sonne l'heure | chart korbjitti

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sonne lÊheure CHART KORBJITTI


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sonne lÊheure TRADUIT DU THAI PAR MARCEL BARANG

© EDITIONS DU SEUIL pour l’édition française © CHART KORBJITTI pour l’édition originale Titre original : Wéla, 1993

CHART KORBJITTI | SONNE L’HEURE


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(...) Le silence règne à nouveau. Il n’y a que le bruit de l’horloge qui se poursuit sans discontinuer. Dans ce silence, on dirait que tout le monde s’agite dans l’attente de quelque chose. Mémé Taptim n’en peut plus d’attendre. Elle se lève de son lit, qui est près de la porte, va jeter un regard dehors, retourne déçue puis traverse l’allée pour se rendre au lit d’en face. « Toujours pas là, ma bonne Eup. – Je me demande ce qui la retient. Elle est jamais aussi en retard. Ben ouais, si on était chez nous on n’aurait pas besoin d’elle. » Il y a comme du ressentiment dans la voix de Mémé Eup. Mémé Taptim sourit, montrant les quelques dents cariées qui lui restent, elle sourit parce qu’elle sait que ce qu’elle entend est impossible. « Vos enfants vous manquent toujours, n’est-ce pas, ma bonne Eub ? – Mais non, j’y pensais pas. Je sais bien que c’est sans SONNE L’HEURE | CHART KORBJITTI


4 espoir. Si j’en parle comme ça, c’est juste au cas où ça deviendrait vrai. » Mémé Eup sourit d’un air penaud de s’être laissé aller à parler de chez elle. « Moi, ça fait longtemps que j’y pense plus. On les élève, on les lance dans la vie, et voilà tout. À présent, le seul qui me tire souci c’est mon petit dernier. J’ai peur qu’il lui arrive quelque chose. » La voix de Mémé Taptim se brise et ses traits s’affaissent. « Je me fais du souci que pour lui. Ça fait un mois qu’il a disparu… Je le voyais assis là contre le montant de la porte, il disparaissait un jour ou deux mais il revenait toujours. Ô misère ! » Ses yeux sont fixés sur la porte, comme si son fils était réellement là. « Il est bien à plaindre, en effet… Il comprend rien à ce qu’on lui dit, mais il trouve toujours le moyen de venir voir sa mère pour la rendre heureuse. Quant à moi, pas une seule fois. Dix qu’ils sont. Jamais, pas un seul. » Mémé Eup pense à ses propres enfants. On dirait que Mémé Taptim ne s’intéresse pas à ce que raconte Mémé Eup, son cœur tout à son petit dernier. « Ô mon petit, et s’il t’était arrivé quelque chose, comment je le saurais… » Elle essuie des larmes silencieuses, joint les mains et les élève au-dessus de sa tête. « Plaise au Ciel qu’il lui arrive rien ! » Les larmes de Mémé Taptim suscitent à leur tour les larmes de Mémé Eup. Ces deux-là, bien qu’elles n’aient aucun lien de parenté, sont comme des parentes ; bien CHART KORBJITTI | SONNE L’HEURE


5 qu’elles ne se connaissaient pas avant, elles sont devenues compagnes d’infortune. « Que voulez-vous qu’il lui arrive ? Le Bouddha le protège. Il a jamais fait de mal à personne. » Mémé Eup console son amie tout en pleurant, la voit qui continue de pleurer, le regard fixé sur la porte. « Vous êtes une drôle de femme, vous savez. Quand votre fils est là, vous pleurez. Et maintenant qu’il vient plus depuis un moment, voilà que vous pleurez encore. » Mémé Eup essuie ses propres larmes, essaie de tourner les choses à la plaisanterie. « Soyez optimiste, voyons. Si ça se trouve, ses aînés l’ont retrouvé et s’occupent de lui. – Ma pauvre Eup ! C’est tout à fait impossible. Même dans mes rêves, j’ai jamais rêvé à une chose pareille. Alors comment que ça pourrait se produire dans la réalité ? Désormais, je me dis que c’est mon triste sort. C’est notre triste sort, ma pauvre mère. » Les deux vieilles femmes se contentent de rester assises à se dévisager, les yeux noyés de larmes, comme si elles avaient conscience de leur sort commun. Mais le sort de chacune provient des actes préalables, qui ne sont pas les mêmes dans le cours d’une vie, et on ne peut se fier ou ne s’en prendre qu’à soi-même. Cela, elles le comprennent. Il y a un bruit de pas précipités à la porte qui les fait se dépêcher d’essuyer leurs larmes. Elles ne veulent pas qu’on les voie. SONNE L’HEURE | CHART KORBJITTI


