LE REFUGE À TRAVERS L’EXIL L’EXPÉRIENCE DU CAMP DE LA LINIÈRE, GRANDE SYNTHE
BAPTISTE LE GOUARD
LE REFUGE À TRAVERS L’EXIL
L’EXPÉRIENCE DU CAMP DE LA LINIÈRE, GRANDE SYNTHE Baptiste Le Gouard Anne-Laure Sourdril, directrice de mémoire Mémoire de Master 2 en Architecture École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne (ENSAB), Rennes février 2019
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Le Refuge à travers l’Exil - L’Expérience du camp de la Linière, Grande Synthe
Je tiens à remercier chaleureusement ma directrice de mémoire Anne-Laure Sourdril pour ces temps d’écoute, de partage et de soutien. Je remercie également Ximena Gualleguillos pour son enseignement très enrichissant. Un grand merci à ma mère pour ses lectures répétées, et à mes compagnons rennais pour leur présence quotidienne. Enfin, je souhaite remercier tout particulièrement mes amis Bavel, Omer, Chia, Zrar, Aiub, Hoshang et Darean pour qui mon admiration et mon respect ne cessent de grandir.
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«Depuis que l’homme est homme, il cherche le refuge idéal - comme tous les êtres vivants. »1 Fiona MEADOWS
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Meedows, F. (2016). Habiter le monde autrement. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.10-15). Arles, France : Actes Sud. p.10.
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Le Refuge à travers l’Exil - L’Expérience du camp de la Linière, Grande Synthe
Avant-propos
AVANT-PROPOS
Jorge LOBOS, architecte, nous offre un constat simple : « Des 6.600.000.000 d’habitants de la planète, 2/3 (4.400.000.000) n’ont aucune relation avec l’architecture professionnelle. Comment les architectes peuvent-ils assurer qu’ils n’ont pas de travail ? »1 Voici un chiffre qui positionne clairement les enjeux architecturaux actuels dans un contexte politique et économique international. Sans dénigrer bien sûr, toutes formes de savoirs-faire locaux qui permettent depuis toujours le développement de processus de construction. Il est évident que la mondialisation et les transformations qui l’accompagnent, poussent à questionner la posture contemporaine de l’architecte et son éthique. Aujourd’hui, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) dénombre plus de 65,5 millions de déracinés à travers le monde.2 Au vue de l’évolution des conditions climatiques et des relations internationales, on ne peut considérer cette population de déplacés comme un fait uniquement inédit et temporaire. L’encampement du monde3 dénoncé par l’ethnologue et anthropologue, Michel AGIER, est la résultante de cette pensée humanitaire du provisoire. La démarche architecturale est alors réduite à l’urgence de l’abri et aux conditions de l’assistance. Mais l’exil, ou parfois simplement l’errance, sont des processus lents et précaires. Ce sont des parcours qui façonnent la vie des habitants qui les subissent. De nouveaux enjeux deviennent prépondérants dans la conception de l’espace. Comment garantir l’intégrité et la dignité de ces individus tout au long de leurs déplacements ? Quelles interventions construites ou conceptuelles sont à développer afin de restituer cette présence au monde de l’exilé ? En France, le nombre exact de déplacés est inconnu. Les termes de « réfugiés », de « demandeurs d’asile », de « migrants économiques », utilisés massivement par les médias et les politiques ont créé un flou constant, empêchant les français d’avoir une vision juste de l’accueil de ces individus sur notre territoire. En réalité, l’Etat a fui pendant longtemps ses responsabilités derrière des procédures légales et administratives dépassées et désuètes. Cette non-action a laissé un nombre alarmant de personnes sans réponse ni solution stable pour faire face à leur précarité physique et psychique. La région Hauts de France, et plus particulièrement les territoires du Calaisis et du Dunkerquois, ont dû faire face, depuis une vingtaine d’années, à une présence constante de déplacés ; voulant pour une majorité traverser la frontière britannique. Au début de l’année 2016, le maire de la commune de Grande Synthe a l’initiative de prendre en charge, a l’aide de l’ONG « Médecins sans Frontières » (MSF), l’accueil de l’ensemble des migrants, sans distinction, vivant illégalement sur son territoire. Face à l’extreme précarité de la situation, il fait l’annonce de la construction d’un « camp humanitaire » : le camp de la Linière. Un pouvoir public local déclare donc mettre en place des habitats formels temporaires pour répondre a l’urgence. Voici un geste social et architectural fort de sens qui montre une position éthique claire face à une situation très préoccupante dans notre pays.
Lobos,J. (2004). Arquitectura Cultural. Revista de Urbanismo, n°11, Universidad de Chile. p.81. Adrian Edwards : Responsable de l’Information et des Moyens de Communication et Porte-Parole du UNHCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés). 3 Agier, M. (2014). L’Encampement du Monde. Un monde de Camp. Paris, France : La Découverte. 1 2
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La nuit du 11 avril 2017, de violents affrontements ethniques entre deux groupes d’individus déclenchent un important incendie qui détruit un tiers des habitats du camp. Un an après son installation et après beaucoup d’évolution dans sa gestion administrative et spatiale, le « Camp humanitaire de la Linière » est définitivement fermé par décision du préfet de la région. Aujourd’hui, avec une année de recul, je m’interroge sur les conclusions qu’il faudrait en tirer. Sa conception, sa construction, son évolution, son occupation et sa destruction, sont des évènements qui ont créé un espace vécu et donc une expérience humaine et architecturale. Dans mes questionnements sur les définitions d’un accueil digne et d’un refuge cohérent pour ces déplacés, il est, selon moi, nécessaire d’avoir une approche objective de cette expérimentation. Il est important de comprendre son évolution, et de la mettre en parallèle avec sa fonction initialement annoncée : proposer un refuge à des exilés en transit. Voici donc le sujet de ce travail d’écriture. A travers des recherches autour de la construction et de la perception de l’espace du refuge, je souhaite mettre en exergue les facteurs qui le caractérisent pour des individus en exil dans le nord de la France ; afin de pouvoir étudier, par la suite, son développement dans la proposition « d’accueil » de l’ancien camp de la Linière.
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07. AVANT-PROPOS 11. INTRODUCTION 15. DÉFINITION DU / DES REFUGES
I/ L’ORIGINE DU REFUGE La réponse à un danger, la construction d’un espace habité Le refuge chez l’autre : entre hospitalité et hostilité L’abri, la cachette, l’acte de se réfugier II/ LE REFUGE COMME LIEU DE VIE Le refuge et l’habitat Le refuge et la communauté Un compromis fragile III/ LES REFUGES ET LEURS ENJEUX
33. LES REFUGES DANS LE CONTEXTE MIGRATOIRE DU NORD DE LA FRANCE I/ UNE SITUATION DE TRANSIT Une situation d’exil L’exil et ses localités Le temps d’arrêt II/ LE TERRITOIRE DE LA FRONTIÈRE Un espace de non-droit Un espace de contrôle et d’exclusion Une urgence quotidienne III/ UN TERRITOIRE VÉCU Une connaissance singulière du territoire Un processus collectif Le rapport aux autres
57. LES SPATIALITÉS DU CAMP DE LA LINIÈRE I/ LE SHELTER Un Symbol de « Non-lieu » Un lieu vécu Une intimité tourmentée II/ LES ESPACES COMMUNS La pensée préalable du commun Une appropriation collective et plurielle Une vie commune conflictuelle III/ LES LIMITES Les abords de la Linière Une liaison avec l’extérieur sommaire Le pouvoir souverain des institutions
87. VERS UNE NOUVELLE ARCHITECTURE DE L’EXIL 90. BIBLIOGRAPHIE
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Introduction
INTRODUCTION
« Donner refuge », « créer le refuge de l’autre », sont des phrases qui pour moi font sens quand je m’applique à imaginer les futurs applications de mes connaissances d’architecte. Je souhaite ici m’éloigner du sens propre du refuge défini par l’Académie Française comme « asile, abri, retraite qui permet d’échapper à divers dangers ». En effet, je m’intéresse d’avantage à son interprétation figurée et littérale, qui permet d’aborder une approche plus complète et sensible : « ce à quoi on recourt et qui offre une protection »1. La définition s’éloigne ainsi du danger, à l’origine du besoin afin de se recentrer sur la résultante qui est la protection. Le refuge est l’enveloppe qui protège. Il permet à la fois le développement de soi-même et l’ouverture vers autrui. Il peut se rattacher à toutes causes ou symboles synonymes d’abri, aussi bien matériel que spirituel. Il peut être un individu, une communauté, une croyance ou un lieu. C’est donc une notion qui est intimement liée à la construction de l’espace. Edward T.HALL fait remarquer la capacité de l’architecture à « fournir le refuge où « se laisser aller » et être simplement soi-même »2. Le refuge n’est plus l’abri minime, stéréotypé comme le lieu de repli. C’est un ensemble de composantes spatiales, sociales, culturelles et politiques qui prennent une forme mouvante et subjective, pour chaque individu, en réponse à ce qu’il perçoit comme étant un danger ou une menace. Sa construction et son déploiement sont donc issus d’un travail alliant le réel à sa perception. Le refuge n’est pas unique. Il se compose d’une infinité. Il est le résultat du nombre d’humains multiplié par les nombreuses menaces qu’ils subissent ou pourraient subir tout au long de leurs vies. Pour un exilé, toujours en chemin, il est évident que le besoin de refuge est prépondérant tant le danger est grand. Il est donc important de définir correctement ce terme afin d’en cerner la condition et ses résultantes. L’Académie Française le décrit ainsi : « Qui a été condamné, contraint à l’exil ou s’y est déterminé »3. On peut mettre ici en avant le non-choix dans l’origine du départ. On s’éloigne du nom « migrant », qui est couramment utilisé pour les différencier. En effet, sa définition première, souvent oubliée par les discours médiatiques, invoque uniquement le déplacement d’une population et non sa stature ou sa légitimité. Jean Claude MÉTRAUX rappelle simplement que « nous sommes tous des migrants, si ce n’est dans l’espace, du moins dans le temps »4. Un autre nom qui revient souvent est celui de « réfugié ». Je rejoins ici la volonté des auteurs de l’ouvrage « Parcours de l’Exilé » qui expliquent clairement leur choix de sujet : « parcours d’exilés et non de réfugiés, car cette dernière catégorie est un statut et non une condition, celle qu’il s’agit précisément de décrire dans sa diversité et dans la multitude de ses figures »5. En effet, ce mémoire n’est pas un discours sur les procédures juridiques qui conditionnent l’asile à l’échelle nationale ou internationale. Le sujet de recherche est bien l’humain, celui qui traverse une instabilité précaire; celui qui traverse des territoires inconnus sans savoir sa destination exacte ; celui qui cherche avec détermination un lieu stable, un lieu de refuge.
Collectif. (2005, juin). Dictionnaire de l’Académie Française, Neuvième Édition. France : Fayard. Hall, E.T. (1966). La Dimension Cachée. New York : Doubleday & C°.p.133. 3 Collectif. (2005, juin). Dictionnaire de l’Académie Française, Neuvième Édition. France : Fayard. 4 Métraux, J-C. (2013, juillet). Migration : les Frontières Mentales. Rhizome, vol 48. p.15. 5 Deschamps, C & Laé, J-F & Overney, L & Proth, B. (2018) Parcours de l’Exilé : du Refuge à l’Installation. France : PUCA. p.5. 1 2
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« Commence l’exode, la marche forcée vers l’inconnu avec ses étapes improvisées lorsque, désemparé, exténué et hagard, il doit dormir là, dans la boue, sur le bas-côté de la route avant de devoir reprendre sa place dans la file de ses semblables, abandonnant peu à peu ses maigres biens comme les mies de pain du Petit Poucet. » Marc BERNARDOT 1
Aujourd’hui, l’objet architectural du « camp » est devenu le lieu de vie d’une majorité de ces exilés. Michel AGIER parle de l’encampement du monde comme un mouvement normalisé et institutionnalisé. Il fait référence aux interventions humanitaires du UNHCR, principalement en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud, mais aussi aux dispositifs de rétention mis en place plus récemment en Europe et ailleurs. En outre, il faut citer « les milliers de campements auto-établis, les plus éphémères et les moins visibles »2, dans lesquels on retrouve la « Jungle » de Calais. On a regroupé ainsi un ensemble d’espaces qui forment « une des composantes majeures de la « société mondiale », lieu de vie quotidienne de dizaines de millions de personnes dans le monde »3. L’enjeu architectural de ces territoires n’est donc plus à prouver. En étant un espace vécu pour certains depuis déjà plusieurs décennies, le temps est venu pour que de nouvelles propositions s’inscrivent dans une amélioration des erreurs passées. « Si l’architecture et l’infrastructure ont finalement contribué aux stratégies de l’aide, elles doivent aussi être appréhendées dans un sens plus général comme les instruments d’un tournant spatial dans l’histoire de l’exil. Le fait que nous devions comprendre cette histoire dans des termes sociaux et politiques est une nécessité. » Anooradha Iyer SIDDIQI 4 Le nord de la France est devenu depuis plusieurs années un lieu stratégique dans les routes migratoires d’Europe. Cette région est le point de passage qui permet à des individus de nombreuses nationalités d’essayer de rejoindre l’Angleterre. Fin 2012, les autorités publiques décident la fermeture du centre d’accueil de Sangatte, unique dispositif donnant un abri aux migrants sur ce territoire. Faute d’alternatives, ces populations se dispersent principalement entre les villes de Calais et de Dunkerque. Regroupées spontanément par nationalités, elles construisent des abris précaires sur des terrains cachés et compliqués d’accès, afin d’éviter les forces de l’ordre. Certains campements comme celui de Grande Synthe et de Loon-Plage bénéficient de l’appui des résidents. Les autorités publiques locales fournissent des chapiteaux chauffés, et des associations bénévoles proposent des distributions de nourriture, de vêtements et de couvertures. A la suite du démantèlement de plusieurs campements, le dernier qui reste accessible en 2015 est celui de Grande Synthe nommé «Camp du Basroch ». C’est un espace boisé, situé dans le centre de la ville et sur lequel la municipalité a aménagé au fur et à mesure : un chemin drainé, un point d’eau et un nombre réduit de chalets en bois chauffés. Néanmoins, entre juin et décembre 2015, le nombre d’occupants passe d’une centaine à plus de 2200 hommes, femmes et enfants. Les conditions de vie se détériorent alors très rapidement. Malgré la situation qu’il juge inacceptable, Damien Carême, qui demande l’aide de l’Etat depuis bien longtemps, reste toujours sans réponse. Il contacte donc l’ONG MSF afin de créer un nouveau dispositif d’accueil sur son territoire. Les 7, 8 et 9 mars 2016, tous les migrants volontaires sont transférés au camp de la Linière. 1050 individus sont ainsi relogés. Situé en périphérie de la ville, il est encadré par l’autoroute et la ligne de chemin de fer. Le site est équipé d’abris en bois pour 4 personnes, des sanitaires, et une cuisine collective. L’ensemble est prévu pour accueillir 1500 personnes et sa gestion est confiée à l’association bénévole Utopia 56.
Introduction
En avril, l’Etat accepte finalement de prendre ses responsabilités et de participer au financement du site. Il désigne l’Afegi comme gestionnaire du camp, et impose une restriction de l’accueil. Le camp devient accessible seulement aux personnes dites « vulnérables », c’est a dire les femmes et les enfants. MSF et Utopia 56, en désaccord avec cette réforme, décident de mettre fin à leurs actions sur place. Entre octobre et Novembre 2016, la « Jungle » de Calais, campement auto-établi par ses occupant et regroupant des milliers de déplacés, est entièrement évacuée et détruite. Un nombre important d’Afghans vient se réfugier dans le camp de la Linière, occupé en majorité par une population Kurde. Avec l’augmentation des restrictions imposées par les autorités publiques et des conditions hivernales très dures, les tensions s’intensifient entre les habitants. Au cours des mois de mars et d’avril 2017, le nombre d’occupants dépasse les 2000 personnes. Le 11 avril, un dernier affrontement entre des kurdes et des afghans dégénère. Un incendie détruit une centaine d’abris ainsi que les cuisines communautaires. Dans la nuit, le camp est entièrement évacué et les migrants volontaires sont regroupés dans 5 gymnases de l’agglomération. Quelques jours plus tard, le ministre de l’intérieur déclare la fermeture définitive du lieu d’accueil de la Linière. L’ensemble des sinistrés logés dans les locaux provisoires sont conduits de force, dans des Centres d’Accueil et d’Orientation (CAO), partout en France. Néanmoins de nouveaux individus continuent d’arriver et ceux, qui ont été évacués, finissent en majorité par revenir. Depuis la destruction du camp, quelques centaines de personnes essayent de s’installer sur un terrain à proximité. Cependant les interventions quotidiennes des forces de l’ordre empêchent toutes constructions plus établies. En effet, l’Etat montre un refus ferme face aux volontés du maire et des associations, qui souhaiteraient mettre en place un nouveau dispositif de mise à l’abri. Le camp de la Linière a donc été habité par des exilés cherchant un lieu de refuge. L’espace pré-établi et conditionné par les autorités publiques, l’ONG MSF et les normes internationales a été un territoire de vie pour des centaines de personnes. La pensée première de l’espace et de sa gestion a dû faire face à de nombreuses modifications issues des volontés des décisionnaires publiques mais aussi de ses habitants. En tant que bénévole, j’ai pu observer avec attention ces changements et l’équilibre précaire qui en dépendait. Entre avril 2016 et juillet 2017, plusieurs périodes d’investissement sur place m’ont permis d’étudier la morphologie paradoxale du camp, et sa répercussion sur le bien être de ses habitants. Entre stabilité et incertitude, entre contrôle et liberté, entre violence et calme, entre agitation et repos, je souhaite centrer ma réflexion sur la nécessité et les conditions d’une mise à l’abri de ces populations précaires. Ma pensée se tourne donc autour de deux questionnements qui sont : comment définir la notion de refuge à travers les singularités qui la caractérisent pour les exilés en situation de transit au nord de la France ? Comment se traduit-elle dans la construction et la perception du camp humanitaire de la linière pour ses habitants ? En premier lieu, je m’attacherais à définir plus précisément les composantes qui interviennent dans la construction d’un refuge. Je soulignerais par la suite les singularités qui caractérisent à la fois les exilés du nord de la France et le territoire sur lequel ils sont amenés à survivre. Enfin, je m’appliquerais à analyser les éléments structurels du camp de la Linière à travers leurs caractéristiques spatiales et les sensations qu’elles génèrent. L’attention sera portée sur la manière dont ces différents facteurs ont permis ou non de remplir les fonctions d’un refuge pour ces exilés.
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Bernardot, M. (2016).Campements d’Infortunés, Figures, Topiques, Politiques. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.126-132). Arles, France : Actes Sud. p.127.
Agier, M. (2013, 6 mars). Campement Urbain : du refuge nait le ghetto. Paris, France : Payot. p.40. 3 Agier, M. (2014). Un monde de Camp. Paris, France : La Découverte. p.11. 2
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Iyer Siddiqi, A. (2016). Architecture et Infrastructure de l’Exil. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.202-206). Arles, France : Actes Sud. p.205
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Définition du/des Refuges
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DÉFINITION DU / DES REFUGES « L’exil devient un lieu, qui est la somme de tous les lieux traversés par l’exilé : provisoirement ancrés, nous les avons habités et ils nous ont façonnés. Il faudrait penser à restituer cette présence-aumonde de l’exilé comme la chose la plus commune et la plus humaine qui soit. » Michel AGIER1
En m’inspirant des propos de Michel AGIER, j’ai souhaité dans un premier temps analyser la notion de refuge, pour ensuite orienter, plus spécifiquement, cet écrit sur les exilés du camp de la Linière. En effet, avant d’être dans l’expérience de l’exil, le sujet premier est bien l’homme. En commençant par une approche plus générale, je souhaite m’affranchir au maximum des stigmates et préjugés. Clara LECADET dénonce l’ « instrumentalisation de la notion de refuge et de réfugiés »2. Elle nous rappelle qu’il faut penser l’exil avant tout comme une condition de l’homme, et non comme son identité à part entière.
Agier, M. (2013, 6 mars). Campement Urbain : du refuge nait le ghetto. Paris, France : Payot. p.122. Lecadet, C. (2016).Les Temps des Camps : la Guerre, le Refuge, la Mémoire. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.172-179). Arles, France : Actes Sud. p.174. Image : Dessin personnel de recherche sur la notion de refuge. 1 2
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Fig1. Pyramide de Maslow.
