Délice de l'enfance La Laveuse
C'est dans cette brocante où se côtoyaient anciennes lessiveuses en zinc et bouteilles-canettes de limonades vides que m'est revenu une fois encore ce souvenir d'enfance: celui de cette femme que l'on nommait la Laveuse et qui venait toutes les quinzaines du mois effectuer la lessive de la famille. Dans les années cinquante, les machines à laver le linge étaient à peine connues et ma mère qui avait des ennuis de santé, avait choisi cette solution pour lui venir en aide. Notre Laveuse était une femme déjà âgée, dans son visage à la fois poupin et ridé ses yeux limpides s'enfonçaient comme deux billes de verre, un minuscule chignon serré, ressemblant à un macaron surélevait sa tête. S'il me semble que je n'ai jamais su ni le nom ni le prénom de cette femme je me rappelle très bien son accent alsacien. Quand notre laveuse arrivait, en début d'après-midi (exceptionnellement toute la journée), le linge trempait déjà ou bouillait, sur la cuisinière à charbon, dans des lessiveuses à champignons qui rejetaient, dans un circuit continu l'eau savonneuse. Je me souviens de l'odeur si particulière de ce mélange: savon, eau, crasse, chaleur qui s'échappait du récipient lorsqu'on levait le couvercle à poignée de bois. Une fois, les pièces de linge, retirées une à une avec le manche d'une cuillère en bois de cette bouilloire, notre Laveuse les brossait de manière énergique sur une planche en bois. J'ai encore dans les oreilles le bruits des crins de la brosse sous les gestes verticaux ou horizontaux qui allaient rendre propres vêtements, torchons, draps etc.. Le linge làvé, il était transbordé dans un baquet d'eau limpide où il allait, telles des voiles, se gonfler, flotter, se déplacer ou plonger. Certaines pièces étaient remisées dans un seau ou une solution de Javel à l'odeur si agréable devait venir à bout des ultimes tâches. Tout ce cérémonial et travail réalisés, il était environ seize heures: l'heure pour la Laveuse, ma mère et moi, « de goûter », goûter un peu différent des autres jours, puisque, peu de temps avant, j'étais allée à l'épicerie acheter une bouteille de limonade fraîche. Cette boisson pétillante, piquante pour les dents et le gosier était souvent accompagnée d'un gâteau fait maison ou pas. Le moment de détente était pour la travailleuse et ma mère un moment de bavardage auquel je ne participais pas me contentant de comprendre malgré l'accent alsacien le plus possible de ce qui était raconté.
Le moment de pause terminé, le travail reprenait. C'était le rinçage et le moment où il fallait tordre le linge. J'étais parfois invitée, à mon grand plaisir, à aider à cette tâche: avoir l'eau jusqu'aux coudes, serrer les tissus, quel bonheur ! Le travail de la laveuse s'arrêtait là. Elle enlevait son tablier qui laissait alors remarquer des robes au tissu en général fleuri, essuyait ses lunettes et avec le peigne qui tenait ses cheveux disciplinait à nouveau quelques mèches folles qui s'étaient échappées de son chignon. Avant de partir, elle convenait d'un autre rendez-vous avec ma mère (peu de personne bénéficiait d'un téléphone personnel) qui lui remettait sur la table son salaire du jour, billets et pièces qu'elle ramassait de ses doigts gourds et rosis, fanés par la fraîcheur de l'eau. Elle s'en allait et nous continuions, maman et moi le travail: étendre le linge sur les fils qui traversaient notre petite cour, faire tenir avec la m"me épingle une chemise à mon père et le tablier de ma mère, un torchon et une serviette de toilette. Cet étendage fantaisiste qui n'était pas toujours au goût de ma mère, était un vrai plaisir et me donnait rapidement le moyen de me bâtir une petite histoire. Puis, venait l'heure de rentrer à la maison en se baissant pour ne pas être rafraîchi par la lessive mouillée. Restait pour les heures ou jours suivants la surveillance du séchage. Le linge imbibé de l'odeur de l'air devait être ramassé humide à point pour être roulé dans la couverture de repassage en attendant d'être soumis à l'épreuve du fer. Le plaisir actuel que je ressens lorsque je lave à la main des vêtements, étendre une lessive sur les fils dans mon jardin, contempler le vent qui s'engouffre dans les manches d'un chemisier, voir se secouer violemment une nappe et surtout surveiller qu'aucune averse ne vienne à nouveau mouiller les pièces étendues, n'est-il pas un reste de ces délices d'enfance !
Françoise Goumaz