la voix du sang ARUNWADI ARUNMART
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la voix du sang ROMAN TRADUIT DU THAI PAR MARCEL BARANG
© 1997 ARUNWADI ARUNMART © MARCEL BARANG pour la traduction Edition internet 2008 |Tous droits de reproduction réservés
ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
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1 La nuit dernière j’ai encore fait un cauchemar. J’ai un souvenir très précis de son déroulement, si bien que je peux distinguer les diverses sensations que j’ai éprouvées. Au début, comme je m’enfonçais dans le sommeil, j’ai vu défiler des visages. Je me souviens qu’il s’agissait de mes nouveaux camarades de classe. Ils étaient assis en train d’étudier, mais pas dans la salle de classe à l’école. Il s’agissait plutôt d’un endroit – quelque part assurément de par le vaste monde – où je n’étais pas sûre d’être jamais venue… À force de m’interroger làdessus, la scène s’est dissipée. À ce moment-là, j’ai l’impression de me trouver debout au milieu d’une esplanade déserte. Comme je promène mon regard à la ronde, tout se met à changer. En face de moi s’étend à présent une forêt vierge. Il y a des arbres énormes et immenses dont les troncs surgissent de rochers ronds aussi grands que des entrées de caverne. Vus d’où je me trouve, on dirait que ce ne sont pas des rochers de taille ordinaire. Je m’approche pas à pas et vois alors que ce ne sont pas des rochers, mais des crânes humains jonchant le sol de toutes parts. De plus, chaque crâne possède sa propre attitude. Certains ont la bouche grande ouverte, comme s’ils criaient pour réclamer quelque chose ; d’autres sont tournés face contre le sol ; d’autres encore gisent sur le côté ; d’autres enfin se tiennent impeccablement droits LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
4 ou même penchés en avant dans une attitude de recueillement. Mais ce qui est commun à tous ces crânes, c’est que les racines des arbres traversent leurs orbites et leur trou nasal. Ces racines sont vivantes comme des vers de taille géante occupés à forer et à se repaître des cervelles jusqu’à faire le vide à l’intérieur. Mucosités et lymphe suintent des rares interstices en longues traînées. Ces écoulements putrides se mettent à inonder les alentours, y compris l’endroit où je me trouve. Mes jambes sont engluées dans ce flot de mucosités visqueuses de sorte que je me trouve dans l’impossibilité de faire un pas en arrière pour fuir, ou même de remuer un orteil. Je suis entièrement cernée par les crânes, que les racines pénètrent à vive allure. Quand une racine atteint le sol, elle s’y enfonce aussitôt. Du sang frais gicle du sol et se mêle aux viscosités immondes, si bien qu’en un clin d’œil le sol alentour devient invisible. Je me regarde en train de sombrer et disparaître dans cette mare de sang. Me débats pour fuir ce flot fétide, mais mes jambes ne peuvent plus du tout bouger. Mes bras n’agrippent que le vide. Ne s’étirent aussi loin qu’ils peuvent que pour retomber comme à bout de force. Mon corps est ballotté par le flot de sang. Je commence à respirer avec difficulté, haletant, suffocant. J’ouvre la bouche pour hurler au secours, mais je n’entends même pas le son de ma voix. Qui plus est, ma bouche s’emplit du répugnant liquide. Je me sens sur le point de perdre connaissance et de périr noyée. J’essaie de serrer fort mes poings, mais il ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
5 n’est plus en mon pouvoir de les contrôler. Je n’ai plus aucun contrôle sur moi-même. Pas même sur ma respiration. Tout est en train de basculer dans le vide. Je suis en train de plonger dans l’abîme… Ces diverses sensations cessent dans l’instant. Ce que je vois ensuite devant moi, c’est seulement la couverture d’un manuel scolaire, et je me retrouve assise dans un coin de la salle de classe. Aucun de mes camarades ne regarde vers moi. Le professeur lui-même évite de soutenir mon regard, comme si je n’étais pas là, mais en même temps c’est comme si une autre moi-même se trouvait parmi mes camarades. Je détaille le visage de cette autre moi-même assise avec ses copines. Au bout d’un instant, j’y vois un sourire. Un sourire de pure malice. Si odieux que j’en ai la chair de poule. Un frisson court le long de ma colonne vertébrale. Je mʹempresse de fermer les yeux, mais le sourire est toujours devant moi. J’ouvre les yeux à nouveau. Me retrouve plongée dans une obscurité totale. Je bats des paupières ; rien n’a changé. Après avoir gardé mes yeux écarquillés un bon bout de temps, je commence à entrevoir divers objets dans la pénombre. Un rideau s’agite dans la brise. J’entends la respiration de la personne allongée à côté de moi et qui dort à poings fermés, toute à ses rêves. Je ne saurais dire au juste combien de nuits j’ai connu ce genre de péripéties dans mes rêves. Si je ferme à nouveau les yeux, est-ce que je vais retrouver cette scène ? Je pense au sourire si odieux de cette autre moi-même. Est-ce que je souris ainsi en réalité ? LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
6 L’horloge sonne cinq heures. Je suis allongée, le revers de ma main sur mon front. J’aimerais dormir encore un peu, mais mes yeux ne veulent rien entendre. Au bout d’un moment, je me tire du lit. Me tourne pour regarder ma mère, qui dort d’un sommeil de plomb. J’aimerais bien savoir à quoi ressemblent ses rêves. Je vais ouvrir la porte de la chambre aussi doucement que je peux, et néanmoins ma mère s’en rend compte. À présent bien éveillée, je vais m’asseoir devant le miroir. Il me renvoie l’image brouillée d’un visage déprimé et inexpressif, qui se fend finalement d’un rictus, avec quelque chose de déplaisant et même de provocateur dans le regard. Je me hâte de couvrir de mes deux mains mon reflet dans le miroir. J’entends un rire étouffé. J’ôte vite mes mains du miroir pour me boucher les oreilles, et voilà que je ris dans le miroir ! « Va mourir ailleurs, va donc. » Ces mots échappent du coin des lèvres répugnantes que je vois. Je presse l’interrupteur. La lumière s’éteint. Mon visage disparaît, ne laissant qu’un bloc d’ombre. J’ai beau regarder, je ne me vois plus. Aussi, je me détourne, mʹéloigne puis mʹassois dans un coin sombre. J’enfouis mon visage dans mes paumes. Mes pleurs sont tièdes. Un flot de réflexions déferle dans mon cerveau, toutes centrées sur l’envie d’en finir avec ce que je suis. Je voudrais tellement mourir, si la mort est bien le terme des états d’âme, ou alors si la mort est pareille à un rêve. Si je meurs pour être comme dans mes rêves, cela veut dire ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
7 que je n’en finirai jamais de mourir. Et si je dois continuer de vivre ? Je serais comme une mort vivante. Ma vie ne serait pas différente de celle d’une folle. Je suis déjà au seuil de la folie. Ou bien est-ce que ma conscience domine et échappe au contrôle de mon cerveau ? Mon cerveau m’ordonne de faire certaines choses alors même que ma conscience m’oblige à cesser de les faire, à cesser de penser que le monde m’appartient. Le monde est devenu enfer pour moi. Je veux mourir. Au cours des deux derniers mois, j’ai fait plusieurs tentatives de suicide. Ça n’a pas été facile de me procurer des barbituriques, même en les achetant dans une pharmacie où on me fait confiance, voire en recourant à l’intercession d’un ami dont les parents sont pharmaciens pour les convaincre de me les vendre en faisant état d’autant de symptômes que je peux en inventer. Au fil des jours, la quantité de cachets que j’ingurgite n’a cessé d’augmenter. J’avais déjà une certaine pratique des somnifères. Cela fait des mois que je souffre d’insomnie. Mais cette fois, bien que je n’aie aucune peine à m’endormir, je suis bien décidée à les avaler. À les avaler pour ne plus jamais me réveiller. Les choses ne se sont pas du tout déroulées comme je l’escomptais. Au lieu de m’endormir pour toujours, voilà que je me suis réveillée le lendemain soir et que j’ai dû passer la nuit suivante assise hébétée et les yeux grands ouverts. Ressasser tout ce que j’ai vécu au cours de presque vingt années d’existence n’a fait que renforcer mon LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
8 sentiment d’abattement, comme si le monde ne voulait pas que je le contemple plus longtemps. Chaque nuit j’essaie de maintenir mes yeux fermés pour dormir, mais je n’aboutis qu’à avoir les yeux fermés. Ma conscience (mon esprit ?) reste en éveil et vient s’asseoir et me regarde toutes les nuits. Observe ce corps allongé tout du long sous une épaisse couverture rabattue sur le visage qui étouffe presque. Mon corps ne peut absolument pas voir qu’il est sur le point d’être tué. Je tire le couteau de sous l’oreiller de ma mère et d’un bond enfourche mon propre corps. La longue lame fine plonge. Transperce la couverture. Une douleur aiguë fouaille la poitrine à chaque impact du couteau. Mais, en dépit des coups répétés, pas une goutte de sang ne sourd. Pas le moindre sang sur la lame non plus. Mais pour moi, c’est comme si mon sang s’épandait sur le lit et mouillait et glaçait mon dos tout entier. En plus, je ressens au plus haut degré la fatigue d’avoir lardé de coups ce corps inerte et roide. Mes bras sont si fatigués qu’ils n’ont presque plus la force de repousser la couverture pour révéler la mort que je désire ardemment. Je rallie mes dernières forces pour rouler un pan de la couverture et ne rencontre rien, sinon l’obscurité qui règne dans la chambre. Je palpe ma propre poitrine. N’en tire que des gouttes de sueur. Mon cœur bat encore la chamade. Cette nuit, si je veux dormir paisiblement, il faut que j’augmente ma dose de barbiturique. Mais, au réveil, une partie de mes souvenirs sera oblitérée sous ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
9 l’effet du médicament. J’ai peur que les souvenirs que je haïs ne disparaissent avant que je ne les tue et les rejette de mon esprit.
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2 Leurs voix croisées résonnent toujours dans les fibres de ma conscience. Chaque fois qu’un conflit éclate dans la famille, ma mère ne manque pas de rappeler toutes les épreuves qu’elle a eu à surmonter lorsque j’habitais son ventre. Elle a dû souffrir de la faim et se louer pour les récoltes en rizière, alors même qu’elle est femme de militaire, le plus haut statut auquel une famille de paysans comme la sienne peut prétendre. Elle a dû soutenir à deux bras son ventre lourd de moi tandis qu’elle allait louer ses services à des travaux multiples, un trop-plein de hargne au cœur. Elle a pensé me mettre à mort en se tuant à la tâche pour avoir de quoi se procurer maintes potions qui, une fois ingurgitées, renouvelleraient son sang. Qui, une fois ingurgitées, fortifieraient son cœur avide de liberté. Qui, une fois ingurgitées, écrabouilleraient à jamais mon âme innocente et déjà tenace. Mais je n’ai jamais montré le moindre signe avant-coureur de défaite face à ces potions, qui agissaient en fait comme des fortifiants pour le ventre de ma mère, lequel ne cessait de croître de jour en jour alors même que, de jour en jour, ma mère attendait une lettre de l’autre bout du pays. Mon père n’avait pas donné signe de vie depuis que ma mère était enceinte, si bien que ma mère, le visage à présent buriné et tavelé avant l’âge, a dû ravaler sa fierté pour faire la tournée des membres de sa famille et même de ses amies. Mais qui donc aurait eu de l’argent à lui ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
11 prêter, vu que je suis née dans une pauvreté crasse et que nul d’entre eux ne souhaitait me voir naître ? Ma mère a donc cessé de se louer à la journée. Elle a pris ses cliques et ses claques pour les échanger contre du riz blanc dans un autre terroir où on gagnait mieux en peinant moins. Ma mère m’a raconté qu’à force de privations et de maints travaux ingrats, elle a mis un peu d’argent de côté. De quoi tenir non plus jusqu’au soir mais jusqu’au lendemain soir. Moi-même j’ai grandi en elle en me nourrissant du suc de sa misère. Le jour où elle a réuni une somme suffisante, ma mère a pris la ferme décision de m’expulser de ses entrailles. Étreignant son ventre distendu où se voyait clairement un lacis de vaisseaux sanguins, elle est entrée voir le docteur. Pour ressortir dans le même état physique, assorti d’une déception pour toute sa vie. Vu qu’elle avait trop attendu pour avorter. Vu qu’elle n’avait pas assez d’argent. Vu que j’étais un petit corps parfaitement formé – tels ont été les arguments du docteur. Mais ledit docteur ignorait sans doute qu’en ce corps parfait, l’esprit était si estropié que nul ne lui aurait jamais tendu une main secourable. Quant au cœur qui battait dans le même corps que ma mère – nos cœurs battaient à l’unisson d’une même détresse, partageaient les mêmes épreuves, mais ils se repoussaient comme des aimants de même polarité. Je me moque de savoir ce que j’ai dû surmonter pour LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
12 naître. Ce serait trop demander à quiconque que d’en avoir le souvenir. Que je sois née et sois encore en vie à ce jour, voilà qui me suffit. Si quelqu’un m’interrogeait sur ma date de naissance, je serais bien incapable de répondre. Personne ne m’a fourni de preuve tangible, pas même ma mère qui parle chaque fois comme si elle n’avait aucune information sur moi dans son cerveau. Je sais seulement que je suis née dans la cuisine à l’arrière d’une vieille maison loin de toute civilisation – loin de mon père, mon père qui n’a jamais vu ni perçu le moindre signe de moi dans le ventre de ma mère. De la conception à l’accouchement, il n’a jamais eu le moindre contact avec moi. Ma tante et plusieurs amies de ma mère m’ont raconté les efforts émérites que ma mère a fait pour se débarrasser de moi comme s’il s’agissait d’actions éminemment louables. Moi-même je les trouve louables et admire ma mère pour cela, et je suis navrée qu’elle n’ait pas réussi. Une fois que je fus née, ma mère m’a élevée aussi bien qu’elle a su et qu’elle a pu. Elle m’a donné le sein et non du lait en boîte d’une marque connue comme à ma sœur aînée. J’ai tété au sein triste de ma mère jusqu’à ce que je sois en âge d’être sevrée. Ses tétons qui avaient donné du lait clair se sont taris et sont devenus sombres et peu appétissants, et pourtant j’ai maintes fois cherché à tâtons le sein de ma mère, qui m’a à chaque fois repoussée. J’ai pleuré, pris des coups. Parfois, à force de pleurer je m’endormais. Parfois, les mamelons de ma mère ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
13 s’offraient à se laisser téter, mais ce que mes petites lèvres en tiraient était d’un goût atrocement amer (l’amertume du borrapet∗), si amer que j’avais envie de dégueuler tripes et boyaux. Dès lors, j’ai éprouvé de la répulsion pour la poitrine de ma mère comme si c’était quelque chose de dangereux dont je devais éviter la moite chaleur à tout prix quand j’avais faim. Souvent je dois m’allonger toute seule dans un coin ou un autre de la maison quand il y a une fête au monastère du village voisin où, dit ma mère, les enfants ne sont pas admis. Ce qui ne l’empêche pas de laisser son enfant seule à la maison. Souvent aussi, en pleine nuit, je dois descendre de la pièce où je dors parce que je ne connais pas les gens à qui ma mère me confie, et je me retrouve en haut des marches de ma maison où je l’attends en tombant de sommeil. Rentrée de sa visite, elle me cherche partout. Découragée et ne sachant plus que faire, elle finit par rentrer à la maison où elle trouve sa fille endormie à force de l’attendre. Dès lors, ma mère veut bien me laisser l’accompagner dans ses sorties. J’ai l’occasion de rencontrer davantage de gens. Plusieurs hommes aiment à me caresser la tête. Ils raccompagnent ma mère à la maison ou y passent la nuit. Et mon père, alors ? C’est ∗
Pour sevrer rapidement leurs enfants, certaines femmes asiatiques enduisent le bout de leurs seins d’une décoction à base du suc amer d’une plante grimpante, Tinospora crispa, connue en Thaïlande sous le nom de ‘borrapet’.
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14 qui, mon père ? Je demande lequel est mon père. Pas de réponse. À part des regards furibonds, pas la moindre réponse. Je demande à une parente de ma mère. La réponse qu’elle me fait à l’âge que j’ai alors me fait comprendre à présent que ma bêtise ne date pas d’hier. Que je suis bête depuis l’enfance : « Ben, c’est le monsieur qui vit à la maison avec ta mère, voyons. » Je ne partage plus le lit de ma mère, mais il m’arrive parfois de retourner où j’ai toujours dormi, désirant seulement l’étreinte d’un bras, la chaleur d’une cuisse, le contact d’un corps. Mais certaines nuits je ne peux agir de la sorte. J’entre dans le lit de ma mère et y trouve quelqu’un d’autre. Je recule. M’en reviens dormir à l’endroit assigné. Dans mon innocence, je n’éprouve pas du tout de chagrin, mais il m’est resté cette image de moimême marchant dans l’obscurité jusqu’à ma couche où je me retrouve toute seule et, bras lovés autour de mon corps, m’endors sans façon. J’ai été facile à élever. Je me souviens que je n’ai jamais été fragile. N’ai jamais fait de scènes pour réclamer une douceur à ma mère. N’ai rien voulu d’autre qu’un peu de riz que je garde en bouche. Je suce le sucré léger de chaque grain. Assise dans un coin tranquille, une de mes jambes levée et tendue appuyant du talon contre un mur de la maison, je bats du pied et m’endors, jusqu’à ce que ma mère me réveille et m’ordonne de recracher le riz devenu fade et d’aller me coucher à l’endroit habituel les nuits où nous ne sommes pas seules. Les hommes de ma mère me ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
15 donnent souvent des friandises. Même à présent que je suis grande, c’est encore le cas. J’ai une sœur aînée, mais nous n’avons jamais vécu ensemble longtemps, si bien que nous n’avons guère de liens. Nous ne manifestons quelque intérêt l’une pour l’autre qu’à partir du moment où je suis en âge de comprendre certaines choses. Je vois ma mère enceinte. Je la vois accoucher. J’ai une petite sœur, me dit-on, mais elle meurt au bout de quelques jours. Mon oncle prend le cadavre dans ses bras et l’emporte au monastère, un corps tout blanc et sans vie. Cela ne me fait ni chaud ni froid. Je ne pleure pas de chagrin, mais ce qui m’étonne, c’est que ma grande sœur n’arrête pas de pleurer la disparition de notre cadette. Aujourd’hui encore, cela ne me fait pas plaisir d’être en vie, même si parfois je suis heureuse que le Seigneur ait fait en sorte que ma vie ait affronté autant d’épreuves de toutes sortes tout du long. Enfant, je pleure quand j’ai mal et quand j’ai faim. Je ne sais pas vraiment ce qu’est le chagrin d’une séparation, jusqu’au jour où ma mère me confie à son frère cadet, afin qu’elle puisse se mettre au travail pour subvenir aux besoins de la famille. Où donc est passé mon père ? je ne cesse de demander à ma grande sœur. Pas de réponse. Nous avons été séparées à dater de ce moment-là. Ma sœur est envoyée chez notre père ; je reste avec le frère cadet de ma mère. Ma mère va travailler à l’étranger, alors même qu’elle ne sait quasiment pas lire et écrit en faisant beaucoup de fautes. Ma mère me dit qu’elle LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
16 sera de retour avant peu. Je la crois et me mets à l’attendre. La femme de mon oncle est sans profession. Lui-même pédale un cyclopousse. Son beau-père est éboueur. Sa belle-mère élève des vers à soie. La sœur cadette de sa femme a atteint l’âge de la puberté. Les enfants de mon oncle sont moins âgés que moi. Je reste ici avec en tête le mot « attente ». L’intérêt de mon oncle pour moi se borne à « Tu as assez mangé ? » C’est peu comparé au mot « faim » qui me vient souvent aux lèvres. La pauvreté m’oblige à supporter l’absence totale d’argent. Manger suffit à me rendre heureuse. Souvent mon oncle bat sa femme. Je vois le nouveau-né, j’entends ses cris. Je comprends le mot « accoucher », le mot « famille », l’amour entre parents et enfants que je jalouse en secret. Je déteste les cris du bébé. Je déteste être mise à contribution pour tendre la moustiquaire au-dessus du lit des tout-petits alors que moi-même tombe de sommeil. Ma vie connaît de plus en plus d’expériences. Je revois encore le beau-père éboueur rentrant à la maison avec deux porcelets morts. Ils ont la taille du nouveau-né, sauf que la forme n’est pas la même, ni la couleur : le nouveau-né est rougeaud, les porcelets livides. Le beau-père explique qu’il les a trouvés sur un tas d’ordures ; comme ils ne doivent pas être morts depuis bien longtemps, il les a pris avec lui. Cela dit, il entre dans la cuisine, après m’avoir ordonné de prendre un porcelet dans mes bras et de le suivre. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
17 Il prend un coutelas. Racle le premier porcelet. Le rince. Grille les soies avec de la braise vive. Une forte odeur se dégage, semblable à celle de cheveux qui brûlent. Les soies se rabougrissent en virgules coagulées et en petits points noirs. Il racle le porcelet à nouveau et le met de côté. Assise le poing sous le menton, je le regarde faire avec intérêt. Il répète l’opération avec le second. Bientôt la pointe acérée du coutelas dans la main du beau-père perfore la poitrine du porcelet. Un mince filet de sang non encore coagulé coule jusqu’au bord du billot. Je pense à ma petite sœur que mon oncle a emportée dans ses bras au cimetière, au sang qui inondait la plate-forme de bambou sur laquelle ma tante venait d’accoucher. Les deux reçoivent le même traitement, sont découpés en morceaux qui n’ont plus rien à voir avec la forme originelle, préparation de nourriture dont l’illustration est restée longtemps vivace devant mes yeux. Es-tu heureuse ? je me demande souvent. Pas du tout. Surtout d’avoir à vivre avec les autres. À la moindre incartade que je me permets, la paume de mon oncle s’abat sur ma joue, ou alors la canne de ma tante s’abat sur mes jambes juste parce que son bébé s’éveille en sursaut dès que le hamac cesse de se balancer quand je me laisse aller à somnoler. Chaque fois que je pleure, je vais m’asseoir en haut des marches devant la maison ; j’attends ma mère. Quand j’ai faim, personne ne m’apporte à manger. Seule la LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
18 belle-mère m’appelle pour la forme. Si je ne me dépêche pas de me lever et d’aller manger, je fais ceinture pour la journée. Certains jours, quand je suis débarrassée de ma corvée auprès du hamac, je vais m’asseoir près de la belle-mère et la regarde recouvrir de feuilles de mûrier la masse grouillante et répugnante des vers à soie. Les vers grossissent au fil des jours et réclament des soins toujours plus attentifs. La belle-mère fait bouillir de l’eau qu’elle verse dans une boîte en fer blanc où elle ébouillante les vers par poignées. J’ai beau les trouver écœurants d’ordinaire, quand je vois leurs chrysalides flotter dans l’eau chaude je n’en suis pas moins consternée. Une fois, la belle-mère me charge de donner à manger à ses vers, ce qui me fournit l’occasion de les toucher. J’en prends une poignée pour voir. Ils varappent tout doux dans ma paume, tout à fait inoffensifs. Par la suite, j’en prends souvent dans le tas pour m’amuser et ma main s’y fait. J’ai pitié à les voir confinés dans leur tamis, destinés à être bientôt ébouillantés. Je me mets à en prendre discrètement trois ou quatre par jour et à les relâcher dans les arbres. J’aime les voir se tortiller sur les branches, chacun besognant dans sa direction. Je fais cela souvent – et pourquoi donc ? C’est qu’ils me font pitié. Je ne veux pas voir leur future chrysalide flotter dans l’eau bouillante. Un jour, je prends beaucoup plus de vers que je ne l’ai fait jusqu’alors, avec l’intention d’en libérer un maximum, si bien que j’en ai les deux mains pleines. Je sors à ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
19 pas furtifs de la pièce où la belle-mère élève ses vers à soie. Au moment où je m’apprête à descendre les marches pour aller vers les arbres, le bébé se met à crier, parce que le hamac dans lequel il est a cessé de bouger depuis un bon moment. Il a peut-être été piqué par un moustique. Ou a compissé sa couche. Ou va savoir. Je lui jette juste un coup d’œil, occupée que je suis à essayer d’ouvrir la barrière de bois placée en haut des marches pour empêcher les tout-petits de tomber de la plateforme. Pas facile, avec toutes ces vies minuscules plein les mains. Je n’ai même pas réussi à ouvrir la barrière que ma tante accourt de derrière la maison, demandant ce que je peux bien fabriquer au lieu de prendre soin du bébé. Elle me crie de venir l’aider à changer sa couche. Ses mains sont couvertes de mousse Fab. Je me fais la réflexion que mon compte est bon, mais je ne sais que faire. Je ne peux rien faire de mes mains pour l’instant. Je reste debout à hésiter et battre des cils. Ma tante, furieuse, m’appelle à nouveau. Elle doit être fatiguée par sa lessive et, de surcroît, irritée par les cris du bébé, sans parler de mon apparente léthargie. Incapable de se contenir plus longtemps, elle marche droit sur moi et m’assène un coup dans le dos de sa main fermée. Avec le coup, une question : « Pourquoi tu t’occupes pas du bébé ? » Un autre coup, une autre question. Je reste plantée là, poings serrés, larmes aux yeux, oubliant tout à fait que mes mains sont pleines de vers. Dans mon effort pour contrôler ma douleur, je vois à travers le LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
20 rideau trouble de mes larmes une bave s’échapper d’entre mes doigts. Je desserre mes poings. Mes mains sont couvertes de vers éclatés. Il n’en reste pas un seul de vivant. Ma tante est déjà repartie, maudissant ma mère, une irresponsable qui n’envoie pas un sou pour défrayer l’entretien de cette gourde, de cette idiote qui mange comme quatre et qui ne sait rien faire de ses dix doigts – et le reste à l’avenant. Entendant ce flot d’imprécations, la belle-mère, qui se confine dans la pièce aux vers à soie, sort voir. Elle me regarde avec compassion et s’approche de moi prête à me consoler. Je referme vite mes mains et lui tourne le dos. Étonnée par la bizarrerie de mon attitude, elle m’attire à elle, et alors elle sait. Elle saisit une branche de mûrier dans le tas et me fouette au sang. Mais pas un cri n’échappe de mes lèvres, que je maintiens serrées. Même si je sanglote au point de suffoquer et si mes larmes coulent au point que je vois tout trouble. Et ça a été un autre jour où j’ai dû rester assise en pleurant en haut des marches, mes yeux noyés tournés vers la route dans l’espoir que ma mère va venir me chercher, tandis que j’essuie mes mains poisseuses sur mon pantalon. Je reste assise à pleurer en haut des marches, le regard fixé, derrière un rideau de larmes, sur le fin bout de la route, espérant en mon for intérieur que ma mère va apparaître et venir à moi. Je n’arrête pas d’essuyer mes mains sur mon vieux pantalon, vieux et sale, saturé ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
21 d’auréoles provenant de ma propre urine quand je m’oublie sous les coups. Qu’est-ce que je suis crasseuse ! À me voir, je n’ai rien, mais vraiment rien, d’adorable. Ma qualité d’enfant au regard innocent n’attire l’attention de personne. Pas même de ma mère. Je pense à elle tous les jours, et pourtant c’est comme si elle ne sait pas que je l’attends. Sans doute que je ne l’intéresse plus. Sans doute qu’elle est comme mon oncle dit : « Ta mère s’est trouvé un nouveau jules à l’étranger. » Je ne fais pas vraiment attention à ce qu’il dit. J’aime ma mère : c’est tout ce que je sais. Je voudrais qu’elle revienne me voir. Je veux me retrouver dans ses bras qui me repoussent. Je veux nicher mon corps au creux du corps de ma mère et m’endormir, et non plus m’affaler où le sommeil me prend, en haut des marches, entre deux meubles, ou près du hamac du bébé qui sent le pipi et le lait suri.
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3 Ces temps-ci, seule la mort m’intéresse. Je voudrais ne m’habiller que de noir. Avant-hier, j’ai dû me rendre à pied jusqu’au marché et j’en suis revenue courbatue à force de déambuler en quête de tissu noir. J’aimerais me voir toute de noir vêtue assistant à mes propres funérailles. Dans la journée, je n’ai aucune envie d’étudier. Pendant les heures de cours, je passe le temps à dessiner. À dessiner quelqu’un gisant mort, un lotus entre ses mains croisées. Qui est-ce, sinon moi-même, bien sûr ? Quand j’ai fini un dessin, je le déchire. Le jette. Recommence jusqu’à ce que j’en fasse un qui me plaît. Il a les éléments d’une veillée funéraire autour du cadavre que je souhaite être de tout mon cœur. Dans ce dessin, mon cadavre est allongé dans un cercueil de verre. Il faut que le cercueil soit en verre afin que je puisse voir ce qui se passe autour de moi plus commodément que dans l’atmosphère confinée d’un cercueil en bois. Mais quand je serai vraiment morte, même si je ne vois rien, à tout le moins les gens venus aux obsèques seront en mesure de me voir, de voir ce corps paisiblement endormi. J’ai aussi dessiné des couronnes tout autour, des offrandes coniques de fleurs ornées de bulbes qui clignotent. J’aimerais tellement savoir si l’âme existe pour de bon. Si oui, une fois morte, est-ce que j’irai dans un endroit qui me plaît vraiment ? Si cela m’est possible, où irai-je, ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
23 étant donné que, depuis que je suis née, je n’ai jamais été heureuse nulle part ? Mais je n’irai sans doute nulle part, justement. Je continuerai dʹassister à mes propres obsèques, pour voir ce qui s’y passe, pour dénombrer les gens qui pleurent. Ma mère se servira sans doute de la photo que j’ai prise au début du mois et encadrée, et au bas de laquelle j’ai écrit les dates de ma naissance et de ma mort. Je serai là debout à regarder ma propre photo. À regarder mon regard indifférent et vide sur papier glacé. À côté de la photo, il y aura des guirlandes de fleurs noires suspendues. Et puis la scène tout entière change. Il n’y a plus de salle de classe où je suis assise sensée étudier. Je dérive vers le monde du dessin placé devant moi. Il est si clair, si précis, qu’il semble réel. Le pavillon funéraire est plein de gens que je connais, vêtus les uns de blanc, les autres de noir, en mon honneur. Mes amies proches, larmes aux yeux, manifestent leur joie que j’aie réussi mon suicide. Ma sœur, les yeux gonflés, pleure à chaudes larmes. Quant à ma mère, elle se contente de fixer le cercueil d’un regard vacant, de contempler le corps privé d’âme à travers le verre transparent. Bientôt, elle doit se relever pour accueillir les invités qui viennent se joindre aux obsèques. Les uns et les autres viennent écouter les prières des bonzes, alors même qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce que ces prières en pali veulent dire. Assis, le visage aux aguets, ils décortiquent les raisons de ma mort à bouche que LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
24 veux-tu et, pour finir, concluent que si je me suis suicidée, c’est que j’étais une névrosée sujette à hallucination. Ils trouvent tous que c’est tant pis pour moi. Personne n’entend ces propos. Pas même moi. La scansion des bonzes recouvre tout. La nuit n’est pas encore tombée que, déjà, ceux qui sont venus pour le service des prières se retirent les uns après les autres. Ma mère et ma sœur vont à la rencontre l’une de l’autre. Se laissent choir devant les pots d’encens. Saisissent chacune le bâtonnet la plus proche. L’allument. Le brandissent au-dessus de leur tête au bout de leurs mains jointes. Leurs yeux fixés sur mon visage font que leur bouche remue, formant ces mots silencieux: « Dors tranquille cette nuit. À présent, nous devons rentrer. » Alors, elles ferment les yeux et se prosternent devant moi. Qui donc saura que je dois me retenir pour ne pas éclater de rire ? Mon cadavre est pris d’un rire rentré. Comment peut-on être aussi insensée pour aller jusqu’à payer ses respects à un cadavre et se montrer si prévenante pour une morte alors qu’on l’ignorait de son vivant ? Ah, si je n’avais pas un tant soit peu le sens des convenances, je me laisserais aller à rire aux éclats une bonne fois à en faire trembler le cercueil ! Mais vaut mieux pas. Si je m’emportais, je risquerais de provoquer des crises cardiaques et mère et sœur me suivraient dans la mort et n’en finiraient pas de m’enquiquiner. N’empêche que je gis avec le sourire. Si elles levaient les yeux et s’en apercevaient, cela ferait déjà toute une histoire. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
25 Quand tout le monde est parti, il ne reste de mes funérailles que le silence. Les jolis bulbes colorés qui clignotaient sont éteints. L’encens s’est consumé. J’essaie de me remuer pour me dresser dans l’étroit cercueil. Au bout d’un moment j’y parviens. Me dégage du cercueil, passe mes jambes par-dessus bord et atteins le plancher. Tourne autour de mon propre cercueil dans un sens et dans l’autre, ne sachant où aller. J’aimerais aller n’importe où sauf à la maison. Je regarde autour de moi. Il n’y a personne à qui demander ce que je dois faire. Je jette un coup d’œil derrière moi, et j’ai un choc : mon corps repose toujours dans le cercueil. Mais alors, moi qui suis debout la main sur le cœur ? À présent, mon cœur ne bat plus… Il s’est finalement arrêté de battre une bonne fois. Mais au bout de quelques minutes seulement, je reprends conscience. Il n’y a pas eu d’obsèques pour moi. Il ne m’est rien arrivé. Même si j’ai pensé que tout ce qui m’arrivait était réel, c’est que j’avais décroché de la réalité auparavant. Un copain se penche pour regarder mon dessin puis se met à rire. Un peu avant la fin des cours, je m’arrange pour questionner la copine à propos de seringue hypodermique. En résumé, après les cours, j’ai dû faire le tour des comptoirs pharmaceutiques dans les cliniques pour essayer de me procurer une seringue. Pas un seul d’entre eux n’a voulu m’en vendre une. Mais, pour autant, je n’ai pas cessé de penser aux trente-six façons de me faire LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
26 disparaître de ce monde en douceur. Si j’arrive à obtenir une seringue, qu’est-ce que j’en ferai ? Est-ce que je dois acheter un médicament nocif pour me l’injecter dans les veines ? Et d’ailleurs, quel médicament ? Un de ceux dont on parle dans les polars ? J’ai déjà demandé dans les pharmacies: ils ne sont pas en vente libre. La poudre blanche, alors ? Un shoot et on s’envoie en l’air pour de bon. Mais où m’en procurer ? Si je meurs vraiment, on m’accusera d’être une droguée, ce qui serait vraiment un comble ! Si c’est possible, j’aimerais me faire une intramusculaire de venin de serpent un matin avant que ma mère se réveille et me voie. Je serais prise de convulsions, allongée auprès d’elle pendant qu’elle dormirait. Au plus fort de mes convulsions, elle ne manquerait pas de se réveiller, et elle me verrait dans les affres de la mort en sa présence. Ce serait lʹultime image qu’elle aurait de sa fille vivante rendant péniblement son dernier souffle. Le temps qu’elle sache à quoi s’en tenir, je serais bel et bien morte. Parfois j’ai envie de taillader ma propre chair. Je voudrais voir du sang rouge vif jaillir de mon visage couvert de cicatrices. Je tirerais la langue pour lécher les coulées de sang. En savourer le goût troublant de poisson. Son goût trahit un état d’esprit anormal. Je voudrais manger du sang quand je suis en colère. Je voudrais manger mes moments de folie furieuse, les broyer sous mes dents, mais j’en suis incapable. Les fois où j’ai enfoncé mes dents dans le gras de mon bras, la douleur ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
27 m’a bien vite obligée à desserrer les mâchoires, laissant une indentation profonde dans la chair. Ce jour-là, j’ai ingurgité un nouveau médicament, et j’en ai avalé assez, m’a-t-il semblé, pour mettre fin à cette vie dérisoire qui est la mienne. Plus rien ne m’importait, sauf l’idée que peut-être je manquerais à quelqu’un qui serait navré pour moi – voilà tout. Avant que je perde finalement conscience, je n’avais plus notion de quoi que ce soit. C’était comme si je m’enfonçais dans un sommeil ordinaire, paisible, vide.