Fig2. Cercle de Stevenson.
Définition du/des Refuges
I/ L’ORIGINE DU REFUGE
La réponse à un danger, la construction d’un espace habité
Revenons sur le dictionnaire de l’Académie Française qui définit le refuge comme « asile, abri, retraite qui permet d’échapper à divers dangers »1. L’origine du terme est bien la présence d’un élément hostile et l’objectif est de s’en écarter. Néanmoins, « danger » reste un terme bien vaste et subjectif si on regarde sa définition : « ce qui constitue une menace pour la santé, la sécurité, les intérêts, l’existence de quelqu’un »2. Il y a alors les menaces physiques ou matérielles : les éléments naturels, la maladie, les accidents … Et d’un autre côté, les éléments psychologiques et personnels. Je pense, par exemple, aux peurs, aux phobies, aux sentiments de mal-être. Ce sont des sensations propres à chacun mais bien présentes chez tout individu. Quand l’un éprouve de la crainte face à la foule, l’autre montre une angoisse face à la solitude. Une manière de lutter contre ces dangers est bien d’y échapper, de s’en éloigner. Le verbe « se réfugier » souligne l’importance de l’action, individuelle ou collective, qui aide la retraite. L’homme qui aime l’isolement trouvera réconfort dans un espace intime correctement délimité. L’homme qui s’épanouit davantage dans le collectif s’appliquera à créer des évènements de rassemblements. Dans une construction réelle ou plus spirituelle, le danger est une condition de vie. Bien qu’il prenne une forme différente pour chacun, y faire face est une tache universelle. La résultante de ces menaces est bien le besoin de refuge. Face à celles-ci, une lutte s’installe, consciemment ou non. L’objectif est de mettre en place la sécurité et la stabilité qui dissimulent ou même suppriment le danger. Dans les représentations de la pyramide de Maslow et du Cercle de Stevenson, on retrouve très clairement le sentiment de sécurité comme un besoin essentiel de l’Homme. Dans le premier cas, la vision pyramidale proposée place celui-ci en deuxième position. Ceci marque bien son importance. Néanmoins, ce choix de représentation, daté de 1940, reflète une hiérarchie qui est à questionner. En effet, il suggère que certains besoins sont moins accessibles que d’autres. Pour atteindre « l’estime », il faudrait d’abord s’attacher à combler les nécessités liées à « l’appartenance ». D’un autre côté, la représentation publiée dans l’ouvrage « Les Organisations Bientraitantes »3 propose, à travers la figure du cercle, une interdépendance des besoins chez l’humain. Tous sont marqués par une importance égale et l’aboutissement est bien un accomplissement de l’ensemble. Le refuge, qui est « ce à quoi on recourt et qui offre une protection »4, est bien l’image de cette recherche de sécurité.
Collectif. (2005, juin). Dictionnaire de l’Académie Française, Neuvième Édition. France : Fayard. Ibid. 3 Bardonnet, M & Lefebvre, M & Mongin, P. (2016). Les Organisations Bientraitantes. France : Adice Editions. 4 Collectif. (2005, juin). Dictionnaire de l’Académie Française, Neuvième Édition. France : Fayard. 1 2
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Ce sentiment de sûreté peut se développer, à travers un proche, à travers une communauté ou à travers une idéologie. Il peut aussi s’inscrire dans un lieu : la maison, la chambre, le parc, la montagne… Marion SEGAUD, dans son ouvrage « Anthropologie de l’Espace », place l’habiter parmi les « universaux », c’est à dire qu’elle le définit comme marqueur universel de la relation qui lie l’homme et l’espace. « Habiter, c’est dans un espace et un temps donnés, tracer un rapport au territoire en lui attribuant des qualités qui permettent à chacun de s’y identifier »1. La sécurité fait partie intégrante de ces qualités annoncées. Le refuge, quand il s’attache à une forme spatiale devient donc un espace habité. La recherche de protection conditionne les processus d’aménagement et d’appropriation de l’homme. Il fabrique et fait évoluer différents refuges afin de contrer les dangers possibles. Malheureusement, les champs d’action de chacun ne sont pas identiques. Avec un territoire principalement sous le contrôle de l’économie, le paysage des refuges laisse apparaitre des disparités de plus en plus prononcées.
« L’homme habite, il prend place parmi les humains. Pour cela, il lui faut un lieu où inscrire son corps, sa subjectivité, son histoire, sa citoyenneté. S’il ne peut habiter, l’homme ne peut prendre place et cela s’appelle aujourd’hui l’exclusion. L’aider à habiter, cela s’appelle lutter contre l’exclusion. » Jean FURTOS 2
Le refuge chez l’autre : entre hospitalité et hostilité
Après avoir noté la dimension spatiale dans la définition du refuge, il est important de voir comme elle apparaît dans les relations humaines. Habiter est une action individuelle et collective. En étudiant la question du « chez soi », Marion SEGAUD marque le lien fondamental qui lie l’identification de l’espace à celle des individus qui l’occupent ou non : « le chez soi, se définit toujours par rapport aux autres, c’est à dire par ceux qui n’en font pas partie »3. Deux postures se présentent quand « l’autre » intervient dans ce que l’on pense être « notre espace » : l’hospitalité ou l’hostilité. Ces deux termes opposés reflètent deux manières de percevoir « l’étranger ». Le premier indique un accueil, issu d’une volonté morale ou lucrative. Le deuxième suppose de la méfiance, de la crainte vis-à-vis de l’inconnu pouvant aller jusqu’au un rejet total de l’individu. Dans cette logique, Michel AGIER définit le refuge comme « l’abri que l’on se crée soi-même à défaut d’hospitalité »4. Il porte ici une réflexion sur le lien qui s’établit entre l’asile et le développement des campements urbains auto-établis. Selon lui, l’hostilité est le symbole du rejet. Elle provoque la nécessité du refuge car elle conduit à une séparation volontaire entre l’espace de l’hôte et celui du rejeté. L’abri est alors l’espace d’exclusion. « Celui qui est condamné à passer inaperçu, le « pauvre », l’ « étranger », le « pas-comme-les-autres », se retrouve à une place sans emplacement en quelque sorte ; de fait, il est à-côté, ni avec, ni parmi »5. Dans une logique contraire, l’hospitalité, à travers l’outil de l’asile, par exemple, fait disparaitre le besoin de refuge car elle symbolise la volonté d’un partage de la ville comme un espace commun. Dans ce deuxième cas, on évoque un hôte qui identifie le nouvel arrivant comme son semblable. « L’hospitalité correspond à l’accueil humain, c’est à dire la reconnaissance avant même l’échange de mots, juste après celui du regard »6. Ceci induit une confiance et un échange sans conditions. Poussé à l’extrême, l’espace devient commun et les postures du résident et de l’accueilli disparaissent. On parle ici du cas particulier, mais qui est aussi le plus fréquent, où l’individu qui cherche refuge s’implante sur le territoire « d’autrui ». Que ce soit une propriété privée, un espace public ou un territoire national, l’abri de celui qui arrive est conditionné par la posture du résident. Néanmoins, je
Définition du/des Refuges
m’interroge sur la construction de cette hospitalité. Il est évident que l’exclusion génère la nécessité d’abri car aucune aide n’est apportée par l’hôte. En revanche, dans le second cas, où l’accueil est proposé, je pense que le refuge est toujours un besoin à considérer. En effet, on parle d’un élément complexe qui allie des composantes spatiales, sociales et culturelles et qui s’inscrit dans un processus temporel. Proposer une protection est un acte généreux, mais il ne remplit pas inéluctablement les exigences recherchées. L’accueil éthique marque un soutien évident. Cependant, ce n’est pas l’unique facteur à prendre en considération. Ce caractère d’hospitalité se démarque aussi sur les éléments architecturaux et urbanistiques. Thierry PAQUOT fait la critique des demeures inhospitalières. Il citent des édifices comme la Bibliothèque de France ou la Grande Arche de la Défence, en remarquant des constructions peu enclin à l’accueil. Il dénonce des techniques de clonages qui oublient la valorisation des activités et des souhaits des usagers. Il prônent l’utilisation de la forme interrogative du « en quoi »7, afin de recentrer les travaux architecturaux sur leurs valeurs humaines. En lien avec ce travail de recherche, je pense que certaines questions pertinentes peuvent être énoncées : en quoi le camp honore-t-il sa promesse d’accueil ? En quoi un abri en bois constitue-t-il un lieu de repos sain ? En quoi les espaces collectifs permettent-il la cohabitation et la mise en place d’un certain « vivre ensemble »?
L’abri, la cachette, l’acte de se réfugier
En cas de pluie soudaine, l’action de se mettre à l’abri peut s’apparenter au verbe « se réfugier ». On retrouve les termes d’ « abri » et de « refuge » souvent utilisés comme synonymes pour se définir l’un l’autre. Néanmoins, le premier est davantage rattaché à l’espace, avec une connotation souvent rapportée à une couverture qui protège des aléas. On parle d’un parapluie, d’un auvent ou d’une toiture qui abritent par leur recouvrements. Néanmoins, Fiona Meadows accentue sensiblement la symbolique de cette toiture : « l’abri, dont le toit est le symbole premier, est un élément de survie premier. L’abri, c’est l’écart entre notre corps et un environnement potentiellement hostile, ce qui nous protège des aléas »8. Son origine est ici clairement définie comme soudaine et imprévue. Un aléa se caractérise par le hasard qui cause son apparition. Il est donc impossible de le prévoir. L’auteur, précédemment cité, rattache cet évènement inattendu à la notion de survie, symbole de précarité et de vulnérabilité. Une notion d’urgence apparaît. L’abri devient un refuge soudain, généré par un ou des dangers imprévus. C’est bien cette soudaineté qui cause souvent la fragilité de la solution apportée. Une forte pluie se présente et le premier débord de toit rencontré m’abrite. L’abri peut ainsi être perçu comme les prémices d’un refuge. C’est « une cachette dans un parcours dangereux, un refuge établi en urgence dans un environnement hostile »9. La cachette est la première protection trouvée. Un danger soudain ou imprévu oblige à une prise de décision immédiate. La protection reste la préoccupation majeure mais sa mise en place prend alors une forme plus fragile.
Segaud, M.(2007). Anthropologie de l’Espace : Habiter, Fonder, Distribuer, Transformer. France : Armand Colin. p.65. Furtos, J. (2013, juillet). Quelques aspects inhabituels de l’habiter chez les migrants précaires. Rhizome, vol 48. p.14. 3 Segaud, M.(2007). Ibid. p.83. 4 Agier, M. (2013, 6 mars). Campement Urbain : du refuge nait le ghetto. Paris, France : Payot. p.37. 5 Paquot,T.(2000)De l’Accueillance, Essai pour une architecture et un urbanisme de l’hospitalité. Paquot,T et Younès,C[dir.].Éthique, architecture, urbain. (p.68-83)France:La Découverte. p.69. 6 Paquot,T.(2000). Ibid. p.80. 7 Ibid. p.78. 8 Meedows, F. (2016). Habiter le monde autrement. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.10-15). Arles, France : Actes Sud. p.10. 9 Agier, M. (2013, 6 mars). Ibid. p.41. 1 2
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Définition du/des Refuges
Se cacher est la première action qui apparaît. Face à une menace, et plus particulièrement si elle intervient brutalement, le fait de se dissimuler reste la tentative de protection la plus simple. Parfois, les moyens ne sont tout simplement pas disponibles pour contrer un danger. Disparaître devient la seule solution. En haute montagne, un homme sans équipements spécifiques, doit atteindre le refuge pour espérer se cacher du froid. Une homme surmené par une vie citadine trop intense, part se retirer en bord de mer. La cachette est le refuge qui se crée du fait de la fuite face au danger. Cet échappatoire peut se caractériser par une mise à distance physique mais aussi par un blocage cérébral. C’est bien là que réside le rôle des psychologues : identifier des blessures passées et aider le patient à s’y confronter et là les soigner. Cette notion de cachette est aujourd’hui très clairement illustrée par les formes d’occupation mises en places par les exilés présents dans le Nord de la France. Celles-ci nous dévoilent un autre aspect majeur dans la manière de se cacher, et donc plus généralement de se réfugier. Je vais prendre un exemple très concret que j’ai pu observé quelques mois après l’incendie du camp de Grande Synthe. Pendant l’été 2017, aucun dispositif de mise à l’abri n’est présent sur la commune. Un campement auto-établi et très précaire s’installe sur le site du Puythouck, un parc fortement boisé. Quatre kurdes s’organisent et s’installent ensemble. Bien qu’ils soient conditionnés par une grande vulnérabilité, le choix de leur cachette n’est pas anodin. Le lieu est d’abord très peu visible par rapport aux cheminements empreintés par les forces de l’ordre. Il est difficile d’accès car aucun passage n’est réellement présent. L’endroit est aussi gardé secret face à d’autre exilés jugés hostiles, comme des passeurs. Néanmoins, l’espace de repli reste proche des lieux de distribution en tout genre (nourriture, vêtements, recharges de batteries …). Il est abrité légèrement en partie haute par des feuillages. Enfin, son emplacement est divulgué à certains individus de confiance et utilisé parfois, pour se réunir ou simplement se divertir. L’objectif de cette courte description n’est pas de faire oublier la grande précarité qui la caractérise. Je souhaite davantage mettre en avant la résilience qui s’organise dans ce lieu de vie. En effet, les menaces sont multiples : la violence policière et celle des mafias, le manque d’équipements et de nourriture, les conditions climatiques, l’ennui, la solitude … Le refuge, qui se dessine ici, développe de véritables stratégies de lutte. Les risques sont hiérarchisés et des priorités sont établies. L’urgence de la mise à l’abri est bien présente, mais la forme qu’elle développe résulte d’un examen minutieux des différents dangers. Selon l’importance des menaces perçues, la cachette est choisie et continue de se construire. Comme nous l’avons expliqué précédemment, ce sont des formes d’inquiétudes et d’insécurité qui génèrent un besoin de refuge. Cependant, il faut préciser que la manière, dont celles-ci s’additionnent ou se contredisent, est un facteur majeur dans la recherche de l’abri.
Images : Retour à Grande Synthe, Rose LECAT Photographe, fôret du Puythouck, Grande Synthe, juillet 2017.
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II/ LE REFUGE COMME LIEU DE VIE La présence d’un danger s’inscrit obligatoirement dans une temporalité. Celle-ci peut être courte ou longue, déterminée précisément ou incertaine voire inconnue. Elle peut aussi se matérialiser par un évènement soudain ou à l’inverse, par des épisodes quotidiens et répétitifs. Ces variables, qui s’installent dans la durée, nous poussent à interroger leurs répercutions sur la notion de refuge.
Le refuge et l’habitat
« L’homme a toujours eu besoin de s’abriter, de se protéger, et de s’approprier des espaces. » Nadège LEROUX 1
Quand un refuge se construit à travers un espace, une forme d’habiter se développe. Comme on a pu le définir précédemment, l’abri est un lieu habité du fait de la présence même de l’humain et de son besoin de sécurité. On retrouve « la conjonction entre un lieu et un individu singulier qui fonde l’habiter »2 dont parle Marion SEGAUD. Dans la durée, la résilience face aux menaces s’organise. Deux scénarios se différencient alors. D’une part, il y a l’abri destiné uniquement à une activité de protection ou de retraite précise. Le danger est alors généralement quotidien ou rare mais toujours temporaire. Par exemple, l’abri nucléaire est le lieu de repli en cas d’attaque. Le refuge alpin est l’endroit à atteindre en cas de tempête. L’ambassade est un édifice protégé en cas de violences dans un pays étranger. L’église est un lieu où l’on peut se recueillir en cas de doutes. Le cabinet de psychologie représente la profession vers laquelle se tourner en cas de sentiments de mal-être. Ces lieux sont donc uniquement occupés de manière temporaire par ceux qui recherchent une certaine sécurité. Les processus d’appropriations ou d’aménagements sont donc minimisés afin de correspondre aux fonctions premières du refuge. D’un autre côté, il y a le refuge comme lieu d’occupation permanente. L’abri est le lieu de vie à part entière. Dans cette deuxième situation, le danger est souvent multiple et se caractérise par une temporalité plus longue et incertaine. On peut considérer la chambre comme le lieu d’intimité ultime, ou la maison comme le symbole du chez soi. Ce sont des espaces pratiqués quotidiennement qui expriment une protection face au monde extérieur. Comme le souligne Nadège LEROUX, « la demeure apparaît comme le nid, le refuge à la vertue d’abri, la mémoire heureuse de l’origine avec ses qualités de repos, de tranquillité et de sécurité »3. Lorsque le refuge habité est aussi le lieu de vie premier de l’habitant, un rapport à l’espace plus intime et intuitif se met en place.
Définition du/des Refuges
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Selon Guy AMSELLEM, « habiter, c’est investir un lieu, le charger de projets, de subjectivité. L’habitat crée des habitudes »4. De ce point de vue, l’homme s’approprie l’espace, il l’aménage et le consolide. Ces processus, qui sont indissociables de la condition humaine, s’installent dans la durée. Des procédés architecturaux s’accompagnent de représentations plus subjectives. La lutte face aux dangers reste un facteur majeur qui guident la configuration spatiale et sociale du lieu de vie. Néanmoins, « l’invention d’un quotidien »5 se met en place. Les résistances se consolident. L’habitat commence à développer un habiter plus généreux pour l’individu qui le conçoit. Des arts de faire et des arts de vivre s’installent pour répondre aux autres besoins fondamentaux de l’homme : l’intimité, la reconnaissance de soi, le lien social … Il est évident que ces aménagement sont relatifs aux pouvoirs d’action de chacun. Ces habitudes sont plus démonstratives dans une maison bourgeoise que dans une cabane de la « Jungle » de Calais. Cependant, elles illustrent, selon moi, le même acte de vivre ; peut-être que la seule différence est que l’un en a plus conscience que l’autre. Afin d’illustrer ces propos, j’ai souhaité ajouté un témoignage recueilli par le collectif Sans Plus Attendre à Calais en 2016. Il porte sur Zaki, un exilé syrien qui vit avec son cousin Fouzi dans un abri en bois de 9m2 :
« Habituellement, il se lève vers 7h pour la prière. Ensuite, Zaki et Fouzi boivent du thé avant d’aller à l’association Al Salam pour charger leur portable et prendre le petit-déjeuner. Parfois, ils en profitent pour prendre le ticket pour accéder aux douches chaudes offertes par la même association. Ensuite, ils rentrent dans leur abri, où ils boivent du thé, parlent avec leur famille par l’application whatsapp, regardent leur facebook et reçoivent des amis.(…) Parfois, Zaki rejoint Fouzi pour aller voir Amer chez lui ou se rend dans les magasins et restaurants de la rue principale. L’après-midi, après la prière du midi dans la mosquée, ils retournent à Al Salam pour manger « un couscous sec pas bon, mais qui aide à tenir chaud ». Ensuite, Zaki va à l’École Laïque du Chemin de Dunes pour le cours d’anglais de 14h à 15h.(…) Après les cours, Zaki rentre chez lui, pour rejoindre Fouzi et le voisin. D’habitude, ils restent chez eux et boivent du thé, fument des cigarettes et écoutent de la musique. Leur chanson préférée est Qareat El Fengan de l’artiste égyptien Abdel Halim Hafez qui était très populaire aux années 1950.(…) Les soirs, s’ils ont faim, ils vont à la distribution de repas faite par la Belgium Kitchen ou ils font quelque chose à manger chez eux. Les deux colocataires et leur voisin discutent et parlent avec leur famille jusqu’au moment de dormir, vers minuit. Cette journée type varie un peu, notamment les jours où ils essayent de passer en Angleterre. Quand c’est le cas, ils dorment de 19h à environ 21h pour se reposer avant de prendre la route vers 23h. Ils finissent par rentrer chez eux vers 6h et ils dorment jusqu’à 14h. Récemment, la journée de Zaki a subi un changement. Il est en train d’organiser une pharmacie dans la Malaysien Kitchen. » 6
Leroux, N (2008). Qu’est-ce qu’habiter ? Les enjeux de l’habiter pour la réinsertion. VST - Vie Sociale et Traitements, n°97. p.14. Segaud, M.(2007). Anthropologie de l’Espace : Habiter, Fonder, Distribuer, Transformer. France : Armand Colin. p.65. 3 Leroux, N (2008). Ibid. p.14. 4 Amsellem, G. (2016). Habiter l’inhabitable ?. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.7-9). Arles, France : Actes Sud.p.8. 5 Certeau, M (de).(1980). L’Invention du quotidien, 1. arts de faire. France : Gallimard. 6 Sans Plus Attendre (avril 2016). Atlas Architectures de la Jungle. France : PEROU. 1 2
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Définition du/des Refuges
Le refuge et la communauté
La temporalité du refuge pose aussi la question du rapport à l’autre. En effet, dans la plus part des cas, où l’abri s’identifie à un espace, sa construction repose sur une démarche à la fois personnelle et collective. Quand une menace affecte un ensemble d’individus, une recherche similaire de protection peut induire un rassemblement. L’habiter se complexifie et devient, par ailleurs, cohabiter. Ce rassemblement humain peut générer de nouvelles potentialités et une puissance commune plus importante. Comme l’a rappelé Hassan FATHY, « un homme ne peut pas construire une maison, mais dix hommes peuvent construire dix maisons très facilement, même une centaine de maisons »1. Néanmoins, cette cohabitation implique aussi la mise en place d’une organisation sociale et politique qui n’est pas nécessairement évidente. Michel AGIER parle de « communauté de l’instant »2. Il souligne d’abord le collectif, qui s’établit et qui installe une communauté par l’action de partager un territoire. Cependant, il met en avant l’absence d’une identité profonde. En effet, le choix de cohabitation n’est pas issu d’une volonté de partage, il fait d’abord face à un danger commun. Au départ, il n’y a pas de mémoire commune affiliée au lieu. Une forme d’historicité s’installe mais uniquement, à partir du moment où le refuge se crée.