6 « Voilà, voilà ! J’arrive ! » Une marchande entre deux âges apparaît, portant un panier au bout de ses deux bras. Elle pose le panier au pied du lit de Mémé Eup. « Oh qu’est-ce que j’suis fatiguée… Eh ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi ces yeux rougis ? – C’est rien, c’est rien. » Mémé Eup s’oblige à parler d’une voix normale. « Dites-nous plutôt : comment ça se fait que vous soyez si en retard ? – Mes enfants. Ils bachotent pour l’examen, vous savez. » La marchande bougonne. « Ils se lèvent aux aurores et n’en ont que pour leurs bouquins. Je dois tout faire moi-même. Vous croyez qu’ils penseraient à me donner un coup de main ? Pas du tout. – Voyons, c’est pour leur avenir. Avant peu, ils seront comme des coqs en pâte et ils prendront soin de vous quand vous serez vieille, dit Mémé Eup tout en choisissant de la nourriture en sachets dans le panier. – Je sais pas quand ils en auront fini. Si je dois me décarcasser, c’est bien pour eux, se plaint la marchande comme si elle ne peut dominer son irritation. – Oh, n’allez pas croire, c’est jamais fini. Même quand ils ont fondé une famille et qu’ils sont levés de devant. C’est quand on part les pieds devant que c’est vraiment fini. » Mémé Eup a fini de choisir la nourriture qu’elle va offrir au bonze. et cʹest au tour de Mémé Taptim. « Trop peu pour moi. Une fois qu’ils seront levés de devant, ce sera leur affaire, pas la mienne. CHART KORBJITTI | SONNE L’HEURE


7 – C’est pas comme ça que ça se passe, ma pauvre dame. On dit ça, mais quant à le faire, c’est autre chose. Quoi qu’il en soit, c’est toujours nos enfants. » Mémé Taptim l’avertit d’expérience. « Bon, voilà pour moi, un sachet de riz, un de curry, et un bouquet. » Mémé Taptim les pose pour qu’elle les voie. « Huit bahts, dix bahts, douze bahts en tout », dit la marchande en désignant chaque denrée. Mémé Taptim dénoue son sarong, sort de l’argent, détache soigneusement un billet de vingt bahts et le tend à la marchande, qui lui rend la monnaie. « Et pour moi, c’est combien ? » Mémé Eup montre ce qu’elle a choisi. « Quinze bahts. » Mémé Eup se lève et va soulever l’oreiller à la tête de son lit, prend des pièces et les compte. « Oh ho ! Tous ces sous. Un vrai pactole, dites donc, plaisante la marchande à voix haute tandis qu’elle attend debout. – Pensez donc, rien que des fifrelins. » Mémé Eup sourit, puis lui tend l’appoint. La marchande prend l’argent, soulève le panier et va au lit suivant, le lit de Mémé Sone. Elle ne traverse pas pour aller aux deux lits d’en face car leurs occupantes sont inconscientes depuis de nombreux jours. Quand elle a fini de vendre ses articles à Mémé Sone, elle passe devant le lit de Mémé Nouane et traverse l’allée pour se rendre auprès du lit de Mémé You. SONNE L’HEURE | CHART KORBJITTI