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4 Quand ma mère est revenue me voir, elle n’est pas arrivée seule. Des inconnus l’accompagnaient, certains parlant une langue que je ne connaissais pas. Ma mère avait totalement changé. Elle était vêtue de façon voyante, avait frisé ses cheveux, et sentait bon mais bizarre. J’ai enfoncé mon visage dans sa poitrine. Cela faisait si longtemps que j’avais soif de son étreinte. Était-ce la même chose que ma mère me disant que je lui avais manquée tous les jours ? Tous à la maison étaient pleins de prévenances pour moi. Ma tante me gâtait comme elle ne l’avait jamais fait. Elle a raconté à ma mère toutes sortes d’anecdotes me concernant qui n’avaient aucun rapport avec la vérité. Aussi, dès que je l’ai pu, j’ai dit à ma mère tout ce qui s’était passé, comment j’étais battue, mise à contribution, affamée et seule en permanence. Quelques jours plus tard, ma mère m’a dit qu’elle allait m’accompagner chez mon père pour vivre avec lui. Nous avons voyagé une nuit durant. J’ai dormi pendant tout le trajet. Quand je me réveille, je suis arrivée à une grande maison entourée d’arbres touffus. La maison regorge d’objets. Ma mère me dit de saluer ma grandmère, ma tante, mon oncle et les enfants de ma tante, et tout le monde me regarde comme si je tombe de la lune. Ma sœur se trouve là aussi ; elle me regarde avec les mêmes yeux qu’eux. Je cherche mon père du regard. Il est chez sa petite amie à Bangkok, je crois comprendre. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
29 À chaque jour de repos, il va à Bangkok voir sa petite amie, et parfois même il la ramène ici, dit ma grandmère. Je vois des larmes couler le long des joues de ma mère. Ma grand-mère demande qui je suis. Ma mère lui dit que je suis l’autre fille de mon père. Ma grand-mère dit que ce n’est pas possible, vu que quand mon père s’est séparé d’elle il y a bien des années je n’étais même pas née. De la conversation des adultes, je retiens que je ne fais nullement partie de leur côté de la famille. J’ai sommeil, j’ai faim et mal à la tête, si bien que je me mets à pleurnicher. Ma mère me repousse et se met à me frapper en présence de tous ces gens comme elle ne l’a jamais fait, se défoulant sur moi en me battant sauvagement. Les autres se contentent de regarder puis finissent par lui crier d’arrêter, mais ma mère continue de me rouer de coups. Je pleure. Les larmes de ma mère coulent aussi. Des phrases tombent de sa bouche : « Pourquoi m’en empêcher ? Si elle est pas de votre sang, qu’est-ce que ça peut vous faire si je la bats à mort ? Ma fille est à moi seule. » J’essaie de me plaquer contre elle et d’esquiver ses coups du mieux que je peux. Ma grand-mère et ma tante ne peuvent pas supporter le spectacle plus longtemps et s’empressent de m’arracher à elle et de me mettre hors d’atteinte. « Ta mère n’est même pas fichue d’élever ta sœur. Alors, je t’élèverai moi-même. Et toi, si tu veux la tuer, va faire ça ailleurs. » LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
30 Tout rentre dans l’ordre en laissant des plaies vives dans mon cœur, des traces douloureuses par tout mon corps. Cette nuit, je ne veux pas m’approcher de ma mère. Je me pousse tout au bord du lit pour garder mes distances. Même si les larmes ont fini par sécher, des sanglots se font encore entendre. Allongée, je m’écoute sangloter jusqu’à ce que je m’endorme sans savoir si cette nuit ma mère m’a prise dans ses bras ou non. Au matin, tout le monde va travailler chacun de son côté. Les enfants vont tous à l’école. Ma mère est debout en train de se maquiller devant le miroir. Je suis assise et je la regarde. Ma mère croise mon regard, puis vient me prendre dans ses bras en prononçant des mots tendres d’un ton doux. « Attends-moi ici. Je vais aller travailler pour gagner de quoi vivre. Quand tu seras grande, tu n’auras à dépendre de personne. » Elle me caresse les cheveux doucement. « Attends-moi ici. Je serai bientôt de retour. » Je ne demande pas combien de temps ce « bientôt » de ma mère va prendre. Elle me prend par la main et nous descendons de la grande maison. Cela me donne l’occasion de voir clairement les alentours pour la première fois. En face de la maison, il y a un bâtiment en cours de construction. Derrière la maison, un long pré d’herbes folles descend jusqu’à un large banc de sable bordant le fleuve Chao Phraya. Une route passe devant la maison. De l’autre côté de la route, une plantation de cocotiers, ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
31 de tamariniers, de bananiers et d’autres arbres est envahie par une végétation fauve. Sous la plate-forme surélevée de la maison, ma tante est en train d’envelopper des gâteaux de riz dans des feuilles de bananier avec l’aide de plusieurs employées. Quant à ma grand-mère, elle est partie vendre au marché. Je regarde autour de moi tandis que je sors de la maison avec ma mère. Elle se tourne et me prend dans ses bras. Me serre fort. Hume mes joues avec frénésie. Elle m’étreint debout au bord de la route si longtemps que je me sens mal à l’aise et m’arrange pour lui échapper. Je m’écarte d’elle et marche droit sur le banc de sable où je m’allonge et me roule, puis me tourne pour regarder ma mère qui me regarde. Au même instant, un cyclopousse s’arrête à sa hauteur. Je me remets debout. Me précipite vers elle tandis que le cyclopousse commence à s’éloigner. Je l’appelle à grands cris. Elle ne se retourne pas. Je cours après le cyclopousse jusqu’à ce qu’il tourne dans une rue, m’arrête et fonds en larmes. Mes jambes sont aussi fatiguées que mon cœur est las. Je voudrais me laisser tomber au sol et piquer une crise de nerfs, mais ici il n’y a personne qui vaille la peine d’agir ainsi. Ma mère à nouveau m’a quittée. Je m’en reviens au banc de sable, m’allonge et pleure. Je ne comprends rien. Où est allée ma mère ? Quand est-ce qu’elle va revenir ? Qu’est-ce que je vais faire à présent que je suis ici ? Est-ce qu’elle m’a vraiment abandonnée de nouveau ? Quand je l’ai appelée, pourquoi ne s’est-elle pas retournée ? Je pleure LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
32 assise sur le tas de sable. Plusieurs moucherons virevoltent autour de mes yeux humides et font le siège de mes narines pleines de morve sèche. Je les chasse d’une main irritée, leur jette des poignées de sable. Le sable les disperse. Je jette des coups d’œil à la route et pense à ma mère. Regarde les traces des coups de la nuit dernière. Effleure de ma main les ecchymoses. Elles me font encore mal. Je m’allonge sur le sable frais et m’endors. Quand je me réveille, j’ai la moitié du corps au soleil. Je me redresse. Époussette les grains de sable de mes cheveux, de mes bras, de mes jambes. Ensuite, comme mon estomac réclame, je quitte le banc de sable et me faufile entre les tamariniers pour aller dire à ma grandmère que j’ai faim. Elle me dit de patienter un peu, puis s’assied et reprend son travail. Au bout d’un moment, elle se lève et s’en va, revient avec une assiette en fer blanc qu’elle place devant moi. Dans l’assiette il y a du riz blanc mélangé à des bribes de maquereau frit, et une cuillère courte en alu vert foncé. L’odeur forte du poisson fait que je repose la cuillère au bout de quelques bouchées. Ma grand-mère me tend le gâteau de riz qu’elle est en train de grignoter. Je m’empresse de le prendre. L’engloutis. En prends un autre sans demander. L’assiette de riz est toujours à la même place, assaillie par les mouches. Ma grand-mère la couvre d’une feuille de bananier. À la mi-journée, ma grand-mère et les employées font cercle pour déjeuner. Les mets embaument. Je me ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
33 contente de rester assise à regarder juste en dehors de leur cercle. Je n’ose pas redemander à manger. Surveille les cuillères qui piochent dans le riz du grand plat de porcelaine à motifs de fleurs. Couve du regard les plats variés et riches placés au milieu, ô combien différents de mon assiettée de riz au maquereau. Les fumets des plats diffèrent aussi de l’odeur fauve de ma pâtée. À chaque bouchée des unes et des autres, je dois avaler ma salive, pensant sans cesse à ma mère. En fin d’après-midi, les enfants rentrent de l’école et viennent chahuter avec moi. Ma sœur me rapporte une friandise. Nous jouons ensemble et nous nous amusons bien, et je ne les quitte plus d’un pas. Ils sont trois. L’aîné est un garçon. La seconde est du même âge que ma sœur. La cadette n’a qu’un an de plus que moi. Ils m’entraînent à la course jouer sur la plage, s’emparent de moi et me jettent dans le fleuve. Je reste dans l’eau et m’amuse follement. D’une grande bassine à cuire les gâteaux ils font une barque. La latte en bois qui sert à touiller la pâte de riz devient la rame de notre bassine flottante. Je me tiens debout dans l’eau à les regarder faire un concours de plongée. Le premier qui remonte se fait chahuter. Pour m’amuser, je jette du sable vers le premier qui fait surface, histoire de l’éclabousser. Au début, ils trouvent ça marrant, mais voilà que quand la cadette remonte et je jette du sable dans sa direction comme aux autres, un faux mouvement de ma part et elle prend le sable en plein dans les yeux ! Je me dresse, LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
34 saisie, ne sachant que faire. Quand son frère fait surface et voit ça, la colère le prend. Il me cogne sur la tête et m’injurie d’un retentissant « Petite salope ! » Une autre torgnole, et il m’enfonce la tête sous l’eau. Je me débats, le souffle coupé. Mes pieds essaient de le repousser. Ma bouche ne peut appeler au secours. Dès que je l’ouvre, elle s’emplit d’eau. Mes oreilles sifflent. Mes bras barattent des geysers en surface. Je ne sais combien de temps ma tête reste sous l’eau, mais quand, à force de me débattre, j’échappe à la main du grand, je dégueule un flot de salive visqueuse. Ma sœur vient me taper dans le dos et me tirer hors de l’eau. Je continue de gerber sur la berge. Un liquide amer me sort de la bouche. Les yeux me piquent. Mon cœur bat follement, mais si faible qu’il semble sur le point de lâcher. Mes oreilles, outre qu’elles doivent entendre les jurons du grand, sécrètent un liquide tiède et je suis tout étourdie. Je leur tourne le dos. Vais m’asseoir à l’écart. Les regarde batifoler dans l’eau. Au bout d’un moment, ma sœur nous presse de rentrer à la maison. Elle me dit que notre père est arrivé, qu’elle va me conduire jusqu’à lui. Je lève les yeux vers la maison et vois un monsieur debout. Ma sœur me dit que c’est bien lui et qu’il est en train de trinquer avec notre oncle. Puis la voilà qui prend les devants. J’hésite un temps puis cours après elle. À chaque pas que je fais, je me dis que chaque pas me rapproche de mon père. Quelques pas encore et je le rencontrerai. Comment vais-je me comporter ? À quoi ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
35 ressemble-t-il ? Qu’est-ce qu’il va me dire ? Je suis tellement, tellement heureuse de rencontrer mon père ! Je presse le pas le long du sentier qui grimpe sec à travers des touffes d’herbes hautes qui coupent et qui piquent. J’entends leurs voix de plus en plus clairement, mais dès que je débouche de l’étroit sentier entre les herbes, un caillou lancé à la volée me frappe. Ça fait très mal. Mais ça ne ferait pas si mal que ça si celui qui l’a lancé sur moi n’était en train de prendre ma sœur dans ses bras. Je regarde ébahie, confuse, mystifiée. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi me traite-t-on ainsi ? Je ne peux plus faire un pas pour me rapprocher. L’homme hurle à mon adresse : « File ! File hors de ma vue, tout de suite ! » Aussitôt dit, il lance un autre caillou droit sur moi. Je reste plantée là, incapable de faire quoi que ce soit. Ma sœur, debout à côté de lui, se contente de regarder. « Ça suffit. C’est qu’une gosse, elle n’y est pour rien. » Ma grand-mère intervient et retient la main de mon père. « Allez ouste, disparais ! » Ma grand-mère se tourne vers moi pour me gronder. Elle ordonne aux autres de se saisir de moi et de m’éloigner. Avant d’être emmenée de force, je me retourne pour regarder cet homme de haute taille, au teint basané, aux traits anguleux, qui me regarde d’un regard que je trouve plus que haïssable. À l’heure du repas du soir, la famille au complet s’assoit en cercle sur le porche de la maison pour manger. Ils discutent de mon cas et blâment ma mère. Je lorgne vers LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
36 les plats qu’ils mangent et me force à avaler ma pitance. L’assiette en fer blanc et son contenu de la fin de matinée sont à nouveau mon lot pour le dîner. Ils m’ont chassée et faite asseoir à l’écart de leur cercle. Ce soir, j’avale mon riz assaisonné de larmes, le cœur lourd en pensant à ma mère – mais elle n’est toujours pas de retour. À la tombée de la nuit, on m’envoie me coucher alors même que je n’ai pas sommeil. Je m’allonge sur un matelas qui sent le jus de bétel et la brillantine, avec en prime l’odeur rance de la couverture grisâtre et douteuse pleine de taches sombres de brillantine et de poussière agglomérées. D’un coin du lit, je vois à travers la moustiquaire l’angle opposé de la pièce. Les enfants, assis, font leurs devoirs. Ma tante et mon oncle regardent la télé. Mon père apprend des mots à ma sœur avec force éclats de voix coléreux. Ça me fait un drôle d’effet chaque fois que ma sœur se fait gronder. Ma grandmère, qui pile du bétel près de mon matelas, se tourne et me regarde. « Comment ça, tu ne dors pas encore ? » Puis elle se taille une chique et se la met dans la bouche. « Ta mère ne va pas revenir aujourd’hui, pour sûr. » Cela dit, elle mâche son bétel pendant un long moment. Quand elle voit que je ne dors toujours pas, elle vient soulever la moustiquaire et m’observe. « Dors, demain je t’emmènerai au marché. » Elle ramasse son fourbi épars un peu partout dans le coin dortoir, qui est un fatras de bouts de papier journal, de vieux matelas et oreillers, de toutes sortes d’instruments, et d’un grand portrait ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
37 d’homme – mon grand-père, m’a dit ma grand-mère. Je la regarde ruminer son bétel et bientôt m’endors. À l’aube le lendemain, quand je m’éveille, je ne vois plus ma grand-mère sur son matelas. Ne vois que les enfants qui enfilent leurs tenues d’écoliers à peu près semblables. J’apprendrai plus tard que ma sœur fréquente l’école du monastère qui se trouve sur la rive opposée du fleuve. La fille cadette de ma tante va à l’école maternelle provinciale. Ils ne semblent pas s’intéresser à moi, sauf que parfois ils viennent me secouer la tête brutalement et me flanquer des claques. Si je fais mine de pleurer, ils me menacent, et quand je reste sans broncher, ils éclatent de rires satisfaits. À cette heure, ma grand-mère fait don de nourriture aux bonzes, ma tante va vendre ses gâteaux de riz au marché, et mon père, vêtu de son uniforme militaire, vient s’asseoir en haut des marches, prêt à rejoindre son poste. Ses grosses chaussures cirées luisent, mais avant de les mettre, chaque fois, il les brosse pour les faire reluire. Assise à bonne distance, je l’observe. Je le vois desserrer sa ceinture et ajuster les pans verts et épais de ses guêtres dans son pantalon des deux côtés. Ensuite il se penche pour ajuster l’aplomb de son pantalon. Je regarde la fourche de ses jambes. Le slip minuscule qui dépasse du bord de sa chemise me fait penser à certains des hommes qui venaient dormir à la maison où j’habitais avec ma mère. Ils portaient en tout et pour tout une fine serviette de bain et ce que je voyais sous cette serLA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
38 viette ressemblait à ce que j’ai à présent sous les yeux. Une fois prêt, mon père descend les marches et s’éloigne. Un peu plus tard, un cyclopousse conduira ma grand-mère et moi au marché. Là, elle dira à qui l’interroge sur moi : « Sa mère me l’a confiée, elle prétend que c’est la fille de —. Moi, cette gosse me fait pitié. Vrai ou faux, j’ai décidé de l’élever moi-même. » J’entends ma grand-mère parler ainsi chaque jour si bien que, bientôt, tous ses clients habituels au marché sont au courant. Au bout d’un certain temps, plus personne ne pose de questions à mon sujet. Combien de temps ma mère m’a abandonnée ici, je ne m’en souviens plus. Il m’a fallu assez longtemps pour que je parvienne à me faire accepter de tout le monde dans la maison. Il n’y a que mon père que je me suis efforcée de mon mieux d’éviter. Je n’aime pas la façon dont son regard me surveille. C’est comme si ses yeux étaient lourds d’invectives destinées à ma mère. Il ne m’a jamais adressé un seul mot depuis le premier jour où il m’a rencontrée. Je n’ose pas m’approcher de lui. Pas même croiser son chemin. Quand je sais où il se trouve, je file jouer ailleurs. Ce n’est que quand il part en mission dans une autre province que je me sens soulagée de n’avoir pas à chercher à éviter quelqu’un de la maisonnée. Ma mère a écrit une lettre. Une fois que tout le monde à la maison l’a eu lue, ils se mettent à traiter ma mère de tous les noms. Ma grand-mère m’en fait la lecture. Elle demande si je vais enfin à l’école. Ma mère a entendu ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
39 dire que je n’étudie pas encore. Pourquoi mon père est-il aussi indifférent envers sa fille ? Est-ce trop exiger de lui qu’il s’occupe de sa propre fille ? C’est alors seulement que je me demande pourquoi je ne vais pas à l’école comme les autres. Des gens de la maison me disent que je ne peux pas aller à l’école parce que mon nom ne figure pas dans le livret de famille et que je n’ai pas d’acte de naissance. Même à présent que je fais des études supérieures, je n’ai toujours pas d’acte de naissance. Puisque je n’ai pas la possibilité d’aller à l’école, on me donne des leçons à la maison. On m’achète un abécédaire pour que j’apprenne à lire et à écrire. On me force à faire des bâtons avec les autres tous les soirs. À l’heure des repas aussi, on m’autorise à m’asseoir avec les autres. Il semble que tous me considèrent désormais un petit peu comme un des leurs, mais chaque fois que je fais une bêtise, je m’entends reprocher, « Tu ne vaux pas le riz qu’on te donne. Quand est-ce que ta mère va venir nous débarrasser de toi ? Ta mère ceci, ta mère cela… » Mais jamais le moindre mot sur mon père.
Quelques mois après l’envoi de sa lettre, ma mère est réapparue à la maison, cette fois en compagnie dʹun monsieur. Je n’ai pas couru me jeter dans ses bras comme j’avais imaginé que je le ferais chaque fois que je pensais à elle. Ma grand-mère m’a dit que ce monsieur LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
40 était mon beau-père. Elle m’a dit de le saluer, que désormais c’est lui qui allait m’élever. Elle m’a dit que je devais aller vivre avec ma mère dans le Nord-est, que je ne resterais plus avec elle ici. Je me suis approchée du monsieur. « Bonjour. » Je prononce le mot toute intimidée. Il échappe de ma bouche en même temps que ma menotte se pose sur la main tendue vers moi. Le monsieur m’attire à lui. Me prend dans ses bras. Me caresse la tête en parlant une langue bizarre. Sous l’effet de ma frustration et du sentiment d’être agressée, mon cœur bat fort. Je le regarde bien en face. Son visage est rugueux, énorme, son nez plat, sa bouche large avec des poils tout autour. Il me sourit. Je pense à mon père qui ne m’a jamais gratifiée du moindre sourire. Le visage de mon père est incomparablement plus beau que celui-ci, mais le peu d’affection qu’il m’a manifestée n’incite pas à la moindre comparaison avec celui qui est devant moi. J’ai dû quitter la maison de mon père dès l’aube pour voyager. Ils nous ont tous souhaité bonne chance, comme ma grand-mère l’avait fait pour moi la veille au soir. Je me souviens comme si c’était d’hier que, lorsque je suis descendue du véhicule, mes pieds n’ont pas foulé le sol plus de quelques pas quand mon beau-père me prend dans ses bras. Je m’accroche à son cou comme si on a l’habitude de faire comme ça depuis toujours. Sur le chemin de la maison, quand quelqu’un demande qui je ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
41 suis, il répond, « Ma fille ». Ces seuls mots ont toujours suffi à m’emplir d’une douce chaleur chaque fois que j’y pense. Ma nouvelle maison est une maison en bois cinq fois plus petite environ que la maison de mon père. La cuisine est en bambou avec des parois en tôle ondulée. La salle d’eau, un cabanon d’herbe à éléphant tressée. La chambre à coucher consiste en un matelas unique derrière un rideau. Sur la plate-forme surélevée de la maison, il y a une télé en noir et blanc. La partie avancée du porche est entièrement occupée par des plantes médicinales. Notre maison est attenante à une maison plus grande. Le soir, mon beau-père nous présente aux habitants de la grande maison. Ils me font tous bon accueil. Une vieille dame me noue un fil de coton blanc aux poignets, me souffle sur la tête et récite l’invocation à l’esprit gardien pour qu’il vienne me protéger. Ma mère me dit que c’est la mère de mon beau-père, et me demande d’appeler mon beau-père papa, mais je préfère l’appeler beau-papa. Mes sentiments envers le mot « papa » sont trop ambivalents pour que j’emploie ce mot pour le désigner. Beau-papa me dit de saluer mon neveu. Il est plus âgé que moi et tout maculé de la boue qui coule du panier de pêche et du filet qu’il porte sur l’épaule. Il est trempé de la tête aux pieds. Il entre accompagné d’une chienne de race alsacienne. Ma mère me dit qu’elle s’appelle Julie. Mon neveu n’a pas tous ses esprits. Beau-papa, qui est stérile, a demandé à sa sœur LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
42 aînée de lui confier son fils et l’a adopté. Mon neveu a un ami, qui s’appelle Kaï et qui est élevé par les bonzes. Tous les deux aiment aller avec moi au monastère juste en face de la maison. Là, il y a un grand stoupa, avec une procession de cierges tous les jours saints. Chaque jour saint, ils cueillent des fleurs dans les environs, les lient en cône, y plantent de l’encens et un cierge et me donnent le tout. Mais à chaque fois ils se servent d’ixoras, encore et toujours d’ixoras, et à chaque visite au temple, on s’amuse bien. La procession de cierges ces nuits-là est une fête pour les yeux. Les villageois, chacun brandissant son offrande de fleurs, encens et cierge, font plusieurs fois le tour du stoupa, puis déposent leurs bouquets, qui sont presque tous d’ixoras rouges, autour du stoupa. Je dépose mon bouquet auprès des autres. Mon neveu me dit de faire un vœu, mais je ne me souviens plus des vœux que j’ai pu faire. Je fais connaissance avec les nonnes, les bonzes, les novices, et des copains. Un peu plus tard, j’apprends incidemment que beau-papa est un paysan possédé par le jeu. Ma mère doit courir à ses trousses partout où il joue aux cartes, aux dés et quoi encore, comme je l’ai vu faire à la maison, où il est arrivé qu’il joue du matin au soir deux jours de suite. Quand il s’en va jouer chez d’autres gens, ma mère me confie à sa belle-sœur. Chaque fois qu’il gagne au jeu, il rentre avec un cadeau pour moi. Il me soulève et m’assoit sur le réservoir d’essence de sa moto et nous voilà partis faire un tour ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
43 pour voir ceci ou cela tant qu’il est plein aux as. Quand il n’a plus d’argent, eh bien, il recommence à en chercher, et je dois aller avec lui. Ainsi, il achète toutes les mangues d’un verger, en charge son dix-roues et va les vendre ; ou alors du manioc. Une fois, il m’a emmenée acheter du manioc chez un fermier. C’est dans cette bicoque que j’ai pu le voir fumer du haschisch pour la première fois. Et par la suite, chaque fois que je suis entrée dans un champ de manioc, j’y ai toujours vu des rangées de chanvre indien en double culture, de même que dans certains champs de canne à sucre ou même de citrouilles. J’ai souvent été forcée de rester dans le dixroues avec la chienne Julie à attendre beau-papa et ma mère tandis qu’ils supervisaient les ouvriers dans les champs. Beau-papa s’est mis sérieusement à gagner sa vie, et j’ai pu aller à l’école avec plusieurs années de retard. Les jours où je n’ai pas classe, j’aime à le suivre à son travail. Si vraiment ce n’est pas possible, je dois rester avec Julie, à regarder la télé toute la journée. Quand ils sont libres, mon neveu et Kaï m’emmènent au monastère. Parfois, comme beau-papa et ma mère ne rentrent pas, je dois transporter mes pénates jusqu’à la grande maison pour dormir avec la grand-mère. Je dois partager la chambre de la grand-mère avec mon neveu et Kaï. J’aime asticoter Kaï pour qu’il me raconte une histoire. La plupart du temps, il me raconte des contes édifiants. Encore aujourd’hui je me souviens fort bien de ce que je LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
44 ressentais, et de certains de ces contes. J’aimerais redevenir une enfant une fois encore, mais quand je me dis que l’enfant heureuse que j’étais une fois grande est devenue ce que je suis, j’ai envie de mourir. À force, je finis par me lasser des histoires de Kaï, si bien qu’il doit me trouver de quoi lire. Je choisis de lire un livre sur les tisserins. Parfois je demande à mon neveu de m’en faire la lecture. Le jour où l’histoire finit, j’ai dû rentrer coucher à la maison comme auparavant. Je dors en étreignant mon oreiller ou pelotonnée tout contre Julie, si bien que l’odeur de chienne de Julie m’imprègne. Elle a beau sentir mauvais, je l’étreins quand même. Sa respiration me tient drôlement chaud au cœur, comme quand je saute au cou de beau-papa quand il rentre du travail exténué. Je n’ai jamais songé à m’offenser de l’odeur de son corps, de sa sueur, de la terre qui colle à ses vêtements. Il m’a bien interdit une fois de dormir avec Julie. Elle a des puces et des tas de microbes, et il craint en plus qu’elle me salisse. Il me promet de me trouver un chiot adorable. Quelques jours plus tard, j’ai un chiot adorable avec qui dormir au lieu de Julie. Mais, quelques jours plus tard, il est mort. Du coup, beau-papa s’inquiète à mon sujet, craignant que je n’aie attrapé la maladie du chiot et il me traîne fissa à l’hôpital pour me faire faire des piqûres. Cette nuit-là j’ai de la fièvre et ma mère et beau-papa sont dans tous leurs états. Beau-papa est tellement aux petits soins pour moi que je n’ai pratiquement pas à lever le petit doigt. Je me sens alors ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
45 comme sa précieuse petite princesse. Il s’occupe si bien de moi que je suis bientôt guérie. Alors ma mère et lui sont repartis travailler comme d’habitude, et je me suis retrouvée au lit avec Julie comme avant. Beau-papa promet de me trouver un autre animal pour me tenir compagnie. Un soir, à la tombée de la nuit, beau-papa rentre à la maison une jarre sous le bras. Il m’appelle. Me dit de venir voir. Dans la jarre, il y a un mulot de bambou allongé replié sur lui-même, l’œil innocent. Je ne me tiens pas de joie, mais au bout de trois jours, il a pris la fuite. Beau-papa me dit qu’il va m’en trouver un autre, mais les jours passent et je n’ai toujours rien, et je ne veux rien entendre et le harcèle pour qu’il tienne parole. Il doit m’emmener avec lui pour me montrer qu’il travaille dans le champ de manioc et qu’il pose des souricières pour moi en même temps. Il m’accompagne à la chasse aux mulots plusieurs fois, louant les services d’un jardinier pour se libérer. Et puis, je vois un mulot allongé mort et baignant dans son sang dans une souricière, et l’envie de posséder un mulot me passe aussitôt. Je pense à la morale d’un conte de Kaï : « Tuer des animaux est un péché qui nous vaudra peut-être d’être tués dans notre vie prochaine. » Ces mots résonnent toujours dans mes oreilles. « Et quand tu pèches des poissons, alors ? ai-je rétorqué. – Moi je vis au monastère, je prie avec le supérieur, je fais des actes de mérite tous les jours, alors ça fait rien. » LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
46 Dans la période où beau-papa travaille d’arrache-pied, son statut s’améliore considérablement. Il achète toutes sortes de choses et il y en a plein la maison, y compris une chaîne stéréo que j’aime écouter. Beau-papa me dit souvent qu’il m’aime beaucoup. Il veut que je m’applique à l’école. Il fera tout pour améliorer notre condition, afin que je vive à l’aise quand je serai grande. La sympathie que j’ai alors pour beau-papa me fait oublier mon père tout à fait. Ma mère s’occupe bien de moi, mais parfois, quand elle est de mauvaise humeur, elle me gronde et me bat comme avant, et chaque fois que je me fais battre, beau-papa s’empresse de me consoler et crie après ma mère, mais jamais après moi, quelle que soit la gravité de mes fautes. La vie familiale avec beaupapa m’a fait connaître le bonheur pendant presque un an. Le bonheur – tous ces souvenirs, je ne les ai jamais oubliés. Mais quand la fièvre du jeu s’empare à nouveau de beau-papa, il s’y abandonne et n’y gagne que pertes sur pertes. Au fur et à mesure qu’il perd, les objets dans la maison sont vendus les uns après les autres. Quand il se retrouve pratiquement sans le sou, ma mère est de plus en plus souvent d’humeur massacrante et finit par se plaindre sans arrêt, si bien que, parfois, beau-papa ne peut plus supporter ses récriminations et quitte la maison pour ne rentrer que le lendemain ou le surlendemain. Il prend de l’argent et s’en va jouer. Quand il a tout dépensé, il revient en redemander. Il commence à se ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
47 disputer avec ma mère à propos de riens et leurs querelles sont de plus en plus violentes. Mais, aussi monté qu’il soit contre ma mère, il continue de se comporter avec moi de la même façon qu’avant. Quand il lui arrive de gagner, il revient toujours avec un cadeau pour moi. Un jour, ils se querellent au point d’en venir aux mains. Je ne peux pas supporter de voir ça. Je fuis en larmes retrouver les garçons au monastère. Je revois toujours aussi vivement beau-papa sur le point de donner un coup de pied à ma mère. De lui flanquer un coup de poing. J’entends ma mère pleurer. Je pleure aussi et l’étreins fort. Quand il voit que je pleure, beaupapa s’arrête. S’approche pour me consoler, mais il se met à insulter ma mère en termes grossiers, sans se rendre compte qu’en faisant violence à ma mère il est en train de détruire la foi que j’ai en lui. Je ne me suis plus approchée de lui après ce jour-là. Ma mère pleure souvent quand il disparaît de la maison. Quand il rentre, ils se disputent à nouveau. Cette fois, je me force à le regarder lever la main sur elle sans intervenir. Ils s’empoignent devant moi. Ma mère crie de douleur à chaque coup de poing, à chaque coup de genou, et se remet à l’insulter de plus belle. Lui l’insulte tout autant. Les voisins accourent voir. Je me contente de regarder, les larmes aux yeux, ne sachant que faire. Quand Julie la chienne vient près de moi, je l’attrape. Prends un manche à balai. L’abat sur son échine de toutes mes forces. Julie pousse un hurlement. Je la prends par les pattes LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
48 pour qu’elle ne puisse pas s’enfuir et la roue de coups, encore et encore. Ses hurlements font vibrer mes tympans. Plus elle hurle, plus je la bats. Sa douleur doit être insupportable. Elle se débat pour essayer de m’échapper. Je la regarde. Soudain l’attire à moi. La prends dans mes bras. Puis je pleure à en perdre haleine. Les gémissements de Julie, les sanglots de ma mère, mes propres pleurs retentissent dans ma poitrine. Je caresse les longs poils de Julie pour la rassurer. Lève le manche à balai pour le jeter au loin, ce qui suffit à la terrifier. Je me dépêche de jeter le manche, puis serre Julie dans mes bras très fort. Me baisse pour renifler l’odeur forte de ses poils. Enfouis mon visage baigné de larmes dans son pelage, prise d’une haine indicible envers moi-même. Je commence à comprendre pourquoi ma mère me crie après. Peut-être est-ce parce que je ne lui rends pas ses coups, tout comme Julie m’a laissée la battre ? Cette nuit-là, j’ai dormi avec ma mère. Elle m’a dit que le lendemain elle me raccompagnerait à la maison. Je me suis rappelée la vieille maison où j’habitais il y a longtemps. C’est vrai, ça, on l’a quittée il y a bien longtemps, si longtemps que je me suis demandée ce qui peut bien rester de l’état flou qu’elle a dans mon souvenir. Nous y vivrons toutes les deux, ma mère se débrouillera pour m’élever elle-même. Je vais devoir changer d’école et me faire de nouveaux amis, mais nous resterons avec les membres de notre vraie famille dans notre vieille maison. Quand elle a fini de parler, ma mère pousse un long ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
49 soupir et pose sa main sur moi jusqu’à ce que je m’endorme. À l’aube, j’ai dit au revoir à tout le monde dans la grande maison. La vieille dame m’a de nouveau noué un fil de coton aux poignets et donné sa bénédiction. Quand la voiture s’ébranle, je cherche mon neveu et Kaï du regard, mais je ne vois personne. Beau-papa n’est pas encore rentré. Je ne lui ai pas dit adieu. Je regarde des deux côtés de la route le long de laquelle la voiture s’éloigne inexorablement de la maison, qui finit par disparaître et j’ai comme un coup au cœur.