A. Une organisation sociale, culturelle et parfois politique
Cette cohabitation est la genèse d’un nouveau monde social pour ses habitants. Progressivement des rencontres se produisent et donc des relations s’installent. La mise en place d’un quotidien est aussi un enjeu qui intervient dans un collectif. A travers une forme de résilience face à une menace commune, des habitudes se développent dans la durée. Les premières formes d’organisations sociales sont généralement issues de nécessités partagées face au menaces. Néanmoins, au fur à mesure, des questions plus générales et inhérentes à la cohabitation d’individus apparaissent. Une communauté se lie par la connaissance de l’autre. Des activités collectives se développent et des tissus relationnels se structurent. Le partage d’un territoire commun donne accès à des lieux de rassemblement et induit, par ailleurs, le développement d’une organisation sociale et culturelle qui structure ces même espaces. Au Chili, nous pouvons remarquer une lutte sociale, légale et politique qui illustre l’existence de ces communautés en résistance. En effet, ce pays est caractérisé par des inégalités économiques très fortes et un développement urbain excluant et ségrégatif. Des habitants qui migrent vers les villes, ou d’autres, qui n’ont pas accès aux logements trop coûteux, réalisent des « tomas de terreno ». Ce terme espagnol signifie des « des prises de terrain » et illustrent parfaitement l’acte de ces individus depuis déjà plusieurs décennies. Des territoires délaissés, souvent en marge de l’espace urbain, deviennent ainsi des lieux de vie pour des individus dans le besoin. Les « tomas » sont à l’origine des installations informelles et individuelles. Cependant, Andrea PINO VASQUEZ, à travers son ouvrage « Quebradas de Valparaíso, memoria social autoconstruida »3, propose une vision nouvelle de ces regroupements d’habitations. Elle dénonce les stigmates qui véhiculent l’image d’espaces uniquement précaires, dangereux et illégaux. En illustrant le regard des habitants de ces territoires, elle met en avant le processus social qui guide la construction matérielle et sensible de ces lieux de vie. Elle montre comment ces refuges se développent Hassan Fathy, Discours d’acceptation du prix Nobel alternatif, le 9 décembre 1982. Agier, M. (2013, 6 mars). Campement Urbain : du refuge nait le ghetto. Paris, France : Payot. p.21. 3 Pino Vásquez,A. (janvier 2015). Quebradas de Valparaíso, Memoria social autoconstruida. Chili : Gráfica Lom. Images : Plan et Coupe du shelter de Zaki, «Jungle» de Calais. Relevés publiés dans l’ouvrage : Sans Plus Attendre (avril 2016). Atlas Architectures de la Jungle. France : PEROU. 1 2
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dans un rapport complexe entre quatre types de territoires qui sont la maison, le quartier, la ville et enfin l’Etat. Par des entretiens et des analyses approfondies dans plusieurs « tomas » de Valparaíso, on peut voir clairement les dynamiques individuelles et collectives d’appropriation, qui structurent à la fois des espaces intimes et des lieux communs. « Ses valeurs (des habitats informels) se fondent, surtout, dans les liens et les réseaux sociaux construits entre les habitants, qui dans le processus de reconnaissance de carences communes, ont réussi à auto-gérer, auto-construire et auto-urbaniser ces espaces de la ville »1. L’auteur définit ainsi, un processus informel et social qui, en étant guidé par une envie profonde de survie, développe de nouvelles formes urbaines résilientes. Après quelques années, « ses habitants les considèrent comme des quartiers authentiques auto-gérés, et ils affirment que la cohésion sociale générée à l’intérieur du groupe (…) est un fait réel et suffisant, qui leur permet de définir et de comprendre la « toma » comme un quartier »2. Dans une temporalité longue, ce territoire habité est marqué par une histoire collective. L’objectif n’est pas de nier la complexité d’une telle cohabitation. On peut noter que ces dynamiques d’appropriation ne sont pas identiques pour tous. En effet, face à la précarité qu’ils subissent des inégalités se développent aussi entre les différents habitants des tomas. Par exemple, les individus installés depuis l’origine de l’occupation, bénéficient généralement d’un pouvoir d’action et de décision plus important. Néanmoins, dans ces rapports d’entre-aide et de conflits parfois, la consolidation du quartier et l’amélioration des qualités de vie, sont des volontés communes qui favorisent la cohésion. Une communauté s’identifie et se rassemble grâce à des valeurs sociales et culturelles partagées. Par ailleurs, il est important de noter que les habitants de ces quartiers sont devenus des acteurs politiques. Ils luttent pour la reconnaissance de leurs habitats et l’obtention d’actes de propriété. Andréa PINO VASQUEZ fait le constat « qu’il existe une constante tension entre le désir de reconnaissance et le sentiment d’être invisibles face aux organismes et institutions publiques impliquées dans la question urbaine et dans celle de l’habitat »3. En effet, face aux stratégies nationales et régionales qui interviennent très peu dans l’amélioration des qualités de vie dans ces quartiers, des comités s’organisent et se regroupent. « El derecho a la Ciudad » (le droit à la ville) et « el derecho a la vivienda » (le droit au logement) sont des revendications très présentes dans les luttes politiques chiliennes. Les représentants des tomas revendiquent l’origine de leur lieu de vie, et tous les aménagements mis en place pour permettre leur installation. On voit ainsi se dessiner des refuges communs issus d’une construction sociale, culturelle mais aussi politique.
B.L’espace du commun
Dans cette relation aux autres, un espace du commun se construit. Au départ, il est souvent la résultante d’espaces intimes établis. Il est le vide qui sépare deux abris. Il n’a pas de fonction définie et n’appartient à personne. Néanmoins,en devenant un lieu de vie, il devient un espace occupé au quotidien. Ses usages se précisent faces aux volontés et enjeux de ses habitants. Il peut être divisé ou resté rattaché à une appartenance commune. Il peut localiser certaines fonctions précises ou accueillir des activités variées. Il devient un espace habité car reconnu par ses habitants. Pour des populations vulnérables et précaires, son aménagement peut rester très sommaire voire invisible. Néanmoins, les différents espaces s’identifient et des usages se définissent en fonction des besoins de survie.
Pino Vásquez,A. (janvier 2015). Quebradas de Valparaíso, Memoria social autoconstruida. Chili : Gráfica Lom. p.247. Ibid. p.103. 3 Ibid. p.248. Image : Plan du «Toma» Monte Sinai II, Viña del Mar, Chili. 1 2
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Je souhaite mentionner ici la collaboration entre l’équipe du PEROU (Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines) et une vingtaine de familles dites « Roms » à Ris-Orangis, en Essone.1 En octobre 2012, les occupants ont trouvé refuge depuis quelques mois sur un terrain situé en bordure de nationale. Une grande précarité affecte ces habitants qui doivent lutter contre une situation économique, sociale et politique très préoccupante. Les abris de chaque famille ont commencé à être agencés. L’espace commun reste peu aménagé. Deux rues se dessinent par la disposition des habitations. Un entretien est effectué aux abords de chacune. Des lieux spécifiques ont été mis en place : un sanitaire, une entrée, un point d’eau. Néanmoins, les conditions restent très insalubres. Une quantité de déchets important s’accumule. Le drainage de l’eau inexistant rend le lieu difficilement praticable. Ainsi, PEROU, en apportant des professionnels qualifiés et le fond financier nécessaire, va proposer aux habitants de faire évoluer considérablement cet espace commun. En s’opposant aux politiques répétées de l’expulsion, il se place dans une démarche inverse : « construire vaut mieux que détruire »2. L’objectif ici est à la fois de penser un habitat collectif sain et de faire évoluer les regards qui s’y portent. La communauté garde un rôle majeur et décisionnaire. Un scénario s’établit. Sur deux ans, les actions suivent : évacuer les déchets, installer plusieurs sanitaires, isoler les habitations face aux risques de feu, mettre le site hors boue … La collaboration se termine par la construction de l’ « Ambassade ». Ce nouvel édifice doit héberger plusieurs activités de la communauté et aussi permettre l’accueil d’acteurs extérieurs. Le lieu se nomme, se construit et s’approprie à travers des réflexions collectives. Son inauguration est un évènement public. Il devient un espace du commun. Malgré une expulsion policière organisée 100 jours plus tard, ce quartier est un exemple qui illustre la construction commune d’un refuge. La précarité des habitants oblige à une aide extérieure. Cependant, ce qui est à retenir c’est la conception collective d’un espace et la résilience qu’elle symbolise. « Construire, c’est s’émanciper de la figure sulfureuse du dévastateur. Construire, c’est sortir du piège tendu par les identités distribuées de loin, pour tenir à distance des espaces de la communauté légale. Construire, c’est faire entrer le Rom dans l’espace social où vit paisiblement le Breton, c’est faire pencher le bidonville vers la ville. » Sébastien THIERRY 3
Un compromis fragile
Revenons à la présence du danger qui conditionne le refuge. Comme nous l’avons déjà noté précédemment, ces menaces sont multiples. Elles sont parfois partagées, parfois plus subjectives et privées. Elles se placent dans des temporalités variables et souvent incertaines. Par définition, elles échappent aux volontés de l’individu car elles dépendent de facteurs extérieurs. Ce sont ces composantes externes qui vont déterminer la puissance de ces périls, leur moment d’apparition et leur régularité. La victime ne peut intervenir qu’au moment du constat. L’action de protection ou de lutte ne peut se manifester qu’en second temps. On peut citer ici les écrits d’Albert CAMUS, dans lesquels l’auteur propose une réflexion sur le rapport qui lie l’homme et l’absurde. Il définit ce non-sens comme une réalité inhérente à la condition humaine. Il met en avant le paradoxe entre la complexité infinie du monde et l’homme dans sa recherche perpétuelle d’une raison d’être.4 Sans fatalisme aucun, cette pensée exprime selon moi l’instabilité, et non la précarité, de toute vie humaine face aux menaces éventuelles du monde. Voir les archives du PEROU sur le projet de l’Ambassade à Ris-Orangis. (disponible sur le site internet du PEROU) Thierry, S. (2014, novembre). Partir du Bidonville - une Micro-Expérimentation Constructive. France : PEROU. 3 Ibid. p.61. 4 Voir l’ouvrage : Camus, A. (1942). Le Mythe de Sisyphe. France : Gallimard. Images : Adel TINCELIN Photographe, Bidonville de Ris-Orangis, Essone. 2014. 1 2
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Les facteurs imprévisibles sont innombrables et donc la garantie totale d’une absence de danger est impossible. De plus, dans cet hasard constant, Albert Camus propose de voir la révolte comme l’action qui donne sens à l’humanité. Elle est selon lui la preuve d’un agissement subjectif et partial qui exprime une volonté propre. Elle s’écarte ainsi d’un contexte absurde pour révéler des actions fondées et raisonnées. Elle est la lutte individuelle et collective qui fait face à une injustice humaine ou écologique.1 On pourrait comparer cette approche à la résilience qui s’organise à travers la construction du refuge. Cependant, cette résistance parvient rarement à supprimer définitivement le danger. Une barrière se construit. Elle s’améliore au fur et à mesure et façonne le sentiment de sécurité recherché. L’homme a toujours eu besoin de se protéger de la pluie. Le toit reste le symbole de l’objet qui abrite. Il est universel dans sa présence mais se construit dans une évolution permanente et des formes infinies. Le danger est ainsi une présence continue qui est reléguée à la limite du refuge. C’est là le rôle de l’abri que de construire une limite réelle ou abstraite qui sépare la sécurité des menaces. Néanmoins les risques émanent bien souvent d’une réalité incontrôlable pour l’homme. Dans son ouvrage « Campement Urbain », Michel AGIER définit ces territoires auto-établis par des exilés, comme les lieux de premier refuge. Il parle alors du « moment d’un compromis fragile, dont dépendent son existence et ses limites »2. Selon l’auteur, une solution incertaine se met en place dans un acte de confrontation entre plusieurs facteurs. En effet, dans ce cas précis, l’existence du refuge dépend « d’un rapport de force entre les pouvoirs nationaux et locaux, les associations de défense des droits des étrangers, les organisations humanitaires (…) et enfin l’insistance, la résistance et une certaine résilience des « étrangers » présents dans ces lieux »3. L’abri est donc une entité fragile. Il est rattaché à une existence provisoire car sa pérennité ne peut être prouvée incontestablement. Le refuge se crée dans un équilibre plus ou moins stable entre des menaces externes et une protection plus subjective. Ce devenir souvent incertain du lieu où se réfugier a des répercutions sur les individus qui l’habitent. Michel AGIER décrit « l’état d’esprit du refuge » comme « anxiogène et paranoïaque ». Il met en avant « un lieu dont les occupants sont animés par une tension permanente face au risque environnant »4. Son étude est rattachée ici à des individus qui connaissent une grande précarité et vulnérabilité. Les sujets sont, par conséquent, amenés à lutter contre des menaces de violence, de destruction et d’exclusion grave. Le rapport de force entre les facteurs de risque et ceux de soutien sont très inégaux . La possible disparition de l’abri est donc presque permanente. L’angoisse ressentie est sûrement proportionnelle à la gravité de la situation subie. Elle est ainsi plus facilement observable. Néanmoins, cette anxiété est selon moi présente dans toutes relations construites entre un homme et son refuge. Elle n’est pas toujours consciente ou elle est parfois dissimulée volontairement. En effet, elle devient un autre danger qu’il faut parvenir à écarter. Qui peut garantir que sa maison sera toujours la sienne ? Qui peut affirmer avec certitude que son toit le protégera de toutes les intempéries possibles ?
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III/ LES REFUGES ET LEURS ENJEUX Aujourd’hui les dangers qui affectent l’homme sont multiples. Comme nous l’avons vu dans cette première partie, ils se construisent aussi bien matériellement que spirituellement. Ils apparaissent à des temps bien différents. La lutte que l’homme initie pour s’en protéger peut donc proposer un nombre infini de configurations possibles. Il est important de noter que ce travail d’écriture ne porte pas sur la menace en tant que telle. Le but n’est pas d’en comprendre l’origine ni de juger sa légitimité. Nous partons ici du ressenti humain qui perçoit le danger. Sa présence est un constat qui n’est pas remis en cause. La recherche porte sur les besoins qui émanent de cette entité et la manière dont ils se traduisent spatialement à travers la notion de refuge. La problématique devient par conséquent une thématique architecturale. Le danger, comme condition universelle de l’homme, affecte tout rapport entre un individu et un territoire qu’il habite, qu’il traverse, ou qu’il imagine. Il est donc à prendre en considération dans le rôle de conception de l’architecte. Comme l’a écrit Edward T.HALL, l’architecture peut fournir « le refuge où « se laisser aller » et être simplement soi-même »5. Dans la pensée d’un espace, un des enjeux est alors de percevoir les menaces communes ou individuelles, ainsi que les peurs plus subjectives qui marquent les individus concernés. La proposition de l’architecte doit être une protection, une barrière, ou au contraire une action de lutte qui permettent de faire face à ces dangers identifiés. Le dispositif spatial crée qu’il soit une cabane, un lieu commun ou même un paysage devient ainsi un refuge pour celui ou ceux qui l’habitent. L’abri proposé n’est pas un objet formel et standardisé. Il est une entité à la fois réelle et sensorielle, individuelle et collective, actée et évolutive qui génère un sentiment de protection et de sécurité. Il n’y a donc pas un refuge à définir mais plutôt une infinité qui résulte de la subjectivité de chaque individu et de l’insécurité à laquelle il doit se confronter. Ce travail de conception doit considérer avec attention « la Dimension Cachée » dont parle Edward T.HALL dans son ouvrage. En effet, il met en avant le spectre culturel qui structure le développement de chaque individu. Selon l’auteur, « l’homme ne peut échapper à l’emprise de sa propre culture, qui atteint jusqu’aux racines mêmes de son système nerveux et façonne sa perception du monde »6. Il critique ainsi la pensée urbaine américaine moderniste qui, par son approche universaliste, renie le multiculturalisme de sa société. Il montre l’hostilité que peut générer plusieurs typologies d’aménagements urbains sur des populations qui s’identifient à des cultures minoritaires. Les habitats inadaptés développent ici un sentiment de mal-être qui complexifie d’avantage la construction d’un refuge. Aujourd’hui, ces recherches peuvent être mis en parallèle avec des territoires de plus en plus interculturels. En effet, la notion d’appartenance à une culture devient parfois abstraite pour des individus qui se construisent à travers des expériences de multiples origines. L’homme s’ouvre à un monde beaucoup plus grand. La recherche de son identité se complexifie et se structure à travers des évènements divers et singuliers. La culture, comme facteur de rassemblement sans équivoque, se complexifie pour certains qui développent une recherche de vérité plus personnelle. Cette singularité grandissante dévoile des enjeux majeurs dans la conception des lieux de vie de ces individus. Après des premiers refuges auto-construits et rattachés à une culture singulière, et l’universalisme architectural des dernières décennies, les architectes devront penser les nouveaux abris de ces populations aux origines variées. Voir l’ouvrage : Camus, A. (1985, mai). L’Homme Révolté. France : Gallimard. Agier, M. (2013, 6 mars). Campement Urbain : du refuge nait le ghetto. Paris, France : Payot. p.29. 3 Ibid. p.44. 4 Ibid. p.33. 5 Hall, E.T. (1966). La Dimension Cachée. New York : Doubleday & C°.p.133. 6 Ibid. p.231. 1 2
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Aujourd’hui, le monde nous présente un contexte de vie globalisé, marqué par une inégalité et une instabilité irréfutables. A l’échelle planétaire, les acteurs qui luttent pour la préservation de l’environnement nous annoncent un bouleversement sans précédent des conditions climatiques. D’un autre coté, les médias communiquent sur des politiques internationales inintelligibles pour une majorité de personnes. Des déclarations et des présages défilent chaque jour et montrent des incidents et des violences, souvent sortis de tout contexte. Au niveau local, chaque pays ou région se caractérisent par des problématiques d’inégalité ou de cohésion sociale. Les preuves de ségrégations spatiales et de déséquilibres économiques sont présentes dans tout contexte géographique. Les facteurs qui laissent entrevoir un espoir de stabilité et de sûreté sont malheureusement rares. Penser des lieux qui procurent un sentiment de protection et de soutien pour ceux qui l’habitent est donc un enjeu évident. Sans rentrer dans un discours pessimiste, c’est au contraire une démarche optimiste qui doit aujourd’hui guider le travail des architectes. Les actions humaines, qui luttent actuellement face à ces menaces, sont bien présentes. C’est donc aux professionnels de s’y intéresser et d’apporter leur savoir dans la conception de ces refuges.
