Audrey Spaulding
forme de vie forme de ville lecture chaotique de l’habitation urbaine.
DiplĂ´mes 2017
Merci
Même s’il m’a dit de ne pas le faire, je tiens tout particulièrement à remercier en premier des premiers mon référent de mémoire, Paul Laborde pour avoir surmonté cette année avec moi, m’avoir poussée à élargir ma curiosité et oser avoir un esprit critique. Merci du fond du cœur d’avoir partagé ces connaissances et références avec moi et de me les avoir fait apprécier ! Merci également à Antoine Dufeu, directeur des mémoires, ainsi qu’à Damien Legois, mon directeur de département pour cerner les « pépites » dans mes discours confus. Merci merci à ma famille, de m’avoir supporté pendant mes périodes de stress... Merci à mes amis, particulièrement Lisa Toledano et Camille Hautreux pour leur sage expérience et leurs précieux conseils. Un grand merci à Valentin Grandi pour son soutien moral tout au long.
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Quelle place pour le chaos dans la vie citadine?
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Sommaire
Remerciements Introduction
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I. Le chaos chaotise A. Naissance du chaos B. Force du chaos C. Habiter avec le chaos
15-53
II. L’urbain urbanise A. Natura, Naturans, la ville en transformation B. L’appareil tue la machine de guerre C. Dériver
55-95
III. La vi(ll)e chaotique A. Détourner pour créer B. Startups, modèle chaotique C. Vers une vie chaotique
97-129
Conclusion
131-137
Glossaire Bibliographie Annexes
139-143 145-151 153-159
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Introduction
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The tread tensioner, Broken Butterflies, 2011, Š Anne Ten Donkelaar
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“La vie sur la terre se présente comme une somme de faunes et de flores relativement indépendantes, aux frontières parfois mouvantes ou perméables. Les aires géographiques n’y peuvent héberger qu’une sorte de chaos, ou, au mieux, des harmonies extrinsèques d’ordre écologique, des équilibres provisoires entre populations”1. Ainsi Deleuze et Guattari,
citant George Canguilhem, donnent à voir le tracé que leur perspective emprunte face à la question de la spatialité. Des limites mobiles, poreuses – une instabilité cultivée au cœur des groupes qui peuplent cet espace. C’est une posture similaire que nous souhaitons mettre en place avec la ville. Il ne s’agit pas de définir ce que serait une ville essentiellement chaotique, car nous partons du principe que le chaos ne se manifeste jamais en tant que tel. Au contraire, il est le nom d’une force qui naît de l’interaction et que l’on peut cultiver dans notre rapport à l’espace urbain – une habitation. Le chaos émane la ville par sa force et réciproquement, la ville recadre et formate cette force pour garder son autorité et son authenticité. Il existe donc une conflictualité dans l’espace urbain : d’une part son inclination à la transformation et de l’autre sa rigidité à rester identique.
1. Canguilhem, cité par DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix.1980. Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2. Paris : Ed. Minuit, Les Editions de Minuit, Collection « Critique », p. 64
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Nous posons à travers ce mémoire, la question initiale suivante : quelle place pour le chaos dans la vie citadine ? De cette question découleront plusieurs interrogations : quel est donc ce mode d’habitat qui ne fait pas l’économie des forces chaotiques ? Faut-il le promouvoir ? Quels sont les risques qu’il implique ? Est-il intégrable dans nos villes d’aujourd’hui ? Par le biais d’une étude s’appuyant essentiellement sur l’œuvre de Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, ce mémoire tente de reconsidérer notre rapport à la ville en adoptant une autre manière de penser et de vivre – un rapport dans le devenir, créateur de chaos. Les métropoles d’aujourd’hui, sont l’emblème de la rapidité et de l’abondance technologique, il paraîtrait donc surprenant d’affirmer que la vie et la ville d’aujourd’hui laissent de moins en moins l’opportunité au citadin de cultiver un rapport chaotique avec son environnement. Cependant, les mailles et liens préconçus de nos villes se resserrent de plus en plus, laissant seulement place à des vies citadines ancrées dans une routine et des habitudes qui, selon notre vision, sont le contraire d’une vie chaotique. Philosophes, artistes, cinéastes et écrivains ont essayé de cerner ou du moins d’avoir un avant-goût de ce que pourrait représenter le chaos : Basquiat et Bacon, Richard Linklater dans Waking Life ou encore JeanPierre Vernant dans L’Univers, les dieux et les hommes. Seulement, adopter une vie chaotique est un état d’esprit, non définissable que l’écrivain
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George Powers Cockcroft a tenté d’imager à travers The Dice Man. De manière à mieux imager la ville à laquelle nous aspirons : une ville en transformation et de comprendre la façon dont un citadin peut entretenir un rapport chaotique avec sa ville, nous nous pencherons sur les ouvrages de Thierry Paquot sur l’espace urbain : Un philosophe en ville et Les situationnistes en ville, le concept Natura-Naturans de Spinoza ainsi que des exemples de modèles urbains chaotiques. Dans un premier temps,nous nous intéresserons au sens étymologique du mot chaos. Par un détour scientifique, nous aborderons ses bases. En nous intéressant ensuite à son histoire mythologique, nous porterons notre intérêt sur le chaos en tant que force active. À travers de nombreux exemples, nous essaierons de combattre les mythes attribués au chaos et tenterons de défendre notre propre définition. Afin de mieux comprendre le champ d’action du chaos et ses risques, nous étudierons d’abord le chaos à l’échelle humaine, et plus particulièrement au niveau de la pensée – en s’appuyant sur les réflexions philosophiques de Deleuze et Guattari sur la pensée et le langage, mais aussi par des inspirations dans le domaine de l’art et du cinéma. Ici, nous comparerons le chaos avec l’inconscient, aborderons essentiellement ses limites et verrons que l’expérience totale de celui-ci est impossible.
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Dans un second temps, nous établirons une relation indéniable entre le chaos et la ville. En nous inspirant des théories de Deleuze et Guattari, nous comprendrons mieux le cloisonnement des métropoles et suggérerons un autre état d’esprit plus ouvert et une relation à la ville qui ne nie pas la possibilité du chaos. Enfin, après avoir imaginé l’éventualité d’un rapport autre à la ville, nous nous appuierons sur des modèles d’organismes cultivant des interactions différentes avec la ville permettant aux forces chaotiques de s’exprimer. Comment briser la rigidité et la durabilité des espaces urbains ? Afin de mieux illustrer cette conflictualité entre force active et rigidité installée, nous nous pencherons sur des exemples concrets notamment dans le domaine du travail en nous inspirant de l’agilité et de la flexibilité des startups face à la raideur des entreprises. Enfin, nous tenterons de proposer l’éventualité de tendre vers une vi(ll)e plus chaotique notamment sous certaines limites et conditions. La ville chaotique, ou la vie chaotique est donc le nom que l’on donne à une existence davantage portée sur les transformations à l’œuvre dans les rencontres et les interactions, en opposition à une existence qui, au contraire, est davantage portée sur l’identification, la compartimentation et l’imperméabilité des catégories.
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Chicago String Art, Transit map, Š Jenn Kangas
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I. Le chaos chaotise
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Chaos ≠ Désordre
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Nous avons choisi d’étudier le mot chaos, un terme complexe et énigmatique. Plusieurs définitions lui sont attribuées, mais nous avons encore du mal à saisir exactement ce qu’il représente. Le chaos est généralement associé à un état. On peut parler d’un endroit ou d’une situation comme étant un chaos total. Un marché aux puces, une manifestation peut être dit chaotique. On dira aussi que le chaos est le contraire de l’ordre. Après une exploration des théories existantes sur le chaos, nous tenterons d’adopter un point de vue différent de celui-ci, sans pour autant nier ces théories. Bien plus que de le redéfinir, nous essaierons de repenser et d’élargir la vision que nous avons du chaos.
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a : naissance du chaos.
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Le chaos est à l’image de l’inconnu et de l’incompréhension. C’est un mouvement imprédictible. C’est pour cela qu’en mathématiques et en physique, plusieurs chercheurs ont essayé de trouver des réponses à certains phénomènes inexplicables tels que les catastrophes naturelles. Après des résultats prouvés et démontrés, ces chercheurs se sont demandé s’il était possible de tout calculer et donc de prévoir le comportement chaotique. Durant ces recherches, certaines questions ont été soulevées : y a-t-il un ordre universel ? Comment expliquons-nous que les effets ne sont pas proportionnels aux causes et la trajectoire non linéaire de certains évènements ?
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*chaos
*chaos
*chaos
Une vision déterministe est née de ces raisonnements : le rapport de cause à effet. La vision du déterminisme repose sur le fait que si l’on connaît les conditions initiales, on peut calculer le reste et déterminer avec certitude tout mouvement futur. Un moindre changement dans la condition initiale, le chaos initial, peut gravement altérer le reste. C’est l’effet boule de neige. Le chaos est cependant lié à un système dynamique non linéaire1.
Dynamique, dyn en grec signifie : force2. La dynamique en physique est un système soumis à des forces3. C’est un processus dans lequel se produit une évolution4. Les conditions initiales définissent le mouvement, la trajectoire5. « Le chaos se manifeste dans un système dynamique par une limite de prédictibilité rendant impossible une détermination future du comportement de ces variables »6. Le chaos est donc un moment de doute, il est difficile de l’analyser, c’est le moment où rien n’est défini, où tout est imprévisible. Le chaos est un comportement lié à l’instabilité, non linéaire. Dans un système chaotique, plus le temps passe, plus l’incertitude augmente.
1. GINOUX Jean-Marc. Le chaos a-t-il tué le déterminisme. Jean-Marc Ginoux. 3/11/2005. Disponible à l’adresse : http://www.documentsnetwork.com/download/99322351350_lechaos-a-t-il-tue-le-determinisme-ginoux-univ-tln-fr.doc, p.1 2. Ibid, p.2 3. Id. 4. Ibid, p.3 5. Ibid, p.6 6. Ibid, p.11
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Les systèmes chaotiques ont un comportement infiniment complexe et ont une limite dans leur explication mathématique. Quand on représente leur trajectoire, on voit qu’ils sont attirés par une figure géométrique de structure infiniment complexe sur laquelle ils paraissent se définir au hasard, mais sans jamais quitter cette figure. Ce système, caractérisé par des attracteurs étranges, inclut à la fois donc des lois déterministes, mais aussi des lois aléatoires, ce qui explique pourquoi toute prévision dans le temps a une certaine limite. Par exemple, on ne peut pas prévoir la météo à plus de sept jours1. L’application du chaos déterministe a donc ses limites.
On peut le voir dans le système solaire qui est également imprévisible. Les astéroïdes, toujours en mouvement, évoluent et arrivent parfois entre deux planètes stables : Mars et Mercure, une région dite chaotique, car à cet endroit, les astéroïdes changent, bougent, évoluent et nous ne savons pas à quel moment celles-ci vont exploser. Cette situation est chaotique, car elle est imprévisible.
1. Ibid, p.19
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Ces exemples nous ont donné des explications sur le chaos au niveau scientifique et mathématique : un chaos prouvé, expliqué, jusqu’à un certain point. L’Être humain a tendance à vouloir tout comprendre, tout démontrer, tout représenter sans laisser place au mystique et à l’imprédictibilité de la nature. Seulement, au niveau de l’univers du vivant, il est difficile de parler de la théorie du chaos, car son système n’est pas uniquement soumis à des forces, mais aussi à des raisons, des émotions ainsi qu’à son environnement extérieur. Il est donc parfois difficile de calculer les conditions initiales dans ce domaine. Il est aussi difficile dans l’univers du vivant, de répéter le même événement, car nous étudions les phénomènes dans leur singularité, leur aspect transitoire. Notons aussi une évidence non négligeable : nous vivons dans des environnements où tout s’est accéléré : les transports, le partage de biens et d’informations, etc. Ce nouveau mode de vie nous a fait gagner en efficacité, mais nous a aussi fortement installés dans un monde instable qui nous dépasse1. Malgré notre aspiration à vouloir tout contrôler, certaines forces chaotiques ne sont pas définissables dans l’univers du vivant et plus particulièrement dans nos milieux urbains. Nous verrons par la suite la richesse que ces forces chaotiques incontrôlables peuvent apporter à la vie citadine.
1. Id.
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[ CONFUS ] Si l’on revient au chaos originel, le chaos est sorti du néant, avant que toute chose n’est existée : « C’est un vide, un vide obscur où rien ne peut être distingué. Espace de chute, de vertige et de confusion, sans terme, sans fond. »1 Le chaos (appelé « La Béance » par les Grecs2), formait un
vide, illimité, une masse confuse et donna naissance à « Gaia », la terre, son contraire : une structure ayant un ordre « une forme distincte, séparée, précise »3. Dès lors, on parla du chaos en tant que première force ayant investi l’univers4. On ne lui donnait pas de forme ou de couleur particulière, mais c’était seulement une force créatrice en mouvement. Gaia repose toujours sur la Béance. Sous le sol ferme et solide de la terre, le chaos, ce brouillard sans forme ni limites habite toujours les profondeurs de la terre.5 Le chaos imprévisible a le pouvoir de perturber l’ordre de Gaia et briser ses frontières. L’Être humain a conscience de cette instabilité et aura donc tendance à vouloir la nier, la définir et donc de la contrôler.
1. VERNANT Jean-Pierre.1990. L’Univers, les dieux, les hommes. Paris : Editions du Seuil, La Librairie du XXIe siècle, p.15 2. Id. 3. Id. 4. GINOUX Jean-Marc. Le chaos a-t-il tué le déterminisme. Jean-Marc Ginoux. 3/11/2005. Disponible à l’adresse : http://www.documentsnetwork.com/ download/99322351350_le-chaos-a-t-il-tue-le-determinisme-ginoux-univ-tln-fr.doc, p.10 5. VERNANT Jean-Pierre.1990. L’Univers, les dieux, les hommes. Paris : Editions du Seuil, La Librairie du XXIe siècle, p.16
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Khaos :
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‘
de confusion des éléments ayant ‘ état précédé à l’organisation du monde.
De ces récits, nous avons donc posé et défini que l’ordre naît du désordre1. Ici, nous dirons que ce genre de raisonnement est faux. Comment
définir une forme en changement constant en tant que désordre ? Le désordre est un état. Une force non. Nous nommons ce phénomène le désordre seulement, car le chaos est une absence de structure organisée et qu’il porte donc à confusion. Khaos en grec signifie : « état de confusion des éléments ayant précédé à l’organisation du monde. »2 Le chaos est donc généralement associé au contraire de l’ordre : au désordre.
1. GINOUX Jean-Marc. Le chaos a-t-il tué le déterminisme. Jean-Marc Ginoux. 3/11/2005. Disponible à l’adresse : http://www.documentsnetwork.com/ download/99322351350_le-chaos-a-t-il-tue-le-determinisme-ginoux-univ-tln-fr.doc, p.10 2. GINOUX Jean-Marc. Le chaos en quelques mots. Jean-Marc Ginoux. 3/11/2005. Disponible à l’adresse : http://www.documentsnetwork.com/download/65732351351_lechaos-en-quelques-mots-ginoux-univ-tln-fr.doc, p.2
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b : force du chaos.
