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ADOLF HITLER Mein Kampf
Cet aquarelliste amateur de sinistre mémoire, reconverti sur le tard dans la macropolitique génocidaire, est aussi l’auteur d’un unique livre, Mein Kampf, torchon agrammatical dont les pages présentent la remarquable propriété de constituer le seul type de papier hygiénique connu qui salisse le rectum sur lequel on le frotte, mais dont l’insuccès critique a malheureusement détourné son auteur d’une vocation littéraire, et l’a conduit à s’efforcer de démontrer – avec un regrettable succès – que lorsqu’on est petit, bête, sans talent, laid et méchant, il reste toujours la possibilité de faire carrière dans la politique. Sur le plan théorique, Mein Kampf se réclame de Nietzsche, qui haïssait les antisémites plus que tout, et de Wagner, qui d’après la documentation disponible ne semble pourtant jamais avoir cherché à annexer l’Autriche (on murmure d’ailleurs qu’il détestait le Strudel). Il est certes malséant, j’en suis conscient, de présenter ici le portrait d’un tel personnage, et d’en plaisanter légèrement. S’il figure néanmoins dans ces pages, c’est qu’il illustre malgré tout une facette du problème qui m’occupe : l’incapacité à dire. Cette impuissance de la parole qui se mue alors, tantôt en poème, tantôt en silence, tantôt en cri bestial ; cette absolue inaptitude à créer quoi que ce soit qui menace toujours de se retourner dans la volonté haineuse de détruire toute chose. Or l’écriture – l’art en général – a tout à voir avec l’alliance improbable et douloureuse de la pulsion de mort sous sa forme la plus intense et d’une propension exacerbée à l’amour. On pourrait même dire que la prise en charge de cette fusion contradictoire est la grande affaire de la littérature. Mais chez les êtres à qui manque la seconde moitié de l’équation, chez les hommes que l’art n’a pas la possibilité de prendre en charge, ne restent plus que le nihilisme et le passage à l’acte – parfois jusqu’au mal absolu.
LES ONE-SHOTS
Né le 20 avril 1889 à Braunau am Inn, dans la partie autrichienne de ce qui était alors l’empire austrohongrois. Il se donne la mort, terré dans son bunker, le 30 avril 1945. Mein Kampf, rédigé entre 1924 et 1925 pendant un séjour de son auteur en prison, est publié en deux volumes, qui paraissent respectivement en 1925 et 1926.
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[ HAPAX ]
M. AGUÉEV (AKA MARK LÉVI) Roman avec cocaïne
Au mois de juin de l’année 1934 paraît dans la revue Tchisla, éditée par des russes exilés à Paris, la première partie d’un manuscrit, Roman avec cocaïne, rédigé par un certain M. Aguéev, parfait inconnu. La version intégrale du livre paraîtra deux ans plus tard. Le mystérieux Aguéev y narre, sous la forme d’un monologue, l’existence d’un adolescent russe à Moscou durant la guerre et donc au moment de la révolution. L’ouvrage circule sous le manteau et provoque le scandale – en raison du style à la fois brutal, ironique et distancié avec lequel l’auteur décrit la sexualité de son héros et son expérience de drogué. Faute de version française, le livre tombe dans l’oubli, avant d’être exhumé au début des années 1980 par Lydia Chweitzer, qui en propose une traduction. Le livre rencontre alors un grand succès et est reconnu pour le chef-d’œuvre qu’il est, mais entre-temps Aguéev a disparu sans laisser de trace – il devient aussitôt une énigme littéraire que tous les érudits brûlent de résoudre. Maintes hypothèses furent proposées quant à l’identité réelle de l’auteur. La plus insistante voulait qu’il ait été rédigé par Vladimir Nabokov en personne, sous un pseudonyme adopté par jeu. Le grand homme (mort en 1977) n’étant plus là pour répondre, on se tourna vers sa veuve, Véra Nabokov, qui nia la chose fermement, en faisant valoir un argument qui n’est pas sans laisser songeur : « Mon mari n’a jamais été attiré par la drogue ou les hallucinogènes : il aurait
été bien incapable de décrire cette expérience de la cocaïne ». Euh, attends, Véra… Ton mari n’aurait jamais pu décrire de l’intérieur la vie d’un cocaïnomane, pour la simple et bête raison qu’il n’aimait pas la cocaïne ? Tu vois le vice du raisonnement ? Ou dois-je te rappeler que ton mari a écrit en première personne les confessions d’un pédophile homicide, et qu’il est même assez connu pour ça ?… Cela étant, pour cocasse que soit la justification, Véra Nabokov disait vrai : le véritable auteur du Roman avec cocaïne a été retrouvé par les historiens, et il s’appelait ironiquement Mark Lévi (ne (surtout) pas confondre avec Marc Lévy). L’une de ses maîtresses, une poétesse (l’homme avait donc bon goût), affirma qu’après être passé par un asile psychiatrique à Istanbul, il avait vécu en France, en Suisse, en Turquie ou encore en Arménie, fait office d’espion mais aussi travaillé comme professeur d’allemand. Sa devise était que « dans la vie, il faut tout essayer » et c’est manifestement ce qu’il a fait. Quant à nous, il ne nous reste plus que nos yeux pour pleurer sur le cadavre des livres qu’il aurait pu écrire à partir de toutes ces expériences. Peutêtre que, de son point de vue, ne pas les écrire était une condition sine qua non pour les vivre. Mark Lévi, de son nom de plume M. Aguéev, naît le 8 août 1898 et décède le 5 août 1973 à l’âge de 74 ans. Роман с кокаином (Roman avec
cocaine) paraît dans sa version intégrale russe en 1936, et pour la première fois dans une traduction française en 1983, aux éditions Belfond.
