124,55m2
152
Jean Renaudie, 1925-1981
153
Ensap Bordeaux - Janvier 2015
154