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À travers cette étude, nous ne remettrons pas en question l’existence d’un système de causalité et son application. De même, nous ne rejetterons pas les théories déterministes. Cependant, ces dernières, étant non applicables à l’univers du vivant et à certaines conditions initiales non définissables et non explicables, nous ne nous pencherons pas sur le sujet. Nous n’essaierons pas de définir exactement ce qu’est le chaos. Basé sur des théories, nous avons vu que le chaos est lié à un système dynamique et est soumis à des forces ainsi qu’à un système où une évolution, une transformation se produit. À travers cette étude du chaos, nous allons donc nous concentrer sur le rapport chaotique au sein de ce système de causalité et de hasard. Nous mettrons valeur les processus souterrains, souvent sousétudiés : les forces — la partie interne à ce système de détermination et ces lois prédéfinies qui nous échappe. Nous nous intéressons particulièrement au moment de la transformation, même si nous en connaissons les causalités. Trans vient du latin et exprime l’idée de changement1, de devenir : le chaos en transformation, le devenir du chaos.
1. Définition, trans, Larousse
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Nous choisissons donc d’étudier le chaos en changement, en activité, et non en tant que tel. En examinant son origine, nous avons vu que le chaos apparut du néant en tant que première force. Du chaos, l’univers a été créé. On peut choisir d’associer le néant à l’absence d’être, au rien à un grand vide, à une source passive ou alors décider que ce « rien » est justement un « tout »1 ayant une force créatrice (et destructrice). « L’être en tant que fond abyssal est le Néant [...] le Néant néantise »2. Contrairement à Hegel qui réduit le néant au « non-étant »3, Heidegger considère le néant comme une force capable de créer un impact. Le néant est un rien qui est un « quelque chose ». Cependant, parce que nous ne savons pas comment définir ce « quelque chose », le rien devient alors une source d’angoisse et une perte d’appui4. L’indétermination du néant nous fait peur et c’est pour cela qu’il est rassurant de l’identifier en tant que « non-étant ». Ainsi, le néant est une menace, car il renonce à la rationalité pour se perdre dans un langage et une pensée indéterminée. Nous refusons le néant néantisant, car il n’est ni pensable, ni à penser5. Si l’on réfléchit bien, qu’est-ce donc ce rien ?
1. VERNANT Jean-Pierre.1990. L’Univers, les dieux, les hommes. Paris : Editions du Seuil, La Librairie du XXIe siècle, p.27 2. MABILLE Bernard. “Hegel, Heidegger et la question du néant”, Revue de métaphysique et de morale 4/2006, n° 52. Disponible à l’adresse: https://www.cairn.info/revue-demetaphysique-et-de-morale-2006-4-page-437.htm#no1, p.440 3. Ibid, p.438 4. Ibid, p.442 5. Ibid, p.455
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Ce qui devient alors intéressant n’est pas d’essayer de déterminer ce « rien » et d’essayer de comprendre ce que le néant produit concrètement, mais plutôt de se pencher sur ce qui en découle. Le néant est alors dans le devenir. Le chaos est sorti du néant de la même manière que la terre est née du chaos. Si le néant est alors un tout, capable de créer une force telle que le chaos et si l’on part du principe que le néant néantise, alors le chaos chaotise lui aussi. On ne réduira donc pas le chaos à un état que l’on peut définir, mais plutôt à une force, une énergie capable de produire un « quelque chose ». Telle que le néant, notre tendance à définir le chaos et à le caractériser en tant qu’être traduit l’angoisse que l’inconnu du chaos nous transmet. Le chaos possède des forces intérieures inconnues et nous rejetons la pureté du chaos – chaos refoulé, chaos déterminé. L’Être humain rejette, définit pour mieux se rassurer et mieux contrôler. Le chaos perd alors toute force créatrice. Nous parlerons alors d’un chaos tel le néant, un chaos chaotisant qui nous échappe dans un système de détermination. Le chaos non définissable et décelable, le chaos qui nous habite, devient alors intéressant à étudier.
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Si l’on choisissait de se baser sur la théorie du chaos, nous tenterions de faire une simple représentation du chaos : son point de départ, ses variables et sa trajectoire. Une image figée du chaos, avec une forme spécifique, tracée, définie. Même si la forme finale de l’image peut être caractérisée d’imprévisible, car les conditions initiales n’ont pas pu être définies ou alors ont changées au cours de la trajectoire, nous ne pouvons quand même pas dire que cette image est chaotique. Le chaos en évolution est devenu une image finale. À partir de ce moment, il n’est donc plus chaos. Prenons comme exemple un paysage de train. Quand le train commence à quitter la gare, il fait encore jour et nous pouvons clairement voir le paysage et ses éléments : maisons, arbres, animaux, route, etc. On aperçoit des formes. Le train accélère et là, le paysage devient de moins en moins reconnaissable : les formes et les couleurs se mélangent, il ne fait plus qu’un. Naturellement, notre vision cherche une forme familière et discernable. S’il n’y parvient pas, l’œil se lassera petit à petit avant de lâcher prise. Ce paysage soumis à la force de la vitesse peut être dit chaotique, car c’est un mouvement et c’est une vue qui se transforme et évolue constamment. Il n’a pas de forme et n’est pas définissable et de ce fait nous dérange et nous perturbe. Dès que le train ralentit et qu’une forme devient identifiable, l’œil se remet à observer le paysage, car nous revenons en terrain connu. Cet exemple imagé nous montre qu’un état chaotique pur n’est non seulement pas définissable, mais qu’il est aussi difficilement acceptable — nous avons tendance à le repousser.
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Le chaos est de ce fait essentiellement associé au néant et n’a pas de forme. Nous allons maintenant voir que le chaos n’est également pas visible. Dès lors que le chaos le devient, il a été décrit, représenté et défini. Parce que le chaos peut être comparé au néant : une force souterraine qui est chaos quand il est en évolution, en transformation, alors il n’est pas visible. Pour mieux visualiser ce concept, prenons un autre exemple : un enfant attrape les pièces d’un puzzle qui sont à leur place, rangées. Il les jette sur le sol. Les pièces du puzzle sont dispersées partout dans la pièce. Essayons de comprendre la signification du chaos à travers différents points de vue : pour une mère, le désordre, les pièces éparpillées par terre seraient synonymes de chaos. Si l’on se penche du côté des théoriciens déterministes, le système chaotique aurait pu être calculé en fonction de certaines variables : la puissance avec laquelle l’enfant a jeté les pièces, la direction qu’il a prise, etc. Si ces explications nous semblent insuffisantes, c’est parce que nous avons perçu le chaos comme mouvement, force, confusion. Il apparaît alors difficile d’affirmer que les pièces de puzzle éparpillées par terre forment un chaos. En quel sens s’exprime notre réticence ? D’abord, parce que ce désordre, aussi complexe soit-il, est visible et présente une forme statique : ce n’est qu’une question de temps pour réussir à le décrire dans toute sa singularité. C’est un « état », une image. Ensuite parce que cette représentation mentale visuelle s’accompagne d’une saisie linguistique (ici « chaos », emploi impropre précisément parce que nous défendons une conceptualité du chaos qui exclue toute délimitation verbale).
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le néant néantise
Ascension, Oceana, 2010, © Lisa M.Robinson
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À partir du moment où nous avons cru pouvoir définir le chaos, mettre un mot dessus, nous l’avons nié. Le chaos de cet enfant qui jette les pièces du puzzle se situe au moment où nous ne savons pas où les pièces vont atterrir, ce moment de transformation pendant le mouvement, le chaos n’est donc pas visible et porte à confusion. C’est alors que nous essayons de le définir, de lui donner un sens afin de nous rassurer.
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c : habiter avec le chaos.
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Après avoir compris qu’à travers cette analyse nous allons penser le chaos en tant que force, mouvement et incertitude, nous allons cependant aussi étudier ses limites. Comment aborder le chaos ? Pour mieux comprendre la relation entre chaos et ville, nous avons d’abord choisi d’observer le chaos à l’échelle humaine et plus précisément, dans le contexte de la pensée. C’est-à-dire étudier le chaos dans le terrain de jeu de la pensée avant de comprendre la relation du chaos dans la ville ou même la relation du citadin avec le chaos. Quelle place donnons-nous au chaos dans la pensée ? Le chaos dans la pensée est une instabilité qui convainc la pensée qu’elle n’est pas sûre d’elle-même. Au lieu d’une pensée cadrée, ayant un but, nous nous intéresserons plus à une pensée en pleine errance, en plein mouvement. Le but est de chercher plus que de trouver — le trajet devient plus important que l’arrivée : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, car tu ne pourrais pas t’égarer » 1
1. Citation, Rabbi Nachman, Le Parisien. Disponible à l’adresse : http://citation-celebre. leparisien.fr/citations/7830
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Le chaos dans la pensée est un élément perturbateur pour la pensée et l’homme. La question se pose alors : allons-nous nier ou accueillir ce chaos ? Nous ne sommes pas vraiment maîtres de notre pensée, tout comme la pensée n’est pas vraiment maître d’elle-même. Pour mieux illustrer cet argument, nous allons prendre comme exemple le langage. En effet, dans l’étude des postulats de la linguistique, Deleuze et Guattari dénoncent non seulement la rigidité et l’encadrement du système scolaire, mais aussi toute les bases du langage en général : « La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle “ensigne”, elle donne des ordres, elle commande. » 1 La définition d’une maîtresse d’école ou plus précisément d’une institutrice est une « donneuse d’ordres », envoyée par l’institution. Selon Deleuze et Guattari, « l’ordre porte toujours et déjà sur des ordres. »2— « l’ordre est redondance »3. L’enseignement obligatoire du système scolaire ne transmet donc pas des informations ou un savoir, mais impose à l’enfant d’apprendre les bases du langage par cœur pour ensuite recevoir, penser et donner des mots d’ordre4.
1. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix.1980. Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2. Paris : Ed. Minuit, Les Editions de Minuit, Collection « Critique », p.95 2. Id. 3. Id. 4. Id.
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Deleuze et Guattari donnent comme exemple le mot énoncé qui entre autres signifie suivre un ordre1. Spengler, dans L’homme et la technique
nous témoigne que la parole n’est pas l’expression d’un jugement ou d’un sentiment, mais plutôt « le commandement, le témoignage d’obéissance, l’assertion, la question, l’affirmation ou la négation. » 2
« Le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie ; la vie ne parle pas, elle écoute et attend. »3 En effet, même après avoir traversé les portes du système scolaire, on ne communique pratiquement jamais ce que l’on voit, ce que l’on observe, mais plutôt ce qu’on a entendu de quelqu’un d’autre. C’est de là où le terme redondance prend son importance : on continue de répéter ce que l’on nous dit. Deleuze et Guattari nous donne un exemple dans la nature : L’abeille, insecte appartenant à une forte communauté et étant capable de communiquer et travailler avec ses semblables, n’est pas considérée comme un insecte ayant un langage « parce qu’elle est capable de communiquer ce qu’elle a vu, mais non de transmettre ce qu’on lui a communiqué. »4 C’est pour cela que l’on argumente que le langage est une transmission de mots comme un ordre et non la communication d’un signe comme une information.
1. Id. 2. Ibid, p.96 3. Id. 4. Ibid, p.97
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À titre d’exemple, les journaux et les nouvelles ne nous transmettent pas des informations, mais nous disent plutôt ce que l’on doit dire et ce que l’on doit penser et nous forcent à écouter. Ils sont donc redondance1. De là, nous pouvons donc comprendre que l’enjeu n’est pas de connaître exactement ce qu’est la pensée chez l’homme. Ce que nous voulons plutôt démontrer c’est que nous avons une pensée qui a été biaisée et que cette pensée n’est pas vraiment le fruit même de notre réflexion. Le langage, moyen même d’externalisation de la pensée, est lui-même biaisé. Celui-ci est représenté par des mots qui sont des ordres répétés. La pensée n’a donc pas forcément un rôle actif, car elle trie, met en place et reformule ces ordres pour les externaliser en tant que langage. Nous exprimons donc des avis ou des concepts qui ne sont pas nécessairement les nôtres et de par notre adhérence au conformisme du langage établi, nous reproduisons ce système d’ordre, de redondance.
1. Ibid, p.100
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Encyclopaedia Britannica, 1971
« Si ça va mal dans la pensée aujourd’hui, c’est parce que, sous le nom de modernisme, il y a un retour aux abstractions, on retrouve le problème des
origines, tout ça... Du coup, toutes les analyses en termes de mouvements, de vecteurs, sont bloquées. C’est une période très faible, une période de
réaction. Pourtant, la philosophie croyait en avoir fini avec le problème des
origines. Il ne s’agissait plus de partir ni d’arriver. La question était plutôt : qu’est-ce qui se passe entre ? (…) penser le mouvement. »1
1. DELEUZE Gilles. 1990. Pourparlers. Paris: Les Editions de Minuit, Collection “Reprise”, p.165, p.166
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chaos
pensée
Ce qui se passe entre, ce mouvement, c’est le chaos. Ce que Deleuze essaye donc d’expliquer est que l’humain s’obstine à justifier la réalité, les idées, pour que tout soit en ordre. Par peur, nous nous attachons et reproduisons des ressemblances, du fixe et du déterminé. Dans les situationnistes en ville, Chris Younès décrit notre culture comme le contraire d’une création : une série de répétitions maquillées1. Le chaos, vecteur de création dans la pensée
est donc cet envers du décor ordonné. C’est ce côté schizophrénique. Nous avons vu que le chaos est pur, un néant néantisant. Le chaos est une masse confuse avant toute création. Dans le contexte de la pensée, il n’a pas été touché et transformé par les structures et l’ordre établi. Le chaos est donc un fond dont on peut reconnaître la présence par l’énergie et la mobilité dont le contenu nous provoque, mais dont on ne peut avoir consciemment accès. L’être humain a naturellement peur que la force pure et mouvante du chaos prenne le dessus sur le côté raisonné et cadré de la pensée — nos justifications du réel. Le côté chaotique dans la pensée peut être alors comparé à l’inconscient, le rêve ou le désir. Le chaos a le même processus systémique que l’inconscient : pur, il se manifeste parfois dans nos rêves. Nous synthétisons et filtrons ces rêves, les réinterprétons en image pour en faire une interprétation du réel.
1. PAQUOT Thierry. 2015. Les situationniste en ville. Paris : infolio, Collection Archigraphy Poche, p.21
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Le film d’animation rotoscopique de Richard Linklater, Waking Life est très riche pour étudier l’inconscient et les rêves. Waking Life suit le rêve d’un homme et sa tentative de trouver et de discerner la différence absolue entre la vie éveillée et le rêve imaginaire. Tout en essayant de trouver un moyen de se réveiller, il interagit avec différentes personnes sur son chemin. Le personnage principal commence alors à se prendre au jeu et à essayer de comprendre ses rêves, afin de trouver un moyen de les contrôler, de les modifier et de les utiliser. On commence donc à voir que le rêve n’est pas un monde clos, et qu’il est possible de jouer avec cette ligne fine entre le rêve et la réalité : « L’état de veille est un rêve contrôlé »1. Cependant, on
comprend vite que la réponse n’est pas de contrôler et cadrer ses rêves, mais plutôt de jouer avec de manière fonctionnelle. Une autre grande thématique qui apparaît au cours du film est la question de savoir si les rêves sont une échappatoire de la réalité ou bien la réalité elle-même. Selon Descartes, les rêves pourraient bien être la réalité pure, c’est-à-dire là où se trouvent les réponses à nos questionnements et là où la réalité n’est pas déformée et réadaptée. Ceci soulève la question : et si l’ordre et la raison étaient des images inventées ? La conscience bloque le réel des rêves et des souvenirs (il serait sinon impossible de s’adapter au monde) et reproduit une interprétation du réel.
