Libération - FORUM CULTURE 4 février 2011

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LIBÉRATION VENDREDI 4 FÉVRIER 2011

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DÉBAT La polémique enfle depuis plusieurs

années autour du thème de l’échec de la démocratisation culturelle. La tenue de tables rondes, aujourd’hui à Paris, où les artistes sont peu représentés, avive les tensions.

Mitterrand: le Forum qui fâche à la Villette F

rédéric Mitterrand aurait pu rêver climat plus serein. Le Forum Culture 2011 que son ministère organise aujourd’hui à la Villette à Paris s’annonce mouvementé. Plusieurs organisations, dont le Syndeac (regroupant les responsables de théâtres publics), la CGT du spectacle et la coordination des intermittents et précaires, appellent au blocage de la manifestation. Organisé sous forme de tables rondes (huit en tout, pour cinquante intervenants), le forum national succède à divers rassemblements régionaux organi-

droite comme à gauche), l’idée d’un échec de la démocratisation culturelle est battue en brèche par les acteurs de terrain. Michel Orier, directeur de la MC2 de Grenoble (Maison de la culture), se dit «scandalisé» : «Nos théâtres sont vivants, joyeux et… remplis d’un public en augmentation. Ceux qui parlent de public nanti ne mettent jamais les pieds dans un théâtre de province.» Contre l’idée d’établissements repliés sur eux-mêmes et leur public, l’Association des scènes nationales (que préside Orier), qui regroupe 62 établissements sur 70, héritiers des anciennes maisons de la culture, organise du 14 au 20 mars sur tout le territoire «Nos théâtres sont vivants […]. un festival, Effet scènes, qui Ceux qui parlent de public nanti ne prendra l’allure d’une mettent jamais les pieds dans un «Théâtre Pride». théâtre de province.» «Idéologie». Parallèlement, dans un texte très offensif Michel Orier président de l’Association publié fin décembre, le Syndes scènes nationales deac dénonçait, dans la sés cet automne. Il a entre-temps «culture pour chacun», «une mise en changé de nom. Exit la «culture pour pratique, ou plutôt en idéologie, de la chacun», notion dont le ministre de la fameuse RGPP (Révision générale des Culture avait fait son étendard depuis politiques publiques)». Y voyant la un an. Place à la «culture pour tous, cul- preuve de l’abandon d’une «politique ture pour chacun, culture partagée». Un publique». rétropédalage in extremis qui ne suffira Autant de réactions qui ont conduit le peut-être pas à calmer les esprits. ministère à faire machine arrière, du «Intimidation». La «culture pour cha- moins dans la formulation. Le Forum de cun» n’est pas une invention de Frédé- la Villette entend «ouvrir un large débat» ric Mitterrand. Le terme fut utilisé par pour «identifier des propositions d’aveMalraux, qui l’opposait à la culture to- nir» et «repenser le rapport entre patritalitaire. Mais son actualisation a cris- moine/création et publics/spectateurs, à tallisé les craintes d’une partie du mi- l’heure de la révolution numérique». Pas lieu culturel, en particulier le spectacle de quoi, a priori, échauffer les esprits. vivant. Craintes renforcées par la divul- Mais la composition même des tables gation, en septembre, d’un document rondes, où les médiateurs culturels de travail signé de deux experts du mi- (directeurs d’institutions et spécialistes nistère. Qui évoquait le «résultat déce- divers) forment une écrasante majorité vant des politiques de démocratisation (quatre artistes seulement sur cinquante culturelle», et estimait que «le véritable intervenants), témoigne à tout le moins obstacle à une politique de démocratisa- d’une coupure avec le monde de la tion culturelle, c’est la culture elle-même. création. La coordination des intermitUne certaine idée de la culture, répandue tents qualifie pour sa part le forum de dans les composantes les plus diverses de «tarte à la crème dégueulasse». Ce qui la société, conduit, sous couvert d’exi- laisse augurer une chaude ambiance gence et d’excellence, à un processus aujourd’hui à l’extérieur et à l’intérieur d’intimidation sociale». de la Grande Halle de la Villette. • Très répandue ces dernières années (à R.S.

«Certains ont peut-être été Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, réagit aux blocages annoncés des syndicats.

