La matière invisible des danseurs

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© Alice Blangero

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Répétition / Chorégraphie de Marie Chouinard - Atelier des Ballets de Monte-Carlo, février 2017 20 • d’art & de culture


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our Marie Chouinard, aucun acte de création chorégraphique ne ressemble à un autre. Elle inclut chaque danseur dans les étapes de fabrication de son processus, au sens organique du terme, laissant, entre deux périodes de travail, se "déposer" le substrat des premiers bouillonnements. Déjà invitée par Jean-Christophe Maillot en 2012 avec Body Remix / Goldberg Variations, la chorégraphe et directrice de compagnie canadienne revient cette fois-ci pour créer une nouvelle pièce interprétée par seize danseurs des Ballets de Monte-Carlo. Avant son retour en principauté de Monaco pour une seconde salve de travail, au fil de la parole, elle nous livre son approche. Entretien avec une artiste d'une rare intégrité. Marie Chouinard, dans un texte datant d'une dizaine d'années, vous expliquez qu'à la genèse de chaque création, il y a toujours ce que vous appelez le "mystère", une onde inconnue qui vous interpelle de façon presque obsessionnelle… Que pouvez-vous nous dire à propos du mystère de cette création, de ses axes de recherches ? Il est vrai que le mystère fondamental qui est celui d'être vivant, présent, en tant qu'organisme, c'est déjà pour moi une énigme. C'est tellement improbable, dans un univers surtout composé d'espaces vides, de se trouver dans un endroit où l'on peut toucher des choses. Le fait que nous existions, la réalité même, constitue à mes yeux un émerveillement. La base de toute création, c'est peut-être cette exploration des possibles, qui génère une sorte de jubilation ; nous sommes des milliards de déclinaisons d'êtres humains, tous différents, comme si le jeu de la création était présent absolument partout. Cette folie d'activité, d'offrir au monde quelque chose d'autre, la nature le fait depuis bien avant nous. Voilà le mystère fondamental ! À l'heure où nous nous parlons (à propos de cette nouvelle création, N.D.L.R.), je n'en suis qu'aux premiers balbutiements, puisque je n'ai

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travaillé que cinq jours avec les danseurs. La première journée, je les avais tous devant moi , une quarantaine je crois… à partir d'exercices, de petits travaux de recherches, par l'intuition, j'ai trouvé les seize danseurs avec lesquels j'avais envie de travailler - cette fois-ci, ce sont surtout des hommes. Je suis arrivée à l'Atelier des Ballets de Monte-Carlo sans "plan" mais avec la curiosité de rencontrer les danseurs. À ce propos, vous soulignez que vous êtes particulièrement attentive à l'individualité des danseurs et ce que vous appelez la "matière invisible de l'être", notion complexe mais passionnante… Oui et cela concerne en effet chacun de ces danseurs-là. À l'issue de cette première courte période de travail, est-ce que quelque chose s'est déjà dessiné ? Nous avons dores et déjà beaucoup de "matériel", à la fois dans le détail de certains émois et dans la voix intime… Quid de la musique ? C'est une création originale. Je travaille à nouveau avec Louis Dufort (complice de 20 ans de la chorégraphe, N.D.L.R.) à qui je montre des extraits vidéo de ce que nous avons fait avec les danseurs et à partir desquels il élabore la musique. Et que pouvez-vous nous dévoiler au sujet des décors, de la scénographie et des costumes ? J'ai pris en charge tout cela, comme je le fais dans ma propre compagnie. Je vois l'art chorégraphique comme un art total mais très simple à travers des propositions scénographiques assez dénudées. Je construis plutôt l'histoire à l'aide de la lumière ; en l'occurrence ce sera très minimal. Quand il m'arrive de collaborer avec des designers de costumes, comme c'est le cas ici avec l'atelier de costumes des Ballets de Monte-Carlo, je refuse qu'ils me présentent des dessins. Ma méthode de travail est complètement différente. En général, ils me soumettent des prototypes vestimentaires que je ne veux surtout pas voir de près, mais bien

depuis la vingtième rangée d'une salle de théâtre! C'est selon moi vraiment un objet qui doit être créé pour le plateau. D'ailleurs, les costumes des créations des ballets russes de Diaghilev (réalisés par Léon Bakst) sont beaucoup plus beaux en dessins. Vous étiez déjà venue à Monaco avec Body Remix / Goldberg Variations, ballet où "les danseurs apparaissent souvent sur pointes, sur une, deux et même quatre à la fois, s’appropriant différents supports – béquilles, cordes, prothèses, barres horizontales, harnais… Une pièce qui explorait "l'exercice de la liberté". N'estce pas cette même idée que vous poursuivez, trouver l'inspiration au contact des danseurs ? Pour vous dire la vérité, il y a une trame de fond qui m'habite depuis des années, quarante ans pour être précise. J'ai une sorte de tiroir dans mon inconscient, comme une réserve, qui s'entrouvre au moment opportun et "relâche" des projets que j'ai envie de faire depuis vingt, trente ans… Autrement dit, ce n'est pas de la création spontanée, c'est un travail sur des décennies. Votre processus de création est très lié à la personnalité des danseurs, et en l'occurrence ici il ne s'agit pas de ceux avec lesquels vous avez l'habitude de travailler ? Oui et cela m'influence véritablement. La qualité de leur présence m'inspire beaucoup. Par exemple, quand j'ai fait une pièce pour la Martha Graham Dance Company l'année dernière, l'une des danseuses notamment, m'a proposé quelque chose de très carré… Cela m'a charmé au point que j'ai voulu la mettre en valeur à travers des séquences qui ont donné une certaine couleur au ballet. Tout le monde a sa propre façon de bouger, de respirer, d'être présent au monde. Dès lors, les danseurs ne sont plus uniquement des interprètes. Oui et c'est pour cela que l'on adore travailler ensemble ! Une façon de bouger, d'être au monde, un détail du corps… c'est comme un poème