1. LINKLATER Richard. 2001. Waking Life. 1h41min.
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Le film nous conseille donc d’essayer de vivre une vie plus réveillée, plus authentique, non interprétée et libérée de cette société de consommation qui formate notre réalité. Vivre une vie plus réveillée serait synonyme de vivre une vie sous notre propre responsabilité. Ce film sur l’inconscient semble s’aligner avec notre vision du chaos : des forces envahissantes qui nous dépassent et que nous essayons incontestablement de cadrer et de contrôler, car vivre dans un chaos pur et réinterprété semble difficile. Nous pouvons aussi nous poser la question de savoir si peut-être, comme l’inconscient, le chaos ne serait-il pas en fait la réalité ? Et notre pensée ne serait-elle pas une réalité réinterprétée, justifiée ? À un passage de Waking Life, le personnage principal a une discussion avec un professeur nommé Solomon. Ce professeur critique ouvertement les philosophes postmodernistes tels que Deleuze et Guattari en affirmant qu’il n’est pas possible de se laisser dépasser par le chaos et que l’être humain possède toujours une part de responsabilité.
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Waking life, Film, Richard Linklater
Nous comprenons donc bien que le chaos est un mouvement qui a besoin d’une force. Tel que l’inconscient, nous essayons de le contrôler. Cependant, certains individus, comme les artistes, sont attirés par l’inconscient et se laissent envahir par le chaos. C’est pourquoi les artistes sont considérés « marginaux ». Dans cette partie, nous allons montrer des exemples d’artistes qui ont tenté d’exprimer l’envahissement de leur chaos intérieur.
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« Mais l’art, la science, la philosophie exigent davantage : ils tirent des plans sur le chaos. (…) La philosophie, la science et l’art veulent que nous déchirions le firmament et que nous plongions dans le chaos. Nous ne le
vaincrons qu’à ce prix. (…) L’artiste rapporte du chaos des variétés qui ne constituent plus une reproduction du sensible dans l’organe, mais dressent
un être du sensible, un être de la sensation, sur un plan de composition anorganique capable de redonner l’infini. »1
Diderot utilise le mot énergie pour parler de créativité. « Tout art doit être énergique, se débarrasser de l’imitation de la réalité, la transcender, libérer la force qu’il contient, l’exalter, la sublimer. Il doit mettre en mouvement, inviter au transport des sens. »2 Cette description paraît très semblable à la définition que nous avons du chaos. L’Art exprime-t-il donc le chaos ?
1. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix.1980. Qu’est- ce que la philosophie ?. Paris : Les Editions de Minuit, Collection « Reprise », p.191 2. PAQUOT Thierry. 2016. Un philosophe en ville, Essais, Paris : Infolio, Collection Archigraphy Poche. p.147
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L’artiste laisse des traces de chaos, parfois reflet de son chaos intérieur. Un spectateur curieux aura une réaction devant une œuvre agissante, énergique. Les artistes ont donc tenté de donner une image du chaos, d’en saisir la présence. Pour cela, ils se sont beaucoup intéressés à leur inconscient, leurs rêves, leur douleur et surtout leur énergie pour essayer de capturer cette dynamique, cette étrangeté et cette vitalité. Le travail de Jean-Michel Basquiat, nous transmet des flashs de chaos. Utilisant différentes techniques pour faire passer son message, Basquiat communique le chaos. Cette collection de mots hétérogènes qui ne font parfois pas de sens et des visages avec des traits de crayon où l’on ressent sa rage. Son « trait est instinctif, le dessin brut »1. Pendant son
enfance, Basquiat a subi un traumatisme à cause d’un accident de voiture. Dans ses œuvres d’art, nous pouvons voir ce traumatisme qui s’exprime dans le mouvement et cette transformation, sans pouvoir poser un mot dessus, c’est le chaos. « La comète Basquiat fait partie de cette galaxie d’artistes qui dégage une telle puissance que son énergie vous éclabousse que vous le vouliez ou non. »2
1. Marine. Basquiat: énergie et chaos. Le blog de Marine. 9/12/2010. Disponible à l’adresse: http://clins.doeil.over-blog.fr/article-basquiat-energie-et-chaos-62652868.html 2. Id.
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Autoportrait, Francis Bacon, 1976,
Untititled (Black), Basquiat, 1981 Collection Lio Malca, New York © ‘Basquiat’ catalogue du Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2010-2011.
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En essayant de représenter le chaos avec des formes et des images, certains artistes ont anéanti le chaos. L’œuvre ne laisse donc plus de traces de chaos, car elle représente quelque chose. Par exemple, le film Waking Life, mentionné plus haut, a été entièrement filmé avec une caméra numérique. Chaque plan a ensuite été retravaillé en dessinant des lignes et des couleurs par-dessus chaque plan d’image. En fonction des plans et du moment du film, les artistes changent leur style graphique : trais plus épais, couleurs plus chaudes, etc. Les styles changent surtout lorsqu’il y a une transition entre le rêve éveillé et l’inconscient. Richard Linklater a, semble-t-il, essayé de représenter l’inconscient à travers son film. Il a également essayé d’imager l’intensité de celui-ci, de lui donner une forme, un ressenti, une couleur, il en a donc fait une représentation et enfin une interprétation. L’artiste peintre Bacon a prudemment réussi à exprimer le chaos. Malgré la présence de visages dans ses peintures, l’intérieur des visages, qui n’ont aucune forme, transpire le chaos. On discerne le mouvement, sans pouvoir le définir. Les visages de Bacon dégagent un côté angoissant, mais intrigant à la fois. Certains artistes ont donc réussi à exprimer et extérioriser le chaos intérieur qui les habite, sans pour autant l’anéantir. Le chaos intérieur peut donc faire émerger une désinhibition créatrice si on laisse celui-ci nous envahir, jusqu’à une certaine limite. Faire l’expérience du chaos est pure folie et humainement impossible. On ne peut donc pas habiter complètement le chaos ou être habité pas le chaos.
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surfer sur la vague
Flow, Oceana, 2010, Š Lisa M.Robinson
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Le chaos se révèle comme élément perturbateur de la pensée. Cependant, nous avons pu observer qu’il peut faire naître des chefs-d’œuvre artistiques et impulser la créativité. Devons-nous donc nier où accueillir ce chaos intérieur ? Nous allons illustrer notre réponse à travers différents exemples autour de la vision individuelle que chacun peut avoir de la mer. Certaines personnes ne sont pas du tout adeptes de la mer. Ces personnes admirent et regardent la mer au loin, tel un paysage. Cependant, un autre groupe de personnes ayant une vision différente de la mer s’aventurent quelque peu en nageant. Le dernier groupe plonge complètement dans la mer. Ces trois groupes possèdent donc une vision totalement différente de la mer. Le premier groupe voit la mer au loin comme une grande étendue. Les nageurs qui s’immergent à moitié dans la mer ont un avis différent, car déjà, plus que la vision, ils ajoutent une sensation à leur expérience. Les plongeurs quant à eux, ont une relation plus intime avec la mer, car ils ont la possibilité de voir les gorges souterraines de la mer, ceux à quoi les observateurs au loin ne goûteront jamais.
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Ces trois catégories de personnes auront donc chacun une vision et une expérience différente de la mer, ce qui les amènera à la décrire d’une manière distincte. Le degré d’expérimentation est donc libre et individuel. L’explication dans le domaine du chaos est similaire. Un individu qui désire avoir constamment le contrôle sur sa pensée aura tendance à nier son chaos intérieur et à seulement faire fonctionner le côté ordonné et réglé de la pensée, sans jamais se laisser envahir par le chaos. Cependant, d’autres individus, tels que les artistes, sont capables d’avoir un lâcher-prise sur la pensée formatée afin d’avoir accès au côté chaotique de celle-ci. L’expérience totale du chaos est dangereuse et impossible, mais une vie dirigée par l’ordre et le contrôle serait nier tout chaos et donc toute prise de risque. La question que nous nous posions : faut-il accueillir ou nier le chaos se voit donc reformulée : comment faut-il accueillir le chaos ? Selon notre vision, il est important de ne pas avoir un rapport de sur contrôle à la vie, mais nous n’affirmons pas qu’il est essentiel d’avoir un laisser-aller complet. L’idée serait donc d’accepter le chaos, mais jusqu’à une certaine limite. Notre propre limite. La limite est personnelle. Le plus difficile n’est pas l’acceptation de l’envahissement partiel du chaos, mais plutôt de savoir comment le recevoir sans le contrôler, le nier ou alors de se laisser complètement envahir. Nous ne donnerons pas de mode d’emploi parfait sur la façon d’accueillir le chaos, car comme nous l’avons dit, l’expérience est individuelle. Nous pouvons seulement nuancer le fait qu’il est important d’aller dans le sens du chaos, de « surfer sur la vague du chaos » sans pour autant aller à contre sens. Il s’agit donc d’aller à son rythme tout en adoptant une manière de penser autre — penser au milieu.
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Surge, Oceana, 2010, © Lisa M.Robinson
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chaos individu
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Nous avons compris la signification du terme chaos : une force informe et invisible. Nous avons étudié la relation entre le chaos et l’homme dans le domaine de la pensée et de l’inconscient et avons tenté de répondre à la question suivante : devons-nous accueillir le chaos ? Nous avons vu que faire l’expérience du chaos était impossible. Cependant, nous avons compris qu’il était intéressant d’aller dans le sens du chaos si l’on souhaitait vivre une vie plus riche. En effet, vivre une vie dite chaotique signifie : adopter un rapport différent à la vie. C’est à dire, penser et agir par soi-même et ne pas se laisser guider et formater par des ordres. Vivre une vie chaotique signifie aussi se laisser surprendre, accepter la transformation et le changement. Nous avons également vu qu’il n’y a pas d’équilibre idéal d’absorption du chaos, l’équilibre est individuel — dépends de chaque individu. Même au minima, une forme de vie chaotique dit oui, une vie niant le chaos est une vie limitée par l’ennui, qui ne prend jamais de risques. Malgré la finalité qui reste la même, si le parcours, le trajet est plus intéressant, alors l’expérience elle-même sera plus riche.
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II. L’urbain urbanise
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Après avoir compris notre vision du chaos et l’avoir étudié à l’échelle humaine, nous allons maintenant montrer pourquoi une relation évidente existe entre le chaos et la ville. De la même manière qu’au niveau de l’individu, il est important d’avoir une certaine « quantité » de chaos, jusqu’à certaines limites où la ville ne deviendrait pas une figure instable pour ses citadins. Il est également important de comprendre comment la ville, tout en conservant son authenticité, va pouvoir s’alimenter de cette force chaotique sans pour autant essayer de l’anéantir. Afin de mieux saisir cette relation, il apparaît indispensable de définir dans un premier temps la façon dont nous appréhendons la ville. Notre vision de la ville n’est pas celle d’un projet abouti, d’une architecture figée dans le temps — d’une ville-musée. Dans ce mémoire, la ville sera comparée à une mécanique, en transformation et évolution constante. Notre point de vue sera en partie supporté par l’ouvrage de Thierry Paquot, Un Philosophe en Ville, qui met en valeur l’énergie créatrice de la ville : « La ville moderne par sa taille, sa population, ses activités, ses rythmes possède une énergie communicative qui stimule les citadins, les mobilise, les active. »1 La ville est semblable à un organe vivant qui évolue et les rues sont ses artères.
1. PAQUOT Thierry. 2016. Un philosophe en ville, Essais. Paris : Infolio, Collection Archigraphy Poche, p.143
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Cependant, pour certains, la ville est synonyme d’oppression : « l’urbaphobe critique justement la grande ville comme parasitaire à la méditation, au retour sur soi, au repos et au silence. »1 Les paroles de Joseph
Joubert : « J’ai de la peine à quitter la ville parce qu’il faut me séparer de mes amis ; et de la peine à quitter la campagne parce qu’alors, il faut me séparer de moi »2 illustre la vision que certains ont de la ville : un simple générateur de liens sociaux à travers lequel il est impossible d’avoir un développement personnel. Cette opinion est bien entendu, individuelle, et nous choisirons de nous intéresser à la ville en transformation, génératrice d’énergie, favorisant un épanouissement personnel. À travers la ville, il est possible de vivre de nouvelles expériences, faire de nouvelles rencontres, mais aussi se retrouver seul, pas seulement chez soi, mais également au sein de la ville, parmi les recoins de rues. La ville participe donc au développement personnel du citadin. George Simmel mêle urbanisation, énergie, force et tension. Il y a donc quelque chose qui fait qu’une énergie commune jaillit de la ville et transperce ses citadins. Afin de mieux comprendre en quoi consiste cette énergie citadine, il est important de comprendre ce que représente une ville en transformation.
1. Id. 2. REYNAL Paul. Pensées, essais, maximes et correspondance de J.Joubert. Disponible à l’adresse : http://www.babelio.com/livres/Joubert-Pensees-essais-maximes-etcorrespondance-de-J-Jou/716061
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a : natura naturans. ( la ville en transformation )
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En latin,
« Natura Naturata » : Nature naturée ;
« Natura Naturans » : Nature naturante1 « Le terme de ‘nature’ peut désigner parfois l’essence d’une chose
quelconque, qui est principe d’un certain mouvement. C’est ainsi que l’on attribue à Dieu une nature, ordinairement appelée ‘nature naturante’ de même que la créature est appelée ‘nature naturée »2
La Nature, nom féminin utilisé en tant que verbe et en deux déclinaisons temporelles : l’une au participe présent et l’autre au participe passé, illustre deux concepts Spinoziens distincts. Nature naturante, au participe présent, est une nature créatrice.
1. SPINOZA Baruch. 1660. Chapitre 8 : « De la nature naturante ». Court Traité, I, p.249, p.251 2. GUEROULT Martial. 1968. Spinoza 1, Dieu. Paris: Aubier-Montaigne, Appendice n° 13 : Natura Naturans, Natura Naturata, (traduit par RAYMOND Charles), p. 564
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Selon Spinoza : « par Nature naturante il nous faut entendre ce qui est en soi, et se conçoit par soi, autrement dit tels attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire Dieu considéré en tant que cause libre »1. Natura Naturans est une nature opérante, agissante,
créée par elle-même et qui se suffit à elle-même. Elle est son propre créateur et sa propre régénerance. Naturans est donc créatrice et organisatrice2. Pour reprendre les termes de Spinoza, Naturans exprime une « essence éternelle et infinie »3, c’est-à-dire une nature en transformation et évolution constante. Nature naturée, au participe passé, est une nature créée. Pour Spinoza « Et par naturée j’entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de chacun des attributs de Dieu ; … et qui sans Dieu ne peuvent ni être ni concevoir. »4 Natura Naturata représente la nature conçue, dans son état final. Naturata est donc seulement organisatrice depuis sa création5. C’est une nature qui ne s’autosuffit pas et qui a besoin d’une force extérieure pour se construire.