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ÉRIC CHEVILLARD Mourir m’enrhume
Le cas d’Éric Chevillard présente une différence notable avec les deux précédents. Son bégaiement n’est ni l’effet du recyclage circulaire et inconscient d’un traumatisme, ni celui d’une taylorisation inédite de la production en série d’inepties, mais le corrélat soigneusement réfléchi d’une authentique décision littéraire, qu’il théorise d’ailleurs lui-même. Cet écrivain brillant… Pardon. Au temps pour moi. Cela fait donc bien deux différences notables. Reprenons. Cet écrivain brillant est remarqué dès son premier roman, aussi hilarant que son titre, Mourir m’enrhume, qui célèbre les noces improbables du nonsense monty-pythonien et du décorticage minutieux (ainsi qu’on procéderait avec un crustacé à la chair délicate) des conventions et structures narratives du roman, façon Jacques le Fataliste (assistent au banquet de noces plusieurs amis, dont Groucho Marx et Jean Echenoz, ainsi que – pour des raisons moins clairement élucidées – un zèbre, un amiral de la Marine et deux clés à mollette). Ce qui rend sa présence ici inéluctable est le fait qu’il ait lui-même reconnu qu’il n’avait jamais écrit d’autre livre, et que les divers ouvrages qu’il a ensuite publiés sous des titres sournoisement différents, n’étaient en rien une manière de donner suite au premier, ne constituaient même pas en réalité d’autres livres, mais bien plutôt le même roman, autrement bricolé. Ou pour mieux dire, une manière différente de regarder le même roman, sous un autre angle, dans une perspective distincte. Ainsi qu’il le formule lui-
LES BÈGUES
même : « J’écris toujours le même livre, seuls les mots changent ». On pourrait naturellement se contenter d’y voir une boutade, qui trahirait précisément son goût pour l’absurde, et interpréter cette phrase comme relevant de l’autocontradiction ironique : puisque un livre, si l’on fait abstraction de son support matériel, n’est en dernière instance constitué que de mots, qui produisent du sens par la vertu combinée de leur sélection parmi le répertoire de la langue et de leur ordre de disposition sur la page, il saute aux yeux que deux livres composés de mots différents placés dans un ordre différent, ne sauraient dans aucun monde possible être le même livre. Mais il me paraît plus intéressant d’y voir le résumé d’un art poétique, plutôt qu’une plaisanterie. Chevillard suggère que l’agencement distinct des mots qui semble différencier ses ouvrages, ne correspond en fait qu’à autant de points de vue sur la même entité. Ainsi que ces dessins habilement croqués qui, en fonction du biais selon lequel on les considère, font apparaître soit une jeune fille soit une sorcière, soit un canard soit un lapin. L’art du roman chevillardesque relèverait en somme d’une méthodologie générale de l’anamorphose littéraire. Il suggère également qu’il se pourrait bien que tout écrivain authentique, si prolixe qu’il paraisse être, ne fait jamais que s’acharner à écrire et réécrire un seul et unique livre. Le même, à chaque fois différent. Né le 18 juin 1964 à La Rochesur-Yon.
Mourir m’enrhume paraît aux éditions de Minuit en 1987.
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JOHN KENNEDY TOOLE La Conjuration des imbéciles
De toutes les histoires tristes d’écrivains ratés, celle de John Kennedy Toole est la plus triste : il était un écrivain réussi. Lorsqu’il décide de ne pas donner suite à son œuvre, en mettant un terme à ses jours, le 26 mars 1969 à l’âge de trente et un ans, il a déjà écrit deux livres, dont aucun n’a été publié. Le premier, la Bible de Néon, était un roman de jeunesse, qu’il estimait lui-même trop imparfait. Le second, La Conjuration des imbéciles, est un chef-d’œuvre d’inventivité burlesque et de discrète noirceur, et il en est conscient – tout du moins il veut le croire. Mais, lorsque les éditeurs Simon et Schuster (que leur nom soit maudit, leurs mânes honnies et leur descendance exécrée) refusent de le publier, Toole – enfant surprotégé qui avait toujours présenté des tendances à la paranoïa, et connu certaines souffrances concernant son identité sexuelle – entre dans une spirale dépressive, aggravée par la relation difficile qu’il entretient avec ses parents, chez lesquels il vit et qu’il est contraint de supporter financièrement. Il se met à boire massivement et devient de plus en plus excentrique, asocial et colérique. Un jour, John prend sa voiture et conduit de la Nouvelle-Orléans à la côte Ouest. Sur le chemin du retour, il décide d’en finir. Il glisse un tuyau d’arrosage dans son pot d’échappement, le fait parvenir jusqu’à l’habitacle, démarre le moteur, suffoque, meurt. Il a laissé une lettre de suicide, que sa mère a détruite – ultime geste de contrôle sur son fils de la part d’une femme qui semble avoir été une perverse narcissique de haute volée. C’est elle cependant qui se battra pour que La Conjuration finisse par être publié à titre posthume. Par l’une de ces ironies sinistres qui rendent le destin si haïssable, le génie de Toole sera alors reconnu et le livre se verra décerner le prix Pulitzer. John Kenndy Toole, mort de s’être cru un auteur médiocre, ne saura jamais qu’il était l’un des plus grands. Et nous ne pouvons que rêver aux livres qu’il aurait écrit.
LES EFFONDRÉS
Né le 17 décembre 1937. Décédé le 26 mars 1969 à l’âge de 31 ans. A Confederacy of Dunces (La Conjuration des imbéciles) est publié en 1980, onze ans après son suicide, et obtient le prix Pulitzer en 1981.
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