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5 Mince alors ! Le monde que je vois en ce moment est drôlement flou, vague, tout embué, comme s’il était protégé par un rideau de larmes. Tout autour de moi semble se séparer et flotter, même le visage de ma mère. On dirait un lavis saturé de taches d’eau. Le lit a dû tourner sur lui-même pendant que je dormais pour qu’à mon réveil tout tourne de la sorte. J’ai la tête lourde et engourdie, si bien que je dois refermer les yeux. Mes membres n’ont plus de force. Mon cou est incapable de supporter le poids de ma tête. À part ma respiration, seules mes paupières indiquent que je ne suis pas encore morte. La serviette imbibée d’eau froide de ma mère me fait reprendre conscience mieux que précédemment. Les mains hargneuses de ma mère promènent la serviette humide sur mon visage et sur ma gorge. Pas un seul mot ne sort de la bouche de l’une ou de l’autre. Je ne suis pas capable de lire dans le regard de ma mère ce qu’elle ressent, parce que son image est toute trouble. Ellemême ne doit pas pouvoir lire dans mes yeux non plus, parce qu’ils sont dépourvus d’éclat, plus blancs que noirs, se révulsent, vacillent puis retombent en place et je dors gentiment à nouveau. Ma mère me secoue fort tout en me soulevant pour enlever ma chemise. À l’instant même, c’est comme si j’émerge d’un rêve. Je me débats pour éviter les mains ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
51 de ma mère qui agrippent le tissu protégeant fermement ce qui ne saurait être montré. « Change-toi donc. » Ce sont les premiers mots que ma mère m’adresse depuis une semaine. Elle me tourne le dos et s’en va. Je boutonne ma chemise gauchement comme une gosse en maternelle qui s’entraîne à s’habiller toute seule. D’un pas vif ma mère revient. Elle m’aide à descendre les marches et à gagner la voiture qui va me conduire en enfer. Quand la voiture s’arrête, tout le monde descend. Je reste assise inerte comme si je dormais, bras et jambes placés n’importe comment comme s’ils n’obéissaient plus à mon cerveau. Le cliquetis d’un lit d’hôpital se rapproche à toute vitesse. J’entrouvre les yeux et vois qu’il s’agit en fait d’un lit roulant qui dévale un plan incliné. Quelqu’un ouvre la portière la plus proche de moi. Un soldat jeune et musclé me prend dans ses bras et m’allonge sur le lit à roulettes, puis le pousse le long du plan incliné qui entre sous la voûte d’une caverne. Ma mère marche juste derrière, puis, courant presque, passe devant et fonce. Le lit poursuit son chemin, prend un virage et s’arrête devant une porte. « Service des urgences. » Passée la porte de la salle, mon oreille saisit vaguement une litanie de questions. Ma mère, debout dans un coin, répond. « Quel est son nom, madame ? Qu’est-ce qu’elle a ? Elle en a avalé combien ? Il y a combien d’heures de cela ? Par LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
52 exemple ? Remplissez le formulaire, madame. Pouvezvous vous faire rembourser ?… » Ma mère fait au docteur un exposé de ce qui s’est passé et lui donne le nom de divers stupéfiants. Le docteur écoute puis disparaît de la salle. Il entre et s’approche. Sa main me tapote légèrement le bras. Une infirmière et une aide-soignante apportent un appareil pour prendre ma tension. Le docteur fouille mes yeux avec un pinceau lumineux. Prend mon pouls. Allongée, je me contente de regarder mes doigts de pied. « On lui fait un lavage d’estomac, docteur ? » demande l’infirmière, qui est en train d’appuyer sur la poire du tensiomètre. Le docteur retire son stéthoscope. « Ce ne sera pas nécessaire… Elle a repris conscience. » Puis une drogue au nom bizarre est infusée dans mon système sanguin. « Mettez-la sous perf… Une poche devrait suffire… C’est cela. » Puis le docteur s’en va. Un étroit chariot chargé d’accessoires médicaux divers est poussé vers mon lit. Une bande élastique est nouée autour d’un de mes poignets, si serrée qu’elle fait un bourrelet dans ma chair. Un coton imbibé d’alcool est frotté contre le dos de ma main. Sa fraîcheur insensibilise la zone. L’infirmière, de ses quatre doigts tendus, frappe le dos de ma main de trois coups secs. Mes veines gonflent à vue d’œil. Je détourne le regard quand l’aideARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
53 soignante prend un bock à infusions plein d’un liquide couleur de pipi clair. Le soulève. L’accroche à une tringle d’acier dressée d’un côté du lit. Le bout de la tringle est bifurqué pour servir d’accroche et ressemble presque au trident du gardien des enfers comme on en voit dans les bédés. Le sac de sérum a un œillet pour l’accrocher tête en bas à la tringle. Sa fine tubulure en plastique est reliée à un mince tuyau de caoutchouc pourvu d’un robinet régulateur. L’aide-soignante ajuste le robinet et le liquide s’écoule. Alors que je suis toute à mon observation du trident, je ressens une douleur aiguë au dos de ma main. L’infirmière a enfoncé une grosse aiguille dans une de mes veines. Le sang sourd du trou de l’aiguille. Je secoue vivement ma main qui échappe à l’emprise de l’infirmière. L’aiguille est toujours plantée dans le dos de ma main. Le sang coule de l’aiguille et tombe sur le drap de lit, qui est d’un blanc immaculé, y formant des gouttes étoilées. Sur le dos de ma main, le sang continue de sourdre et de couler entre les jointures de mes doigts en traînées rouges. L’infirmière et l’aide-soignante se précipitent pour immobiliser mon bras, comme si elles avaient peur que mon sang ne contienne un virus ou ne macule leurs impeccables tenues blanches. « Tenez-vous donc tranquille. » L’infirmière m’empoigne la main fermement puis relâche l’élastique qu’elle avait oublié d’enlever. Saisit un autre bout de coton. Nettoie le sang sur ma main. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
54 Prend l’aiguille qui a sauté sur le drap et la jette dans la poubelle la plus proche d’un geste machinal. « Ne bougez pas. Je vais recommencer la piqûre. » La jeune infirmière pousse le chariot de l’autre côté du lit et entreprend de tendre l’élastique à nouveau. Elle ajoute d’un ton bougon : « Serrez les dents. C’est juste un mauvais moment à passer. » Elle recommence l’opération, puis essuie le sang avec une froide compétence. « Ne secouez pas votre main. Si l’aiguille saute encore, il va falloir vous piquer de nouveau, vous savez. » Je fixe le bout de l’aiguille qui perfore la peau fine pour pénétrer dans la veine. Au moment où elle trouve la veine, du sang rouge monte le long de l’embout du tube et s’écoule. Avant que l’aiguille ait été retirée, du sang goutte sur le sol, où il explose en éclaboussures vermeilles que je regarde avec regret. La jupe à mi-mollets remue au rythme des hanches de la jeune infirmière. Le bruit de rires et d’éclats de voix d’elle et de ses collègues s’insinue dans le tumulte de mes nerfs. Où est passée ma mère ? Ça fait bien une heure qu’elle n’est pas revenue. Je suis allongée aux prises avec cette douleur irritante, mes yeux fixés sur le liquide couleur de pipi clair, mon esprit à la dérive. Plic, plic, plic. Goutte après goutte. Chaque goutte se forme comme pour ajouter à ma douleur. Je promène mon regard autour de la salle et me sens rassurée. Je ne suis pas la seule à me retrouver sous perfusion. Chacune a son sac de sérum, comme si c’était ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
55 une décoration que nous devons toutes porter. La seule différence, c’est que la mienne n’est pas de la même couleur que les autres. La douleur au dos de ma main ne fait que s’accentuer au fur et à mesure que le liquide s’écoule goutte à goutte. Que faire ? J’essaie de remuer doucement mes doigts l’un après l’autre. C’est comme s’il y avait quelque chose qui les empêche de se presser les uns contre les autres. Plus je les remue, plus j’ai mal. Que faire ? Où donc est passée ma mère ? Et le docteur qui ne veut pas venir par ici… Je décide de me servir de ma main libre pour enlever les bouts de sparadrap transparent qui maintiennent la perfusion en place. Je tire doucement de peur que ça me fasse encore plus mal, et en dépit de cela, je ne peux pas éviter d’avoir mal, à cause de ces fichus poils encollés que j’arrache en même temps. Mais la volonté triomphe de la douleur. Le premier bout de sparadrap se détache. Le second. Le troisième. Je tire aussitôt sur le petit tube en plastique enfoncé dans ma veine et qui me fait tellement souffrir pour l’extirper enfin de mon corps. Mon sang coule par le tube. Je presse ma main qui saigne contre la housse du matelas. Une fois que je me retrouve avec toute ma liberté, je ne désire rien d’autre que de replonger dans le sommeil après avoir été tenue éveillée si longtemps. Puis tout autour de moi retourne au vide une fois de plus. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
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6 Ma maison natale… L’allée centrale est bordée de rangées d’arbustes aux fleurs orange depuis le portail de la clôture en bord de route jusqu’au perron de la clôture intérieure, qui est faite de fines barres de bois carrées de deux mètres de haut. La maison est peinte en bleu ciel. C’est une petite bâtisse juchée sur douze pilotis. Le porche avance à l’aplomb d’une balustrade blanche qui descend jusqu’au pied de l’escalier de l’étage. Le bac pour se laver les pieds n’a pas une goutte d’eau. L’intérieur est poussiéreux, avec des toiles d’araignée dans tous les coins. Les meubles et les matelas laissés là jadis sont toujours dans le même état. Il y a de longues rangées d’œufs de geckos dans les recoins et derrière les meubles. Les tiroirs des meubles sont pleins d’œufs de margouillats, de crottes de cancrelats, de revues porno, etc. Derrière la maison il y a une terrasse de planches ajourées. La cuisine où ma mère a accouché de moi n’a pas beaucoup changé. Sur la vieille balançoire, une boîte pleine de vieux vêtements est empilée sur des sacs de voyage. Des lambeaux de photos de stars pendent des vitres des fenêtres. La grande jarre est sèche. Tout au fond, l’écuelle d’aluminium noircie est presque entièrement recouverte de feuilles mortes. L’eau dans l’étang derrière la maison a beaucoup baissé. Les deux kapokiers sont couverts de fleurs en bouton. Les quelques fleurs déjà épanouies sont d’un blanc sale. L’autre étang, ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
57 qui appartient à la vieille dame de la maison d’à-côté, est totalement asséché, si bien qu’on voit son fond concave de terre craquelée avec des excavations qui se chevauchent. Les deux étangs se remplissent à ras bord au moment des crues ou quand il pleut à verse. Ma mère et moi passons plusieurs jours à transformer cette maison si sale en une demeure où deux personnes peuvent vivre. Ma nouvelle école est à moins de cent mètres de la maison. Presque tous les instituteurs ici connaissent ma mère. Tous me font bon accueil. À l’époque, l’école ne compte pas plus de quinze enseignants. Ma mère se met à travailler dur en se louant dans les rizières avec ma tante et mon oncle. Exposé au soleil, son visage se basane et se ride de plus en plus. Nous ne sommes pas installées depuis bien longtemps que beau-papa vient relancer ma mère jusqu’à la maison. Il jure qu’il ne se comportera plus comme avant. Ma mère accepte de se remettre en ménage avec lui et je dois en prendre mon parti, bien que, côté cœur, tout ne soit plus comme avant. Il y a comme un fossé entre nous. En plus, quand beau-papa nous dit qu’il vient de vendre sa maison, nous sommes sidérées. Il dit qu’il va s’installer ici avec ma mère pour de bon et se trouver un vrai travail une bonne fois. Nous élevons des cochons, achetés alors qu’ils sont encore d’adorables porcelets. La première fois que je les vois, ils me font penser aux deux porcelets que le beauLA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
58 père éboueur a récupérés sur un tas d’ordures et dépecés et qui ont couvert de sang le billot. Mon beau-père a mis de côté une part de l’argent de la vente de sa maison pour que ma mère puisse repartir travailler à l’étranger, comme elle le réclame, n’en pouvant plus de s’échiner dans la rizière. Avec l’argent qui reste, il achète des centaines de canards et d’oies pour les élever près de l’étang derrière la maison. Après des mois de démarches, ma mère peut enfin partir à l’étranger comme elle le souhaite. Ma mère partie, j’ai dû vivre seule avec beau-papa. Deux mois seulement après son départ, beau-papa s’est remis au jeu et a recommencé à perdre, mais il est toujours aussi attentionné à mon égard. Il engage une fille pour venir dormir avec moi quand il sait qu’il sera absent pour plusieurs jours, alors même que j’ai toujours Julie. En l’absence de ma mère, les objets dans la maison sont vendus. L’appareil stéréo que j’écoutais souvent disparaît. Je dois aller regarder la télé chez les voisins tous les soirs. Quand je trouve des gâteaux et des sachets de soupe au vermicelle dans le garde-manger, cela veut dire que je dois passer la journée seule. Plusieurs cochons sont vendus à un monsieur en ville. Les quelquesuns qui restent sont confiés au frère cadet de ma mère. Un jour, en rentrant de l’école, j’entends les canards qui s’égosillent. Ils ont faim et personne ne s’est occupé d’eux parce que mon oncle est parti à la rizière dès l’aube, et c’est à moi qu’il revient de leur préparer leur pâtée de son. Je regarde atterrée leurs becs qui claquent sans répit. À partir ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
59 de ce moment-là, je ne les laisserai plus jamais avoir faim, si bien que c’est moi qui me charge désormais de leur donner la pâtée. Quand je rentre de l’école, les canards sortent dare-dare de l’étang et accourent vers moi, sans craindre un seul instant que je leur marche dessus. Une fois rassasiés, ils redescendent jouer dans l’étang derrière la maison. Les jours où mon oncle rentre tôt de la rizière, il leur donne à manger à ma place. La maison de mon oncle est juste de l’autre côté de la clôture, qu’enjambe un petit pont. Mon oncle aime ramener à la maison toutes sortes de gibier bizarre pour ses repas, tels que sauterelles, chauvesouris, maquis, serpents, caméléons ou grenouilles. Je ne vais pas souvent manger chez lui. Les jours où beau-papa ne rentre pas et où il n’y a rien à manger à la maison, je me serre la ceinture. Un jour que je rentre de l’école, j’entends un concert de grenouilles provenant de la maison de mon oncle, mais il n’y a personne chez lui. Je vais voir de quoi il retourne. Les coassements proviennent d’un bidon. Dès que je soulève le couvercle, je vois les yeux clairs des grenouilles qui me regardent. Elles ont cessé de coasser dès qu’elle m’ont entendu soulever le couvercle. Je regarde autour de moi et ne vois personne, aussi je soulève le lourd bidon, traverse le pont et vais à l’arrière de ma maison, dans l’intention de relâcher ces pauvres bestioles, qui me font pitié. Si elles ne meurent pas en détention, ma tante les estourbira d’un coup du dos du couteau sur la tête ou sinon, elle les jettera vivantes dans LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
60 la marmite après les avoir dépiautées exactement comme on s’enlève une chemise. Je farfouille de la main dans le bidon et attrape la première grenouille que je vais rendre à la liberté. Elle gigote dans ma main. Ma main se couvre de bave qui sent la marée. Puis la première grenouille est par moi jetée par la fenêtre. Dans l’étang elle tombe, percutant l’eau avec un plouc retentissant. Aussitôt, une dizaine de canards fondent sur elle et se la disputent. Quand toute la bande de canards voit qu’un seul d’entre eux tient la grenouille dans son bec, ils se lancent à sa poursuite, le culbutent, se disputent la grenouille et se paient du bon temps. Je me contente de regarder. Je ne peux rien faire pour l’aider. Écartelée, elle doit déjà être morte. J’en jette une deuxième. Elle tombe près de l’étang à un endroit où aucun canard ne la voit. J’en jette une troisième. Une quatrième. Une cinquième. Elles restent où elles tombent. Ne cherchent pas à sauter et à se sauver. Et quand les canards qui se disputent la première grenouille passent par là et les voient, ils les attrapent toutes et se séparent en plusieurs groupes, chacun après sa proie. Je jette d’autres grenouilles et les canards s’en emparent aussitôt, si bien que j’abandonne l’idée de relâcher les autres. Toutes celles que j’ai jetées sont mortes. Je prends le bidon et le rapporte où je l’ai trouvé. Dans ma tête, je pense à toutes sortes de choses. Si mon oncle apprend que j’ai relâché des grenouilles, est-ce qu’il va me punir ? Est-ce ma faute si les canards les ont attrapées pour les manger ? Est-ce la faute des ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
61 canards ? De mon oncle et de moi, lequel des deux est le plus coupable ?… J’apprendrai par la suite que, quand on attrape des grenouilles, on leur casse les pattes pour qu’elles ne puissent pas sauter et s’enfuir. Celles que j’ai jetées sont restées où elles étaient sans tenter de fuir tout simplement parce qu’elle ne le pouvaient pas. Après cela, Julie s’est mise à faire des siennes. Poussée sans doute par la faim, elle a égorgé un canard. En rentrant de l’école je la vois en train de déchiqueter un canard sur la plate-forme de la maison, du sang partout sur le plancher. Je me précipite sur elle et lui donne un coup sur la tête pour lui faire lâcher prise. Elle ne veut rien savoir. Je la frappe à coups de poing et de pied, elle détourne la tête et continue de mâchonner. Lui desserrer les mâchoires et lui arracher le canard de la gueule n’est pas une mince affaire. Il y a des plumes de canard partout. Le canard est tout mou et poisseux de la salive de la chienne et de son propre sang. Il n’a plus du tout la forme d’un canard. En plus il pue. Il pue le sang et la fiente. Julie regarde le canard dans mes mains. Elle se pourlèche les babines, quémandant presque. Moi, je suis au bord de la nausée, mais je n’ose pas taper sur Julie, car si elle n’avait pas faim elle ne se serait jamais comportée de la sorte. Plusieurs jours plus tard, les villageois des environs viennent se plaindre que Julie vole les œufs que leurs poules couvent. Beau-papa ne dit rien, sinon que c’est normal, vu que Julie est enceinte. Je me réjouis qu’elle LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
62 soit enceinte et m’arrange pour lui trouver à manger, quitte à me priver. Le jour où Julie a accouché, je n’ai pas voulu aller à l’école. Je l’observe dès l’instant où elle se cherche une tanière. Elle y reste couchée tranquillement pendant des heures. Je caresse son ventre rebondi et attends… Bientôt le premier chiot apparaît de sous sa queue. J’écarquille les yeux. Je n’arrive pas à croire qu’une aussi petite fente puisse expulser un chiot de plusieurs fois sa taille. Et ce n’est pas tout. Un liquide glaireux et nauséabond continue de s’écouler. J’attrape le chiot et l’essuie avec un chiffon, parce que je ne veux pas que Julie lèche ce liquide visqueux et sale qui sort d’elle. Je porte ma main poisseuse à mon nez. C’est d’une puanteur insupportable. Le chiot de Julie est mort avant même d’avoir ouvert les yeux. Beau-papa m’explique qu’elle a fait ce qu’on appelle une fausse couche. Ensuite, je demande à une voisine de me donner un chaton pour l’élever. Beau-papa me dit que le petit chat pourrait me donner de l’asthme et il ne veut pas que je dorme avec. Cette nuit-là, j’ai dû prendre des chiffons pour en faire une couche tout contre le sac de son afin que le chaton soit au chaud, mais quand je me suis éveillée au matin, le sac de son s’était renversé et avait complètement aplati le chaton. J’ai pensé à part moi que j’avais encore commis une faute. Et quand je me suis rappelée le dicton selon lequel « Tuer un chat c’est comme tuer sept novices », j’ai été d’autant plus mortifiée. À l’époque, j’aime observer les poules en cachette, car ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
63 je me demande comment elles font pour que des poussins sortent des œufs qu’elles couvent. Quand je sais qu’une poule est en train de couver ou que ses œufs sont en train d’éclore, je glisse ma main au creux du nid. Certaines poules me piquent du bec en gloussant de colère, d’autres se contentent de menacer. Sous leur jabot c’est tiède mais sale. Des poux grimpent le long de mon bras que je frotte pour m’en débarrasser. Je choisis d’abord un œuf qui a de petites craquelures et, précautionneusement, du bout de l’ongle, je détache des morceaux de coquille. Au début, je vois le bout d’un bec. Le saisis et tire. La coquille se brise. Son intérieur est tapissé de minuscules vaisseaux sanguins. Le derrière du poussin est tout mouillé. Je le fais sortir entièrement et le remets dans le nid comme avant, et me cache pour voir ce que sa mère va faire quand elle le verra. J’ai peine à en croire mes yeux : la poule tue son enfant en quelques coups de bec et, en plus, elle le mange ! Je m’entête à en ouvrir d’autres pour voir. Certaines poules mangent aussi leur enfant, d’autres ne font rien. Mais ce qui ne change pas, c’est qu’aucun des poussins que j’ai aidé à naître ne survit. Beau-papa me dit de cesser de jouer avec les œufs de poule, car les poussins sont de santé fragile. Je cesse donc et me tourne vers les œufs de dinde, vu qu’ils sont plus gros et donc sans doute moins fragiles. Ah ouiche ! Je n’ai même pas le temps d’attraper l’œuf : je reçois un tel coup de bec sur le bras que j’en porte encore la marque. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
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7 Dans mon rêve, j’entends des gens qui parlent près de moi. « Elle ne veut pas se laisser soigner. J’ai dû lui refaire l’intraveineuse. » Ce n’est pas un rêve, mais bien la réalité. J’ai refait surface. La voix de l’infirmière est toujours là. « Elle s’est enlevé le drip pendant qu’on avait le dos tourné. » J’ouvre les yeux et regarde autour de moi. Je vois maman debout près de mon lit, les traits tirés par l’inquiétude. Ce jour-là, nous avons dû revenir chez nous dans l’heure qui a suivi, sans doute parce que l’hôpital ne pouvait accepter quelqu’un comme moi qui refuse tout traitement. Le soleil disparaissait derrière la crête de la montagne. J’ai regardé le grand bâtiment de l’hôpital qui se pressait contre le flanc de la montagne. Il a rapetissé au fur et à mesure que notre voiture s’éloignait. Je me suis retrouvée couchée à la maison et on m’a remise sous perf. C’était la troisième aiguille de la journée, et cette nuit-là j’ai dû la supporter toute la nuit. Maman a engagé une garde-malade pour s’occuper de moi pendant deux jours, mais mes symptômes de léthargie profonde n’ont pas diminué. Finalement, tôt le troisième jour, on m’a reconduite à l’hôpital. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
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8 Maman est revenue les bras chargés d’objets qu’elle avait achetés à l’étranger. Bien que dix ans se soient écoulés depuis lors, j’ai toujours dans un tiroir le chien blanc en peluche fonctionnant sur pile qu’elle m’a tendu à sa descente de voiture sous la pluie ce jour-là. Et j’ai toujours dans le cœur l’impression que j’ai ressentie alors. Ma maison est devenue riche du jour au lendemain et s’est emplie d’appareils ultramodernes. Maman a fait venir de la terre par camions pour combler l’étang derrière la maison. Tous les canards se sont réfugiés sur l’étang de la vieille dame de la maison d’à côté. Les arbustes devant la maison ont péri étouffés sous la latérite. La vieille maison a été surélevée, de même que son terreplein, si bien qu’elle domine les maisons alentour. Maman a acheté une grande structure de maison en préfabriqué et l’a installée là où se trouvait auparavant une profusion de plantes médicinales. C’était un squelette de bois coiffé d’un toit en planches, vendu tel quel. À présent, je comprends que ce que voulait maman ne se bornait pas à cela mais qu’elle avait aussi des vues sur mon avenir. Même si, désormais, la maison neuve est devenue vieille, elle est toujours dans le même état, un schéma de maison en bois avec un toit qui ne peut servir à rien du tout, sinon qu’à l’occasion je m’y rends seule, m’assois et fume un joint en pensant à maman autrefois et à tout ce qui s’est passé ici. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
66 La situation financière de maman s’est améliorée. Beau-papa a continué de jouer comme toujours. Maman s’est tournée vers une autre activité que la rizière, qui lui abîmait la peau. Le premier cochon, il faut trois solides gaillards pour lui lier les pattes et le sortir de la porcherie. Ils le ligotent avec une grosse corde et l’attachent court au premier pilotis soutenant le porche de la vieille maison bleu ciel. Sur l’esplanade couleur de brique aplanie au rouleau compresseur, le cochon est couché attendant la mort. Il se débat en vains soubresauts. Tu sais que tu vas être tué ? je n’arrête pas de lui demander en pensée, et en un éclair je vois les deux porcelets que le beau-père éboueur a dépecés et dont le sang a inondé le billot. Je détourne la tête et file à la maison, m’allonge sur le lit et me berce de droite et de gauche. Les grognements du cochon luttant pour se mettre debout me parviennent étouffés et m’obligent à sortir pour aller le voir de nouveau. Je vois une grande bassine vide en émail blanc tout près. Un homme qui tient un coutelas est debout tout près. Maman souffle sur le four à charbon pour faire bouillir de l’eau. Au bout d’un moment, l’eau bout à grosses bulles. Maman fait rouler des braises au sol et allume un feu de bois sur le terre-plein. Trois hommes, dont beaupapa, s’affairent autour de la citerne. Ils décrochent une grande jarre et viennent la mettre près du feu de bois, puis pompent de l’eau jusqu’à ce qu’elle soit pleine. Un autre homme tapisse le sol alentour de feuilles de banaARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
67 nier sur une large surface. Beau-papa dispose sur un long plateau en bambou de quoi consommer un alcool de sa composition. Maman apporte un assortiment d’instruments de cuisine qu’elle dépose à côté, si bien que le plateau a à présent tout ce qu’il faut pour préparer le boire et le manger. Au crépuscule, je sors voir ce qu’ils vont faire ensuite. Je passe la tête à travers les barreaux de la balustrade. Près du pilotis où le cochon est attaché, un homme armé d’un coutelas à longue lame s’approche du cochon puis s’assied. Pose sa main libre sur le cou de la bête. Tâte en quête de quelque chose. Au bout d’un moment, il passe la lame crissante du coutelas deux ou trois fois sur une pierre. Je regarde cœur battant. Le dernier crissement de la lame sur la pierre cesse. L’homme lève le coutelas et le plante au creux du cou du cochon jusqu’à la garde. Le couinement suraigu de la bête m’entaille le cœur. Je me contente de regarder, les yeux écarquillés. Le cochon s’arrête de crier pour se débattre en soubresauts. L’homme attrape une bassine de taille moyenne et recueille le sang qui s’écoule du cou d’un blanc blafard, alors même que le cochon continue de lutter. Et voilà que les cordes qui le lient sautent. Ses pattes ruent. Percutent la bassine. La renversent. Le sang s’étale en flaque sur le sol. Le cochon se débat de plus belle. Les hommes s’abattent sur lui, saisissent ses pattes, les ligotent de nouveau et le lardent de coups de coutelas au même endroit du cou. La bête jette un dernier hurlement. Son corps tressaille, LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
68 et pour finir ne bouge plus. L’homme reprend la bassine. Recueille le sang qui gicle du cou comme d’un sac en plastique qui fuit. Beau-papa coupe un brin de lichen et le jette dans la bassine. Il malaxe le sang dans son poing. Le liquide ruisselle entre ses doigts en faisant des bulles. Maman prend un petit sac en plastique. L’emplit de sang. Le ferme avec un élastique. On enlève les cordes au cochon, qui gît absolument immobile. Il ne faut pas longtemps au rasoir affilé et crissant pour faire le tour du corps et le laisser sans une soie. On jette les soies dans le brasier et elles dégagent une odeur âcre de cheveux en feu. On tourne le cochon ventre à l’air, puis le fil du coutelas l’ouvre du haut du cou presque jusqu’à l’entrecuisse. Un tube de néon de cent watts dégage une lumière crue qui permet de voir clairement les grosses mains de l’homme qui soulèvent le foie et les entrailles puis les détachent au coutelas. Il dispose les divers morceaux en piles séparées, puis détoure la tête du corps. L’expose au feu jusqu’à ce qu’elle roussisse. Ensuite, il brise le crâne à la hachette. Écarte les esquilles. Dégage la cervelle. La met de côté sur un plateau. Les viscères du cochon sont séparés les uns des autres. Un homme se détache du groupe pour aller vider les boyaux de leur merde. Certains se partagent les morceaux de porc empilés sur les feuilles de bananier sans les peser. Puis l’alcool commence à couler dans ma maison. C’est la première nuit de fête, en échange de la ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
69 vie d’un cochon et d’une entaille dans mon cœur. Je m’assois discrètement avec maman dans un coin en retrait du cercle des buveurs. Je les écoute parler du poids, du prix, du profit et de la saveur des tranches de foie cru qu’ils trempent dans la bile et se mettent sous la dent. J’avale ma salive tout en pensant au goût de ça et j’ai envie de dégueuler, écœurée par chaque bouchée qu’ils enfournent d’un plat improvisé de sang frais aux piments. Aujourd’hui, je suis la seule personne à manger cuit, et néanmoins j’ai de la peine à avaler. Avec les chansons folks en stéréo à fond la caisse, on se croirait dans une fête de temple pour gagner des mérites, alors qu’on vient de commettre une mauvaise action. Couchée, j’écoute les éclats de voix des gens soûls. Le vacarme assourdissant des chansons folks m’empêche de dormir. Je me tourne et me retourne. Mes pupilles ne voient que du rouge. Ne voient que le cochon en convulsion. Il couine suraigu. Je m’éveille en sursaut dans le noir. Ce n’est que maman qui ferme la fenêtre à la tête du lit. Au matin, les villageois apportent des boisseaux de riz en échange du monceau de viande de porc et du sachet de plastique plein de sang que chacun d’eux a emporté chez lui la nuit dernière. Cela nous vaut plusieurs sacs de riz, que maman va vendre. Elle met une partie de l’argent de côté, et une moindre part va à beau-papa, qui la joue au jeu. Les cochons à la maison sont égorgés l’un après l’autre jusqu’au dernier. Dès lors, maman et beauLA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
70 papa en achètent d’autres aux villageois pour les égorger aussi. J’aime observer les yeux des cochons, pensant à part moi que si c’étaient des êtres humains, ils pleureraient et supplieraient qu’on leur laisse la vie sauve. Quand ils sont en vie, leurs yeux roulent comme des billes dans une bouteille, mais quand leur tête se détache de leur corps, ils deviennent comme des balles de pingpong qu’on aurait marquées d’un point noir. Ni plus ni moins. Le pilotis qui soutient le porche est couvert de traces de sang qui, à force d’éclaboussures, forment une croûte épaisse qui s’effrite par plaques. L’esplanade à cet endroit est devenue un terrain d’exécution pour animaux. J’assiste à la mort de chacun sans exception. Est-ce à dire que j’aime les mises à mort ? Pas du tout. En fait, je les ai en horreur. Chaque fois que j’assiste à l’une d’elles, je suis excitée, d’une excitation faite de consternation et de pitié. Aujourd’hui, maman amène un gros buffle à la panse rebondie qu’elle attache au même pilotis. Elle ne lui lie pas les pattes comme les cochons condamnés, mais lui lie le cou au pilotis si étroitement qu’il ne peut pratiquement pas bouger la tête. Ses cornes frappent le pilotis avec un bruit sourd tandis qu’il attend son bourreau. Je me hausse sur la pointe des pieds, le menton sur la rampe de la balustrade, attendant sans impatience. Quoi d’étonnant à cela ? J’assiste à ce genre de scène si souvent. Sauf qu’aujourd’hui c’est spécial, il ne s’agit pas ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
71 d’un cochon… Beau-papa, une masse sur l’épaule, déboule, venant de l’extérieur, et pose la masse contre le pilotis. Ses amis, anciens et nouveaux, sont déjà prêts à écluser comme d’habitude. À la tombée de la nuit, la mise à mort commence avant même que je m’en rende compte. Un homme corpulent soulève la masse à bout de bras et l’abat sur la tempe du buffle, qui tressaute si fort que tout le porche tremble. L’instant d’après, la masse s’abat à nouveau, et à nouveau le buffle tressaute. La masse s’abat, s’abat, jusqu’à ce que le buffle ne réagisse plus. Pendu au pilotis, il reste debout. Seul son arrière-train s’affaisse. Un autre homme prend un coutelas à lame longue et épaisse et l’enfonce dans la jugulaire. Dès que la lame se retire, un flot de sang vient avec. Le sang couvre de rouge luisant le fil de la lame. Le sang s’écoule dans la bassine qui l’attend. Cette fois, on en recueille plusieurs fois plus que d’un cochon. En outre, il est plus foncé… Les hommes s’entraident pour dénuder le buffle d’un large pan de peau qu’ils plient. Je descends de la maison et vais m’asseoir tout près pour mieux voir. J’enfonce un doigt dans la peau du buffle. Ce n’est que de la peau de buffle, ce n’est plus lui. Ils coupent la tête du buffle à la hache, puis découpent le corps en morceaux qu’ils empilent. Je regarde les viscères. Ils ont tous l’air tellement grand. L’estomac est plein d’herbe broyée ; l’intestin grêle, de chyle. Ils se mettent à plusieurs pour vider les boyaux de leur merde qu’ils recueillent dans un bidon et vont jeter sur la pile LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
72 de déjections des cochons. Le chyle fin, ils le mettent de côté pour maman, qui en emplit un petit sac en plastique comme elle fait pour le sang et pour la bile. Je regarde les quartiers de viande d’un rouge vif. Un buffle donne tellement plus de viande qu’un cochon. Quelqu’un réclame les cornes du buffle pour en décorer son grenier. Les paires de cornes les mieux formées, maman se les réserve. Il y en a tellement qu’elles forment une pile énorme sur la terrasse à l’arrière de la maison. Ma maison est comme un abattoir. Je regarde la gueule de chaque animal. Je me souviens d’une vache à la panse distendue, prête à vêler. Sa gueule était inexpressive. Maman me dit que cette vache est malingre et risque de mourir en accouchant. Personne ne veut de la viande d’une vache morte de maladie. Son propriétaire l’a vendue à bas prix. Elle est tuée le soir même. Peu de temps avant qu’on ne lui fracasse le crâne à la masse, je suis encore en train de caresser sa panse rebondie. Je voudrais toucher le petit veau recroquevillé à l’intérieur. Quand on tue la mère, son enfant doit mourir aussi. Je demande pourquoi on n’attend pas qu’elle accouche avant de la tuer. La réponse : « Maigre comme elle est, comment veux-tu que son petit survive ? » C’est pas vrai. On me raconte des bobards. Je sais bien qu’elle n’est pas bien portante ; alors, qu’est-ce qu’on va en tirer comme viande, je vous demande un peu ? Puis la question que je me pose trouve la bonne réponse, bientôt confirmée… Le cercle des buveurs installé d’ordinaire ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
73 sous la maison neuve se transporte sur le porche de ma maison, près de ma chambre. Quand on a fini d’estourbir la vache, je ne veux plus regarder cette scène insoutenable, car je crains de ne pouvoir la supporter. Aussi, je m’enfuis. Monte m’allonger. Yeux grands ouverts, j’écoute les conversations qui viennent d’en bas. Ils discutent entre eux de que faire vu que le temps est à la pluie. Plusieurs d’entre eux mettent ce qu’ils peuvent à l’abri dans la maison. J’ouvre la fenêtre à la tête du lit et regarde. Je vois une assez grosse boîte en fer blanc à moitié pleine d’eau sur le fourneau. Maman est en train de verser du sel dans l’eau qui bout et d’y ajouter les autres ingrédients d’un tom yam∗. Au bout d’un moment, les buveurs montent et s’asseyent en cercle, accompagnant leur boisson des amuse-gueule habituels : sang frais aux piments, foie cru, viande grillée et nâm tok∗∗. Je les entends dire que la viande de la vache n’est pas fameuse ni abondante, mais que le veau sera délicieux, d’autant qu’il est fraîchement tué. Le veau tout blanc, gros comme un nouveau-né, repose dans la bassine, yeux fermés, ses longues pattes quillées en tous sens. Bientôt, un des buveurs le prend par le cou, le soulève puis le fait glisser dans le bidon alors que l’eau bout furieusement, brassant les épices. La panse du veau ∗
Soupe acide et relevée, particulièrement prisée des buveurs – et des touristes, dans sa version édulcorée. ∗∗ Viande hachée aux piments et aux herbes, plat du Nord-est de la Thaïlande.