1. RAYMOND Charles. 2011. Nature Naturante, Nature Naturée: sur quelques énigmes posées par une distinction archi-fameuse. Spinoza –Nature, Naturalisme, Naturation, Presses Universitaires de Bordeaux. (traduit de Spinoza dans l’Ethique en Ethique I 29 sc). Disponible à l’adresse: https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00669999/document, p.5 2. Ibid, p.6 3. Ibid, p.5 4. Id. 5. Ibid, p.6
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Encyclopaedia Britannica, 1971
La Nature naturée a été créée par les lois et obéit donc aux lois de la nature. Spinoza nous invite à penser en Natura Naturans. Le philosophe conteste le libre arbitre et préconise une vie « conforme à la nature. »1 En
effet, on peut comparer l’esprit de Natura Naturans à la pensée absolue ou à la pensée pensante tandis que nous pouvons mettre en parallèle Natura Naturata à ce que Spinoza définit « l’intellect », c’est-à-dire ce qui nous est enseigné par les institutions, la pensée pensée.2 Ce concept s’aligne à notre raisonnement sur la pensée et le chaos à l’échelle humaine. Une pensée ordonnée, dirigée contre une pensée libre. Natura Naturans est vecteur de transformation, d’évolution et donc de création. L’individu qui appréhende la nature en Natura Naturans prend en compte toute l’évolution cyclique de la nature et pas seulement le résultat final. Adopter un rapport à la vi (ll) e en Natura Naturans serait comme adopter une relation saisonnière à la ville. Avoir un rapport qui se transforme en fonction des saisons signifie ne pas adopter un rythme identique et redondant à la ville. Avoir un rapport évolutif à la ville, en constante transformation. Natura-Naturata voit la ville en création finale, en architecture figée. Natura Naturans suit notre raisonnement dans le devenir et dans l’importance du parcours et de l’expérience qui prend le dessus sur la finalité. Nous abordons le chaos en tant force et mouvement infini.
1. Ibid, p.12 2. Ibid, p.17
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Nous devons donc bien comprendre que pour associer chaos et ville, il est important de voir et de ressentir la ville en tant qu’organe vivant, en changement constant, en action et non en état final. Nous allons donc aborder la ville en tant que terrain de jeu et « work in progress » infini et donc en Natura-Naturans : une ville opérante et agissante qui se suffit à ellemême, où son changement et sa transformation est d’une vitesse impalpable et insaisissable. Henri Bergson parle « d’évolution créatrice »1 : une création d’énergie, une force chaotique qui émane les villes.
Nous avons établi que de notre point de vue, il existe une double relation entre le chaos et la ville : le chaos alimente la ville par sa force et lui donne une énergie tandis qu’en retour, la ville tend à récupérer et cadrer cette force pour protéger sa forme propre. Il existe une conflictualité qui opère en surface de l’espace urbain : d’un côté, sa propension à la transformation, de l’autre, son désir de rester identique. La question à laquelle nous devons maintenant répondre consiste à comprendre ce que nous considérons chaotique dans la ville. Le contexte de cette étude se concentre autour des grandes métropoles telles que Paris.
1. PAQUOT Thierry. 2016. Un philosophe en ville, Essais. Paris : Infolio, Collection Archigraphy Poche, p.148
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Un quartier dans le nord de Paris comme Château d’eau peut être associé un arrondissement chaotique par les citadins de Paris. Un mot plus approprié serait un désordre ou plus familièrement, un « bordel ambiant ». De la même manière que dans l’exemple que nous avons donné ultérieurement de l’enfant qui jette les pièces de puzzle sur le sol, les citadins se forment une représentation mentale visuelle d’un chaos en faisant référence à la foule, au nombre de boutiques, de vendeurs, de marchés, bref, à une certaine ambiance propre au quartier de Château d’eau. De plus, un individu familier aux quartiers parisiens se fait une idée préconçue du quartier de Château d’eau et sait donc exactement à quel paysage s’attendre. À cette idée s’aligne une saisie linguistique du mot chaos, utilisé de manière inadéquate parce que notre vision du chaos n’est pas définissable. À partir du moment où les citadins définissent le quartier de Château d’eau comme un chaos, ce dernier est nié.
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Durant une visite à l’Institut Indien de Technologie de Bombay, Solan Kiarchi, chercheuse pour un projet de développement de Smart City à Bombay, nous a exposé ses recherches pour sa thèse portant sur le sujet du chaos. Selon elle, l’important est de définir l’entropie d’un endroit1.
Le terme entropie vient du mot grec transformation et a été introduit par Clausius en 18652. Il mesure le degré de désorganisation ou le manque d’information d’un système et représente donc l’incertitude. La chercheuse Solan, en parlant d‘entropie d’un espace, nous a confié que pour pouvoir analyser le degré de chaos qu’un endroit avait ou dont il avait besoin, il était nécessaire de mesurer son entropie dans un premier temps, donc son degré d’incertitude.3 W
Photo prise à Mumbai, Juillet 2016 © Audrey Spaulding
1. KIARCHI Solan. 2016. Entretien : Indian Institute of Technology Bombay, India. 16 Août 2016 2. Ethymologie, Entropie, Cnrtl 3. Définition, Entropie, Larousse
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Un élément urbain qui aurait pu être considéré de nature dite « chaotique » dans le quartier de Château d’eau aurait été d’apercevoir quelque chose de totalement inattendu et différent du cadre habituel. Par exemple, une boutique de marque de Luxe située à côté d’une boutique de quartier. La confusion et le questionnement générés par l’emplacement de cette boutique de luxe auraient été synonymes de « chaos ». Cette situation, selon Deleuze, s’appelle une déterritorialisation : « faire du dehors un territoire dans l’espace », c’est-à-dire, sortir des éléments ayant un sens commun ensemble de leur contexte de base. Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari soutiennent le fait qu’il n’y a pas de déterritorialisation absolue, mais seulement des déterritorialisations relatives et surtout que chaque déterritorialisation finit par se transformer en reterritorialisation. Par exemple, un tag sur un immeuble dans le 16e arrondissement de Paris,
quartier chic, calme et conservateur, peut choquer à première vue. Cependant, après un certain temps, les résidents du quartier du 16e arrondissement finissent par s’habituer au tag et à son emplacement. C’est ce que Deleuze et Guattari appellent la reterritorialisation. Le tag finit par se fondre dans son espace spatio-temporel pour finalement trouver sa place dans le décor, donc par se territorialiser. Le tag prend un sens et une importance dans son contexte. En effet, ce n’est pas le tag qui évolue, mais notre perception et l’habitude qui se reterritorialise dès que l’on arrive à trouver des explications à des situations inhabituelles. Dès lors que la situation est expliquée, définie et qu’on lui trouve un sens, alors elle n’est plus de nature chaotique.
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Mise à part la reterritorialisation des éléments chaotiques, il y a aussi un phénomène évident de gentrification des quartiers urbains dans les métropoles. Il y a à peine une cinquantaine d’années, le quartier Barbès dans le 18e arrondissement de Paris était considéré comme un quartier
défavorisé et mal fréquenté. Au fur et à mesure des dernières années, ce quartier a beaucoup changé. Un phénomène de gentrification a remplacé des boutiques « de quartiers » telles que des magasins de tissus pour laisser s’installer de nouveaux magasins et restaurants bourgeois-bohèmes tels que La « Brasserie Barbès », restaurant chic et décalé, qui a récemment ouvert en fin avril 201511. Une telle installation, il y a plusieurs années, aurait porté à confusion. La brasserie aurait été considérée comme un élément « chaotique » et ne se serait pas fondu dans le contexte de l’époque. Cependant, le quartier Barbès, s’étant complètement gentrifié au fur et à mesure des années, un restaurant avec des prix au-dessus du niveau de vie des anciens résidents (ou alors le peu d’anciens résidents restant), n’est plus considéré comme une situation hors contexte. Ce phénomène s’étant normalisé, la Brasserie Barbès a pris son sens, est rentrée dans un contexte et s’est donc reteritorialisée. La situation n’est donc pas chaotique.
1. WLODARCZAK Sophie. Brasserie Barbès, le nouveau chic d’un quartier populaire. Dixhuitinfo.com. 21/05/2015. Disponible à l’adresse: http://www.dixhuitinfo.com/ societe/article/brasserie-barbes-le-nouveau-chic-d
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Le quartier Barbès et sa nouvelle brasserie ne sont pas l’unique exemple. Dans le 2e arrondissement de Paris, les rues Montorgueil et Tiquetonne sont le symbole même de la gentrification d’un quartier : des boutiques de mode « bobos » aux prix très élevés. La gentrification est à la fois rapide dans sa transformation des quartiers, mais est à la fois un ralentissement en normalisant et territorialisant les nouveautés dans un contexte. La gentrification n’est pas une transformation et n’est pas non plus chaotique dans le sens où elle prend place et devient une « norme » : elle représente un embourgeoisement de quartier, et non un synonyme de nouveauté ou de changement.
La Brasserie Barbès, symbole de la gentrification naissante dans un quartier historique, 23/05/2015, Telerama © Pauline Bernard / MYOP Diffusion
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Notre incapacité même à comprendre l’évolution et la transformation d’une certaine situation est synonyme de chaos. L’exemple ci-dessus des deux boutiques contrastes placées côte à côte à Château d’eau fait donc partie de certains éléments non explicables de la ville. Le hasard, ou alors le fait de ne pas pouvoir exactement expliquer la provenance d’un certain phénomène, porte à confusion, est chaos. Cependant, il n’est pas pure folie d’envisager que cette boutique de luxe finira par elle aussi, s’intégrer et trouver sa place dans cet environnement toutefois étranger. Nous avons vu qu’un espace peut être considéré chaotique dès lors qu’il y a une contradiction apparente qui porte à confusion. Les boutiques « bobos » de la rue de Montorgeuil ou encore la brasserie de Barbès n’ont aucun attrait chaotique, car elles ont fini par être territorialisées. Nous ne sommes plus choqués et déconcertés de voir des boutiques à prix très élevés dans des anciens quartiers défavorisés. Comme pour les tags, notre perception nous a permis d’actualiser ces éléments dans de nouveaux contextes, et donc, de les reterritorrialiser.
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b : l’appareil tue la machine de guerre.
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Pourquoi avons-nous tendance à rapidement remettre les éléments chaotiques dans un contexte et à les reterritorialiser plutôt que de les laisser vivre ? Nous avons vu que notre mode de perception et l’habitude nous permettaient de normaliser des phénomènes étranges ou inconnus. Cependant, plus que de la perception, il y a aussi une dimension de rigidité à la ville. Une tendance à la ville de contrôler les forces chaotiques et inconnues afin de conserver son authenticité. Il est donc parfois difficile de laisser une place au chaos dans la ville (autrement dit, le chaos comme nous l’entendons dans ce mémoire). Quel mode de pensée et rapport à la ville pourrions-nous donc adopter afin de laisser vivre ces forces chaotiques (et d’en bénéficier) ? Il semble difficile et impensable de complètement repenser l’espace urbain. Néanmoins, un rapport autre à la ville nous intéresse. À travers une analyse de deux concepts élaborés par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, nous étudierons la conflictualité entre cette ville rigide, organisatrice, contrôleuse de chaos et cette force extérieure essayant de faire vivre le chaos à travers cet espace urbain inflexible — un système clos, formé en Natura Naturata. Nous suggérerons par la suite, une autre manière de penser et d’appréhender la ville.
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Cet espace rigide établit par l’État, a été créé de manière organisée tout en répondant aux lois et coordonne avec les intentions de l’État, faisant en sorte que le chaos ne perturbe pas l’ordre établit. Pour se référer à la « Ville État », Deleuze et Guattari utilisent les termes : « appareil » ou « l’état ». Pour exprimer cette force créatrice, et ce mode de pensée autre, Deleuze et Guattari feront référence à « la machine de guerre ». Quelle est donc cette « machine de guerre », capable de passer entre les mailles rigides de l’État ? Selon Deleuze et Guattari, « La machine de guerre est extérieure à l’état. »1 Et plus précisément :
« Il serait plutôt comme la multiplicité pure et sans mesure, la meute,
irruption de l’éphémère et puissance de la métamorphose. Il dénoue le lien autant
qu’il trahit le pacte. Il fait valoir une furor contre la mesure, une célérité contre
la gravité, un secret contre le public, une puissance contre la souveraineté, une machine contre l’appareil. »2
1. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix.1980. Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2. Paris : Ed. Minuit, Les Editions de Minuit, Collection « Critique », p.434 2. Ibid, p.435
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Dans notre réflexion, nous nous permettons d’interpréter le concept de l’appareil de Deleuze et Guattari comme la ville en Natura-Naturata. Une ville gérée par des lois avec « des répartitions binaires entre états »1.
L’appareil a donc été créé par L’État et se focalise dans l’organisation plus que dans la transformation. Telle la pensée contrôlée chez l’humain, l’appareil est représenté en « intériorité », c’est à dire, conforme à une manière de penser. Ce que Deleuze et Guattari appellent alors « la machine de guerre », est « une autre espèce, d’une autre nature, d’une autre origine »24 et est en rapport avec le devenir, la transformation infinie en adéquation avec une ville en Natura Naturans.
Encyclopaedi Britannica, 1971
1. Ibid, p.436 2.Id.
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D’un côté cette rigidité contrôlée et de l’autre cet élément extérieur perturbateur : la machine de guerre est le contraire de l’appareil. Pour mieux comprendre ces deux concepts, Deleuze et Guattari les comparent par des jeux : le go (représente la machine de guerre) et les échecs (représentent l’appareil). Le jeu des échecs est un jeu de guerre institutionnalisé, réglé et codé. Tout au contraire, le go est un espace ouvert, où le mouvement et la spontanéité priment : le jeu n’a pas de destination ou de but précis. Les actions à travers le jeu sont plus importantes que le résultat final. La machine de guerre est alors perçue comme « différente », excentrique et marginale par rapport à l’appareil. La machine de guerre alimente et inspire les citadins à tendre vers le devenir tandis que l’appareil d’état aurait un rôle basé sur l’ordre et la raison. La machine de guerre, productrice de chaos est une menace pour l’appareil. Ce dernier essaye alors d’anéantir sa force créatrice en la limitant et la contrôlant. La mer, par exemple, espace lisse et infini aux forces chaotiques imprévisibles, a été réappropriée, limitée et contrôlée par l’appareil afin qu’elle ne risque pas de déborder.
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Dans « La ville des réseaux », Antoine Picon souligne le fait que « les dispositifs d’adduction d’eau et d’assainissement sont parmi les premiers à être interprétés comme des réseaux. »1— des réseaux qui enferment et
cloisonnent le mouvement imprévisible de l’eau afin de mieux le maîtriser. Selon Deleuze et Guattari, l’organisation de l’appareil se développe donc sur un espace strié : un espace fermé avec des systèmes linéaires et solides. Il y a donc un phénomène de reterritorialisation des forces chaotiques par l’appareil afin de toujours conserver le contrôle de l’espace urbain. La machine de guerre repose sur des notions dynamiques et nomades alors que l’appareil repose sur des règles civiques et statiques : « c’est l’idée de loi qui assure une cohérence à ce modèle »2. Ce modèle ou plutôt cette « cité modèle » est basé sur le monopole et le pouvoir tandis que la machine de guerre est basée sur « un peuple ambulant de relayeurs », un corps. L’appareil a une tendance sédentaire et opère sur un espace dit « strié » — strié par des murs, des clôtures, des chemins.
