Instantanés Sénégal

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Instantanés Sénégal Aude Maïmouna Guyot sous la direction d’Odile Coppey

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«Ce qui me bouleverse en Afrique, c’est le sentiment de début du monde et en même temps de futur », Erick Orsenna.

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Avant-propos

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J’ai des liens forts avec le Sénégal, et plus généralement avec l’Afrique subsaharienne. Le premier de ces liens est ce deuxième prénom, Maïmouna, que mes parents m’ont donné pour rappeler cette région du monde où ils m’ont conçue. Je voyage au Sénégal de façon assez régulière et envisage même peut être un jour d’y travailler. À chaque fois - ou presque - que j’annonce un nouveau départ pour ce pays, je rencontre la réaction suivante : « Mais tu vas faire quoi au Sénégal ? De l’artisanat ? Un projet humanitaire ? ». Bien souvent, mon voyage soulève de nombreuses questions sur les perspectives que je peux avoir en terme de design dans un pays qui, parce qu’il est d’Afrique, inspire plus la déliquescence que le glamour ou le bien-être. Est-il possible de concevoir autre chose que des objets artisanaux dans un tel pays, disposant de bien peu d’infrastructures industrielles ? Et même si les chaînes de production existaient ou se situaient ailleurs, quels produits manufacturés créer pour des gens dont la majorité vit avec moins de deux dollars par jour1 ? Pourtant, un seul voyage sur place suffirait à dépasser cette vision fataliste et misérabiliste de l’Afrique et donc par raccourci du Sénégal, induite le plus souvent par les médias. En effet, comme le relevait pertinemment Ethan Zuckerman du Berkman Center for Internet and Society lors de la conférence PicNic2, il est rare que les médias portent leur attention sur les pays africains, ou lorsqu’ils le font, c’est généralement pour signaler et dresser le bilan de guerres civiles ou de toute autre tragédie humanitaire. Il est temps de faire une plus grande place à d’autres images que celles de ces événements, catastrophistes, et à travers lesquelles les médias entretiennent sans discernement l’afro-pessimisme et maintiennent l’image d’une Afrique globalement sous assistance, qui plus est occidentale. Ainsi, cet ouvrage est une invitation à approcher une autre composante de la réalité sénégalaise, que ne relayent que trop peu de médias ou d’hommes politiques, trop occupés, tel Nicolas Sarkozy3 dans son Discours de Dakar3, à

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Rapport sur le développement humain, Programme des Nations Unies pour le Développement, 2007-2008. 1

2 «Surprising Africa», PicNic, Amsterdam, 25 septembre 2008.

Discours de Dakar du Président français Nicolas Sarkozy, Université Cheikh Anta Diop, Dakar, 26 juillet 2007. 3


Avant-propos

cultiver l’imaginaire d’un continent africain exotique et anhistorique. Le Sénégal Rapport sur le développement humain, PNUD, 2007-2008. 1

La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss, Plon,1962. 2

«L’Afriche» in catalogue de l’exposition «Africa Remix», Jean-Loup Amselle, 2005. 3

Film d’animation de Michel Ocelot réalisé en 1998 et mettant en scène les aventures d’un jeune garçon africain. 4

est pourtant un pays reconnu être comme « en voie de développement » avec un indice de développement humain en augmentation1, et le caractère « sauvage »2 de ses manières de faire et du mode de pensée qu’elles sous-tendent, pourrait bien être, non pas comme beaucoup le laisserait supposer, ce qui le fige dans le temps mais ce qui le projette résolumment vers l’avant. En effet, on peut partout observer au Sénégal des illustrations d’un mode de connaissance du monde original, où l’expérience et l’intuition sensibles sont premières. Royaume de l’informel, nation sagace, le Sénégal échappe encore à l’artificialisation et à la norme de nos mondes industriels, et constitue un terrain fertile duquel peuvent surgir de géniales productions. Pays d’Afrique ou de l’«Afriche» comme la nomme JeanLoup Amselle pour souligner son caractère de friche, il dispose d’une «fraîcheur» que ne possèdent plus les pays d’une Europe qui se fait vieille et aride3. Tels les fétiches de Kirikou4 qui se transforment en robots, il pourrait à bien des égards nous révéler des surprises. La culture spécifique que ses citoyens ont des objets pourrait en être une et pas parmi les moindres. Contraints à composer avec une gamme limitée d’objets, les Sénégalais font chaque jour preuve de créativité et d’habileté à recycler les quelques items qu’ils possèdent. L’environnement contraignant qui est le leur devient un cadre propice à l’expérimentation et à l’innovation. Ils interrogent, considèrent l’objet sous toutes ses coutures et à partir des quelques moyens à leur disposition, mettent en place toute une rhétorique d’expansion de celui-ci. Ainsi, en fonction des sensibilités, des préoccupations et des outils à disposition, la traditionnelle boîte de tomate concentrée devient un jouet, un instrument de musique, ou un réceptacle pour se nettoyer. Un seul objet devient l’opérateur d’activités toute autres que celle pour laquelle il a été créé. De nouvelles fonctions lui sont attribuées. Dans cette activité de plug & play, les Sénégalais ne sont pas tant pour moi des experts du détournement que de fins explorateurs des possibles de ces

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Boîte de conserve transformée en râpe


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Avant-propos

objets. En ne les confinant pas à un usage ou à une fonction mais en les considérant sous l’étendue de leurs possibilités, les Sénégalais augmentent la portée de ces derniers. Ils les enrichissent de nouvelles dimensions. Manipuler les objets est pour eux un moyen d’en saisir le potentiel et à partir de celui-ci d’en proposer de nouvelles configurations. « Bricolage » ou « science du concret »1, cette relation aux objets est le reflet de cette pensée sauvage évoquée un peu plus haut. C’est avec l’image de cette Afrique extrêmement prodigue en inventions, réactive et agile, adaptant chaque objet à ses besoins, mais aussi avec un questionnement sur mon métier et ses tenants que je suis revenue de mes premiers séjours dans cette région du monde. C’est sous cet angle, celui de l’appréhension et de la manipulation d’objets, que je proposerai dans les pages qui suivent cet avant-propos de découvrir le Sénégal d’aujourd’hui. Bien plus que révéler un autre visage que celui qu’on a l’habitude de voir associer à ce pays, ce mode d’approche permettra aussi de reconsidérer la nature et les territoires de l’intervention que peut réaliser un designer dans un tel contexte. L’arrivée des TIC au Sénégal a fourni la matière à cette étude et l’ancre dans un paysage contemporain. Aujourd’hui, expérimentations et autres performances s’étendent en effet à de nouveaux objets : téléphones mobiles, ordinateurs et autres produits numériques. En me postant à l’intersection de ces nouveaux objets, de leurs utilisateurs et du contexte dans lequel ils s’insèrent, j’ai pu observer les articulations entre ces trois pôles ainsi que saisir les produits de ces interactions : des mises en situation, en pratique, inédites de ces objets. J’ai choisi de livrer cette ethnographie du quotidien que j’ai menée sur le terrain sous la forme d’une série de textes autonomes et de photographies. Tout en offrant un cadrage sur des pratiques ordinaires et significatives, les textes que j’ai écrits participent à placer le décor. Ils forment une suite de tableaux, d’instantanés, mettant davantage en scène et en valeur des trajectoires d’objets que les objets eux-mêmes. La diversité de leurs formes est le reflet de la variété de

Stock de téléphones portables des «décodeurs» du Marché Alizé

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«La science du concret» in La pensée sauvage, Claude LéviStrauss, Plon, 1962. 1


Avant-propos

ces figures. Elle correspond aussi à un désir de vouloir trouver à chaque fois la façon la plus adéquate de les capter et de les transcrire. Les photographies soutiennent mon projet d’écriture et en furent le point de départ. Elles constituent à la fois des déclencheurs, permettant de projeter le lecteur dans les différents paysages traversés et de susciter son imaginaire, et des balises, offrant un certain sens de lecture, une certaine orientation du regard. Lors de mon travail de collecte de matériaux, mon attention a été très rapidement portée sur la parenté des pratiques actuelles liées aux différents moyens de télécommunications avec des pratiques plus traditionnelles. Intéressée par ce que ces rapprochements pouvaient révéler de ce que les utilisateurs mobilisent face à de nouveaux artefacts, j’ai décidé de les mettre en scène à travers mes textes. Ainsi, ces narrations peuvent aussi être considérées comme des outils qui m’ont permis d’approfondir mes premières observations autour du bricolage, de ses mécanismes et de ses effets, et de mieux cerner les enjeux qu’il comporte en

L’invention du quotidien, 1.Arts de faire, Michel de Certeau, 10/18, 1980. 1

terme de conception d’objets en général, et numériques en particulier. La découverte lors de mes premiers voyages de ces modes opératoires, « tours, ruses, et autres tactiques »1 a profondément modifié ma manière de « faire du design ». Elle m’a permis à l’époque de trouver un sens au métier auquel j’étais en train d’être formée. L’attitude pro active des Sénégalais face aux objets, à la manière du « braconnage » de Michel de Certeau, m’a semblé alors et me semble encore aujourd’hui être la clé de relations durables entre objets et usagers. Penser les objets comme des dispositifs qui intègrent et surtout investissent cette culture me paraît être une façon de replacer ceux-ci dans une logique d’expansion par l’usage, et d’économie de moyens. Ma pratique en tant que designer a consisté depuis lors à inverser la tendance, et plutôt que de concevoir des objets finis qui maintiennent les individus dans une consommation contemplative et addictive, à essayer d’en imaginer qui les invitent à prendre l’ascendant. Mon passage par l’Atelier de Design Numérique dirigé par Jean-Louis Fréchin m’a d’autant plus convaincue que cette approche est au cœur des enjeux relatifs à l’intégration des

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Avant-propos

TIC dans notre société. Par la conception d’applications anthropo-centrées, c’està-dire plaçant ces technologies au service de l’humain, le designer peut certes faire émerger de ces TIC des outils enrichissants, probants. Mais en assurant aux individus une main mise sur le dispositif et une certaine transparence, le design peut dissiper une vision unique et totalitaire de ces technologies et les rendre « habitables »1. Ainsi interprété, le design m’apparaît comme un moyen d’agir et de promouvoir une certaine éthique, et pas seulement comme une simple cosmétique. C’est en étant utilisé comme un outil de configuration possible de ces technologies, que le design prend pour moi sa véritable dimension sociale et fait disparaître ce qu’il peut avoir de superficiel. Les instantanés des pratiques liées aux TIC au Sénégal qui suivent permettront d’aller plus loin dans la compréhension des rapports qu’entretiennent design et TIC, et sur les moyens dont le design dispose pour aménager la rupture technologique, c’est-à-dire pour créer les conditions favorables d’une projection dans l’inconnu. Dans cette perspective, il mettra en lumière l’importance de prendre en considération le contexte lors de la conception de nouveaux objets. En effet, à travers le paysage anthropologique que cette étude dresse, le contexte apparaît à la fois comme un filtre, une grille de lecture, mais aussi comme un ensemble de référents, une boîte à outils permettant à tout un chacun d’ancrer l’objet dans des représentations familières pour le projeter ensuite plus facilement dans différentes situations d’usage. Ce recours aux représentations est aussi pour l’utilisateur une façon d’exprimer ce qu’il a perçu de cet objet, et d’offrir sa propre lecture du mode de fonctionnement de celui-ci. Ce processus a un fort pouvoir didactique. Nous sommes nombreux à le pratiquer en recourant à des images pour expliquer un nouvel objet, et de nombreux objets numériques l’utilisent tels que le « bureau » de Windows, ses « fichiers » et sa « corbeille » ; les « navigateurs » internet ; le petit chien de l’ancien moteur de recherche Lycos ramenant l’information ; ou la wii et ses interface gestuelles. Il sera intéressant pour le designer d’investir cette rhétorique pour favoriser l’appropriation des TIC.

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Interview de Jacques-François Marchandise, «L’objet du design», Les chemins de la connaissance, France Culture, 16 novembre 2007. 1


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Avant-propos

C’est en cela que le travail de documentation que j’ai conduit sur ces pratiques émergentes et sur le contexte dans lequel elles évoluent y contribue et constitue à mes yeux une étape essentielle du travail de design1. En repérant et en mettant en valeur ce qui est en jeu dans ces pratiques, j’ai pu identifier ce qui pourra faire figure d’enjeux dans mon projet de diplôme, de qualité(s) à cultiver, à perpétuer dans de nouveaux dispositifs. Marques du bricolage, de la pensée sauvage en action, les interactions entre anciennes et nouvelles manières de faire, ainsi rendues visibles, amèneront à penser qu’en terme de design, l’enjeu n’est pas tant de proposer des versions localisées et dédiées d’objets que des plate-formes ouvertes aux savoirs, savoirsfaire et aux desseins spécifiques de ceux qui s’en emparent, des « appareils » au sens de Pierre-Damien Huyghe2. La valeur d’un objet ne réside plus seulement dans sa performance esthétique ou technique. Elle se situe dans la marge de manœuvre, dans la « prise »3 que cet objet laisse à ses utilisateurs et à leurs imaginaires. Si les Africains sont si enthousiastes autour du téléphone mobile, c’est que celui-ci est « hackable », «bricolable » en français, soutient Ethan Zuckerman sur son blog. Des initiatives comme « AFRICA WORKS »4 sont dès lors plus intéressantes à signaler parce qu’elles s’appuient sur des modes de fonctionnement déjà présents (ici celui du secteur informel) et les soutiennent, alors que d’autres, comme celle de l’OLPC5, imposent leurs modes de pensée et ici notamment leur vision de l’éducation sous couvert d’intentions charitables. Certes ce projet américain développe un produit qui s’appuie sur des technologies adaptées à des environnements contraignants et disposant de peu d’infrastructures (wifi ad hoc, solaire) mais pourquoi proposer un ordinateur aux fonctionnalités réduites quand le prix des ordinateurs sur le marché baisse tous les mois et se rapproche de celui de l’OLPC ? Tout objet peut devenir l’outil de promotion d’une vision du monde dès lors que des « manières de faire » s’y impriment. Il est important de penser à la manière dont un objet peut favoriser cette signature, cette expression et non pas l’entraver.