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qui se poursuit en inventant des mots… alors j'ajuste, repère, place, organise les corps des danseurs. J'ai approché cette création d'une façon un peu particulière, en créant de grandes esquisses, à la manière d'un peintre réalisant un paysage, d'abord en le dessinant largement et à gros traits, puis j'ai expliqué aux danseurs ce que je voulais : nous avons fait plusieurs longues séquences d'enchaînements en diagonale que nous approfondissions un peu chaque jour. Je suis vraiment partie de cette grande esquisse générale. L'idée est-elle de retrancher ensuite ? Oui, de retrancher et de construire comme un peintre - parfois les traits de fusain sont encore visibles. Cela a été mon approche cette foisci. Parallèlement à ces grandes esquisses, j'ai fait travailler les danseurs de manière très intime sur

des choses énergétiques, autour des positions, de la respiration, du souffle… des manifestations très délicates du registre de l'art de la présence, du ressenti. Si bien que nous avons travaillé entre ces deux extrêmes-là. À vous écouter on comprend que le corps des danseurs est bien plus qu'une matière, dans le sens plastique du terme, et qu'il ne s'agit pas que de chair. Oui, il s'agit plutôt de la manière dont les danseurs habitent leurs chair et leurs psyché et c'est cela qui donne une couleur particulière à chacun d'entre eux. J'ai demandé à Jean-Christophe de ne pas me donner une seule période de création avec plusieurs semaines d'affilée car j'ai besoin de toucher à l'œuvre, puis de la laisser retomber dans mon inconscient, avant d'y revenir, pour laisser se produire une matura-

tion. Les danseurs aussi auront pu laisser se faire en eux le dépôt de ce que je leur apporte : cela va dans les deux sens. Le travail chorégraphique n'est sans doute pas du tout le même lorsqu'il se fractionne en étapes ? C'est difficile à décrire pour moi, car normalement je sais mieux parler de mon travail un ou deux ans après. J'arrive rarement à "voir" avant de "faire". Même lorsque je réalise des petits films, que j'entreprends un travail de cinéaste avec un scénario, un script, les choses changent en cours de tournage. Je les transforme au moment même où je les crée.

Créations > Chouinard & Horecna - les 27, 28 et 29 avril à 20h et le 30 avril à 16h - Salle des Princes, Grimaldi Forum - 10 avenue Princesse Grace 98000 Monaco - Réservations au : +377 (0)99 99 30 00

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he Canadian choreographer and company director Marie Chouinard includes dancers along every step of the way. Time between intermittent periods of work allows for creative particles to settle and evolve in her mind like living matter. After having been invited by JeanChristophe Maillot for Body Remix/ Goldberg Variations in 2012, Marie Chouinard returns to Monaco for a new work with 16 dancers of Les Ballets de Monte-Carlo. It promises to be unique.

Interview with Marie Chouinard Marie Chouinard, you once said that “mystery” strikes when your creative process begins. A compelling factor apparently hits you and drives you almost obsessively. What can you say about this work’s “mystery” and of your artistic quest? I’ve only spent five days with the dancers so far. Through varied exercises, studies, research, and intuition, I’ve now found 16 dancers of the Ballets of Monte-Carlo with whom I wish to work. You pay much attention to individual dancers and to their “invisible matter of being.” What have you found so far? There is a lot of good matter in the group. There’s substance, both indi-

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vidually and for the group overall. What about the music? It’s an original piece by Louis Dufort. I show him video extracts of the dancers, upon which he begins to compose. And costumes and the set? I approach choreography as a Gesamtkunstwerk, so I’m handling it all myself like I do for my company in Canada. Minimalist lighting will add to the narrative. When I work with costume designers, such as with those of the Ballets of Monte-Carlo for this occasion, I show them small prototypes of what I want to be perceived even from the back rows. The costumes are real objects for the stage, so it isn’t about making pretty drawings. In Body Remix/Goldberg Variations dancers often appeared on pointe and sometimes held objects like crutches and metal bars. It was all about exploring “the freedom of movement.” Are you striving for something similar this time? To be perfectly honest, my mind contains many ideas that have been forming over the past four decades. Creating a work is therefore never entirely spontaneous. Concepts emerge and take shape as opportunities arise, and based on what I sense in the dancers. All this leads to manifold possibilities.

It sounds like dancers are more than skin and bones. Yes, dancers are far more than physical matter. Their true substance comes from their psyche, their energy, their personalities. Your creative process is deeply connected to the dancers. How is it when they’re not from your usual company? It makes a big difference because dancers are much more than pure performers. Everyone has a unique way of moving, breathing, being in the world and on stage. Every detail becomes part of the poetry that comes to life through words, lighting, and more. First, I work on the overall approach in rough outlines. I then share it with the dancers, and several joint working sessions expand and develop my thinking. It’s about designing and refining a work over time. Just like a painter’s underdrawing, my initial ‘sketch’ remains but the dancers contribute essential details. Their subtle expressive nuances are fundamental in this art that is so intimately connected to presence and feeling. This is why I’ve asked Jean-Christophe to give me several weeks here. I’ll get fully involved. Impressions will settle and mature in my mind between sessions. It will allow for things to grow. The dancers need time as well. It goes both ways.


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