1. PICON Antoine. 2014. La ville des réseaux, un imaginaire politique. Paris : Editions Manucius, p.17. 2. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix.1980. Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2. Paris : Ed. Minuit, Les Editions de Minuit, Collection « Critique », p.508
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Dans La ville des réseaux, Antoine Picon compare la ville à un corps, les quartiers à des organes et les réseaux urbains à la circulation sanguine. Picon insiste sur l’importance du mouvement dans la circulation sanguine. « C’est la circulation qui semble générer en quelque sorte le réseau, mais pas n’importe quel mouvement. Ce dernier doit être organisé ; il doit suivre des règles assez précises »1, mais encore que « ce fonctionnement huilé réclame que l’on contrôle les individus. Façonner le sujet de l’expérience urbaine, telle est l’ambition ultime de la ville des réseaux. »2 À travers l’exemple de Picon, nous entendons que la ville régule constamment le mouvement. Par exemple, les transports en commun dans les grandes métropoles nous donnent une sensation de mouvement libre. C’est-à-dire qu’en tant que citadin, nous avons l’impression de nous déplacer librement, de définir notre propre chemin et donc d’être maître de notre propre destination. Cependant, si l’on reprend les termes de Deleuze et Guattari, nous comprenons que le citadin se déplace sur un espace qui a été « strié ». Ce qui signifie qu’il se déplace d’un point à un autre, sans jamais quitter son objectif ultime : sa destination finale. L’appareil garde donc les citadins au sein d’un espace strié, où le mouvement reste contrôlé jusqu’au bord de ses frontières afin qu’il n’y est aucun risque de débordement. L’expérience urbaine du citadin au sein de l’appareil est donc probablement une maigre illusion…
1. PICON Antoine. 2014. La ville des réseaux, un imaginaire politique. Paris : Editions Manucius, p.17-18 2. Ibid, p.24
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Š Jose Martin
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La machine de guerre quant à elle, adopte une attitude de nomadisme (Deleuze et Guattari appelleront le nomade « le guerrier »). Le guerrier se déplace dans un espace lisse, uniquement marqué par des traits. À défaut de strier l’espace, la machine de guerre l’occupe avec un vecteur de déterritorialisation en mouvement constant et ne reterritorialise jamais cet espace. Cette dernière suit « le mouvement réel à l’issue duquel les états s’étant approprié à leurs buts »1. Le guerrier ne va donc pas d’un point à un
autre, mais au contraire, touchera les points qu’il rencontrera sur son chemin. Chaque point est un relais, et ne se territorialise pas. À nouveau dans le domaine des transports, on pourrait être amené à penser que la voiture, contrairement aux réseaux urbains, donne une certaine forme de liberté, car le conducteur possède une sensation de contrôle sur sa destination. Néanmoins, le conducteur se doit d’obéir à certaines règles de la route et est obligé de rouler entre une route tracée et définie et va donc, d’un point à un autre. Notre notion de choix et de liberté est donc étroitement juste. La machine de guerre serait donc une forme d’extériorité et d’excentricité à cultiver au sein de ce système prédéfini — une forme d’extériorité qui met la pensée dans un espace lisse qu’elle doit occuper sans pouvoir le compter. Il n’y a pas de méthode dictée de déplacement, mais seulement des relais. Le citadin ne se déplacerait pas d’un point à un autre, mais de part en part plusieurs points.
1. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix.1980. Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2. Paris : Les Editions de Minuit, Collection « Critique », p.436
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Adopter un esprit de machine de guerre permettrait de cultiver un rapport autre à la ville, un rapport plus libre. En ce qui concerne l’appareil, celui-ci n’est pas synonyme de liberté individuelle. L’appareil fonctionne par organisation et monopole, sous forme d’arborescence hiérarchique. Dans Happy City, Charles Montgomery nous montre la corrélation entre les logements construits à la verticale et la diminution du bonheur des individus qui y habitent1. En effet, Montgomery explique que vivre à la verticale apporte une satisfaction à court terme. Les résidents ressentent un sentiment de supériorité et de privilège, mais très vite commencent à se sentir seuls, exclus de toute activité quotidienne du quartier en dessous de leur logement. Les résidents de ces tours ne ressentent donc aucun sentiment d’appartenance à leur quartier. De par la construction de ces tours « à la verticale », les résidents n’arrivent également pas à créer une communauté avec les habitants des tours. Les étages sont agencés en couloirs garnis de portes qui mènent à des appartements solitaires. Il apparaît alors difficile et peu naturel d’établir des liens sociaux avec les résidents dans ces couloirs. Ces tours ne possèdent pas d’endroits naturels pour se regrouper et connecter avec d’autres personnes. La forme organisationnelle de l’appareil n’apparaît donc pas comme génératrice de liens sociaux et n’incite pas au développement personnel, à la liberté individuelle.
1. MONTGOMERY Charles. 2013. Happy City, Transforming our lives through urban design. New York : Farrrar, Straus and Giroux, p.132, p.133
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Dans la Théorie des moments, Henri Lefebvre décrit la vie privée comme la vie « privée de tout ». Rester à l’intérieur de ces structures striées déterminées par l’ennui, le ressassement du passé et des souvenirs nous encre dans notre confort et ne permet pas de nous laisser envahir par l’inconnu. Pourtant, Thierry Paquot, dans son chapitre ‘Habiter’ de son ouvrage un philosophe en ville décrit la maison comme une base de repli, un repli, un endroit où l’on se construit, les racines de la famille. Il ajoute : « les lieux que j’occupe me préoccupent. Ils sont une pièce de ma personnalité puzzle. Ils contribuent à faire de moi qui je suis. Une maison et son jardin dans lesquels je me sens tout bonnement bien apaisent mes craintes et stimulent ma créativité. »1 Le terme « Habiter » signifie être bien
chez soi, se sentir rassuré et en sécurité, être dans le confort. Il représente donc une vie faite d’habitudes et de repères. Ici, le terme « Habiter » ne se restreint pas seulement au logement, mais aussi à la ville, à un quartier. Habiter un quartier indique que des habitudes se sont développées. De par nos habitudes, on se réapproprie notre environnement, on le reterritorialise. Dès lors, on ne s’aventure plus à l’inconnu et on ne se laisse plus surpris par le hasard.
1. PAQUOT Thierry. 2016. Un philosophe en ville, Essais. Paris : Infolio, Collection Archigraphy Poche, p.207.
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La machine de guerre quant à elle, ne fonctionne pas sous forme organisationnelle prédéfinie et hiérarchique telle que la famille, mais plutôt en tant que « meute ». Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari citent le « mondain et dandy » Eugène Sue : « Je ne me rallie pas à la famille, je me rallie à la meute »1. Dans une meute, il n’y a pas d’organisation et surtout, pas de hiérarchie. Chaque individu évolue à son rythme. Néanmoins, une meute est toujours menacée par sa rigidification en « famille » — un leader s’impose, prend la tête de la meute et lui impose une direction, des lois, des principes à respecter et voilà qu’une hiérarchie structure l’ensemble de haut en bas. La famille fonctionne de manière arborescente et verticale quand la meute, au contraire, est rhizomatique et horizontale2.
1. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix.1980. Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2. Paris : Les Editions de Minuit, Collection « Critique », p.443. 2. Id.
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Une autre analogie peut illustrer cette opposition : le catholicisme est une famille quand le protestantisme serait plus proche de la meute le pape est à la tête d’une organisation verticale, les églises protestantes se créent et se dissolvent, se multiplient à l’horizontale, indépendamment les unes des autres. En effet, la machine de guerre est de type « rhizome », c’est-à-dire qu’elle n’a donc pas la forme d’une arborescence verticale, mais possède plutôt une forme à l’horizontale que Deleuze et Guattari appellent : « chaosmos radicelle »1 — de multiples petites racines et sous racines qui sont toute reliées entre elles2. La connexion ne se fait pas de manière verticale avec un seul chemin possible, mais plutôt à l’horizontale avec plusieurs possibilités d’interactions. Le modèle rhizomique semble donc laisser une plus grande place aux rencontres spontanées et aux découvertes au hasard. Le guerrier découvre la ville à chaque point qui est un relais et donc un nouveau départ. Il rencontre une nouvelle ville à chaque fois.
1. Ibid, p.12, p.13 2. Id.
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Rhizomes, 2016 Š Pamela Campagna
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‘ faire une ville
étrangère à la ville
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‘
La pertinence du modèle de la machine de guerre repose sur le fait de ne pas se sentir chez soi, d’appréhender sa ville, ses quartiers et de se laisser envahir par un sentiment d’angoisse en osant prendre des risques — se sentir touriste dans sa propre ville. Cependant, même un touriste, dans une ville qui n’est pas sienne, peut choisir de visiter la ville en retrouvant des repères, des habitudes et donc en reterritorialisant directement le territoire nouveau. Un touriste qui prend le même chemin tous les jours pour rentrer à son hôtel a développé des habitudes dans une ville inconnue. Le touriste peut alors choisir de strier l’espace ou alors plutôt de se déplacer dans un espace lisse, en se laissant envahir par la nature chaotique de la ville, d’agir comme un touriste guerrier. Afin d’entretenir un rapport chaotique à la ville, le rôle du parisien même serait donc d’adopter l’attitude du touriste guerrier et de faire une ville étrangère à la ville - « Mettre la pensée en rapport immédiat avec le dehors, avec les forces du dehors, bref faire de la pensée une machine de guerre. » 1
1. DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix.1980. Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris : Les Editions de Minuit, Collection « Critique », p.469.
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c : dĂŠriver.
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À travers les concepts de Deleuze et Guattari, nous avons compris que l’appareil, ou l’État avait établi un système rigide avec peu de flexibilité : hiérarchique, espace strié et mouvement contrôlé. Les citadins qui suivent le territoire de l’appareil s’ancrent dans des repères et des habitudes en suivant un chemin limité et prédéfini et en territorialisant leur espace. En adoptant un état d’esprit d’appareil, le chaos est nié. La nature chaotique de la ville, refoulée. Pourtant, adopter un état d’esprit telle une machine de guerre c’est adopter un esprit plus libre, excentrique, en mouvement dans un espace lisse. Un espace où le chaos ne s’installe jamais. Ce genre de vie chaotique permet non seulement de faire vivre la ville, mais également, de faire vivre les citadins. Un esprit plus libre où le parcours est plus important que le but. Faut-il donc parcourir la ville en se laissant flâner ? Dériver ?
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Le mouvement situationniste, né en 1957, s’est consacré à étudier la « psychogéograhie », « la dérive » et « l’urbanisme unitaire » dans sa revue : L’Internationale Situationniste1. Pour ce groupe engagé, la dérive est : « une
promenade sans but affiché ». Elle « délie la langue », « active la pensée », « ouvre des perspectives », « détend le corps » et « modifie le rapport que l’on entretient avec le temps et l’espace »2. La dérive stimule le citadin, lui ouvre son esprit afin de cultiver un rapport plus libre à la ville. La dérive permet de découvrir sans a priori, sans jugement. Le simple fait de se laisser aller et donc de « dériver » permet de faire des rencontres imprévues et de traverser des parcours étonnants. La dérive est une balade, un mouvement non programmé et aléatoire, ce qui rend le parcours d’autant plus aventureux et excitant. Dériver c’est se laisser s’abandonner au hasard et se laisser porter sur un espace lisse. Le but du trajet devient le parcours plutôt que sa destination finale. Un parcours spontané nous transporte à une destination imprévue. Se laisser dériver possède donc une connotation forte avec notre vision du chaos urbain : adopter un état d’esprit ouvert afin de se laisser envahir par les forces chaotiques et cultiver un rapport autre à la ville.
1. Les situationnistes en ville. 2015. Sous la dir. de PAQUOT Thierry. Paris : Infolio, Collection Archigraphy Poche, préface 2. Ibid, p.101
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Dériver serait donc penser et agir comme une machine de guerre : traverser plusieurs relais au sein d’un organisme rhizomatique et horizontal. Si l’on applique l’état d’esprit de la machine de guerre, alors il faudrait dériver à plusieurs, en meute. Les dériveurs peuvent se nourrir de l’expérience de chacun. Cependant, tout comme le chaos, une dérive dite « totale » c’està-dire infinie, ne serait ni vivable ni envisageable. Une dérive constante n’est plus une dérive constructive et devient alors une flânerie. De plus, comme le précise Thierry Paquot, dans son chapitre Dérives nocturnes, « le dériveur consomme comme carburant beaucoup d’alcool, ce qui nuit à la mémorisation des “moments”, à la sereine appréciation du “milieu urbain”, mais procure un incomparable vertige qui brouille tout, y compris la frontière entre la nuit et le jour. »1Dériver est donc de nature chaotique, car l’action produit des forces chaotiques qui ne s’installent pas dans le temps. De la dérive, il y a donc une réelle communication et une relation intime entre l’individu et son espace urbain et donc entre chaos et citadin. C’est un échange mutuel éphémère. Tel l’inconscient et le désir, il n’est jamais assouvi afin de ne pas être anéanti.
1. Ibid p.124
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Dans Le poème du métropolitain (1904), Jules Romains nous fais ressentir la relation parfois complexe entre le citadin et son espace :
« L’individu s’est évaporé.
Déjà ils ne songent presque plus à eux,
Tantôt ils allaient, ici et là ; et chacun allait obstinément vers son but ;
Maintenant ils vont ; ils veulent aller, ils veulent tous la même chose : ils communiquent dans la simplicité d’un désir. Jusqu’à ce que, se dispersant, ils
reprennent leur autonomie et laissent s’évanouir l’âme collective qu’ils ont un instant formé. »1
Ainsi, comment faire en sorte que le citadin entretienne un échange spontané continu avec sa ville, afin d’appréhender son espace urbain d’une manière différente, voir jusqu’à le transformer.
1. PAQUOT Thierry. 2016. Un philosophe en ville, Essais. Paris : Infolio, Collection Archigraphy Poche, p.152, p.153
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From one bank to the other © ‘Paris Inattendu en photos’, Collection Roger Viollet, Editions du Chêne, 2007
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III. Détourner, créer du chaos
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Nous avons vu que dériver permet de cultiver une ouverture d’esprit et développer un certain laisser-aller. La dérive laisse la liberté au citadin d’élaborer une lecture chaotique de la ville, et donc avoir un rapport autre avec son espace urbain. Les situationnistes, artistes et révolutionnaires des années 1960, proposent une ville avec une dérive continue et une mobilité interrompue : « New Babylon ». Les citadins participeraient à la transformation permanente du milieu urbain. « Ils imaginent cette ville comme une sorte de labyrinthe modulable, suspendu dans les airs. »1 Les
situationnistes imaginent la ville entière comme un terrain de jeu à grande échelle, provoquant des rencontres inattendues et une énergie sociale. Ce serait donc une dérive active, et plutôt qu’une transformation complète de la ville, ce qui est impossible, on parlera de détournement architectural — un usage et une transformation de la ville présente. « L’urbanisme unitaire n’est pas idéalement séparé du terrain actuel des villes. Il est formé à partir de l’expérience de ce terrain et à partir des constructions existantes »2. Une ville ludique et constructive. L’idée est donc de modifier son environnement actuel, détourner, transformer et donc agir en machine de guerre, pour produire des nouveautés en modifiant l’existant, faire une réelle déterritorialisation.