Campagne de publicité « AFRICA WORKS »

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1 Voir aussi IDEO, agence de design américaine pionnière en terme de “design thinking” et de process de conception.

2 Cours Paris 1-PanthéonSorbonne, «Découvrir les inventions», PierreDamien Huyghe, printemps 2007.

3 «Appeler, et non anticiper les usages!», Daniel Kaplan, InternetActu, 23 novembre 2006.

Projet de microcrédit soutenu par Benetton et l’association Birima du sénégalais Youssou N’Dour. 4

One Laptop Per Child. Projet de Nicholas Negroponte aussi connu sous le nom d’«ordinateur à 100 dollars». 5


Avant-propos

Cette série de textes est donc le reflet d’un Sénégal de plain pied dans la révolution technologique, embrassant toutes ces mutations et plus que jamais sensible, réactif à ces nouveaux dispositifs technologiques. Le designer me semble y disposer d’un champ d’exploration qui cristallise des enjeux futurs majeurs pour l’Afrique. Son travail ne consiste pas à assister l’Afrique mais à lui fournir les outils nécessaires à son auto émergence, s’appuyant sur une Afrique pleine de ressources, bricoleuse et amateur. À lui notamment de soutenir le projet d’une innovation juste et participative qui compose avec la réalité, avec les modes de vie et de pensée de tels pays. Et de designer conjointement les outils de cette révolution ascendante.

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Le fétiche espion de «Kirikou et la Sorcière»


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Embarquement

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Embarquement

Paris, 25 juin 2008.

Métro Barbès. Depuis quelques stations, le wagon s’est transformé et s’est fait le lieu d’un impressionnant brouhaha aux accents multicolores. Il s’est déchargé de ses pâles attachés cases et des habitants maniérés des beaux quartiers pour se remplir de femmes aux nombreux marmots, de bobos trentenaires et de jeunes caïds. Les portes s’ouvrent et c’est quasiment tous ensemble que nous descendons. La foule qui s’extrait des wagons surchargés me fait l’effet d’une marée humaine cosmopolite qui s’échoue sur le quai, et j’accroche K., mon compagnon. À deux, nous nous faufilons tant bien que mal jusqu’à l’étroit escalator qui nous ramène en plein air. En haut du tunnel, les émissaires de quelques marabouts-ficelles du quartier sont là pour nous (ac)cueillir et tentent de nous fourguer leur petit bout de papier. L’air est lourd. Nous acceptons finalement leurs prospectus, histoire de nous détendre. La première étape de notre retour au Sénégal nous attend derrière les portes de sortie, situées un peu plus loin. Nous amuser de cette magie de supermarché le long des derniers mètres ne peut que nous aider à lutter contre cette anxiété qui nous envahit au fur et à mesure que nous nous rapprochons de notre destination. Nous y voici. L’odeur de braise mêlée à des parfums épicés ne fait pas de doute. Le ramdam non plus. Le maïs est « chô-chô », nous crie-t-on d’un côté, alors que de l’autre des vendeurs à la sauvette nous accaparent de « Marlboro ? ». Sur le tarmac bouillonnant de cette veille de vacances estivales, ça se bouscule, mais nous parvenons à nous extirper de cette mêlée oppressante. Le boulevard Barbès s’ouvre enfin à nous et nous met face à nos responsabilités de frère et soeur, ou cousin de bleddards sénégalais : l’achat des cadeaux. Nous laissons Tati sur notre gauche, car cette année parfums, montres et chemises à la mode européenne ne constitueront pas l’essentiel de nos courses. La célèbre pacotille du marchand au vichy rose ne rencontre plus de l’autre côté

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Barbès et ses magasins de téléphonie


Embarquement

de la Méditerranée le succès des années passées. Aujourd’hui, la demande est toute autre, mais c’est toujours à Barbès qu’elle peut être satisfaite. Le quartier ne semble pas vouloir céder sa place de meilleur fournisseur en cadeaux du bled. L’éclosion de nouvelles boutiques ou la reconversion d’anciennes lui ont permis de ne pas faire démentir cette réputation d’endroit où trouver de manière sûre l’objet que nous enjoignent de rapporter dans nos valises tous les beaux-frères et belles-soeurs, jeunes et moins jeunes. Ainsi, sur tout le boulevard est proposé l’objet qui culmine actuellement au palmarès des cadeaux. Un objet plus petit et plus léger qu’une télévision et qu’une chaîne hi-fi mais qui confirme la prédilection des Sénégalais constatée déjà il y a plusieurs années pour les produits high-tech : le téléphone portable. En quête donc du hit du moment, nous nous dirigeons tout droit vers ces magasins qui revendiquent tous à coup de publicités géantes sur leur vitrine les prix les plus bas du marché sur les mobiles les plus plébiscités. Nous ne venons pas dévaliser la boutique mais dénicher les deux, trois portables discount mais tendance, qui manquent à nos bagages. En effet, condamnés à nous plier aux exigences de nos bleddards, mais soucieux de limiter les dégâts financiers, nous avons d’abord prospecté dans notre entourage et dans notre propre stock, et récupéré à droite à gauche, quelques portables dont plus personne n’avait l’utilité. Mais tout comme ici, on ne badine pas là-bas avec la technologie. Nos protégés sont au fait des dernières nouveautés, et aussi friands que nous de modèles toujours plus compacts et prétendument performants. Nous avons donc dû faire du tri dans notre butin de téléphones portables d’occasion, et nous résoudre à sortir du lot quelques-uns parmi les plus gros. K. repère dans un magasin un modèle satisfaisant, assez design pour nous protéger du ridicule du « télécentre»1, et assez complet en terme de fonctionnalités pour faire quasiment de nous les modous-modous2 que nous ne sommes pas. L’affaire est dealée et nous voici fin prêts à nous présenter à la famille, les valises chargées de ce nouvel équipement technologique, qui nous l’espérons nous fera gagner leurs bénédictions.

Vue aérienne de Dakar

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1 Désigne un gros téléphone portable le plus souvent muni d’une antenne, en référence aux «télécentres», stations téléphoniques communautaires.

Voir «Portait d’un modou-modou», p.45. 2


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Bienvenue ! Fréquence téranga

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Bienvenue ! Fréquence téranga

Sur la brochure on pouvait lire : « Pays du Soleil et de la Téranga1, le Sénégal est une destination qui n’en finira pas de vous étonner, et qui ne manquera pas de vous séduire. Pays côtier mais saharien, la diversité se lit dans ses paysages et ses populations. Vous pourrez profiter au Sénégal d’une infinité de sites naturels d’une grande beauté, kaléidoscope de plages, de panoramas luxuriants et de vastes étendues parsemées

1 Signifie en langue vernaculaire (le wolof) «bienvenue»/ hospitalité.

de baobabs centenaires. Terre des Wolofs, des pasteurs peuls, des Diolas en Casamance, des Mandingues, des Sérères et des Toucouleurs, le Sénégal est au carrefour des civilisations et vous impressionnera par sa grande richesse culturelle. Réputé pour son hospitalité, ce pays est le symbole vivant de la civilisation du donner et du recevoir si chère à son célèbre et défunt poète-président, Léopold Sédar Senghor. À seulement cinq heures de vol de l’Europe, le Sénégal dispose de tous les atouts pour vous initier au continent africain et en mesurer toute la richesse. N’attendez plus, venez découvrir les marchés multicolores, palabrer autour de l’ataaya2, admirer les couchers de soleil, goûter le thieboudiène3 des Sénégalaises et vibrer au rythme du mbalax4 wolof ! ». Le tout assorti de magnifiques photos. Amateurs d’aventure, et à la recherche d’authentiques découvertes et de chaleur humaine, plus que de farniente et de destinations aseptisées, nous décidâmes de tenter l’expérience. En réalité, on pouvait s’apercevoir que la téranga, ce savoir-vivre qu’on nous disait si typiquement sénégalais, était bien une qualité développée au Sénégal mais dans des dimensions et dans des termes qui laissaient des doutes sur la noblesse des intentions de ceux qui la pratiquaient. Notre arrivée à l’aéroport nous en livra un aperçu tout autant qu’elle nous introduisit à ces dérives.

Entrée de Thiès sur la route Dakar-Thiès Entrée d’un village sénégalais sur la route Thiès-St Louis

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2 Thé à la menthe sénégalais très amer.

«Riz au poisson», plat national sénégalais. 3

4 Musique sénégalaise rythmée par le sabar, percussion.


Bienvenue ! Fréquence téranga

Nous venions tout juste de descendre de l’avion et goûtions encore à l’air chaud, humide et salé. Ces premières sensations nous faisaient l’effet d’un jus de gingembre frais remplaçant la fatigue des heures de vol par une délicieuse excitation. Mais nous ne pûmes nous désaltérer ainsi bien longtemps : les postes des douanes nous rappelèrent à la réalité et nous dûmes nous pencher sur les formulaires d’entrée à remplir que les hôtesses nous avaient remis dans l’avion. Chose singulière, on pouvait distinguer sur le papier, en marge des questions de l’administration, le mot « bienvenue » en lettres orange. Sans y prêter beaucoup plus d’attention, nous nous acquittâmes des démarches demandées. Nous n’avions qu’une hâte : récupérer nos bagages et sortir de cet aéroport. Alors que nous étions à la recherche de quoi les transporter, nous tombâmes sur une armée de chariots affublés eux aussi du même « bienvenue » en lettres orange, complétée par le logo de l’opérateur de télécommunications du même nom en évidence. Le géant français nous poursuivait jusqu’au Sénégal et semblait avoir emprunté les moeurs locales pour mieux attirer notre attention et nous vendre ses services. En effet, à première vue, Orange ne démentait pas la réputation du Sénégal en matière d’accueil : à travers ces différents supports, il s’était fait prestataire de téranga et représentant local. Mais il nous était difficile d’imaginer que la présence d’Orange en cet aéroport, et sous les atours d’un opérateur présent, serviable et sympathique soit fortuite. Nous finîmes par réussir à récupérer nos bagages en une seule pièce, et nous nous dirigeâmes vers la sortie, à la fois fatigués par le voyage et l’attente, et pressés de découvrir le Sénégal. Arrivés dehors, nous pûmes bel et bien constater l’attachement des Sénégalais à cette tradition de l’hospitalité. Ce que nous avions vu à l’intérieur n’était sans commune mesure avec ce qui nous attendait à l’extérieur, et nous confirmait que la téranga n’était pas le seul apanage d’Orange. Devant l’aéroport, c’était la cohue. Plusieurs jeunes personnes se disputaient le privilège de porter nos valises, alors que d’autres nous proposaient tous à la fois de nous emmener en taxi jusqu’à notre hôtel. Tous se battaient

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Bienvenue ! Fréquence téranga

pour être les premiers à nous saluer et à nous proposer leurs services. S’engageait entre eux une lutte acharnée pour décrocher l’exclusivité. Nous avions du mal à contenir ce débordement d’attention auquel nous ne nous étions pas préparés. Nous parvînmes avec difficulté à nous extirper de la foule, en cédant avec méfiance nos valises et plusieurs billets à un chauffeur dont le taxi était tout près. Nous nous éloignâmes de l’aéroport abassourdis. Les charriots et les formulaires de l’aéroport nous revenaient soudainement à l’esprit : ne nous avaient-ils pas annoncé dès le début la couleur ? La téranga n’était-elle pas jusqu’alors de la même teinte artificielle que l’opérateur Orange ? Nous étions, c’était certain pour le moment, loin de cette philanthropie décrite sur le papier glacé. Derrière ses airs policés, le « bienvenue » sénégalais était avant tout employé pour ses ressources commerçantes. La suite de notre voyage ne fit que renforcer ces premières impressions. Il s’avéra que l’utilisation tapageuse de cette téranga ne se limitait pas à l’aéroport mais s’étendait à tout le territoire. Ce qui apparaissait au premier abord comme une propension naturelle à l’altruisme se révélait, à l’échelle du Sénégal, comme l’instrument d’une stratégie marketing de choc. En effet, nous découvrîmes par la suite tout le long des axes routiers, à chaque entrée ou sortie d’agglomération, des panneaux où l’on pouvait lire toujours en lettres orange, et à tour de rôle, les mots « bienvenue » ou « bonne route ». À travers ces panneaux, la téranga telle qu’elle était pratiquée par Orange prenait définitivement un goût publicitaire. Pour Orange, ce recours massif à la téranga avait tout l’air d’être un moyen valorisant de s’insérer dans le paysage sénégalais. Ces panneaux donnaient l’illusion de faire du relationnel, mais n’étaient-ils pas en fait une signalétique, un moyen pour Orange de marquer sa présence et la progression de sa couverture réseau ? La téranga paraissait être intéressante pour l’opérateur soucieux d’être populaire et d’attirer de nouveaux abonnés. À chacun de nos arrêts dans des lieux dits touristiques, nous nous trouvions confrontés à la même horde de Sénégalais débordants de téranga mais

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Bienvenue ! Fréquence téranga

plus avides de nous soutirer quelques billets que de nous faire découvrir leur pays. Pour les Sénégalais, la téranga devenait un outil de travail leur permettant d’attirer les touristes crédules et en mal de convivialité, et de gagner de gros billets. Si promouvoir la téranga était pour Orange une occasion de dorer son image de marque, ou pour les Sénégalais de vendre leurs services, cette récupération de la téranga au profit du commerce compromettait de manière générale l’image de la légendaire tradition sénégalaise. Celle-ci réputée noble et spontanée semblait avoir été altérée par l’appât du gain, et placée sur le terrain de l’avoir plutôt que de l’échange. Nous faisions face à une téranga dénaturée par la mondialisation et l’économie de marché, et ce phénomène nous laissait perplexes. Une des seules richesses du Sénégal semblait être celle de ses ressources humaines. Mais au risque de lui faire perdre son esprit, la plupart de ses ressortissants paraissaient préférer faire de la téranga un moyen rapide de générer du profit plutôt que de provoquer des relations durables. Le racolage massif et superficiel partout présent dans le paysage en était le résultat. Aveuglés par l’argent facile, les Sénégalais semblaient avoir cédé leur noble téranga aux chants des sirènes.

