un couple qui tient la route SILA KOMCHAI
2
un couple qui tient la route TRADUIT DU THAI PAR MARCEL BARANG
© SILA KOMCHAI © MARCEL BARANG pour la traduction Edition internet 2008 | Tous droits réservés Titre original, Kropkroua Klang Tanone, 1992
SILA KOMCHAI | UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE
3
Ma femme est trĂšs prĂ©voyante. Quand je lui dis que jâai un rendez-vous important Ă trois heures de lâaprĂšs-midi avec mon patron pour rencontrer un client influent dans un hĂŽtel au bord du fleuve du cĂŽtĂ© de Khlong Sarn, elle me rĂ©pond que nous devons quitter la maison dĂšs neuf heures du matin. Pour sa part, elle a Ă faire Ă Saphan Kwai avant midi. Ce laps de temps devrait suffire Ă nos dĂ©placements. Sa prĂ©voyance ne sâarrĂȘte pas lĂ . Sur le siĂšge arriĂšre de notre voiture, elle entrepose en permanence un seau de glaçons avec des boissons, et une corbeille dâen-cas, des amuse-gueule et des douceurs tels que graines de tamarin et groseilles, une saliĂšre, un sac poubelle et un vase de nuit, et mĂȘme un jeu de vĂȘtements de rechange suspendus aux poignĂ©es au-dessus des vitres. Câest Ă croire que nous partons en pique-nique. Sur le plan thĂ©orique, nous appartenons Ă la classe moyenne, comme en tĂ©moigne le fait que nous habitons Ă Sai Mai, une zone rĂ©sidentielle qui fait la jonction entre les districts de Lam Lukka et de Bang Ken. Pour nous rendre en ville, lâitinĂ©raire le plus pratique consiste Ă UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE | SILA KOMCHAI
4 traverser une enfilade de lotissements pavillonnaires de banlieue jusquâau Km 25 de Paholyothin Road, tourner dans la direction de Rangsit, puis emprunter Vipavadi Road jusquâau pont des Sept GĂ©nĂ©rations et, de lĂ , entrer dans Bangkok. Si nous faisions partie des classes dĂ©favorisĂ©es, nous habiterions quelque bidonville en plein centre-ville, tout comme les gens de la haute, qui ont des appartements dans des tours dâoĂč ils admirent les couchers de soleil qui paillettent dâor les clapotis du fleuve. Mais quâest cela comparĂ© Ă lâĂ©blouissement permanent des rĂȘves qui nous animent ? Lâobjectif des cohortes de postulants Ă lâĂ©lite est Ă©vident, mais la route est parsemĂ©e dâembĂ»ches. Si bien que nous nous Ă©reintons Ă la tĂąche, tout en nourrissant quantitĂ© de projets personnels, avec lâespoir de possĂ©der un jour notre propre entreprise, quitte Ă changer de projet sur une base quasi quotidienne. Tout ce que nous avons rĂ©ussi jusquâĂ prĂ©sent, câest de possĂ©der notre propre maison et notre propre voiture, bien que cela Ă©corne passablement notre budget. Je ne nie pas quâune des raisons pour lesquelles nous possĂ©dons une voiture est dâĂ©lever notre statut social, mais la raison fondamentale câest que, dĂ©sormais, nos corps protestent : ils ne peuvent plus supporter de rester debout trois ou quatre heures dâaffilĂ©e dans un autobus bondĂ© qui avance au pas dans la chaleur Ă©touffante. Une voiture prise dans les mĂȘmes encombrements met Ă peu SILA KOMCHAI | UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE