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74 est intacte ; on ne lui a pas enlevé les entrailles. Au contact de l’eau bouillante, les longues pattes se raidissent et se coincent contre la boîte et empêchent le reste du corps d’entrer entièrement dans l’eau. Le cou dépasse du bord de la boîte, s’y repose, et la tête se tourne vers moi. Je me contente de la regarder, prise de pitié. Ouvre les yeux ! Mais ouvre donc les yeux ! Je l’appelle dans mon cœur, mais les éclats de rire des buveurs recouvrent entièrement mes sentiments, comme s’ils étaient en train de se moquer de mes idées stupides, moi qui ne sais pas à quoi ressemble le goût du veau au-delà de l’odeur fétide qu’aucune épice ne saurait déguiser. À quoi son goût ressemble, je me le demande. Comment font-ils pour manger ça ? L’odeur est vraiment répugnante. L’eau du tom yam qui bouillonne est riche de sang et de chair tendre. Son crâne est vraiment tout petit. Il n’a pas encore de cornes. De fait, il ressemble à un chien. Cette nuit, ils vont sans doute tout manger, sans laisser ne seraient-ce que les os tendres pour les chiens. Ça suffit. Je ne veux pas en voir davantage – vraiment, tu ne veux pas ? Comment ne pas regarder plus longtemps ? Avant peu, ils vont manger les viscères : tu ne vas pas rater ça ? Peut-être qu’il va ouvrir les yeux. Ouvre donc les yeux ! Ouvre les yeux et regarde moi. Je veux que tu ouvres les yeux. Je laisse retomber ma tête sur l’oreiller, puis ferme les yeux pour mieux voir. J’entends ma propre voix me dire d’ouvrir les yeux. D’où vient donc cette voix ? Un chuchotement à l’oreille qui retentit dans mon cœur. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
75 J’ouvre les yeux au point de ne quasiment pas pouvoir dormir. Cette nuit, c’est pareil. Le veau est dans mon cœur. Il m’avertit que je dois m’appeler ou alors il est en train de m’appeler pour que je me réveille. Je suis allongée les yeux grands ouverts dans l’obscurité. Ne vois rien que du noir. Si quelqu’un était capable de voir dans l’obscurité en ce moment, il verrait mes yeux écarquillés par la peur, comme ceux du buffle souffrant sous les coups de masse, la gorge lardée de coups de coutelas aiguisés. Il hurle. Se débat en soubresauts. Rue. Cesse de respirer et plonge dans un doux sommeil quand il échappe enfin à la torture de la douleur. Quand maman m’a dit qu’elle allait cesser de tuer des animaux, qu’est-ce que j’ai pensé ? Je ne saurais dire ce que j’ai ressenti, à part un extrême soulagement. Au moins, je n’aurais plus à voir ça. Il fallait bien que ça prenne fin une bonne fois. Mais voilà que le même jour maman me demande de l’aider à tenir un gros dindon par les pattes pendant qu’elle le tue. Par le passé, ce dindon a souvent gonflé son plumage pour me menacer. Quand je m’amusais à le taquiner, il gonflait ses plumes et se mettait à glouglouter, en déployant les plumes de sa queue comme le font les paons, mais sa queue n’était pas du tout belle comme celle d’un paon. En plus, il avait sur la tête une boursouflure qui faisait comme un long ver de terre agrippé au bout de son bec. Quand il me menaçait, parfois je le chassais à coups de pied feints, parfois il me pourchassait en me donnant des coups de LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
76 bec. L’attraper n’était pas difficile, coups de bec mis à part. Il suffisait que j’approche mon pied de lui pour qu’il se mette à me courir après. Maman me dit de l’attraper, de prendre son corps dodu dans mes bras et de le lui apporter dans la cuisine. Je me force à faire ce que maman me demande malgré la pitié que j’ai pour lui. Je pense à tout le temps qu’on a passé à l’élever. Et voilà que son heure est venue. Je l’attrape. On lui noue les ailes dans le dos. Maman appuie sur sa tête d’une main ferme tandis que, de l’autre, elle lui arrache les plumes autour du cou. Je vois du sang sourdre des trous à la racine des plumes. J’en ai mal pour lui. L’eau bouillante glougloute sur le fourneau. Maman prend un bol. Le place sous le cou du dindon. Elle me rappelle de tenir les pattes bien serrées. Sa main libre saisit un couteau de cuisine, fin mais si aiguisé qu’au premier coup porté sur le cou incurvé le sang gicle dans le bol et s’y écrase en moussant. Le dindon se contracte et se débat, mettant mes bras à rude épreuve. C’est qu’il n’est pas malingre, lui. Je le regarde, me mords les lèvres et ressens une douleur aiguë. Je voudrais lâcher ses pattes pour qu’il se sauve, mais ce n’est qu’une idée. Maman me dit de le soulever et de le maintenir en l’air. Je fais comme elle me dit. Quand je le soulève, il bascule à la verticale, tête en bas. Maman lui incise le cou une fois encore, et un nouveau jet de sang fuse. Le dindon tressaute de douleur si violemment que mes bras en sont tout secoués. Je regarde le sang vermeil dans le bol. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
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9 Quarante-cinq jours à l’hôpital. Maman n’est pas venue me tenir compagnie une seule journée entière. Elle vient en général aux alentours de midi pour repartir dans l’heure qui suit, disant quʹelle a fort à faire. Son travail, c’est quoi ? Tenir la maison. Arroser les quelques plantes. Donner à manger aux trois chiens. À part ça, quoi d’autre ? Elle vient me voir à l’hôpital accompagnée à plusieurs reprises d’amis à elle, jamais deux fois le même, et toujours des hommes que j’ai entrevus souvent auparavant. Elle me dit même qu’un ami se tient à sa disposition pour la conduire de la maison à l’hôpital. Ma sœur est venue me voir et a passé une nuit avec moi. Une seule nuit et on ne s’est plus revues. Plusieurs de mes amis sont venus me voir à l’hôpital une seule fois et aucun n’a osé revenir, parce qu’avant d’être autorisés à me rencontrer, on les a fouillés et on ne leur a pas permis d’entrer avec ne serait-ce que des cigarettes. Mon professeur est venu m’apporter mon bulletin scolaire jusqu’à mon lit avec ses félicitations : j’ai encore une fois les meilleures notes. Maman et moi nous disputons à l’hôpital même parce qu’elle refuse de laisser mes amis me rendre visite. Elle me dit qu’elle ne fait confiance à personne. Qu’elle craint que mes amis ne m’apportent des drogues. Qu’elle s’étonne d’ailleurs que je n’en manifeste pas le désir. Le docteur et maman supposent que je LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
78 m’en procure d’une façon ou d’une autre. Ils n’ont pas tort. Même ici, je n’ai aucun problème pour fumer des cigarettes. Je n’étais pas ici depuis plus de quelques jours qu’une femme qui me ressemble et que j’ai déjà vue quelque part – mais où, je ne m’en souviens pas – est venue en compagnie d’un homme en tenue de parachutiste. Elle n’a pas l’air de bien me connaître, car elle se trompe en prononçant mon petit nom. Elle me dit qu’elle connaît ma mère. S’enquiert poliment de ma santé. Je remarque que, dans la poche de la chemise de l’homme, il y a un paquet de cigarettes. Aussi, je lui en demande une. Sans perdre de temps en circonlocutions, il me tend le paquet, puis me demande si je veux du feu. J’accepte l’un et l’autre. Depuis ce jour-là, ils ne se sont plus jamais manifestés. Plusieurs jours plus tard, un proche de la malade dans le lit à côté du mien s’est étonné de me voir aller aux toilettes souvent. Il a dû trouver ça suspect. Quand je suis sortie des toilettes, il y est entré et a senti l’odeur de cigarette. L’affaire est parvenue à l’oreille de maman. Elle a pleuré assise à côté de mon lit. Me suppliant d’avouer. Me demandant sans relâche où je m’étais procuré les cigarettes. Aucun ami ne vient plus me rendre visite. Le médecin traitant a envenimé les choses en disant que, dans ces cigarettes, il y avait de la poudre blanche mélangée au tabac. Quelle foutaise ! Si c’était vrai, je serais complètement dans les vaps. Depuis que je suis née, je n’ai jamais essayé. Pas une seule fois. En plus, j’ai fumé tout le paquet et leur goût n’était en ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
79 rien différent de celui des cigarettes en vente sur le marché. J’ai pris ce toubib en grippe. Pas seulement pour ça. Il a encore ajouté qu’avant peu, j’en distribuerais à toutes les autres patientes, vous allez voir, et que j’aurais du sang dans mes selles. J’aurais voulu lui rire au nez. Il a dit encore, Une fois qu’elle aura du sang dans ses selles, elle sera pour ainsi dire guérie et pourra rentrer chez elle. Quelle absurdité ! Comment ce type peut-il être docteur ? Est-ce qu’il m’examine seulement ? Rien que ça, et il ne sait pas qui est droguée et qui ne l’est pas. Je suis restée assise ou allongée des jours et des jours à attendre sans qu’il y ait le moindre indice de sang dans mes selles, ce qui signifie que je dois rester à l’hôpital pour une durée illimitée, mes bras de plus en plus couverts de traces de perfusions pendant tout ce temps. Du tout premier jour où je suis entrée à l’hôpital, j’aime regarder le sérum tomber goutte à goutte à goutte à goutte. Quand le sac est presque vide, il y a sur le tuyau un embout, placé à environ une coudée de la veine, pour brancher un nouveau sac, mais le docteur ne s’en est jamais servi. À chaque changement de sac, il fait une nouvelle piqûre. Pourquoi cela ? J’aime compresser le tube. C’est un tuyau de caoutchouc souple. Quand je le presse fort, le sérum n’est plus en mesure de couler et de pénétrer dans ma veine. En même temps, le sang ressort au point d’injection et colore de rouge la portion du tube jusqu’au point de pression. Quand je retire ma main, le sérum coule et fait pression sur le sang qui, peu LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
80 à peu, reflue. La portion rouge du tube commence à changer. Le rouge se dilue. Devient rose. Finit par s’effacer. Mais si je presse trop longtemps, le sang qui remonte le long du tube s’y accumule. En l’absence de flux, le sang se coagule et stagne. Dès lors, j’ai beau presser le tube, le sérum ne peut plus pénétrer dans la veine comme avant. Au début, je laisse le tube comme ça jusqu’à ce que l’infirmière le remarque. Elle se sert alors d’une seringue pour transpercer la zone de sang durci. Parfois le sang n’est pas encore très coagulé et l’aiguille le traverse, mais s’il est coagulé, l’infirmière doit changer de tube et me faire une nouvelle injection, si bien que mes bras sont couverts de piqûres d’aiguille. Certains jours, j’appuie sur le tube quatre ou cinq fois. L’infirmière se demande comment diantre mon sang peut bien remonter dans le tube et, en plus, se coaguler si souvent, ce qui est anormal. Personne n’en sait rien. Ils se contentent tous de dire que j’ai quelque chose de pas normal, que ma circulation sanguine n’est pas normale. En entendant cela, j’ai envie de leur crier au visage : « Imbéciles ! Vous ne vous rendez donc pas compte que je ne suis pas du tout malade ? » Si je fais de la fièvre dans l’après-midi tous les jours, c’est parce que je ne prends pas les médicaments à l’heure voulue. Le matin, quand le docteur me donne les médicaments à prendre après le petit-déjeuner, je ne les avale pas. Je les enfonce dans la poche de ma chemise. À la mi-journée, le docteur distribue de ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
81 nouveau des médicaments à prendre après le repas. C’est alors que j’avale le premier lot. Au bout d’un moment, j’ai chaud partout, je transpire à grosses gouttes comme si je venais de passer des heures à marner sous le soleil, alors même que j’ai la chair de poule et des frissons. Maman doit me trouver une couverture et brancher le ventilateur. Elle ne sait plus où donner de la tête. Le docteur doit m’examiner souvent. Je dois avaler une nouvelle dose de drogues. Subir une nouvelle piqûre. Mes symptômes s’atténuent. Ce que je veux, c’est retenir l’attention. Personne ne le comprend. Pas même maman. Maman ne sait pas que, si j’ai de la fièvre en début d’après-midi, c’est que je ne veux pas qu’elle s’en aille. J’aimerais qu’elle passe la nuit avec moi, qu’elle reste plus longtemps qu’elle ne le fait, au lieu de s’habiller juste pour parader devant une malade et puis s’en aller. D’apporter quelque friandise et puis s’en aller. Chaque nuit, j’essaie de ne pas m’endormir, bien que certains des cachets du docteur soient sans doute des somnifères. Je lui ai demandé qu’est-ce que c’est tous ces médicaments qu’il me donne. Il n’a rien répondu. Aussi j’ai décidé de ne pas en avaler un seul. En pleine nuit, je me lève, m’assois et reste tranquillement à regarder l’infirmière qui vient changer les sacs de sérum. Quand elle arrive à ma hauteur, elle doit aussi me refaire une perfusion. Si jamais elle me demande pourquoi je ne dors pas, je lui répondrai que, si je dors, comment est-ce que je saurai quand le sang remontera le long du tube. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
82 Les médicaments que je ne prends pas le soir, je les garde pour les avaler le lendemain matin, en les panachant quand l’envie m’en prend. Certains jours, j’ai des bouffées de chaleur dès le matin. Le docteur vient m’examiner et ne comprend pas ce que j’ai. Les jours où il a des soupçons précis, il dit à l’aide soignante de me mettre dans une chaise roulante et de me conduire dans telle salle d’examen. On m’a ainsi vérifié les poumons, le sang, l’urine, etc., mais on n’a jamais rien trouvé d’anormal. À part cela, je dois aussi parler avec un psychiatre tous les mardis et mercredis. Depuis qu’on s’est rencontrés le jour même où je suis entrée à l’hôpital, il m’a fait lui raconter tout ce que j’ai sur le cœur, depuis « Pourquoi est-ce que tu…? » jusqu’à « Bon, va te reposer maintenant, on remettra ça la prochaine fois ». Je lui ai parlé de maman, de l’école, de la maison tant et plus, mais ne lui ai jamais raconté ce que je fais pendant tout le temps que je suis à l’hôpital. J’attends tous les jours le moment où j’aurai du sang dans mes selles. Au bout d’une semaine, on me soigne toujours comme avant : deux sacs de sérum et une piqûre par jour, médicaments, repas. La nourriture, toujours la même, est rebutante. Je mange fort peu. Deux sacs de sérum par jour doivent suffire à me maintenir en vie. Une fois, j’ai demandé au docteur quand est-ce que je serai guérie. C’est quoi, au juste, mon problème, vu que les jours où je ne me fais rien de spécial, je vais bien ? Le docteur m’a dit que ma mère ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
83 voulait que je reste ici un certain temps. Pourquoi ? Je n’en sais rien. J’en ai ras le bol. Un hôpital n’est pas un endroit où il fait bon vivre. Quand j’y suis entrée, j’ai vu une fille qui avait avalé de la poudre à récurer les WC et qui avait la bouche et la gorge à vif, mais elle est sortie de l’hôpital bien avant moi. Maman m’a raconté que cette fille était furieuse contre son père parce qu’il s’était tué à force de boire. À la réflexion, avec un prétexte aussi fallacieux que celuici, ça fait longtemps que je devrais être morte. Dès que cette fille est partie, une autre a pris sa place. La première nuit qu’elle est arrivée, elle semblait aller plutôt bien. La nuit suivante, le docteur a dû lui faire une transfusion de sang. J’ai regardé la poche de sang au-dessus de son lit tout en pensant à des tas de choses. Quelqu’un avait dû faire don de son sang. Mais non, pas du tout, c’était un échange. J’avais vu plusieurs de ses proches avec un pansement sur le bras, ce qui voulait dire qu’elle avait pris du sang de ses proches. Sans doute qu’ils pouvaient se le refiler de l’un à l’autre. Dans mon esprit, s’il se trouve que je perde beaucoup de sang, je devrai me servir du sang de mes proches. Mes proches, c’est qui ? Maman et ma sœur seulement. Ma sœur, pas question : je doute fort qu’elle revienne me voir. Et du sang de maman je ne veux pas. Maman doit avoir du sang de buffle dans les veines. Elle a recueilli du sang de buffle dans des sacs en plastique, je m’en souviens. Elle a vendu de la viande de porc. Elle a soulevé la bassine LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
84 pleine de sang de cochon. Elle a décapité des poulets. Leur sang a giclé en éclaboussures mousseuses. Il n’a pas coulé dans un tuyau en caoutchouc comme le mien. N’est pas ressorti comme quand je presse le tube de sérum. Le sang de ma voisine de lit s’est épuisé, la poche s’est ratatinée en formant des plis. Au bout d’un moment, l’infirmière a remplacé la poche par une autre. J’ai pensé aux sacs de sang de maman – ils avaient une tout autre contenance, et étaient plus foncés. Ce sang-ci doit être de première qualité, autrement on ne le donnerait pas à une malade. Vois comme il est rouge. Et le mien alors ? Rouge foncé ou rouge vif ? Je ne sais pas, tant que je n’essaie pas de le faire monter une nouvelle fois. Elle est morte dans la nuit. Avant qu’elle ne meure, les infirmières se sont mises à plusieurs pour lui administrer de l’oxygène. Je me suis même levée pour aller voir, vu que la salle d’urgence était tout près et qu’on n’en avait pas fermé la porte. Plusieurs malades en état de se tenir debout sont sorties voir. Elle était déjà morte. Le corps reposait immobile, languide. On lui a croisé les bras, les jambes, on l’a dépouillée de ses vêtements, ne lui laissant qu’un pan de tissu au milieu du corps pour décourager les regards. Une aide-soignante est entrée avec un plateau chargé de coton hydrophile. Avec une paire de pinces, elle a enfoncé de grosses boules de coton dans les narines, les oreilles et les autres orifices du corps. J’ai demandé à mes voisines à quoi ça rimait. C’est ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
85 pour empêcher le sang et les humeurs de s’écouler, m’at-on répondu. Que je meure et, si ça se trouve, on va me bourrer de coton aussi. Peut-être qu’ils ont peur que je reprenne connaissance et revienne à la vie pour mourir de nouveau, faute de pouvoir respirer. Impossible de respirer par la bouche, obturée par une pièce de monnaie inamovible, vu que j’aurais les mains liées. Avant que j’aie défait les liens, je serais rôtie à point sur le brasier. Quand une infirmière a sorti le cadavre sur une civière, je suis retournée m’allonger sur mon lit, soudain prise de peur. Il y a quelques heures seulement, elle était encore allongée sur le lit voisin. Les autres malades ont des proches pour leur tenir compagnie, mais toutes les nuits je dois dormir seule. Cette nuit, avant que je parvienne à m’endormir, je me tourne des dizaines de fois vers le lit voisin. Plus je le regarde, plus je pense à la maison, plus je pense à maman. Ce n’est pas que j’aie vraiment peur, c’est que je me sens encore angoissée. Elle était comme quelqu’un qui dort : pas de quoi être effrayée. Si je dors, je serai comme quelqu’un qui est mort. Tout le monde dans cette salle est comme mort. Je suis la seule à être éveillée. Comme j’aimerais que maman me voie comme ça ! Peut-être qu’elle comprendrait pourquoi je veux quitter l’hôpital au plus vite. Je suis restée à l’hôpital si longtemps que mes symptômes n’ont fait que s’aggraver d’un jour sur l’autre. Je suis devenue accro à la perf sans m’en rendre compte. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
86 J’en ai pris conscience lorsque le docteur n’a plus su où me piquer. Les veines le long de mes bras et sur le dos de mes mains sont couvertes de piqûres. J’ai même vaguement entendu le docteur dire que, si on ne peut vraiment plus trouver un endroit où me piquer, on peut toujours me faire des piqûres sur les veines du coup de pied, mais le docteur n’est pas allé jusque là. Il a préféré enfoncer l’aiguille dans une des plaies existantes. J’aime regarder le sang monter quand il change d’aiguille. Ces derniers temps, chaque fois que je vais aux toilettes, je détache le sac de sérum de la tringle et le dépose sur le sol puis me redresse. Le sang de mon corps remonte par le tube et, quand il a presque atteint le sac, je me hâte de ramasser celui-ci et de le rependre au même endroit, puis je m’assois. La solution saline pousse le sang dans le tube et le force à réintégrer mon corps comme avant. Je fais ça souvent pour m’amuser. Parfois le sang coule en quantité et se coagule trop vite. Je dois fermer le robinet et débrancher le tube à la hauteur de l’embout. Je m’empresse de laisser mon bras baller et pince le bout du tube entre mes doigts pour empêcher le sang de sortir. Je relâche la pression de mes doigts une fois que j’ai le tube dans la bouche et que je me mets à souffler dedans. Je souffle à en avoir les oreilles qui sifflent et les joues engourdies avant que la pression soit assez forte pour forcer le sang qui commence à coaguler à régresser. Quand tout le sang est rentré d’où il était venu, je dois me hâter de rebrancher le sac de sérum et ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
87 ouvrir le robinet à fond pour que le sérum coule au maximum, puis progressivement j’en régule le cours. La fois où j’ai laissé le sang s’écouler avant de souffler dans le tube, je me souviens encore du goût qu’il avait. Il était salé et avait une odeur douceâtre et écœurante – si salé que je l’ai senti tout de suite, parce qu’il était mélangé au sérum, mais son odeur écœurante m’a fait penser au sang de buffle, au sang de cochon, au sang de poulet, au sang de la personne morte dans le lit d’à côté, au sang qui sourdait de la blessure sur la poitrine de papa – si écœurante que mes cheveux se sont dressés sur ma tête. La goutte de sang sur le bout de ma langue m’a donné la nausée. Je me suis empressée d’essuyer les traces de sang autour de l’embout avant de sortir des toilettes. Le lit d’à-côté n’est pas resté vide longtemps. Une autre malade est arrivée, une très vieille dame aux cheveux poivre et sel coiffés lisses, l’air de quelqu’un qui a de quoi. Elle n’a pas arrêté de protester qu’elle voulait une chambre à part, mais il n’y en avait aucune de libre. À la nuit tombée, elle s’est mise à pleurer en réclamant sa mère, toute bonne à mettre en bière qu’elle était. Elle devait aimer sa mère. Et moi donc. J’aime maman mais dois me disputer avec elle tous les jours, même ici à l’hôpital, parce que je ne veux plus rester dans cet hôpital qui me rend folle, qui me rend malade. Je ne veux plus voir d’agonisants. J’en ai marre de voir de vieilles rombières qu’on nourrit par le nez. Je déteste l’odeur de pisse de celles qui ne peuvent pas se contenir. Je comLA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
88 mence à ne plus rien accepter. Maman ne veut pas rester une journée entière. Et qui plus est, les jours où elle vient accompagnée d’un ami, elle n’en repart que plus vite. Les patientes qui me connaissent assez parce que ça fait assez longtemps qu’on est là n’hésitent pas à me demander: « Ce sont tes parents, n’est-ce pas ? » « Hein ? Comment ça ? Si ce n’est pas ton beau-père, c’est qui ? » Je n’aime pas répondre aux questions de ce genre, parce que je ne veux pas mentir. Maman ne sait pas, ou ne remarque rien en ce qui me concerne. Elle ne se demande pas pourquoi mon apparence se détériore tous les jours. Je deviens pâle et maigre. Dors de plus en plus dans la journée. Vais de plus en plus souvent aux toilettes. Dans les toilettes, je me tiens debout face aux vécés. Regarde le sang rouge qui s’écoule lentement et s’écrase sur la céramique blanche. Ma main qui est reliée au sac de sérum est crispée. Je laisse beaucoup de sang s’écouler dans la cuvette. Combien exactement je ne sais. Mais quand le flot faiblit, je m’empresse de laver le bout du tuyau, puis l’enfonce dans l’embout comme avant, ouvre le robinet à fond puis le règle à débit normal. Je sors des toilettes soulagée comme si je m’étais effectivement soulagée. Dans les jours qui suivent, je me force à finir le sachet de gelée à la noix de coco qu’on nous distribue avec le déjeuner. Je garde le sachet pour m’en servir dans les toilettes. Je retire le tube de la tubulure, puis laisse le sang de mon poignet monter le long du ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
89 tube, et le mélange de sang et de sérum s’écoule tout droit dans le sachet. En quelques instants, le sachet est plein. À quoi est-ce que je pense ? Je pense aux vieilles scènes que j’ai de mes yeux vues. Au sang de buffle de maman. À mon sang de buffle. Je suis un buffle – le sang de buffle est dans ma paume. Je suis le buffle de maman. Maman ordonne de me tuer. Elle veut mon sang. Elle prend mon sang pour le manger. Je voudrais bien donner mon sang à maman, mais elle le jetterait sans doute. Quel dommage ! Mon propre sang. Autant que je le jette moi-même. Quand il s’écoule sur le carrelage des toilettes, je marche dessus pour m’amuser. Je lève mon pied et l’abaisse doucement. Tchik, tchouk. Le sang gicle et se répand. Le carrelage en est tout rougi. Quel dommage, vraiment ! Mon propre sang devrait être plus utile que le sang de buffle de maman. Le sang de buffle, on en fait de quoi manger. Mais mon sang on ne peut pas le manger. Il est tout partout épandu sur le carrelage. C’est alors que je lave le carrelage à grande eau. Avant que je sorte des toilettes, j’ai pris mon pied si longtemps que la tête me tourne. Le sang a une telle odeur ! Rien que d’y penser, j’en viens à me demander vraiment comment ces poivrots font pour avaler du sang frais aux piments. Je m’amuse à faire remonter mon sang le long du tube et à le répandre, mais au bout de quatre jours je commence à avoir l’impression que c’est du gâchis. Alors je me dis que je vais le garder dans le bol du bac à eau, LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
90 m’asseoir à côté et le regarder. Mais je ne le regarde pas longtemps. Quand quelqu’un veut entrer dans les toilettes, je dois le jeter en vitesse. Pas moyen de le cacher ; il n’y a pas la moindre cache dans les toilettes. Si j’en emplis un sachet et que maman le voie, ça va faire toute une histoire. Ce jour-là, j’ai laissé le sang couler dans le bol en inox. Le sang frais avance en vagues torses selon l’incurvé du bol. Je regarde avec intérêt les traînées de sang sur les flancs du bol qui se vident en vaguelettes. Je plante le bout de mon doigt au fond jusqu’à mi-ongle. Incline le bol. Vois que ça ne fait pas beaucoup en termes de volume. Cinq ou six cuillerées tout au plus. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est quand même ton sang, non ? Tu n’es pas déçue ? Qu’est-ce que tu vas en faire? Tu ne peux pas le laisser comme ça. Tu te rends compte ? Tu as extrait tant de sang que tu es toute livide. Mon visage dans le miroir a l’air vraiment trop blafard. Les yeux ont ce regard trouble comme quand on ne se voit pas clairement. Au bout d’un moment, j’ouvre de nouveau les yeux – ben non, mon visage n’a pas changé. Je joue souvent avec le miroir. J’adore ça. Je lui fais des sourires ; il me les rend. Je dis quelque chose et c’est comme si je me regardais en train de parler. Mais regarde donc. Je baisse la tête pour regarder le sang sur ma main. Ah, quel dommage ! Qu’est-ce que je vais en faire ? J’aimerais le montrer à maman. Maman ne voudrait sans doute pas le voir. Elle en a vu jusqu’à plus soif. Autrefois, je n’aimais pas du tout quand je voyais maman remplir de ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
91 sang ses sacs en plastique. C’était comme – comme je ne sais quoi. Comme moi, pardi ! Vois donc : c’est tout ce que tu en as obtenu, et voilà qu’il te faut déjà le jeter. Quel dommage ! Ne le jette pas. Ton sang est précieux. Ne fais pas ça. Regarde-le bien : il est encore tout frais. Sens-le. Il ne sent pas si fort que ça. Et même s’il sent, c’est ton sang, non ? Ton doigt, là, mets-le donc en contact avec ta langue. C’est à peine musqué, ça n’a pratiquement pas de goût. J’ai envie de rire quand je vois la tête que je fais dans la glace – la tête d’une poltronne qui a la frousse d’on ne sait quoi. Ce n’est pas permis – voilà que j’ai peur de ce que je ressens, tellement peur que le visage dans la glace est livide. Mais est-ce que tu vois ou non que le sang sur ta main est rouge ? Mange-le. Ne le jette pas. Ce serait dommage. Avale-le. Je lève le bol. Le porte à mes lèvres. Rien qu’à sentir l’odeur poivrée du sang frais, mes jambes flageolent. Mais une fois qu’il a atteint la bouche, il faut bien l’avaler. Il a le goût à peine salé des pleurs, mais son odeur est révoltante. Je voudrais pleurer. Mes sensations sont en pleine confusion pendant que j’avale mon sang à pleines gorgées. À la première gorgée, je dégueule presque, mais dégueuler vraiment je n’ose pas. Dans mon oreille, il y a ces mots, Quel dommage ! Avale donc. Quel dommage ! Avale donc. Ton propre sang, avale-le, qui retentissent en échos démultipliés. La seconde gorgée semble se bloquer au fond de ma gorge. À la troisième, je ne peux plus déglutir. Je relève la tête LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
92 et regarde dans la glace, alors même que le sang dans ma bouche gonfle encore mes joues. Rien qu’à voir ça, je le recrache dans le bol. M’empresse de relever la tête. Vois mes yeux injectés de sang car j’ai vraiment la nausée. Ma bouche est rouge du sang qui colle aux interstices entre mes dents et épaissit ma salive. Un bref instant, je vois un drôle de sourire. J’ai un haut le cœur et gerbe droit devant moi. Dans mon dégueulis, il y a des glaires roses. C’est mon sang. J’ai dégueulé du sang. Je n’ai pas eu de sang dans mes selles. Ce sont mes yeux qui sont rouge sang à force de pleurer je ne sais pourquoi. L’odeur musquée qui n’a pas disparu de mon souffle semble encourager mes pleurs à couler sans cesse. Alors, comme ça, je suis devenue folle ? Je n’arrête pas de penser, Alors, comme ça, je suis folle ? Comment est-ce que je peux me faire ça ? J’ai une horreur absolue de commettre une mauvaise action. Mais voilà que je suis en train de boire mon propre sang. Je l’ai déjà ingurgité. Son goût est le mal absolu. J’ai beau me laver la bouche, le goût persiste. L’odeur continue d’empuantir mon souffle. Je me plonge l’index dans la gorge pour me forcer à dégueuler de nouveau, mais en vain. Je n’en tire que des larmes. Je pleure tant que j’en ai mal aux tempes. Je ne suis pas désolée, mais j’ai pitié de moimême. En arriver à ce point, comment est-ce possible ? Mais c’est plutôt bien – plutôt bien d’apprendre par hasard que, demain, j’ai le moyen de passer du sang dans mes selles pour contenter maman. Qu’est-ce qu’elle ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
93 va en penser? Que c’est bien fait pour moi ? Demain même, maman dira que c’est bien fait pour moi. Demain j’avalerai encore de mon sang. Aujourd’hui, je mange plus que tous les autres jours, car j’ai l’intention de dégueuler un bon coup et de garder le vomi pour le montrer à maman. Une fois rassasiée, je prends le crachoir et m’enferme dans les toilettes pour faire tout comme il faut, à commencer par trouver l’endroit qui convient et laver le bol qui va recueillir le sang. Cela suffit pour que tout soit en ordre. Debout, je regarde calmement le sang qui s’écoule du tube de sérum. Dans ma tête, je pense à une chose et à une autre. J’aimerais bien savoir ce que maman va faire. Je voudrais la voir désolée. Je voudrais avaler mon propre sang. Hier, il n’y en avait pas assez. Vraiment pas assez. Je me suis gardée ça pour me demander toute la nuit si je suis vraiment folle de me saigner de mon propre sang. Pas du tout. Ça ne m’a pas fait souffrir du tout. Je n’ai rien senti. C’est aussi bien en un sens. Si je reste ici une semaine de plus, j’arriverai à me suicider d’une façon que personne ne peut imaginer. Qui donc saurait ce que je fais dans le secret des toilettes ? Mon sang s’écoule par la tuyauterie, mon corps s’affaiblit, mais s’ils s’aperçoivent que je me débarrasse discrètement de mon sang, ils vont aussitôt me faire une transfusion sanguine. C’est aussi bien : ça me permettra de renouveler mon sang. J’aurai deux aiguilles fichées au même endroit de mon bras. Quand j’irai aux toilettes, je ferai sortir le sang par LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
94 l’autre tube, celui qui ne me donne pas de sang. Super ! Quand je n’aurai plus une goutte de mon propre sang, je serai une autre personne. Mais s’ils me prennent sur le fait, est-ce qu’ils vont dire que je suis folle ? Si c’est ce qu’ils pensent, ce sera aussi bien : je ferai semblant d’être folle. Sortie d’ici, j’irai dans un asile d’aliénées. Je n’aurai plus à aller à l’école. Si je suis quelqu’un de normal qui doit vivre avec des folles, avant peu je serai comme elles. Peut-être que ça me rendra plus intelligente ? que j’aurai des tas d’expériences nouvelles et bizarres ? Toute réflexion faite, aujourd’hui ou un autre jour, je ne suis pas différente d’une folle. Nʹai-je pas un psychiatre qui me soutire mes secrets ? Qu’est-ce que je veux ? Qu’estce qui ne me plaît pas ? Tout compte fait, il semble qu’il ne m’aide pas davantage que de me regarder pleurer. De prendre un kleenex pour m’essuyer les yeux. De trouver des excuses à maman. De me dire de me mettre à l’aise. De me laisser aller. Sans doute que je pourrais me laisser aller si je pouvais passer dix heures par jour dans les toilettes. Je me viderais de tout mon sang, pour sûr. Une fois vidée de mon sang, je me laisserais aller tout à fait. Peut-être que je ne serais pas guérie, que je ne ferais qu’empirer. Je ne sais pas pourquoi j’aimerais être malade, pourquoi je veux me débattre pour que tout le monde comprenne que je suis malade, alors que mon corps se porte bien. Je ne peux vraiment plus faire semblant que ce n’est pas le cas. Le seul fait de dégueuler est considéré comme anormal, n’est-ce pas ? Mais je ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
95 dois dégueuler du sang pour que ça fasse sérieux. Mon propre sang, parbleu. Il s’écoule peu à peu et se recueille dans le bol. Avant peu, il se répand et forme un rond rouge au fond du bol. Son volume augmente insensiblement. Mais si le sang qui s’écoule du tube de sérum se met à durcir ? Ce qu’il y a dans le bol, ce n’est pas rien. Je ne tarde pas à me décider. Soulève le bol. Le porte à mes lèvres. Je souris à l’idée de ma propre audace, qui plus est. Je n’obéis à aucune consigne m’enjoignant de l’avaler. Il y a seulement une voix qui m’encourage et me provoque. Ce que je fais est correct. Je n’aurais pas dû le jeter la première fois. Si je l’avais avalé dès ce moment-là, à l’heure actuelle je serais sans doute déjà ailleurs. Même maintenant il n’est pas trop tard. Avalele. Ton propre sang, n’est-ce pas ? Tu en as beaucoup, et tout frais. Je bloque ma respiration pendant un long moment jusqu’à ce que je l’aie entièrement ingurgité. Le goût sur ma langue est comme le goût de l’enfer. Le liquide semble avoir servi à laver un cadavre. Son odeur d’entrecuisse colle à ma respiration au moment où il traverse ma gorge. J’entends une bordée de jurons orduriers assaillir ma conscience, des rires moqueurs, des pleurs, des prières dans un langage incohérent. Un frisson glacé me parcourt la colonne vertébrale. Je suis terrorisée, alors que mes paupières sont brûlantes de larmes retenues. Mon estomac se soulève, je dégueule et restitue le sang là où il se trouvait avant. Cette fois-ci, il est accompagné de ce que j’ai mangé tout récemment. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
96 Dans le crachoir, il y a un brouet de couleur rose. Je m’empresse de me laver la bouche. De me gargariser. De me laver le visage. D’essuyer mes pleurs. Je prends le crachoir et sors des toilettes, sonnée et en larmes. Je me traîne péniblement jusqu’à mon lit. Place le crachoir sous le lit. Si maman vient, elle le nettoiera, et aujourd’hui elle verra. Je m’effondre sur le lit comme si j’avais reçu un coup violent sur la tête. Je m’étale et cherche l’oreiller à bout de forces, lasse comme je ne l’ai jamais été. Je suis allongée sur le lit le cœur battant, regarde les gouttes du goutte-à-goutte goutter sans fin. Ma tête est de plus en plus lourde. De quelque côté que je la tourne, elle pèse tellement que bientôt je n’ai plus la force de la bouger.
