RAPPORT D’OBSERVATION Audience n°2 - AFFAIRE NABIL BARAKETI CHAMBRE CRIMINELLE SPÉCIALISÉE DU KEF 03.10.2018 Le 3 octobre 2018 s’est tenue la deuxième audience du dossier de la victime Nabil BARRAKETI devant la chambre criminelle spécialisée en Justice Transitionnelle du Kef. Le dossier a été transmis à la chambre spécialisée du Kef par l’Instance Vérité Dignité (IVD) le 19 avril 2018. Un représentant d’Avocats Sans Frontières (ASF) était présent en qualité d’observateur et a pu accéder à la salle d’audience.
Lieu : Tribunal de Première Instance du Kef Date : 3 octobre 2018 ; 10h30 à 14h15 Accusés et qualité au moment des faits :
Fatteh Ben Ammar AMMAR (décédé) : chef du poste de police de Gaafour Farhat Ben Aziz ALBOUCHI : agent de sécurité au poste de police de Gaafour Arbi Ben Béchir HAMDI : agent de sécurité au poste de police de Gaafour Abderrahmane OUERGHUI, Président de la brigade scientifique. Abdessatar SALHI. Noureddine NAFTI. Mohamed Salah MEJRI. Hamadi SELMI. Ali Ben DOUA. Zine El Abidine BEN ALI : en sa qualité de ministre de l’intérieur Habib BOURGUIBA (décédé) : en sa qualité de chef d’Etat
Parties civiles: • Les ayants droits de la victime N. BARAKATI. • L’organisation mondiale contre la torture (OMCT). • Ligue tunisienne pour la protection des droits de l’homme (LTDH). • Le parti ouvrier tunisien. • Le forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). • L’organisation contre la torture en Tunisie (OCTT). Résumé des faits : A la suite de distribution de tracts intitulés «le conflit entre les destouriens et les frères musulmans n’intéresse pas le peuple» par le Parti ouvrier communiste tunisien (POCT), le régime en place à l’époque a procédé à une grande campagne d’arrestations ciblant en particulier les militants de ce parti. Le 28 avril 1987, les forces de l’ordre ont arrêté Chadli JOUINI qui, sous la torture, aurait avoué déclarer Nabil BARAKATI comme celui lui ayant donné l’ordre de distribuer les tracts. Nabil BARAKATI, dirigeant au sein du POCT, a été arrêté le 28 avril 1987 par les forces de l’ordre opérationnelles au poste de police de Gaafour. Il semble qu’il n’y avait aucune autorisation légale pour l’arrestation de Nabil BARAKATI, que le procureur de la République n’était pas informé de son arrestation et que les registres de garde à vue n’indiquaient pas
sa mise en garde à vue entre le 28 avril et le 8 mai 1987. Durant toute cette période d’arrestation, Nabil BARAKATI aurait subi de multiples actes de torture. Nabil BARAKATI a été retrouvé mort le 9 mai: entièrement nu, une balle dans la tête et gisant sur le sol à côté d’une conduite d’eau à 300 mètres du poste de police de Gaafour. Un révolver appartenant à l’agent Nejib OUESLATI a été retrouvé à côté du cadavre de Nabil BARAKATI. Il s’agissait d’une mise en scène pour simuler la fuite puis le suicide de Nabil BARAKATI. Charges : Violations graves des droits de l’homme, crimes contre l’humanité et notamment les crimes suivants: •
Homicide volontaire (art. 204 C.P.).
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Torture accompagnée de mort (art. 101 bis, 101- 2° C.P.).
• Disparition forcée (art. 1, 3 et 6 de la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées). • Arrestation, détention et séquestre sans autorisation légale d’une personne, accompagnés de menaces, violences et de mort (art. 250, 251 C.P.). Atmosphère générale Les barrages ont été placés devant le palais de justice dès l’aube, dans les deux sens de la circulation, interdisant alors le passage des automobilistes mais autorisant l’accès aux piétons. Les forces de sécurité effectuaient des contrôles tandis que des activistes la société civile avaient installé des banderoles aux alentours du tribunal. D’autres agents des forces de sécurité, ainsi que des représentants d’organisations de la société civile et des partis politiques étaient présents dans le hall. La première présidente de la chambre spécialisée a par ailleurs effectué une visite avant le début du procès. De façon générale, l’audience s’est déroulée sans incident particulier et dans des conditions propices à un procès équitable. L’ensemble du public présent dans la salle semblait soutenir le processus de justice transitionnelle. La cour, très attentive, n’a refusé aucune demande émanant des avocats des parties civiles. La présidente a donné le temps nécessaire aux avocats pour poser leurs questions aux accusés. Le parquet, contrairement à son rôle classique dans les audiences de droit commun, a également pu poser une question à l’un des accusés afin d’éclaircir des points factuels qui lui semblaient obscurs. Enfin, les ayants droit de la victime, les représentants des organisations de la société civile et des partis politiques ont aussi interagi avec les avocats avant l’audience afin de leur fournir des informations ou attirer leur attention sur des situations d’incompatibilité qui auraient pu entraver le déroulement du procès. Sur le plan logistique, la salle d’audience était équipée d’un matériel de sonorisation et d’un paravent pour la protection des témoins. Un caméraman assurait, avec son matériel, la retransmission directe du déroulement du procès dans une salle voisine, plus spacieuse et équipée d’un grand écran. La présidente a néanmoins interdit les enregistrements vidéos et la prise de photos dans la salle d’audience en raison de l’absence de demande préalable conformément à l’article 62 du décret-loi n° 2011-115 du 02/11/2011 relatif à la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition. Déroulé de l’audience