5 prĂšs autant de temps Ă couvrir la mĂȘme distance, mais ĂȘtre assis en climatisĂ© Ă Ă©couter nos airs favoris est infiniment prĂ©fĂ©rable. Câest vraiment Ă©trange : voici quâĂ lâĂąge de trente-huit ans, rentrant Ă la maison Ă onze heures du soir, je me traĂźne jusquâau lit complĂštement Ă©puisĂ©, comme si tous les ligaments de mon corps avaient pris du jeu et Ă©taient atteints par la limite dâĂąge, alors que quand jâĂ©tais au lycĂ©e, je faisais partie de lâĂ©quipe de football de lâĂ©cole, le prof me faisait jouer libero â ou milieu de terrain, comme on dit aujourdâhui â et je nâarrĂȘtais pas de courir, une vraie dynamo ! Sans doute est-ce que je travaille trop, mais, selon un bref documentaire que jâai entendu Ă la radio entre deux programmes de variĂ©tĂ©s, la pollution atmosphĂ©rique due Ă divers gaz toxiques porte atteinte Ă nos fonctions corporelles et la tension due Ă notre vie quotidienne nuit Ă notre efficacitĂ©. Avoir une voiture de nos jours est une nĂ©cessitĂ© car on y passe quasiment autant de temps quâĂ la maison ou au bureau. Et comme ma femme lâa Ă©quipĂ©e tout confort, notre auto est devenue une espĂšce de maison-bureau ambulant. Fort de ce constat, jâai cessĂ© de mâinquiĂ©ter des conditions de la circulation. Je ne vois rien dâĂ©tonnant Ă ce quâil y ait des millions de voitures dans Bangkok, et quâelles soient bloquĂ©es dans les rues au point de sembler devoir y passer la nuit est devenu normal ; et, peutUN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE | SILA KOMCHAI
6 ĂȘtre parce que je commence Ă apprĂ©cier la vie en voiture, notre vie de couple est devenue plus intime quâauparavant. Parfois, nous dĂ©jeunons ensemble sur lâautoroute comme tout couple heureux, Ă©changeant rires et confidences. Par exemple, lorsque la circulation est au point mort pendant des heures, nous jouons Ă un jeu. â Ferme les yeux, mâordonne-t-elle. â Pourquoi ? Je suis perplexe. â Sâil te plaĂźt, chĂ©ri⊠dit-elle en tirant de lâarriĂšre le vase quâelle place entre ses jambes sur le plancher de la voiture. Elle retrousse sa jupe et se baisse pour sâaccroupir sous le volant. Je fais comme elle me dit, plaçant mes mains devant mes yeux, mais gardant les doigts Ă©cartĂ©s pour admirer cette chair qui ne mâest pas tout Ă fait inconnue. En de tels moments, une forte Ă©motion sâempare de moi et je suis tout excitĂ©. â HĂ© lĂ ! Pervers ! Tricheur ! Son affaire faite, elle me jette un regard en coin et me boxe lâĂ©paule pour cacher son embarras. Nous nous sommes mariĂ©s tard dans la vie, conformĂ©ment Ă la directive du ministĂšre de la santĂ© publique, obĂ©issant de surcroĂźt littĂ©ralement Ă son slogan enjoignant de nâavoir dâenfant que quand on est prĂȘts. Mais le temps que des culs-terreux comme nous se soient faits une situation en ville et soient plus ou moins prĂȘts, voilĂ que jâai trente-huit ans, et elle, trente-cinq. Et, dĂ©sormais, le corps ne suit plus, Ă rentrer Ă la maison Ă onze heures tous les soirs et Ă se traĂźner au lit passĂ© minuit. MĂȘme SILA KOMCHAI | UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE
7 quand le dĂ©sir est lĂ , les gonades sont probablement Ă plat, et comme de toute façon lâenvie ne nous prend que tous les trente-six du mois, il nây a guĂšre dâespoir. Un jour, je me suis rĂ©veillĂ© de bonne humeur et en pleine forme, peut-ĂȘtre parce que jâavais bien dormi, ce qui ne mâĂ©tait pas arrivĂ© depuis longtemps. Jâai admirĂ© les rayons dorĂ©s de lâaube, respirĂ© lâair frais un bon coup et fait des exercices dâassouplissement sur un air de samba, puis jâai pris une douche et me suis lavĂ© les cheveux, ai