Steven Hearn cultive l'esprit d'entreprise
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Steven Hearn cultive l'esprit d'entreprise LE MONDE | 19.07.2014 à 09h16 | Par Isabelle Regnier (/journaliste/isabelle-regnier/)
Stephen Hearn à la Gaîté Lyrique, en juillet 2014 VINCENT FLOURET/ POUR "LE MONDE"
Avec son visage juvénile, sa silhouette toute fine, son look décontracté, son grand sourire enthousiaste, Steven Hearn, 42 ans et des poussières, a des faux airs de Tintin. Comment se figurer, quand on le voit accoudé au guichet de la Gaîté-Lyrique en train de discuter avec un agent d'accueil, qu'il est le maître des lieux ? Comment imaginer qu'autour de ce temple parisien de la culture numérique, il a structuré un petit empire, une vingtaine d'entreprises dont il détient des parts, plus ou moins importantes, à travers sa holding Scintillo : salles de cinéma et de concert (le Saint-André-des-Arts et le Trabendo à Paris, les Galeries à Bruxelles), petites boîtes de production et de distribution de films, magazines musicaux (Reggae Vibes, Tsugi), régie publicitaire, incubateur de start-up, plateforme de crowdfunding, sociétés investies dans l'économie sociale et solidaire, sans oublier Le Troisième Pôle, avec lequel tout a commencé. Depuis qu'il l'a créée en 2000, cette entreprise d'ingénierie culturelle s'est développée à un rythme impressionnant en répondant aux besoins créés par la décentralisation, remportant des marchés publics de plus en plus prestigieux, tels l'organisation de la Nuit blanche 2008, le commissariat du pavillon français de l'Exposition internationale de Saragosse, la gestion de l'exploitation du Centre Pompidou Mobile, ou encore la délégation de service public de la GaîtéLyrique (en association avec Naïve, le groupe Suez et le directeur artistique Jérôme Delormas). 180 SALARIÉS ET DE 25 MILLIONS D'EUROS DE CHIFFRE D'AFFAIRES Le modèle économique de Scintillo (près de 180 salariés et de 25 millions d'euros de chiffre d'affaires) aiguise aujourd'hui l'appétit des politiques. En ces temps de crise, il représente, y compris chez les socialistes, une alternative au système public de financement de la culture. Si bien que le ministère de la culture et celui des PME, de l'innovation et de l'économie numérique ont conjointement commandé à Steven Hearn un rapport sur le « Développement de l'entrepreneuriat dans le secteur culturel en France », qu'il a remis le 25 juin à Aurélie Filippetti et à Arnaud Montebourg. On y lit que la culture en France souffre à la fois de la prévention que nourrissent ses acteurs vis-à-vis de l'entreprise et du scepticisme dont témoignent les investisseurs quant à la possibilité d'y réaliser des profits. Depuis
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trois ans, de fait, le patron du Troisième Pôle se démène pour monter un fonds d'amorçage pour les entreprises de la culture et fait un intense lobbying pour structurer le secteur. Créatis, l'incubateur qu'héberge la Gaîté-Lyrique, a été créé dans cette perspective sur les conseils de Jean-Louis Missika, adjoint chargé de l'urbanisme et de l'architecture à la Ville de Paris – pour prouver que les entreprises culturelles peuvent être rentables et méritent par conséquent d'accéder aux mêmes aides à l'innovation que celles des autres secteurs de l'économie. « IL EST 100 % CULTUREL ET 100 % POLITIQUE » Steven Hearn glisse, à l'aise partout, du monde politique à celui des affaires, à celui de la culture. « Il est 100 % culturel et 100 % politique », estime Christophe Girard qui a suivi son expansion au long des années 2000 en tant qu'adjoint chargé de la culture à la Ville de Paris. Son ambition, sa fièvre acheteuse, son opportunisme revendiqué, ses connexions politiques (à la Mairie de Paris comme au Parti socialiste où, encarté depuis 1996, il a contribué aux campagnes présidentielles de Ségolène Royal et de François Hollande) font évidemment grincer des dents. Et le secret dont il s'entoure nourrit bien des fantasmes. Marié, père de deux enfants, l'homme a grandi à Fontainebleau entre un père britannique, ingénieur, et une mère française, professeur de danse classique. Ils lui ont transmis un goût pour les arts mais pas de vocation. « J'ai pratiqué la musique à un très haut niveau, j'ai même fait quelques concerts, et puis un jour, je me suis enregistré en jouant la Pathétique de Beethoven au piano, c'était affligeant. Je peignais aussi : même constat. » Une école de commerce aux Etats-Unis, un peu de philo à la Sorbonne, un cursus d'histoire de l'art à l'Ecole du Louvre et le voilà embauché chez Art Public Contemporain, une des premières sociétés d'ingénierie