8 Mémé You est allongée, ses yeux grands ouverts fixés sur la marchande. « Vous voulez faire une offrande, mémé ? demande la marchande à voix haute. – Euh… euh ! » Cela émis d’un ton affirmatif. « Oubone ! Oubone ! crie la marchande, cherchant du regard la garde-malade. – Qu’est-ce qu’il y a ? crie une voix sortant de la salle d’eau. – Mémé You va faire une offrande. – Un instant. Faites-la choisir d’abord. Je vous paierai dans un moment. » Oubone est toujours occupée à laver les vases de nuit. La marchande élève le panier et l’incline à la hauteur du regard de Mémé You, qui ne fait que bouger les yeux vers le bas puis lentement lève la main et désigne un sachet et puis un autre avec le peu de conscience qui lui reste. La marchande prélève ce que Mémé You montre, puis elle rassemble les sachets sur le dessus du meuble de chevet. Elle se rend auprès du lit de Mémé Bounreuane, sans même regarder vers les deux lits d’en face car elle sait bien que les corps allongés sur ces lits attendent le moment du grand départ eux aussi. La marchande reçoit l’argent de Mémé Bounreuane et se dirige vers le lit de Mémé Djane. Mémé Djane ne choisit qu’un sachet de riz et tend un billet de dix bahts. CHART KORBJITTI | SONNE L’HEURE


9 « Pourquoi vous ne prenez que du riz aujourd’hui ? » demande la marchande tandis qu’elle cherche de la monnaie dans sa poche. Mémé Djane prend la monnaie, l’étreint fortement dans sa main et n’offre pas de réponse. « Qu’est-ce qui va pas, mémé ? Pourquoi vous me parlez pas ? » Mémé Djane reste assise, immobile, comme si elle n’avait pas entendu la question. « Ou c’est-y que vous aimez pas ce que j’ai préparé aujourd’hui ? insiste la marchande. – On m’a volé mon argent, voilà. Me reste plus rien. Encore heureux que la mère Nouane m’a prêté dix bahts, sans quoi j’aurais même pas pu acheter du riz pour l’offrande », dit Mémé Djane d’un ton véhément. Ses yeux commencent à s’emplir de larmes. « Quoi ! Comment est-ce possible ? Vous l’avez pas perdu quelque part, plutôt ? – Ousque j’irais le perdre ? Je ne bouge pas d’ici. » Il y a comme de la rancune dans sa voix ; la marchande du coup se tait, attend la garde-malade. Son travail fini, Oubone sort de la salle d’eau, deux pots de chambre dans chaque main. Son regard avise la marchande qui l’attend assise sur le lit de Mémé Djane. « Allez m’attendre auprès du lit de Mémé You », ditelle à la marchande en se tournant vers elle. La marchande soulève son panier et va attendre auprès du lit de Mémé You, regarde Oubone remettre en SONNE L’HEURE | CHART KORBJITTI


10 place les pots de chambre sous les lits et se sent fatiguée à sa place, jusqu’à ce qu’Oubonne revienne, le visage couvert de sueur. « Mémé Djane s’est fait voler son argent ? chuchote la marchande. – Je n’en sais rien. C’est difficile à dire. Je ne sais pas si elle s’est fait voler ou si elle l’a perdu. Je n’ai pas envie d’en parler. » La marchande hoche la tête. « Combien pour Mémé You ? » Le regard d’Oubone est fixé sur les sachets de nourriture et le bouquet composé de fleurs, d’encens et d’un cierge sur le dessus de la commode. « Trente-sept bahts. » La marchande avait déjà le chiffre en tête. « Je sais pas si elle sait ce qu’elle fait ou pas. Elle a montré ceci cela et je l’ai mis de côté comme elle voulait. Mais ce qui est étrange, c’est qu’elle a pas voulu montrer de riz, alors j’en ai pris un sachet pour elle. Ça fait rien, n’est-ce pas ? Ou alors je le remets dans le panier ? – Pas la peine. » Oubone se tourne vers Mémé You et lui sourit. « Alors comme ça, mémé, vous faites une offrande sans mettre de riz ? Comment va faire le bonze pour manger ? » Elle rie, puis sort un trousseau de clés de la poche de sa chemise, ouvre le chevet, prend de l’argent et fait l’appoint, referme le meuble à clé et remet le trousseau dans sa poche. CHART KORBJITTI | SONNE L’HEURE