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Les chariots de l’aéroport Léopold Sédar Senghor de Dakar


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Slam des nĂŠo-tribus

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Slam des néo-tribus

À l’origine nous étions frères. Puis le fleuve est arrivé, et nous a séparés. Nous sommes devenus Diolas ou Sérères. Rois sur nos terres, mais soucieux de préserver notre complicité, nous avons pris à chaque rencontre l’habitude de nous railler pour célébrer ce lien passé. Puis les grands empires se sont imposés, et nous ont annexés. La plupart de nos voisins, par parenté de situation, devinrent nos cousins. Pour consolider ces relations, et préférer aux tensions la sérénité, nous étendîmes à eux notre capacité à tisser, par la plaisanterie, des liens privilégiés. Alors quand bien plus tard des frontières furent dessinées, pensant pouvoir nous diviser pour mieux régner, qu’importe que nous soyons devenus Sénégalais ou Gambiens, Casamançais ou Guinéens.

Échange de cartes SIM

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Slam des néo-tribus

Peuples morcelés, nous devions avant tout trouver le moyen de rester, au-delà des frontières, soudés, et de vivre en paix avec ceux dont nous partagions désormais la nationalité. Nous fîmes de notre longue tradition des parentés à plaisanterie la solution et démontrâmes à ceux qui nous disaient non-civilisés que nous pouvions écrire notre propre vision de la modernité. Aujourd’hui, nous sommes Orange ou Tigo, du nom du réseau privé auquel nous avons adhéré, et dont nous payons l’accès pour pouvoir communiquer. Entre abonnés de compagnies différentes la joute verbale est possible et courante. Mais parce qu’elle est facturée plus cher, plaisanter avec quelqu’un d’un autre opérateur a pris un goût amer. Pour récupérer le monopole de notre parole, nous avons appris la facétie à nos téléphones. Débloqués,

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Slam des néo-tribus

ou bricolés pour intégrer plusieurs entrées, ils sont aptes à court-circuiter le protocole trusté. Nos téléphones peuvent jongler avec des cartes SIMS variées, et nous mettre sur la même longueur d’onde que les personnes avec lesquelles nous souhaitons correspondre. De ces multiples cartes nos téléphones sont composés, Comme autant de facettes de notre identité. Nous sommes l’opération et la modulation de multiples branchements, un jeu de relations cultivé depuis la nuit des temps.

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Portrait d’un modou-modou

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Portrait d’un modou-modou

Au Sénégal, chaque quartier voire chaque famille a son modou-modou, travailleur immigré. Portrait de ce personnage incontournable de la société contemporaine sénégalaise.

Le modou-modou n’est à l’origine qu’un petit Mamadou. Cependant, il n’est pas né dans la brousse sénégalaise n’importe où : il a vu le jour et a grandi sur la terre bénie de la confrérie mouride1 où elle cultive l’arachide, le Baol2. Enfant, le petit Mamadou fréquente davantage le daara3 que l’école. Il y apprend la vie sainte et légendaire du grand Cheikh Ahmadou Bamba4, plus que l’algèbre ou la grammaire, et remet sa foi et sa destinée à la sagesse d’un marabout5 qui fut celui de son père. Un peu plus âgé, Mamadou le talibé6 suit les enseignements de Khadim Rassoul7 et décide de se mettre à « travailler comme s’il ne devait jamais mourir et prier comme s’il devait mourir demain ». Il souhaite pouvoir ainsi verser quelques deniers à son marabout, participer au dynamisme et à la bonne santé de la communauté, et acquérir la reconnaissance de ses pairs. Mais ni les champs d’arachide ni la ville ne lui réservent de grandes perspectives. Le petit Mamadou est contraint de prospecter par-delà l’océan. On ne sait pas bien comment, peut être jouant de quelques connaissances et de vraies fausses ressemblances, le petit Mamadou débarque sur le sol de l’Occident, avec pour seuls bagages la photo du grand Cheikh et un portable rempli des numéros de ses confrères établis sur cette autre partie de la Terre. Il parvient en peu de temps à s’y bricoler un petit business et à faire des affaires, le plus souvent en marge de l’économie réglementée. Il se procure la marchandise auprès des contacts que lui ont donnés d’autres commerçants mourides, et la revend sur les grandes places d’Occident. Il s’installe dans des endroits stratégiques, le plus souvent de hautes places touristiques, où il pourra plus facilement attirer les passants et leur refourguer sa pacotille. Ses fausses lunettes

Chantiers de Dakar-Foire Guichet Western Union du quartier Amitié II à Dakar

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1 Courant islamique sénégalais. 2 Zone géographique située au centre du Sénégal. 3

Ecole coranique.

Fondateur du mouridisme à la fin du 19ème siècle. 4

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Guide religieux.

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Disciple, élève.

7 Autre nom donné à Cheikh Ahmadou Bamba.


Portrait d’un modou-modou

de luxe, ses copies de sacs à main ou ses masques africains ont l’art d’attirer les gens. Le prix n’est pas affiché mais fixé à la tête du client, le marchandage étant pour lui le moyen d’obtenir de ses produits le meilleur rendement. Mamadou construit son activité et son identité sur cette dextérité verbale. Analphabète, il fait de la parole un moyen privilégié d’approche et de négociation avec de potentiels fournisseurs et acheteurs. Il utilise beaucoup le téléphone, outil favorisant l’oralité, qui lui permet de transformer son handicap d’homme illettré en opportunité, et de s’imposer. Grâce à son téléphone, Mamadou réduit la distance qui le sépare de ses fournisseurs situés à Pékin, Hong Kong ou Dubaï, et traite avec eux de manière plus intense. Il fait de l’or de son bagou et de son solide réseau de connaissances. Finalement, en adoptant cet outil de communication adapté, ce ne sont pas tant ses performances que ses envois d’argent vers son lieu

1

Dieu Merci.

de naissance que Mamadou voit augmenter. Alhamdoullilah1, ses échanges avec sa communauté aussi en sont facilités. Plus besoin d’enregistrer et d’envoyer des cassettes audio pour donner des nouvelles à la famille comme le faisaient ses aînés : Mamadou n’a qu’à s’acheter une carte téléphonique prépayée pour l’international pour pouvoir communiquer avec les siens sénégalais ; et ces derniers peuvent le bipper à tout moment en cas de nécessité. L’équipement de Mamadou en téléphonie mobile a marqué l’avènement de son ubiquité. Dorénavant, il peut se consacrer à l’étranger à ses affaires tout en restant connecté à sa communauté. Son téléphone mobile lui garantit un certain confort dans ses activités, et une proximité avec sa communauté qu’il n’aurait pas pu avoir il y a quelques années. À la fois sur les grandes places d’Europe et dans les cours de ses villas sénégalaises, l’ex petit Mamadou règne à coups de téléphone mobile sur le royaume qu’il s’est, à force de volonté, d’entraide et d’ingéniosité, fabriqué. L’enfant du Baol qui savait à peine lire est devenu en quelques années maître d’un petit empire commercial dans le Nord, et une figure au pays grâce à ses versements d’argent réguliers qu’il y fait prospérer. Il n’a en effet jamais oublié

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Portrait d’un modou-modou

d’où il venait, et s’il a établi l’éthique mouride dans de nouvelles contrées, il a aussi surtout développé l’influence et la vitalité au Sénégal de cette collectivité, en investissant là-bas dans des secteurs juteux tels que le transport, la vente de pièces détachées ou l’immobilier. Le petit Mamadou est devenu grand. C’est un modou-modou maintenant. De retour au pays, le modou-modou, plusieurs portables de dernier cri autour du cou, se pavane et rayonne. Ses téléphones lui confèrent une assurance que n’avaient pas ses aînés les baye xalis1. Décomplexé par cette technologie qui incarne la victoire du langage parlé sur l’écrit, le modou-modou n’a plus à se cacher des intellectuels sénégalais et n’hésite pas à afficher son succès. Celui-ci se mesure à la quantité et à la valeur des biens qu’il possède et exhibe. Le modoumodou soigne son bling-bling et assortit ses boubous à ses téléphones. Autre accessoire indispensable, sa sonnerie téléphonique le fait partout remarquer. Elle le précède dans les cours des concessions familiales et manifeste sa célébrité, de la même manière qu’autrefois le chant du griot2 annonçait le roi et vantait ses mérites. Procession de bips, expression(s) de la clameur populaire qui cherche les faveurs de son champion : chacun espère comme le griot pouvoir bénéficier par ses louanges de la fortune du modou-modou. Si celui-ci a bien un attrait pour ces courtisans, ce n’est autre que son argent et sa générosité. En effet, en fidèle mouride, le modou-modou n’oublie jamais de faire partager sa réussite. Il est toujours prêt à aider les siens, dans la limite de ses moyens bien sûr. Ainsi, le modou-modou est partout accueilli en hôte privilégié. Toujours reçu autour d’un thieb3 impérial, il en profite pour distribuer, en plus de quelques cadeaux la téranga4 numérique, le seddo5, aux badauds. Sacré nouveau lion de la Téranga sénégalaise, le modou-modou peut satisfaire tous ses désirs. Plus rien ne lui résiste, pas même les plus belles et

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1 En wolof, Baye : père ; Xalis : argent. Utilisé pour désigner une personne fortunée.

2 Correspond à un statut social. Le griot est dépositaire de la tradition orale. Sa fonction est de chanter le nom et les ancêtres d’une personne.

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Plat à base de riz.

Voir «Bienvenue ! Fréquence téranga», p.29. 4

5 Service Orange permettant de distribuer ses unités téléphoniques à d’autres personnes.


Portrait d’un modou-modou

capricieuses gazelles sénégalaises. En quête d’hommes chics, chèques et chocs, celles-ci se laisseront séduire, marier et installer pour la postérité dans une villa

Société gérant les transferts d’argent entre différents pays. 1

tout confort, où elles seront entretenues par les virements d’argent Western Union1 réguliers de leur bien-aimé. Ainsi traitées, ces femmes auront pour seule et principale responsabilité de mettre au monde des héritiers. La superbe et la puissance financière du modou-modou rappelle celles des anciens rois wolofs du Sénégal. Plus encore, leur caractère commun d’obligation et de soumission envers leurs marabouts les confond. Les temps ont changé mais les autorités mourides ont su s’adapter et créer le modou-modou pour conserver leur influence. Mélange de tradition et de religion, remis à l’heure de la mondialisation, il est un style, un modèle qui s’exporte, et que s’approprie notamment le rappeur américain Akon d’origine sénégalaise. Celui-ci ne cache pas sa polygamie et dédicace chacun de ses albums à Allah et à sa communauté. À travers lui et à travers d’autres, le modou-modou est un modèle qui fait rêver toute une nouvelle génération de jeunes sénégalais. Un drôle de héros malgré lui, dont le ruissellement d’or cache souvent le prix du sacrifice, et abreuve l’Atlantique de pirogues désemparées.

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Couverture du dernier album d’Akon «Freedom»


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ClichĂŠs

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Clichés

À chaque départ pour un nouveau voyage au Sénégal, il me promettait de me ramener quelques beaux clichés de son pays natal afin que je puisse découvrir et visualiser sa maison, son quartier, sa ville, ses racines. Mais à chaque retour, c’était la même série de portraits qu’il me présentait. Toute une iconographie d’hommes et de femmes somptueusement parés de leur plus beau boubou et de leurs plus beaux atours. De jeunes filles se produisant dans un défilé de tenues d’inspiration variée, plus ou moins débridées. De femmes plus âgées, voilées de foulards chamarrés, certaines entourées de leurs petits-enfants, ou d’autres sur leur tapis de prière occupées à feuilleter un livret calligraphié. Et d’une photo à l’autre réapparaissait ce sentiment d’une mise en scène soigneusement travaillée et de poses étudiées. Le tout qu’il ne me restait plus qu’à imprimer et à envoyer pour que ces photographies puissent être rangées et exposées dans les albums photos montrés aux invités. Ces photographies me rappelaient ces souwères1 traditionnels qu’il m’avait rapportés comme cadeaux souvenirs de son premier voyage. Reproductions de vieilles photographies, ces peintures décoratives reprenaient et fixaient sous verre les attitudes maniérées des signares2, dont le goût pour la représentation n’était pas un secret. Je ne découvrais donc son univers sénégalais qu’à travers cette galerie d’images vitrifiées, que même son appareil photo numérique n’avait pas réussi à démystifier, à bousculer. Il avait au contraire permis de rejouer et de corriger. Ou de démultiplier l’unique prise de vue réalisée chez le portraitiste lors des grandes occasions. La photographie semblait devoir rester ancrée dans une tradition du portrait sophistiqué et figé sur papier glacé. Et moi condamnée à ne jamais connaître l’envers du décor que j’imaginais autrement plus vivant.