1. Les situationnistes en ville. 2015. Sous la dir. de PAQUOT Thierry. Paris : Infolio, Collection Archigraphy Poche, p.87 2. Ibid, p.111
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a : dĂŠtourner.
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Le « Parkour » ou l’art du déplacement est une pratique physique dont l’objectif est un déplacement libre et efficace dans l’espace et à travers tout type d’environnement. Inventé par David Belle et officiellement reconnu comme « activité physique » en 19901, le Parkour vise à se déplacer dans
les milieux urbains d’une manière différente et à aller au-delà des passages préétablis, donc à détourner son environnement et à le déterritorialiser. Les éléments du milieu urbain deviennent des obstacles à surmonter grâce à la course, le saut, l’escalade, l’équilibre et différentes figures. Le Parkour est une analogie intéressante pour notre vision du chaos, car il permet de voir la ville d’une autre manière et de percuter et troubler les riverains qui n’ont pas l’habitude de ce genre de déplacement dans leur quartier. Ces riverains vont même jusqu’à affirmer que les parkoureurs dégradent le mobilier urbain. Les autorités ont essayé d’interdire le Parkour, car ils « troublent l’ordre public »2. Seulement, officieusement, le Parkour n’est pas une pratique illégale. Ces « parkoureurs » sont un exemple très intéressant de la déterritorialisation. En détournant l’usage préétabli du milieu urbain, les « parkoureurs » transforment la ville.
1. DARNELL Paul. How to find new outdoor Parkour training spots. Parkour.com, The Official Website of Parkour. 08/03/2016. Disponible à l’adresse : http://parkour.com/howto-find-new-outdoor-parkour-training-spots/ 2. ANGEL Julie. Le singe est de retour (The Monkey’s back). 2006. 35min
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L’action étant un mouvement, cette transformation du milieu urbain ne se retérritorialise jamais. Une autre technique intéressante du Parkour est le fait de découvrir les « spots » au fur et à mesure. Pendant la pratique de l’activité, le parkoureur ne connaît pas sa destination finale. Il découvre la ville en la déambulant, en l’explorant et parfois même en s’arrêtant à une station de métro au hasard afin de repérer les bons spots1 — une architecture complexe avec de nombreux obstacles. Enfin, personnellement et psychologiquement, le Parkour permet de vaincre l’appréhension, se surpasser et de surmonter les obstacles2.
Le Parkour permet d’envisager un rapport autre que le citadin pourrait entretenir avec la ville. Cette activité physique remet en question les installations urbaines prédéfinies et nous inspire à voir la ville autrement. De plus, le Parkour entretient le mouvement, la rapidité et l’efficacité. Cependant, si ce groupe détourne l’usage des espaces urbains, ces derniers ne créer pas de nouveautés et ne transforment pas la ville continuellement. Nous nous intéresserons à un autre groupe urbain qui lui aussi détourne les lieux à sa manière, mais en apportant une modification à leur environnement.
1. DARNELL Paul. How to find new outdoor Parkour training spots. Parkour.com, The Official Website of Parkour. 08/03/2016. Disponible à l’adresse : http://parkour.com/howto-find-new-outdoor-parkour-training-spots/ 2. Id.
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Photo de présentation © 2013 - Parkour Paris
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Il existe depuis maintenant 30 ans à Paris, un groupe qui parvient à modifier l’existant, en dehors de tout système relié à l’État. Les Urban eXperiment sont un groupe clandestin, basé à Paris. Leur but est de faire revivre les lieux oubliés sans avoir recours aux systèmes traditionnels. Ils organisent donc des projets culturels : des évènements artistiques tels que des festivals de films et des concerts clandestins sous le nom de « La Mexicaine de Perforation », mais aussi des chantiers de restauration d’éléments du patrimoine sous le nom des « Untergunther ». Ils entreprennent des actions invisibles en essayant de ne laisser aucune trace, juste le changement et la modification de leur restauration. Le groupe est même passé devant le tribunal pour avoir clandestinement restauré l’horloge du panthéon11. Cependant, le groupe de ces soi-disant « hackers culturels »22 n’a pas été sanctionné, car il n’existe pas de sanction pour avoir restauré l’horloge du Panthéon dans le Code pénal. « La Mexicaine de la Perforation » quant à elle, organise des projections de cinéma clandestines. Pendant longtemps, leurs évènements avaient lieu dans les anciennes carrières sous le Palais de Chaillot.
1. Lémi. Lazar Kunstmann, porte-parole de l’UX : « Si ça ne va pas assez vite, raccourcissez la boucle ». Article 11. 01/12/2009. Disponible à l’adresse : http://www.article11.info/?Lazar-Kunstmann-porte-parole-de-l 2. LACKMAN Jon. “Dans les souterrains de paris des hackers veillent au patrimoine culturel”. Framablog.org. 15/05/2012. Disponible à l’adresse: https://framablog.org/2012/05/15/ urban-experiment-hacker/
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© Jezz Timms
Le jour où l’endroit a été découvert par les autorités, le groupe a tout de suite pris la fuite et quand les autorités sont revenues sur place, une affiche écrit : « Ne cherchez pas »1 était la seule chose qui restait. L’Ux a
donc préféré rester dans l’anonymat et le mystère.
Lazar Kunstmann, porte-parole de l’Ux nous explique les spécificités de ce groupe clandestin2. Tout d’abord, le groupe agit seulement en consensus, en unanimité. Le groupe possède donc les caractéristiques d’une meute, sans aucune hiérarchie. Lazar explique également que pour eux, l’excitation ne se trouve pas dans le fait de restaurer le patrimoine en cachette, mais surtout dans la motivation que rapporte la rapidité et l’efficacité des interventions. Il précise : « Il faut que le cycle soit court sinon la motivation s’émousse »3. Les Ux misent tout sur la transformation en mouvement, sans s’éterniser. Ils ont également choisi de se déplacer en tant que meute, hors des contraintes organisationnelles afin de pouvoir réaliser le maximum de projets — « si ça ne va pas assez vite, raccourcissez la boucle »4. Ce qui fait aussi la particularité de ce groupe est le fait que personne n’est spécialisé professionnellement pour travailler sur un projet spécifique. 1. Lémi. Lazar Kunstmann, porte-parole de l’UX : « Si ça ne va pas assez vite, raccourcissez la boucle ». Article 11. 01/12/2009. Disponible à l’adresse : http://www.article11.info/?Lazar-Kunstmann-porte-parole-de-l 2. Id. 3. Id. 4. Id.
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Dans « La Mexicaine de Perforation », aucun des intervenants ne travaille dans le cinéma. Les projets des Untergunther sont pourtant assez techniques. Pour la restauration de l’horloge du Panthéon, aucun membre de l’équipe n’était ingénieur ou horloger dans leur vie professionnelle. Lazar précise que les individus au sein du groupe pratiquent justement ces activités clandestinement, car professionnellement, elles seraient soumises à trop de contraintes et peu de liberté et donc ne laisseraient pas les individus avoir une marge de créativité. De plus, parce que leurs projets sont appelés des « expériences », on ne pourra jamais dire « ce n’est pas possible »1, car
l’expérience sera déjà passée. L’intérêt est donc plus le parcours que le but — partager une expérience. L’Ux restaure le patrimoine français sans aucun but lucratif, mais seulement afin de contribuer à la conservation des biens publics. Lazar Kunstmann, le porte-parole de l’Ux ajoute « Il y a en France, un problème de conception de la valeur de ce qui est public : on considère que ce qui n’est pas privé n’a pas de valeur »2. Il explique que tous les musées qui attirent les touristes et qui ont une valeur économique sont entretenus. On néglige donc parfois la culture au dépit de l’industrie du divertissement (la culture, appartenant à la machine de guerre et l’industrie du divertissement, régit par l’appareil). 1. Id. 2. Id.
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Lazar Kunstmann ajoute que ce problème se reflète dans l’art contemporain. L’art contemporain n’a pas de prétention artistique et n’apporte rien de nouveau, aucun changement. Le vrai environnement artistique se retrouve subverti par des organismes qui survivaient mieux dans le milieu. L’Ux insiste également sur le fait qu’il faudrait reconsidérer notre rapport quotidien à l’art — l’art devrait être constamment autour de soi, être entouré de choses plus palpables — « la seule volonté de l’art c’est d’être vu, expérimenté au quotidien, pas de se trouver à l’abri des regards »1. Un groupe qui fonctionne sur un espace lisse comme l’Ux peut typiquement être considéré comme une machine de guerre et donc de nature chaotique. L’Ux agit en meute et détourne l’espace établi par les organisations en empruntant un autre chemin. En restaurant des lieux oubliés, l’Ux créer une vraie déterritorialisation, toutefois ensuite retérritorialisée par l’Appareil de l’État une fois l’expérience finie. Leur motivation et ambition réside dans la création d’expériences par la rapidité et l’efficacité de la transformation dans leurs projets et non dans le but final. Avoir un rapport différent avec la ville et donc la détourner sont des éléments essentiels pour promouvoir le chaos.
1. Id.
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Seulement, pour promouvoir le chaos de manière constante, il faudrait non seulement détourner, mais aussi créer une valeur. L’Ux certes détourne la ville en « restaurant » son patrimoine, mais pour faire vivre la ville et le citadin, il faudrait un mouvement constant qui ne se reterritorialise jamais ou, créer une nouvelle valeur qui ne se fait pas réapproprier par l’appareil État.
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b : startups ou la machine de guerre.
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Quel genre de modèle chaotique promeut le mouvement constant et la création de nouvelle valeur ? L’agilité des startups leur permet d’être à la fois très rapides et efficaces. Depuis quelque temps, les grandes entreprises se sentent menacées par le succès de ces dernières et essayent d’investir un maximum dans l’innovation1. Quel est donc ce modèle chaotique propre aux startups ? Jusqu’à quelles limites peut-il être intégré à travers les structures rigides des grands groupes ? Ici, nous ferons une analogie des startups afin de voir jusqu’à quel point celles-ci sont de nature chaotique. Nous verrons également de quelle manière les citadins peuvent-ils s’en inspirer afin de tendre vers une vi(ll)e plus chaotique.
1. GIFFARD Julie, MASUREL Jerôme, Grandes entreprises: comment vous inspirer des start-up. Harvard Business Review France, 07/09/2016, Innovation, Chronique d’experts. Disponible à l’adresse: http://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2016/09/12062grandes-entreprises-comment-vous-inspirer-des-start-up/
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D’après Steve Blank, « une startup est une organisation temporaire qui se définit par la recherche d’un modèle économique rentable, répétable et ayant un rendement croissant. »12 Contrairement à la grande entreprise
fixe et linéaire, la startup possède une certaine « agilité » qui lui permet de faire évoluer son produit à l’infini jusqu’à ce que celui-ci marche. On appelle ça le pivot23. La startup est donc en transformation et déterritorialisation constante. Elle n’a soit pas de hiérarchie du tout soit une hiérarchie la plus courte possible et peut donc être comparée à une meute. Son agilité vient de plusieurs critères : leur taille « humaine », l’absence de limite d’âge et la flexibilité des diplômes en termes de recrutement34. En effet, il importe peu qu’un candidat possède les diplômes requis pour un poste. L’essentiel repose dans son habileté technique et sa motivation. Les employés d’une startup se sentent donc généralement plus motivés et plus concernés que ceux d’une grande entreprise.
1. ANAMOUTOU Kristy. 2015. Les éléphants peuvent danser… Les startups et les grandes entreprises, conte de fees ou légende urbaine? Master 2 Stratégie RH: Université Panthéon Assas (Paris II), p.2 2. GIFFARD Julie, MASUREL Jerôme, Grandes entreprises: comment vous inspirer des start-up. Harvard Business Review France, 07/09/2016, Innovation, Chronique d’experts. Disponible à l’adresse: http://www.hbrfrance.fr/chroniquesexperts/2016/09/12062-grandes-entreprises-comment-vous-inspirer-des-startup/ 3. Id.
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Elon Musk, entrepreneur fondateur de Tesla, Paypal et SpaceX (anciennes startups) mène une vie dite chaotique. Depuis sa plus jeune enfance, Elon Musk s’instruit dans divers domaines : la philosophie, la religion, le design de produit, la programmation, etc. Il ne s’est jamais restreint à une spécialisation. Elon Musk possède une curiosité intellectuelle généraliste, ce qui fait son originalité et son unicité. Cependant, Elon ne peut pas être considéré comme anti conformiste pur, car il ne s’oppose pas complètement au système. En effet, il est capable de se différencier du système afin de mieux passer à travers les « mailles rigides » de celuici. Si on visualise Elon Musk sur une route à double sens, ce dernier ne se placerait ni dans le sens de la route, ni à contre sens, mais au milieu de celle-ci. Musk pense différemment, aborde la vie avec un rapport chaotique. Il en est de même pour les startups. Ces dernières arrivent à être en devenir et passer à travers la rigueur d’un écosystème tout en faisant partie d’un réseau : partenaires, clients, investisseurs et mentors. De leur agilité et de leur flexibilité, les startups arrivent à conquérir des marchés que les grandes entreprises n’ont jamais réussi à atteindre. Cette liberté et nature chaotique a cependant des risques ainsi que des limites.
© Scott Olson, Getty images
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La startup possède un risque de se faire coter en bourse, de se faire racheter et donc de se reterritorialiser. Les grandes entreprises, par peur de se faire dépasser par la nature chaotique des startups, essayent de se rapprocher de celles-ci afin de profiter de la nature de leurs produits et de s’inspirer de leur éthique de travail. Par des acquisitions de startups, les grandes entreprises éliminent la concurrence, mais également anéantissent le projet de celles-ci en se le réappropriant sous leurs conditions1. Les grandes
entreprises essayent également d’investir dans des startups prometteuses ou de co-développer des projets avec elles. Cependant détenteurs de fonds, ces grands groupes exercent une pression sur les startups si le processus de développement de projet ne va pas assez vite.
1. GIFFARD Julie, MASUREL Jerôme, Grandes entreprises: comment vous inspirer des start-up. Harvard Business Review France, 07/09/2016, Innovation, Chronique d’experts. Disponible à l’adresse: http://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2016/09/12062grandes-entreprises-comment-vous-inspirer-des-start-up/
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Les grandes entreprises, envieuses des startups, ont finement étudié leur savoir-faire et ont essayé de les imiter en adoptant la méthodologie de la « Lean Startup »1 qui consiste à accélérer le processus d’itération
et de prototypage afin de pouvoir faire des modifications constantes sur les nouveaux produits. Dans les départements des ressources humaines, il existe même des « offres de formation sur mesure »2 pour favoriser la multidisciplinarité. Cependant, de par leur taille, les grandes entreprises n’arrivent pas à adapter le modèle des startups dans leur écosystème. En essayant de se réapproprier leur secret, la magie s’écroule, le mouvement s’arrête. Tout comme la ville avec le chaos, les grandes entreprises entretiennent une relation double et conflictuelle avec les startups : d’un côté le désir de la transformation et du mouvement, mais de l’autre, un désir de rester authentique et une peur de se faire dépasser qui poussent ces grandes structures à cadrer les startups, à les reterritorialiser, jusqu’à les anéantir.