11 « Aujourd’hui je ne sais pas ce qu’elle a. Ce matin, elle a voulu que je la lave, à présent elle veut faire une offrande… Ça ne présage rien de bon », dit-elle à voix basse. La marchande dévisage Mémé You, comme si elle savait ce qu’Oubone veut dire. « Elle a l’air plus éveillée que les autres jours. Mais mieux vaut ne rien dire. Ça porte malheur. » La marchande n’exprime pas d’opinion, mais on dirait que toutes les deux savent de quoi elles parlent. Je ne sais pas si ce dont parlent les deux femmes sur scène est la même chose que ce à quoi je pense, mais cela me fait penser à ma fille, qui est morte il y a onze ans. À l’époque, je tournais un film à Phitsanouloke. On y était allés pour quatre jours afin de finir les scènes sur les maisons flottantes. Je me souviens que je n’ai quasiment pas dormi de la nuit le deuxième jour, comme s’il y avait quelqu’un tout près qui serait venu m’embêter, et il y avait aussi une forte odeur de boue dans la chambre en permanence, mais je n’y faisais pas vraiment attention. Je me suis dit simplement que c’était parce que dans la journée on avait pataugé dans la boue et l’odeur avait dû rester. Le lendemain en fin de matinée, alors qu’on ajustait l’éclairage avant de filmer, mon assistant réalisateur est venu me glisser dans l’oreille qu’on avait téléphoné de chez moi à l’hôtel en disant qu’il y avait une urgence et de rappeler dès que possible. J’ai eu le pressentiment que c’était une mauvaise nouvelle, car d’ordiSONNE L’HEURE | CHART KORBJITTI


12 naire ma femme ne me dérangeait jamais dans mon travail, c’était une règle tacite entre nous. J’ai attendu que l’équipe s’arrête pour le déjeuner afin de me hâter de rentrer à l’hôtel et de téléphoner chez moi. Ma fille s’était noyée. Ma femme m’a raconté qu’à l’aube du jour où notre fille est morte, alors qu’elle-même attendait devant la porte que les bonzes viennent recevoir l’offrande de nourriture comme tous les jours, notre fille est sortie pour se joindre à elle. Ma femme lui a demandé pourquoi elle se décidait à faire une offrande tout à coup car elle ne l’avait encore jamais fait. Acquérir des mérites ne l’intéressait pas. Ma femme en avait déjà parlé avec elle et notre fille avait fait valoir qu’elle n’avait pas besoin de faire d’offrande, qu’il suffisait qu’elle ne fasse de mal à personne et que ça valait mieux que ceux qui font des offrandes et n’arrêtent pas de faire du mal aux autres. Ma femme n’avait rien dit car elle estimait que notre fille était assez grande, qu’elle avait ses raisons et que ses raisons ne portaient préjudice à personne. Mais ce matin-là notre fille a répondu à sa mère: ‘Si je meurs, j’irai au même endroit que toi, car tu fais des offrandes tous les jours et moi jamais, si bien qu’une fois mortes si ça se trouve on sera séparées.’ Ce soir-là ma fille s’est noyée en rentrant de l’université quand le bac dans lequel elle était a chaviré. On a retrouvé son cadavre le lendemain matin. CHART KORBJITTI | SONNE L’HEURE


13 Ma femme n’a pas cessé de se lamenter, de sangloter, désespérée parce que notre fille lui ait donné un présage mais qu’elle ne l’avait pas compris, se culpabilisant, en colère contre elle-même de ne pas avoir su arracher notre fille à l’emprise de la mort. En ce qui me concerne, je ne crois pas aux histoires de présage. J’ai toujours pensé que les présages apparaissent une fois que quelqu’un est mort. Quand quelqu’un est mort, ce qu’il a dit ou ce qu’il a fait est interprété comme un présage. Mais ma femme croyait fermement aux présages. Tout comme la marchande sur scène, qui elle aussi doit croire aux présages, sinon pourquoi aurait-elle dit « Mieux vaux ne rien dire, ça porte malheur » ? Je pense qu’elle en parle dans le même sens que ce à quoi je pense. La marchande s’éloigne du lit de Mémé You le long de l’allée centrale. La lumière s’éteint progressivement. Quand elle commence à diminuer d’intensité, tout le monde s’immobilise comme autant de statues sombres jusqu’à ce que la marchande passe la porte et sorte. La lumière à la porte devient vive, à faire mal aux yeux. Un jeune bonze entre dans cette lumière. (…)

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