Souwère représentant une signare et portrait photographique Album de photos de famille de Ndeye Thiarra Traoré

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Peintures décoratives fixées sous-verre. A l’origine utilisés comme moyen de contourner l’interdiction de diffuser des lithographies à thème islamique décidée par William Ponty, gouverneur français du début du 20ème siècle, les souwères ont ensuite étendu leurs représentations à des scènes plus profanes. 1

Du portugais senhora. Femmes émancipées et très influentes au 17ème, 18ème et 19ème siècles. Les signares sont issues de SaintLouis, comptoir sénégalais qui était la capitale de l’A.O.F. lors de la colonisation, et l’une des 4 communes dont les habitants bénéficiaient des mêmes droits que ceux de la métropole. 2


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Éclaireurs

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Éclaireurs

Cité déséquipée, coupures d’électricité, la nuit tombe sur Dakar. Mais dans l’obscurité, les esprits s’animent, et imaginent avec les moyens du bord des solutions pour y voir clair. Les ruelles s’illuminent de milliers d’écrans de téléphones mobiles, et dans les foyers s’improvisent des dîners aux chandelles numériques. Cité déséquipée, coupures d’électricité, la nuit tombe sur Dakar. Par un usage éclairé des objets dont ils sont équipés, les Sénégalais combattent l’adversité du milieu dans lequel ils sont nés et ré enchantent leur quotidien. Au clair de la lune et des écrans tv, les veillées s’électrisent et les grandes assemblées se divertissent autour du jukebox téléphonique.

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Rassemblement nocturne autour de la télévision dans une concession


Éclaireurs

Cité déséquipée, coupures d’électricité, la nuit tombe sur Dakar. Mais le Sénégal brille par sa dextérité à faire de ces outils embarqués de précieux alliés, une solution adaptée à chaque difficulté rencontrée. De l’autre côté du combiné, une voix indique au chauffeur de taxi désorienté l’itinéraire à suivre pour atteindre l’adresse recherchée. Cité déséquipée, coupures d’électricité, la nuit tombe sur Dakar. Et les Sénégalais explorent chaque objet comme une potentielle mine d’or. Mais si cette quête ne leur procure qu’un éclat éphémère, elle permet de mettre en lumière de toute autres richesses, leur capacité à faire d’un rien des étincelles, leurs qualités d’éclaireurs.

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Cybertaxi

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Cybertaxi

Deuxième ville du Sénégal située à 70 km de Dakar. 1

Stationnée à la gare routière de Thiès1, « Air Touba » attend comme

tous les matins son lot de passagers en partance pour la capitale, Dakar. Ceuxci ne tardent pas à affluer et à s’engouffrer, après une rapide négociation sur le prix du billet, dans la vieille Citroën break reconfigurée par son propriétaire Cheikh en un magnifique taxi 7 places chamarré de jaune, de rouge et de vert, les couleurs sénégalaises. En moins de 5 minutes, le véhicule est rempli à bloc. Cheikh sort de sa poche la clé, assortie de son porte-gris-gris. Il enfonce celle-ci dans l’interrupteur et tourne. Le moteur rugit. Et le vieux rafiot réhabilité fonce en direction de la route nationale, ses passagers entassés à l’arrière, coincés entre les vitres et la pyramide de bagages du coffre arrière. Sur le bitume, c’est la pagaille. Tels des bolides tout droit sortis d’un rallye, les véhicules semblent se disputer la première place sur la ligne d’arrivée. À coups de klaxon et d’appels de phares intensifs, « Air Touba » zigzague entre les 4x4 et les citadines, et ne manque pas de taquiner ses cousins de la Ratp sénégalaise, les gros cars rapides. « Air Touba » accélère, évite de peu quelques troupeaux égarés, des piétons qui tentent la grande traversée, et décime définitivement ses concurrents. À l’intérieur du véhicule, c’est l’émotion. Les passagers retiennent leur souffle à chaque secousse. Certains préfèrent ne pas regarder et se réfugient derrière leur journal. D’autres s’en remettent à leur chapelet qu’ils égrènent avec précaution. À l’aide d’une clé à molette, les vitres de la voiture en pièces détachées sont baissées pour laisser passer un peu d’air pollué et évacuer l’odeur de transpiration. Finalement, la carcasse vibre mais la carrosserie, et les passagers, tiennent bons. Le taxi de Cheikh, comme protégé par les nombreux ex-voto peints sur son capot et par les médaillons confrériques accrochés à son rétroviseur, fend l’air, et se propulse jusqu’à Dakar sans anicroche. Il finit par arriver à bon port. À peine le temps de décharger ses passagers - noircis mais pas asphyxiés par la fumée des pots d’échappement - et d’en laisser embarquer d’autres, que « Air Touba » s’est

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Gare routière de Thiès et Cybercafé


Cybertaxi

déjà ré-envolée vers Thiès. Et puis un soir à son retour, Cheikh reçoit un colis d’un de ses frères installé aux Etats-Unis avec ce message : « Voici une nouvelle bécane pour tes affaires. Elle ne consomme pas le même carburant, mais elle permettra sans doute à tes futurs clients d’expérimenter un nouveau genre de voyage, d’autant plus distant que divertissant. N’hésite pas à ouvrir le capot : avec tes talents de mécano, je suis sûr que tu en feras un outil de travail et de déplacement hyperpuissant ». Le frère vit juste. Sans attendre, Cheikh l’autodidacte s’empara de cet objet à recycler et à collectiviser. Il se rendit au «Marché Alizé», le plus grand marché en plein air de pièces détachées électroniques, là où allaient se ravitailler les décodeurs, d’ingénieux bricoleurs en micro-informatique. Il en revint chargé d’astuces et d’une sélection de patchs, de boosters, de softwares et de plug-ins. De retour chez lui, Cheikh installa la machine sur son établi et sortit sa boîte à outils. À coup de fer à souder et de tournevis, la machine fut démontée, explorée, armée de barrettes de mémoire vive supplémentaires et d’un nouveau processeur, reconditionnée, et relancée. Puis Cheikh la dota de l’équipement spécifique pour rejoindre les e-autoroutes et y naviguer en toute sérénité : un modem et une connexion à l’adsl haut débit. Cheikh détenait son passeport pour l’espace cybernétique, il était prêt à officier comme cyberchauffeur. Si vous souhaitez désormais rencontrer Cheikh, vous ne le trouverez donc plus entre les deux gares routières de Thiès et de Dakar, mais au comptoir du « Air Touba : CyberTaxi », cybercafé super équipé, où moyennant le même prix qu’un trajet pour Dakar, il vous offrira un tour du monde haut en couleurs, et vitesse garantie.

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Théâtre sénégalais

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Théâtre sénégalais1

La scène se situe dans un salon. Celui-ci est meublé de deux canapés en chêne massif recouverts d’un tissu aux motifs arabisants ; et d’une vitrine où sont

rangés quelques bibelots parmi lesquels une Tour Eiffel, ainsi que de la vaisselle et un service composé de verres et d’une carafe en cristal ciselé. Une desserte sur laquelle trône une télévision écran plasma accompagnée de son lecteur dvd fait aussi partie du mobilier. L’ensemble hi-fi est protégé de la poussière par quelques napperons crochetés. Les rideaux aux fenêtres sont assortis au tissu des canapés. Sur le sol a été disposé un très grand tapis persan et au mur, sont accrochés des portraits richement encadrés des khalifes2, un calendrier musulman, et les diplômes des enfants de la famille. Quelques fleurs en plastiques rassemblées dans un vase en céramique chinoise et un ventilateur complètent la composition du salon.

SCENE I On perçoit les bribes d’une discussion enjouée et des éclats de rire provenant de l’extérieur de la scène. Deux jeunes femmes, l’une sénégalaise, l’autre française, en pleine conversation, font leur entrée dans la pièce. La jeune femme sénégalaise, se dirigeant vers le ventilateur et le branchant_ Viens ! Installe-toi ! Ici on sera plus tranquilles et l’air est plus frais ! Elle se dirige vers la vitrine et en sort le service à boisson. Ah ces enfants, de vrais bandits ! Je suis vraiment désolée, j’espère qu’ils ne t’ont pas trop ennuyée ? Crois-moi, ils ne vont plus nous déranger, je les ai envoyés nous chercher des Cocas avec Mohamet mon petit frère. La jeune femme française, qui s’est installée pendant ce temps sur le canapé_ Non, ne t’inquiète pas ! Ils étaient super adorables et puis, tu sais chez moi aussi on est une grande famille ! Les enfants se chamaillent aussi tout le temps pour qu’on les prenne en photos ! Non, je suis vraiment heureuse d’être ici et d’avoir vu toute ta

Salon d’une maison sénégalaise

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1 Utilisé au Sénégal pour désigner une comédie.

2 Le plus grand chef religieux musulman d’une confrérie.


Théâtre sénégalais

Langue locale, parlée par la plus grande partie des Sénégalais. 1

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Comment ça va ?

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Ça va !

famille. C’est carrément gentil ton invitation. Et puis moi, j’ai dû être ridicule avec mes trois mots de wolof1. Il faut dire que je ne suis pas encore trop douée dans toutes ces salutations. Mais je suis justement venue pour que tu m’apprennes ! La jeune femme sénégalaise_ Nagadef ?2 La jeune femme française, hésitante_ Man guifi rek !3 La jeune femme sénégalaise_ Bakh na ! Trrrrrrès bien ! La jeune femme française_ Non, c’est vrai ? Je l’ai bien prononcé ? Ça alors, je commence à m’y mettre ! Et dis moi, il y aussi quelque chose que je suis curieuse d’apprendre : qu’est-ce que signifiaient les derniers gestes qu’ont toutes faits tes belles-mères et tes tantes ? Ça aussi, ça m’a intriguée. La jeune femme sénégalaise, en allumant la télé_ Ah, ce sont les bénédictions. Ici, on a l’habitude de le faire après avoir rencontré et salué quelqu’un. Le petit frère arrive chargé de bouteilles de verres remplies de boissons gazeuses fraîches et sucrées. La jeune femme sénégalaise le congédie et sert son invitée. La jeune femme française, désignant d’un mouvement de tête le salon_ C’est incroyable votre décoration ! Chez moi, on n’oserait pas faire autant dans le clinquant mais au moins c’est chaleureux... Et puis... ça change de ce design minimaliste que l’on voit partout ! Et votre télévision... Waouhh ! Je risque de repartir avec ! La jeune femme sénégalaise_ Merci ! C’est mon père qui a tout choisi et acheté à un vendeur libanais. Papa est au travail présentement, il était désolé de ne pas pouvoir te voir mais il te salue. Il a dit que tu pouvais rester autant que tu le souhaitais. Tu es la bienvenue.

4

Plat à base de riz.

Quelqu’un appelle de l’extérieur la jeune femme sénégalaise. La jeune femme sénégalaise_ Il va falloir que je te laisse quelques minutes, je dois aller préparer le thieb4. Prends le temps de te rafraîchir, je reviens tout de suite. Et surtout, n’hésite pas à changer de chaîne ou à te resservir ! La jeune femme sénégalaise s’éclipse aussitôt.

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Théâtre sénégalais

SCENE II La jeune femme française_ Je ne pensais pas me retrouver si vite toute seule… Je n’ai même pas eu le temps de lui proposer mon aide ! J’espère qu’elle va tout même revenir me chercher pour me montrer comment elle cuisine ce plat qu’ils font avec du poisson ! J’aimerais tant apprendre ! Elle regarde de nouveau le salon tout autour d’elle et ses yeux se fixent sur l’écran télévisuel. Ma chérie, tu avais oublié que tu as quand même de la compagnie et notamment cette télé incroyable ! Je crois que tu n’as rien de mieux à faire, donc... mettons de côté la cuisine et laissons-nous tenter ! Elle prend la télécommande et allume la télévision. La fille du jardinier... Elle observe ce qui se passe à l’écran durant quelques minutes. Ça a l’air d’être palpitant tout ça mais quel doublage ! Pire que celui des « Feux de l’Amour » ! Elle zappe et tombe sur une publicité pour le bouillon Maggi. Comme c’est amusant ! Ici aussi ils ont leur ménagère de 50 ans ! Je ne pensais pas qu’ici la parfaite femme au foyer possédait ce même genre de cuisine toute équipée ! Elle zappe. Tiens ! Le journal ! C’est bien ça ! Ça fait un petit bout de temps que je n’ai pas regardé les informations ! Et puis ça va me donner une idée de la vision des Sénégalais sur ce qui se passe chez eux et à l’étranger. Alors présentateur, qu’est-ce qui fait l’actualité ?

SCENE III À la télévision, le présentateur clôt son bulletin d’informations. La jeune femme française_ Bon… Elle regarde du côté de la porte. Pas grand-chose de nouveau, ni du côté des informations ni de ma situation Elle regarde l’horloge accrochée au mur. Ça fait déjà une bonne quarantaine de minutes. J’espère qu’elle ne m’a pas oubliée parce ce salon commence à se faire oppressant ! Je ne suis quand même pas venue pour rester là à attendre ! Qu’est-ce que je fais ? J’attends

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Théâtre sénégalais

encore un peu... Ou j’essaie une sortie pour voir si je l’aperçois dans la cour de la concession ? J’aurais l’air bien, encore, si elle n’est pas là ! Entre moi qui bafouille trois mots de wolof et eux qui ne parlent pas très bien le français ! Courage ! Je me sers un verre et j’y vais ! Elle verse du liquide pétillant dans son verre, prends le temps de boire et se lève.

SCENE IV Un jeune homme sénégalais rentre dans la pièce, suivi de la jeune femme française, qui semble revenir dans la pièce contre son gré. La jeune femme française, d’un ton suppliant_ Mais vous ne savez pas où est passée votre... soeur ? Peut-être pouvez-vous m’accompagner jusqu’à elle ? Elle

1

Madame.

Blancs, occidentaux. 2

m’a dit qu’elle n’allait pas tarder à arriver mais... Le jeune homme sénégalais_ Ne t’inquiète pas ! Elle doit être partie au marché, elle sera bientôt de retour ! Reste Sokhna1 à l’intérieur ! Si tu vas au soleil, tu vas tomber malade. Vous êtes trop fragiles vous les toubabs2 ! Viens, je vais te mettre un dvd de clips sénégalais. Je suis sûr, tu vas adorer ! Il insère un dvd dans le lecteur et sort, laissant la jeune femme de nouveau seule, sur le canapé.