1. ANAMOUTOU Kristy. 2015. Les éléphants peuvent danser… Les startups et les grandes entreprises, conte de fees ou légende urbaine? Master 2 Stratégie RH: Université Panthéon Assas (Paris II), p.2 2. ANAMOUTOU Kristy. 2015. Les éléphants peuvent danser… Les startups et les grandes entreprises, conte de fees ou légende urbaine? Master 2 Stratégie RH: Université Panthéon Assas (Paris II), p.13
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On peut, jusqu’à une certaine limite, s’inspirer du modèle chaotique éphémère des startups : un modèle hétérogène avec une ouverture d’esprit et un anticonformisme limité qui leur permette d’être agiles et flexibles à travers un système rigide afin de générer de la création. Un rapport à la ville inspiré du modèle des startups permettrait donc de produire des forces chaotiques.
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c : vers une vie chaotique.
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Nous avons donc bien compris que de notre point de vue, il est non seulement plus intéressant, mais aussi plus riche de vivre une vie dite chaotique afin d’entretenir un rapport autre à la ville. Cependant, il paraît difficile d’intégrer le chaos (comme nous l’entendons) dans nos vies telles qu’elles sont faites aujourd’hui. En effet, notre désir de transformation constant rentre en conflit avec nos vies urbaines actuelles. Il pourrait sembler ironique d’opposer nos vies contemporaines à la transformation et au mouvement. Notre époque est l’emblème de la rapidité et de l’abondance technologique. Cependant, pour Bernard Stiegler, « l’accélération de l’innovation courtcircuite tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation »1. Pour le philosophe, « l’innovation disruptive » s’oppose à la civilisation. Stiegler explique que la disruption a commencé avec comme but : la structuration en réseau numérique et la connexion généralisée2. Il affirme que les innovations récentes de la Silicon Valley anéantissent les individus avec des « légitimités réfléchies »3.
1. GUITON Amaelle.. Bernard Stiegler :«L’accélération de l’innovation court-circuite tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation». Libération. 1 juillet 2016. Disponible à l’adresse: http://www.liberation.fr/debats/2016/07/01/bernard-stiegler-l-acceleration-del-innovation-court-circuite-tout-ce-qui-contribue-a-l-elaboration_1463430 2. Id. 3. Id.
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‘reconstruire une pensée critique’
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En effet, pour Stiegler, une disruption ou rupture technologique est toujours suivie d’un choc technologique qui, généralement, produit une nouvelle époque munie d’un nouveau savoir influençant la vie et les esprits des individus. Cependant, ces dernières disruptions n’ont pas nourri la civilisation, mais l’ont au contraire, démolie. Au lieu de sortir les individus d’un cadre établit, ce bouleversement technologique a d’autant plus ancré les individus dans la morosité, leur faisant perdre touts repères, sans pour autant les alimenter de nouveaux savoirs, de nouvelles découvertes, mais seulement en leur procurant la sensation de vivre dans un monde instable. Bernard Stiegler déclare alors que nous vivons dans une époque… qui n’a pas d’époque1. Notre civilisation n’arrive plus à se projeter positivement
vers le devenir. Nous possédons uniquement des appréhensions négatives qui nous empêchent d’avancer. Cette absence d’ère a anéanti nos valeurs à défaut d’en créer d’autres. Afin de créer une nouvelle époque, Bernard Stiegler propose de reconstruire une pensée critique2 — une pensée qui s’investit individuellement dans des débats et des luttes qui ont une vraie cause et surtout, de ne plus laisser notre pensée se faire contrôler: une pensée pensante.
1. Id. 2. Id.
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Après avoir bien compris à travers ce mémoire notre vision du chaos, il apparaît que nos vies et villes d’aujourd’hui soient en manque de chaos. Les individus se doivent donc de cultiver un esprit en dehors du système imposé. Quels sont les nouveaux moyens à mettre en place afin de passer à travers les mailles rigides d’un système anéanti ? Pouvoir surfer sur la vague du chaos? Comme nous l’avons vu à travers l’analyse de Bernard Stiegler, il ne s’agit pas de ralentir les nouveautés technologiques, mais plutôt d’apporter des innovations sous un autre régime, de remettre en question la façon dont nous pensons afin de créer de nouvelles interactions intéressantes avec notre environnement générant du chaos. Afin de vivre une vie plus riche et de créer de nouvelles interactions urbaines, il parait essentiel de laisser une partie de notre destinée au hasard et avoir le courage de ne plus se laisser contrôler et dicter par les règles sociétales. C’est ce que Luke Rhinehart, personnage principal de l’ouvrage The Dice man ou L’Homme dé (biographie écrite par l’écrivain George Powers Cockcroft dans les années 1970) décide de faire. Luke Rhinehart, psychiatre new-yorkais, possède une vie comblée de succès et de bonheur, mais également comblée par l’ennui, la routine et ancrée dans un conformisme insoutenable. Sa vie est donc le contraire d’une vie chaotique.
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Le personnage décide alors de prendre toutes ses décisions en fonction d’un dé (et de ne jamais désobéir au résultat indiqué sur le dé)1.
Luke génère alors un hasard limité, dans le sens où il annonce les options possibles d’une certaine décision avant de lancer les dés. Même si le personnage provoque un système aléatoire restreint, cette technique s’avère plus forte que de prendre une unique décision préméditée. Le personnage Luke Rhinehart applique alors cette règle à toute sa vie et se laissera porter par les décisions du dé, parfois complètement immorales. Il mènera donc à travers son histoire, une vie chaotique. Cette explication nous suffit, car nous avons vu qu’il est humainement impossible de vivre une vie purement chaotique. Un aléatoire défini est alors satisfaisant. En laissant sa vie entre les mains du hasard et de l’aléatoire, un individu a plus de chance de prendre des risques et de vivre une expérience intéressante où il réalisera peut-être des fantasmes qu’il s’était interdits.
1. GRIVOT Nathalie. Crise de livres : « L’Homme-dé ». Le Monde Livres. 17/07/2009. Disponible à l’adresse : http://www.lemonde.fr/livres/article/2009/07/17/l-hommede_1218456_3260.html
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La question se pose alors : comment générer un aléatoire limité ? Plus précisément, comment générer des interactions urbaines aléatoires afin que le citadin explore la ville d’une manière différente à chaque fois ? Nous avons vu à travers ce mémoire que le citadin qui suit l’appareil organisationnel de la ville aura tendance à se forger des repères et des habitudes. Ainsi, un Parisien ancré dans son quotidien empruntera pratiquement toujours le même chemin pour se rendre au travail ou chez ami. Même s’il décide de se rendre à un nouvel endroit qui sort de sa routine, une application telle que Google Maps lui indiquera un chemin prédéfini. Si le parisien décide de se rendre à nouveau à cette destination sans modifier son point de départ, l’application lui proposera le même itinéraire. Les interfaces mobiles utilisées par les citadins aujourd’hui nous communiquent donc un message contradictoire : à la fois une sensation de contrôle sur le résultat de la recherche et à la fois une forme de hasard. Même si ces applications ont pour but primaire l’efficacité, pour vivre une vie chaotique, il serait intéressant pour le citadin de prendre un trajet différent à chaque fois afin qu’il explore sa ville d’une manière étrangère.
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Volatiles et éphémères à la fois, les mailles et liens préconçus de nos villes sont pourtant très serrés. Entraînées par un désir de propension et de transformation qui ne fait que s’accélérer, la vie et la ville d’aujourd’hui laissent cependant de moins en moins l’opportunité au citadin de cultiver un rapport chaotique avec son environnement. Avec l’émergence des smart cities, il est possible que ces mailles sociétales deviennent de plus en plus étroites et rigides. En effet, les smart cities auront la capacité de procurer aux individus une vie encore plus rapide, plus efficace, mais surtout plus préméditée et assistée. Une efficacité qui laissera aux citadins encore plus de « temps ». Du temps que nous avons réussi à perdre plus qu’à gagner ces dernières années. Il ne dépend alors qu’au citadin de rester ancré dans ses habitudes et entretenir une relation indifférente à la ville ou alors d’adopter un mode de vie chaotique afin de développer une relation en échange constant avec la ville : une lecture chaotique de la ville favorisant une vie plus riche et plus libre.
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Conclusion
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Nous avions posé la question initiale suivante : quelle place pour le chaos dans la vie citadine ? Afin de répondre à cette problématique, nous avons tenté d’aborder le chaos à travers une étude aisément large et nuancée, appréhendant les mythes préconçus du chaos et de la ville. Commençant notre réflexion par des théories mathématiques et en poursuivant sur l’origine même du terme, nous avons essayé d’établir notre propre vision et définition du chaos en nous appuyant sur des concepts philosophiques pertinents de Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux. Cette ouverture d’esprit et manière de pensée nous a permis d’aborder le sujet du chaos d’une manière fine, mais perçante. Le chaos a d‘abord été étudié dans différents domaines : celui dans l’être du vivant, dans l’art et ensuite comparé à l’inconscient. Nous avons étudié ses limites, mais avons aussi indéniablement saisi sa force inconsciente — le chaos non définissable en tant que tel est un mouvement en transformation constante. Chez l’humain, le chaos est cette force schizophrénique que l’autre côté, défini par la raison et des lois, telles que la pensée, essaye incontestablement de nier ou de contrôler. Une vie en l’absence de chaos est une vie ancrée dans des repères et des habitudes. Se laisser porter par la vague des forces chaotiques nous amène à penser différemment. De par notre exploration du chaos à l’échelle humaine, nous avons ensuite établi une relation évidente entre le chaos et la ville. Le chaos transperce la ville par sa force et son énergie, mais la ville, nie ou se réapproprie cette force en la reformatant afin de conserver son authenticité.
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Le chaos et la ville entretiennent donc une relation conflictuelle — entre le désir de la ville de se transformer continuellement, mais également sa peur de perdre le contrôle ainsi que son identité. Nous avons donc compris qu’il ne s’agissait pas d’imposer des forces chaotiques à la ville, mais plutôt de cultiver un rapport différent à l’espace urbain. De repenser la façon dont nous habitons nos villes et nos interactions quotidiennes. Inspiré par les terminologies de Mille Plateaux, nous avons vu qu’il s’agissait d’être dans le devenir et donc de penser et d’agir comme « une machine de guerre » afin de ne pas subir « l’appareil » qui est principalement dans la théâtralisation, l’organisation et la compartimentation. La « machine de guerre » au contraire se déplace dans des espaces non définis, en meute sans organisation et valorise le parcours plus que le but. Nous avons ensuite étudié des exemples existants et concrets de groupes urbains ayant une autre façon d’habiter et d’interagir avec la ville, en jouant avec les milieux urbains. Le « Parkour », une pratique sportive, consiste à voir la ville comme un espace remplit d’obstacles et donc de la parcourir différemment en ayant une vision différente de l’architecture urbaine. Nous avons également découvert le groupe clandestin de l’Ux, un groupe qui restaure les lieux oubliés de la ville à but non lucratif. Ces groupes détournent la ville, indépendamment des organisations préétablies. Nous nous sommes ensuite intéressés au domaine du travail, et en comparant la relation du chaos et de la ville, nous avons pu trouver des ressemblances dans la relation entre les grandes entreprises et les startups. L’un est une organisation avec un système hiérarchique rigide et l’autre est un petit groupe flexible et agile.
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Cependant, si une startup peut avoir des caractéristiques similaires à la « machine de guerre », celle-ci a toujours un risque de se faire « reterritorialiser » par les grandes entreprises. La nature chaotique de ces startups se retrouve limitée par les mailles sociétales qui se resserrent de plus en plus. Nos sociétés n’ont jamais été aussi rapides mais dépassées par le sur-contrôle et la rigidité, celles-ci laissent visiblement de moins en moins de place à une vie chaotique. La nature humaine a tendance à vouloir tout expliquer, tout cloisonner et tout recadrer. L’objectif de ce mémoire n’était pas de définir ce qu’est le chaos, mais plutôt d’envisager un rapport chaotique à la ville, à la vie : penser et se déplacer différemment, avoir de nouvelles interactions, et de par notre rapport différent à l’espace urbain, créer une réelle force chaotique. La globalisation reproduit des répétitions, des redondances. Adopter une vie chaotique ou habiter une ville chaotique serait vivre une existence en transformation, portée sur le hasard, les rencontres, les interactions et non une existence portée sur le cloisonnement, mais aussi la séparation.
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Ce mémoire nous a permis de dégager trois problématiques autour de différents domaines : Comment en tant que designer puis-je créer des alternatives urbaines pour les individus atteints de déficiences de perception ? Afin d’aider les personnes ayant un handicap (par exemple les nonvoyants) à trouver des moyens d’appréhender, d’interagir et de détourner leur espace urbain de manière à ce qu’ils se sentent moins à l’écart. Comment en tant que designer puis-je permettre dans un contexte de vie de plus en plus guidé, de l’enrichir par le chaos ? Afin de passer d’une vie passive à une vie active. Redéfinir la notion de « vivre une vie riche », le rapprocher à un épanouissement personnel, un dépassement de soi. Par exemple, que signifie une vie riche pour une personne atteinte d’un cancer ? Comment en tant que designer puis-je valoriser des initiatives qui agissent en dehors des systèmes traditionnels ? Redonner de la valeur à des individus (comme les hackers) ou des organismes qui sont obligés de fonctionner en dehors des procédures organisationnelles de l’État.
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Glossaire
Natura Naturata : Traduction du latin Nature naturée. Concept inventé par Spinoza qui représente une nature créatrice, opérante, créée par elle-même et qui se suffit à elle-même. Par exemple, un pommier et ses racines incluant tout le cycle naturel. Natura Naturans : Traduction du latin Nature naturante. Concept inventé par Spinoza qui représente une nature déjà naturée, déjà conçue. Cette nature a besoin d‘une force extérieure pour se construire. Par exemple, une pomme cueillie, dans son état final. Work in progress : Traduction de l’anglais qui signifie un « travail en cours ». Smart City : Traduction de l’anglais « ville intelligente » qui désigne une ville utilisant les nouvelles technologies pour « améliorer » la qualité des services urbains. Appareil : Terme utilisé par les philosophes Deleuze et Guattari pour référer à la « ville état », une organisation hiérarchique, sédentaire et peu flexible régit par des ordres.
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Machine de guerre : Terme utilisé par les philosophes Deleuze et Guattari pour parler d’une force créatrice rebelle qui défie « l’appareil ». La machine de guerre est comparée à une meute nomade et flexible, qui se déplace librement à travers « l’appareil ». Espace Strié : Terme utilisé par Deleuze et Guattari pour parler de l’espace de « l’appareil ». Le terme « strié » se dit d’une surface marquée par un ensemble de petits sillons parallèles et peu profonds. C’est donc un espace codifié, géo référencé, nommé, compartimenté et territorialisé. Espace lisse : Terme utilisé par Deleuze et Guattari pour parler de l’espace de « la machine de guerre ». C’est un espace dit insaisissable et étendu tel un désert, qui n’a pas de limites. Un espace ouvert et déterritorialisé. Déterritorialisation : Concept crée par Deleuze et Guattari qui décrit un processus de décontextualisation d’éléments ayant un sens commun ensemble dans leur contexte de base afin de permettre leur actualisation dans d’autres contextes.