culturelle. Quatre ans plus tard, il fonde Le Troisième Pôle. SE REVENDIQUE HOMME DE GAUCHE A l'écouter, sa réussite serait le fruit de son seul talent. Sans fortune personnelle, sans actionnaire extérieur, sans banque qui le soutienne, son « écosystème », comme il aime l'appeler, s'est développé par autofinancement, au hasard des rencontres et des enthousiasmes. Cette légende de garçon simple à qui la vie réussit, Steven Hearn la nourrit de petites histoires devenues, à force de les raconter, ses éléments de langage. Celle du Saint-Andrédes-Arts, par exemple : « Par hasard, je me suis trouvé dans un café à côté du directeur, qui peinait à remplir un dossier de demandes d'aides au CNC [Centre national du cinéma et de l'image animée]. Je lui ai donné un coup de main. Plus tard, on s'est dit : “Pourquoi ne ferait-on pas un truc ensemble ?” » Si certains le voient comme un néolibéral, Steven Hearn se revendique homme de gauche, fier de payer ses impôts, aspirant à une société plus redistributrice dont la culture serait un pilier au même titre que l'école et l'armée. Favorable aux subventions pour les activités structurellement non rentables (la danse par exemple), il ne jure pour le reste que par l'entreprise. Pourvu qu'elle soit responsable : « La valeur de l'organisation vient des hommes. Une entreprise peut se donner toutes les règles éthiques qu'elle veut. Au Troisième Pôle, l'échelle des salaires varie de 1 à 5. Et les profits sont en grande partie redistribués sous forme de prime. » Son modèle ? Le Pitchfork Music Festival (Etats-Unis), pointu, rentable et 100 % privé. « En France, on a toujours opposé l'art et l'argent, mais ça n'a plus aucun sens aujourd'hui, affirme Sylvie Boulanger, la fondatrice de l'agence d'ingénierie Art Public Contemporain, où il a commencé sa carrière, qui le soutient sans réserve. Beaucoup de galeristes sont dans l'expérimentation et de plus en plus de musées publics sont dans la recherche de profit pur et dur. » CAPACITÉ À INSPIRER LES GENS Fondateur de l'entreprise Detroit Media, qui chapeaute Tsugi, Reggae Vibes et le Trabendo, Alexis Bernier salue, lui, le goût du risque et le non-interventionnisme de son actionnaire, qui a pris 15 % de son capital : « Ils ne sont pas nombreux, ceux qui sont prêts à investir dans la culture ! » D'autres sont plus critiques, comme Bruno Letort, à qui Steven Hearn a racheté les Editions du point d'exclamation, avant d'en laisser mourir l'activité. Il admire ses talents de négociateur mais dédaigne sa vision de la culture qui reposerait plus, selon lui, « sur des réseaux obscurs que sur la culture elle-même ».
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Steven Hearn sait s'entourer et galvaniser ses troupes. « Il ouvre des possibles, estime Yves Jayet, ingénieur senior free-lance lié au Troisième Pôle. Il vous montre que ce que vous voulez faire peut s'inscrire dans une dimension à laquelle vous n'aviez pas pensé. » Cette capacité à inspirer les gens lui permet de fidéliser ses équipes en dépit d'une grille des salaires jugée peu motivante. Elle fascine aussi les politiques : « Il sait parler à des élus… qui veulent être réélus, soutient Jean-Paul Roux-Fouillet, lui aussi ingénieur free-lance senior, associé au Troisième Pôle. Il tire la discussion sur le terrain des pratiques et des besoins de la population… Quand il est absent d'une réunion, on le réclame. » PROMESSES NON TENUES Ses talents de conteur font aussi des dégâts, parfois, quand les affaires marchent moins bien. Jean-Marc Adolphe, le fondateur de la revue Mouvement, en a fait les frais. Six ans après l'entrée du Troisième Pôle dans le capital, alors que le titre a été mis en liquidation en mai, il évoque, amer, des promesses non tenues, des échanges de prestations au sein de la holding qui lui auraient été défavorables, une cruelle absence de l'actionnaire… « Steven Hearn, estime-t-il, incarne une génération sortie d'école de commerce, pour qui la culture est devenue un marché comme un autre, à ceci près qu'elle apporte une plus-value en termes d'image. » Yves Jayet, qui apprécie le pragmatisme conquérant du personnage, le formule autrement : « Il lance les choses, s'investit beaucoup pour que ça tourne et passe la main dès qu'il le peut. » Alors qu'il envisage pour Scintillo une nouvelle phase de développement à l'échelle européenne, l'identité de sa holding est en jeu. Saura-t-elle s'affirmer clairement, ou est-elle vouée à se diluer dans les réseaux ? (/journaliste/isabelle-regnier/) Isabelle
Regnier (/journaliste/isabelle-regnier/) Journaliste culture, critique de cinéma
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