SCENE V Une heure plus tard. La jeune femme sénégalaise fait son retour dans la pièce, essouflée. La jeune

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Théâtre sénégalais

femme française se retourne et s’apprête à protester jusqu’à ce qu’elle voit son amie chargée d’un plat de thieboudiène1 somptueusement décoré. La jeune femme sénégalaise le pose sur la table devant la jeune femme française. La jeune femme française_ Waouh ! Exceptionnel ! La jeune femme sénégalais_ Je suis désolée pour l’attente, mon cousin vient juste de me dire que tu me cherchais. Tu n’as rien trouvé à la télévision qui te plaisait ? Il est vrai que nous n’avons pas encore de parabole... La jeune femme française, confuse_ Non, il n’y a pas de problème, je ne suis pas venue ici pour regarder la télévision française ! C’est très bien ainsi, j’ai pu suivre le journal sénégalais, et découvrir quelques vidéoclips de musiques d’ici qui m’ont passionné ! Les tenues, les chorégraphies, et l’énergie des danseurs, j’ai été époustouflée ! Il faut absolument que tu m’emmènes danser et que tu me montres ! Je ne sais pas comment vous arriver comme ça à vous déhancher ! Ce n’est vraiment pas juste, moi, j’ai l’air de rien si j’essaie de faire la même chose, alors que vous, c’est le feu d’artifice, ça coule de source ! Et pour ce qui est des hommes, je n’en parle même pas, c’est extraordinaire ! À côté de ce que j’ai vu, on a vraiment l’air d’une bande de coincés nous les toubabs ! En plus, pendant que moi je profitais, toi tu travaillais ! Non mais, et ce plat que tu as apporté est lui aussi magnifique ! Et en plus, il sent extrêmement bon ! C’est du jamais vu ! Surtout qu’il y en a pour 10 personnes ! Tout ce riz, ces légumes fondants, ces poissons ! Ça a l’air succulent ! Et ça ne peut que l’être avec tous ces produits frais, tout juste sortis de la mer ! ...Et délicieusement préparés ! Humm... Même le riz, il me semble plus fin que le nôtre. Rien qu’à sa couleur, je devine déjà son parfum ! Non vraiment, regardez-moi ce plat ! Quelle présentation ! C’est sublime ! Laisses-moi prendre une photo que je montre à mes proches à quel point j’ai été gâtée ! Pendant que la jeune femme française prend quelques clichés, la jeune femme sénégalaise part chercher dans la vitrine une fourchette en argent. Elle la fait

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1

Riz au poisson.


Théâtre sénégalais

briller avec un torchon et la tend à la jeune femme française. La jeune femme sénégalaise_ Alors, régales-toi ! Il ne doit plus rien rester ! La jeune femme française_ Je ne vais pas tout manger toute seule ! Et ta famille ? La jeune femme sénégalaise_ Ne t’inquiètes pas, ils ont aussi leur part et sont en train de manger dans la cour ! N’osant plus dire un mot, la jeune femme française se régale. La jeune femme française, en aparté s’adresse au public_ Je ne m’étais pas trompée en venant ici : c’est bien de l’intérieur, qu’il faut découvrir le Sénégal !

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Le thieboudiène sénégalais tel qu’il est servi aux invités


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Écrans urbains

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Écrans urbains

La ville sénégalaise se découvre comme on parcourt les pages d’un livre géant de dessin et de coloriage. 100% coton, pixel ou béton, Éclectiques sont les matières des éléments urbains transformés en surfaces d’expression. Les façades des maisons sont des packagings, les voitures des drapeaux nationaux, les tee-shirts se font logos, et les écrans des téléphones icônes. Dans cette nébuleuse d’images fixes ou filantes, des scènes insolites s’esquissent, le réel laisse libre jeu à l’imaginaire. Sur les routes, on peut surprendre des Madonna taquiner des Cheikhs, et dans les quartiers, apercevoir Bob Marley converser avec De Gaulle. « I LOVE FATOU » ou « VOTEZ IDRISSA SECK » se substituent à la paroi ou à l’écran de télévision et pas le moindre petit bout d’espace ne semble pouvoir échapper à ces frénétiques coups de crayon.

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Porte de maison décorée du grand Cheikh Ahmadou Bamba et de son baye fall, et Serigne Saliou, khalife mouride, en fond d’écran de téléphone


Écrans urbains

Les murs, de brique ou numériques, ont la parole, et la ville est le reflet de cette intense familiarité que les Sénégalais entretiennent avec leurs héros.

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Elle n’est pas seulement un espace qu’ils marquent de leurs sensibilités à la manière du talibé1 qui exprime sa dévotion à son marabout en portant une image de celui-ci autour de son cou, elle ne forme pas non plus juste un ensemble d’objets-écrans où inscrire et afficher sa filiation, une étendue à consacrer à ces figures pour s’assurer leur protection. Elle apparaît plutôt comme une matière, qu’ils habillent de leurs desseins, une manière, de vivre leurs rêves, Au quotidien.

Façade d’une quincaillerie sur la route Dakar-Thiès et Boutique Orange de Louga

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Disciple, élève.


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VidĂŠo sur mesure

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Vidéo sur mesure

Madame Sy est une grande griotte1. Ce qui signifie en d’autres termes qu’elle fait partie des femmes les plus puissantes de la société sénégalaise. Elle donnera dans quelques jours une grande fête dans son immense villa dakaroise en l’honneur du mariage de son fils Malik. Pour garder la mémoire de l’événement, elle s’est offert les services de celui que toutes les femmes de la ville s’arrachent pour ses créations vidéo au fait des dernières tendances, l’autoproclamé «roi de la bobine», Boubacry Diop. La diva a aujourd’hui convoqué ce Monsieur Diop. Elle souhaite préciser sa commande à ce spécialiste de la confection vidéo sur mesure. « Nagadef2 camérrrraman ? Assieds-toi là et épargnes-moi tes salamaleks ! Tu ne vas pas m’y prendre, moi, la plus grande griotte du pays. Connais-tu quelqu’un de

1 Correspond à un statut social. La griotte comme le griot est dépositaire de la tradition orale. Sa fonction est de chanter le nom et les ancêtres d’une personne.

2

Comment ça va.

plus habile que moi dans l’art de flatter ? Et puis, tu n’es pas le seul que j’audience aujourd’hui. Présentement, l’imam, l’ambianceur et mon tailleur sont aussi ici mais ces trois là peuvent bien m’attendre encore un peu. Je veux d’abord résoudre au plus vite cette histoire de vidéo et être sûre que tu es inch’ allah l’homme qu’il me faut. On m’a dit que tu es le spécialiste de la confection vidéo sur mesure et ça tombe bien camérrrraman je ne suis pas n’importe quelle femme. Prends garde ! C’est du high-tech que je te demande, un travail à la hauteur de la couture moderne de mon tailleur attitré. Tu désires un écritoire ? Trrrrès bien ! Prends note. Je veux que tu me confectionnes pour cette grande cérémonie une vidéo de la même étoffe que celle de mes plus grands boubous, tu entends ? Les prises de vue ? Fais en sorte qu’elles soient d’une qualité et d’une richesse comparables à celles d’un basin3 digne de mon rang. Ah, et aussi que leurs effets soient aussi brillants et éblouissants que ceux de ces tissus que je fais venir d’Orient. Je veux que la haute définition de ta vidéo retranscrive la chatoyance des teintes de mes plus belles tenues d’apparat. Je veux un film en mode technicolor sénégalais, de la même trempe que ces tissus batiks4 d’un magnifique indigo, ou de couleurs éclatantes que me rapportent mes soeurs du pays bambara5. Pour ce qui est de

3 Tissu en coton damassé, qui est le plus souvent importé des Pays-Bas. Une fois teint, il sert à confectionner les boubous. Il est finalement amidonné. 4 Technique de teinture par réserve à la cire, très courante dans les pays d’Afrique de l’Ouest. 5 Ethnie dont le berceau est l’actuel Mali.

La griotte Fatou Laomé dans son clip vidéo «Oh ! Laobé»

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Vidéo sur mesure

l’habillage, je veux que les images scintillent des mille et un strass graphiques dont tu les auras parées pour l’occasion. J’adorrre les broderies et les perlages que

Tissu en coton imprimé de motifs colorés.

mon couturier pique sur la devanture de mes boubous. Je veux que les transitions entre séquences m’irradient. Tu vois cette floraison de motifs tous plus travaillés et originaux les uns que les autres ? Je veux la même chose ! Je veux aussi que la couverture de mon dvd soit faites des mêmes incrustations religieuses que l’on fait cette saison sur les fancys1 de la Sotiba2. Je veux... »

Entreprise textile sénégalaise.

M.Diop interrompt Mme Sy dans son long monologue.

1

2

« Don’t worry Madame Sy ! Tu as trouvé le maître couturier qu’il te faut ! Quelque soit alpha, je saisirai les plus belles images de ta cérémonie et en ferai une pièce de HAU-TE couture. J’ai dans mes fournitures de quoi te composer un film de grand prestige, qui se fera remarquer tout autant que tes plus belles tenues. Mon film

Je le jure au nom de Dieu. 3

Expression populaire utilisée pour dire «démodé». 4

Devise sénégalaise. 5

ira au-delà de ce que tu allais imaginer en matière de boubou et de style. Walaï Bilaï3, c’est toute ta garde-robe rêvée que tu trouveras compilée dans le dvd que je te remettrai ! Ton film sera digne d’un boubou de cinéma hollywoodien que toutes tes amies jalouseront. À côté de toi, toutes les femmes auront l’air modées4 ! Diop, c’est satisfait ou remboursé ! Mieux que Darty-le-contrat-de-confiance !” À ces mots, Madame Sy ne se sent pas de joie et pour montrer sa loi, ouvre son porte-monnaie et laisse tomber quelques cfas5.

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Image extraite d’un dvd de clip sénégalais


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La denrée télécom

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La denrée télécom

Article extrait de l’hebdomadaire francophone d’information, Chroniques

internationales, datant du 28.07.08. DAKAR_ La crise bat actuellement son plein au Sénégal. La flambée du prix du baril de pétrole auquel on assiste depuis début 2008 a provoqué dans ce pays une augmentation constante des prix dans tous les secteurs, et principalement sur un grand nombre de produits courants. Celui du riz, cette céréale qui est à la base de l’alimentation de la population, a doublé, et les autorités locales redoutent déjà une spéculation autour de cette denrée, qui pourrait engendrer une pénurie dans le pays. Cette situation a provoqué un ralentissement général de l’économie au Sénégal, et personne ne semble être épargné, si ce n’est l’industrie des télécommunications qui enregistre ces jours-ci un chiffre d’abonnés et d’affaires en hausse. En effet, alors que les marchés s’écroulent, le cours de l’action Orange reste stable. La bonne santé du secteur est visible dans le paysage. Elle se mesure aux multiples pancartes Orange et Tigo, noms des deux opérateurs présents sur le territoire national, qui fleurissent sur les façades des boutiks1. La reconversion de nombreux banas banas, ces petits marchands ambulants, en revendeurs des deux opérateurs confirme aussi l’existence d’une forte demande et permet, semble-t-il, de combler les Sénégalais addicts de ces nouveaux produits. Vendue donc par ces banas-banas, sur les marchés ou sur les grands axes routiers,mais aussi présente sur un nombre croissant de devantures de boutiks, l’unité téléphonique est disponible sur un large ensemble du territoire sénégalais, et dispose d’un réseau de distribution solide. Mais ce caractère de proximité ne pourrait expliquer à lui seul l’adhésion massive que l’unité téléphonique rencontre après de la population sénégalaise. Si l’unité téléphonique figure aujourd’hui parmi les produits de première nécessité, tels que le riz, l’huile, le bouillon Maggi ou la tomate concentrée, aux côtés desquels elle est placée dans les boutiks, c’est sans doute parce que ses conditions de vente sont les mêmes et correspondent à la manière dont les Sénégalais gèrent

Étal sur un marché

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1 Petite échoppe qui tient lieu d’épicerie pour le quartier.


La denrée télécom

leur argent. Comme le vinaigre ou le nescafé se procurent dans de petits sachets en plastique, le temps de parole s’achète au détail, au choix sous forme de carte

Devise sénégalaise. 1

téléphonique ou de seddo. Chacune de ces formules prépayées a ses propres modalités. La formule la plus traditionnelle, celle de la carte téléphonique, est limitée à 5 offres. Elle est accessible à partir de 1000 francs cfa1 puis se décline en 2500, 5000, 10000 ou 25000 francs cfa de crédit. Une fois la carte achetée, il suffit de gratter la zone qui est grisée pour découvrir un code et l’entrer dans son téléphone. Le code activé, le téléphone est crédité. L’autre formule, celle du seddo est plus innovante. Elle a constitué une sorte de petite révolution auprès des consommateurs. Le seddo est une solution qui repose sur les technologies sans contact. Le mode de recharge est celui du transfert de crédit, c’est-à-dire que le vendeur crédite directement l’acheteur de la somme qu’il lui a remise par voie numérique, en composant un code qui lui est réservé sur son téléphone agréé. Grâce à ce procédé, ce sont désormais les consommateurs qui fixent le montant de leur recharge et ce, à partir de 100 francs cfa. En faisant passer le montant minimum d’achat de crédit de 1000 à 100 francs cfa, le seddo a rendu accessible l’achat d’unités, et du même coup la téléphonie mobile, à un plus grand nombre de personnes aux ressources réduites. Il a donné le jour à un mode de consommation originale, mais proche de la réalité sénégalaise : celui des micro-achats de micro-crédits pour micro-signaux. En donnant la possibilité à chacun de redistribuer ses unités ou d’en recevoir, le seddo qui signifie « partage » en langue locale, s’est aussi inscrit dans une pratique d’échange et de solidarité qui correspond au mode de vie communautaire des Sénégalais. Le seddo est en quelque sorte aux télécoms ce qu’est le bol de riz au repas wolof. Au pays de la tradition orale, la parole numérique a pu s’imposer comme une denrée à la portée des Sénégalais. Partout proposée à la vente, et ce, dans de petites quantités, l’unité téléphonique peut être aussi vite achetée que se présentent quelques deniers. Et malgré la conjoncture difficile actuelle, les Sénégalais semblent ne pas pouvoir s’empêcher d’en recharger régulièrement leur téléphone.