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10 Finalement, maman s’est séparée de beau-papa pour de bon quand il s’est remis à jouer, avec tout ce que ça impliquait, puis elle m’a raccompagnée à la maison de papa. Pendant tout le voyage j’ai fantasmé, espérant que papa serait comme ceci et comme cela. Maman m’a dit que papa lui avait écrit une lettre lui demandant de changer mon nom et de m’inscrire à l’école ici pour être avec papa, ma sœur et les autres membres de la famille. Quand je suis arrivée, personne dans la maison n’a eu l’air d’apprécier particulièrement notre visite, pas même papa. Son accueil a été extrêmement distant, mais c’était quand même mieux que la fois où il a hurlé après moi en me jetant des pierres. D’une certaine façon, j’ai trouvé ça encourageant, même si je ne pouvais pas l’appeler papa. J’ai dû appeler mon propre père « tonton ». Si je m’oubliais à l’appeler « papa », par excès d’amour ou pour quelque autre raison que ce soit, ce qu’il advenait à ces lèvres impudentes c’est que les doigts rigides de papa s’abattaient sur elles en secs allers-retours. Je pinçais fortement mes lèvres. Ça faisait très mal. D’une douleur profonde et durable. Mais, pour finir, le mot « papa » ne s’est plus jamais échappé de mes lèvres. Chaque fois que j’étais punie de la sorte, je regardais maman, qui ne faisait que détourner le regard, si bien que je n’osais pas ouvrir la bouche pour demander, Estce que c’est de ma faute ? C’est bien mon père, non ? LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
98 Alors pourquoi ? Ou alors je ne suis pas vraiment sa fille… Malgré cela, je n’en continuais pas moins de croire que j’étais sa fille. Je croyais ça comme ça. Je croyais maman quand elle me disait d’obéir à tous les ordres de papa si je voulais qu’il m’aime. Papa aimait élever des animaux. Il avait de nombreux animaux captifs dont il s’occupait. Le matin, avant de partir au travail, il nourrissait les oiseaux d’abord. Le soir, quand il rentrait du travail, il se dépêchait d’enlever son uniforme militaire pour enfiler des shorts. Parfois il ne mettait même pas de chemise. Il m’enjoignait souvent d’aller avec lui dans le verger, qui se trouvait de l’autre côté de la route. Un jour, papa verse de l’eau dans un grand bidon en plastique. Quand le bidon est à moitié plein, il me le donne pour que je le porte et le suive. Toute de guingois sous le poids du bidon, je suis papa dans le verger. Nous marchons le long d’une sente étroite. Je regarde le dos nu de papa. Quand il passe devant une touffe d’herbes pleine de petits insectes, il me dit de m’arrêter et de me tenir tranquille pour ne pas effrayer les insectes qui, autrement, vont s’envoler. Avec de brusques revers de main, il les attrape presto et les glisse un à un dans un sac en plastique. Ils bourdonnent dans le sac à insectes de papa. Nous nous arrêtons à l’ombre d’un grand manguier au feuillage ample et fourni. Je pose le bidon d’eau et sens mon bras tout engourdi. Je relève la tête pour regarder papa qui grimpe sur le manguier avec agilité. Au bout ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
99 d’un moment, il est tout en haut. Le manguier est plein de nids de fourmis rouges, mais elles n’ont pas le temps de piquer la peau exposée de papa, car dès qu’il approche d’un nid de fourmis, il tend la main, casse la branche sur laquelle est le nid et la projette au sol près de l’endroit où je me trouve, en même temps qu’il me crie de me dépêcher d’attraper le nid de fourmis et de le plonger dans l’eau. Le nid a éclaté dans sa chute. Je regarde avec répugnance la branche qui grouille de fourmis rouges, puis m’oblige à saisir le bout qui a le moins de fourmis, enfonce la branche dans l’eau et aussitôt la retire. Une partie des fourmis se mettent à flotter sur l’eau où elles pédalent comme des dératées pour rejoindre le bord. Un autre groupe reste accroché à la branche, que je m’empresse de jeter. Du haut du manguier, la voix de papa me morigène: « Idiote, pourquoi tu les jettes ? » Puis papa coupe une nouvelle branche. Je fais comme avant. Papa me lance des jurons, puis il se laisse dégringoler du manguier. Sans doute qu’il est écœuré de me voir avoir peur de ces petites bêtes. À peine descendu, il attrape une des branches qui gisent sur le sol, la plonge dans l’eau et l’agite fortement. Les fourmis rouges se mettent à flotter sur l’eau par paquets. Papa me jette un regard dur, puis il retire la branche de l’eau, la secoue en une pluie de gouttelettes et m’en cingle le visage si fort que la douleur se fige. Je porte ma main à ma joue. Je voudrais éclater en sanglots. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
100 Papa remonte sur le manguier, puis casse une branchette qui a un nid de fourmis et à nouveau la jette au sol, tout en m’ordonnant de l’agiter fortement dans l’eau. Pleurant à chaudes larmes, je fais comme il me dit. Ma joue me cuit. Papa n’y est pas allé de main morte. Mon bras me fait mal. Les fourmis se mettent à plusieurs pour me piquer. Papa lance encore d’autres branchettes. L’eau dans le bidon est tellement saturée de fourmis qu’on n’en voit plus la surface. Chacune se débat, œufs entre mandibules, cherchant la voie du salut. Certaines s’accrochent à des bouts de feuille sèche et en font le tour, paniquées. Mes deux bras sont couverts de cloques rouges, tout comme ceux de papa. Des fourmis lui piquent la peau de partout tout le temps qu’on rentre à pied à la maison. Dans sa foulée, je ploie sous le même bidon plein de fourmis, essuyant souvent mon bras pour me débarrasser des fourmis qui grimpent hors de l’eau et escaladent ma peau. Papa marche sans s’arrêter, sauf quand il voit des insectes, et c’est alors que je peux gratter les piqûres qui me démangent atrocement. De retour à la maison, papa prend un pan de cotonnade et le plonge dans le bidon des fourmis tout en le faisant tournoyer. Les fourmis s’agglutinent sur le bout de tissu et en font l’ascension. Papa fait tomber les fourmis dans la poêle chaude, et me dit de les écraser. Je les regarde courir affolées là-dedans. Certaines grimpent jusqu’au bord brûlant de la poêle, puis banzaï. Celles qui restent varappent en tous sens dans la poêle. Je les écraARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
101 se et, au bout d’un moment, tout est tranquille et dégage une forte odeur aigre. Papa prend les fourmis grillées dans la poêle et les met dans un bocal à café, visse le couvercle et met le bocal dans le frigo. Au bout d’un moment, il se dirige vers la cage de son oiseau favori, claque des doigts quatre ou cinq fois, puis introduit les insectes qu’il vient d’attraper dans la cage. L’oiseau les becquette. C’est là un de ses repas. Quand il n’y a plus d’insectes, papa va chercher les fourmis dans le frigo pour les lui donner à manger. Quand il n’y a plus de fourmis, on doit aller chercher des nids dans les manguiers du verger et faire griller les fourmis. Il en va ainsi pendant un an. Les jours où il pleut fort, les fourmis ailées viennent tourbillonner autour des lampes. Alors papa et moi on s’aide à les attraper, les faire griller et les mettre au frigo pour servir de nourriture à l’oiseau de papa. Il s’est trouvé qu’un jour de congé, alors que, d’ordinaire, papa va voir sa bonne amie à Bangkok, il n’est pas parti parce qu’il tombait des cordes depuis l’aube. Il a dû rester pour s’occuper des lapins. Il craignait que leur cage ne soit inondée, et il semblait vraiment qu’elle allait l’être. Dans le courant de l’après-midi, papa s’est dépêché de prendre une grande cage qui ne servait pas, y a mis les trois lapins et les a placés à l’abri sur la plateforme de la maison, et il m’a enrôlée pour aller chercher de la belle-de-jour dans le verger. Alors qu’il pleuvait à verse, nous nous sommes hâtés de recueillir autant de LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
102 belle-de-jour qu’on a pu en rapporter. Avant de rentrer à la maison, nous sommes passés devant une grosse fourmilière qui se trouvait dans un bosquet de bambous. Papa me l’a montrée du doigt et m’a dit de me rappeler que, quand il pleut, les fourmis ailées s’envolent des fourmilières. De retour à la maison, la pluie s’est éclaircie. Papa a pris deux sacs en plastique et me les a tendus, et il m’a dit d’aller attraper les fournis ailées à la fourmilière qu’il venait de me montrer. Je retourne dans le verger avec les deux sacs en plastique. Je regarde les fourmis ailées en n’en menant pas large. La fourmilière se trouve dans un bosquet de bambous enchevêtrés. Quand le vent souffle fort, les tiges de bambou se frottent les unes contre les autres avec des crissements lugubres. Les gouttes de pluie sur le feuillage tombent en différé. Le sol à cet endroit est très inégal et couvert d’une épaisse couche de feuilles de bambou dans laquelle mes pieds s’enfoncent. De plus, le pourtour est hérissé d’épines de bambou. Grenouilles et crapauds alentour coassent a capella. J’écarte avec maintes précautions les épines pour m’approcher de la fourmilière. Je relève les yeux pour regarder le feuillage tout ruisselant de pluie et me demande la gorge serrée s’il n’y a pas un serpent caché dans ce fouillis ou si un mille-pattes ne va pas émerger du sol. Je regarde tout autour de la fourmilière et constate que des escadrilles de fourmis ailées s’envolent de trous dans le sol vraiment comme papa a dit et que, tout près, plusieurs greARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
103 nouilles et crapauds donnent de prestes coups de langue et gobent les fourmis ailées à s’en faire sauter la panse. Les ailes des fourmis se cognent contre les parois du sac avec de petits pets répétés comme quand on insère une languette de papier fin entre les pales d’un ventilateur qui tourne à grande vitesse. Plusieurs grenouilles que je viens de repousser du pied d’un bond se rapprochent de moi tout en lançant leurs coassements irritants. Sans doute qu’elles pensent que je ne suis qu’une souche, si bien qu’elles n’ont pas peur de moi. Je m’accroupis pour attraper les fourmis ailées, mais je n’en ai pas recueilli la moitié d’un sac que la pluie se remet à tomber, et elle a l’air de vouloir tomber à verse, car elle dégouline sur moi à travers toute l’épaisseur du feuillage. Je suis déjà trempée, alors, un peu plus un peu moins, je reste comme ça. De violentes bourrasques font osciller le bosquet. L’eau de pluie court le long des pentes de la fourmilière et forme des ruisselets qui bouchent les trous dans le sol, si bien que les fourmis ailées ne peuvent plus sortir. Moi-même, je n’ai plus la force d’en attraper. Je tremble de froid des pieds à la tête. Je dois rester accroupie, étreignant mes jambes repliées et grelottant sur le sol couvert de feuilles de bambou mouillées. Je me fais la réflexion que si je reste longtemps ainsi exposée à la pluie, je vais attraper un rhume, si bien que je prends l’autre sac en plastique que papa m’a donné et m’en couvre la tête, oubliant complètement que je suis trempée jusqu’aux os depuis que je suis sortie avec papa pour LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
104 aller ramasser de la belle-de-jour. Je suis restée ainsi à résister au froid jusqu’à l’approche du crépuscule. La pluie n’avait pas l’air de vouloir s’arrêter de tomber. Au bout d’un certain temps, j’ai décidé que ça suffisait comme ça. Je me suis relevée, ai écarté les épines de bambou et suis rentrée à la maison sous la pluie. Tout le long du chemin, je me suis demandée à part moi, Est-ce que papa va me gronder ? Cette fois, est-ce qu’il va me tordre l’oreille ou me donner des coups de pied, ou bien est-ce qu’il va m’ordonner de sortir de nouveau ?…
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11 À l’époque, dans notre famille, mon oncle et ma tante sont comme les piliers de la maison. Ma tante confectionne des vermicelles thaïs ; elle a ouvert sa fabrique il y a à peu près trois ans. Ma sœur lui prête main forte, si bien qu’elle a abandonné ses études une fois terminée l’école primaire. Toute la journée, ma mère s’occupe à de menus travaux pour aider ma tante ; le soir, elle doit s’occuper de papa. Quand il rentre du travail, papa n’en a que pour ses animaux. Il me met à contribution pour toutes sortes de tâches, et il ne m’en passe pas une. Un soir, il me tend une grosse boîte à lait en poudre pour nourrisson et me dit de marcher le long des poteaux électriques de l’autre côté de la route, d’attraper autant de crapauds que je peux et de les mettre dans la boîte. Papa a reçu un nouvel oiseau, qui se nourrit d’animaux vivants. L’éclairage public est assez fort pour que j’y voie. Boîte à la main, je tournicote autour d’un poteau. J’attends longtemps. Finalement, de petits insectes viennent jouer autour de la lampe. Ils virevoltent autour du tube électrique et bientôt s’écrasent au sol. Il se passe un long moment avant qu’un crapaud ne s’aventure hors des touffes d’herbe autour du poteau. Il sort prudemment et se met à manger les insectes. Au bout d’un moment, il en sort d’autres, et plus le temps passe, plus il y a de crapauds. Je m’assois non loin d’eux. Ils ne s’enfuient LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
106 pas. Je couche la boîte près d’eux, puis avec un bout de bois je les pousse, et hop, ils bondissent dans la boîte. Mais certains sont têtus et sautent hors de la boîte. Ils ne sautent pas loin, car ils sont gros et leurs pattes sont courtes. Je les repousse dans la boîte. Ils sautent de nouveau. Parfois ceux qui sont dans la boîte bondissent en tous sens et retombent les uns sur les autres. Ça m’amuse de les voir faire. Je ne m’amuse pas depuis longtemps que la paume de papa s’écrase sur ma joue et la douleur me coupe le souffle. Papa me considère d’un air furieux. Je me hâte de détourner le regard, car j’ai parfaitement conscience que je suis en faute. Il lève la main comme pour me gifler de nouveau. J’esquive et me baisse et attrape les crapauds et les fourre dans la boîte, les larmes aux yeux. La dizaine de crapauds alentour se retrouvent dans la boîte en un rien de temps. Papa, debout, impassible, me regarde attraper les crapauds, puis il me précède jusqu’au poteau suivant. Je prends la boîte de crapauds dans mes bras, et me rappelle la fois où j’ai emporté le bidon de grenouilles de mon oncle. Cette fois-là, je les avais prises pour les libérer, mais cette fois-ci, c’est moi qui plonge des tas de crapauds dans le tourment d’une boîte à lait en poudre dont le couvercle ferme bien. Il fait sombre quand on rentre à la maison. Avant de monter se coucher, papa me prend la boîte pleine de crapauds et la met près de la cage du nouvel oiseau, qui pousse des cris d’effroi en nous entendant. Papa me dit d’attraper un crapaud et de le ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
107 jeter dans la cage. Dans l’obscurité, j’entends des couacs étouffés sortir de la cage, exactement les mêmes que quand la belle-sœur assommait les grenouilles avec le dos de la lame de son couteau. Les autres mènent tapage dans la boîte. Quand je me suis levée le lendemain matin, je ne les ai pas entendus. Je les ai complètement oubliés jusqu’au surlendemain soir. En rentrant de l’école, je vais tout droit à la cage. Dès que j’entrouvre le couvercle de la boîte, une puissante odeur de pourriture se dégage. Ils sont tous morts asphyxiés. Papa a fait des trous trop petits dans le couvercle. Juste pour voir, j’attrape un crapaud mort et le jette dans la cage. L’oiseau ne veut pas le picorer. Il se contente de le regarder, puis le prend dans son bec, le secoue deux ou trois fois et le laisse retomber. Quand papa rentre du travail, il me fait jeter les crapauds pourris dans le fleuve. Je reste à les regarder flotter à la dérive et me prends à détester de tout mon cœur ce sale volatile de papa. Mais il ne perd rien pour attendre : un de ces jours, quand papa ne sera pas là, je le priverai de repas. Chaque fois que papa sort attraper des insectes pour en nourrir ses oiseaux, je dois le suivre avec un petit sac en plastique. Aujourd’hui, papa tombe par hasard sur un serpent vert. Son long corps luisant est enroulé autour d’une branche basse de tamarinier. L’index sur la bouche, papa m’enjoint de lui trouver un bout de bois pour taper sur le serpent. Je le regarde sans bien comprendre : le serpent n’a encore mordu personne, et en LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
108 plus il est en train d’onduler pour disparaître dans un fourré. Mais quoi que j’en pense, je dois tendre à papa un morceau de bambou épais comme mon pouce. Papa lentement lève le bras, puis abat le bout de bois une fois, deux fois, trois fois, sur le mitan du corps du serpent. Le serpent ne peut plus bouger que sa partie supérieure ; sa queue pend comme dénuée de force. Je regarde papa attraper le serpent à m’en donner la chair de poule. Il le saisit par le cou, puis d’une traction le détache de la branche, et s’en retourne serpent au poing à la maison, où il le jette dans la cage de l’oiseau. L’oiseau criaille en sautillant avant de planter le bout de son bec dans le corps du serpent. Le serpent se laisse becqueter sans pouvoir se défendre, car à part la tête, le reste de son corps est paralysé, et, quand il relève la tête et fait mine de s’enfuir, l’oiseau change de tactique, et de ses serres lui lacère la tête, et du bec lui ouvre le ventre, qui livre ses boyaux. Certaines nuits, papa taille le bout tendre et recourbé de quatre ou cinq nervures de feuilles de cocotier pour en faire des nœuds coulants pour que j’attrape des margouillats. Il me montre comment leur passer le nœud autour du cou. Il approche lentement le nœud coulant de la tête d’un margouillat, qui regarde fixement. D’un seul geste, il passe le nœud autour du petit cou et tire légèrement. Sous la traction, les pattes adhésives se détachent et gigotent convulsivement. La tête prise dans le nœud se débat en tout sens, comme un pendu qui ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
109 calanche. Quand il cesse de se débattre, papa desserre le nœud coulant, puis prend le margouillat et le glisse dans une bouteille transparente fermée par une capsule, dans laquelle il perce un petit trou juste assez grand pour laisser entrer l’air. Après cela, il me dit de faire comme il vient de faire. Souvent je m’arrange pour que le margouillat s’échappe du nœud coulant et disparaisse, et souvent papa me prend sur le fait, et je reçois des coups de latte effilée de coco tantôt sur les joues tantôt sur les mollets. Parfois, je m’amuse à caresser la bouteille qui est presque pleine de margouillats. Comme elle est transparente, je peux voir les ventres des margouillats. Ça par exemple ! Dans le ventre des femelles, je vois même la forme de leurs œufs, mais ces pauvres bêtes n’auront pas l’occasion de les pondre, car avant peu, papa les sortira une par une de la bouteille pour les jeter dans les cages des oiseaux. Certains margouillats ont la queue qui se détache et qui continue de vibrionner, comme si cette queue était une autre vie de margouillat. Qui plus est, les jours où il y a beaucoup de queues détachées, elles frétillent dans la bouteille. On dirait des animaux d’une autre espèce que les margouillats. Elles frétillent et se bousculent. Bientôt, les queues à leur tour meurent quand elles vont s’accumuler dans les jabots des oiseaux. De l’autre côté de la fabrique de vermicelles sont alignés des centaines de sacs de brisure de riz. À la nuit LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
110 tombée, on entend le raffut des rats qui viennent casser la graine. Même dans le courant de la journée, il n’est pas rare de voir des rats courir entre les sacs. Et pour ne rien arranger, éliminer les petits animaux est le passetemps favori de mon père, et je dois l’aider et me montrer à la hauteur en toute circonstance. Cette fois, je dois étaler de la glu sur un plateau pour attraper les rats, mettre un appât au milieu, puis prendre le plateau et aller le placer tout près des sacs de riz, de préférence entre les rangées pour que les rats osent sortir manger. Je m’y adonne dès avant la tombée de la nuit. Le lendemain à l’aube, quand je m’éveille, je descends voir et tombe presque à la renverse à voir le nombre de rats pris dans la glu. Papa prend un petit bout de bois et appuie sur la tête d’un des rats, qui couine sans arrêt comme s’il avait très mal. Ce n’est que quand la tête est en bouillie et que la queue cesse de remuer que le couinement cesse. Alors, c’est au tour du suivant. Assise, je regarde papa écraser une tête après l’autre jusqu’au dernier rat. Puis il me dit d’aller jeter le plateau dans le feu du grand four en ciment sur lequel ma tante fait bouillir la farine pour ses vermicelles thaïs. Dès que le plateau m’échappe des mains, il se dégage une atroce odeur de poils brûlés. Tout de suite après, une odeur de rôti, puis une odeur de chair qui brûle. Je dois attraper des rats à la glu tous les jours. Et tous les jours des rats se retrouvent pris à la glu sur le plateau. Un jour, en fin d’après-midi, papa rentre du travail ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
111 avec de petites cages. Il dit que, non, ce ne sont pas des cages à oiseaux, ce sont des souricières. Quand on ouvre la trappe, qu’on place l’appât au bout de la tapette et qu’on va mettre la souricière à l’endroit voulu, le pauvre rat qui va entrer pour manger l’appât va se retrouver prisonnier. On pourra en attraper plusieurs par jour. Papa et moi on s’aide à transporter les souricières jusqu’à la cage de son oiseau de mauvais augure. Papa prend une souricière et la glisse dans la cage, puis ouvre la trappe. Le rat se rue hors de la souricière. Quand l’oiseau le voit, il bat des ailes et, avec des sautillements excités, plante ses serres dans le corps du rat et du bout du bec le déchire. Le rat couine. L’oiseau le taille en pièces et le mange sans plus de pitié que mon père, qui libère cruellement des rats dans la cage presque tous les jours. Est-ce qu’il n’en a pas marre, à la fin, l’oiseau ? je ne cesse de penser. Moi, si. Je me dégoûte d’avoir à obéir aux ordres de mon père sans pouvoir jamais les éviter. Si un jour je m’avise d’y contrevenir, cela veut dire que je dois être punie selon les règles qu’il édicte à sa discrétion, au point que parfois je dois me cacher pour pleurer. Papa me tord l’oreille. Me tire les cheveux. Me frappe avec ce qui lui tombe sous la main à ce moment-là. Si je pleure et qu’il voit mes larmes, il me force à sourire. Me force à rire. Me demande si je suis en colère. Je dois répondre que non, et sourire en plus. Me demande si j’ai mal. Je dois répondre que pas du tout, et je suis frappée de nouveau. C’est toujours comme ça. Je dois garder LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
112 pour moi mes vrais sentiments. Je ne lui donne pas souvent l’occasion de me voir pleurer. Je déteste quand il me force à sourire alors que j’ai les joues baignées de larmes, quand il m’oblige à rire alors que je sanglote. Comment donc mon rire fait-il pour sortir ? Comment mon sourire fait-il pour apparaître sur mes lèvres ? Je ne sais pas. Ce que papa me dit de faire, je dois le faire. Personne n’est là pour m’aider. Pas même maman. Elle se contente de regarder, puis détourne les yeux. Ou peut-être que, parfois, son cœur pleure pour moi ? Je ne fais qu’espérer à part moi que maman comprend tout à fait ce que je ressens, parce qu’elle m’a déjà dit que je dois être patiente, c’est ton père, tu sais. Oh oui, je sais, c’est mon père. Je me souviens parfaitement de tout ce que j’ai dû faire chaque jour. Chaque jour que papa ne va pas au travail et que je ne vais pas à l’école, lui et moi, chacun tenant un plateau de nourriture pour oiseau, on attend que les ouvriers de ma tante aient emporté une pile entière de sacs de riz. Sous les sacs de riz, des nids de rats sont cachés. C’est à moi qu’il revient d’enfoncer ma main dans l’interstice entre les sacs. Là-dedans, il y a des nids de rats extrêmement sales, faits de bouts de tissus et de papiers déchirés, et dans ces nids il y a des ratons rougeauds qui dorment tous ensemble dans une odeur de renfermé. Certains sont si petits qu’ils n’ont pas encore ouvert les yeux. Ils sont transparents, propres, couchés bouche bée, et ils poussent de faibles cris comme des ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
113 nouveaux nés. Ils n’ont pas encore de dents. Leurs pattes s’agitent dans l’ordure de leur nid. D’autres, si grands qu’ils peuvent presque courir, me regardent d’un œil clair. Certains semblent à peine sortis du ventre de leur mère. Leurs corps sont rose foncé. Ils dorment à poings fermés comme des bébés. Leurs courtes pattes sont adorables. De quelque côté qu’on les pousse, ils continuent de dormir, inconscients. C’est aussi bien qu’ils soient inconscients, trop innocents pour savoir que la main qui avec pitié les palpe va en toute cruauté les envoyer à la mort. Je prends les bébés rats et les mets sur le plateau de nourriture d’oiseau avec des gestes doux, tout en leur demandant pardon dans mon cœur. Le plateau de nourriture pour oiseau est chargé d’un monceau grouillant de ratons. Certains sont déjà grands, d’autres tout petits, mais qu’importe : quand le plateau sera déposé dans la cage d’un oiseau, ils mourront tous sans exception, parce que les maudits oiseaux de papa n’aiment que la chair fraîche. Leurs becs sont assez aiguisés et forts pour comprimer les cerveaux des ratons jusqu’à ce que leurs crânes éclatent. Ils n’ont pas à perdre de temps à les déchirer en morceaux : ils les enfournent tels quels dans leurs becs sales. Je regarde s’écouler le sang et la cervelle des rats, me demandant tout le temps dans ma tête si papa et moi on n’est pas en train de commettre de vilaines actions. Si mes deux mains refusent de faire le mal, papa me punira. De ses propres mains, bien entendu. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
114 En milieu d’après-midi certains jours, papa jette à la volée des brisures de riz sur le terre-plein du poulailler, qui est enclos dans un filet à fines mailles et n’a qu’une seule porte, en général tenue fermée. Une fois le riz épandu, papa sort, laisse la porte ouverte et se met dans un coin sans bouger, attendant que tout se calme. Avant peu, quantité de moineaux viennent picorer les brisures de riz que papa vient de répandre. Quand ils sont réunis en grand nombre, papa rassemble de petites cages. Me prend par la main et m’entraîne dans le poulailler. Ferme, et pourchasse les moineaux dans l’étroit poulailler. Ils ne sont pas difficiles à attraper, car, bientôt fatigués à force de fuir, ils se réfugient dans les coins, et papa peut alors les attraper juste en étendant le bras. Quand il les a attrapés, il les met dans les petites cages qu’il a préparées. Les dizaines de moineaux qui batifolaient à l’instant dans le poulailler se font prendre et se retrouvent dans les cages de papa en un rien de temps. Je me souviens encore de ce que j’ai ressenti quand j’ai attrapé mon premier moineau. Il lançait des pépiements paniqués dans ma main. Son cœur battait à tout rompre comme s’il allait déserter son poitrail. Et le mien, donc ! J’étais tout excitée. Je n’avais jamais rien fait de tel auparavant. Mon excitation même sans nul doute effrayait l’oiseau. Non que je n’aie pas eu peur. À vrai dire, attraper un oiseau me faisait peur. Si je l’ai fait, c’est que j’avais encore plus peur de papa. Quoi qu’il en soit, je devais aider papa souvent, si bien que j’ai fini par m’y ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
115 faire. Une fois, on était en train d’attraper des moineaux et voilà qu’un moineau tout blanc est venu se prendre au leurre de papa. Papa s’en est entiché et l’a mis dans une cage à part. Il a accroché la cage du moineau blanc à la poutre principale de la maison. Sous sa cage, il y a souvent des moineaux qui viennent manger les bribes de nourriture qui en tombent, mais le moineau blanc, lui, ne veut rien manger. En plus, quand on lui apporte à manger, il volette affolé dans sa cage et essaie de passer sa tête à travers les barreaux pour s’échapper. Il a fini par se blesser à la tête. Au bout de plusieurs jours, il est mort. Papa a dit qu’il était mort délibérément. Ce genre d’oiseau n’est pas fait pour la captivité. En ce qui concerne tous les autres oiseaux qu’il attrape, papa les libère – il les libère dans les cages de ses oiseaux de malheur, qui leur volent après et les déchiquètent dans un grand envol de plumes, leur déchirent les ailes et les mangent avec un plaisir évident. J’ai bien suggéré à papa qu’il les laisse partir, mais il m’a riposté que c’est moi qu’il devrait laisser partir. Si j’en ai assez, ma mère n’a qu’à me raccompagner à l’ancienne maison. J’en avais de plus en plus assez de papa. Papa n’était pas quelqu’un de constructif. Je devais toujours me comporter comme il entendait que je me comporte. Même à l’heure des repas. Je n’osais pas me servir des plats que j’aurais voulu manger tant qu’il ne m’y avait pas autorisée. Un jour, papa épluche un mangoustan et le porte à mes lèvres. J’hésite : il n’a jaLA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
116 mais fait ça. Je n’ose pas ouvrir la bouche pour le recevoir. Sans doute irrité, papa me l’enfonce dans la bouche. Comme je m’apprête à l’avaler, il m’ordonne de le recracher. Quand je l’ai recraché, il m’ordonne d’avaler le mangoustan que je viens de recracher. Je voudrais tellement lui dire que je ne suis pas un oisillon qui doit ouvrir son bec pour manger, ni un chien qui dégueule puis avale à nouveau son vomi. Mais je n’ai rien fait d’autre que ce que papa m’ordonnait de faire. Tout le temps que je suis restée avec papa, j’ai dû me tenir prête à le servir. Avant de dormir, papa a coutume de s’asseoir et de boire une décoction médicinale, puis il se rejette en arrière jambes croisées et regarde la télévision. Une de ses jambes est tendue vers moi, tandis que son autre pied est tout près de mon visage. Il met son pied à la hauteur de mon visage parce qu’il craint que je ne m’endorme. Le pied de papa me maintient sur le quivive en permanence. Si un soir je me laisse aller à somnoler pendant que mes mains massent sa jambe, son pied pousse ma tête à la renverse. Même mon sommeil est réglementé. Je ne peux dormir que quand papa dort déjà. Je dois m’asseoir près de lui et attendre qu’il s’endorme, et cela presque toutes les nuits, sauf quand il est de garde ou qu’il va à Bangkok voir sa maîtresse. Si j’ai l’audace de m’esquiver, le lendemain matin je suis privée des maigres cinq bahts d’argent de poche qu’il me donne chaque jour d’école. Quand papa ne me donne rien, maman, craignant de s’attirer les foudres de paARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
117 pa, ne me donne rien non plus. Je dois aller en cachette demander à ma grand-mère. Si par hasard elle n’est pas là, je dois me proposer à donner à manger aux cochons de ma tante. Ma tante élève des cochons (tant et plus). C’est comme si quelque chose fait que papa et moi n’avons rien en commun. Papa m’interdit absolument de m’occuper des cochons, car il respecte la religion musulmane de sa maîtresse. Avant que je ne m’approche de lui, il me demande toujours si j’ai pris un bain. Je vis en famille dans une apathie totale, tuant des animaux chaque jour, y compris des mouches et des vers. De retour de l’école, je dois prendre le jeune coq de combat de papa dans mes bras et aller le déposer sur le banc de sable, marcher le long de la décharge de la fabrique de vermicelles, m’asseoir et déterrer des vers pour le coquelet de papa. Parfois, ma tante me fait m’asseoir à côté d’elle pour tuer les mouches. Quand il y en a trop, elle achète de la poix pour en enduire des bâtonnets avec lesquels harceler les mouches. Des milliers de mouches, des centaines de milliers peut-être, trouvent ainsi la mort. Lorsqu’il n’y a vraiment plus rien à me faire faire, papa m’entraîne dans la jungle pour déterrer des termites et les mettre dans des boîtes pour ses oiseaux, chasser les abeilles et prendre leur miel et le faire macérer dans de l’alcool, déterrer des lombrics afin de nourrir les barbillons dans le réservoir, et chercher des têtards pour ses poissons de combat. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
118 Maman me secoue, m’appelle pour que je me réveille et prenne le repas de midi, puis elle m’interroge à propos du crachoir. Me demande si je me sens bien. Elle est passablement secouée. Elle n’a sans doute pas cru le docteur. Elle comprend que je vais mal au point de dégobiller du sang. Je prétends que c’est le cas, tout en éprouvant une secrète compassion pour l’opinion des imbéciles. Tout le monde comprend comme maman comprend. Je lui dis que ça fait plusieurs jours que je suis comme ça mais que je n’ai voulu le dire à personne. Aujourd’hui le docteur vient m’examiner de nouveau dans l’après-midi, car j’ai de la fièvre, mais il ne me dit pas ce que j’ai. Il dit à l’infirmière de me faire une piqûre comme d’habitude, que je me repose au maximum. Les jours suivants, je fais comme avant. Le docteur lui aussi me traite comme avant, mais rien ne s’améliore. Je suis toujours comme avant. J’ai mal à la tête chaque fois que je sors du lit, des éblouissements dès que je fais l’effort de marcher jusqu’aux toilettes. Je suis pâle, ne peux pratiquement rien avaler. Je fais semblant de dégueuler du sang pendant trois jours. Le quatrième jour, je ne parviens pas à dégueuler. Une fois que j’ai avalé le sang, il disparaît. J’ai beau me chatouiller la gorge, il ne sort que des larmes. Après ça, je cesse de manger mon propre sang, mais je le jette comme avant. La dernière fois, je n’en laisse pas sortir beaucoup, mais désormais je ne peux plus supporter de le voir. Je vois tout trouble. Mes mains tremARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
119 blent. La tête me tourne. Je me dépêche de rebrancher le bock à injections. Comme je m’apprête à me remettre debout, la salle d’eau se met à basculer. Je peux à peine m’entrevoir dans la glace. Commence à ne plus rien voir. Sens une bouffée de chaleur me monter à la tête. Mes oreilles sifflent. Quand je ferme les yeux, ça pulse en chaos dans ma tête. Je n’arrive quasiment pas à rouvrir les yeux. Je tâtonne, finis par trouver la porte des toilettes. Rallie les forces qui me restent. Ouvre la porte et sors. Mon oreille entend le déclic du loquet, et puis des cris de gens excités. Je ne vois plus rien. À ce moment-là, en face de moi il n’y a que la nuit. Je sombre dans le sommeil.