« l’Homme est maintenant en mesure de construire de toutes pièces la totalité du monde où il vit (biotope) (…). En créant ce monde, il détermine en fait l’organisme qu’il sera ». Edward T.HALL 1
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LES REFUGES DANS LE CONTEXTE MIGRATOIRE DU NORD DE LA FRANCE « Les camps anticiperaient ainsi l’expérience du monde dans l’épaisseur des frontières, mais aussi la disparition de l’étranger, remplacé par les nouvelles figures du déraciné, du dépaysé, du délocalisé, avatars modernes d’un entre-deux, dont les multiples déclinaisons (entre deux pays, deux cultures, deux langues ou deux situations juridiques) disent le caractère peu hospitalier du hors-lieu qu’elles désignent. » Guy AMSELLEM 2
Les prochains paragraphes ont la volonté de caractériser davantage les enjeux qui conditionnent l’expérience de vie de « l’habitant migrant » qui circule à travers le territoire du nord de la France. Comme l’exprime très clairement Guy AMSELLEM, dans la précédente citation, un exilé qui habite un espace mêlant les caractéristiques d’un camp (dans sa définition générale) et d’une frontière, fait l’expérience d’un interstice très particulier et complexe. Cet entre-deux se construit à travers des manifestations à la fois spatiales, sociales, culturelles mais aussi juridiques. Comme le souligne l’auteur, ces démonstrations s’inscrivent en majorité dans une logique d’indignation, de rejet et souvent de contrôle, cherchant à entraver le mouvement d’exil. Depuis la fin des années 1990, des habitants migrants s’installent dans le territoire du Nord Pas de Calais et impactent son développement. Dans cette réflexion portée sur la notion de refuge, et plus particulièrement sur celle qui caractérise les exilés habitant le Calaisis et le Dunkerquois, il est, selon moi, important de cerner aussi bien les conditions physiques et psychiques qui conditionnent le déplacement, que les enjeux sociaux, culturels et politiques qui l’articulent et souvent le freinent.
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Hall, E.T. (1966). La Dimension Cachée. New York : Doubleday & C°.p.17. Amsellem, G. (2016). Habiter l’inhabitable ?. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.7-9). Arles, France : Actes Sud. p.7.
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Images : Cartes réalisées par Laure STADELMANN dans le cadre de son mémoire : Habitier l’inhabitable. (2018)
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Carte des territoires du Calaisis et du Dunkerquois : ENSA Paris Belleville / Actes et CitĂŠs (2016) Architecture de la rĂŠsilience.
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I/ UNE SITUATION DE TRANSIT Une situation d’exil Un point commun que l’on retrouve souvent dans le discours des politiques, des acteurs humanitaires ou bien des migrants eux-mêmes, est le caractère temporaire de leur situation. A l’origine, les territoires du Calaisis et du Dunkerquois sont des points de passages stratégiques qui, de part leurs localisations, offrent des opportunités d’accès vers d’autres terres. C’est donc une zone qui s’inscrit très clairement dans un processus d’exil. On peut reprendre ici la définition annoncée par Fiona MEADOWS, qui dit que « l’exil implique un lieu de départ, un déplacement, mais aussi un lieu d’arrivée temporaire ou permanent chez des autres »1. La position frontalière de l’espace étudié, mise en relation avec la lutte inhospitalière qui s’y organise, indique qu’il n’est pas le point d’arrivée annoncé. En outre, il est important de relativiser la médiatisation inhérente au processus migratoire, installé sur ce territoire, qui annonce en permanence l’objectif irréfutable d’une traversée vers l’Angleterre. En effet, les réflexions sur le lieu d’arrivée envisagé, sont plus complexes que l’idée préconçue qui expose une volonté unanime d’atteindre le Royaume Uni. Une étude réalisée par le Secours Catholique, intitulée « Je ne savais même pas où allait notre barque », permet d’interroger cette image erronée en prenant pour appuis les témoignages de migrants installés à Calais. « En grande partie, ces personnes ont tenté d’abord de s’installer dans un pays voisin avant de se remettre en route, à cause des conditions de non-accueil dans ces pays de transit »2. On peut citer ici le témoignage d’Ali, un afghan de 31 ans : « Je suis passé par la Bulgarie. Nous nous sommes perdus dans la forêt, le passeur nous a abandonnés. Après quatre jours dans la jungle, j’ai trouvé la police pour avoir de l’aide. Ils m’ont arrêté et mis en prison pour quatre mois et quinze jours, j’ai été libéré en donnant un bakchich de 350€ à un policier. Puis je suis parti pour la Serbie, mais les conditions de vie y étaient très mauvaises. Je suis passé par la Hongrie, je suis allé à la police pour y demander l’asile, un policier m’a dit qu’il y avait une loi Dublin et qu’ils me renverraient en Bulgarie. Je me suis échappé et suis passé en Autriche. J’ai demandé l’asile en allant à la police, et là encore, ils voulaient me renvoyer en Bulgarie. Je suis alors parti vers l’Italie […] »3. Le discours est recueilli plus tard à Calais dans la suite logique d’une traversée migratoire violente. Au final, l’exil s’inscrit ici dans une succession de lieux, imaginés d’abord comme des points d’arrivée, et qui se sont finalement matérialisés par un rejet profond. Face à ce constat, la solution unique est la poursuite du déplacement. On remarque donc un processus de migration plus incertain et complexe que celui souvent débattu. En effet, il prend sens dans une vison davantage décentrée qui s’intéresse aux lieux d’occupation installés pendant la traversée, et aux système administratifs et juridiques rencontrés. Bien que le littoral du nord de la France garde sa symbolique de point de passage vers l’Angleterre. Il est aussi un lieu d’exil souvent habité par des individus fragiles et incertains qui cherchent un refuge à travers l’asile, sans forcément le rattacher à un territoire précis.
« Si on donne de l’aide, des documents, un endroit, pourquoi partir au Royaume-Uni ? Je recherche de la sécurité, pas de l’argent. » Amin, 15 ans, afghan, aide-tailleur 4
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L’exil et ses localités
Une autre composante majeure de l’exil annoncée par Fiona MEADOWS est « le lieu de départ ». Ce deuxième facteur, de part la mouvance induite par le thème étudié, prend immanquablement une dimension abstraite. En effet, l’éloignement implique l’absence du lieu évoqué mais engage néanmoins une importance majeure quant à ses représentations. Ces derniers construisent ainsi un imaginaire, conscient ou non, qui définit l’attachement au lieu de départ et aux souvenirs sociaux et culturels qui le caractérisent. La perte du lieu d’origine peut être une expérience très dure et parfois même traumatique. Cette notion est parfaitement illustrée dans les travaux du sociologue Abdelmalek Sayad. L’auteur utilise le terme de « l’absence » afin d’exposer les répercussions de l’acte d’émigrer. Il évoque ainsi « l’absence » de la terre en soi, mais aussi « l’absence » de soi dans cette terre.5 Cette approche se remarque d’autant plus, quand le territoire quitté souffre d’un état de violence et d’injustice. Par exemple, il est courant de percevoir chez un exilé du Nord-Pas-de-Calais, une inquiétude omniprésente liée aux mauvaises conditions de vie pour des proches restés sur place. Dans un autre registre, Victor HUGO compare l’exil à « une espèce de longue insomnie »6. Cette métaphore illustre l’attente permanente du retour qui peut caractériser un exilé. Le lieu perdu est alors reconstruit et retrouvé à travers la mémoire de l’homme qui souhaite s’y rattacher. Cette opposition entre le lieu d’origine et le ou les lieux traversés au cours de l’exil s’accentue au fur et à mesure que le parcours s’allonge. Comme le souligne Jean-Claude MÉTRAUX, la distance creuse l’altérité.7 La migration à la fois spatiale et temporelle crée une perte partielle ou totale de repère qu’il est important de considérer. En outre, le mouvement d’exil implique un rapport à l’espace complexe. Comme l’indique Michel AGIER, plusieurs territoires de références s’articulent et structurent la perception spatiale d’individus en migration. Il évoque d’abord « celui, concret et précisément délimité, du camp dans lequel ils vivent », ensuite « celui des lieux de départ, devenus violents et dorénavant lointains » et enfin, « celui, plus diffus, plus « liquide » et extraterritorial, de la route de l’exode »8. On voit ainsi se dessiner non pas un lieu unique mais une pluralité de territoires qui marquent la traversée. L’auteur souligne alors le terme de « multilocalité » afin de mettre en exergue ces expérimentations architecturales et sociales vécues, et leurs impacts sur l’individu concerné. Il montre ainsi une nouvelle perception de localité qui fait écho à une « mémoire délocalisée » car rattachée non pas à un territoire précis mais à une succession de lieux. C’est « le parcours lui-même qui est le « lieu »9. L’expérience de l’exil participe donc à la construction d’identités dites « fragmentées » car influencées par l’expérience d’une multitude de mondes matériels, sociaux et culturels.
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Meedows, F. (2016). Habiter le monde autrement. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.10-15). Arles, France : Actes Sud. p.13.
Aribaud,J & Vignon,J. (2015, avril). « Je ne savais même pas ou allait notre barque » Parcours d’Exilés à Calais. France : Secours Catholique - Caritas France. p.21.
Ibid. p.26. Ibid. p.35. 5 Sayad, A. (1999). La double Absence, Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. France : Editions du Seuil. 6 « L’exil est une espèce de longue insomnie », écrit par Victor Hugo. (dans : Pierres, 62, cité par Roland Barthes (1977). Fragments d’un discours amoureux. « Exil ». Seuil. p.123) 7 Métraux, J-C. (2013, juillet). Migration : les Frontières Mentales. Rhizome, vol 48. p.15. 8 Agier, M. (2008, 4 novembre). Gérer les indésirables - des camps de réfugiés aux gouvernements humanitaires. Paris, France : Flammarion. p.180. 9 Agier, M. (2013, 6 mars). Campement Urbain : du refuge nait le ghetto. Paris, France : Payot. p.111. 3 4
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« Nombreux sont celles et ceux qui, partout, partagent aujourd’hui une problématique où il faut habiter le monde d’une part dans un rapport fragile à un lieu et à un présent sans mémoire, et d ‘autre part dans un rapport lointain, de plus en plus abstrait, à un « chez-soi » perdu. Vivre ou survivre au quotidien s’ajoute à une mémoire qui ne se fixe plus sur des lieux privilégiés, une mémoire délocalisée. » Michel AGIER 1 En partant d’une approche purement littérale et peut être un peu magnifiée, on constate que le nord de la France est un territoire qui regroupe une population indéniablement cosmopolite. Depuis une vingtaine d’années, des Soudanais, des Érythréens, des Afghans, des Pakistanais, des Kurdes, des Syriens … habitent et participent à la construction de cette région. De plus, ces individus énoncés ont fait l’expérience de l’exil et donc, de la multi-localité et multi-identité qu’elle induit. On pourrait donc faire le constat d’une population pluri-culturelle originale et caractérisée par des personnalités nouvelles, issues des expériences variées d’un territoire d’origine et d’une traversée. Néanmoins, aujourd’hui l’image de l’exilé se trouble et se transforme à travers des interventions politiques et médiatiques de plus en plus xénophobes. Ce repli idéologique induit une nouvelle définition de l’exil qui devient « une expérience criminalisée et non plus valorisée »2. Les discours du drame et de la compassion, utilisés pour décrire la vie d’un exilé, nous présentent une situation faussement exceptionnelle et qui ne concerne qu’eux. On voit ici se dessiner « la double absence » dénoncée par Abdelmalek SAYAD. En effet, le processus d’immigration se caractérise par un second sentiment d’absence, qui est celui de la reconnaissance de l’immigré par le pays d’accueil.3 Sans engager la question légale de « l’étranger », on peut reconnaitre de manière évidente un procédé similaire dans le nord de la France. L’attention se détache entièrement du ressenti du nouvel arrivant pour se concentrer uniquement sur des politiques souvent inadaptées. On justifie ainsi un traitement généralement inhumain, qui pourtant, perd, selon moi, tout son sens si on le replace dans une vision pragmatique des processus de mobilités mondialisées actuelles. Ce contraste est d’autant plus frappant, si on compare les possibilités de migrations pour un exilé du NordPas-de-Calais et celles d’un étudiant français qui poursuit ses études à l’international. Ces nouvelles possibilités nomades nous poussent à relativiser la notion d’enracinement dans un territoire, et permet un rapprochement relatif avec l’expérience de l’exil. « Habiter là ou je vis »4 est un trait de notre modernité. Il est important de valoriser cette condition contemporaine à travers un discours universel, afin de lutter contre les représentations d’une situation dramatique et surtout immuable aux exilés. « Ce que nous enseignent ces personnes, c’est peut-être que nous sommes tous des exilés, nous sommes tous des étrangers. Les connaître c’est voir comme nous sommes proches. » Michel AGIER 5
Le temps d’arrêt
Dans le nord de la France, le processus d’exil, que nous venons d’évoquer, développe une temporalité particulière. En effet, plusieurs facteurs interviennent dans une lutte permanente qui rend cette mobilité complexe. Il y a d’abord la situation géographique qui est celle d’une frontière littorale. La traversée induit donc un moyen de transport physique, toujours difficile à approcher dans une situation d’illégalité. Ensuite, on peut remarquer une augmentation exponentielle des accords binationaux entre la France et l’Angleterre, souhaitant toujours davantage contrôler les individus et marchandises qui transitent du sud vers le nord. Par ailleurs, lors de la signature du dernier traité de Sandhurst, Theresa MAY, premier ministre du Royaume Uni, parle encore de « l’amélioration de la sécurité des frontières »6, mais toujours pas de celle des vies humaines en jeux. Enfin, il faut citer les organisations de passeurs.
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En effet, dans une perception restreinte, ils sont les organismes informels et illégaux qui permettent d’organiser les passages de la frontière. Néanmoins, les enjeux économiques et les combats violents d’influence qu’ils développent, sont les facteurs presque majeurs susceptibles de contraindre la mobilité d’un exilé. Le mouvement de l’exil devient alors une immobilité et une attente guidée quotidiennement par la survie. L’ensemble des facteurs énumérés précédemment rend impossible la prévision exacte d’une date de traversée. Le sentiment initial d’une installation courte peut donc devenir une durée inconnue. Aujourd’hui les exemples ne sont plus rares d’individus en migration ayant habité le Calaisis et/ou le Dunkerquois pour des périodes dépassant l’année, voire plus. Ce lieu de mobilité se transforme alors en un stationnement interminable, qui se construit dans un éternel provisoire. « Maintenu là, dans l’inachèvement d’un parcours de mobilité, le migrant n’est ni immigré ni émigré mais suspendu en migration »7.En outre, ce devenir incertain, issu des grandes difficultés de la traversée, s’explique aussi par la « révocabilité radicale »8, à laquelle sont soumis les refuges installés au cours de l’attente. En effet, les mots de Marc BERNARDOT soulignent un fait unanime qui a conditionné l’ensemble des typologies de lieux de vies habités par des migrants, au sein du territoire étudié. Que ce soit les multiples campements auto-établis, les squats urbains, la plus notoire « Jungle » de Calais, le premier centre de Sangatte ou enfin le « camp humanitaire de la Linière », tous ces lieux ont été marqué par un avenir incertain, et un risque presque permanent de démantèlement. Cette pause forcée dans le processus d’exil, est donc marquée par une temporalité indéterminée et hasardeuse, source d’un mal être avéré pour les exilés qui la subissent. « Plus là-bas et pas encore ici, le sujet (…) vit dans un non-lieu où il lui devient difficile d’habiter, avec en sus temps d’attente désespéré qui devient du même coup un hors temps. » Jean FURTOS 9
Agier, M. (2013, 6 mars). Campement Urbain : du refuge nait le ghetto. Paris, France : Payot. p.122. Agier, M. (2008, 4 novembre). Gérer les indésirables - des camps de réfugiés aux gouvernements humanitaires. Paris, France : Flammarion. p.58. 3 Sayad, A. (1999). La double Absence, Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. France : Editions du Seuil. 4 Agier, M. (2013, 6 mars). Campement Urbain : du refuge nait le ghetto. Paris, France : Payot. p.107. 5 Ibid. 6 Article, Le Monde. (18 janvier 2018). Londres va augmenter de 50 millions d’euros sa contribution à la sécurité de la frontière à Calais. 7 Agier, M. (2016). Habiter le Mouvement, l’Exception Nomade. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.16-29). Arles, France : Actes Sud. p.25. 8 Bernardot, M. (2016).Campements d’Infortunés, Figures, Topiques, Politiques. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.126-132). Arles, France: Actes Sud. p.130. 9 Furtos, J. (2013, juillet). Quelques aspects inhabituels de l’habiter chez les migrants précaires. Rhizome, vol 48. p.14. 1 2
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Images : Ubanités latentes. Anita POUCHARD-SERRA. «Jungle» de Calais, avril 2016.
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II/ LE TERRITOIRE DE LA FRONTIÈRE Cette pause dans le parcours de l’exil s’inscrit dans un territoire particulier qui est celui de la frontière littorale de la région Nord-Pas-de-Calais. Comme nous l’avons remarqué précédemment, pour cette population migrante, la mobilité initiale évolue vers un habiter proche de l’errance, définit par Fiona MEADOWS comme le fait de « rester dans l’itinérance, ne pas trouver de point de chute, d’ancrage, rester dans le voyage subi »1. Depuis une vingtaine d’années, cette présence humaine caractéristique a donc engendré de nombreuses transformations dans la région. Certaines sont issues d’une volonté de survie exprimée par les exilés eux-mêmes, ce que nous verrons par la suite. Néanmoins, les aménagements majeurs recensés, qu’ils soient matériels ou réglementaires, ont été réclamés par les autorités publiques, locales et nationales. Par ailleurs, cette situation notoire peut s’inscrire dans un processus reconnu au niveau d’autres limites frontalières. Federica SOSSI dénonce « une sorte d’obsession de la frontière, qui tout en la rendant toujours plus invisible et non localisable, la fait irradier partout (…) ce qui produit des formes infinies de confinement »2. En effet, ce discours amène à reconsidérer totalement l’objet de la frontière qui pourrait s’apparenter, à tort, à seulement une limite institutionnelle et abstraite marquant la séparation entre deux régions. Dans le cas de cette côte littorale française et dans bien d’autres sites frontaliers ailleurs, on voit se dessiner un élément juridique et administratif complexe prenant place dans un territoire élargi. Il faut en effet considérer la frontière comme une limite, certes, mais qui se traduit par une pluralité de lieux et d’institutions marquant cet usage de contrôle et souvent de restriction. Cette configuration s’installe donc dans un territoire plus vaste que celui souvent décrit. Les prochains paragraphes traiteront ses particularités et enjeux afin de comprendre avec plus d’exactitude l’espace vécu par les exilés du nord de la France.