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Cartes téléphoniques Orange de recharge de crédit


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Élection de Miss Disquette

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Élection de Miss Disquette

Appel à candidatures

Nom donné à une femme ronde et élégante au Sénégal. 1

Le comité national Miss Dryanké1 est heureux de vous inviter à participer à la première édition du concours de beauté Miss Disquette 2007 dont la finale aura lieu le 25 août prochain dans les salons prestigieux de l’Hotel Méridien à Dakar. Un jury de personnalités, composé entre autres de la grande styliste Oumou Sy et du sulfureux rappeur Didier Awadi, désignera parmi les candidates la Miss Disquette 2007. La lauréate du titre Miss Disquette 2007 incarnera la nouvelle génération féminine sénégalaise au Sénégal et à l’étranger. Elle accompagnera la Miss Dryanké 2007 et sera la marque d’une élégance traditionnelle sénégalaise qui traverse les époques et se réinvente.

Pour pouvoir se présenter, les candidates devront remplir les conditions suivantes:

- - - - Colliers de perles portés sur les hanches. 2

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avoir moins de 18 ans, être mince et élancée, avoir la peau claire, posséder un book photos attestant un look : o jean moulant taille basse et petit haut laissant deviner quelques bins-bins2 et un nombril dénudé, o lunettes Gucci aux verres noirs fumés, o coiffures branchées, collectionnées à la même vitesse que les petits amis véhiculés et argentés,

«Disquettes» dansant dans le clip vidéo «Reel» du chanteur sénégalais Pape Thiopet


Élection de Miss Disquette

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maîtriser le mbalax1, le zouk et le coupé-décalé2 ainsi qu’être capable d’inventer de nouveaux ballets dérivés, être abonnée à l’offre Orange Diamono S’cool3.

Les candidates défileront dans 3 tenues aux thématiques différentes : VILLEPLAGE-SOIREE.

Musique et danse sénégalaise rythmée par le sabar, percussion. 1

Musique et danse ivoirienne. 2

Avantage Orange réservé aux lycéens et aux étudiants. 3

À l’issue de la cérémonie, notre partenaire Orange offrira à la Miss Disquette 2007 un forfait illimité pour ses cinq prochaines années ainsi qu’un téléphone haut de gamme 3G.

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Syndr么me cellulaire

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Syndrôme cellulaire

Allongés sur la plage et bercés par le ressac des vagues, nous n’avions pas vu l’heure passer. Nous finîmes tout de même par nous lever, pour aller grignoter

quelque chose dans une des gargotes toutes proches. L’après-midi était déjà bien entamé et la faim chez chacun commençait à se faire ressentir. Nos affaires empaquetées, nous nous dirigeâmes vers le remblai où étaient établis une dizaine de petits restaurants. Nous entrâmes au hasard dans l’un de ceux-ci et prîmes place sur la terrasse. De la table où nous nous étions installés, nous avions une magnifique vue panoramique sur tout le littoral. Nous prîmes le menu posé sur la table et consultâmes ce que le chef nous proposait. La liste de spécialités locales à base de poissons et de fruits de mer était longue. Nous entreprîmes de découvrir dans le détail chacun de ces plats aux noms exotiques. Le simple fait de les lire et de les prononcer nous mettait déjà l’eau à la bouche. Un groupe de musique cap-verdienne se mit à jouer. Quand nous nous fûmes décidés sur les mets, un serveur s’approcha et nous demanda ce que nous souhaitions pour déjeuner. Nous commencions la commande quand quelque chose se mit brusquement à sonner. Le bruit provenait de la poche du serveur. Sans confusion, celui-ci nous mis en attente pour sortir l’élément perturbateur, son téléphone, et contre toute attente, répondit à l’appel. Au beau milieu du restaurant et de la commande, nous devînmes donc les spectateurs forcés d’une conversation téléphonique entre notre serveur et semble-t-il l’un de ses cousins. Rien ne laissait, dans la tonalité de l’échange, deviner une quelconque urgence. D’ailleurs, celui-ci fut bref même s’il ne fut nullement écourté, et notre serveur raccrocha tout aussi sereinement qu’il avait décroché. Il reprit la commande là où il l’avait laissée et nous interrogea sur nos préférences gastronomiques comme si de rien n’était. Nous étions redevenus selon toute apparence sa priorité. La scène suivit son cours mais cet événement ne m’avait pas laissée indifférente. Ce n’était pas la première fois que j’observais cet empressement, cette fébrilité autour du téléphone portable de la part d’un Sénégalais. Non, la réaction

Rechargement de crédit par carte téléphonique Orange Écran d’information sur l’état du crédit téléphonique

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Syndrôme cellulaire

du serveur ne m’était pas étrangère, je l’avais déjà croisée en d’autres circonstances. Ce qui venait de se passer me rappelait le rapport au téléphone assez singulier d’un ami sénégalais avec lequel j’avais cohabité. Et je partageais aujourd’hui face à cette réaction le même sentiment et le même diagnostic qu’autrefois : pour que ce téléphone soit aussi primordial aux yeux des deux Sénégalais, c’était qu’il incarnait pour eux quelque chose de spécial auquel il m’était possible par l’observation de ces conversations et de leur contenu d’accéder.

La scène était toujours, inlassablement la même. C’était inévitable : au

bout de quelques jours seulement, la même agitation réapparaissait. Il sortait son téléphone portable de sa poche, composait le code d’accès à son crédit puis fixait longuement l’écran du téléphone. Il finissait par remettre l’objet dans sa poche. Au bout de quelques minutes, il reproduisait les mêmes gestes comme pour vérifier le contenu du message et se convaincre de ce qu’il lisait à l’écran. Cette consultation quasi maniaque de son crédit annonçait que la crise était proche. Ce n’est qu’à son retour de la boutique, une carte téléphonique à la main, que la fièvre se déclenchait. M. semblait être pris d’une démangeaison que seul le grattage frénétique de cette carte avait alors le pouvoir d’apaiser. Finalement, le code de la carte apparaissait. M. prenait son téléphone mobile et s’appliquait à composer minutieusement la longue suite de chiffres. Après une rapide vérification que le code entré correspondait à celui inscrit sur la carte, il validait en appuyant sur la touche d’appel. Instantanément, un sms confirmait la recharge de son crédit. Sans plus attendre, M. inscrivait le premier numéro du correspondant qu’il souhaitait joindre et appuyait de nouveau sur la touche d’appel. Une, deux sonneries… De l’autre côté du combiné, quelqu’un finissait par décrocher, la conversation s’engageait : « Allo ? 0’01”: Salam alikoum

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0’02”: Alikoum salam 0’03”: Grand, nagadef ? (Comment ça va ?) 0’04”: Manguifi ! (Ca va !) 0’05”: Ana wa ker gui ? (Et la maison ?) 0’06”: Niungui si diam ! (Ca va !) 0’07”: Ndaka sa diabar ? (Et ta femme ?) 0’08”: Niungui si diam ! (Elle va bien !) 0’09”: Ndaka xalei ? (Et tes enfants ?) 0’10”: Niungui si diam ! (Ca va !) 0’11”: Namenaala (J’ai ta nostalgie ou tu me manques) 0’12”: Man laa raw (Moi aussi) 0’13”… Rires… M. se laissait emporter quelques secondes par l’euphorie des retrouvailles et la raillerie des salutations… 0’18”… M. réalisait brusquement que le temps défilait. Prêt à raccrocher, il s’empressait avec maladresse de présenter des excuses pour la courte durée de son appel. Il renouvelait rapidement ses salutations et exprimait dans un dernier souffle tout le plaisir qu’il avait eu à les entendre. 0’20”… M. appuyait sur la touche rouge du téléphone. Mais ce geste à peine terminé, M. enchaînait aussitôt avec un autre appel. Il déroulait son long répertoire à la recherche du numéro de la deuxième personne à contacter et enclenchait le coup de fil. La même cérémonie un peu pressée de « ça va ? » et de « namenaala » se reproduisait. Et ainsi de suite jusqu’à semble-t-il quasi épuisement du crédit. Il y avait quelque chose de singulier dans la manière de M. de mener la conversation. Je pourrais dire qu’en quelque sorte, M. téléphonait comme on rend visite à quelqu’un. Il mettait sa parole au service du relationnel. Les conversations ne se réduisaient qu’à quelques mots, toujours les mêmes, mais ces derniers ne semblaient pas être choisis au hasard. Leur répétition au sein d’une même conversation révélait même toute leur importance. Dans la bouche de M.,

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les «ça va ?» et autres «namenaala» qui constituaient l’essence des échanges, ne résonnaient pas comme des banalités mais marquaient plutôt l’attachement et donnaient lieu à de véritables accolades téléphoniques. Ils provoquaient une connivence, une complicité qui pouvait se lire sur le visage de M. et dans ses intonations de voix. Je ne comprenais pas exactement ce qui se disait mais il se dégageait à chaque fois de ces conversations quelque chose de fort. M. semblait déployer ces salutations comme un moyen non seulement d’éprouver par la parole la présence de chacun mais aussi de créer du lien. La simple énonciation de ces formules en langue locale paraissait suffire à entretenir le rapprochement. Mais au fur et à mesure que le temps passait et que les appels s’enchaînaient, les salutations étaient abrégées, et le débit accéléré. Un «ça va ?» général remplaçait les différentes variations déposées de cette formule. Le « namenaala » se faisait aussi plus rare. Le dernier recours au sms signalait ce qui semblait être l’approche de la fin du crédit. Seul debout au milieu de la pièce, M. entamait toute une série de va-et-vient, les yeux fixés sur l’écran de son téléphone, concentré par l’écriture de cette forme dégradée de salutations. Il avait l’air engagé dans un marathon téléphonique. L’objectif ne paraissait pas de passer le plus de temps au téléphone avec quelqu’un, mais de contacter le plus de monde. D’ailleurs, les seuls moments où M. s’interrompait étaient pour interroger son crédit. Ce geste obsessionnel trahissait sa principale préoccupation : le temps. La connaissance et la maîtrise de ses unités restantes paraissaient lui être essentielles. En effet, c’est après avoir découvert son solde que M. adaptait la temporalité et la modalité de ses échanges comme pour pouvoir joindre toutes les personnes de sa liste. Soudain M. s’arrêtait. Cela signifiait qu’il n’avait plus de crédit. En l’espace d’une carte téléphonique, M. avait fait le tour de son répertoire. Il restait encore quelques secondes absorbé par l’écran puis d’un geste brusque, jetait un peu plus loin son téléphone qui ne lui servait plus à rien. Finalement, M. se laissait tomber dans le canapé.

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L’intensité des appels téléphoniques avait laissé place au silence de la pièce. Mais M. ne restait pas longtemps ainsi. Au bout de quelques minutes, il se relevait pour allumer la télévision placée en face de lui. Comme pour combler le vide, et se garantir une certaine forme de présence, de compagnie que le téléphone en état de veille ne pouvait plus lui offrir. M. semblait ne pas pouvoir se contenter de cette impression d’avoir sa communauté à proximité en ayant son téléphone avec lui. Comme le serveur, j’avais l’impression qu’il avait besoin d’entendre, qu’il lui fallait que cette proximité soit sensible pour qu’elle soit effective et prenne pour lui un sens. Finalement, que ce soit M. ou le serveur, tout deux paraissaient s’emparer de chaque occasion d’appeler ou de répondre pour ressentir et faire surgir leur réseau, pour maintenir physiquement le lien avec les contacts de leur répertoire. Ils se saisissaient de leur téléphone comme un moyen non seulement de se brancher sur le collectif mais aussi de le pratiquer. Et l’oreillette qu’ils gardaient toujours près de l’oreille semblait elle aussi indiquer leur refus de la déconnexion, ou leur revendication d’une ubiquité permanente.

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Alizé

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Alizé

Interview du lutteur sénégalais Alizé réalisée par un journaliste télévisé de RTS 11 le 15 août dernier à l‘issue de la finale du championnat national.

Radio Télévision Sénégalaise. 1

Le journaliste_ Chers téléspectateurs, chères téléspectatrices, RTS 1 interview maintenant et pour vous en exclusivité la nouvelle étoile des arènes, le jeune lutteur Alizé. Salam Alikoum Alizé. Tu es LA découverte de cette dernière saison. Tu disposes d’un palmarès impressionnant et d’une popularité incroyable pour un lutteur qui en est à ses débuts. Ton apparition dans l’arène avant le combat a aujourd’hui encore déchaîné le public du stade Demba Diop. Dans les écoles, tous les enfants reprennent ta fameuse danse du cellulaire. Et tu as de quoi être craint par les plus grands champions de la discipline : tu as jusqu’à maintenant mis à terre tes nouveaux adversaires en l’espace d’un éclair ! Dis nous Alizé, d’où tirestu toute cette force, cette énergie ? Alizé_ Grand ! Mangui ziar2 ! Mais comme tu viens toi même de le dire, tu n’as pas n’importe qui, là, en face de toi ! Tu t’adresses présentement à Alizé3, le 100% couverture réseau, l’assurance et l’endurance d’une prise de contact. Alizé c’est 24 sur 24, 7 sur 7. Et j’attends ceux qui pensent pouvoir brouiller mes ondes. Tu connais des endroits où Alizé ne capte pas ? Personne ne peut anticiper et contrer ma frappe qui est invisible. Je prends par surprise tous mes adversaires. Le journaliste_ Tu me permets d’enchaîner avec ma seconde question ! Le choix du nom, pour un lutteur, a tout autant d’importance que la confection de ses xons4 par son marabout. Toi, tu as su te faire remarquer dès ton entrée dans la compétition par ce nom de combat original « Alizé ». Pourquoi ne pas avoir plutôt joué de ton patronyme « Ndiaye » qui te relie directement aux puissants chevaliers wolofs de l’ancien Walo5 ? Pourquoi avoir préféré t’affilier à la compagnie de téléphonie sénégalaise ?