bu un verre de lait et mangĂ© deux Ćufs Ă la coque. Ma forme de demi de terrain semblait ĂȘtre de retour. MĂȘme si la circulation Ă©tait au point mort sur Vipavadi-Rangsit juste aprĂšs le carrefour de Kasetâ, et si Peune, mon animatrice prĂ©fĂ©rĂ©e, annonçait Ă la radio de sa voix flĂ»tĂ©e quâun poteau Ă©lectrique percutĂ© par un semi-remorque barrait la route devant lâimmeuble de Thai International et quâon sâoccupait Ă le dĂ©gager, je me sentais toujours au zĂ©nith. Dans la voiture Ă lâarrĂȘt dans la file de gauche derriĂšre nous, un garçon et une fille dâĂąge scolaire se chamaillaient comme des chiots folĂątres. Et quâil te lui Ă©bouriffe sa longue chevelure, et quâelle se tourne pour lui pincer le biceps, et quâil entoure ses Ă©paules de son bras, et quâelle lui bourre les cĂŽtes de coups de coude pour rire, et quâil⊠JâĂ©tais excitĂ© comme un remplaçant appelĂ© Ă descendre sur le terrain. Je me suis retournĂ© pour dĂ©visager ma femme. Elle avait lâair plus belle que dâordinaire. Mes UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE | SILA KOMCHAI
8 yeux se sont attardĂ©s sur sa poitrine pleine et ses cuisses rondes et lisses. Elle portait une jupe courte et, pour faciliter les mouvements de ses pieds pendant la conduite, elle lâavait relevĂ©e de façon plutĂŽt provocante. â Tu as de belles jambes. Ma voix chevrotait, mon cĆur battait Ă©trangement fort. â Ăa va pas la tĂȘte ? Son ton nâĂ©tait pas aussi dĂ©sobligeant que ses paroles. Lâinspection de ses ongles terminĂ©e, elle a relevĂ© la tĂȘte. Son cou Ă©tait blanc et lisse et gracile. Jâai dĂ©gluti avec peine et dĂ©tournĂ© les yeux, essayant dâapaiser le tumulte qui me tourmentait, mais tout ce que jâavais aperçu continuait de stimuler mon imagination. Je ne pouvais pas me contrĂŽler. Lâanimal en moi Ă©tait bel et bien Ă©veillĂ© et, comme tout animal supĂ©rieur aime explorer et expĂ©rimenter pour dĂ©couvrir des sensations insolites, je devenais rapidement fou de frustration. Mes paumes poissaient de sueur. En regardant autour de moi, jâai remarquĂ© que les vitres de notre voiture Ă©taient teintĂ©es, comme celles dâautres voitures autour de nous, et doublĂ©es de surcroĂźt de pare-soleil en plastique. La climatisation Ă©tait Ă fond et la radio diffusait un concerto pour piano qui Ă©voquait le flux tantĂŽt paisible, tantĂŽt tumultueux dâun cours dâeau. Jâai allongĂ© le bras et, dâune main tremblante, abaissĂ© le pare-soleil sur le pare-brise. Notre intimitĂ© baignait Ă prĂ©sent dans une atmosphĂšre romantique. Jâai conscience que nous avons dĂ©truit notre environneSILA KOMCHAI | UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE
9 ment naturel depuis si longtemps que notre propre nature se dĂ©tĂ©riore Ă son tour, au point que nous suffoquons sous les contraintes de la vie urbaine â travail, pollution et embouteillages. Les activitĂ©s familiales qui se dĂ©roulaient jadis Ă leur propre rythme et de maniĂšre harmonieuse sont devenues de plus en plus incohĂ©rentes du fait de notre course effrĂ©nĂ©e Ă travers les obstacles de la vie. Peut-ĂȘtre parce que cela faisait longtemps que nos corps ne sâĂ©taient pas unis, ainsi que mue par le dĂ©sir dâavoir un enfant Ă chĂ©rir comme toutes les mĂšres, ou pour toute autre raison, son objection, « N-non, ne fais pas ça⊠tu vas tout me froisser », et sa rĂ©sistance initiale