Un espace de non-droit
A l’origine du statut de « réfugié », il y a la convention de Genève de 1951, signée par 145 États parties, et qui énonce les droits des déracinés, ainsi que les obligations légales des États pour assurer leur protection. Aujourd’hui, l’outil juridique de l’asile s’est considérablement complexifié. Un processus de désinternationalisation des droits et statut de réfugiés se met en place, en favorisant une prolifération continue de « sous-catégories » temporaires et limitées.3 On peut citer les mots de « migrants », de « sans-papiers », de « dublinés », de « clandestins », de « demandeurs d’asile », d’ « étrangers en situation irrégulière » et encore bien d’autres, qui participent à un « jeu sémantique et fonctionnel »4 dénoncé par Marc BERNARDOT. En effet, sans rentrer dans une explication législative, qui n’est pas le sujet de cette étude, on voit clairement se dessiner des procédures d’asile de plus en plus dur à saisir et donc à faire respecter, aussi bien à l’échelle européenne que française. Ce flou généré par des discours politiques et médiatiques souvent recentrés sur des intérêts « nationaux », éloigne aujourd’hui le débat réel qui est celui des conditions de vie de ces exilés. En décembre 2018, l’Institution constitutionnelle française du « Défenseur des droits » a rendu son dernier rapport sur la situation des exilés à Calais. Elle dénonce une nouvelle fois une « aggravation des atteintes aux droits fondamentaux des exilés », ainsi que des « stratégies de dissuasion et d’invisibilisation menées par les pouvoirs publics ».5
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On retrouve ici les propos de Michel AGIER qui définit l’espace de frontière comme un « horslieu ». En effet, il met en avant la description d’un espace invisible et exclu, qui se situe à la limite politique et spatiale. Derrière des prétextes de « protection de l’ordre public » ou de « sécurité nationale », nos autorités gouvernementales justifient un non respect des droits de l’homme et une privation de liberté. Les exilés qui habitent le Calaisis et le Dunkerquois font l’expérience d’une situation de non droit. Celle-ci se traduit donc par une complexité extreme dans l’application des procédures juridiques d’asile mais aussi par un non respect des droit de l’Homme élémentaires. En effet, en octobre 2017, le Haut Commissariat des Droit de l’Homme (HCDH) aux Nation Unies publie encore un rapport avec pour intitulé : « la France doit fournir de l’eau potable et des services d’assainissement aux migrants de la « jungle de Calais »6. Qu’ils soient dans une situation légale ou non, on peut donc affirmer que l’Etat français délaisse des individus sur son territoire sans même s’assurer que leurs besoins primaires, comme celui de boire, soient assouvis. « Le camp d’étrangers est le domaine d’expression et de concrétisation d’un ordre politique et social raciste en ce qu’il est destiné à écarter un étranger désigné collectivement comme inférieur et incapable, construit comme menaçant pour l’intégrité nationale. » MARC BERNARDOT 7
Cette réflexion permet de voir apparaître un régime d’exception à la fois juridique et politique qui détache, de manière très inquiétante, une situation dite de « crise migratoire » à la vie quotidienne et très précaire des individus qui la vivent. Ce constat fait écho au concept de « biopolitique »8 énoncé par Michel FOUCAULT. En effet, le territoire du Nord-Pas-de-Calais est le témoin d’un pouvoir souverain spécifique, qui régente la vie et la survie d’une population. Cette souveraineté prend forme dans des actions massives de contrôle et parfois d’assistance. Le sujet humain est rendu absent par un système de représentations réducteur, qui symbolise uniquement la possible illégalité de la situation, ou bien l’extrême misère qui la touche. On retrouve ces enjeux à travers le documentaire « Libre »9, qui retrace le combat d’un groupe de militants dans la vallée de la Roya, à la frontière italienne. Pendant plus de deux ans, le collectif, représenté par Cédric HERROU, défend l’acte simple d’accueillir et d’accompagner les exilés qui traversent leur territoire. Leur volonté va se confronter à une évolution permanente des procédures judiciaires et des interventions policières renforçant toujours le même objectif : rendre la frontière la plus hermétique possible. Dernièrement, on peut aussi noter la nouvelle loi « asile et immigration » adoptée le 1er août 2018. Les critiques ne manquent pas de faire apparaître son changement majeur, qui est une durée maximale de séjour en centre de rétention plus longue. En France, et plus particulièrement dans le Nord-Pas-de-Calais, on voit donc se dessiner une zone régie par des autorités publiques qui agissent à travers des pouvoirs d’exceptions. Ceux-ci illustrent, en majorité, l’objectif d’un contrôle des « masses », sans grande remise en cause quant aux origines de cette présence sur le territoire, ni sur la précarité qui la caractérise.
Meedows, F. (2016). Habiter le monde autrement. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.10-15). Arles, France : Actes Sud. p.13. Sossi, F. (2008). Entre l’espace et le temps des nouvelles frontières. Lignes, vol 26. 3 Agier, M. (2008, 4 novembre). Gérer les indésirables - des camps de réfugiés aux gouvernements humanitaires. Paris, France : Flammarion. 4 Bernardot, M. (2008, mars). Camps d’étrangers. France : Du Croquant. p.104. 5 Défenseur des Droits. (2018, décembre). Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais. France : République Française. 6 Ce rapport est consultable sur le site du Haut Commissariat des Droits de l’Homme (HCDH) de l’ONU. 7 Bernardot, M. (2008, mars). Ibis. p.77. 8 Foucault, M.(1976). La Volonté de savoir, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976). Paris, France : Galimard / Le Seuil. 9 Toesca, M. (2018). Libre. France : Jour2Fête. 1 2
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Un espace de contrôle et d’exclusion
Ce principe d’exception à la fois juridique et politique s’exprime aussi à travers certains aménagements territoriaux. En effet, depuis une vingtaine d’années, les lieux occupés, habités et souvent subis par les exilés ont été multiples. Certains sont issus d’actions autonomes et volontaires, mise en place par les migrants eux-mêmes afin de garantir leur survie. D’autres sont apparus suite à des décisions des autorités publiques souhaitant installer des dispositifs d’accueil, de protection mais aussi de gestion et de contrôle. L’approche de ces lieux doit considérer l’ambivalence des fonctions de l’habiter afin d’ouvrir la réflexion à l’ensemble des espaces rencontrés par un exilé. On s’intéresse alors à toutes les références spatiales qui interviennent dans le quotidien d’un migrant dans le nord de la France : « dormir », « manger », « boire », « se laver », « s’habiller », « rencontrer », « prier », « partager », « circuler », « jouer » … et bien sur « traverser ». Aujourd’hui, il serait impossible de réaliser un recensement exhaustif de tous ces lieux. Beaucoup ont déjà disparus et se sont transformés en souvenirs pour ceux qui les ont habités ou plus modestement aperçus. Les plus fragiles sont bien sûr ceux établis par les exilés eux-mêmes. Ces refuges nés d’une absence d’hospitalité institutionnelle, doivent donc organiser spontanément leur survie. Ces lieux sont d’abord des campements de petite échelle, qui s’installent dans des interstices urbains ou dans des espaces périurbains plus sauvages. La fonction première reste alors la cachette qui doit permettre de se dissimuler face aux forces de l’ordre. Par ailleurs, les sites occupent une position stratégique qui favorise l’accès aux commodités de transports (autoroute, aire de repos, parking, port, gare…). En outre, ces lieux éphémères sont encore d’actualités et marqués aujourd’hui par des destructions de plus en plus fréquentes et violentes. Au cours du temps, certains sont devenus plus considérables et ont été reconnus médiatiquement comme par exemple le camp du « Basroch » à Grande Synthe (2005 - mars 2016), ou la « Jungle » de Calais (janvier 2015 - octobre 2016). D’autre lieux ont aussi fait leur apparition mais cette fois à l’initiative des pouvoirs publics. Les plus notoires sont le « Centre d’accueil et d’urgence humanitaire » (CHAUH) de Sangatte, ouvert en septembre 1999 et détruit en décembre 2002, et le « camp humanitaire de la Linière » à Grande Synthe, construit en mars 2016 et détruit en avril 2017.1 Les deux sites s’installent sur des friches industrielles excentrées des zones urbaines et restent isolés géographiquement. Nous verrons plus tard en détails comment s’organise cette limite pour le cas du camp de la Linière. Ces deux lieux de vie sont aménagés pour une fonction « d’accueil » mais aussi de gestion et de contrôle afin d’ « étudier les procédures de légalisation » des individus qui l’habitent. Tous ces lieux sont marqués par la même forme d’exclusion. La limite d’abord juridique devient spatiale. La vie de ces exilés s’installe dans un espace en dehors, non visible, soit par intérêt personnel de discrétion, soit par volonté politique d’isolement. Ce sont des espaces autres, « hétérotopiques » si on reprend le terme de Michel FOUCAULT, qui désigne « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables »2. Ils forment un ensemble de « hors-lieux » qui se constituent « comme des dehors placés sur les bords ou les limites de l’ordre normal des choses - un ordre « normal » qui reste jusqu’à aujourd’hui, en fin de compte, un ordre national »3. En effet, ces lieux de vie temporaires et fragiles se rejoignent de part leur « extraterritorialité »4 commune. Depuis une vingtaine d’années, c’est comme si deux mondes distincts occupaient le même territoire. Le premier est local et cherche à développer un espace de vie sain dans un contexte économique, social et culturel, qu’il a toujours connu. Il souhaite faire face à ces problématiques internes d’inégalité et de pauvreté et souffre d’une « non-reconnaissance » face à un contexte extérieur qu’il n’a pas choisi. Le deuxième Voir : Help Refugees (2018, octobre). Brève chronologie de la situation des droits humains à Calais Foucault, M. (1984). Des espaces autres. in Dits et Écrits, tome IV. p.752-762. Paris, France : Galimard. 3 Agier, M. (2008, 4 novembre). Gérer les indésirables - des camps de réfugiés aux gouvernements humanitaires. Paris, France : Flammarion. p.267. 4 Ibid. Image : Plan de la «Jungle» de Calais : L’Atelier Public de Paysage. (2016). La Jungle de Calais comme paysage. Habiter le Paysage, n°6. ENSAP Lille.France. 1 2
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est celui d’enjeux humains impactant aussi des problématiques internationales et se caractérisant par une évolution permanente dans ses formes d’occupation du territoire. Il doit s’organiser dans une « nonexistence » et lutter perpétuellement pour ne pas disparaître. Ces deux identités illusoires se croisent parfois, mais toujours dans un entre-temps temporaire et pensé comme exceptionnel. Un exilé qui passe au supermarché. Un exilé qui passe à la plage. Un exilé qui passe au bureau de tabac ... Ces occupants sont ramenés à leurs situation d’exil comme si leur présence n’était qu’un évènement inhabituel. L’espace public prolonge ainsi cette mise à l’écart permanente, où le monde d’un migrant serait comme en dehors de notre réalité. C’est cette absence de reconnaissance, de considération, véhiculée non pas par l’intégralité mais pas une majorité d’habitants, qui prolonge l’exclusion. Celle-ci est enfin matérialisée par une autre typologie d’aménagement. Cette dernière formalise concrètement la volonté de contrôle et de gestion des autorités publiques face aux parcours migratoires. Elle est d’abord la présence humaine, policière et militaire qui représente les mains armées du gouvernement sur le terrain. Elle est visible chaque jour et surtout presque toutes les nuits pour celles et ceux qui tentent la traversée. Pour essayer de comprendre ces répercussions, on peut lire la dernière publication co-écrite par les associations de l’ « Auberge des Migrants », de « Refugees Info Bus », de « la Cabane juridique, et d’ « Utopia 56 », intitulée « Rapport sur les violences à Calais - Pratiques abusives et illégales des forces de l’ordre ». On peut citer les titres de « privations de libertés », d’ « agressions », d’ « intimidations et d’harcèlements », de « dégradations, de destructions et de confiscations »1 qui laissent entrevoir le caractère destructeur de cette présence pour les exilés qui la subissent. Il y a enfin les édifices construits et identifiés qui permettent la mise en oeuvre de ce contrôle. Ce sont les commissariats, les bureaux d’identification aux frontières, les centres de rétention et les barrières en tout genre, qui doivent « sécuriser » les points frontaliers stratégiques, ou bien « encercler » des zones dites « à risques ». Le port de Calais et l’entrée de l’Eurotunnel sont devenus de véritables forteresses. Les clôtures qui les entourent se sont multipliées ces dernières années, et continuent à se construire. La jungle de Calais a aussi été la démonstration de la mise en place de ces limites. Une grille est d’abord venue séparer le camp de la rocade, puis une « bande de 100m » a été rasée afin de séparer davantage les habitats de la circulation. Les autorités ont créé ainsi un véritable « no man’s land » laissant une surveillance accrue de ce point de passage. 2 Cette ségrégation se caractérise donc par une recomposition permanente de ses formes, de ses lieux et de ses modes de gestion. Les publics concernés sont très divers de part leurs nationalités, leurs âges, leurs genres, leurs situations légales, leurs projets et leurs manières d’occuper ce territoire. Les autorités publiques occupent une position changeante en fonction de ses intérêts personnels, des accords internationaux qu’elles entretiennent, et parfois d’un semblant d’éthique. Ces nombreux facteurs engendrent donc une évolution territoriale constante et très rapide mais qui s’inscrit toujours dans un processus d’exclusion. Qu’ils soient dans un mouvement permanent ou dans une stabilité un peu plus assurée, ces espaces, habités par les exilés, sont toujours caractérisés comme des « hors-lieux ». Ils sont à part. Ils sont temporaires. Ils sont illégaux. Ils sont dangereux … Depuis la fin des années 1990, on voit donc s’organiser un va et vient politique, urbain et architectural, très discutable et très bien résumé par les propos de Marc BERNARDOT : « A l’instar des politiques sociales plus classiques, les populations ciblées doivent être connues, recensées et regroupées pour permettre une intervention efficace des pouvoirs publics, jusqu’a ce que leur regroupement provoque des « effets pervers » et requière une « dispersion ». » MARC BERNARDOT 2 L’Auberge des Migrants. (2018, décembre). Rapport sur les violences à Calais - Pratiques violentes, abusives et illégales des forces de l’ordre. Bernardot, M. (2008, mars). Camps d’étrangers. France : Du Croquant. p.113. Image : Plan et relevés des nouveaux aménagements du territoire de Calais : L’Atelier Public de Paysage. (2016). La Jungle de Calais comme paysage. Habiter le Paysage, n°6. ENSAP Lille.France. 1 2
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Une urgence quotidienne
« Les migrations sont le terrain par excellence de tous les fantasmes. Leur réalité se charge pourtant de les démentir régulièrement. Mais encore faut-il que l’on ne passe pas, en permanence, de l’aveuglement à l’affolement. » Roger Martelli 1
Aujourd’hui, en France, dans les territoires touchés par des problématiques liées aux migrations précaires, on retrouve toujours les mêmes termes de « crise migratoire » et d’ « urgence humanitaire ». On fait ainsi référence à un évènement qui pourrait être perçu comme soudain et momentané. Les discours politiques et médiatiques répètent un déroulés d’incidents, ou d’interventions mais toujours dans une présentation décontextualisée qui empêche un aperçu temporel général. Quand il évoque la médiatisation du centre de Sangatte, Marc Bernardot parle d’une « présentation sous la forme d’un feuilleton dépolitisant »2. Par ailleurs, le terme d’ « humanitaire » renvoie à la grande précarité de la situation. Elle peut aussi donner l’image d’interventions de grande ampleur qui pallient aux problèmes, et où donc les initiatives citoyennes n’auraient pas à leur place. On peut alors se poser la même question que Michel AGIER : « mais de quelle urgence parle-t-on lorsqu’une intervention humanitaire s’est incrustée dans un espace local depuis des années, voire des décennies ? »3. Depuis 1999 la présence de migrants dans le Nord-Pas-de-Calais a été reconnue et pourtant c’est toujours cet urgentisme illusoire que nous percevons. Ces constats répétés, qui font apparaître une « crise inattendue », permettent de justifier le caractère exceptionnel de la situation. La précarité, qui initie ces témoignages, évolue en permanence. Elle prend de nouvelles formes mais reste bien présente. C’est peut être cette persistance qu’il faudrait questionner. Néanmoins, les réflexions qui s’engagent sur les problématiques migratoires de ce territoire s’arrêtent bien souvent à l’action directe et occasionnelle. Il faut palier à un besoin de survie, ce qui n’est évidement pas négligeable. Ce manque de considération pour une temporalité plus longue s’explique très clairement par des acteurs associatifs submergés, par une présence quotidienne sur le terrain et un manque d’effectif certain. Il provient aussi principalement d’une volonté gouvernementale, qui refuse de voir cette problématique comme un enjeu fondamental dans le développement de sa politique. Cyrille HANAPPE parle du « mythe de l’existence d’une « crise migratoire » temporaire »4. Face à cette permanence de l’urgence et du précaire, l’observation d’une « réalité durable », pourrait ainsi initier de nouvelles perspectives. Reconnaître la durée passée et ses répercutions sociales et culturelles, permettrait d’appréhender un contexte moins connoté par le registre du provisoire. Cette recherche serait complexe, certes, car peu d’acteurs sont aujourd’hui capables de présenter une vision globale, à la fois historique, géographique, juridique et politique de ce territoire. Cependant, la nécessité d’agir à long terme est certaine. Ce changement pourrait guider de nouvelles formes d’actions peut être plus pertinentes, car appuyées par de nouvelles pensées liées au droit de mobilités et d’hospitalité. Dorothé BOCCARA résume très bien l’intérêt de ces nouvelles propositions, qui permettraient d’ « effacer peu à peu la perception de « crise » au profit de la notion « d’opportunité » »5.
Martelli, R. (16 avril 2018). Les usages douteux de la « crise migratoire ».Regards.fr. Bernardot, M. (2008, mars). Camps d’étrangers. France : Du Croquant. p.116. 3 Agier, M. (2008, 4 novembre). Gérer les indésirables - des camps de réfugiés aux gouvernements humanitaires. Paris, France : Flammarion. p.316. 4 Hanappe, C. (dir).(2018). La Ville Accueillante. Accueillir à Grande-Synthe, Questions théoriques et pratiques sur les exilés dans les villes. France : PUCA Collection Recherche. p.27. 5 Boccara, D. (2018). Quels outils pour une politique urbaine de l’accueil. EN Hanappe, C. [dir].(2018). Ibid. (p.183-191). France : PUCA. p.184. Images : Les fugitifs, André Mérian. Calais. mai-juin 2016. 1 2
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III/ UN TERRITOIRE VÉCU « Le campement c’est enfin l’université populaire de la survie où l’on apprend les savoirs-faire de la négociation asymétrique, de l’hybridation des habitus, du contournement prudent et furtif, du grignotage patient et appliqué. On y enseigne l’économie des interstices et des frontières, on y entretient des réseaux invisibles entre subalternes, aléatoirement connectés ou à distance. » Marc BERNARDOT 1 A travers l’expérience de l’exil, dans cette multitude de « hors-lieux », une présence humaine particulière s’est développée et continue d’exister. Dans le Calaisis et dans le Dunkerquois, les exilés habitent les interstices et aussi parfois les espaces plus communs. Conditionnés par un besoin de survie, ils fondent une expérience propre du territoire de la frontière. Michel AGIER évoque la « culture de réfugiés »2 pour faire référence à l’ensemble de ces savoirs-faire, de ces combines, de ces informations qui circulent entre ces habitants. Dans ces espaces d’exclusions, construits dans une temporalité indéfinie, certains lieux s’identifient et certaines personnes se reconnaissent. Les prochains paragraphes commenteront cette résilience collective.
Une connaissance singulière du territoire
Cette approche consiste d’abord à relativiser l’observation réductrice qui limite l’exilé à un statut d’assisté. En effet, face à cette image d’individus passifs et résignés, on considère ici avec plus d’attention le « réfugié actif »3 dans le développement de sa survie. Maintenu dans un espace-temps, résumé par une exclusion presque intégrale et une temporalité inconnue, celui-ci développe une expérience du territoire qui lui est propre. Quand le transit initial devient une errance de quelques mois, voire de plusieurs années, l’exilé entame un processus d’appropriation qui marque les lieux qu’il occupe. Ce phénomène reste très discret et fragile, de part les possibilités d’actions très réduites du sujet concerné, mais aussi à cause d’une politique de destruction totale répétée par le gouvernement. Néanmoins, on ne peut nier son existence. Face à la précarité rencontrée, ces processus de subjectivisation se génèrent à travers l’usage. Le quotidien est d’abord guidé par la recherche de ressources élémentaires,et donc de l’aide associative. Aujourd’hui, les campements sont perpétuellement détruits. Les point de maraude et de distribution deviennent donc des repères. En essayant de préserver une localisation et des heures de présence chaque jour, ils sont des points stratégiques connus par les exilés. La deuxième recherche habituelle est celle qui doit permettre de s’informer sur les expériences de la traversée et de la vie sur place. Cette dernière se met en place dans des lieux de rencontre et parfois de regroupement. Les informations, véridiques ou non, circulent en permanence et renseignent sur les différentes problématiques qui touchent ces habitants. On s’interroge sur les possibilités de passage, sur le prix de différents passeurs, sur les techniques de contrôle des forces de l’ordre, sur les procédures d’asile, sur les lieux de distribution… Une connaissance particulière de l’espace de la frontière se développe. A travers des habitudes souvent marquées par une forme de violence, qu’elle soit physique ou sociale, une certaine localité s’installe. Cette appropriation subjective du territoire se caractérise par des espaces spécifiques et localisables. Comme annoncé précédemment, il y a d’abord les points de distributions éphémères qui proposent quotidiennement des repas et d’autres services élémentaires. Il y a aussi les différents dispositifs d’aide bénéficiant de locaux stables. Ce sont par exemple, ceux de l’association « La Cimade » ou plus généralement les hôpitaux. En outre, les points d’eau et d’hygiène,même s’ils n’ont pas toujours existé, ont une importance majeure dans le quotidien d’un exilé. Par ailleurs, quand les autorités publiques le permettent, des campements apparaissent et forment de nouveaux référents spatiaux.