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12 Maman ne m’a pas ramenée vivre chez papa depuis bien longtemps qu’ils commencent à se disputer, et chaque fois papa m’interdit d’aller à l’école. Je dois regarder papa et maman se quereller. Papa maudit maman. Maman réplique à papa. Le ton monte. Traînée, fumier, salope. Maman pleure. Je pleure. Puis papa disparaît. Quand il revient, ils se rabibochent. La dernière fois, papa fait mine de frapper maman. Lève la jambe pour lui flanquer un coup de pied, pas moins. Retient son geste. Maman lui annonce qu’elle part faire sa vie ailleurs. Me laisse avec papa. Maman prend ma sœur avec elle. Elle s’en va cette fois comme si elle m’abandonnait en enfer. Quand papa est en colère contre quoi que ce soit, je suis la seule à subir son humeur. Assise, je le regarde boire jusque tard dans la nuit. Un jour que par hasard j’oublie de nourrir les oiseaux, papa rentre du travail, voit que les oiseaux ont faim et me flanque une baigne qui m’engourdit la moitié du visage. Papa, une fois, m’a corrigée d’un coup de tibia qui m’a envoyée dinguer. Personne n’ose s’interposer ou ne serait-ce que rester à le regarder faire. Les oiseaux de papa commencent à mourir un par un. Les lapins que papa élève sont déchiquetés par des chiens. Tous les cochons d’Inde de papa sont décimés par une maladie. Les poules dans le poulailler meurent de la peste. Les oiseaux que papa aime tant meurent l’un après l’autre, ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
121 presque tous. Papa est aux petits soins pour ses oiseaux comme il ne l’a jamais été pour moi. Il est toujours en train de me demander si j’ai nourri les oiseaux, Çui-là n’aime pas ça, Comment qu’il fait pour avaler ça ? Mais il ne m’a jamais demandé une seule fois si j’ai faim, ce que je veux manger aujourd’hui. Maman partie, il se soucie de moi d’autant moins. Certains jours, quand il est d’assez bonne humeur, il rentre du travail avec des paquets de nourriture. Me fait m’asseoir et les partager avec lui. D’autres jours, il me jette une pièce pour que je m’achète quelque chose à manger. Je n’attends qu’une chose, c’est que les oiseaux de papa crèvent jusqu’au dernier. Je suis jalouse même des oiseaux. Même de ma propre sœur. Pensez donc : ma sœur, ma grande sœur, n’a jamais eu à se mettre en quatre pour papa. Qui plus est, il lui manifeste son amour à tout bout de champ. Il l’appelle avec des mots doux à entendre. Quant à moi, quand il m’appelle, il me donne du « la » : « Eh, toi, La —, viens ici. Tu n’as pas encore fini ? Bonne à rien. Disparais de ma vue. » J’entends papa me parler ainsi tout le temps. Comment pourrais-je espérer qu’il me montre de l’affection ? Certains soirs, je dois me caresser la tête de la main comme papa aime caresser la tête de ma sœur. Je ne vois pas en quoi cela procure une sensation agréable, ou alors c’est que je suis de parti pris ? Peu importe. Je fais quand même toujours mon devoir d’enfant modèle du mieux que je peux. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
122 Un jour en fin d’après-midi, je rentre de l’école et me dis que je vais donner à manger à l’oiseau avant que papa rentre. Je sais que, ce matin, j’ai oublié de le nourrir. Quand je me rends à l’endroit où papa met la cage, je ne trouve que le vide. Je demande à ma grand-mère. Elle me dit que, dans le courant de la journée, un électricien est venu faire une réparation. Par hasard, papa a posé la cage près du poteau électrique. Grand-mère a craint que l’oiseau ne prenne peur, aussi elle a pris la cage et l’a suspendue sous l’avant-toit derrière la maison. Je prends le tronçon de bambou plein de graines et vais voir. Effectivement, la cage est bien suspendue là, mais voilà que, quand je m’approche, l’oiseau s’affole de ma présence, alors même que c’est moi qui le nourris tous les jours. Il saute et vole en tous sens dans sa cage exiguë, tout en poussant des cris d’effroi. Bat des ailes et saute de plus en plus violemment. Donne des coups de tête dans le filet de l’entrée, qui crève en un grand trou. Quand je m’approche de lui d’encore un pas, il s’affole davantage. À ce moment-là, je prends mon pied : au moins qu’il souffre un peu, puisque papa l’aime tant. Je soulève le bambou et déverse du grain dans la cage, pensant qu’il doit être affamé et qu’il va se calmer pour se dépêcher de manger. Mais pas du tout. Il saute une dernière fois. Son corps se catapulte hors de la cage et s’envole. Je ne peux que regarder, cœur battant, ne sachant que faire. Il est déjà loin et aura bientôt atteint la rive opposée du fleuve. Mais il ne l’atteint pas. Cet oiseau, papa l’a élevé ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
123 depuis qu’il est tout petit, et c’est la première fois qu’il fait un long vol. En plus, c’est la saison des crues ; le fleuve a doublé de surface. L’oiseau vole, vole encore et, tout à coup, tombe à l’eau. Je prie pour qu’il parvienne à gagner la rive. À cet endroit-là de la rive, il y a le monastère. Quelque bonze l’attrapera peut-être… Qu’est-ce que je vais dire à papa quand il va rentrer ? Pour sûr qu’il va me flanquer une trempe. Et si je m’enfuyais avant ? Mais pour aller où ? Si je me précipite à sa recherche, comment le retrouver à temps ? Il s’est envolé si loin, jusque de l’autre côté du fleuve. Je me laisse tomber et m’assois sous la cage à attendre mortifiée que papa rentre et me flanque une raclée. Aussitôt que je vois papa entrer dans la maison, je me mets à pleurer. Les questions de papa trahissent son humeur massacrante. Je lui raconte tout en sanglotant que grand-mère a suspendu la cage de l’oiseau ici et que, dès que je lui ai donné à manger, il s’est affolé, a défoncé la cage et s’est envolé et a disparu. Papa va interroger grand-mère. Je les regarde se disputer à propos de l’oiseau, mais ni l’un ni l’autre ne veut lâcher pied. Pour finir, papa quitte grand-mère sur un juron. Il me demande dans quelle direction l’oiseau s’est envolé, et s’empresse de m’entraîner à sa recherche. Papa loue un canot à moteur longue-queue pour nous faire traverser le fleuve. Il est nécessaire que j’aille avec lui, étant donné que cette fois, que je le veuille ou non, je suis en partie responsable… Les vagues dans notre sillaLA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
124 ge me font penser à la fois où le fils de ma tante m’a maintenu la tête sous l’eau. Et à présent papa est en colère. S’il lui vient l’idée de me pousser et de me faire passer par-dessus bord au milieu du fleuve, qu’est-ce que je vais faire ? Mais pas la peine de faire quoi que ce soit, parce que je n’ose pas esquisser le moindre geste dans ce bateau. Quand nous atteignons la rive, papa va et vient à la recherche de l’oiseau. Demande à tout un chacun s’ils ont vu un oiseau qui ressemble à ceci cela tomber à l’eau. Leur dit que si quelqu’un l’attrape, il versera volontiers une récompense. Je dois marcher après papa jusqu’à la tombée de la nuit, fatiguée, affamée, mais je n’ose en faire état à papa. Sans doute qu’il n’est pas mieux loti que moi. Personne n’a rien mangé depuis le milieu de l’après-midi. Papa loue un autre bateau pour retraverser le fleuve et rentrer à la maison. À bout d’espoir de retrouver l’oiseau, une fois de retour, il me fait aller lui acheter de l’alcool. Il boit davantage que de coutume, et ce soir-là se passe de manger. Il m’ordonne d’aller chercher mes affaires chez grand-mère avec qui je dors toutes les nuits et de venir dormir avec lui dans la chambre. M’interdit d’avoir à faire avec grand-mère dorénavant, même pas pour un repas, en quelque occasion que ce soit. La première nuit que je dois dormir dans la chambre de papa, je me sens on ne peut plus oppressée. Ce n’est sans doute pas différent de ce que ressent un oiseau ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
125 enfermé dans une cage étroite. Je n’arrive pas à fermer l’œil. Me tourne et me retourne. Regarde à la dérobée papa boire. Quand il se tourne et croise mon regard, il m’enjoint de dormir et m’avertit que, s’il me surprend encore les yeux ouverts, il ne me laissera pas dormir de la nuit. Je reste allongée les yeux fermés. Papa, assis, boit tout seul, sans bruit. Parfois, il allume une cigarette et l’odeur du tabac se répand dans toute la pièce. Puis il se laisse tomber et se couche près de moi. Me pousse du pied et me dit de me reculer, si bien que je me retrouve en fœtus presque à ses pieds. Je fais comme papa me dit. Couchée, les larmes aux yeux, je pense dans mon for intérieur, Pourquoi est-ce qu’il me parle pas gentiment ? Est-ce qu’il sait seulement à quel point je me sens humiliée ? à quel point son attitude me blesse ? Quelques jours plus tard, maman est de retour. Grandmère commence à manifester de l’irritation envers notre famille, et cela vaut aussi pour tout le monde dans la maison. Finalement, papa ne peut plus le supporter et dit à maman de venir s’installer ici. Notre nouvelle maison est un logement pour familles de militaires construit en série en bordure du camp. On appelle ça des maisons attenantes. C’est une maison en bois à deux niveaux. À l’arrière de la maison, il y a une cour en ciment qui déborde de l’avant-toit. Maman et moi passons plusieurs jours à la désherber jusqu’à ce qu’elle prenne un aspect convenable. Ma sœur ne veut pas déménager pour vivre avec nous, et refuse de dire LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
126 pourquoi. Papa est si fâché contre elle qu’il lui interdit de remettre le pied chez nous et proclame qu’il rompt toute relation avec elle à dater de ce jour. Inutile de dire à quel point je suis contente. À tout le moins, en l’absence de ma sœur, papa va mieux se rendre compte de mon importance. Le soir, il fait toujours partie de mes attributions de m’occuper de papa comme d’habitude. Sauf qu’on n’a plus à s’occuper d’animaux captifs. Dans les logements de militaires, il n’est pas permis d’élever des animaux autres que des chats ou des chiens. Néanmoins, papa s’arrange pour se trouver discrètement des oiseaux à élever. Ma vie commence à changer dès lors que j’habite ici. Le matin, je dois me lever avant l’aube pour me préparer à aller à l’école, qui se trouve dans une autre province. Maman m’a dit de prendre mon mal en patience. L’examen n’est pas loin. Si on m’avait changée d’école quand on a déménagé, la nouvelle école n’aurait pas eu le temps de faire face. Ma vie éveillée se passe donc entre l’école et les allers-retours. J’ai juste terminé le primaire quand les autorités militaires transfèrent papa à la frontière. Papa parti, je deviens plus libre. Je n’ai plus à lui masser les jambes avant de dormir, mais parce que j’ai fait ça des années durant, il me semble que quelque chose me manque. Mon monstre de père me manque. Papa reste absent pendant des mois. Il ne revient pas, mais une lettre nous parvient. Je lis et relis le seul paragraphe qui parle de moi. Il ne dit rien d’important, mais je me réjouis d’avoir encore une petite place dans le ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
127 cœur de papa. Je suis reçue à l’examen d’entrée à l’école secondaire de la province. Quand il apprend la nouvelle, papa écrit à maman de m’acheter un vélo en récompense. Je ne me tiens pas de joie. Je n’ai jamais osé espérer rien de tel, et je n’ai pas la moindre idée que ce sera le premier et le dernier cadeau que je recevrai de papa. Pendant tout le temps où l’école est fermée, j’attends le jour où papa va revenir. Ma sœur s’est décidée et a déménagé pour vivre avec nous. Jour après jour, chacune de nous attend que papa revienne. Et puis papa est revenu. Alors que je suis assise au rez-de-chaussée à regarder la télé toute seule, et que ma sœur et maman, en haut, prennent leurs mensurations pour se tailler des vêtements, papa entre les bras chargés de colis. Il s’est laissé pousser la barbe et ne se ressemble plus. Aussitôt qu’il apparaît dans l’encadrement de la porte, « M’man, papa est là ! » je m’écrie, toute excitée. Puis ma joie sur-lechamp cède la place au désespoir. Papa me toise d’un air glacial. L’aversion dans ses yeux est évidente. Il dit d’une voix forte, « C’est qui, ça, ‘papa’ ? » Il dépose ses colis puis grimpe à l’étage, me laissant plongée dans toutes sortes de réflexions. Quel crève-cœur ! Alors, comme ça, j’ai encore fait faux ? Mes yeux sont rivés sur les images qui bougent sur l’écran de télé. Elles se brouillent à travers le rideau de mes larmes. Je tends l’oreille pour saisir ce que maman dit à papa. J’entends les longues excuses de ma sœur… Quand maman descend, LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
128 elle me dit d’aller porter un verre d’eau à papa. Je fais ce que maman me dit sans enthousiasme. Je n’ai pas assez de confiance en moi pour aller porter de l’eau à papa. Comme si j’étais en faute. C’est vrai que je suis en faute. Papa m’a toujours interdit de l’appeler papa. À l’instant, dans ma joie, je me suis oubliée à l’appeler papa. Est-ce que c’est vraiment ma faute ? Le verre d’eau fraîche à la main, je monte l’escalier. À chaque marche, j’aimerais que l’escalier s’allonge à ne jamais prendre fin, parce que quand j’atteins la dernière marche, la scène qui apparaît devant moi est de ma sœur allongée tout alanguie dans les bras de papa. J’ai soudain envie de jeter le verre d’eau à la tête de ma sœur pour qu’on sache à quoi s’en tenir une fois pour toutes. Mais ce n’est qu’une impulsion. Je m’empresse de déposer le verre, puis de quitter la pièce, de fuir ce spectacle qui me fait mal. Papa ne lui a-t-il pas interdit de jamais remettre le pied chez lui ? N’a-t-il pas dit qu’elle n’était plus sa fille ? En fait, celle des deux qui n’est plus sa fille, c’est moi, non ? En descendant, je croise maman. L’évite. Me précipite dans la salle de bains. Pleure… Quand je me sens soulagée, je me baigne le visage et sors de la maison. Je rentre quand je me rends compte que ça ne sert à rien de fuir mon sentiment d’humiliation. Mais quand j’en parle à maman, elle m’accuse d’être jalouse de ma grande sœur. Cette nuit, je reste allongée les yeux grands ouverts, écoutant la voix insistante de ma sœur. Par la conversation entre mes parents, j’apprends que papa est revenu cette fois pour se faire faire un bilan de santé. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
129 Dès l’aube, papa et maman vont à l’hôpital. Ils rentrent en fin d’après-midi. Papa prépare ses affaires et repart avant l’aube le jour suivant, sans que j’ai la possibilité de lui dire au revoir.
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13 Un bruit de conversation me parvient faiblement. Autour de moi l’air pulse sans cesse. Je respire une odeur âcre d’ammoniaque à pleins poumons. Cette odeur me réveille. J’ai l’impression que quelqu’un est en train de me frotter avec un chiffon mouillé. Des bouffées d’ammoniaque m’emplissent les narines sans arrêt au point que je suffoque. Je détourne le visage. Ouvre les yeux avec beaucoup d’efforts. En face de moi, je vois maman en train de m’éventer. Une de ses mains tient un bout de coton mouillé pressé contre mon nez. L’aide-soignante est en train de nouer un élastique autour de mon bras pour trouver une veine où me faire une nouvelle injection. La voix de l’aide soignante demande si je me sens bien ? pourquoi est-ce que je me suis évanouie ? aije mal à la tête ? envie de vomir ? Je dis oui à tout. Un docteur tenant une petite éprouvette dans sa main s’approche de mon lit. Il dit à maman qu’il va me faire une prise de sang pour de nouvelles analyses. Peut-être qu’on va trouver un virus, ou alors que le taux de sucre dans le sang est trop bas, ce qui expliquerait que je tourne de l’œil simplement en me rendant aux toilettes. Il se sert d’un morceau de coton froid pour m’essuyer le bout d’un doigt, puis me fait un prélèvement sanguin. L’infirmière s’apprête à me prendre la tension de nouveau. Bientôt le résultat de l’analyse de sang est annoncé. Je n’ai rien du tout. Et pourquoi aurais-je quelARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
131 que chose ? Personne ne sait que, si je me suis évanouie, c’est parce que j’ai perdu trop de sang. L’idée ne leur vient pas que je puisse me saigner. À dater de ce moment-là, je n’ai plus eu l’occasion de faire sortir mon sang. Je ne suis plus capable de me rendre aux toilettes par moi-même. Rien que de me lever du lit, je sens ma tête qui chavire. Je dois demander à l’aide soignante de m’accompagner aux toilettes trois jours durant. Le quatrième jour, mon hospitalisation prend fin. Un siège roulant vient me prendre au pied du lit pour aller voir le psychiatre une dernière fois. Nous parlons une fois de plus des mêmes problèmes. Je suis assise à la même table et je pleure. Le psychiatre se comporte avec moi comme avant. Il me donne rendez-vous pour dans une semaine. Assise, je regarde maman mettre mes affaires dans une valise sans faire un geste pour l’aider. L’ami de service de ma mère prend mes effets personnels et les descend. J’ai toujours la tête qui tourne et, en outre, je ne comprends pas pourquoi on me fait partir de l’hôpital alors que je suis beaucoup plus mal en point que quand j’y suis entrée. Je n’en sais toujours rien… Maman me dit d’attendre sur mon lit pendant qu’elle règle les frais d’hospitalisation. Cela fait quarante-cinq jours que je suis ici. J’ai dépensé moins de trois cent cinquante bahts en médicaments, y compris la flopée que j’emporte pour prendre à la maison. Maman me dit que les médicaLA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
132 ments sont si peu chers parce que je suis fille de militaire tombé au champ d’honneur. Si on vient à l’hôpital en consultation externe, on peut se faire rembourser en partie seulement ; pour être remboursée intégralement, il faut être hospitalisée. C’est pourquoi elle m’a fait hospitaliser, car à part le fait que les dépenses de santé sont minimes, on y est sous supervision médicale constante. Si je suis à la maison, quelle perte de temps pour maman ! Louer quelqu’un pour les perfusions coûte les yeux de la tête. Ici, les poches de sérum physiologique sont gratuites. Les analyses, les tests de dépistage, tout est gratuit. Ici, tu sais, c’est un hôpital militaire. Ton père était militaire, autant profiter à fond de ses droits. Oh oui, maman en profite plus qu’à fond. Que je souffre, elle ne trouve pas ça important du tout. C’est seulement maintenant que je le sais. En plus, elle ajoute que, quand je serai guérie, elle viendra se faire faire un bilan de santé à son tour. Des fois qu’elle serait malade, elle pourrait se faire hospitaliser pour une nuit ou deux. Maman n’a pas envie d’être malade, je le sais bien. Ce qu’elle veut, c’est se faire dorloter. Elle veut que des gens qui reconnaissent son importance viennent la voir, c’est tout. Alors même que je suis malade, maman a son ami qui vient la voir souvent. Si c’était elle la malade, je préfère ne pas penser à ce qu’il en serait. C’est une bonne chose qu’aujourd’hui maman lui ait dit de venir me chercher pour me ramener à la maison. Encore heureux qu’elle ne m’ait pas dit de rentrer toute seule. Maman m’a apporté ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
133 de nouveaux vêtements pour que je me change à l’hôpital. Elle m’oblige à les mettre pour sortir de l’hôpital. Elle les a empruntés à quelqu’un pour que je les mette, et d’ailleurs ce sont les seuls qu’il y ait. Je sais de tout mon cœur ce que maman est en train de penser. Ne dit-elle pas à tout un chacun que je suis une droguée ? Ne clame-t-elle pas sous tous les toits que je me drogue ? À l’hôpital, moi-même j’ai failli ne pas savoir comment me comporter. Au début, quand quelqu’un venait me voir et demandait ce que j’avais, avec certains maman le disait franchement, et avec d’autres elle mentait sans vergogne. Aujourd’hui, cet homme vient me chercher. Ce que veut maman, je le sais. Maman veut qu’il me considère comme une enfant nouvelle, et qu’il la considère elle comme capable de mater sa fille. Elle prétend lui faire croire qu’en quarante-cinq jours d’hôpital, j’ai changé du tout au tout, y compris de vêtements. Dès que je descends de la voiture, je regarde la maison de maman. Elle a déjà changé. Auparavant, dans cette maison maman vivait seule, mais aujourd’hui j’y vois des tas de gens et je ne connais personne. Ils viennent m’entourer pour me manifester leur sollicitude. Mais non. Ce qu’ils veulent, c’est se donner du crédit, voilà tout. Dans la maison, ils se préparent à jouer aux cartes avec alacrité. En face de la maison, il y a un petit restaurant nouvellement installé. Ma famille, outre que la chienne a eu des petits, a de nouveaux membres. Plusieurs personnes sont assises jambes croisées devant le LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
134 restaurant et grillent des cigarettes en faisant beaucoup de fumée. Maman se dépêche de m’escamoter à l’étage, puis me dit de me reposer, alors même que les gens à l’étage en dessous ne discutent pas précisément à voix basse. Maman me dit qu’ils sont là pour juste un petit moment et qu’ils vont bientôt s’en aller. S’ils jouent aux cartes ici, c’est qu’ils n’ont pas pu trouver un autre endroit. Non, non, ils ne viennent pas régulièrement. Je me vois confinée à l’étage. Maman m’interdit de descendre. Si je veux manger ou quoi que ce soit, je n’ai qu’à crier pour passer commande au restaurant d’en face. Elle m’interdit d’aller de nouveau dans le camp militaire. Puis elle-même y va. Elle fouille mes affaires et détruit les choses que j’y ai cachées, ne serait-ce que la boîte en plastique dans laquelle j’ai percé un trou pour en faire un bong. Quel dommage, quand je pense à tout le bonheur qu’il m’a procuré pendant si longtemps. Je ne sais si j’aurai jamais l’occasion de rêvasser à nouveau grâce à lui, de revoir encore des souvenirs secrets surgis de quelque part en moi. Le temps du bonheur trompe conscience ne reviendra plus jamais. Maman m’a dit qu’elle a tout détruit, sans se rendre compte que ces choses-là sont des ersatz de la part de bonheur qui a disparue de ma vie. Maman m’apporte les notes que j’écris au psychiatre et me les tends. Je lui demande si elle les a lues…
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135 Mon psychiatre, Ces temps-ci je ne sais pas ce que j’ai. Je n’arrive pas à dormir. Parfois il est une ou deux heures du matin avant que je m’endorme. Je ne sais que faire. À vrai dire, je ne suis pas déprimée ou soucieuse. Au contraire : je trouve encore la vie belle. Vous êtes-vous jamais demandé, docteur, en tant que docteur, de quoi nous provenons ? Je pense que notre vie est un sous-produit de la libido. Vraiment. En effet, quand on fait l’amour et qu’on se trompe dans les dates, il en résulte une vie supplémentaire – ah ! ah ! ah ! (rires pour indiquer la bonne humeur). Nous sommes tous des bâtards, un de mes amis m’a dit une fois, et c’est ce que je suis. Aujourd’hui je suis d’excellente humeur. Je trouve tout beau. C’est pas seulement les amoureux, vous savez, qui voient la vie en rose. Des gens au cœur vacant comme moi sont aussi capables de trouver le monde beau. J’aime ma mère, et je suis tout à fait certaine que toutes les mères aiment leurs enfants, au point que, parfois, avant de faire quelque chose, elles pensent à leurs enfants. Je pense toujours à maman avant. J’ai peur de lui faire de la peine, parce que désormais, elle est la seule personne qui compte dans ma vie… Mais je lui ai déjà fait de la peine, parce que je fume des cigarettes, rien que pour ça. À vrai dire, pas seulement des cigarettes. Marijuana, amphétamines, lao heng (des petits cachets jaunes qu’un copain m’a revendus) – j’ai tout essayé, mais en cachette de maman, parce que j’ai vraiment peur de lui faire de la peine, et je n’ai jamais rien fait pour lui donner du chagrin. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
136 Au contraire : j’ai fait des tas de choses pour qu’elle en soit fière… sauf qu’elle ne les voit pas… Passons. Toujours pas sommeil, docteur. J’ai fumé de la marijuana et m’y suis habituée. Quand je n’en ai plus, je n’arrive pas à dormir. Ça fait trois ans que j’en fume, et mon apparence s’en ressent, mais j’ai toujours conscience que je suis solide. Je mange comme quatre, docteur. Aujourd’hui j’ai fumé plusieurs cigarettes. Je me dis que, quand je mourrai, il sera toujours temps d’arrêter. Je vais sans doute devoir poursuivre mes études à l’école normale, docteur. Qu’est-ce que je peux faire: maman veut tellement que j’y entre. Je n’ai pas envie d’être instit. Je veux apprendre l’artisanat, mais maman ne veut pas en entendre parler. Et même si elle m’y autorisait, il serait trop tard : les inscriptions sont closes. Ça fait un mois que je ne dors pas. Je dois m’y faire. Tant pis si je ne peux pas dormir. J’aime maman à la folie. Je suis désolée de faire de la peine à maman, mais maman doit s’y faire aussi, je suppose. Je suis seule comme si elle m’avait rejetée. Parfois je me sens humiliée. Parfois je suis contente d’avoir mon monde à moi. Je vais vous raconter. Quand je suis revenue de l’examen d’entrée, je suis entrée dans la maison de maman, je suis allée la voir et suis tombée sur quelque chose qu’aucun enfant au monde ne peut accepter. Maman a tellement besoin d’être heureuse. Personne ne sait ce que je pense. À ce moment-là, j’ai fait le projet de fumer de l’herbe à en oublier le monde entier. Et je l’ai fait. Quand j’ai émergé, le monde était pareil qu’avant. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
137 Mon psychiatre, Hier je suis allée passer un examen dans une autre province. Quand j’ai eu fini, je suis allée acheter des somnifères. J’ai fait quatre ou cinq pharmacies. Ils n’ont pas voulu m’en vendre… De retour ici j’ai supplié mon meilleur ami d’en acheter pour moi. Il m’a procuré neuf cachets. Il m’a dit de prendre un cachet toutes les deux heures. Si je prends les neuf cachets en dix-huit heures, ça fera un long sommeil. Je ferai sans doute de beaux rêves. Quand je me réveillerai, je vous raconterai, docteur. Mais en général, quand je rêve, je vois des lotus. Mon psychiatre, Minuit et je ne dors toujours pas. Je n’ai pas dîné et j’ai très, très faim. Quand j’ai faim, je pense à maman. À cette heure-ci sans doute qu’elle dort déjà. Elle est de nouveau en guerre froide avec moi. Elle ne veut pas me parler. Seul le silence est grand, mais drôlement gênant. Je me sens bien seule dans ce pays. Je voudrais dire à maman que je ne veux pas cesser de fumer, mais elle ne voudra pas. Qu’on cesse de fumer toutes les deux à la fois, elle ne voudra pas. Maman me donne bien des choses, mais pas ce peu de liberté. Bizarre, non ? D’autant que, plus je grandis, plus elle s’inquiète, plus elle m’empêche. Pour les cigarettes, c’est la même chose. Ça fait trois ans que je fume, et c’est seulement maintenant qu’elle s’inquiète. Mon psychiatre, Docteur, à quoi mesure-t-on la valeur d’une personne ? À LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
138 mon avis, on la mesure au coût de ses funérailles. Il est tard. J’ai sommeil. Je suppose que le nouveau somnifère est en train de faire effet. Je tombe de sommeil. Au revoir, psychiatre. Je vous quitte avant deux heures du matin aujourd’hui. À quelle heure vais-je me réveiller ? Midi sans doute. Si je ne me réveille plus, qu’est-ce que je vais faire, docteur ? Mon psychiatre, J’ai fait mes prières, compté les moutons, compté jusqu’à cent. C’est sûr que je ne vais pas dormir. Cette nuit, je n’ai pas de cachets. Je ne sais pas où aller pour en trouver presque chaque jour. J’avale des cachets comme on croque des bonbons. J’en mange tellement que j’en ai la bouche amère, docteur… Je n’arrive pas à dormir, docteur… Je n’arrive vraiment pas à dormir. Quoi que je fasse, je ne dors pas. Je compte de un à cent – de un à cent. Onze heures passées, bientôt minuit. Je vais continuer de gamberger, continuer de me torturer les méninges. Docteur, Je me suis réveillée vers onze heures. Je ne me sens pas bien du tout. Quand j’en aurai la force, j’en prendrai encore. Ce soir je voudrais dormir dès la tombée de la nuit. À vrai dire, le sommeil a du bon, n’est-ce pas ? Ça fait un drôle de vide. Mais ces derniers temps, c’est comme si j’étais forcée à m’endormir. Quand je me réveille, je me sens tout chose, la tête dans les vaps. Demain je me réveillerai probablement vers huit heures du soir. Je m’arrête là. Je n’arrive pas à me concentrer. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
139 Mon psychiatre, L’autre jour, j’ai acheté quatre lotus. J’en ai offert trois au Bouddha. Ça m’a fait du bien à l’âme, mais mon cerveau est dans un drôle de coton. Rien qu’à fermer les yeux, je me sens flotter. En plus, j’ai pris un bain et me suis lavé les cheveux, c’était comme si je me sentais mal. Il est tard et je ne dors pas. J’ai commencé à prendre des cachets vers huit heures et j’en ai pris régulièrement jusqu’à maintenant. Tout à l’heure, j’ai pris un cachet, puis je me suis assise pour écrire ceci. Docteur, je suis vraiment sonnée. Pourquoi est-ce que je ne dors pas, docteur ? Est-ce que je suis devenue rebelle aux somnifères ? En ce moment, je suis très perplexe. Parfois il m’arrive de tomber endormie alors même que je n’ai pas sommeil. Mon souffle sent les drogues. Quand je pisse, il y a aussi cette odeur de drogues, n’est-ce pas ? Je dors jusqu’à en avoir les yeux gonflés, mais aussi hagards. Je ne sais plus quel jour on est. Je ne sais pas si l’aube qui vient sera l’aube de demain ou du jour suivant, ou d’hier. Et c’est comme ça depuis que je me suis mise à prendre des somnifères, ça fait bien longtemps. La voisine m’a demandé où j’étais hier, vu que j’avais laissé la lumière allumée. Ça veut dire que j’ai dormi toute la journée d’hier. J’ai très peur, docteur. Etc. Maman n’a rien lu. Ne sait donc rien du contenu. Ne sait rien de moi. Quand j’ai écrit ces notes, c’était sans aucune intention que quiconque les lise avant que je sois LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
140 morte. Ce sont mes notes au docteur. Si quelque chose m’arrivait, maman les lirait avant le docteur et elle devrait les garder. Mais elle ne s’intéresse pas du tout à ce qui se passe dans ma vie. Tout le temps que je vis dans sa maison, sa maison est pleine d’animation mais, pour moi, c’est comme si je me trouvais dans un cimetière. Ça grouille de gens, mais c’est rudement morne. Certains jours je descends de l’étage, me promène dans les environs de la maison. Très vite, je me fais renvoyer me reposer, prendre mes médicaments, dormir. En ce qui concerne maman, elle entre, sort, vaque à ses affaires. Parfois des amis viennent la voir à la maison. Ils se réunissent dans le restaurant devant la maison. Ceux qui me connaissent un peu me pressent souvent de descendre et de venir m’asseoir, bavarder et grignoter des amuse-gueule avec eux histoire de me détendre. Ce jourlà, je mangeais dans le restaurant. J’ai vu une femme dont le visage m’a semblé familier. J’ai mis du temps à me rappeler que c’était la femme qui était venue me voir à l’hôpital en compagnie d’un homme en uniforme militaire. C’est eux qui m’avaient donné les cigarettes dont le docteur a prétendu qu’elles contenaient de la blanche. Cette femme était ici en tant que vieille connaissance de maman. J’ai raconté l’histoire de cette femme à maman. Je ne l’ai pas vue manifester la moindre surprise, à l’inverse de quand elle était à l’hôpital. Quand le moment est venu de revoir le psychiatre, j’ai dû aller à l’hôpital toute seule. Ce jour-là, j’ai raconté au ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
141 docteur tout ce qui était arrivé pendant que j’étais à l’hôpital. Je lui ai aussi raconté les changements intervenus dans la maison une fois rentrée de l’hôpital. Mais le docteur était davantage intéressé par mon histoire de sang. Il m’a fait ausculter comme à chaque fois, m’a prescrit un tonifiant pour le sang et plusieurs autres sortes de médicaments pour que je rentre les prendre à la maison, tout en me disant que ceux qui sont capables de faire comme je l’ai fait on ne les appelle pas des gens normaux, et c’est alors que j’ai su que j’ai vraiment quelque chose d’anormal dans le psychique. Avant que je ne rentre à la maison, le docteur a noté pour moi sur une feuille la date de la prochaine consultation. Il a aussi écrit une note demandant à maman de venir discuter de mon cas avec lui. Le docteur et maman seront sans doute d’avis que je vais très mal et que ça n’ira qu’en empirant si on ne fait rien. Peut-être que je vais m’affaiblir et attraper toutes sortes de maladies. Je ne me suis pas tellement alarmée des conclusions du docteur. À ce moment-là, je voulais faire quelque chose qui les mette sur une fausse piste. Et j’ai fini par trouver. Je me suis souvenue que, quand je suis sous perfusion à la maison, le docteur se sert de l’aiguille d’injection pour perforer le sac de sérum afin qu’il ne se contracte pas trop quand le sérum arrive à sa fin. Quand un sac est vide, maman va le jeter en tas derrière la maison. Lorsque je vais voir, je vois que les aiguilles sont toujours plantées dans les sacs. Et alors, je les rafle toutes. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
142 14 Depuis que papa est en mission, maman va recevoir sa paie à sa place. Elle a ainsi l’occasion d’acheter ce qu’elle veut pour la maison, à savoir, bien entendu, toutes sortes d’appareils qui facilitent la vie quotidienne. Mais en ce qui me concerne, elle ne me donne que quinze bahts d’argent de poche par semaine. Je dois me lever dès l’aube, empaqueter le riz que je vais manger à l’école, alors que mes camarades de promotion s’achètent un plat de riz et se font servir ce que leur index désigne. Je dépense trois bahts par jour (nous sommes en 1989). Ce que j’aimerais manger, je m’en passe. Les jours où je dois acheter des fournitures scolaires, je dois me priver… Après que papa est reparti, une autre lettre arrive à la maison. Cette lettre fait davantage état de moi que la précédente. Papa écrit pour dire à maman d’élever les enfants du mieux possible. De cesser une bonne fois de pester contre eux. Papa en a assez. Il ne veut plus perdre la face devant les voisins. N’a pas envie de revenir ici, parce que maman n’arrête pas de râler. Il dit à maman de suivre mes études de très près. Je lis la lettre de papa en cachette, souvent. Après cela, il n’y a plus jamais eu de lettre de papa. Ce jour-là, je reviens de l’école et quand j’entre dans la maison n’y trouve que ma sœur. Elle me dit qu’aujourd’hui maman a reçu un télégramme lui enjoignant d’aller voir papa à la frontière. Papa est très malade. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
143 Maman est partie en fin de matinée. Ma sœur et moi attendons maman. À la nuit tombée, elle n’est pas encore rentrée. Je me sens pleine d’inquiétude pour papa, parce que d’ordinaire papa est quelqu’un de robuste. Qu’est-ce qu’il peut bien avoir comme maladie, si sérieuse que maman a dû partir le rejoindre à la frontière ? Vers neuf heures du soir le même jour, plusieurs gradés viennent à la maison. Ils posent en vrac des tas de questions sur la vie de papa, en même temps qu’ils demandent où papa et maman sont nés. Puis ma sœur doit les conduire à la maison de grand-mère, me laissant seule à garder la maison. Des femmes de soldats du coin viennent bavarder avec moi jusque tard dans la soirée. Elles parlent de la solde de mon père, de ses états de service, de son rang, de ses fonctions, de son testament. Je suis alors trop jeune pour comprendre par moi-même ce que le fait que des maîtresses de maison viennent me parler avec commisération de mon avenir tard le soir veut dire. Cette nuit, ma maison est d’un calme angoissant. Où que je regarde, je ne vois personne. Mes oreilles n’entendent que le bruit de ma respiration. Dans le silence, des pensées diverses me trottent par la tête. Papa est malade. Maman n’est toujours pas rentrée. Ma sœur a quitté la maison avec ces inconnus alors même qu’il fait nuit. Tard dans la nuit, je monte me coucher. Mes yeux font le tour de la chambre. Tous les lits sont vides. J’en profite pour me laisser tomber sur le lit de papa. Referme mes LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
144 bras sur l’oreiller dont papa se sert d’habitude. Une douce chaleur me pénètre le cœur, si bien que j’ai envie de pleurer. Allons, allons, rien que d’étreindre un oreiller et te voilà toute retournée. Si seulement un jour papa me prenait dans ses bras. Impossible. En pensant à cela, mes larmes coulent. Je sanglote doucement. Dans ma tête mes pensées dérivent. Je tends toujours l’oreille dans l’espoir que quelqu’un va rentrer, et cette nuit-là je reste seule et je pleure jusqu’à ce que je m’endorme. Il ne fait pas encore jour que je me réveille. Personne n’est encore rentré. Je vaque à mes occupations jusqu’à l’aube. Ce matin, avant que je prenne le bus pour aller à l’école, un militaire vient me chercher pour m’emmener au lieu de travail de papa. Des militaires me questionnent sur moi et sur maman de façon extrêmement détaillée, en même temps qu’ils m’apprennent que papa a une autre fille. Je n’ai jamais eu la moindre idée que, à part moi et ma sœur, papa a eu une enfant de sa femme numéro va savoir combien. On parle depuis un long moment déjà quand je finis par ouvrir la bouche pour demander comment va papa. Le monsieur militaire me dit de faire preuve de courage. Papa ne souffre plus. Il a perdu la vie depuis trois heures de l’après-midi la veille. Je n’ai pas besoin de poser d’autres questions. Tous les mots, toutes les phrases, sont on ne peut plus clairs dans mon cerveau. Mes nerfs sont comme électrisés. Mes larmes coulent sans qu’il soit besoin de les forcer. J’aimerais pleurer à en faire éclater mes glandes lacrymales. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
145 Dans l’instant, je voudrais hurler. Voudrais me laisser tomber au sol. Me tordre en convulsions comme quand j’étais enfant je ne l’ai jamais fait. Voudrais crier à quelqu’un ce que j’ai perdu. Ce que je n’ai jamais reçu. Il ne me reste plus rien. À qui puis-je demander tout ce que je ressens et qui m’est enlevé ? Je n’aurai plus l’occasion de revoir le visage de mon père. Des images de papa se mêlent confusément dans ma tête. La voix de papa retentit encore dans mon crâne. Yeux fermés, yeux ouverts, papa apparaît dans mon souvenir. Dans la maison, c’est le vide. J’espère contre tout espoir que je vais voir papa entrer et me dire, « Je ne suis pas mort, ils se sont moqués de toi ». Ce que je pense est impossible. Papa est vraiment mort. Et c’est aussi bien qu’il soit mort. Plus de passif entre nous. Désormais, je n’aurai plus à être en butte aux humeurs de quiconque. Papa est mort. Papa ne reviendra plus. Je ne l’ai pas appelé papa. De ma vie, je n’aurai jamais eu l’occasion de l’appeler papa ouvertement une seule fois. Pourquoi s’est-il dépêché de mourir ? Qu’il revienne élever ses oiseaux s’il veut. Qu’il me fasse faire ce qu’il veut. Papa ne m’a jamais aimée. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ma vie ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de plus que de pleurer ? Ou bien est-ce que je dois rester assise à attendre que quelqu’un vienne me consoler ? Il n’y a personne. À l’heure où les sentiments se brisent, il n’y a que moi assise à ramasser, à recouvrir les débris pour qu’ils s’enfoncent de plus en plus profond. J’exhume de LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
146 vieilles photos de papa pour les regarder. Lis les lettres que papa a écrites. Les parcours si souvent que je ne les comprends plus. Mes yeux sont embués de larmes. J’ouvre l’armoire à vêtements de papa. Me glisse à l’intérieur, pour avoir l’impression que papa se trouve à côté de moi, que papa est en train de me tenir dans ses bras. Ris par moquerie de moi-même. Pleure de pitié pour moi-même. Cours sans fin dans la maison toute seule. M’allonge et étreins la couverture de papa tout en pensant que papa m’étreint par amour. Elle est tiède, bientôt chaude. Je pleure, paupières enflées, à perdre haleine. Le nez me pique. Les yeux me font mal. Allongée, je regarde le plafond. Voudrais ne plus rien ressentir. Laisser mes pensées se penser sans moi. Du camp militaire, l’annonce à tous les officiels de s’assembler pour procéder aux rites funéraires me parvient. Me tire du somme causé par une extrême fatigue. Je me suis endormie en fin de matinée. Quand je me lève pour me débarbouiller, c’est déjà l’après-midi. Je me joins à des inconnus pour assister aux obsèques de mon propre père. Maman me manque terriblement. Elle doit être au courant à présent. Comment se sent-elle ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Ma sœur doit être avec grand-mère. Moi, avec qui je suis, je ne sais pas. Je ne connais personne. Les gens du voisinage ont disparu pour aider aux préparatifs dès le matin. Tout le monde me regarde avec surprise. Qu’est-ce que c’est que cette gosse en uniforme scolaire tout froissé ? ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
147 Au monastère, je me mets dans la longue file pour aller verser de l’eau lustrale sur le corps de papa. Chaque pas me rapproche à chaque instant du corps roide qui gît là. Quand la personne devant moi me cède la place, je regarde de tous mes yeux le corps sans vie de papa. Papa est étendu tranquille. Son visage, on dirait presque qu’il dort. Il y a comme un léger sourire à la commissure des lèvres. L’œil de l’autre côté de moi n’est pas entièrement fermé. La main droite dépasse du bord du drapeau national. J’étends mes deux mains et prends la main de papa. Main humide, livide, dure. Je l’étreins fermement, espérant transmettre à papa mon désespoir et ma tristesse. Presse sa main pendant un moment, puis retire une des miennes et rabats l’énorme drapeau tricolore qui recouvre le corps de papa pour regarder. Papa ne porte pas de chemise. Je voudrais me pencher pour me prosterner contre sa poitrine au moins une fois, mais ne peux pas. La large poitrine de papa est barrée par une longue plaie cousue de gros fil de coton. Du sang en sourd. On lui aura barboté son cœur, si bien qu’il s’est arrêté de battre. La poitrine de papa est inerte, sans les palpitations du cœur. À l’inverse de moi. Mon cœur bat à tout rompre. Mais une part en manque. Je remets le drapeau en place. Dans ma tête, je vois tous les animaux que papa a tués. Je fais des vœux pour que papa en soit absous. L’ardoise est effacée. Quand on a fini d’asperger le corps, deux ou trois soldats mettent le corps de papa en uniforme militaire. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
148 Papa est dans un uniforme vert. Un bonze attache les mains de papa avec un fil sacré et les joint paume contre paume sur sa poitrine. Lui glisse une fleur entre les doigts. On soulève le corps de papa. Le dépose dans un cercueil étroit. Cloue le couvercle. Recouvre le cercueil d’un catafalque doré. Puis on place le drapeau tricolore sur le mitan du catafalque, qu’on jonche de chrysanthèmes. Des dizaines de couronnes sont placées tout autour. Des militaires en uniforme, une écharpe caca d’oie autour du cou, se tiennent debout immobiles recueillis. Maman arrive au monastère alors que les bonzes récitent les prières, le premier soir. Je me précipite vers elle les larmes aux yeux. Maman vient à moi et me caresse doucement la tête, puis me dit de me calmer, alors même qu’elle continue de sangloter. Me dit que, même si papa est mort, elle est toujours vivante. Désormais, elle m’élèvera du mieux qu’elle peut. Avant, quand on n’avait pas papa, on s’en sortait bien, non ?… Ma sœur, depuis qu’elle a quitté la maison pour aller trouver grand-mère cette nuit-là, ne veut plus rentrer à la maison. Ne veut plus entrer voir maman. Sans doute qu’elle pense rester avec grand-mère pour toujours. Maman est si fâchée qu’elle ne peut pas parler. Même pour la photographie devant le cercueil, ma sœur ne veut pas se joindre au groupe. Avant qu’on ne brûle le corps de papa, je me redresse. M’accroche au bord du cercueil. M’avance. Jette un dernier coup d’œil à papa. Son visage est enflé, vert foncé. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
149 Un linge blanc tirebouchonné le protège en partie. Le coton naguère blanc qui bouche son nez est à présent saturé d’un mélange de sang et de pus. Les yeux de papa sont entrouverts, ternes, pas vraiment endormis. Sur la poitrine de papa un mélange de sang et de lymphe s’écoule et imprègne l’uniforme que papa porte. Le ventre gonflé distend l’uniforme. L’odeur de formaldéhyde est puissante. Je la respire à pleins poumons sans la moindre gêne. Regarde le visage de papa une dernière fois. Puis on déplace le corps de papa jusqu’au bûcher. Les flammes surgissent. J’éclate en sanglots. Maman s’évanouit dès la première salve. J’observe la fumée qui s’échappe du sommet du four crématoire et flotte dans le ciel en une longue traîne puis finit par disparaître, tout comme les gens qui sont venus assister aux obsèques s’en vont les uns après les autres et il ne reste bientôt plus grand monde et pour finir seulement maman et moi dans le monastère. Le corps de mon père se consume peu à peu, au point qu’il n’y a bientôt rien qui prouve que le tas de cendres blanches qui demeurent est bien mon père. Cette nuit, je dors à la maison seule avec maman. Maman, allongée, ne bouge presque pas, son regard perdu dans l’obscurité, sans qu’un seul mot échappe de ses lèvres, seulement des soupirs. Dans l’obscurité, je passe un bras autour de la poitrine de maman et lui dis de me serrer fort dans ses bras. Papa ne m’a jamais prise dans ses bras. Papa n’est plus là. Alors maman, étreinsLA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
150 moi, pour une fois. Maman s’exécute lentement et m’enlace. L’instant d’après, se détourne irritée. Je devine qu’elle est irritée, alors que je n’ai même pas le temps de ressentir la douceur que je recherche depuis toujours. Jusqu’à sa mort, papa ne me l’a jamais offerte. Cette nuit, mes yeux sondent l’obscurité. Mes larmes tombent près de l’oreiller. Le lendemain, un bonze ouvre la feuille de bananier pour montrer à maman et à moi les os blanchis. Je tends la main et prends certains bouts d’os de papa pour les regarder. Ils sont friables et secs, criblés de petits trous comme les os d’animaux que j’ai eu l’occasion de voir – ces os qu’on entassait à l’arrière de l’ancienne maison de maman. Il y en avait vraiment des tas. Mais ceux-ci, ce ne sont pas des os d’animaux. Dans ma main, ce sont les os de papa. Avec précaution, je les prends un à un et les dépose dans l’urne funéraire blanche, comme si j’avais peur de faire mal à papa. Ce qui reste, je le réunis et le glisse dans une jarre en verre transparent que j’emporte à la maison pour la mettre à la tête du lit, côte à côte avec la photo de papa. L’image de papa me regarde chaque fois que je la regarde, mais c’est comme si aucun sentiment ne passait en provenance de cette paire d’yeux, à l’exception, hélas, d’un vide à perte de vue. Une semaine après les obsèques de papa, ma sœur n’est toujours pas revenue. Maman m’a envoyée lui demander de rentrer des dizaines de fois. Ce n’est que lorsque les gens dans la maison de grand-mère la chasARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
151 sent qu’elle revient. Mais, peu de temps après, elle quitte la maison à nouveau, en faisant valoir qu’à son âge elle doit travailler. Elle revient une fois de temps en temps. L’argent recueilli lors des obsèques de papa, maman le garde pour le dépenser dans la famille avec parcimonie. Étant donné que le testament de papa n’est pas clair, les autorités ne sont pas en mesure de prendre des décisions définitives, si bien que j’ai dû rester dans ce camp militaire pour une durée de plus de cinq ans après la mort de papa.