nâont pas rĂ©sistĂ© longtemps Ă lâinauguration de notre nid nuptial sur la voie publique. Notre vie est au comble de la fĂ©licitĂ© Ă prĂ©sent que nous nous livrons Ă dâautres activitĂ©s communes telles que les mots croisĂ©s, le scrabble et tous les jeux auxquels les jeunes couples sâadonnent volontiers. On dirait que nous en sommes revenus Ă lâĂ©poque oĂč nous Ă©tions tombĂ©s amoureux lâun de lâautre, bien que presque toutes les Ă©missions de radio rapportent que les conditions de la circulation dans Bangkok ne cessent de se dĂ©tĂ©riorer â Sukhumvit est embouteillĂ©e sur toute sa longueur, idem pour Paholyothin, le chaos rĂšgne de lâentrĂ©e de Lard Phrao au Monument Ă la Victoire, Ramkhamhaeng et Phaya Thai sont paralysĂ©es et rien ne bouge sur Rama IV. Mais moi, jâai lâimpression dâĂȘtre dans notre salon, installĂ© dans mon fauteuil favori. UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE | SILA KOMCHAI
10 Je songe Ă remplacer notre voiture par une fourgonnette qui aurait un coin cuisine, des toilettes, une aire de jeux, et mĂȘme un lit. Il semble que la chance soit de mon cĂŽtĂ©. Ces derniers temps, pendant les gros bouchons, les gens se sont mis Ă sortir de leur voiture pour se dĂ©tendre en faisant quelques pas au bord de la route, et moi aussi, et câest ainsi que jâai fait la connaissance de pas mal de personnes. On se salue, on se plaint des cours de la Bourse, on Ă©change nos opinions sur la politique et la situation Ă©conomique et commerciale, sans oublier les matchs importants â bref, on est comme des voisins. Monsieur WitchaĂŻ est directeur de marketing dans une grande entreprise de fabrication de serviettes et de papier hygiĂ©niques. Monsieur Prat possĂšde une conserverie de poisson. Monsieur PĂąnou fabrique de lâamidon pour le repassage, et je fais dans la publicitĂ©. Je me sers des derniĂšres donnĂ©es de notre service de recherche sur les tendances de la consommation et les valeurs sociales actuelles pour Ă©picer nos conversations avec, je dois le dire, un certain succĂšs, vu que jâai recrutĂ© plusieurs clients sur la voie publique de façon tout Ă fait inattendue. Bien entendu, un bon employĂ© comme moi est souvent appelĂ© par son patron pour travailler Ă ses cĂŽtĂ©s, comme câest le cas pour notre rendez-vous dâaujourdâhui. Notre client entend lancer une nouvelle boisson â de la gnĂŽle en cannette â et il veut que nous lui prĂ©sentions une stratĂ©gie complĂšte de marketing : trouver un nom atSILA KOMCHAI | UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE
11 trayant, facile Ă retenir et qui sâimpose dĂšs quâon pense alcool ; lancer le produit sur le marchĂ© des consommateurs de la classe moyenne ; et concevoir une campagne publicitaire, assortie dâune promotion agressive, qui crĂ©era une image du produit susceptible dâattirer les consommateurs visĂ©s â le tout avec un budget annuel de dix millions de bahts. Cela veut dire que je dois aider mon patron Ă expliquer en dĂ©tail notre plan de travail â faire une prĂ©sentation, comme nous disons â et ĂȘtre assez persuasif pour mettre notre client en confiance et le convaincre. La circulation dans les artĂšres de Bangkok est toujours aussi fluide que du caramel mou. Jâai rendez-vous Ă trois heures et il nâest que onze heures et quart ; jâai donc tout mon temps. Je pense aux tĂąches urgentes qui