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Certains lieux plus communs, comme un supermarché ou un parc public, deviennent aussi des espaces habituellement arpentés par des migrants. Enfin, il y a l’ensemble des sites qui interviennent dans le parcours de l’exil. Ce sont les gares, les arrêts de bus, les parkings d’autoroute, le port de Calais et l’entrée de l’Eurotunnel. L’ensemble de ces lieux forme ainsi un territoire à part, où un exilé doit à la fois lutter quotidiennement pour sa survie, tout en imaginant la suite de son itinéraire.
Un processus collectif
Dans le nord de la France, cette perception du territoire est changeante et morcelée. Ceci s’explique par le va et vient permanent des individus et par l’évolution continue des dispositifs d’aide et de contrôle. Néanmoins, quand la durée s’installe, certaines formes d’organisation collectives peuvent apparaître. Sans une origine très fondée, elles font référence aux « communautés de l’instant »4 dont nous avons parlé dans la première partie. En effet, ce sont des collectifs, qui dans une stratégie de survie, décident d’occuper communément un espace. Dans le Nord-Pas-de-Calais, ces regroupements sont presque toujours issus des origines culturelles des exilés. En effet, l’histoire, et certains préjugés sur les différentes nationalités présentes, rendent la cohabition complexe entre les nombreux groupes ethniques. Par ailleurs, vivre avec des individus qui partagent une même culture et une même langue, permet s’en aucun doute, d’apporter un sentiment de stabilité et de réconfort. Parfois, ces organisations collectives multiples s’intègrent donc dans un espace délimité et identifié. Un ordre et une régularité s’installent. La survie et la vie quotidienne peuvent ainsi s’établir dans un processus de consolidation architectural et urbain. L’exemple le plus commun est bien sûr la « Jungle » de Calais. Formée aux prémisses par une multitudes de petits campements, elle est devenue, en une année, un lieu de vie à part entière, à l’extrémité de la ville. Il faut alors se pencher sur le travail de recherche dirigé par l’association PEROU, et nommé « Réinventer Calais »5. Parmi ces archives, on retrouve les travaux du collectif Sans Plus Attendre, qui a pu faire une série de relevés de cette urbanité à considérer. A travers les actions de « recevoir », de « prier », de « cuisiner », de « manger », de « lire », de « partager », de « se distraire »6 et d’autres, ces travaux illustrent le témoignage d’une existence qui se construit. Ils montrent une appropriation spatiale guidée par le développement d’un nouveau monde social et culturel. De nouvelles rencontres se font et des systèmes d’inter-connaissances se développent. Malgré la souffrance et la vulnérabilité qui sont à l’origine de son apparition, ce cadre nouveau fait naître un « cosmopolitisme ordinaire »7. En effet, comme le souligne Michel AGIER, il fait l’expérience d’une cohabitation originale et quotidienne, entre une multitude de manière de parler, de penser et de voir. C’est une « expérience de socialisation hybride »8 qui ne se fonde sur aucune origine ethnique, géographique ou historique, mais sur un acte de résilience face aux dangers de l’exil.9 « Considérant qu’ici-même l’on habite, cuisine, danse, fait l’amour, fait de la politique, parle une vingtaine de langues, chante l’espoir et la peine, pleure et rit, contredit ô combien les récits dont indignés comme exaspérés s’enivrent, assoiffés des images du désastre, bourrés de plaintes, écoeurés par ce qui s’invente, s’affirme et déborde. » Sébastien THIERRY 9 Bernardot, M. (2008, mars). Camps d’étrangers. France : Du Croquant. p.132. Agier, M. (2008, 4 novembre). Gérer les indésirables - des camps de réfugiés aux gouvernements humanitaires. Paris, France : Flammarion. p.135. 3 Ibid. p.166. 4 Agier, M. (2013, 6 mars). Campement Urbain : du refuge nait le ghetto. Paris, France : Payot. p.114. 5 Voir le site : reinventercalais.org 6 Sans Plus Attendre (avril 2016). Atlas Architectures de la Jungle. France : PEROU. 7 Agier, M. (2016). Habiter le Mouvement, l’Exception Nomade. EN Meadows, Fiona [dir.], Habiter le campement (p.16-29). Arles, France : Actes Sud. p.25. 8 Agier, M. (2008, 4 novembre). Gérer les indésirables - des camps de réfugiés aux gouvernements humanitaires. Paris, France : Flammarion. p.217. 9 Thierry, S. (2016). Considérant Calais. Multitudes, n°62. p.23-25. Association Multitudes. p.23. 1 2
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Cependant, la précarité qui règne, génère, par ailleurs, un système économique et social très inégal. Une hiérarchie, parfois violente, confronte les différents exilés en fonction de leur date d’arrivé et de leurs moyens financiers. Les plus anciens ont toujours une connaissance plus accrue des rouages policiers et humanitaires qui assurent le système de survie. Ils ont donc un pouvoir conséquent qui n’est pas toujours utilisé à bon escient. En outre, parmi ces exilés présents depuis une longue durée, il faut mentionner les organisations de passeurs. Ces dernières ont une influence d’autant plus grande qu’elles établissent les prix des traversées. Leur connaissance du terrain est un véritable problème dans la mise en place d’une aide associative cohérente et égalitaire. En effet, il n’est pas rare de voir des systèmes dits « humanitaires », subtilement rendu lucratifs par des passeurs, qui limitent leur accès à ceux qui payent le prix annoncé. En outre, ces organisations s’opposent dans une confrontation permanente régie par des démonstrations de force et d’intimidation. Ces combats d’influence développent un climat de peur et de méfiance difficile à canaliser. En effet, la nuit est tristement marquée par des scènes de violence régulières.
Le rapport aux autres
Cette socialisation à la fois hybride, inégale et instable se construit aussi dans un rapport à « l’autre ». C’est a dire à travers une relation avec celles et ceux qui ne vivent pas l’expérience de l’exil. Comme le souligne les mots de Thierry PAQUOT, « c’est à partir du regard de l’Autre sur moi, que j’existe quelque peu »1. Il est donc important de considérer cette relation comme primordiale dans le développement personnel de exilés, et de questionner les potentialités qu’elle renferme. Cette interaction s’organise principalement avec les acteurs associatifs. Ces derniers ont une particularité commune avec les exilés. En effet, ils se caractérisent par une population très diverse en terme de nationalités, de générations et de milieux sociaux. Etant pour une très large majorité bénévoles, ces individus s’installent pour des durées limitées et les effectifs « se renouvellent » en permanence. En outre, les structures associatives sont multiples. Certaines sont présentes depuis l’apparition d’une population en transit sur le territoire. D’autre sont beaucoup plus récentes. Certaines ont des actions très spécifiques et sont coordonnées uniquement par des habitants originaires du Nord-Pas-de-Calais. D’autres prennent en charge des responsabilités plurielles et sont dirigées par des équipes européennes. Ce sont donc des individus très divers qui occupent temporairement les « hors-lieux » habités par les exilés. Ils forment une présence quotidienne qui génère d’autre types d’interaction sociales, davantage portés sur les thématiques du soin, de la nourriture et de l’asile. Néanmoins, ce renouvellement permanent d’acteur et la quantité d’associations rend complexe la possible compréhension de cette organisation générale. En outre, les bénévoles présents sur le terrain ont rarement été formés aux compétences très spécifiques de leurs actions. Montrant souvent une politique à l’encontre de celle défendue par les autorités publiques, les associations du Calaisis et du Dunkerquois peinent à formaliser des dispositifs d’accueil et de soutiens pérennes dans le temps. Etablir une relation de confiance avec un exilé s’avère donc tout aussi compliqué. Par manque de temps, par manque de moyens, et souvent par manque de recul, le migrant est réduit une nouvelle fois à son statut d’assisté. Apporter une connaissance plus exacte sur les différentes possibilités d’asile de chacun, s’avère, par conséquent, être un travail rarement achevé.
Paquot, T.(2000) De l’Accueillance, Essai pour une architecture et un urbanisme de l’hospitalité. Paquot, T et Younès,C [dir.]. Éthique, architecture, urbain. (p.68-83). France : La Découverte. p.69. Images : Lionel CHARRIER Photographe, MYOP. Calais. 2014. (parues sur Libération.fr) 1
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Enfin, il y a l’autre monde, celui des habitants « normaux », celui d’un territoire intégré dans un système économique, social et politique reconnu. Bien qu’occupant une place dans le « dedans », ce dernier n’est pas non plus une démonstration d’équité et d’égalité. D’autres formes de précarité le caractérisent et l’objectif ici n’est pas de les nier. Néanmoins, ce qui nous intéresse, c’est la relation qui se forme entre ces deux mondes. La première, et la plus destructrice, est celle du rejet. Ce refus formel et revendiqué qui s’inspire de préjugés, de peur, et de colère maladroitement ciblée vers ces « indésirables ». Il se formalise donc par un évitement total et par des actes de mécontentement souvent violents. La deuxième est plus interessante et prometteuse. Dominée par les discours mélodramatiques portés sur les mots de « masse migratoire » et de « crise », elle est freinée par une vision décontextualisée. Derrière l’image précaire du statut de « réfugié », il est alors difficile d’apercevoir l’humain et les similitudes que nous partageons. Il apparaît comme un tabou, un mal-être ou une misère inaltérable. Le plus simple est donc de passer son chemin, de voir sans voir, et de « faire avec ». L’exilé est condamné a passé inaperçu. Néanmoins, il suffit de peu pour recentrer le regard vers des individus légitimés et reconnus. Faire preuve de courtoisie. s’affranchir d’une peur stéréotypée. Connaître un prénom. Rendre un service… Je suis convaincu que cette distance maladroite renferme des potentialités de partage infiniment plus enrichissantes pour chacun. « Au-delà de la fin des camps, saurons-nous créer les conditions d’une réinvention de l’asile et du refuge, une réinvention de la ville et de la solidarité ? » Michel AGIER 1
Les Spatialités du camp de la Linière
LES SPATIALITÉS DU CAMP DE LA LINIÈRE Les analyses précédentes ont permis d’apporter une définition plus détaillée de la notion de refuge et des enjeux rattachés au processus migratoire du nord de la France. On peut ainsi remarquer les nombreux paradoxes qui caractérisent ces deux entités. Entre la condition de sécurité et la précarité d’un parcours, entre la stabilité d’un lieu et un territoire d’exclusion, entre un mécanisme à la fois commun et personnel et une absence de tout repère, la complexité induite par l’ensemble de ces contractions n’est plus à prouver. La commune de Grande Synthe s’est toujours démarquée par une politique sociale particulière dans la gestion des problématiques migratoires de son territoire. Jusqu’en 2015, son maire Damien CARÊME, fait le constat de la présence continue de 50 migrants en moyenne, installés sur le terrain du Basroch.2 Les premiers arrivants sont principalement des Afghans. Aujourd’hui, la population est en grande majorité Kurde, provenant d’Irak et d’Iran. Le plus souvent, ces individus qui transitent par Grande Synthe, sont intégrés dans un parcours balisé par des passeurs rémunérés. Leur présence a donc un impact très fort dans la structuration sociale et spatiale des lieux de vie établis. Depuis le début des années 2000, les autorités publiques de la ville ainsi que les acteurs associatifs, revendiquent le souhait d’accueillir dignement ces exilés. Ils prônent une responsabilité éthique et engagent de nouvelles réflexions sur les conditions d’une hospitalité adaptée au contexte de transit. Quelques interventions architecturales ont ainsi pu être mises en place dans le camp du Basroch comme notamment un prototype de la « Halte des Migrants ». Ce projet porté à l’origine par l’architecte Célia DAVID MAUDUIT et la paysagiste Magali RISLER, se matérialise, en juin 2015, par la construction d’un édifice en bois de petite échelle. Pensé comme le premier lieu commun construit et fermé, il devient rapidement un abri logeant deux familles. Par la suite, à l’initiative du maire, l’association Actes et Cités, fondée par Olivier LECLERCQ et Cyrille HANAPPE, dessine le projet de « Maison du Migrant ». Ce dernier doit permettre d’héberger 300 personnes sur un site à l’extrémité de la ville. Néanmoins, entre juin et décembre 2015, la population du Basrosh passe d’une centaine à plus de 2200 personnes. Les conditions de vie sont alors catastrophiques et imposent l’urgence d’un dispositif de mise à l’abri. L’ancienne clairière se transforme en amas de boue, de déchets et de tentes rarement imperméables. Le documentaire « Nulle part en France »3, réalisé par Yolande MOREAU, expose les images honteuses de cette crise de l’hospitalité. Agier, M. (2008, 4 novembre). Gérer les indésirables - des camps de réfugiés aux gouvernements humanitaires. Paris, France : Flammarion. p.19. Le Phare Dunkerquois.(28 octobre 2015). Pour un déplacement du camp de migrants de Grande-Synthe. 3 Moreau, Y. (2016). Nulle Part en France. France : Arte France. 1 2
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C’est donc à la suite de cette évolution alarmante que la Mairie et l’association MSF annoncent la construction du premier camp humanitaire de France.1 Avec la perspective d’accueillir 1500 personnes dans le respect des normes humanitaires internationales2, un groupement d’acteurs élabore le projet en deux mois. En effet, le maire et des représentants de MSF organisent une série de réunions faisant intervenir les associations engagées dans la construction. Seront représentés : Hummingbird, Brighton Shelter Project, ABC, Humans Nation, et enfin la seule association française et regroupant des architectes, Actes et Cités. Le lieu mis à disposition est un terrain en friche à l’extrémité de la ville. Il est juxtaposé à une zone commerciale et adossé à l’autoroute. L’aménagement du site est financé principalement par MSF qui déverse 2.600.000€ et par la Mairie qui engage les 500.000€ restants. L’entretien annuel est estimé à 2,5 millions d’euros qui seront d’abord pris en charge par la commune puis par l’État. Le 7 mars 2016, le camp ouvre officiellement. Trois jours seront nécessaires pour transférer l’ensemble des migrants dans les nouveaux abris mis à disposition.
I/ LE SHELTER Les abris du camp de la Linière, plus communément nommés par la traduction anglaise « shelters », forment le symbole architectural de ce nouveau site d’accueil. Au nombre de 370 au total, ils constituent un ensemble de micro-interventions planifiées et structurées qui vont marquer de manière incontestable l’identité du lieu.
Un symbol de « Non-lieu »
A l’origine de la conception des habitats, l’enjeu majeur reste le fait d’abriter l’ensemble des individus concernés dans le respect d’un budget associatif limité. La première initiative se matérialise donc très rapidement par le choix de 500 tentes doublées et chauffées pouvant accueillir chacune 5 personnes. Au moment de cette proposition, le plan était pensé pour recevoir 2.500 exilés, cependant pendant le temps de conception le nombre s’est réduit à 1.500. Le projet s’est donc adapté à ce nouveau chiffre. Le 9 février, les deux tiers des tentes déjà installées s’effondrent suite à une tempête. Le constat d’un dispositif inadapté aux conditions climatiques de la région s’avère évident. Par la suite, l’ONG MSF se tourne donc vers Lionel VACCA, logisticien constructeur de la même association et déjà investi dans la mise à l’abri des habitant migrants du Calaisis. En effet, il élabore un prototype de cabane avec un système constructif ingénieux et rapide lui permettant d’en installer plus de 600 dans la « Jungle ». L’édifice se compose d’une structure poteaux poutre en bois, rigidifiée par des panneaux de recouvrement en contreplaqué. Pour ce nouveau site d’intervention, le projet est légèrement modifié. En effet, la cabane adopte un toit à pente unique avec une couverture en tôle. L’étanchéité est garantie par un débord en partie haute et basse, et un pliage sur les côtés latéraux. Elle mesure environ deux mètres sur quatre donnant ainsi une superficie de huit mètres carrés. La protection face aux remontées capillaires, est assurée par une mise à distance du sol. Chaque abri est surélevé légèrement par deux blocs en béton marquant ainsi une marche d’environ trente centimètres. La ventilation intérieure est assurée par deux ouvertures minimes. La première, recouverte par une grille, est placée en partie basse. La deuxième, isolée par un panneau de polycarbonate translucide, est positionnée en partie haute. Cette dernière est donc l’unique percée laissant entrer discrètement la lumière du jour. Aucun isolant supplémentaire n’est Baumard, M. (6 mars 2016). Ouverture à Grande Synthe du premier camp humanitaire de France. Le Monde. Voir « SPHERE - Charte Humanitaire et normes minimales pour les interventions lors des catastrophes. Le projet Sphère. (1998). Genève. Images : Photographies du camp de la Linière. Philippe HUGUEN Photographe, AFP. Grande Synthe. mars 2016. 1 2
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installé. Le chauffage des abris sera assuré par des radiateurs à pétrole fournis par MSF et fonctionnant avec des recharges distribuées à l’entrée du camp. Le coût unitaire du shelter est estimé à 1.200€, dont 800€ pour les matériaux et 400€ pour la main d’oeuvre. Au total, 370 abris seront installés sur un terrain d’environ 800m de long. On peut donc remarquer le caractère minimaliste du dispositif mis en place. C’est bien la volonté, très noble, d’une prise en charge, à travers une action rapide et peu coûteuse, qui a guidé les choix de l’ONG. L’espace généré fait écho à la notion de « non-lieu » définit par Marc AUGÉ, selon ses termes : « si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu »1. Le camp de la Linière se dessine par la répétition d’un micro-édifice standardisé. C’est une architecture qui n’a pas de sujet mis à part le migrant uniforme, sans nom et précaire qui survit sur le camp du Basroch. Son histoire, sa culture et son avis ne sont pas des facteurs pris en compte. Sa situation familiale ne l’est pas non plus. En effet, aucun élément ne diffère les besoins d’une famille de deux enfants, à celle de quatre hommes seuls. L’occupation est pensée comme uniquement transitoire. L’espace de vie est donc minimisé voir infime. En effet, 370 abris sont mis en place dans la prévision d’accueillir 1.500 exilés. Ceci indique une moyenne de quatre individus par habitation. Comparé à la superficie de chacune, on arrive donc à deux mètres carrés par personne. La surface au sol de l’abri est parfaitement dimensionnée afin de permettre à quatre adultes de s’allonger. Aux premiers jours de l’ouverture, rien ne permet de distinguer les différents shelters. Le seul élément qui les identifie est le numéro qu’ils affichent au niveau de la porte d’entrée. Le caractère urgent de la mise à l’abri et le financement en grande partie associatif, explique le minimalisme de la solution apportée. On peut néanmoins questionner les conditions de confort qu’apporte un dispositif qui prévoit, à l’origine, la surface d’un lit une place comme espace de vie personnel. En effet, il évoque des enjeux de cohabitation et donc d’intimité majeurs. Sans aucun mètre carré supplémentaire, la disposition mis en place implique que l’ensemble des abris soient occupés au maximum de leur capacité. Ceci implique donc le partage d’un espace commun pour des individus qui n’ont pas toujours connaissance les uns des autres. Il faut donc imaginer un espace de huit mètres carrés dans lequel doivent s’organiser les actions quotidiennes de quatre individus.