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Reterritorialisation : Deleuze et Guattari affirment que toute déterritorialisation finit par se retérritorialiser, c’est à dire se territorialiser à nouveau, se fondre dans un nouveau contexte. Rhizome : Théorie établie par Deleuze et Guattari représentant un système ayant une forme horizontale dynamique et non la forme d’une arborescence verticale figée. Chaosmos radicelle : Terme utilisé par Deleuze et Guattari pour représenter de multiples petites racines et sous racines toute reliées entre elles. Les situationnistes : Individus faisant partie du mouvement de l’International situationniste. Leur projet consistait à refonder la ville afin de construire des « situations », c’est à dire des moments de vies singuliers et éphémères, le contraire de l’espace fonctionnaliste.
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Psychogéograhie : Terme inventé par les situationnistes. La psychogéographie est l’application de la réflexion sur la question urbaine en réaction à l’urbanisme fonctionnaliste. La psychogéographie est l’étude des effets et des émotions que procurent certains lieux urbains sur les individus. Parkour : Désigne un sport qui consiste à se déplacer efficacement dans différents types d’environnements. Les parkoureurs : Nom donné aux individus pratiquant l’activité physique du Parkour. Les Urban eXperiment : Agrégation de groupes clandestins parisiens qui font revivre les lieux délaissés de Paris sans avoir recours aux systèmes traditionnels. La Mexicaine de Perforation : Un des groupes clandestins des Urban eXperiment qui organise des projets culturels, des évènements artistiques tels que des festivals de films et des concerts clandestins.
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Untergunther : Le deuxième groupe clandestin des Urban eXperiment qui organise des chantiers de restauration d’éléments du patrimoine. Lean Startup : Expression utilisée par les startups qui désigne la stratégie de vérifier la validité d’un concept. Google Maps : Service de cartographie en ligne crée par Google.
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Bibliographie
* Illustrations réalisées par Audrey Spaulding * Images retouchées par Audrey Spaulding
Livres : DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix. 1980. Mille Plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2. Paris : Les Editions de Minuit, Collection « Critique ». DELEUZE Gilles. 1990. Pourparlers. Paris : Les Editions de Minuit, Collection « Reprise ». PAQUOT Thierry. 2016. Un philosophe en ville, Essais. Paris : Infolio, Collection Archigraphy Poche. Les situationnistes en ville. 2015. Sous la dir. de PAQUOT Thierry. Paris : Infolio, Collection Archigraphy Poche. PICON Antoine. 2014. La ville des réseaux, un imaginaire politique. Paris : Editions Manucius. VERNANT Jean-Pierre. 1990. L’Univers, les dieux, les hommes. Paris : Editions du Seuil, La Librairie du XXIe siècle. AUDOUZE Jean, CHAPOUTHIER Georges, LAMING Denis,
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Oudeyer Pierre-Yves. 2015. Mondes mosaïques, Astres, villes, vivant et robots. Paris : CNRS Editions. MONTGOMERY Charles. 2013. Happy City. New York : Farrar, Straus and Giroux. PUJAS Sophie. 2015. Street Art: poésie urbaine. Paris : Tana Editions. VANCE Ashlee. 2013. Elon Musk: Teslan SpaceX, and the quest for a fantastic future. Paris : Eyrolles. OBERTI Marco, PRETECEILLE Edmond. 2016. La ségrégation urbaine, Paris : La Découverte, Collection Repères.
Articles : GIFFARD Julie, MASUREL Jerôme. Grandes entreprises : comment vous inspirer des start-up. Harvard Business Review France, 07/09/2016, Innovation, Chronique d’experts. Disponible à l’adresse : http://www. hbrfrance.fr/chroniques-experts/2016/09/12062-grandes-entreprisescomment-vous-inspirer-des-start-up/ MABILLE Bernard. “Hegel, Heidegger et la question du néant”. Revue de métaphysique et de morale 4/2006 (n° 52), p. 437-456. Disponible à
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l’adresse : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale2006-4-page-437.htm#no1 RAYMOND Charles. 2011. Nature Naturante, Nature Naturée : sur quelques énigmes posées par une distinction archi-fameuse. Spinoza – Nature, Naturalisme, Naturation, Presses Universitaires de Bordeaux. Thèse : ANAMOUTOU Kristy. 2015. Les éléphants peuvent danser… Les startups et les grandes entreprises, conte de fees ou légende urbaine? Master 2 Stratégie RH : Université Panthéon Assas (Paris II),
Film : LINKLATER Richard. 2001. Waking Life, 2001. 1h41min.
Documentaire: ANGEL Julie. 2006. Le singe est de retour (The Monkey’s back). 2006. 35min.
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Sites : GINOUX Jean-Marc. Le chaos a-t-il tué le déterminisme. Jean-Marc Ginoux. 3/11/2005. Disponible à l’adresse : http://www.documentsnetwork.com/ download/99322351350_le-chaos-a-t-il-tue-le-determinisme-ginouxuniv-tln-fr.doc GINOUX Jean-Marc. Le chaos en quelques mots. Jean-Marc Ginoux. 3/11/2005. Disponible à l’adresse : http://www.documentsnetwork.com/ download/65732351351_le-chaos-en-quelques-mots-ginoux-univ-tln-fr. doc Marine. Basquiat : énergie et chaos. Le blog de Marine. 9/12/2010. Disponible à l’adresse: http://clins.doeil.over-blog.fr/article-basquiat-energie-etchaos-62652868.html Etudiants de Seconde année de Design Produit de l’Ecole de Design de Nantes Atlantique. L’art et le chaos. News Letter. 10/01/2015. Disponible à l’adresse : http://newsletterp2.blogspot.fr/2015/01/lart-et-le-chaos.html WLODARCZAK Sophie. Brasserie Barbès, le nouveau chic d’un quartier
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populaire. Dixhuitinfo.com. 21/05/2015. Disponible à l’adresse : http:// www.dixhuitinfo.com/societe/article/brasserie-barbes-le-nouveau-chic-d
DARNELL Paul. How to find new outdoor Parkour training spots. Parkour. com, The Official Website of Parkour. 08/03/2016. Disponible à l’adresse : http://parkour.com/how-to-find-new-outdoor-parkour-training-spots/ Lémi. Lazar Kunstmann, porte-parole de l’UX : « Si ça ne va pas assez vite, raccourcissez la boucle ». Article 11. 01/12/2009. Disponible à l’adresse : http://www.article11.info/?Lazar-Kunstmann-porte-parole-de-l LACKMAN Jon. “Dans les souterrains de paris des hackers veillent au patrimoine culturel”. Framablog.org. 15/05/2012. Disponible à l’adresse : https://framablog.org/2012/05/15/urban-experiment-hacker/ GUITON Amaelle.. Bernard Stiegler : «L’accélération de l’innovation court-circuite tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation». Libération. 1 juillet 2016. Disponible à l’adresse : http://www.liberation.fr/ debats/2016/07/01/bernard-stiegler-l-acceleration-de-l-innovation-courtcircuite-tout-ce-qui-contribue-a-l-elaboration_1463430 GRIVOT Nathalie. Crise de livres : « L’Homme-dé ». Le Monde Livres.
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17/07/2009. Disponible à l’adresse : http://www.lemonde.fr/livres/ article/2009/07/17/l-homme-de_1218456_3260.html
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Citations : REYNAL Paul. Pensées, essais, maximes et correspondance de J.Joubert. Disponible à l’adresse : http://www.babelio.com/livres/Joubert-Penseesessais-maximes-et-correspondance-de-J-Jou/716061 Citation de Rabbi Nachman, Le Parisien. Disponible à l’adresse : http:// citation-celebre.leparisien.fr/citations/7830 Illustrations réalisées par Audrey Spaulding
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Annexes
Entretien avec Solan Kiarchi
solankiarchi@gmail.com Chercheuse pour l’intégration d’une Smart City à Bombay Université: Indian Institute of Technology Bombay *traduit de l’Anglais
Pourquoi étudiez-vous le chaos ? Je fais actuellement ma thèse sur le chaos à l’IIT Bombay et je partage mes recherches avec le groupe qui travaille sur le développement d’une smart city à Bombay. Quelle est donc votre vision du chaos ? Il y a pour moi déjà, deux types de chaos : le chaos physique. C’est à dire les volumes, les façades des murs, etc. et le chaos lié à activité donc la densité du nombre de personnes, les activités informelles, etc. Mais l’important n’est pas seulement de faire un « constat » de ce chaos mais surtout de comprendre à quel point les gens désirent avoir du chaos dans leur vie et autour d’eux afin de savoir quand il est nécessaire de laisser place au chaos dans une ville.
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Pour vous, on désire donc le chaos ? Oui, il y a pour moi deux catégories : le chaos désiré et le chaos non désiré. Le chaos désiré va être le chaos auquel on s’attend, celui que l’on va intentionnellement chercher. Par exemple, lorsque l ‘on va faire ses courses au marché, nous nous attendons à ce que l’endroit soit bondé et bruyant, le contraire nous aurait étonné. En allant au marché, nous désirons le chaos. Le chaos non désiré représente alors le chaos auquel on ne s’attend pas dans un espace donné. Par exemple, dans notre lieu de travail, nous ne recherchons pas le chaos, au contraire, nous recherchons plutôt la tranquillité. Et dans la Smart City, quel type de « chaos » serait idéal ? L’idéal serait un équilibre des deux. Il serait cependant impossible de créer cet équilibre dans une ville où un « chaos maîtrisé » est déjà installé. C’est pourquoi un espace plus reculé dans lequel une plus grande marge de manœuvre est possible est essentiel. Car paradoxalement, essayer d’instaurer un nouvel équilibre dans une ville déjà installée créerait encore plus de chaos même si notre but premier était d’essayer d’accroître l’organisation.
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Pour instaurer cet « équilibre chaotique », devez-vous donc mesurer le chaos ? On ne peut pas vraiment mesurer la dose nécessaire de chaos. L’important est de définir l’entropie d’un endroit. L’entropie mesure le degré de désorganisation ou le manque d’information d’un système et représente donc son incertitude. Nous pouvons donc analyser le degré de chaos qu’un endroit a ou dont il a besoin. Quelle est la partie la plus intéressante mais à la fois la plus challenging de votre étude sur le chaos ? La partie délicate et intéressante de ma recherche est cette balance entre chaos désiré et chaos non désiré et la frontière finalement très mince entre organisation sur-contrôlée et chaos incontrôlable.
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Entretien avec Alfonso Pinto
saidalfuso@hotmail.com Doctorant contractuel Ecole Normale Supèrieure de Lyon Thèse: Le cinéma catastrophe Elève de Thierry Paquot, auteur d’un de mes ouvrages de référence: Un philosophe en ville
Quel rapport entretenez-vous avec le chaos dans votre domaine (le cinéma) ? J’étudie le cinéma catastrophe. Pour moi, il y a une sorte de chaos dans chaque film que j’étudie. Cependant, le chaos se manifeste différemment dans chaque film. Alors pour vous, quelle est l’image chaotique la plus courante dans les films ? Les films où l’ordre établit est renversé par une force. Par example les films de zombies. Il y a une sorte de double chaos. Les structures urbaines et la civilisation sont renversées par un groupe, une meute de zombies. Les organisations essayent de rétablir l’ordre et c’est donc une bataille de l’organisation contre l’écrasement de la meute.
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Et le chaos dans la ville? Les espaces urbains ? Dans 28 jours plus tard, on voit le résultat d’un chaos dans la ville: tout a été détruit. Il n’y a donc plus d’espace public. Il s’agit donc de reinvention urbaine dans ce film mais aussi de ségregation: comment redéfinir et reséparer l’espace dans la ville. Un autre film intéressant: Blindness, tout le monde deviant aveugle, l’autorité met les personnes affectées en quarantaine. La petinence de ce film est de savoir comment s’axer dans un monde où il n’y plus de visible, plus de repères. Du coup, pour vous, que représente la ville ? Urbain vient de urbs, ville. Quelqu’un d’urbain était quelqu’un de cultivé, le contraire de rustique. Pour moi la partie intéressante et mystèrieuse de la ville est le fait qu’elle soit certes un espace materiel mais que ses instances immatèrielles, ses interactions à l’intèrieure soient toutes aussi importantes. Avez-vous des exemples de films sur les interactions que l’on peut avoir avec la ville ? Taxi Driver et un autre film dont je ne me souvient pas du titre… Taxi driver est la vie d’un chauffeur de taxi à Los Angeles tandis que l’autre film est l’histoire d’un ambulancier qui traverse la ville de New York.
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Le contraste intéressant est la manière dont les deux chauffeurs parcourent les deux villes d’une façon très différente: L’ambulancier connait la destination de son passager: l’hopitâl mais choisit d’arriver à sa destination de la manière la plus rapide et efficace. Il choisit donc le parcours. Alors que le chauffeur de taxi “ère” dans la ville pour récuperer un passager dont il ne connait pas initialement la destination. Le passager peut également choisir la façon dont il veut arriver à sa destination. Qu’est ce qui vous intéresse le plus dans le cinéma catastrophe ? Ce qui m’intéresse le plus dans le cinéma catastrophe, plus particulièrement le cinéma catastrophe dans la ville est la rtyhmique urbaine mais surtout l’ordre urbain constamment remis en question. L’équilibre urbain est d’une sensibilité inimaginable. Solarmax a conduit une experience en 2013: 48h sans électricité dans une ville. La ville est pratiquement tombée dans la barbarie. Si je devais remettre l’ordre urbain en question, changer les rapports à la ville, quelle experience devrais-je mener sur la ville ? Essayez de changer les panneaux à la Gare du Nord ou à République! Observez comment les gens se débrouillent et se déplacent dans les couloirs sans indications.
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Diplômes 2017 Audrey SPAULDING
Forme de vie, forme de ville
“La vie sur la terre se présente comme une somme de faunes et de flores relativement indépendantes, aux frontières parfois mouvantes ou perméables. Les aires géographiques n’y peuvent héberger qu’une sorte de chaos, ou, au mieux, des harmonies extrinsèques d’ordre écologique, des équilibres provisoires entre populations”. Ainsi Deleuze et Guattari, citant George Canguilhem, donnent à voir le tracé que leur perspective emprunte face à la question de la spatialité. Des limites mobiles, poreuses – une instabilité cultivée au cœur des groupes qui peuplent cet espace. C’est une posture similaire que nous souhaitons mettre en place avec la ville. Il ne s’agit pas de définir ce que serait une ville essentiellement chaotique, car nous partons du principe que le chaos ne se manifeste jamais en tant que tel. Au contraire, il est le nom d’une force qui naît de l’interaction et que l’on peut cultiver dans notre rapport à l’espace urbain – une habitation. Le chaos émane la ville par sa force et réciproquement, la ville recadre et formate cette force pour garder son autorité et son authenticité. Il existe donc une conflictualité dans l’espace urbain : d’une part son inclination à la transformation et de l’autre sa rigidité à rester identique.
Ecole de Design
Établissement privé d’enseignement supérieur technique www.strate.design