L’opérateur Orange, sponsor des combats de lutte sénégalaise Le stade dakararois Demba Diop

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Salutation religieuse. 2

Opérateur téléphonique aujourd’hui racheté par Orange. 3

Gris-gris que le lutteur porte tout autour de son corps. 4

Ancien royaume du Nord du Sénégal. 5


Alizé

Le lutteur Alizé_ Tout le monde ici le sait : la force est dans le réseau, le groupe, la communauté. C’est ce que Ndiaye qui est le nom de mon père mais aussi le nom le plus partagé au Sénégal aurait pu symboliser. Où que j’aille je suis sûr de trouver un frère rien qu’en donnant mon identité. Même toi Diop tu m’es relié par cousinage et tu sais que tu es mon esclave. Non, tous nos noms, c’est vraiment du lourd et alhamdoullilah, je ne manquerai jamais une occasion de donner tout mon argent au griot pour célébrer le mien ! Mais j’ai aujourd’hui encore plus fort : mon téléphone portable. Avec lui, je suis connecté à ma famille non-stop. Alors tu vois, «Alizé», c’est le Ndiaye nouvelle génération, le Ndiaye high-tech, invincible. Le journaliste_ L’opérateur de télécoms Alizé était aussi le sponsor principal du grand Tyson. Tu as à vrai dire de nombreux points communs avec lui. Comme Mouhamed Ndaw à ses débuts, tu sembles chercher à te démarquer des autres lutteurs -notamment par ton nom, le fait que tu n’appartiens à aucune écurie « Alizé » n’était-il pas aussi un moyen de te référer à cette figure de la lutte traditionnelle, et de te réclamer de la génération Bul Falé1 ? En wolof : on s’en moque, débrouillons-nous. 1

Le lutteur Alizé_ Franchement, j’ai beaucoup d’admiration et de respect pour Tyson qui a su imposer son style dans cette discipline et la rendre encore plus spectaculaire et populaire qu’elle l’était à ses origines. Tu sais grand, tout lutteur rêve de connaître le même destin que Tyson. Il a su démontrer que même en ne partant de rien, on pouvait arriver à ses fins, en haut du podium. Le journaliste_ Tyson est aujourd’hui rentré dans la légende. S’il a tant marqué les esprits, c’est que sa performance dans l’arène, face à ses adversaires, était à la hauteur du personnage et du spectacle qu’il construisait tout autour. Il a démontré que pour porter le nom d’un héros, encore fallait-il en avoir l’envergure, et peu après lui ont réussi. Bombardier, Tigre de Fall et Yékini sont peut être les seuls à compter parmi ceux-ci. Comment penses-tu t’ y prendre, toi qui viens tout juste

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Alizé

d’être intronisé dans ce sport, pour figurer parmi les plus grands ? Le lutteur Alizé_ Je suis Alizé, le seul et l’unique, c’est la seule chose qui compte. Pas un seul joueur ne dispose d’une technique aussi pointue que la mienne et arrive à ma hauteur. Le journaliste_ Aucune stratégie ? Le lutteur Alizé_ La détermination. Vouloir être le meilleur à tout prix. Je m’entraîne et je prie tous les jours. Mon marabout m’aide à déjouer les mauvais sorts que pourraient me jeter mes concurrents. Je reste très proche de mon public. Il me communique son énergie et me permet de me surpasser. Le journaliste_ Merci Alizé pour m’avoir accordé cette interview qui a permis à nos téléspectateurs de mieux vous connaître. Vous affronterez très prochainement le lutteur Jordan, et un autre jeune espoir de la lutte traditionnelle sénégalaise, Gris Bordeaux. Nous vous souhaitons bonne chance pour ces combats, et une aussi longue et prestigieuse carrière que Tyson. Le lutteur Alizé_ Dieuredief1 chef.

Bénédictions du marabout à son lutteur

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En wolof : merci.


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Marabout ĂŠlectronique

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Marabout électronique

Celui qui chante l’appel à la prière. 1

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Au nom de Dieu.

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Dieu Merci.

Le muezzin1 chante, Ibrahim prie. Les mendiants se lamentent, Ibrahim donne l’aumône. Ibrahim récite, Ibrahim ponctue sa vie de Bismillah2 et d’Alhamdoullilah3, ne quitte pas son chapelet et ses gris-gris, mais rien à faire, le mauvais oeil était sur lui. Tradipraticiens, grands sorciers, guides religieux recommandés, Ibrahim avait tout essayé. Mais le destin continuait à s’acharner sur lui. On lui conseille de tenter une nouvelle technique et d’aller consulter un marabout électronique.

Technique de divination basée sur l’observation de cailloux ou d’objets jetés sur une surface plane. 4

Dans l’Islam, les djinns sont des créatures dotées de pouvoirs surnaturels, des sortes d’esprits. 5

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Ibrahim découvre l’antre du nouveau génie et l’outil qui permet de se connecter aux esprits. Un téléphone ce qu’il y a de plus basique, mais qui dans les mains du géomancien4, se transforme en objet magique. L’homme initié s’entretient avec les djinns5 au moyen des touches du clavier, sorte de cauris6 numériques. Il lit dans les formes qu’elles dessinent à l’écran les réponses à ses questions, et tente de négocier avec les djinns des solutions pour conjurer la malédiction.

Coquillages.

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Consultation chez le marabout traditionnel musulman


Marabout électronique

Le marabout administre au malheureux en guise de traitement, une sonnerie spéciale, coranique, qu’il extrait de sa boîte mystique, et transfère par bluetooth au téléphone profane d’Ibrahim. Ibrahim ressort de chez le marabout électronique équipé d’une protection supplémentaire, un gri-gri du 3ème millénaire. Tel un puissant lutteur bardé de tous ses talismans, Ibrahim dispose d’un attirail à la pointe de la technologie, capable de projeter des ondes sacrées et d’affronter l’invisible.

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Le sabar et la boĂŽte Ă paroles

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Le sabar et la boîte à paroles

Percussion sénégalaise. 1

C’était il y a longtemps. La brousse résonnait encore des paroles rythmées des grands sabars1 wolofs. L’Empire du Djolof n’existait plus, il avait été divisé en plusieurs royaumes, mais son art de la percussion était encore sensible d’un bout à l’autre de ces nouvelles circonscriptions. Cette maîtrise des tams-tams faisait frémir ou agaçait les autres puissances. Nulle part ailleurs l’on ne pouvait trouver aussi redoutable outil de communication. Les batteurs des royaumes de l’ancien Empire Djolof se distinguaient par leur frappe puissante et mélodieuse, leur rhétorique précise et créative, mais aussi par leurs instruments dont la finition comptait parmi les meilleures. Les intonations émises par les sabars wolofs pouvaient transporter un message sur plusieurs kilomètres, et en faire ainsi bénéficier une large assemblée. Celle-ci pouvait alors elle aussi relayer le message au moyen de ses propres sabars, si le message devait aller au-delà du premier périmètre touché. Il ne fallait donc que très peu de temps pour que toute une région soit informée, ou interpellée, et qu’il y ait un éventuel retour au message envoyé. Mais un jour, les royaumes furent annexés et les sabars se turent. Dans les savanes, les paroles cadencées des percussions firent place au silence. Il fallait désormais parcourir des dizaines de kilomètres sous un soleil brûlant pour échanger des nouvelles avec ses voisins. Les distances qu’avaient effacées les dialogues instantanés des sabars semblaient soudain redevenir tangibles, et renforçaient le sentiment d’isolement de chacun. Bien plus tard, le chef d’un de ces villages, alors qu’il revenait d’une plus grosse ville voisine, ramena un petit appareil qu’il suffisait d’allumer pour entendre une voix en wolof parler. L’objet suscita d’abord la surprise, voire la crainte de certains : mais quelle était donc cette boîte à paroles ? Par quelle magie cette voix pouvait-elle exister, venir jusqu’ici ? D’où provenait-elle ? L’homme, qui était le

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Le sabar et la boîte à paroles

plus sage du village, leur expliqua que cette voix venait d’être émise de l’autre bout du pays grâce à un instrument proche de leur sabar traditionnel, mais avec une portée plus grande. En revanche, le chef ajouta que, pour pouvoir l’entendre, il fallait être équipé d’un de ces appareils. Pour recevoir un message porté par un sabar, il suffisait de faire fonctionner ses oreilles. Mais le message diffusé par le nouveau sabar ne pouvait être audible que si l’on possèdait un appareil du genre de celui-ci. Sans ce qu’il appela un « poste radio », le signal se baladait dans les airs mais ne pouvait pas être attrapé. Tout le village, à écouter cette explication, était stupéfait. Mais comment allait-on alors pouvoir tous bénéficier de cette voix avec un seul appareil ? Le sabar, lui, s’adressait à tous ! Il ne nécessitait pas en plus un drôle d’objet pour percevoir son écho. Le chef répondit qu’il y avait réfléchi, et qu’il confierait le « poste radio » à l’un de ses jeunes fils et lui donnerait pour charge de véhiculer l’objet d’un bout à l’autre du village et à ses alentours. Ainsi, la voix serait à la portée de tous. C’est ainsi que quelques jours plus tard, non loin de ce petit village reculé de l’actuel Sénégal, une voix brisa le silence qui régnait sur l’étendue de terre ocre, et réveilla les fromagers millénaires et quelques termitières. Au milieu de nulle part, sortant d’un petit poste radio accroché à l’arrière d’un vélo, la voix se propagea et se perdit, en disséminant derrière elle les murmures de l’autre bout de la terre.

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Remerciements

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À mes parents, mes grands-parents, à Paulette et Bernard, pour m’avoir transmis le goût des autres, du voyage, et de l’Afrique, et pour m’avoir soutenue dans tous mes projets, des plus petits au plus grands, à mon mari Khadim, ma meilleure interface avec le Sénégal, celui avec qui je partage le même désir d’un avenir meilleur pour ce pays, à Laurène, la modeuse, et Yann, le génie en herbe de l’informatique, pour nos ressourçantes parties de danse, à Odile Coppey pour sa patience, son écoute et ses précieux conseils, à Annie Gentès et Camille Jutant pour les projets de recherche que nous avons menés ensemble, toujours dans une joyeuse ambiance, et pour nos vives réflexions, nos trépidants échanges autour de l’articulation du design, des STIC, et des sciences humaines, à Jean-Louis Fréchin et à l’équipe de l’Atelier de Design Numérique, Sylvie Lavaud, Pascal Valty, Olivier Cornet, Sylvie Tissot, Roland Cahen, JacquesFrançois Marchandise, pour avoir rendu ces 5 années ensciennes passionnantes et riches en découvertes et en enseignements, à l’ENSCI-Les Ateliers et à tous ceux qui font fonctionner et vivre cette merveilleurse école, et à tous ceux qui m’ont accueillie, guidée, accompagnée durant mes périples sénégalais ainsi qu’à ceux qui m’ont raconté le Sénégal, Sarah, Pape, Matar, Alexandra, Anne, Domitille, Amy, Lahat, Bathie, Binta, Papi, Ndeye Fatou, Ndeye Diop, Lo, Mounina, Lucie, Bibi Seck, Frank Muller, Alioune Camara, Ibrahima Niang, Olivier Sagna, Alasanne Diagne, Claude Lischou.

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Bibliographie commentĂŠe

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J’ai choisi de présenter de manière personnelle les différentes lectures ou écoutes qui m’ont aidées à construire ces instantanés sénégalais, mais aussi de manière plus large ma démarche en tant que designer. Ainsi, cette bibliographie propose de découvrir les ouvrages qui m’ont servi de référents, en insistant à chaque fois sur la manière dont ces derniers ont contribué à mes réflexions.

∙ L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Michel de Certeau, 1980. Cet essai consacré non pas à la production d’objets, mais à « l’homme ordinaire » et à ce qu’il « fabrique » à partir des objets dits de consommation, a été une révélation. Il m’a fourni l’occasion d’approfondir la question de l’appréhension des objets et m’a apporté un éclairage à la fois pratique et théorique sur la multitude d’« opérations » subversives conduites, de « schémas d’action », de « pratiques inventives », figures concrètes d’une démarche d’appropriation. ∙ « Découvrir les inventions », cours de Pierre-Damien Huyghe, École doctorale Arts plastiques, esthétique et sciences de l’art, Université Paris I Panthéon Sorbonne, printemps 2007. La réflexion ouverte par Pierre-Damien Huygues se situe plus directement du côté des enjeux relatifs à la conception de dispositifs techniques. C’est à travers une analyse des modes d’existence des techniques dans la société à travers le temps (notamment les années 50) qu’il soulève la question de l’esthétique des objets techniques et de la manière dont celle-ci conditionne à la fois leur expérience et leur émergence. Pierre Damien Huygues distingue les « instruments » des « appareils » et les deux différentes configurations des techniques qu’ils proposent. Il nous amène ainsi à penser que pour favoriser le développement d’une esthétique spécifique des techniques, les dispositifs doivent non pas les dissimuler et les assigner à des fins mais permettre leur « découverte », c’est-à-dire transmettre leurs possibles et les confier aux imaginaires et aux sensibilités de ceux qui les appréhendent et les manipulent.