Un lieu vécu
Les shelters mis en place se transforment très rapidement. En effet, dans les premiers jours de l’occupation, de nouveaux éléments s’ajoutent au prototype initiale. Ce sont en grande majorité des interventions qui doivent améliorer le confort intérieur de l’habitat. Malgré un manque d’outils et de moyens, certains commencent à agencer des étagères et des plans de travail afin de pouvoir cuisiner. D’autres installent un doublage intérieur dans leur abri avec plusieurs tissus et couvertures. Afin d’accentuer l’isolation, une mousse en polyuréthane bleue est ajoutée le long des parois . Certaines bâches recouvrent aussi des parties extérieures dans le but de couper du vent. Néanmoins, le besoin majeur qui va guider ces premiers aménagements est la mise en place d’un seuil. En effet, la culture kurde induit un processus d’entrée dans l’habitat très formel. Il est par exemple inconcevable de pénétrer l’espace intérieur d’une maison avec des chaussures aux pieds. Il est donc nécessaire de pouvoir ajouter un dispositif qui assure la protection des souliers autre part que sur le sol. Les premiers aménagements sont des petits placards faits de palettes et disposés à l’entrée. Ensuite viendront des agencements plus importants créant un réel sas d’entrée couvert et fermé. Ce dernier occupera aussi parfois la fonction de cuisine afin de libérer l’espace initial de l’abri. Au bout de quelques mois, ces assemblages hétéroclites sont tous repris par des bénévoles de l’association Utopia 56. L’ajout d’un système de planches et de
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charpentes plus rigides doit apaiser les critiques de la Préfecture qui signale une certaine « insécurité ». En extérieur, on retrouve donc une impression d’uniformité qui caractérise cette répétition monotone de baraques en bois. Certains habitats s’étendront encore davantage. En effet, les interstices qui séparent les habitats sont parfois aménagés. Ceux disposés de manière linéaires sont espacés d’environ 1m50 pour des raisons de protection face aux risques de propagation d’incendie. Certains entre-deux sont donc aménagés, fermés par l’ajout de bâches et parfois couverts en toiture. Ils forment un autre lieu de stockage ou un dispositif d’entrée partagée entre deux habitats. Quelques auvents plus généreux sont aussi agencés entre plusieurs abris. Avec une structure fragile, ils s’adossent aux édifices déjà construits et offrent un espace partagé utilisés pour des temps d’échanges. Des cadenas sont très vite mis en place afin d’assurer la protection de l’espace intime. Malgré la faible garantie du verrou, l’acquisition de ce lieu clos et semi-personnel permet d’offrir un certain confort en terme de stabilité. Il assure le stockage d’objets, en particulier des vêtements et de la nourriture. Il offre aussi des possibilités de mobilité à courte période. En effet, la serrure diminue grandement le risque de se faire déloger. Selon les temps d’occupation et l’intimité des relations entretenues par les individus qui l’habitent, plusieurs abris se caractérisent par un agencement particulier. Comme l’indique Bruno FERT, la construction d’un foyer se met en place à travers la composition de différents objets. Cette organisation combine les éléments « qu’ils (les exilés) gardent tout au long de leur voyage en souvenir de leur vie passée », et ceux « qu’ils fabriquent ou achètent pour améliorer leur quotidien, et transformer leur refuge »2. Dans le camp de la Linière, il n’est pas rare de voir des tissus et affiches colorés et disposés sur les parois. Il y aussi l’endroit plus intime et secret qui dissimule des objets personnels ou importants. Sous l’assemblage des couvertures, derrière le dernier tasseau en bois ou parfois même sous le shelter, des exilés cachent ce qu’ils veulent préserver. En outre, il n’est pas rare d’apercevoir les traces d’un ancien occupant, comme des inscriptions écrites sur les mûrs ou des objets qui paraissent incongrus pour le nouvel arrivant. On peut ainsi voir un abri habité par cinq hommes seuls dans lequel est disposé sur la majorité des étagères des jeux pour enfants. En relativisant la pérennité de la propriété, on peut cependant constater l’appropriation d’un lieu de survie. Un exilé peut reconnaître la présence d’un espace qui lui est propre. Dans une illusion de non-existence plus générale, les « exclus » qui habitent le camp de la Linière développent des relations de voisinage et d’inter-connaissance qui confirment un certain sentiment d’appartenance à son propre abri. En effet, on peut noter ici la pensée de Marion SÉGAUD qui étudie « le chez soi » comme « se définissant toujours par rapport aux autres, c’est à dire par ceux qui n’en font pas partie »3. On remarque donc l’importance de cette reconnaissance mutuelle qui s’organise entre les exilés et bénévoles du camp de la Linière. Le numéro du shelter devient alors comme une adresse qui distingue son habitat des autres. ll permet d’affirmer la présence d’un « chez soi ». Il laisse la possibilité d’inviter autrui, assurant toujours davantage cette possession provisoire mais reconnue. De plus, ce numéro se matérialise par une carte donnant accès aux différents services de laverie et de distributions. Elle sera comme une sorte d’ « acte de propriété », qui prouve la légitimé de sa présence et de ses requêtes.
Augé, M. (1992, avril). Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la Surmodernité. France : Seuil. p.100. Fert,B. (2018). Refuges… EN Hanappe, C. [dir].(2018). La Ville Accueillante. Accueillir à Grande-Synthe. (p.101-125). France : PUCA. p.101 3 Segaud, M.(2007). Anthropologie de l’Espace : Habiter, Fonder, Distribuer, Transformer. France : Armand Colin. p.83. 1 2
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Une intimité tourmentée
Ces processus d’appropriation restent caractéristiques des premiers mois de l’occupation du site. Peu d’aménagements construits continueront à se mettre en place par la suite. Les sas uniformes installés par l’association Utopia 56 marquent la dernière transformation majeure des abris. Posés sur presque la totalité des shelters, ils ont contraint par ailleurs les habitants à détruire les dispositifs préalablement auto-établis. Ultérieurement, l’amélioration des habitations est freinée par une logistique plus complexe. Il est difficile d’avoir accès à des outils et des matériaux à travers les associations responsables. En outre, la Mairie interdit tout apport de ressources non contrôlées sur le camp. L’évolution rapide des premiers mois s’interrompt. Les abris se figent derrière un manque de moyen et un détachement face aux nouvelles possibilités d’agencement. D’un point de vue technique, les abris montrent un très faible confort pour ces habitants. En effet, face à des conditions climatiques très rudes, surtout en période hivernale, l’absence d’isolation reste un problème majeur. Le chauffage au pétrole provoque plusieurs cas d’intoxication allant jusqu’a l’hospitalisation. Un petit nombre de shelters bénéficie alors de l’ajouts de nouvelles plaques isolantes, cependant cette initiative apporte un confort qui reste relatif face au froid. En outre, l’acoustique est aussi un facteur d’incommodité. Aucun élément ne lutte pour matérialiser une protection sonore entre l’intérieur et l’extérieur des abris. La pluie fréquente génère donc une gène acoustique notable. Lié à la proximité des habitations, cet inconfort rappelle aussi la faible intimité des occupants. Les exilés entendent ainsi en permanence les habitants voisins et ceux qui passent, s’installent et discutent à l’extérieur. Enfin, on peut noter que le bois des habitations subit un vieillissement très rapide. Face aux conditions climatiques, il se transforme pendant l’hiver en dévoilant une teinte gris terne. Cette dernière évolution renforce donc l’aspect austère de ces lieux de vie. Le problème majeur de ce dispositif de shelter reste néanmoins sa gestion. Celle-ci est d’abord confiée à Utopia 56 jusqu’en mai 2016, puis à l’Afeji,au moment où l’État apporte son financement et ses conditions. L’occupation transitoire de ces lieux de vie impose un renouvellement de ses habitants en permanence. Il faut donc avoir une connaissance très précise des abris occupés ou non, afin de proposer les meilleurs conditions d’accueils aux nouveaux arrivants. Cependant cette réalité s’oppose très vite à une volonté politique d’abord communale, qui est de réduire le nombre d’occupants, et une deuxième étatique et plus radicale, qui souhaite son démantèlement. Le 30 mai, la première convention signée entre l’État, la Mairie et l’Afeji implique donc le démontage automatique des abris laissés vides, afin d’engager la disparition progressive du camp. Au cours des premiers mois, cette politique ne provoque pas de complications particulières car le nombre d’habitants suit le même élan dégressif. On peut seulement noter que l’acte de retirer des habitats entretient un sentiment d’incontrôle et d’inquiétude pour les exilés, qui ne sont pas formellement mis au courant des intentions des pouvoirs publics. Le camion grue qui circule parfois rappelle ainsi la non-considération et la résignation auxquelles ils doivent faire face. Entre juin 2016 et mars 2017, le nombre d’occupants reprends un caractère graduel, et passe de 700 personnes à presque 2.000. Cette croissance se ponctue en outre par le démantèlement de la « Jungle » de Calais, en octobre 2016, qui va générer une arrivée plus important d’afghans sur le site de Linière. Face à cette nouvelle croissance, la politique de diminution reste inchangée. Les exilés initient donc une organisation plus informelle afin d’assurer la mise à l’abri de leurs pairs. Le nombre réduit d’abris restants, connaît alors une surpopulation alarmante. Parfois jusqu’a six ou sept personnes se retrouvent donc à devoir cohabiter dans les huit mètres carrés du shelter. Les conditions de vie et d’hygiène se dégradent et plusieurs cas de gale se manifestent. Images : Photographies du camp de la linière. MaxPPP Photographe, AFP. Grande Synthe. mars 2017.
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Le contrôle de l’occupation des abris devient par ailleurs de en plus complexe. Le registre des acteurs associatifs sur les habitations et leurs occupants peine à rester à jour. Sans serrure fixe, il est aisé de s’installer dans un shelter inoccupé. Il est aussi plus simple pour la communauté migrante de se tenir informée du possible départ de certains individus, que ce soit en Angleterre ou ailleurs. Une double organisation s’installe entre celle spontanée et informelle des exilés, et celle plus différée et souvent altérée de l’Afeji. A travers cette confusion, les organismes mafieux trouvent un nouveau procédé lucratif et perfide. En profitant de la précarité issue du manque de place et en faussant les sondages, les passeurs parviennent à s’accaparer un grand nombre d’habitations en imposant un système de louage. Enfin, il est important de questionner la mixité générale établie par ce processus de gestion. En effet, sur le site de la Linière, un abri est attribué à un groupe d’individus sans prise en compte de ses origines ou de sa situation familiale. On retrouve donc une présence aléatoire de familles, de femmes, d’hommes, de mineurs, de Kurdes et d’Afghans sur l’ensemble du site. La cohabitation est alors souvent conflictuelle et pose des problèmes d’intimité en particulier pour les femmes. En effet, cette proximité imposée, est à l’origine d’un sentiment de mal-être et d’insécurité pour les individus les plus fragiles, qui cherchent repères et stabilité. Face à cette volonté de ne pas séparer pour ne pas distinguer, on pourrait alors interroger la pertinence du fait de rassembler pour protéger.
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II/ LES ESPACES COMMUNS Si on se rattache à la notion de refuge définie précédemment, nous pouvons rappeler le pouvoir de sa définition collective et des relations sociales et culturelles qu’elle engage. En effet, ce sentiment peut naître d’un commun qui s’installe dans un espace défini comme tel. Il est donc nécessaire d’étudier les lieux du camp de la Linière qui s’apparentent à cette fonction, et d’analyser leurs répercutions.
La pensée préalable du commun
Dès l’origine de la conception du camp, la pluralité des acteurs pense une planification qui ne peut se cantonner uniquement aux habitats. Différents acteurs associatifs annoncent la volonté de construire des services essentiels pour la vie du lieu. L’association ABC annonce la construction de quatre cuisines et salles à manger collectives. Brighton et Hummingbird souhaite mettre en place deux édifices éducatifs : le premier plus récréatif et dédié aux enfants, et le second, plus rudimentaire, et lié à l’apprentissage des langues pour adultes. MSF, en plus du financement des shelters, prévoit l’installation de plusieurs bungalows dédiés aux sanitaires et aux douches, et disposés tout au long du site. Elle investit aussi un ancien bâtiment de ferme existant pour y aménager un centre de santé. En outre, Actes et Cités fait remarquer le potentiel urbain dans le choix de la disposition des habitats. L’association favorise une organisation en îlots afin de hiérarchiser l’espace commun. Cette configuration induit ainsi des espaces partagés plus réduits, dans l’optique de voir s’y développer une appropriation collective particulière. De plus, des espaces plus généreux sont préservés devant les différents équipements, dans le but de favoriser leur accès et leur lecture. On voit donc un aménagement initial qui reconnait le potentiel du commun et qui cherche à favoriser son développement. L’aménagement majeur du lieu reste le traitement du sol qui est, à l’origine, très marécageux et irrégulier. La moitié du budget du nouveau site d’accueil est donc consacré à la réalisation d’un dispositif de drainage recouvert par un remblais uniforme. Il faut alors noter l’utilisation de pierres abruptes et noirâtres ayant un calibre important (allant jusqu’à 8cm). Le résultat est donc une étendue très sombre, austère et difficilement praticable. Le simple acte de marcher est couramment enrayé par cet aménagement inadapté. Par conséquent, on peut imaginer les difficultés qui apparaissent, quant il s’agit de tirer une poussette, de pratiquer des activités sportives ou de jouer. L’appropriation des vides imaginés lors de la conception reste donc très minime. L’allée centrale, qui elle se démarque par un sol plane, va ainsi diversifier ses fonctions. En plus de son usage circulatoire, elle devient successivement un lieu de rencontre, de commerce et de jeux.
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Images : Axonométrie et Plan du camp de la Linière : ENSA Paris Belleville / Actes et Cités (2016) Architecture de la résilience.
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Une appropriation collective et plurielle
Au cours des premiers mois, l’aménagement des abris s’accompagne d’une occupation considérable des lieux communs. Franck ESNÉE, coordinateur régional (Hauts-De-France) de Médecins du Monde, et Michaël NEUMAN, directeur d’études au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (MSF-Crash), font l’analyse d’une « structuration suffisamment légère pour servir de cadre sensible au « vivre-ensemble »1. En effet, les vides initialement pensés lors de la conception deviennent des lieux occupés. Certains se caractérisent à travers des fonctions particulières. A l’ouverture du camp, les aménagements prévus en terme d’équipements publics sont pour la plupart inachevés. En outre, d’autres acteurs apparaissent et formalisent de nouvelles propositions de dispositifs. Les premiers temps du site sont donc marqués par cette effervescence collective. De nouvelles constructions sont mises en place. De nouveaux services apparaissent. Des activités sont proposées. Ces initiatives restent planifiées par des décisionnaires associatifs mais bénéficient généralement de l’aide de plusieurs exilés volontaires. La transition entre l’ancien site du Basrosh totalement délaissé et l’animation insolite du nouvel espace de la Linière, génère un sentiment de considération pour ses habitants. Les cuisines communautaires sont construites et l’une d’elle est dédiée aux femmes. En face de cette dernière, un autre lieu propose un accueil de jour pour les enfants. L’association « Keshenya Kitchen » s’installe dans un ancien bâtiment existant et propose une distribution quotidienne de repas. Elle construit aussi un deuxième espace appelé la « Tea Tente », qui devient un lieu de partage majeur. Un ancien hangar est aménagé à l’entrée du camp afin d’assurer la possibilité de charger les téléphones. Des multiples points de distributions sont développés en fonction des différents besoins. Une laverie est planifiée nuit et jour et assure la possibilité aux exilés de laver leurs vêtements. En outre, d’autres acteurs se présentent quotidiennement avec l’objectif de mettre en place des activités occasionnelles. La coordination de l’ensemble du site est donc complexe et la confusion est souvent présente. Néanmoins, cette force de propositions inédites entretient une animation journalière qui favorise l’interaction et le partage au sein des lieux communs. 2 « Des espaces collectifs sont ouverts, on mange ensemble, on fait de la musique, la configuration du camp et le mélange d’acteurs associatifs et de migrants encouragent les discussions et les rassemblements. » Franck ESNÉE & Michaël NEUMAN 2 Par ailleurs, une économie informelle s’organise. De petits commerces apparaissent. A l’entrée du site, on trouve un coiffeur-barbier, rôle très important pour la culture kurde, ainsi qu’une petite sandwicherie. Plus loin, le long de l’allée principale, plusieurs points de vente sont installés, et proposent des produits en tout genre. On peut y acheter des paquets de cigarettes de contrefaçons nommées les « jungles », des canettes de soldats ou bien des bouteilles de gaz. Toute la journée, on peut ainsi voir des tables, et parfois même des stands, positionnés devant un shelter et occupés continuellement par plusieurs habitants. Politiquement, les exilés initient aussi une nouvelle organisation. En effet, un « Conseil des Réfugiés » est mis en place. Il regroupe plusieurs représentants de la communauté et permet d’entretenir un dialogue plus formel entres les représentants associatifs et les migrants. La communauté kurde, qui s’installe sur le site de la Linière, développe alors un rapport particulier au lieu. En effet, celui-ci devient une référence connue en France et en Angleterre. Il n’est, d’ailleurs, pas rare de voir revenir des habitants, qui ne trouvent pas le soutien de leurs pairs dans les endroits qui leurs sont attribués. Esnée, F & Neuman, M. (2018). Mise à l’abri, hospitalité ou accueil des réfugiés ; les Ambiguïtés irrésolues du camp de la Linière. EN Hanappe, C. [dir]. (2018). La Ville Accueillante. Accueillir à Grande-Synthe. (p.301-311). France : PUCA. p.308. 2 Ibid. Images : Photographies du camp de la Linière. MichelS Photographe. Grande Synthe. juillet 2016. 1
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Une vie commune conflictuelle
Malgré une genèse prometteuse, cette effervescence naissante commence à se dissoudre au bout de quelque mois. À partir de juin, et plus particulièrement après le départ définitif d’Utopia 56 au début du mois de septembre, la vie collective du camp change radicalement. En effet, l’Afeji, avec une posture plus administrative et un fonctionnement de type salarial, ne parviendra jamais à retrouver l’influence humaine, qu’ont pu initier les nombreux bénévoles de cette première association. En effet, sans nier les difficultés de l’organisation initiale, uniquement basée sur le volontariat, celle-ci établit une présence particulière sur le site. Quotidiennement, de nouvelles personnes arrivent, engageant ainsi des possibilités de rencontres, de discutions, de partage et d’écoute. De mon point de vue, la posture défendue par ces acteurs associatifs apporte un atout majeur dans la définition de l’accueil souhaité à la Linière. En effet, les bénévoles, à travers une considération plus humaine et naturelle, participent à la légitimité du lieu. Adeline MARKWITZ, militant pour la scolarisation des enfants exilés de Grande Synthe, résume très bien cet engagement : « ici, j’ai toujours eu l’impression d’être plus chez eux que chez moi »1. Cette sensation se traduit sur le camp par des actes quotidiens qui démontrent une volonté d’accompagnement et non de contrôle. Plus tard, avec un effectif très réduit, c’est le sentiment d’encadrement qui va dominer, empêchant toute relation de confiance. Cette diminution du personnel actif engendre, par ailleurs, une dégradation des services. Après un temps, où tout semble se créer, il apparaît un délaissement lent et inévitable. Dans les espaces collectifs, les conditions d’hygiène et de confort se détériorent. Les déchets s’accumulent davantage. Avec des conditions hivernales très rudes, l’eau stagnante rend certains passages impraticables. De plus, le début de ce second temps s’accorde avec le démantèlement de la « Jungle » de Calais, en octobre 2016. Comme nous l’avons déjà précisé, cet évènement engendre l’arrivée plus fréquente d’Afghans sur le site de la Linière. Les soucis de cohabitations entre les deux communautés sont donc de plus en plus répandus. En outre, de part le manque d’habitations disponibles, les cuisines communautaires deviennent rapidement des dortoirs à part entière. Sans autres propositions, elles sont occupées par un nombre alarmant d’individus empêchant la sauvegarde de sa fonction publique. En hiver, les deux espaces collectifs, qui restent praticables, sont donc le hangar d’entrée et la « Tea Tente ». Néanmoins, le premier demeure très inconfortable car exposé fortement au vent, et le deuxième ne peut abriter qu’un nombre très faible d’individus.Par conséquent, les shelters deviennent des lieux de vie presque permanents. En circulant dans l’allée principale, le site paraît plus désert en mars 2017, moment où il contient environ 2.000 personnes, qu’au mois d’août 2016, période où 700 exilés y habitent. En outre, la gestion du camp prône très rarement l’autonomie de ses habitants. En effet, l’ensemble des services est rattaché à un investissement « humanitaire » et donc extérieur. La seule association qui parvient à intégrer des migrants dans leurs actions est « Keshenya Kitchen ». Plusieurs exilés bénévoles sont donc investis dans l’élaboration des repas et dans la gestion de la « Tea Tente ». Néanmoins, le choix des volontaires s’avère complexe et pose de nombreux problèmes quant à sa convenance. En effet, le fait d’avoir accès aux réserves de nourriture apporte, aux concernés, une influence parfois utilisé à mauvais escient vis à vis des autres habitants. Mis à part ce programme, les résidents sont donc condamnés à une inactivité quotidienne. « Les activités dans un camp sont essentielles à la reconstruction mentale de l’être humain et de son fonctionnement. (…) L’homme n’est pas un animal. » Amaelle GUALLEZE 2
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Face à la dégradation des conditions de vie et de coordination, les organisations mafieuses intensifient leur domination du lieu. Malgré la présence d’une entreprise de sécurité et le passage régulier des forces de l’ordre, la main mise des passeurs sur le camp ne cesse de grandir. Comme on l’a vu précédemment, ceci se matérialise d’abord par une appropriation locative des habitats. Cette emprise se manifeste aussi au sein des lieux communs. En effet, les espaces collectifs laissent entrevoir une tension permanente qui dégénère parfois en affrontement. La nuit devient le théâtre d’une autre gouvernance illégale et imprévisible. Les différents organismes débattent, et souvent se confrontent, afin de faire la démonstration de leur pouvoir de violence. Le manque de lumière et d’électricité est clairement un facteur majeur dans ce phénomène d’insécurité. Le « Conseil des Réfugiés » disparait et surgissent, à la place, des actions de manifestations brutales. Plusieurs groupes tenteront de paralyser l’axe autoroutier adjacent, et la cabane de l’office de sécurité sera victime d’une attaque incendiaire. Le pouvoir clandestin exercé sur le site de la Linière connait donc une croissance fulgurante. En effet, il est inversement-proportionnel à la dégradation des conditions de vie, qui elles-mêmes conditionnent le besoin d’un départ rapide pour ces habitants. Plus la situation est insoutenable, plus le rôle du passeur dans la traversée est important, plus son influence est tangible.