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152 15 Aujourd’hui, maman a de nouveau des invités. Ils sont assis en train de boire au rez-de-chaussée. Allongée sur le porche, je les regarde parler et rire. Ils sont heureux. Je m’assois jambes ballantes sur le pouf. Il y a un instant, j’ai apporté un récipient d’eau cylindrique en bambou à l’étage. Ma jambe gauche est recouverte par une serviette. Sous la serviette, du côté intérieur de la cheville, une aiguille de perfusion est plantée. La partie extérieure de l’aiguille est branchée au tuyau de sérum physiologique, dont l’autre bout est à l’intérieur du cylindre qui repose incliné contre moi. Mon sang lentement se mélange à l’eau au fond du cylindre, alors que mes yeux regardent maman d’un air distrait. Les rires de maman parviennent jusqu’à moi. Parfois, elle se tourne pour me regarder et me demande en criant si j’ai faim. Elle entre et sort sans cesse. Parfois elle me demande ce que je fais, si je n’ai pas envie de descendre. Je ne réponds pas. Je ne peux me déplacer que sur une seule jambe ; le sang s’écoule de l’autre. Cette aiguille est dure. Dès que je bouge un peu, je sens un faible élancement, mais cette douleur provoque en moi une sensation inexprimable, comme si quelqu’un me pinçait pour me tenir éveillée, pour me faire sentir que, quand bien même je souffre, je suis toujours en vie. Mais si je reste tranquille sans rien faire du tout, c’est un temps mort tout à fait déprimant. Je ne peux pas rester ainsi longtemps. L’aiguille de sérum ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
153 physiologique aide le sang à couler jusqu’au volume prescrit. Quand il se coagule, le sang ne peut plus couler, mais si je retire l’aiguille, une goutte de sang se forme à l’endroit de la piqûre. Le sang fait des bulles et ne se mélange pas bien avec l’eau, mais quelqu’un d’ignare comme maman pensera que tout ça c’est du sang. Je mets le cylindre plein de mon sang dans le frigo, puis attends la suite des événements. J’imagine que, tôt ou tard, le cercle des buveurs va avoir besoin d’un cylindre d’eau fraîche. Il reviendra à maman de se lever pour aller le prendre, et quand elle ouvrira le frigo et tombera sur lui, elle comprendra sans doute ce que je veux dire. Je voudrais être une enfant capricieuse, mais ma façon d’attirer l’attention sur moi est plutôt grossière. Vous croyez que je n’ai pas mal ? Vous croyez que j’ai vraiment envie d’agir ainsi ? Pourtant je dois le faire. Je dois le faire pour qu’on sache que je suis une malade mentale. Tout le monde doit m’accorder de l’importance. On ne doit pas me laisser seule. La solitude, ça suffit comme ça. J’en ai eu plus que ma part dans la vie. Mais bientôt maman va voir. La voici qui entre dans la maison. Des exclamations proviennent du rez-dechaussée. « Qui c’est qui a mis du sang de je ne sais quoi dans le frigo ? » Maman prend ses voisins immédiats à témoin. « Je suis sûre que c’est du sang. Qu’est-ce que c’est que ce jeu idiot ? » L’instant d’après, maman apparaît à l’étage. Je suis LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
154 assise calmement sur le pouf, mes pieds reposant sur le sol, mais à ma cheville le sang continue de couler un peu. Je ne l’ai pas essuyé. Le laisse comme ça. Il n’y en a pas beaucoup, mais pour maman, dès qu’elle le voit, les yeux lui sortent de la tête. Elle se précipite. Saisit ma cheville. La soulève pour l’examiner. « Qu’est-ce que tu es en train de fabriquer ? » est la première chose que maman demande. Je ne réponds rien. Reste impassible. En plus je prends l’air de défaillir. Ferme les yeux. Maman me secoue violemment, et crache : « Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi tu fais ça ? Le sang dans le frigo, c’est le tien, n’est-ce pas ? » Je hoche la tête. Maman se précipite en bas et remonte avec le cylindre de mon sang. « C’est pas vrai ! C’est un comble ! On te soigne et voilà que tu te saignes. Où as-tu trouvé l’aiguille ? Pourquoi est-ce que tu te piques ? Ça ne te fait pas mal ? Ou alors, est-ce que tu es devenue folle ? » La voix de maman commence à chevroter. Je ne veux pas ouvrir les yeux pour la regarder. Maman pleure. Moi-même, je suis au bord des larmes. Elles commencent à couler à travers mes cils. Est-ce que maman souffre dans son cœur ? C’est tout ce à quoi je pense. Est-ce qu’elle ressent aussi la douleur quand j’ai mal ? Elle ne me comprend pas. Je ne me comprends pas moi-même. Comment est-ce que je fais pour continuer de supporter de la voir dans cet état ? ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
155 Maman pose le cylindre de sang sur une table, puis s’assied près de moi. Un chiffon humide à la main, elle essuie le sang qui s’écoule de ma cheville jusqu’au sol. Elle l’essuie en versant des larmes. Je les vois. Je l’entends. « Si tu n’es pas contente, dis le. Pourquoi est-ce que tu m’antagonises à ce point ? Tu veux que je meure de chagrin, dis, c’est ça que tu veux ? » Je jette un regard désolé à maman, puis ferme les yeux, qui continuent de pleurer d’abondance. D’un autre côté, maman me fait pitié. Elle ne voit pas que ce n’est pas que du sang. Si j’en avais perdu autant, je ne serais pas assise là en train de pleurer comme ça. À quoi bon se désoler à présent ? À quoi bon savoir maintenant ? Quand j’étais à l’hôpital, pourquoi est-ce que tu ne t’en es pas rendue compte alors ? Ne pourrais-tu pas être un peu plus attentive tout le temps ? En ma présence, ah, oui, elle pleure tout ce qu’elle sait. Dès qu’elle est descendue, elle rit et plaisante comme si rien ne s’était passé. Elle a tout oublié de sa prétendue tristesse juste le temps de descendre l’escalier.
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16 Maman recommence à s’entourer de prétendants moins de cent jours après la mort de papa. Ma sœur manifeste son mécontentement dès le début. Moi-même je suis loin d’approuver. Souvent les gens du coin disent quʹils vont lui trouver un nouveau jules, à ma mère. Certains jours, ils se retrouvent à la maison. J’aimerais bien savoir quelle enfant peut bien supporter de voir sa mère dans ces conditions. Ces jours-là, je me retire et vais pleurer à l’étage. Quand maman s’aperçoit de mon absence, elle devine ce que je ressens. Monte me voir. Je fais semblant d’être endormie. Elle redescend et reprend la discussion avec eux. Je dois me forcer à supporter d’entendre les histoires qu’ils racontent pour se faire mousser devant elle jusque tard dans la nuit. Certains soirs, ils boivent et s’amusent comme s’ils tenaient une fête pour trouver un conjoint à maman. Il y a un homme en qui maman est particulièrement intéressée, et elle en fait l’article à ma sœur et à moi. Il a une bonne situation, ce qui nous assurera une vie confortable. Ses fonctions sont prestigieuses. Sa famille est de vieille souche, connue de tout le monde en ville. Il prendra maman en charge entièrement. Il a un enfant d’un premier lit, un garçon. La seule chose, c’est qu’il boit beaucoup. À part lui, maman a plusieurs autres hommes entre qui choisir. Ce genre d’histoires, maman m’en rebat les oreilles. Ma sœur disparaît à nouveau de ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
157 la maison pour vivre avec ses camarades de travail. Dit qu’elle en a marre de la maison. Marre de maman qui n’arrête pas de rouspéter. Maman râle à propos de tout et de rien. En certaines occasions, moi-même je ne peux pas la supporter. Je m’enfuis chez ma sœur, mais je ne peux pas y rester longtemps, car je dois toujours aller à l’école. Un mois seulement après la cérémonie des cent jours écoulés depuis la mort de papa, maman décide de l’homme qu’elle veut comme chef de famille. Ni ma sœur ni moi n’osons l’en empêcher. Les raisons que donne maman coupent court à certains sentiments que nous avons. Maman demande à ma sœur : « Si tu ne me laisses pas me remarier, c’est toi qui vas nous faire vivre, hein ? » Rien que ça, et ma sœur reste coite : elle n’arrive même pas à se suffire, c’est dire. Maman me demande : « Si tu ne me laisses pas me remarier, quel travail veuxtu que je fasse pour t’élever ? Avec les quatre ans d’école que j’ai, bien heureuse si on me prend pour faire la plonge ou comme bonne à tout faire. » Je me contente de secouer la tête. Ce n’est pas que je n’ai jamais eu de beau-père. J’ai déjà donné, merci. J’en ai eu un jadis, alors même que je n’en voulais pas. Ma sœur et moi on se consulte sur ce qu’on va faire. On se met d’accord pour la laisser faire ce qu’elle veut. C’est notre mère. Ma sœur quittera la maison définitivement. Je resterai seule ici. Maman ira vivre avec notre beaupère. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
158 Je ne sais pas pourquoi je suis tellement désolée quand je vois maman assise à côté de lui dans le cercle des buveurs, avec les éclats de voix des voisins venus se joindre à la fête pour célébrer le fait que maman a un nouveau mari. Maman m’appelle. Me dit de venir m’asseoir et de goûter aux amuse-gueule avec les buveurs. En hâte, je m’enfuis pleurer derrière la maison. Jette tout ce qui me tombe sous la main en pleurant, faute de mieux. Puis monte à l’étage en tapant des pieds, m’assois et regarde la jarre contenant les cendres de papa à la tête du lit. Je pense à papa intensément. Me demande s’il sait ce qu’il arrive à maman aujourd’hui. Au bout d’un moment, maman monte me rejoindre. Me reproche de ne lui montrer aucun respect, de lui faire perdre la face devant ses invités. Quand elle a fini de me rabrouer, elle redescend. Je l’entends dire que tout va bien, puis le cercle des buveurs s’éclate comme d’habitude. Les verres d’alcool s’entrechoquent pour souhaiter à ma mère une longue et heureuse vie conjugale. Ça me fait grincer l’oreille d’entendre ça. J’aimerais casser ces rires en morceaux. J’aimerais jeter la jarre qui contient les cendres de papa pour qu’elle explose au beau milieu du cercle des buveurs. Mais je me contente d’ouvrir la jarre. Prends un os de papa. Le pose sur le couvercle. Dis à papa à voix basse : « Regarde, écoute, apprend ce qui se passe et fais-toi une raison. » Une fois qu’elle a un nouveau mari, maman se sépare de moi et va habiter très, très loin, me laissant seule. Ma ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
159 sœur a disparu depuis plusieurs jours déjà. Elle a eu de la chance de ne pas assister à la fête donnée en l’honneur du nouveau mari de maman. À partir du jour où maman s’est séparée de moi, ma vie connaît une liberté sans précédent. Maman me donne une somme d’argent mensuelle plusieurs fois supérieure à ce qu’elle me donnait auparavant. Je cesse de manger du riz empaqueté. Ce que maman me donne suffit pour ma nourriture pendant un mois, mais ne suffit pas pour toutes les autres dépenses auxquelles une enfant de mon âge doit faire face. Au début, maman vient tous les jours en voiture m’apporter le repas du soir. Bientôt, elle déménage pour être plus proche de moi et me fait manger chez elle. Dans sa maison, je dois manger à la même table que mon beau-père et son fils. Quand je vois le genre d’existence que maman mène, parfois je suis atterrée. Mon beau-père boit comme un trou. Je vais chez lui tous les jours : pas une seule fois je ne l’ai vu autrement que soûl. Je regarde maman mettre les bouteilles d’alcool de côté pour aller les vendre. Elle prépare les amuse-gueule qui vont avec. Je lui demande parfois si elle est heureuse. Elle répond avec des mots qui sont autant de gifles. Me dit qu’elle fait tout cela pour moi. Ça me rend folle. Je ne lui ai jamais dit de se prendre un nouveau mari. Certains jours, je vois maman assise en train de laver une montagne de linge, alors que moi qui vis seule me sers de la machine à laver. Et quand en plus je la vois laver les vêtements du fils de LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
160 son mari, je suis au comble de l’embarras. Pourquoi faitelle ça ? Depuis ma deuxième année d’école maternelle, j’ai toujours lavé mes vêtements moi-même, alors même que c’est le rôle de maman. J’ai même lavé le linge de maman dès que j’ai été assez grande pour le faire. Et lui, c’est pas son vrai fils, mais elle doit le faire pour lui, y compris lui laver les chaussettes. Je ne supporte pas longtemps de voir maman trimer de la sorte et, pour finir, c’est moi qui dois accepter de le faire à sa place. Et c’est ce qui me donne envie de pleurer chaque fois que je soulève les vêtements de mon beau-père et de son fils pour les laisser tomber dans la machine à laver achetée avec la solde de papa. Parfois, dans la corbeille de linge sale, il y a leurs slips, comme s’ils le faisaient exprès pour me narguer. Dès que je le dis à maman, elle s’excuse pour eux en disant qu’elle a oublié. Mais la fois d’après, il y en a encore. Je ne les lave pas, les mets en tas et les rapporte. Après cela, l’affaire est entendue. À table, maman est aux petits soins pour le fils de son mari à un degré que je trouve insupportable, peut-être parce que je suis une enfant de nature jalouse. Je suis écœurée. J’ai l’impression d’être de trop en toutes choses. Encore heureux que je ne sois pas de trop dans ma propre maison. Quand je rentre, je me retrouve toute seule à la maison en compagnie d’un vide sinistre. Dans le courant de la nuit, de mon lit, j’écoute les rats caracoler dans tous les recoins et passages confinés. Regarde les cendres de ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
161 papa dans la jarre transparente. Puis appelle papa. L’appelle « papa » sans me gêner. Personne ne m’entend. Personne ne me met un doigt sur les lèvres. Dans le calme angoissant, j’aime m’asseoir en face du miroir de la coiffeuse et me parler à moi-même. Regarde mes lèvres bouger. Me pose des questions et réponds aux questions encore et encore. Est-ce que je suis devenue folle ? Mais pas du tout, voyons. Je me sens seule, c’est tout. Regarde donc ton visage dans le miroir. J’ai une certaine ressemblance avec papa. Mon père est mort. Je ne me souviens pas de lui. Ne dis pas ça, je sais que tu te souviens encore de lui. Regarde bien. Ça te revient ? Ferme un œil. Je ferme l’œil droit et la moitié de l’image dans le miroir se brouille. Mon visage commence à ne plus tenir en place. Il vibre en fonction des pulsions du nerf optique. Est-ce que tu vois que mon visage est en train de changer ? Si je ressemblais davantage à papa, peut-être qu’il m’aurait aimée ? Mais si je ressemblais à papa, je serais absolument révoltante. Le visage de papa est vert et enflé. Du pus sort de ses trous de nez. Ses yeux sont comme mon œil droit que je tiens fermé, entrebâillé, voyant tout trouble. Ouvre les yeux, sinon cette nuit encore tu ne vas pas dormir. Je dors seule. Et maman, avec qui dort-elle ? Est-ce que papa sait avec qui maman dort ? Papa ne le sait pas non plus. Va donc le trouver. Sors demander aux rats aussi bien. N’enlève pas la couverture, tu m’entends, sinon tu vas voir papa debout devant toi. Tu ne me crois pas ? Soulèves-en un LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
162 coin pour voir. Maintenant il est debout dardant une longue langue comme les crapauds qui gobent les insectes. Tu te souviens quand tu allais attraper des crapauds avec papa et comme ils puaient une fois morts ? Mais le cadavre de papa puait encore plus. Il puait tellement que je ne voulais ou ne pouvais pas respirer. Ne sors pas de sous la couverture, tu m’entends. Ne regarde pas les cendres de papa. Je veux voir les cendres de papa. Peutêtre qu’elles ont pris la forme du visage de papa làdedans. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Est-ce que maman se rend compte que je suis folle à lier, je me le demande. Certaines nuits, j’ai tellement la frousse que je ne veux pas éteindre la lumière pour dormir. D’autres nuits, j’ai le courage de prendre les os de papa, de les sortir, de les aligner. Quand j’ai envie de faire pipi dans le courant de la nuit, il faut que j’attende qu’il fasse jour. Je n’ose pas mettre un pied hors du lit. N’ose pas descendre l’escalier. Si jamais je rencontrais quelqu’un, je mourrais sous le choc. Certaines nuits, je ne supporte pas de rester toute seule, je dois sortir par la fenêtre. Grimper sur le toit. Regarder allongée la route où passe une voiture tous les trente-six du mois. Je vois un peu de ce qui se passe à l’extérieur. Espère à part moi que je verrai quelqu’un que je connais qui me parlera, me tiendra compagnie. Voudrais que maman vienne au volant de sa voiture et me dise qu’elle vient passer la nuit ici. Voudrais que quelqu’un, n’importe qui, vienne ici. Même quelqu’un qui frappe à ma porte par erreur ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
163 serait mieux que de rester assise enfoncée dans la solitude, à ne parler avec personne d’autre que moi-même. Parfois je ris de bonheur. Ris et souris toute seule, parce que je plane. Il est tombé quelques gouttes de pluie cette nuit-là, mais je ne me suis pas levée pour aller quelque part, juste pour me mouiller. Je voudrais attraper un rhume pour que maman vienne dormir à la maison et me tienne compagnie. Mais je n’arrive pas à attraper quoi que ce soit. Ça fait des nuits et des nuits que je me force à rester sous la pluie. Écoute chanter les grenouilles et les insectes de la nuit. Regarde les cocotiers branler du chef derrière la maison, les éclairs zigzaguer dans le ciel accompagnés des grondements du tonnerre. Je suis tellement trempée que je grelotte de froid. Pense à quand papa était encore en vie. Si ces jours pouvaient revenir, papa dans l’instant m’ordonnerait de sortir attraper des fourmis ailées. Mais en pleine nuit comme ça, papa ne me laisserait sans doute pas y aller. À l’heure qu’il est, confortable dans son fauteuil battant du pied et regardant la télé. Pas papa, non : maman. À l’heure qu’il est, elle doit être en train de dormir. Alors qu’il pleut, en plus. À vrai dire, je devrais rentrer ma carcasse ruisselante à l’intérieur et dormir depuis longtemps. Sitôt pensé, sitôt fait : je rentre dans la maison par la fenêtre et file tout droit sous la couverture. Pouffe de rire d’amusement. Le monde est tellement solitaire. Pourquoi est-ce qu’on doit toujours me punir en m’abandonnant ? Que LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
164 fait maman ? Pourquoi est-ce que tout le monde m’abandonne comme un chiot à la rue ? Je suis un chiot à la rue tout crasseux qui ne veut pas se laver. Il n’y a personne qui vienne me forcer à prendre un bain avant de me coucher. C’est le pied. Qui donc pourrait être aussi heureuse de si peu ? Les gloussements de rire sous la couverture s’accentuent puis se transforment en sanglots. Finalement, la pluie se met à tomber drue comme les nuits précédentes. J’écoute le crépitement des gouttes de pluie jusqu’à ce que je m’endorme. Pour combien de temps, je ne sais. Je me réveille à nouveau quand j’entends frapper à la porte. Me précipite en bas pour aller ouvrir, sans même prendre le temps de me demander qui… Je trouve maman debout sous la pluie devant la maison, puis elle se jette dans l’entrebâillement de la porte. Elle est quasiment méconnaissable. Elle pleure et a les yeux injectés. Son visage est couvert de bleus. Ses cheveux dégoulinent et quillent. Et alors elle raconte, comme si elle voulait exprimer tout ce qu’elle a sur le cœur à quelqu’un. Mais à qui d’autre, à une heure pareille, sinon moi ? Chaque mot de maman est comme une aiguille qui me pique au cœur. Elle pleure en parlant. Il se soûle tous les jours. Une fois soûl, il parle de comment on vit toutes les deux à ses crochets en permanence. Maman est de plusieurs années plus âgée que lui. Maman est une emmerdeuse. Vivre avec maman ne lui apporte rien. Il prend maman en charge entièrement. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
165 Maman n’est pas capable de lui faire un enfant. Plus les jours passent et plus ils se querellent. En face de moi ils font comme si de rien n’était. Ils échangent des invectives, puis il la roue de coups. Qu’est-ce que je suis donc supposée penser ? Qui lui a dit de prendre un nouveau mari ? Je ne fais que répéter cette phrase souvent : Si tu ne peux pas le supporter, maman, quitte-le. S’il n’y a vraiment pas moyen de trouver de quoi m’élever, j’abandonnerai mes études. Nous trois (maman, ma sœur, moi) nous nous sommes séparées, chacune de son côté. À chacune de mener sa vie comme elle l’entend, parce que, par la suite, quand quelque chose arrivera à maman de nouveau, je ne voudrais pas avoir à entendre ces mots – que si maman doit supporter ses engueulades, c’est pour qui sinon pour moi. Mais maman ne veut pas. Elle espère tellement que je poursuivrai mes études jusqu’au plus haut niveau. Je dois devenir quelqu’un. Je dois être quelqu’un pour effacer les propos dédaigneux de ma famille côté paternel – « Tu crois que ta mère pourrait t’élever toute seule ? Mais regarde-la donc. » Ça la taraude plus qu’un peu sans doute au plus profond de son cœur. Moi-même ne suis pas différente. Qui donc pourrait supporter de voir sa propre mère être brutalisée ? D’aussi longtemps qu’il me souvienne, j’ai rarement vu maman vivre une vie familiale normale. Dans mon cerveau, ces mots sont gravés profondément : Ta mère a un nouveau jules. Je le fais pour toi, tu sais. Tu n’es pas LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
166 ma fille. Sa mère l’a abandonnée. Il prendra bien soin de nous et désormais nous aurons une vie confortable. J’ai toujours espéré dans mon cœur qu’un jour « nous » aurions une vie confortable. Ça fait si longtemps que je n’attends que ça, depuis le moment où, petite fille, j’étreignais maman et sentais sa douce chaleur, jusqu’au jour d’aujourd’hui. Trop c’est trop. Les jours sont devenus des mois, des années, une vie entière. Je ne suis plus capable de prendre dans mes bras ma maman que j’aime. Je suis trop embarrassée. Maman ne m’appartient plus. Le lendemain matin, mon beau-père vient s’excuser. Maman rentre avec lui. Elle me dévisage comme si ce qui s’est dit la nuit dernière n’est pas réellement arrivé. Maman a encore mal, mais elle ne se souvient pas, ou elle se souvient mais fait semblant d’avoir oublié. Pour qui au juste ? Pour moi, comme ça ? Je me contente de la regarder en battant des paupières. Je n’arrive pas à en croire mes yeux. Maman est repartie avec lui sur de simples excuses de sa part. Elle fait comme si elle ne peut pas se passer de lui. Est-ce que c’est dû aux règles de la société ? Maman est veuve avec deux filles à la traîne. Une fois qu’elle s’est remariée, le beau-père doit avoir des problèmes avec ses belles-filles. L’an dernier, ma sœur est revenue à la maison et, au bout de quelques jours, il y a eu une histoire pas jolie-jolie. Mon beau-père lui a manifesté une sollicitude déplacée. Ma sœur dormait et il est venu la ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
167 couvrir avec une couverture et puis s’est assis à la regarder. Combien de temps serait-il resté assis à la contempler si maman n’était pas arrivée et ne l’avait vu ? Qui plus est, il s’est montré excessivement possessif quand un jeune homme est venu parler avec ma sœur. Il est devenu agressif, un mot en a entraîné un autre et ça a dégénéré en dispute. Ma sœur a quitté la maison en pleurant et a proclamé qu’elle mourrait plutôt que de jamais remettre le pied dans cette maison. Une fois l’affaire de ma sœur réglée, maman s’est sentie soulagée pour des années. Puis elle a commencé à avoir des problèmes avec moi. À la fin du premier cycle du secondaire, il est devenu nécessaire de me trouver un nouvel établissement scolaire. Je voulais faire les arts et métiers dans le lycée technique de la province. Maman voulait que je m’inscrive au programme général d’une école réputée, avec l’espoir que, quand j’en sortirais trois ans plus tard, je passerais l’examen d’entrée pour être enseignante ou infirmière, comme elle a toujours rêvé pour moi, l’un ou l’autre étant un métier prestigieux dans son monde à elle. Ce sont mes études et je sais fort bien ce que j’aime et ce pour quoi je suis douée. Mais maman ne comprend pas. Nous nous sommes disputées et c’est devenu une grosse affaire jusqu’à ce qu’elle m’annonce irrévocablement que, si je ne veux pas étudier comme elle veut, je devrai me payer mes études toute seule. J’ai fait comme elle veut. Je me souviens du jour où j’ai présenté ma candidature. J’ai quitté l’école en question LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
168 en pleurs. C’en était fini de l’avenir que je souhaitais. Encore une fois, on décidait de ma vie pour moi. Et j’allais devoir supporter d’étudier pendant trois ans dans une école où je n’entrais pas de plein gré, vraiment ? Le professeur qui supervise l’examen d’entrée tente de me dissuader : je n’ai choisi que des cours qu’aucune fille n’a choisis. Si maman l’apprend, elle sera en colère et ne pourra pas le supporter, et elle devra m’envoyer étudier ailleurs à coup sûr. Je suis convaincue en mon for intérieur que c’est comme ça que ça va se passer. Quand les résultats sont publiés, je suis reçue à l’entrée, mais si maman ne veut pas que j’étudie ici, elle devra accepter de m’envoyer au lycée technique. Cette fois, je suis prête à me sacrifier, moi qui ai toujours été une élève bien notée, en demandant à suivre des cours qui ne recrutent que des cancres, juste pour faire la nique à maman. Mais tout se passe à l’inverse de mes prévisions. Maman insiste pour que j’aille à l’école où j’ai été reçue, tout en sachant que je serai la seule fille du groupe parmi plus de cent garçons bons à rien. Moi et les autres nouveaux venus sommes introduits à l’alcool et aux cigarettes. Celles-ci, je les pratique depuis pas mal de temps déjà à la maison. On m’apprend à rouler des cibiches. On m’apprend à faire des joints. Des anciennes m’apprennent à m’habiller à la garçonne. Quant à mes camarades de classe, quand on s’est rencontrés le premier jour, ils m’entraînent dans un coin sombre, tombent le pantalon et me montrent leur sexe. Ma ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
169 condition n’a pas cessé de se détériorer d’un jour sur l’autre, et au bout d’un an, il ne me reste quasiment plus rien d’une personne normale. Mais hélas, j’apprends trop bien, au point de regretter d’avoir pris un nouveau départ. Les professeurs qui m’enseignent sont stupéfaits de me voir si douée. Certains de mes camarades de classe aussi sont doués, si bien qu’on devient inséparables, pour ainsi dire. Je suis la dernière des dernières. La lie de la terre. On ne se quitte pas. Je suis la championne de hasch de la classe, tous sexes confondus. Et une voleuse émérite qui fait main basse sur les gâteaux du beau-père pour aller les manger en cachette toute seule à la maison, en quantité chaque fois. Et, bientôt, les cigarettes du beau-père se mettent à disparaître par paquets entiers. Je passe ma vie à l’école avec aussi peu de problèmes que possible, mais un gros problème m’attend à la maison. Je déteste mon beau-père. Il aime me tenir discrètement des propos déplacés. « Tu es devenue une vraie jeune fille à présent. » « Avant, tu n’étais pas mignonne. » « Qu’est-ce que tu aimes manger ? » « As-tu assez d’argent ? » Etc. Je suis assez grande pour savoir de quels propos, de quels sourires je dois me défier. Même s’il a cessé de boire depuis longtemps parce que maman a drogué ses boissons sans qu’il s’en rende compte, je ne suis pas certaine qu’il a aussi cessé de s’abandonner à ses propensions. Il se comporte de telle sorte que je n’ai aucune envie de le voir. Parfois, quand je prépare le LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
170 repas toute seule dans la cuisine, il fait semblant de venir y chercher quelque chose d’insignifiant et il s’arrange pour en faire tout un plat. Je m’assois en lui tournant le dos, n’en menant pas large quand même. Qu’est-ce que je ferais s’il se passait quelque chose ? Et puis il s’est effectivement passé quelque chose. Sa paume touche mes côtes, puis il s’excuse. L’a pas fait exprès. Je ne dis rien. Laisse tomber ce que je fais. Je la fais plus, la cuisine ! Je m’esquive et me réfugie dans ma maison toute seule. Le lendemain, il me tend de l’argent pour qu’il soit clair entre nous qu’il est désolé pour hier, qu’il ne faut pas que je me défile sinon ma mère aura des soupçons. Je ne veux pas d’histoires. Par la suite, quand ça recommence, il me donne encore de l’argent. Son argent, je l’ai pris ? Et comment ! C’est un échange. On n’arrête pas de faire des échanges : je le déteste tellement. Et puis, si maman a le moindre soupçon, dans quel état elle sera ! Je raconte ce qui s’est passé à maman, mais elle n’a pas l’air d’y attacher d’importance. Est-ce que je ne l’ai pas aguiché ? C’est ce que les yeux de maman me demandent. Garde tes distances avec lui : telle est sa suggestion. Il me caresse souvent le bras quand maman n’est pas là. Parfois je m’amuse avec les chiens, et il vient attraper un chien, puis il fait semblant de le rater et bascule contre moi. Parfois il me conduit en voiture à l’école, une main tenant le volant, l’autre serrant mon bras. C’est mignon les poils longs. Vieux saligaud ! Si quelqu’un me demande pourquoi je suis ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
171 assez stupide pour le laisser faire, qu’est-ce que je peux faire ? Le traiter de tous les noms, comme ça ? S’il rapporte à maman que je l’ai insulté et pourquoi, qu’est-ce qu’elle en pensera ? Laisse-le faire. Fais la charité à ce chien. Il te palpe, il te tripote un peu, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Ça te fait de l’argent de poche. Te fais pas de bile. Prends soin que l’image de la famille reste intacte. Déjà qu’à la moindre petite histoire dans la maison maman fait ses nerfs… Prends ton mal en patience. Je ne fais que me répéter, Prends ton mal en patience. Quand je n’en peux plus vraiment, je file tout raconter aux copains. Les jours où personne ne vient à la maison, je me sens si seule que j’ai envie de disparaître de la face du monde. Si seule que je n’ai pas envie de mettre le pied dans ma propre maison. Chez maman, je ne peux pas souffrir mon beau-père. J’en ai marre d’avoir à toujours me défier de lui et de ses avances. Finalement, je trouve la solution, en demandant à suivre un cours particulier le soir pour tuer le temps. Je quitte l’école à quatre heures. M’en vais traîner chez des copains. Ou me réfugie dans la bibliothèque ou dans un parc public. Ou me promène dans le marché jusqu’à ce qu’il soit six heures, l’heure où le cours particulier commence. J’ai plus de temps qu’il n’en faut pour faire mes devoirs. Je reste assise l’œil dans le vague, renfermée. Le sujet du cours particulier n’a rien à voir, mais alors rien, avec les sujets qu’on étudie à l’école, mais je suis décidée à apprendre, parce LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
172 que je ne veux pas rentrer à la maison. Mais il semble que je ne puisse pas éviter les histoires cochonnes. Pendant tout le temps que je suis ce cours particulier, mon beau-père se propose pour me reconduire tous les soirs. Je quitte le cours à huit heures et demie. Je demande à maman de venir me chercher chaque fois. Je lui explique franchement que c’est parce que je n’ai pas confiance. Au début, maman vient à chaque fois, mais au bout d’un certain temps je me retrouve seule à seul dans la voiture avec mon beau-père. Tout ce qui se passe, c’est qu’il me prend le bras et le caresse, mais j’ai l’impression pendant tout le trajet d’être assise en enfer. Par la suite, j’en viens à dire à maman que ce n’est plus la peine qu’il vienne me prendre. Je suis prête à dépenser mon argent en rentrant par mes propres moyens… À ce moment-là, il est près de six heures du soir un jour de saison fraîche. Je suis restée assise dans le parc de la bibliothèque publique si longtemps que beaucoup de gens sont déjà rentrés chez eux. Il ne reste que deux ou trois types en tenue de sport qui trottent autour de la pelouse centrale. Je les regarde sans vraiment faire attention. J’attends le moment de commencer le cours, tandis que le ciel s’assombrit rapidement. Alors que je marche vers le bâtiment de classe, j’ai l’impression d’être suivie. Quand je me retourne, je ne vois que les gars qui courent pour se donner de l’exercice. Je m’étonne tout de même qu’à cette heure tardive ils ne rentrent pas encore chez eux. Je marche en pressant mon cartable contre ma poiARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
173 trine. Comme je vais dépasser la pelouse, un des coureurs arrive dans mon dos. Se colle contre moi pour me molester. Essaie de me squeezer. Me fait très mal. Mal jusqu’à l’intérieur du bout des seins. Je ne peux pas me battre. Ne peux pas riposter. Il part en courant tout en éclatant de rire. Je monte étudier en larmes. Je ne peux dire à personne ce qui vient de m’arriver. C’est trop humiliant. Au bout d’un petit moment, mon sein gauche cesse de me faire mal, mais le mal fait en profondeur est impardonnable. Mais peu importe. Dans ma vie, j’ai souvent fait la charité de bien des façons. Qu’il suffise que je me dise que j’ai rencontré un autre chien. À partir de ce jour-là, j’ai cessé de suivre le cours particulier. Je rentre à la maison alors qu’il fait encore jour comme avant, pour me retrouver dans la même situation qu’avant. À avoir à dîner à la même table que quelqu’un que je ne peux pas voir en peinture. À rentrer dans une maison sans personne dedans. Je me sens si seule que je ne sais que faire, sinon m’asseoir et fumer une cigarette. Écouter des chansons. Fumer un joint. M’allonger pour rêver. Quand je plane, je me revois quand j’étais petite. Je suis en train de courir avec des amis, que je n’ai jamais vus de ma vie, sous le soleil doux du petit matin. Je vois un théâtre, comme si, une fois dans ma vie, il m’est arrivé d’aller voir avec quelqu’un un spectacle dans une salle de théâtre qui retentit d’applaudissements. Dans cette scène, il y a un homme qui tient dans ses bras une petite fille et qui marche sous la pluie légère et le soleil LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
174 doux, puis demande à l’enfant : Tu as peur de la pluie ? Il tend une main pour me protéger des gouttes. J’essaie de me rappeler du visage de l’homme, mais voilà que la scène s’efface et que je me trouve en train de regarder deux personnes accouplées comme des animaux dans une pièce confinée. Mes larmes coulent goutte à goutte. Je n’ai pas pris de petit-déjeuner. Je ne me souviens plus de la scène entre les murs de ciment, mais si je la vois une fois de plus, je serai peut-être capable de me rappeler où je l’ai vue. Je suis debout contre la balustrade d’un pont en bois et regarde le soleil en présence de quelqu’un. Mon corps flotte et s’élève progressivement tandis que ma tête tombe dans un gouffre sans fond. Quand j’ouvre les yeux, c’est comme si le temps que je viens de passer les yeux fermés n’était qu’un rêve. Mais pas du tout. Je vois ces scènes chaque fois dans ma tête, alors même que mes yeux voient flou et que ma main tremble au point que je rate la chandelle quand j’approche une allumette allumée. Je regarde mes yeux dans le miroir et suis consternée. Ils sont injectés de sang comme de quelqu’un qui a beaucoup pleuré. Dans ma tête, c’est comme si mon cerveau pouvait tourner sur luimême. Tout va à vau-l’eau. Mes paupières pèsent de plus en plus. Quand ma tête touche l’oreiller, je dors et rêve que je vois une vieille scène encore et encore. J’ouvre les yeux et me réveille une bonne fois, et les histoires de tout à l’heure se transforment, mais les histoires dans le monde réel demeurent. Je dois m’y confronter tous les ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
175 jours, de plus en plus violemment. Maman se dispute avec son mari si souvent que les voisins en font des gorges chaudes. Et qu’on se fait la malle, et qu’on se raccommode. Quand ils se disputent, ils se partagent la maison. Ça c’est ta télé. Ça c’est mon frigo. Même la vaisselle finit dans un camp ou dans l’autre. Mon beaupère met ses affaires dans sa voiture et va loger ailleurs. Puis un beau jour reparaît. Ces derniers temps, on dirait que ma mère souffre des nerfs. Elle râle et se répand en imprécations sans raison. Se plaint que papa avait des tas de maîtresses et que c’est pour ça qu’elle en a bavé jusqu’à ce jour. Se plaint que ma sœur refuse de venir la voir. Se plaint que je n’arrête pas de faire des histoires qui font qu’elle doit se disputer avec son mari tout le temps. Se plaint à propos des dépenses dans la maison – en fait, de tout ce qui lui passe par la tête quand elle est de mauvais poil. Les jours où son mari revient, cela va un peu mieux. Elle s’intéresse au ménage. Parfois, elle sort avec lui. Au bout d’un certain temps, il rentre à la maison une fois ou deux par semaine. Mais pas pour y rester. J’ai ainsi l’occasion de me retrouver seule avec maman. Maman n’arrête pas de me dire qu’elle se fait du mauvais sang pour ma sœur. Les nouvelles qu’elle en a ne sont pas jolies-jolies. Elle voudrait qu’elle revienne pour qu’on vive ensemble, qu’elle aide sa mère et partage le loyer de la maison. Ni son mari ni ma sœur ne veulent lui donner de l’argent. Et en ce qui concerne la pension de papa, ça fait cinq ans LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
176 déjà et elle n’a toujours pas reçu un fifrelin. Elle a dû emprunter aux voisins de quoi payer mon semestre à l’école. C’est pas sûr, mais si l’année prochaine ça continue comme ça, je vais devoir m’arrêter en fin de secondaire. Maman doit se hâter de régler l’affaire du testament de papa avant que nous mourrions de faim. Dans le testament de papa, il n’y a ni mon nom ni celui de maman. C’est pourquoi cela fait cinq ans que ça dure.