mâattendent et rĂȘve de possĂ©der une nouvelle voiture, plus grande et plus confortable â un rĂȘve moins inaccessible quâil nây paraĂźt. Au sortir de lâautopont du carrefour de Kasetâ, notre voiture se trouve bloquĂ©e, non loin de lâendroit oĂč notre union conjugale sâest consommĂ©e en plein soleil cette fois-lĂ . De longs radeaux de voitures sâĂ©tirent devant nous. AprĂšs plus de dix minutes de sur-place, jâai le pressentiment quâon en a pour un bon bout de temps. Je me cale le dos contre le siĂšge, menton relevĂ© et yeux clos, et mâefforce de penser Ă mon travail, mais voici que mon cĆur se met Ă palpiter⊠Câest comme si le sortilĂšge dâune torride intimitĂ© UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE | SILA KOMCHAI
12 continuait de hanter les parages. Dans mon for intĂ©rieur, je sais que ce qui sâest passĂ© ici nâĂ©tait pas bien. Nous avons dĂ» agir en douce, Ă la va-vite, la peur au ventre, en nous contorsionnant dans un espace exigu. CâĂ©tait stimulant et excitant en diable, comme les fois oĂč, gamin, jâescaladais Ă la sauvette les arbres du monastĂšre pour chaparder des mangoustans. Ses beaux vĂȘtements Ă©taient tout froissĂ©s, Ă cause non seulement de mes avances mais aussi de lâardeur de ses rĂ©actions, qui ont fait monter la tempĂ©rature Ă lâintĂ©rieur de la voiture comme si le climatiseur Ă©tait Ă court de rĂ©frigĂ©rant. Ses mains, qui sâĂ©taient saisies des miennes pour les empĂȘcher de marauder Ă leur guise, les ont repoussĂ©es pour sâemparer de mes Ă©paules, ses ongles se sont enfoncĂ©s dans ma peau Ă me faire mal, et nous nous sommes Ă©treints brutalement en respirant fort⊠Jâavance la main pour baisser le pare-soleil Ă nouveau. â Non, sâĂ©crie-t-elle avant de se tourner vers moi pour me dĂ©visager. Je ne sais pas ce que jâai aujourdâhui, je ne me sens pas dans mon assiette. Je soupire, dĂ©tourne le regard et mâefforce de me ressaisir et de chasser mes fantasmes. Je tire le panier du siĂšge arriĂšre et prends un sandwich pour tromper mes envies, tandis quâelle, lâair passablement chiffonnĂ©e, attrape une poignĂ©e de graines de tamarin et les mĂąche en semblant se dĂ©lecter. Une fois rassasiĂ©, je commence Ă mâennuyer. Jâouvre la portiĂšre et sors me balader histoire de me changer les SILA KOMCHAI | UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE
13 idĂ©es. Jâadresse des sourires crispĂ©s aux gens qui sont aussi sortis de leur voiture et qui vont et viennent en Ă©tirant leurs bras et en ployant leur dos pour se dĂ©gourdir. On se croirait dans un lotissement pavillonnaire quand les gens se lĂšvent aux aurores pour se donner de lâexercice Ă la mode du jour. Jâai lâimpression que jâai affaire Ă des voisins de mon quartier. Ă quelque distance sur ma droite, au milieu de la chaussĂ©e, un homme dâĂąge moyen est en train de creuser Ă la pelle la terre du refuge piĂ©tonnier. IntriguĂ© par son comportement, je mâapproche de lui. â Dites-moi, monsieur, quâest-ce que vous faites ? lui demandĂ©-je en guise de salut. â Je plante des bananiers, rĂ©pond-il sans dĂ©tourner les yeux de son travail. Ce nâest que quand il a fini de creuser son trou quâil se tourne et me sourit. â Les feuilles de bananier sont larges et longues, sâpas, si bien quâelles absorbent pas mal dâair polluĂ©, expliquet-il avec lâaisance dâun Ă©colo convaincu. Jâen plante deux ou trois par