III/ LES LIMITES Le site de la Linière s’installe dans un contexte territorial qui n’est pas anecdotique. En effet, on retrouve dans sa configuration la définition du « Hors-lieu » de Michel AGIER. C’est un lieu qui reste au bord. Il est parfois revendiqué pour sa symbolique mais son humanité, elle, demeure inavouée. Le camp est à la limite de la ville, à la limite de l’autoroute, à la limite de la voie ferrée, à la limite du droit, à la limite de la morale, et à la limite des intérêts étatiques.
Les abords de la Linière
Le camp humanitaire de la Linière s’installe à la périphérie sud-est de la commune de Grande Synthe. Avec une population d’environ 20.000 personnes, la ville est directement reliée à l’agglomération Dunkerquoise. En terme de distance, le nouveau site d’accueil n’est donc pas très éloigné des centres urbains. En effet, celui de Grande Synthe se trouve à un peu plus de deux kilomètres et celui de Dunkerque à environ huit kilomètres. Dans un contexte proche, le lieu de vie de la Linière est encerclé par des aménagements très divers. Au nord, on trouve une des zones commerciales les plus importantes de la Communauté Urbaine de Dunkerque (CUD), qui s’articule autour d’un grand supermarché Auchan. Cette dernière est juxtaposée au parc du Puythouck, un « espace naturel protégé » dans lequel on peut circuler autour d’un lac de 130 hectares. A l’ouest, le camp est séparé de terres agricoles par une déviation du canal de Bourbourg. Enfin au sud et à l’est, on remarque des zones industrielles, où se trouve par ailleurs une usine Arcelor Mittal qui emploie aujourd’hui 3.000 personnes.
Témoignage de Adeline Markwitz, dans le documentaire : Bassis, A. (2018). La Ville-Monde. France : Sténola Production. Gualleze, A. (2018). Qu’est-ce qu’un camp aujourd’hui ? Entretien avec une architecte de l’humanitaire. EN Hanappe, C. [dir].(2018). La Ville Accueillante. Accueillir à Grande-Synthe. (p.125-158). France : PUCA. p.155. 1 2
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Image : Dessin perspective du camp de la Linière dans contexte urbain : ENSA Paris Belleville / Actes et Cités (2016) Architecture de la résilience.
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Le site de la Linière s’implante donc dans un territoire d’activités majeures pour la commune et se place en périphérie des zones d’habitations. Par ailleurs, l’ancienne fonction industrielle du lieu est toujours marquée par la présence d’entrepôts en friche à son extrémité est. Plus particulièrement, l’espace est caractérisé par un enclavement notoire. En effet, ce dernier est délimité par des aménagements dit « infranchissables ». Au nord, on a d’abord un canal d’évacuation des eaux pluviales puis, l’Autoroute A16, dite « Route des Estuaires », qui relie Dunkerque à Calais. Au sud, des trains de marchandises passent régulièrement sur la ligne de chemin de fer. La « sécurité » des résidents est donc assurée par l’ajout d’une clôture de 2m de haut. Enfin, un peu plus loin à l’ouest, on est bloqué par le canal de Bourbourg. En outre, le terrain du camp est placé en contrebas de ce réseau de voies. Mis à part sur le site en luimême, aucun dégagement visuel ne permet donc une ouverture vers l’extérieur. Il faut noter également l’environnement sonore que ces axes circulatoires engendrent. En effet, ces derniers font raisonner un va et vient perpétuel de voitures, de camions et de trains. Cette particularité forme un paradoxe cruel noté par Amaelle GUALLEZE : « ici, les flux constants et intenses les attirent toujours vers le flux et les renvoient à leur image statique »1. Une légende particulière circule entre les exilés. Selon certains, chaque jour, parmi tous les trains qui circulent, un seul aurait pour destination l’Angleterre. L’ensemble de ces barrières délimitent ainsi les deux entrées qui donnent accès au lieu. La première, à l’est, plus proche de la majorité des habitations, reste la plus fréquentée. Elle dessert d’abord le Auchan, qui représente un intérêt essentiel pour pallier au manque de ressources de certains exilés. Elle permet aussi de rallier plusieurs arrêts de bus, indispensables pour accéder au centre ville de Dunkerque. Néanmoins, de par son passé industriel et sa localisation excentrée, le camp de la Linière ne présente pas les aménagements nécessaires pour garantir la circulation de ces résidents. En effet, c’est un lieu très facilement accessible en voiture mais totalement impensé pour une mobilité piétonne. Au cours des premiers mois, l’accès à la zone commerciale pose de sérieux problèmes en terme de dangerosité. En effet, elle nécessite la traversée répétée de la départementale 131. Plus tard, une navette sera donc mise en place afin de garantir une circulation plus sûre.
Les Spatialités du camp de la Linière
une liaison avec l’extérieur sommaire
La relation entre le camp de la Linière, la commune de Grande Synthe, et plus généralement l’agglomération dunkerquoise se démarque par une cohabitation plutôt respectueuse de ces populations. Contrairement à Calais, aucun évènement particulier ne manifeste un rejet des habitants locaux envers les nouveaux arrivants. Bien qu’un malaise soit souvent perceptible, peu d’incidents font le témoignage d’une possible mésentente. De plus, grâce à une bonne communication du Maire, les exilés montrent une certaine reconnaissance à l’égard de la commune et de son discours accueillant. Cependant, peu de migrants circulent à l’extérieur de l’espace du camp. Le trajet le plus régulier reste le trajet jusqu’au Auchan. Les sorties qui s’organisent vers les centres urbains, sont généralement destinés à accéder à un service particulier. En effet, l’espace public est difficilement perçu comme un lieu possible de divertissement. Cette inquiétude s’explique naturellement par la situation illégale des exilés et par la peur d’un contrôle des forces de l’ordre, omniprésente sur le territoire. Cette cohabitation atypique se caractérise néanmoins par la mise en place de certains temps d’échange entre les deux populations. Le plus notoire est la scolarisation partielle de certains enfants à l’école Francisco-Ferrer de Grande Synthe. Mise en place par l’enseignante Adeline MARKWITZ, cette intervention permet littéralement à plusieurs jeunes exilés de sortir temporairement de l’espace du camp. Il sont ainsi intégrés dans un quotidien plus ordinaire, et amenés à côtoyer les autres enfants de la commune. Pendant le fonctionnement du site, quelques partenariats similaires sont proposés à la population migrante adulte. Ce sont, par exemple, des activités sportives comme du football, ou des loisirs culturels, comme le concert de la fête de la musique. Toutefois, ces opportunités restent rares et ne représentent pas une réponse suffisante face aux problèmes de non-activité du camp. Gualleze, A. (2018). Qu’est-ce qu’un camp aujourd’hui ? Entretien avec une architecte de l’humanitaire. EN Hanappe, C. [dir].(2018). La Ville Accueillante. Accueillir à Grande-Synthe. (p.125-158). France : PUCA. p.141. Image : Coupe transversale du camp de la Linière et de ses limites : ENSA Paris Belleville / Actes et Cités (2016) Architecture de la résilience. 1
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Le pouvoir souverain des institutions
Au cours de son année d’occupation, le camp de la Linière connaît un processus de transformation permanente. Son développement logistique et administratif doit se conformer à des volontés politiques extérieures; entraînant des modifications, en grande majorité, inadaptées aux problématiques humaines. Les différents modes de gestion qui s’organisent, se caractérisent donc, par la mise en place continue de nouveaux aménagements et dispositifs spatiaux. Pour ses habitants, ces variations quotidiennes rendent, par ailleurs, complexe la compréhension du site dans sa globalité. Les limites du camp matérialisent la symbolique la plus évidente de cette évolution. En effet, au fur et à mesure du temps, elles deviennent le reflet d’une détermination gouvernementale, aspirant davantage à l’encadrement d’une « masse », plus qu’à la protection d’individus en situation de précarité. Sous la gestion d’Utopia 56, les deux entrées du camp sont signifiées par des barrières de sécurité standards, laissées entre-ouvertes toute la journée. L’objectif est d’empêcher un accès routier non controlé tout en assurant aux résidents la liberté inconditionnelle du passage. Pour des questions d’usage, des barrières levantes sont installées un peu plus tard. Le 30 mai, l’Etat signe la convention qui annonce son aide financière, mais aussi le commencement de son rôle décisionnaire. L’apparition de ce nouveau gestionnaire marque le début d’une incertitude, qui va demeurer jusqu’au démantèlement du site. En effet, à travers une prise de parole uniquement médiatique, le gouvernement n’engage aucun processus de communication envers les exilés. Bien qu’ils soient les premiers concernés, ces derniers subissent donc une désinformation totale, rappelant ainsi la faible considération qui s’applique à leur vie. Les changements sont donc toujours inattendus et vus comme des menaces supplémentaires. La première concrétisation de cette pression est une note écrite par le sous-préfet de Dunkerque, le 23 juin 2016, adressée aux exilés. Dans une liste de mensonges constatés par les journalistes du réseau des « Passeurs d’hospitalités », ce représentant de l’Etat menace formellement les conditions d’accueil initial du site de la Linière. En effet il annonce que : « toute présence prolongée est proscrite et pourrait se solder par une interdiction de rester sur le campement »1. Ces propos sont donc très rapidement démentis par la maire de Grande Synthe. Néanmoins, ce qu’il est important de noter ici, c’est la manière dont cette annonce est communiquée aux exilés. Cette note, en français, est imprimée en plusieurs exemplaires et affichée dans le camp. Aucune traduction n’est prévue pour permettre sa compréhension. Elle se matérialise donc par une dizaine de bouts de papier illisibles et déconcertants. Cette approche reflète parfaitement le détachement inquiétant de certains politiques face au sujet humain qui subit ses discours et ses actions. Au fur et à mesure, des shelters vides commencent à être désinstallés. Début juillet, certains nouveaux arrivants se voient refuser l’entrée. L’accueil inconditionnel annoncé, à l’origine, est donc remplacé par un contrôle qui n’autorise l’accès qu’aux personnes dites « vulnérables » (c’est à dire femmes et enfants). En octobre, une intervention policière soudaine démantèle l’ensemble des petits commerces et embarque leurs occupants. Plus tard, les barrières d’entrée deviennent des portails verrouillés et contrôlés. Pour pouvoir rentrer, un exilé doit maintenant prouver sa légitimité. La preuve de son droit de passage est d’abord la carte de son shelter. Elle se matérialise ensuite par la mise en place d’un système de bracelets, qui va poser de nombreux problèmes de fraudes. En effet, cet élément prend une valeur considérable allant jusqu’à 100€ sur le marché noir. Face au durcissement des contrôles, certains exilés développent de nouveaux cheminements informels et plus périlleux. Au cours des derniers mois, les nuits sont donc marquées par une lutte permanente entre cette fermeture sélective et les tentatives répétées, de nouveaux arrivants, qui restent sans aucune autre solution. Enfin, en juin 2016, un autre aménagement frontalier marque considérablement l’image du lieu. Il s’agit d’un mur en bois de 600m de long, construit au niveau de l’autoroute A16. Il est d’abord annoncé comme un « mur anti-bruit » qui doit apporter un certain confort sonore aux habitants. Son motif est aussi de garantir la sécurité des voies de circulation en empêchant l’accès aux exilés. Néanmoins, de ce nouveau dispositif résulte une barrière opaque qui ferme l’intégralité de la limite nord du camp. Cette construction a donc pour conséquence de rendre définitivement invisible le site de la Linière. Passeurs d’hospitalités. (30 juin 2016). Grande Synthe : l’État met la pression sur les exilé-e-s. Passeurs d’Hospitalités. Images : Photographies du camp de la Linière. 1/ Marc DEMEURE. Grande Synthe. janvier 2017. 2/ Aïcha NOU. Grande Synthe.novembre 2016 (parue sur La Voix du Nord.fr) 1
Les SpatialitÊs du camp de la Linière
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Vers une nouvelle Architecture de l’Exil
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VERS UNE NOUVELLE ARCHITECTURE DE L’EXIL « Depuis, parmi les habitants de la Linière, certains se cachent dans les bois, d’autres ont gagné Paris. La présence de tous ceux qui ne sont pas hébergés en Centre d’accueil provisoire suite à l’incendie est jugée illicite. Les migrants des Hauts-de-France sont pourchassés, et ceux qui tentent de leur venir en aide, associations ou individus, sont dissuadés de le faire. » Franck ENSÉE & Michaël NEUMAN 1
L’incendie qui touche la Linière, la nuit du 11 avril 2017, n’est que le prolongement attendu d’une désolation collective. Il est l’évènement que chacun imagine sans connaître la forme qui va finalement le matérialiser. On pourrait s’arrêter au récit anecdotique qui fait état d’un affrontement violent et soudain. Néanmoins celui-ci s’éloigne dangereusement d’une réalité quotidienne qui s’incarne par l’insécurité et l’abandon. Le jour de l’incendie, un premier affrontement, au cours de l’après-midi nécessite déjà l’intervention des forces de l’ordre. La tension devient tellement tangible que la majorité des habitants refusent de rester à l’intérieur du camp. Avant même que les hostilités reprennent, les personnes les plus vulnérables, femmes et enfants, quittent les lieux dans la précipitation. La violence des prochaines heures est alors évidente. Les forces armées attendront les premières flammes pour intervenir. Encore de nouvelles scènes ahurissantes à observer sur le territoire français. Encore des habitations d’ « indésirables » détruites. Encore un nouveau lieu de refuge à trouver pour ces exilés. Ces actions sont-elles le fruit d’organisations mafieuses qui opposent leurs pouvoirs, de passeurs mal-intentionnés qui cherchent à faire disparaitre le camp, ou d’hommes harassés par une déconsidération humaine unanime ? Sûrement un mélange de tout. On peut alors interroger la valeur réelle d’un habitat qui subit l’auto-destruction de ses occupants. Néanmoins, cet évènement terrible donne à l’Etat les images sensationnelles qu’il attend. Il est vrai que ce soir là, tout paraît invraisemblable : des centaines d’individus qui attendent dehors plusieurs heures sans savoir où aller ; 500 autres qui disparaissent dans la forêt alentour ; et un ciel rouge Esnée, F & Neuman, M. (2018). Mise à l’abri, hospitalité ou accueil des réfugiés ; les Ambiguïtés irrésolues du camp de la Linière. EN Hanappe, C. [dir]. (2018). La Ville Accueillante. Accueillir à Grande-Synthe. (p.301-311). France : PUCA. p.310. 1
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monumental, alimenté par la fumée noire des cendres. On retrouve alors l’annonce perpétuelle d’une « catastrophe humanitaire », d’une « situation d’urgence », qui justifieront l’exception des décisions prises en conséquence. Bien que plusieurs infrastructures et shelters échappent aux flammes, le lendemain, le ministre de l’Intérieur, Matthias FEKL, annonce donc la fermeture définitive du camp. Dès lors, l’incendie représente la symbolique de l’échec. Gardé en mémoire, il est la preuve que l’encampement n’est pas une solution plausible. Les épisodes de la « Jungle » de Calais et du camp « humanitaire » de la Linière deviennent les arguments faussés, qui justifient la politique de persécution actuelle. Aucun exilé n’a le droit de s’installer sur ce territoire. Pour justifier sa présence et bénéficier des droits humains, qui lui sont normalement dus, il doit partir dans les fameux CAO prévus à cet effet. On assiste donc à la répétition immuable d’un système dit « d’accueil » qui, paradoxalement, débute par un acte de refoulement. Les territoires du Calaisis et du Dunkerquois témoignent des enjeux qui caractérisent notre mobilité contemporaine. Ils montrent les paradoxes qui construisent les murs de notre époque. L’économie propage les flux pendant que les politiques barrent les frontières. Les pouvoirs publics compromettent l’intégrité physique et psychologique de populations entières, pendant que d’autres rendent fructueuse une détresse humaine. Au milieu, se trouve l’exilé qui lutte pour sa survie. Sa persévérance est telle qu’il en naitra des bouts d’urbanité. Il transite sans connaissance de ses droits, ni de sa destination finale, ni de ses réelles possibilité d’avenir. Il est noyé par l’indécision et l’imprévu. Il doit assimiler les discours brouillés de ses pairs, parfois de ses passeurs, parfois d’inconnus hostiles et parfois d’individus réellement informés. Il connait la violence de son territoire d’origine, ou des multiples lieux de sa traversée, ou encore de la zone d’attente qui l’interrompt. L’insécurité qu’il subit est donc plurielle et permanente. Trouver refuge devient l’aspiration première. Néanmoins, à travers l’expérience d’une exclusion presque absolu, la définition de cet abri s’avère complexe. Il n’est pas uniquement l’objet factuel qui abrite, ou qui assure la protection essentielle du corps. En effet, il s’inscrit dans une combinaison plus sensible qui prend comme finalité la reconnaissance de l’ « être au monde ». À ses premières heures, le camp « humanitaire » de Grande Synthe met en lumière une nouvelle posture d’accueil. En proposant une prise en charge inconditionnelle, il devient l’exemple d’une hospitalité d’abord éthique avant d’être politique. Il défend ainsi la considération de l’être humain en exil. Il formalise la construction d’un lieu de vie qui doit accueillir l’occupation temporaire de ses habitants en transit. A travers cette démarche, il engendre donc un mouvement collectif qui se matérialise par des pratiques architecturales, sociales, juridiques et politiques ; toutes tournées vers la même volonté : assurer la sécurité de ces individus. La finalité n’est donc pas la justesse absolue de l’action, qui serait très durement atteignable au vu du contexte, mais davantage la considération humaine dont elle témoigne. Thierry PAQUOT définit l’hospitalité comme « l’accueil humain, c’est à dire la reconnaissance avant même l’échange de mots, juste après celui du regard »1. C’est l’expression de ce respect réciproque qui, selon moi, a permis l’apparition de la notion de refuge au sein du lieu de vie de la Linière. Néanmoins, sa définition « humanitaire », qui a produit ses premiers échos, est aussi devenue la cause de son silence. L’urgence de son origine, et la remise en cause perpétuelle de son existence ont empêché la préservation d’une occupation sereine des lieux. L’aide extérieure a absorbé la question de l’autonomie en favorisant la dépendance des habitants. Sa gestion passe doucement de l’assistance à l’encadrement. Le refuge devient alors une prison transparente où tout renvoie le sujet à l’exclusion qu’il subit.
Vers une nouvelle Architecture de l’Exil
Quand Thierry PAQUOT définit «l’accueillance », il affirme que le talent de l’architecte réside dans la « capacité à mêler l’esthétique, l’économique, le pratique et l’hospitalité »2. Le dernier facteur qu’il soulève est donc la preuve que le territoire du nord de la France renferme des enjeux architecturaux considérables. En effet, il s’agit d’y créer une nouvelle forme d’accueil ; des lieux durables qui hébergent le transitoire ; des espaces tangibles qui donnent refuge aux habitants en errance. Par sa définition même d’exilés, l’homme qui traverse affirme la volonté de continuer son déplacement. L’éternelle peur de « l’appel d’air » ne trouve alors aucun sens. En créant l’espace, qui donne le temps de considérer la présence de l’être, on pourra, je pense, aider l’homme à continuer son voyage plus justement, plus paisiblement et surtout plus humainement.
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ICONOGRAPHIE :
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