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a veille de la tenue du Forum à la Villette, le ministre de la Culture en défend le principe. L’idée de «culture pour chacun» occasionne beaucoup de crispations. Au point que l’intitulé du forum a changé. C’est pour plaire à tout le monde? La question n’est pas de plaire à tout le monde. On retrouve le terme de «culture pour chacun» chez plusieurs ministres de la Culture. André Malraux bien sûr, mais aussi Michel Guy. Je trouvais que c’était une manière intéressante de réfléchir aux questions du rapprochement de la culture avec les citoyens. La genèse de tout cela, c’est une conversation que j’ai eue il y a vingtcinq ans avec Bernard Sobel, à Gennevilliers, où nous avions beaucoup parlé de l’intimidation sociale et nous avions prononcé cette expression. Cela dit, je

considère que si les innovations sémantiques – et ce n’en est pas une – en période d’interrogation et de dialogue doivent créer un émoi qui occasionne une perte de repères de l’essentiel, il faut savoir le prendre en compte. Quelles seraient les nouvelles frontières de l’intervention de l’Etat dans le contexte de cette «Culture pour chacun»? A l’occasion du débat, je souhaite examiner trois principes. En premier lieu, essayer de reconnaître et de valoriser l’idée que la France est une France Monde. C’est-à-dire l’idée qu’il y ait une diversité culturelle considérable en France qui n’est pas encore suffisamment reconnue et valorisée. Deuxième axe : civiliser Internet. C’est un terme qui a été utilisé à bon droit et à juste titre par le président de la République. C’est vrai que c’est aussi une de mes préoccupations depuis que je suis arrivé. Je reçois Google au-delà de ce qu’auraient fait beaucoup de gens, j’essaie d’être en phase avec les mouvements qui affectent ce secteur et surtout j’essaie de réagir de la manière la plus adéquate possi-


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Figure du théâtre public, Jean-Pierre Vincent explique sa mobilisation contre le forum:

«L’art n’est clairement pas leur problème»

PASCAL GELY

M

Frédéric Mitterrand en septembre 2009 dans les Landes. PHOTO LAURENT TROUDE

échaudés par le ministère» ble. Cela signifie qu’il faut prendre en compte cette nouvelle pratique culturelle qui s’est répandue comme un tsunami en France et que ça change complètement la manière d’appréhender la culture et la transmission et le partage de la culture. Je constate que cela demeure compliqué pour les associations et des acteurs culturels. Il faut les faire entrer un peu plus dans la danse. Qu’ils se rendent compte qu’il y a une transformation incroyable dans la manière dont s’effectue actuellement la réflexion culturelle. Troisième axe : construire, améliorer, revaloriser, redynamiser le dialogue avec les collectivités territoriales pour que la culture soit partout en France, ce qui n’est pas le cas. Outremer, c’est terrible, il faut tout reconstruire. C’est pour ça d’ailleurs que l’on a augmenté le budget des Drac là-bas d’une manière importante. Il faut aussi que l’on repense les méthodes de travail avec les collectivités. Dans les invités du forum, il y a quatre artistes sur cinquante intervenants. Ça ressemble quand même à un problème…

Oui, ça pose un problème. Sur le fait que certains artistes sont sans doute un peu échaudés par le ministère. Ils ont eu le sentiment, peut-être, qu’on ne les écoutait pas ou qu’on ne les a pas écoutés en d’autres temps. Peut-être considèrent-ils que le ministère ne les soutient pas assez. En vérité c’est tout le contraire. Le mot «art» figure très peu dans les textes du ministère… On ne peut pas me soupçonner de ne pas m’intéresser à l’art. L’idée de «désertification», selon Adorno, ce serait très intéressant d’y réfléchir, justement. En commençant par savoir ce qu’on appelle élite. L’idée justement de ce forum, c’est aussi que des termes comme ceux-là puissent être mis sur le tapis. Dans votre premier discours mentionnant «la culture pour chacun», certains ont cru entendre un appel au privé… La grande affaire! Dès l’instant où l’on essaie d’animer le mécénat, c’est comme si on prenait de l’argent aux autres. Il n’en est pas question. Le fait que le mécénat existe et le fait que l’Etat