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Bibliographie commentée

∙ « Quelle analytique de la conception ? Parure et pointe en design », Armand Hatchuel in Le design, essais sur des théories et des pratiques, sous la direction de Brigitte Flamand, IFM Editions du Regard. Cet écrit d’Armand Hatchuel explicite les enjeux dont relève la conception pour le designer : « produire un objet inconnu qui séduise et surprenne, tout en étant immédiatement reconnu ». Il m’a donné des clés sur les « rhétoriques » que le designer peut mettre en jeu pour y parvenir : des opérations « de parure » et/ ou « de pointe » sont nécessaires à la réalisation de ces « expansions du connu » comme il les qualifie. Cet article donne donc des outils pour « penser la genèse d’une chose singulière ». ∙ IDEO Que ce soit à travers son site internet, les conférences de ses représentants, les différentes publications ou ouvrages qu’elle réalise, ou bien même ses « cards », la plus grande agence de design constitue une réserve d’informations précieuses sur les process du « design thinking ». J’ai pu y trouver des ressources intéressantes sur les méthodes anthropologiques appliquées au design. ∙ « Appeler, et non anticiper, les usages ! », Daniel Kaplan, Internet Actu, 23 novembre 2006. ∙ « Observer les changements ordinaires », Jacques-François Marchandise, Internet Actu, 1er octobre 2007. Ces deux articles offrent, en même temps qu’ils synthétisent et qu’ils ouvrent des pistes, une vision de la conception des objets techniques communiquants et de l’innovation que je partage, et que je trouve extrêmement stimulante. Ils soulignent la nécessité, pour imaginer et construire des futurs désirables et durables, de prendre en considération l’être humain et de le replacer à la fois au coeur du dispositif en lui laissant une marge de manoeuvre sur celui-ci, et au coeur des process de conception, notamment à travers un travail d’observation de l’ordinaire, du quotidien, de relevé des « usages implicites, enfouis, omniprésents ».

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Bibliographie commentée

∙ « De l’innovation ascendante », Hubert Guillaud, Internet Actu, 1er juin 2005. Cet entretien avec Dominique Cardon, responsable en 2005 du Pôle Usage au Laboratoire de Sociologie des Usages de France Télécom R&D, m’a permis de cerner et de comprendre les ressorts de l’innovation ascendante, aussi appelée « innovation par l’usage », c’est-à-dire une innovation qui apparaît au moment de la prise en main par l’utilisateur du dispositif, de l’insertion de celui-ci dans des pratiques. De mises en situation ou de manipulations particulières de l’objet, qui n’avaient pas été envisagées par les concepteurs, naissent le plus souvent, nous explique D. Cardon, des usages innovants, reflets d’un certain décalage entre des considérations seulement fonctionnelles, d’utilisabilité lors de la conception du produit et de son appropriation sensible par des utilisateurs. ∙ http://www.janchipchase.com/ (« Future perfect », blog de Jan Chipchase, chercheur chez Nokia Design). ∙ http://www.liftlab.com/think/nova/ ( « Pasta & Vinegar - mind/tech bazar from outer space », blog de Nicolas Nova, chercheur en expérience utilisateur). ∙ http://www.portigal.com/blog/ (« All This Chittah Chattah », blog de Steve Portigal, fondateur et membre de Portigal Consulting). Composés de plantes « sauvages » saisies par l’objectif de ces auteurs-collectionneurs au gré de leurs déambulations, ces trois blogs constituent des sortes d’herbiers des temps modernes. Leur approche m’a particulièrement inspirée, d’autant plus qu’ils placent cette exploration du quotidien dans une perspective de création, d’invention éclairée, que la matière débusquée devient pistes et recommandations pour la conception de nouveaux dispositifs. ∙ La Pensée Sauvage, Claude Lévi-Strauss, 1962. Si ce livre a retenu mon attention, ce n’est pas tant pour la multitude de faits

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Bibliographie commentée

sociaux, de caractéristiques des tribus du monde entier qui y sont rapportés, que pour l’éclairage que Claude Lévi-Strauss fournit sur ces autres manières de vivre et pour la démonstration qu’il réalise à travers elles. Langues, rites, mythes sont pour l’ethnologue les manifestations d’un autre mode d’expérience du monde, plus sensible et pratique, qu’il nomme « science du concret », mais tout aussi fertile en inventions… Le premier chapitre qui introduit le reste de l’ouvrage s’attache à définir cette science du concret. Pour ce faire, il confronte en plusieurs temps la « pensée sauvage » ou « magique » à la pensée abstraite moderne, la figure du « bricoleur » à celle de l’« ingénieur », et fait notamment ressortir les particularités de chacun. Ce chapitre spécifiquement a constitué un outil théorique important dans la construction de ma réflexion. Il a été intéressant pour moi par la suite de remettre cette pensée sauvage en perspective, d’en chercher et d’en trouver de nouvelles illustrations. ∙ Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss, Collection « Terre Humaine », 1955. Cet ouvrage, dans lequel Lévi-Strauss fait le récit de ses voyages exploratoires fut une merveilleuse sensibilisation au monde de l’anthropologie et de l’ethnographie. Mais ce qui me plaît beaucoup chez Lévi-Strauss c’est que son propos n’est pas juste descriptif, il est aussi engagé. Le récit de ses expériences lui sert à déconstruire l’imaginaire d’un continent exotique que de nombreuses productions véhiculaient à l’époque (« Je hais les voyages et les explorateurs » est sa première phrase). Il lui permet aussi, en donnant à lire cette rupture entre le Nouveau et l’Ancien Monde et les écarts qui se creusent en matière de développement de soulever un questionnement quant au futur de notre planète et de nos civilisations. ∙ Africa Remix, catalogue de l’exposition, Centre Pompidou, 2005. ∙ L’Art de la friche. Essai sur l’art africain contemporain, Jean-Loup Amselle, Ed. Flammarion, 2005. À travers la réflexion qu’il mène sur l’identité de l’art africain contemporain, cet ouvrage révèle un tout autre visage du continent où sont produites ces créations. L’analyse qu’il livre sur les rapports qu’entretiennent l’Afrique et l’Occident, et plus particulièrement sur cette « fascination-répulsion » de l’Occident envers

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Bibliographie commentée

l’Afrique, fait émerger toutes sortes de représentations associées au continent noir, dont celle de friche autour de laquelle il développe son propos. J.-L. Amselle fournit de nombreux exemples à travers lesquels se manifeste pour lui ce caractère de friche : produits du recyclage, du mixage, formes spontanées et clandestines de sociabilité, villes « génériques ». Ces exemples sont les résultats de mêmes processus et reflets d’une même esthétique que ces territoires où foisonnent de manière sauvage plantes et détritus, porteurs dans l’imaginaire occidental, de fraîcheur, d’énergie, de renouveau. Par son postulat, cet ouvrage m’a aussi aidée à cerner les enjeux pour que cette singularité africaine soit au mieux exploitée et puisse être à même de se révéler un atout pour le développement du continent. ∙ L’ordinateur et le djembé. Entre rêves et réalités, Sylvestre Ouédraogo, Ed. L’Harmattan, 2004. Cet essai fait partie des rares livres relayant le point de vue d’Africains sur les TIC que j’ai trouvés. Le burkinabé Sylvestre Ouédraogo y relate son expérience de l’informatique principalement, et cela sous la forme d’une série d’anecdotes et de réflexions que celles-ci lui inspirent. Son regard, à la fois enthousiaste et amère, est le reflet d’une confrontation qui s’opère entre de nouvelles technologies et le paysage rural dans lequel celles-ci s’inscrivent. ∙ http://www.afrigadget.com («Afrigadget - Solving everyday problems with african ingenuity», blog collectif) ∙ http://www.ethanzuckerman.com/blog/ («My heart’s in Accra», blog d’Ethan Zuckermann). Africagadget est une remarquable initiative : son objectif est de relayer les nombreux chefs d’oeuvre d’ingéniosité africaine, et ainsi, équipe de jeunes Kenyans notamment de téléphones-appareils photo pour saisir ces bricolages du quotidien. Le blog d’Ethan Zukermann collecte et répertorie lui aussi de nombreux exemples mais c’est son article sur « l’innovation par la contrainte » et sa conférence « Surprising Africa » lors de l’événement PicNic à Amsterdam qui m’ont particulièrement marquée.

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Bibliographie commentée

∙ « Veni via con me », Franco La Cecla in le catalogue de l’exposition « D.Day », sous la direction de Valérie Guillaume, Editions Centre Georges Pompidou, 2005. (à propos de son film couleur sonore, 14’, « Gestualités portables », réalisé avec Stefano Savona). J’ai pu trouvé dans cet article quelques interprétations intéressantes sur la place du téléphone dans les sociétés africaines. ∙ Podcast « Les nouvelles technologies de l’information en Afrique », Annie Cheneau-Loquay, Pascal Renaud, in « Les conférences de la CSI – Quand l’Afrique s’éveillera ». Annie Cheneau-Loquay, géographe, est une des grandes spécialistes des questions des TIC en Afrique. Cette intervention qu’elle a réalisée à La Vilette a été l’occasion d’une excellente entrée en matière, notamment du point de vue des infrastructures et des modes d’accès aux télécoms en Afrique de l’Ouest ainsi que des grandes tendances en matière d’usages. ∙ http://www.osiris.sn ∙ « Enjeux et rôle des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les mutations urbaines - Le cas de Touba (Sénégal) », Cheikh Gueye, United Nations Research Institute for Social Development (UNRISD), Technologie, Entreprise et Société, Document n°8, Juin 2003. ∙ « Les technologies de l’information et la communication et le développement social au Sénégal - Un état des lieux », Olivier Sagna, United Nations Research Institute for Social Development (UNRISD), Technologie, Entreprise et Société, Document n°1, Janvier 2001. ∙ « Les émigrés sénégalais et les nouvelles technologies de l’information et de

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Bibliographie commentée

la communication », United Nations Research Institute for Social Development (UNRISD), Technologie, Entreprise et Société, Document n°7, Juin 2003. Le site de l’Observatoire sur les Systèmes d’Information, les Réseaux et les Inforoutes au Sénégal et les trois rapports institutionnels évoqués ci-dessous m’ont permis d’appréhender de manière globale et complète la question des TIC au Sénégal. Ils m’ont fourni notamment une documentation autour de la confrérie mouride et de la manière dont celle-ci investit les TIC. ∙ L’aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane. Ce livre est à retenir pour l’illustration d’un Islam africain profond, loin des stéréotypes qu’il fournit. Il permet d’être au plus près du sens que les Sénégalais donnent à la religion dans leur vie quotidienne. ∙ Soundjata ou l’épopée mandingue, D.T. Niane. Ce livre est l’occasion d’approcher l’Afrique de l’Ouest d’un point de vue historique, mais aussi de celui de ses imaginaires, de ses héros. Il est essentiel de connaître l’histoire de Soundjata, premier empereur mandingue pour comprendre celle de l’Afrique de l’Ouest. Celle-ci constitue un récit fondateur, à la base de la généalogie africaine et sur lequel s’appuient les chants des griots. ∙ http://www.ausenegal.com ∙ Gens de sable, Catherine Ndiaye, Ed. P.O.L., 1984. ∙ Le Goût du Sénégal, Catherine Mazauric, Ed. Mercure de France, 2006. ∙ Sénégal, Christian Saglio, Editions Grandvaux, 2005. ∙ Seydou Keita, Collection Photo Poche, Centre National de la Photographie, 1995.

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Bibliographie commentée

∙ « Photographies, signares et souwer du Sénégal » in L’Afrique par elle-même: un siècle de photographies africaines, Anne-Marie Bouttiaux, Editions Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren et Revue Noire Editions, 2003. ∙ Cahier d’Etudes Africaines n°184 sur « Parentés, plaisanterie et politique » sous la direction de Cécile Canut et Etienne Smith, Editions E.H.E.S.S, 2006. Ces documents de natures très différentes m’ont permis de vérifier, préciser, approfondir de manière globale ou très spécifique des connaissances que j’ai récoltées à travers mes différents voyages ou en France. ∙ L’Afrique enchantée, France Inter. ∙ RTS 1 et 2STV. Cette émission de radio et ces deux chaînes de télévision sénégalaises m’ont permis de rester à distance dans l’ambiance sénégalaise et de manière plus générale africaine, et de suivre et capter ce qui fait l’actualité dans ces régions.

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CrĂŠdits photographiques

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∙ Aude Guyot-Mbodji. Photographies Sénégal juillet-août 2008. Pages 7 ; 11 ; 12 ; 22-23 ; 30-31 ; 32 ; 37 ; 40 ; 46-47 ; 48 ; 57 ; 58 ; 60 ; 66 ; 72 ; 82 ; 83 ; 86-87; 99 ; 100 ; 108-109 ; 118-119 ; 120.

∙ Lampé Fall Productions. Extraits du DVD musical « Mokoyor - Volume2 ». Pages 90 [piste 16 : Hé Laobé, Fatou Laobé Touré], 102-103 [piste 18 : Reel, Pape Thiopet], 93 [Casamance, Sidi Gueye].

∙ Seydou Keita. Untitled. Page 6.

∙ Benetton. Campagne publicitaire « Africa works » (http://www.benetton.com/) Page 16.

∙ Gébéka Films. Extrait du film «Kirikou et la Sorcière» de Michel Ocelot. Page 19.

∙ Mckingtom. Dakar, Aerial View 2 (http://www.panoramio.com). Pages 26-27.

∙ Akon Konvicted. Couverture de l’album « Freedom » d’Akon. Page 53.

∙ Babacar Lo (http://www.au-senegal.com/Les-peintures-sous-verre-art.html). Page 56.

∙ Alexandra Desvilles. Page 67.

∙ Bernard Tondu. Page 79.

∙ François Rousseau, Association AJACS. Page 96.

∙ Ricardo Falcão (http://www.flickr.com/photos/ricardofalcao/). Page 128-129.

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Table des matières

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Avant-propos

8

Embarquement

21

Bienvenue ! Fréquence téranga

29

Slam des néo-tribus

39

Portrait d’un modou-modou

45

Clichés

55

Éclaireurs

61

Cybertaxi

65

Théâtre sénégalais

71

Écrans urbains

81

Vidéo sur mesure

89

La denrée télécom

95

Élection de Miss Disquette

101

Syndrôme cellulaire

107

Alizé

117

Marabout électronique

127

Le Sabar et la Boîte à paroles

133

// Bibliographie commentée

140

// Credits photographiques

150

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