jour. Vous voulez essayer ? Il me reste quelques pousses dans la voiture. On nâest pas prĂšs de redĂ©marrer : la radio dit quâil y a eu deux carambolages de sept ou huit bagnoles, un Ă lâautopont de Lard Phrao, lâautre en face de Mochit⊠â Bonne idĂ©e. Avant peu, on aura une vraie plantation dans le coin, dis-je en prenant la pelle. Ce nâest pas seulement histoire de lutter contre lâennui. En rĂ©alitĂ©, jâai grandi dans une ferme Ă la campagne et UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE | SILA KOMCHAI
14 cette besogne jadis familiĂšre mâest devenue Ă©trangĂšre par manque de pratique. Lâimportant, câest que ça me permet de me dĂ©fouler et dâĂ©vacuer de mon systĂšme des pulsions indĂ©sirables â un transfert dâĂ©motions dâune espĂšce de banane Ă une autre, en quelque sorte. En outre, planter me rappelle mon passĂ© lointain. â Quand les feuilles commenceront Ă pousser, ce sera comme si on conduisait Ă travers un verger. Imaginez lâair pur quâon aura, dit-il, une fois terminĂ© notre travail de jardinage. LâamitiĂ© se noue facilement ; on se sent proches lâun de lâautre et on en oublie quâon est sur la route. Tandis quâon Ă©change nos cartes de visite, il mâinvite Ă prendre un cafĂ© dans sa voiture, mais je dĂ©cline lâinvitation car ça fait dĂ©jĂ un bon bout de temps que jâai quittĂ© la mienne. â Je nâen peux plus. Prends le volant, tu veux ? se plaint ma femme dâune voix rauque dĂšs que jâouvre la portiĂšre. Elle est pĂąle comme un linge et des gouttes de sueur perlent Ă son front. Elle tient le sac en plastique Ă portĂ©e de sa bouche. â Ăa ne va pas ? Son apparence mâinquiĂšte. â Jâai le vertige et des nausĂ©es en permanence. â Ă ce point ? Est-ce que tu peux tenir le coup encore un peu ? Je vais te conduire chez le docteur. â Ne tâen fais pas, ce nâest rien, dit-elle, en se forçant Ă lever la tĂȘte et Ă soutenir mon regard. Mes rĂšgles sont en retard depuis bientĂŽt deux mois. Je crois que je suis enceinte⊠SILA KOMCHAI | UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE
15 TĂ©tanisĂ©, je reste raide comme un piquet pendant un long moment, puis pars dâun immense vivat intĂ©rieur. Ses haut-le-cĆur et lâodeur de vomi ne me dĂ©rangent nullement. Jâexulte tellement que jâai envie de descendre et de crier Ă la cantonade : « Ma femme est enceinte ! Elle est tombĂ©e enceinte sur la route ! » Câest moi qui conduis quand la voiture recommence Ă avancer. Je pense Ă notre petit bĂ©bĂ©, qui va parfaire notre vie de famille. Je pense Ă notre future voiture qui sera assez spacieuse pour papa, maman et bĂ©bĂ© et tous les accessoires et activitĂ©s qui sâimposent. Câest effectivement la prioritĂ© absolue pour une vie de famille comblĂ©e dans les artĂšres de la CitĂ© des Anges.
UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE | SILA KOMCHAI
16 Sila Komchai (nom de scĂšne et de plume de Winai Boonchuay [boune. tchouĂ©], nĂ© en 1952) est un chanteur et Ă©crivain thaĂŻ populaire. Sa deuxâ iĂšme collection de nouvelles, Un couple qui tient la route, lui a valu le prestigieux SEA Write Award en 1993, mais sa renommĂ©e littĂ©raire repose plutĂŽt sur son court roman de 1989, LâEmpreinte du tigre, une fascinante mise en perspective mĂ©taâ phorique de son expĂ©rience de jeune maquisard rĂ©volutionnaire au cours des annĂ©es 1970.
SILA KOMCHAI | UN COUPLE QUI TIENT LA ROUTE