soit attentif aux manières de le valoriser et de lui donner un peu plus de vigueur, ce n’est pas retirer un seul instant ou abandonner la politique culturelle de l’Etat à je ne sais quelle marchandisation, bien au contraire. Le conseil à la création artistique présidé par Marin Karmitz concentre beaucoup de critiques… Le conseil en question dispose d’un budget de 10 millions d’euros qui n’est pas pris sur le budget du ministère de la Culture. Nous, nous disposons d’un budget de 7,5 milliards d’euros. Je suis surpris de lire que Marin Karmitz emmène des intellectuels à New York qui disent que la culture française n’existe plus. Voilà tout. Je connais Marin Karmitz depuis quarante ans. C’est un homme intelligent et je n’ai aucune raison de me disputer avec lui. Et puis le conseil de Karmitz par ailleurs a fait de bonnes choses. Il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l’eau du bain. Mais je suis conscient d’un désarroi. Recueilli par BRUNO ICHER et RENÉ SOLIS

etteur en scène, Jean-Pierre Vincent a dirigé le Théâtre national de Strasbourg, la Comédie-Française et les Amandiers de Nanterre. Figure respectée du théâtre public depuis plus de trente ans, il défend la mobilisation. Pourquoi une telle défiance vis-à-vis de ce forum? La note du ministère sur la «culture pour chacun», qui a fuité au mois de septembre, n’était qu’une ébauche, mais elle avait un grand mérite: l’idéologie qui la sous-tend s’y dévoilait de la façon la plus crue. Dans leur projet, le mot art ne figurait qu’une fois, et encore, en liaison avec ses «vertus pédagogiques». L’art n’est clairement pas leur problème. Pour leur forum, ils tentent in extremis de rebalbutier les choses et c’est terrible. Vous dites que les artistes sont en «liberté surveillée»… Ils nous demandent sans cesse de nous justifier, d’exister dans la société à travers des actions de lien social. C’est-àdire de maintien de l’ordre en version soft. Ils veulent qu’on calme les gens. Ils n’ont plus aucun sentiment de la place de l’art et du théâtre. Ou alors ils enfoncent des portes ouvertes sur la nécessité d’aller à la rencontre de nouveaux publics et de s’ouvrir alors que c’est ce que font tous les directeurs de théâtre tous les jours. La démocratisation culturelle n’est donc pas un échec? Mais de quel échec parle-t-on? Comment se fait-il que mon spectacle [les Acteurs de bonne foi, de Marivaux, ndlr] tourne et fasse le plein partout ? Pourquoi les gens viennent-ils au lieu d’être devant des écrans? Le théâtre et la danse ne sont pas finis. Ils n’ont jamais été aussi vivants. Nous avons joué à Bordeaux cette semaine. Il y a vingt ans, j’avais donné dans la même ville une représentation du Faiseur de théâtre, de Thomas Bernhard, devant un public de marbre. Un public de théâtre provincial à l’ancienne, composé majoritairement de notables âgés. Aujourd’hui, quelle différence! Les salles sont jeunes, réceptives. Si des portions de la société sont déculturées, c’est plutôt vers le haut, du côté des élites politiques qu’il faut les chercher. Nous avons une classe dirigeante en pleine «désartification», pour reprendre l’expression d’Adorno. Et ce sont eux qui crient au loup ! C’est scandaleux. Comment sortir du dialogue de sourds? Qu’ils commencent par abandonner la logique statisticienne, la même que celle à l’œuvre pour l’évaluation des scientifiques. L’art, c’est justement ce qui peut aider les humains à échapper à la statistique. L’idée de fonder un Centre national du spectacle sur le modèle du CNC pour le cinéma, c’est une façon de se décharger sur des experts, donc d’entériner la rupture du lien entre les politiques et la création. Mais cela ne serait pas pire que la situation actuelle. Nous sommes dans un processus de dépérissement de la politique culturelle, qu’ils voient comme un lourd fardeau dont ils n’ont pas besoin. Il faudrait une réforme globale qui, après une remise à plat de toutes les questions (formation, intermittence, existence de troupes permanentes), se traduirait par une loi d’orientation qui remettrait l’art… l’art, pas la culture, au centre de la société. Recueilli par R.S.


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