La présidente a commencé par appeler à la barre les avocats, les parties civiles et les témoins. Après avoir exposé les faits de l’espèce, elle a appelé les trois accusés présents à la barre, en vue de de les auditionner : Farhat Albouchi, Abderrahmane Ouerghui et Arbi Ben Bechir Hamdi. Audition de Farhat Albouchi (agent de sécurité au poste de police de Gaafour) : Il a déclaré s’être trouvé au poste de police de Gaafour le 8 mai 1987 vers 20 heures, en compagnie de Fatteh Ben Ammar, du chef du poste de police de Bouarada et de Arbi Hamdi, son supérieur. Le chef du poste lui aurait alors demandé d’aller chercher N. Barakati et M. Mejri, l’un des accusés. Au moment où il revenait au poste de police, le témoin aurait aperçu T. Barakati, amené sur les lieux par l’agent A. Hamdi. F. Ammar aurait alors procédé à une confrontation entre T. Barakati et la victime, laquelle aurait démenti le fait que le dit T. Barakati avait pris part à la distribution de tracts. Par la suite, le chef du poste aurait donné l’ordre à F. Albouchi et A. Hamdi de placer T. Barakati dans la geôle et d’incarcérer la victime dans une salle à part. Le chef F. AMMAR aurait ensuite demandé à l’accusé d’enlever tous les vêtements de la victime, à l’exception de ses sous-vêtements, et de l’attacher dans la « position du poulet rôti », ce qu’il a fait. F. Albouchi a insisté sur le fait qu’il n’était qu’un agent de police, ce qui l’obligeait à exécuter les ordres de ses supérieurs, faute de quoi il était soumis à des mesures disciplinaires graves. Il a ajouté qu’il avait laissé N. BARAKATI, seul, dans cette position, pendant que le chef du poste de police, muni d’un câble, torturait la victime afin d’en extorquer des aveux. L’accusé aurait ensuite quitté le poste de police vers minuit pour y revenir vers 1 heure 30 du matin environ. Le tribunal a demandé à l’accusé s’il avait entendu la victime crier, ce à quoi il a répondu par la négative.
Alors qu’il rédigeait son rapport, l’accusé aurait entendu son chef s’exclamer, en ouvrant la porte de la salle de détention, qu’il ne trouvait pas la victime, laquelle était restée silencieuse jusque-là. La porte extérieure de la cuisine ouvrant sur le jardin était ouverte. A ce moment-là, A. Hamdi, M. Mejri et un agent de la garde nationale pour le renfort seraient arrivés, accompagnés de M. Bouteraa, et de l’accusé lui-même, afin de rechercher la victime. Derrière le poste de police, M. BOUTERAA aurait trouvé la chemise qui avait servi à ligoter les mains de la victime sous un arbre d’eucalyptus. A la fin des recherches, l’accusé serait revenu au poste en demandant l’autorisation à son chef de bénéficier d’une courte pause. Vers 8 heures du matin, il aurait été appelé pour reprendre son travail. En arrivant sur les lieux, son chef était en compagnie du chef du poste de police du Krib, M. Cherif. Il lui aurait alors donné l’ordre de rejoindre le cadavre de la victime en compagnie de M. Cherif, afin de chercher le révolver de l’agent N. Oueslati, puisque l’arme de ce dernier était introuvable au poste. L’accusé a déclaré qu’en arrivant à proximité de la victime, le chef du poste de police du Krib a soulevé la couverture qui recouvrait la victime et a trouvé le révolver sous l’une de ses mains. En réponse aux questions du tribunal, l’accusé a assuré que la victime ne présentait pas d’atteintes à son intégrité physique lors de son entrée au poste. Il a déclaré qu’il n’avait ni vu la victime à la suite des actes de tortures, ni regardé son cadavre. L’accusé a ajouté avoir remarqué que la victime avait été détenue illégalement, tout en ajoutant qu’il n’avait aucune relation, ni de près, ni de loin avec l’homicide de N. Barakati.
Audition de Abderrahmane Ouerghui, président de la brigade de la police scientifique. Il a insisté sur l’expertise de la médecine légale et de la direction de la police technique, qui lui aurait permis de conclure à l’hypothèse du crime d’homicide et non du suicide. L’accusé a ajouté que les empreintes de l’auteur, introuvables sur le révolver, avaient probablement été effacées en raison du fait que le cadavre de la victime se trouvait à côté d’un canal d’évacuation d’eau. Alors que le tribunal lui faisait remarquer qu’il n’avait pas documenté la présence d’eau dans son rapport, l’accusé a répondu s’être limité aux éléments et indices les plus importants et que l’existence d’eau découlait automatiquement du fait que le cadavre se trouvait à côté d’un canal. L’accusé a ajouté que, n’ayant pas trouvé d’agents de police à côté du cadavre, lequel était vêtu seulement d’une culotte, il a immédiatement commencé à faire son travail d’expertise. Le tribunal a alors souligné que la coupe de cheveux de la victime par l’accusé a rendu impossible la détermination par la médecine légale de la trajectoire et du point de départ de la balle. Ce dernier a répondu qu’il était obligé de le faire et a sollicité l’avis verbal du ministère public afin de déterminer le lieu de pénétration de la balle et de réaliser les expertises nécessaires. L’accusé a ajouté qu’il avait subi des pressions de la part du chef de district de la police de Siliana de l’époque, H. SELMI, afin qu’il supprime des photos et modifie son rapport avant de le donner au juge d’instruction, ce qu’il a alors refusé de faire. Le troisième accusé, A. Hamdi, s’est présenté au tribunal de sa propre initiative sans citation. En raison du fait que celui-ci n’était pas assisté par un avocat, le tribunal a reporté son audition à la prochaine audience qui a été fixée au 14 novembre 2018.