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17 Le lendemain, maman va voir le psychiatre. Ce qu’ils se sont dits, je ne sais pas. Dès que maman est de retour, elle me dit que le docteur veut que j’aille le voir tous les lundis. Il se peut qu’il m’envoie me faire soigner en hôpital psychiatrique avant la reprise des cours. Cela dépendra de l’évolution de mes symptômes. Mais maman veut croire que je ne suis pas une malade mentale. Elle redoute plutôt que je ne sois possédée par un esprit. Va consulter pour moi une diseuse de bonne aventure, un médium, un jeteur de sort. Me presse d’aller me faire oindre d’eau lustrale et je ne sais quoi encore, mais je refuse à chaque fois. Maman reporte sa confiance du psychiatre au devin à dater de ce moment-là. Elle me rapporte ce que dit mon horoscope. J’ai atteint l’âge où il doit y avoir des changements. Quelque chose de drastique doit m’arriver si je ne laisse pas le médium faire ses rites à la noix, en lesquels je ne crois pas. À l’heure convenue pour le rendez-vous, je vais voir le psychiatre. Lui raconte mes rêves et tout ce qui est arrivé. Le psy me dit que chacun a sa façon de se prendre en charge. Certains boivent et se droguent, ce que j’ai déjà fait. Les problèmes de chacun ont des origines différentes. Les miens proviennent des tensions internes qui se sont accumulées du fait de l’environnement qui est le mien. En outre, je culpabilise, me sens mal aimée et veux attirer l’attention. Quand les méthodes habituelles ne LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
178 réussissent pas, j’en cherche de nouvelles et finalement j’ai découvert que me rendre malade et me faire mal est le comportement qui provoque le plus de réactions, ce qui a pour effet de m’affaiblir physiquement et, pis encore, de me rendre dépendante de la douleur. L’étonnant, c’est que je supporte aisément la douleur physique, mais j’essaie au maximum de protéger mes sentiments et considère la douleur physique comme une consolation. Chaque fois que je parle avec ce jeune psychiatre, la houle qui m’habite se calme peu à peu et je finis toujours par sangloter. Je commence à comprendre à quel point il est important de pouvoir se soulager sur quelqu’un de ce qu’on a sur le cœur, même quand on sait parfaitement que celui à qui on conte ses malheurs ne les partage pas mais prête une oreille attentive par simple devoir professionnel. Quand je réalise cela, je m’arrête de raconter, et me mets à interroger le docteur pour changer. Je plonge mes yeux dans les yeux qui clignent du docteur, puis lui sers la question dont je souhaite tellement connaître la réponse : quelle est la raison pour laquelle il me traite en tant que malade mentale ? « C’est que tu es quelqu’un qui souffre de tension psychique très forte. » À ces mots, j’éclate presque de rire, style bulle de bédé. « Comment ça, docteur ? Vous ne savez donc pas qu’à l’école je suis le comique de ma classe ? » Le docteur sourit largement au point que ses yeux ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
179 deviennent des fentes. « La tension provient de certains lieux, mais en d’autres lieux il peut très bien se faire qu’on n’éprouve pas de tension. » Je hoche la tête sans très bien comprendre, mais le docteur semble se rendre compte que mon esprit confus n’est pas encore prêt à assimiler ce qu’il vient de dire. « C’est comme quand tu parles avec moi. Tu te sens soulagée et c’est pour ça que tu pleures, n’est-ce pas ? Mais parfois, quand tu rigoles avec tes camarades, il peut t’arriver de penser à quelque chose de contrariant, mais tu enfouis ce qui te contrarie dans un recoin de ton cerveau. De retour chez toi, ça s’ajoute à de nouvelles contrariétés – quelque chose dans ce goût-là. » Très juste. Je hoche la tête avec conviction. Après cela, le docteur continue de me parler de tas de choses.
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18 Un jour, maman me dit qu’elle va aller voir ma grandmère dans sa province pour se mettre d’accord à propos de papa. Elle quitte la maison vers midi. Je reste à la maison. Regarde la télé. Maman n’est pas partie depuis bien longtemps que le ciel s’assombrit. Je me dépêche de fermer portes et fenêtres et de faire rentrer les deux chiots que nous élevons, de peur qu’ils n’attrapent la pluie. La pluie tombe comme si le ciel fuyait. Alors que je suis en train de rêvasser, j’entends frapper à la porte. Je me dis que maman est déjà de retour et me précipite pour ouvrir, mais la personne qui se tient devant moi n’est autre que mon beau-père. Dès qu’il me voit, il demande, Ta mère n’est pas là ? Je lui dis que maman est en déplacement. Il me dit que ça ne fait rien, qu’il va entrer se mettre à l’abri de la pluie et qu’il repartira à la première éclaircie. Il entre et s’assoit. Je le laisse et file à l’autre bout de la pièce. J’aimerais aller voir ma voisine et lui demander de rester un moment, mais elle a tout fermé chez elle parce qu’il pleut très fort. En plus, si je m’en vais sous la pluie, est-ce qu’il ne va pas prendre ça comme un manque d’égard délibéré ? Prends-en ton parti, c’est l’affaire d’un moment, la pluie ne va pas durer, je me dis pour me consoler. Au bout d’un moment, il m’appelle. Tu sais où est le coton hydrophile ? J’en voudrais un bout. Maman en a en haut, je lui dis, sachant ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
181 pertinemment qu’en fait, le coton hydrophile est dans le réduit sous l’escalier. Je veux qu’il aille dans une autre direction pour que je puisse le prendre et le lui donner sans avoir à nous trouver face à face. Seule avec lui dans la maison quand il pleut – comment lui faire confiance ? Je me hâte d’aller prendre la boîte de coton et, comme je me détourne, il se tient debout devant moi. Je ne dis rien, mais mon cœur bat la chamade, de haine et de peur. Sûre qu’il va se passer quelque chose. Je ne fais que lui tendre la boîte, impassible comme si j’étais ensorcelée. Il se rapproche encore de moi. « Laisse-moi te prendre dans mes bras. » Tend la main pour me prendre le bras et m’attirer à lui. Je m’empresse de me croiser les mains dans le dos et de reculer. « Rien qu’une fois. Une seule fois vraiment. » Il me tire tout contre lui. Dans l’instant, j’ai envie de lui flanquer un coup de pied dans la figure. Il avance son nez et se rapproche. « Un câlin. Rien qu’un câlin. Ça fait si longtemps que j’en ai envie. » Je me contorsionne en tous sens pour me protéger et finis par échapper à sa poigne. Je hurle à gorge déployée : « Foutez le camp ! Allez soulager vos envies ailleurs. Sortez d’ici ! » Mais en l’occurrence, c’est moi qui sors. Je me rue dehors sans me soucier de ce qu’il va faire. Déboule de la maison. Cours sous la pluie. Vais frapper à la porte de LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
182 la voisine, en pleurs. Elle me demande ce qui m’arrive. Je ne peux pas lui répondre. Lui dis seulement que le jules de maman est dans la maison et je veux pas rester sous le même toit que lui. Quand vient l’heure du dîner, il se contente d’arborer un sourire moqueur, car il sait parfaitement que je n’oserai pas le dénoncer à maman. Sûr que je n’ose rien dire à maman ! Mais quand ma sœur revient, je lui raconte tout ce qui s’est passé entre mon beau-père et moi. Ne lui cache rien, tout en lui demandant de me promettre de n’en rien dire à maman. Maman me fait pitié. Elle a eu tant d’avanies dans sa vie. Mais ma sœur va tout raconter à maman. Maman n’en finit pas de me maudire pour n’avoir pas cherché à me protéger, alors même que je savais ce qui devait arriver. Peu de temps après ça, il est revenu dormir à la maison avec maman. Maman m’a raconté que cette nuit-là elle a versé en cachette plusieurs verres de sable dans le réservoir d’essence de sa voiture, en espérant qu’elle explose. Puisque rien ne peut l’atteindre, qu’au moins il sente le vent du boulet. Rendre maman malheureuse ne lui suffit pas. Il lui faut encore s’en prendre aux filles de maman. J’écoute maman parler et les larmes me viennent aux yeux : maman n’a jamais cru aveuglément son mari comme je croyais. Mais quand sa voiture rend l’âme pour de bon, il sait que c’est à cause de maman. Il notifie la police pour qu’elle l’arrête, mais on ne peut rien contre elle légalement. Ils se disputent plus violemment qu’ils ne l’ont ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
183 jamais fait. Maman me dit d’aller demander à ma sœur de rentrer à la maison pour qu’elles se mettent d’accord sur le fait que ma sœur la prendra en charge si elle accepte de se séparer de son mari. Ce jour-là, ma sœur dit d’accord. Mon ex-beau-père n’a pas tardé à prendre une autre femme. Dans cette période-là, maman est si déprimée qu’elle veut tout laisser tomber et s’enfuir au diable vauvert. Elle n’arrête pas de me houspiller. En plus, elle se met à fumer bien plus qu’avant. Elle me supprime toutes les dépenses qu’elle juge inutiles, et je me retrouve dans le besoin. Même pour me payer des friandises, parfois je dois emprunter à des amis, ou traverser la province en toute hâte pour aller demander de l’argent à ma sœur. Je me dispute avec maman tous les jours et à tout propos, y compris au sujet de mon argent de poche à l’école. Par la suite, je décide de me priver pour m’offrir un modeste paquet de hasch. Un mois avant de terminer ma sixième et dernière année de secondaire, je dois me trouver de l’argent pour maltraiter mon corps. Je suis prête à travailler dur comme un homme sept nuits par semaine. J’ai commencé à tâter des amphétamines par l’intermédiaire de camarades de classe. Je travaille pour quatre-vingts bahts par nuit, ce qui me permet de me procurer une certaine quantité d’herbe. Ma mère s’est enfuie dans une autre province, ce qui me laisse d’autant plus d’occasions de fumer comme je l’entends. Quant à ce que je ressens au plus profond, autant n’en rien dire. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
184 Sans même parler de marijuana dans le monde des élèves en fin de secondaire, tous des garçons qui plus est, quiconque a essayé ne serait-ce qu’une fois sait à quel point ce genre d’histoire arrive facilement. Quand ma mère revient, je suis devenue une enfant maladive. Maman recommence à fréquenter, en faisant valoir pour se justifier qu’elle est vieille. Qu’elle se sent seule. Que ses enfants sont déjà grandes. Qu’elle veut être heureuse. Que, si elle fréquente quelqu’un, c’est seulement dans l’espoir d’avoir quelqu’un pour la conseiller en cas de problème. Elle veut avoir des amis, plus de mari. En a soupé des maris : pas un qui vaille. Je ne lui dis rien, bien entendu. Je suis vaccinée. Comme si ce genre d’histoire n’était jamais arrivé avant. Maman s’est mise à fréquenter un homme marié. Sa femme téléphone souvent pour leur crier après. Moimême j’en prends pour mon grade à l’occasion. Parfois elle les suit jusque devant la maison de maman tout en les couvrant d’insultes. Les voisins sortent voir, puis en font des gorges chaudes. Quand ma sœur l’apprend, elle se dispute avec maman, et disparaît une fois de plus. Je suis à quelques jours de l’examen. Ma santé se détériore tellement que je dois me priver d’herbe pendant une semaine. Néanmoins, quand j’entre dans la salle d’examen le dernier jour, mes yeux sont encore lourds et humides. Je vais passer un examen d’entrée dans une autre province et rentre à la maison vers dix heures du soir. Je vois une voiture grise métallisée garée devant la maison ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
185 de maman. Je sais que c’est un des amis de maman. J’entre dans l’enceinte de la maison. Frappe à la porte en appelant maman. Mais il n’y a pas de réponse. J’ouvre une fenêtre. Regarde dans toute la maison. Ne vois personne. Fais le tour et reviens devant la maison. Appelle maman pendant un moment. Enfin elle descend m’ouvrir. Elle est en robe de chambre, tout à fait comme il faut. Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ? je ne cesse de me demander. Mais non, voyons. Maman ne m’a-telle pas dit que ce n’était qu’un ami ? Alors, qu’est-ce qu’ils ont à discuter si tard dans la nuit ? T’occupe. Ils sont majeurs. J’essaie de me dire de ne pas me mêler des affaires des adultes. Une fois mes effets rassemblés, je hèle un mototaxi et rentre à la maison. Je ne veux pas passer la nuit dans la maison de maman, bien qu’il soit tard déjà. Tout le long du chemin du retour, je n’arrête pas de penser : Est-ce qu’elle n’est pas en train de se trouver un nouveau mari pour avoir de quoi m’élever?
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19 Quand je rentre de l’hôpital, dès que je vois la maison, mes yeux s’écarquillent à la vue de la belle voiture garée en travers de mon chemin. « Ce type est de nouveau là. » Je la contourne. Passe le portail. Cherche des yeux maman en vain. Ne vois personne. Un sentiment négatif envers ma chère génitrice tout de suite surgit. Je marche à leur recherche à pas de loup. « Pour sûr qu’aujourd’hui je vais la prendre sur le fait… sans aucun doute. » Mon regard ne balaie plus le rez-de-chaussée à sa recherche. Ils doivent se trouver à l’étage. J’enlève mes chaussures. Montre quatre à quatre l’escalier jusqu’à la chambre à coucher de maman. Personne. Bizarrement, je me sens soulagée. Relâche ma respiration, puis souris quand j’entends maman crier d’en bas : « Oh, tu es de retour… Qu’est-ce qu’il a dit, le docteur ? » Je me précipite vers la source de la voix. Je vois maman assise avec lui en train de déjeuner dans la cuisine. Voilà tout, et moi qui ai pensé à mal… Je m’excuse auprès de maman dans mon cœur, et le salue, mains jointes devant mon visage. « Bonjour, m’sieur. Je te cherchais, m’man. J’ai cru que vous étiez sortis. » ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
187 Je me gourmande, puis la faim me pousse vers la quantité de plats devant moi qu’il a achetés pour nous les offrir. Je raconte sans enthousiasme à maman ce qui s’est passé à l’hôpital tout en mangeant de bon cœur. Je n’ai pas avalé la moitié de mon plat de riz que lui et maman ont fini et poussent les restes du bout de leurs fourchettes pour passer le temps. Je mange et je mange. La faim rend tout bon. Au bout d’un moment, j’entends une autre voiture se garer devant la maison. Quand le bruit du moteur s’arrête s’élève une voix de mégère dont les grossièretés parviennent jusqu’à nous. « Ousque vous êtes tous les deux ?… En plein jour, nom d’un chien… C’est-y que vous voulez que je monte vous secouer les puces ou vous vous radinez fissa ? À c’te heure en plus ! Dis donc, mon homme, t’as pas honte de faire ça en plein jour ? Ou c’est-y que la lumière vous excite ? » Les insultes qui précèdent la personne me font hoqueter sur mon riz. Cuillère en suspens, je regarde en direction de la voix. Une femme au teint clair, aux cheveux frisés comme ceux de maman, corpulente dans des vêtements amples comme maman au saut du lit, en quelques enjambées entre et monte à l’étage sans la moindre vergogne, tout en continuant de proférer des insanités. Elle doit sûrement se méprendre comme moi tout à l’heure, j’en donnerais ma main à couper. Maman la dévisage. Me dévisage. Nous nous regardons dans les LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
188 yeux. Personne ne peut deviner ce que l’autre ressent, mais en ce qui me concerne, je fais un tel effort pour me contrôler que j’ai les orbites en feu. « Non, mais, ça va pas, connasse ?… Arrête de me suivre à la trace… Tu fais chier tout le monde. » Ce sont les premiers mots qu’il prononce. Maman s’impatiente. « Tu t’occupes d’elle. Qu’est-ce qu’elle a après moi ? » Elle se lève. Monte à l’étage. Appelle la femme campée, invective à la bouche, devant la chambre à coucher. Lui dit d’aller discuter en bas. La femme suit maman jusqu’au rez-de-chaussée. Ses insultes se changent en imprécations virulentes contre son jules. Le combat entre concubines commence ici et maintenant. Concubines en effet, car ni l’une ni l’autre n’est épouse dûment enregistrée. Chaque mot qui insulte maman me bouleverse bien plus encore qu’il ne semble affecter maman. Je pleure à chaudes larmes alors que tout se calme. La femme s’en va et les insultes cessent, alors qu’à chacune de ses accusations, maman n’a répliqué qu’avec des mots d’excuse. Dans mon assiette de riz, les larmes montent. Mes joues sont baignées de larmes. J’avale une cuillerée de riz. Il a le même goût qu’avant, mais l’atmosphère a changé. La conversation est devenue un concert d’invectives qui m’emplit la tête alors que tout est redevenu calme. L’idée de manger à satiété, ma faim même, ont disparu. Je voudrais retourner à l’hôpital et pleurer devant le psychiatre une fois encore. Maman s’éloigne de moi en ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
189 me laissant de quoi cogiter : « C’est moi qu’elle a injurié, et pourtant je ne pleure pas, moi. » Je marche en pleurant. M’arrête à mon bureau. M’effondre, la tête entre les mains. Un vent froid souffle par la fenêtre, chargé de l’odeur fétide de mon sang que je garde pour le regarder quand je me fais souffrir. À de pareils moments, je n’ai pas d’exutoire. Je suis si angoissée que je veux savoir si mon sang est de la même couleur que celui des autres êtres humains. Si sa température est plus élevée que celle des gens ordinaires. Quelle est sa consistance ? Pourquoi est-ce qu’il arrose mon corps si je dois être si malheureuse ? L’aiguille hypodermique que j’ai subtilisée au docteur m’a servi à me percer tous les vaisseaux sanguins visibles. J’ai mis pas mal de mon sang en stock. Mon corps est devenu livide. Le plaisir pris à voir mon sang, à subir ma douleur, m’a pacifiée. Malade mentale. Les symptômes de maladie mentale sont apparus en moi voici plusieurs mois. Souvent, je rêve que je vois le docteur. Que je vois des massacres cruels. Et j’aimerais que de tels événements se produisent dans la réalité. L’odeur de pourri me fait penser que je suis morte, loin de la confusion que j’ai connue. Mon sang pourri est la part de cadavre de ce corps qui a accepté de mourir afin que le reste du corps la voie. Chaque fois qu’il se produit un événement qui me bouleverse, je monte respirer cette odeur fétide, puis je me dis : « Sûr que je vais pas me suicider… C’est moi, ça… C’est la partie de mon cadavre qui est déjà morte… Je suis déjà morte. » LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
190 Ma lassitude mentale s’efface en un clin d’œil dès que je sens cette odeur. Je glisse dans le sommeil, et, en rêve, à nouveau, les vieilles scènes réapparaissent.
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20 Je m’éveille en sursaut quand un jeune homme aux traits efféminés vient appeler ma mère à grands cris devant la porte de la maison. Il monte et me trouve alors que je descends de l’étage encore tout ensommeillée parce que le ton de sa voix montre assez que la chochotte est d’humeur morose. « Où est ta mère ? » Je ne la vois nulle part, aussi je réponds : « J’sais pas. » Il va et vient puis s’assied et attend… attend assis… attend longtemps, puis se lève. « Dis-lui que je suis venu et qu’elle passe me voir à la boutique… Faut qu’on se parle pour de bon. » Puis, se déhanchant pis que fille, s’en va. Je reste allongée où je suis à attendre maman, une main sur le front. Je me sens bien. Bien à pleurer. Il est bien tard quand maman rentre, et la nuit tombe. Dans son dos, des vociférations la poursuivent comme d’habitude. Elle fuit tout en prétendant riposter aux insultes en allant aiguiser un couteau à l’arrière de la maison. La voix rauque du travelo qui raille maman me fait me lever pour aller négocier avec lui. Prenant mon courage à deux mains, je m’enquiers de ses griefs. « Si ma mère a fait quelque chose de mal… je vous demande pardon pour elle. » J’élève mes mains jointes à la hauteur de mon front et m’incline devant lui pour m’excuser, alors même que j’aimerais faire tout autre chose à la bouche de cette grande folle. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
192 « Ta mère accuse ma mère d’acheter les votes pendant les élections. » « Ta mère dit que ma mère est avare, qu’elle refuse de donner un pourboire aux serveuses. » « Ta mère se moque de ma mère devant les clients, elle dit que ma mère n’a pas de jugeote. » « Ta mère m’accuse d’avoir le sida. » La sœur aînée du travelo arrive en voiture et se gare tout près. À son tour, elle hurle des grossièretés. Les gens du coin sortent voir, mais je rentre à l’intérieur de la maison. Maman n’a pas fini d’aiguiser son couteau. Je lui demande des explications. Lui rapporte ce qu’on lui reproche. Elle se trouve toutes sortes d’excuses. Je monte à l’étage. M’assois et regarde la pile de livres. Ouvre le plus petit flacon de sang et le renifle. Prends la seringue. Ensuite, j’enfonce le bout de l’aiguille dans la veine près du talon. Remplis entièrement la seringue de sang. La vide dans le flacon. Du sang sourd de la piqûre à mon talon. Je l’essuie avec mon doigt, puis enfonce à nouveau l’aiguille au même endroit. Prélève encore du sang. Le verse dans le même flacon. Ce jour-là je me saigne les veines pas moins de vingt fois. Mon corps est criblé de petits trous de toutes parts, aux pieds, sur le dos de mes mains, aux poignets, aux chevilles, aux articulations, aux cuisses et aux bras, des deux côtés. Mais je ne garde que cinq flacons de sang. Ce qui reste après ça, j’en barbouille du papier. Je mets du sang dans un bouchon de flacon près de moi, y trempe un pinceau et trace des ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
193 lignes rouge pâle sur le blanc du papier. Les lignes ne se ressemblent pas. Certaines ont des grumeaux de sang. D’autres ne sont que de larges traînées roses. Du coup, je verse le sang dans ma paume, l’étale et applique ma paume contre le papier. Ensuite je le soulève pour le sentir. L’odeur nauséabonde me donne envie de me détourner et de fuir. Néanmoins, je prends du papier adhésif biface et colle la feuille à hauteur du regard. Je me sers de la même seringue pour prélever du sang de ma cuisse. Quand je retire l’aiguille, le sang sort de la piqûre et coule le long de ma jambe. Ce que je ressens à ce moment-là, c’est une espèce de jubilation. La douleur ? La peur ? Il n’y en a plus dans ma conscience. À présent, je suis comme un poltron qui a peur du moindre problème, n’ose se confronter à quiconque, mais a le courage de se faire du mal. Je prends plaisir à faire souffrir mon corps, parce que je ne veux pas que mon cœur souffre. Je préfère que ce soit mon corps qui souffre. À l’endroit même où l’envie me prend de souffrir, j’enfonce mon aiguille. Mon cœur et ma conscience souffrent trop pour accepter plus que ceci désormais. Je sais seulement que le sang qui se trouve dans ma main à présent est prêt à être malaxé et appliqué sur le papier. Le sang gicle et bave. L’empreinte de mes mains s’imprime en longues coulées. Ces images dégagent une odeur de marée. Mes mains sont couvertes de sang. Je les porte à mon nez pour les sentir. En dépit de l’odeur révoltante, ça ne me révolte pas de promener le bout de ma langue le long LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
194 des interstices entre mes doigts. Je me force à avaler, et pour finir ça m’aide à dégurgiter mon dernier repas. Je me dépêche d’aller me laver la bouche. Quand maman monte et qu’elle me voit dans cet état, elle ne dit pas un mot. Elle ne fait que me regarder avec des yeux qui ne comprennent pas ce que je ressens, puis elle ressort. Je me tourne pour me regarder dans le miroir. Mon visage est drôlement indifférent, sans expression, comme de quelqu’un qui se réveille les yeux las. Quand un sourire commence à se former sur ces lèvres, je détourne aussitôt la tête pour ne plus voir cette image totalement hideuse de moi-même. Il est plus facile de regarder le spectacle du sang puant devant moi. Je le regarde longtemps et finis par remarquer que les lignes de sang que j’ai faites sont tout à fait sèches. Je tends ma main toujours gluante de sang et touche les lignes gondolées sur le papier, et pour finir tire et décolle ma main. Je prends le papier et sors sur le porche avec des allumettes. Exactement. Je vais le brûler, car il ne doit pas rester au monde plus longtemps. Je vais le brûler avant la crémation de mon propre cadavre. Avant peu, dans un monastère ou dans un autre, on devra organiser la crémation d’un cadavre. Le cadavre d’une malade mentale. Je porte l’image de sang à mon nez pour la sentir une dernière fois, puis j’y mets le feu. La flamme jaune pâle a consumé la moitié de la feuille quand la chaleur qu’elle dégage m’oblige à lâcher le papier, qui voltige dans le vent et se déplace en même ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
195 temps que le feu qui le dévore et tombe au sol où il finit de se consumer. La femme d’âge mûr dans la maison d’à côté me demande en criant à quoi je joue. Je me tourne et lui fais un petit sourire. Ne réponds rien. Puis rentre à l’intérieur. Je reviens à la même place. M’assois et rédige mes notes. Puis écris la mention « Sang impur » sur le papier souillé. Je déchire le papier tout autour de la formule, que je colle sur le flacon de sang. Quand je mourrai, tout le monde saura que j’avais trop de sang impur dans mon corps pour être une personne normale. Le sang impur doit être dénoncé, parce que c’est chose corrompue qui pue de façon répugnante. Même ma mère, qui est la source de mon sang, est dégoûtée. Mon père, qui m’a donné cette vie inutile, n’a jamais voulu le reconnaître. Le lendemain, je me dépêche de me réveiller tandis que l’heure tourne. La vie d’un nouveau jour commence. La routine quotidienne accomplie, j’enfile mon uniforme scolaire, qui n’a pas l’air cent pour cent impec. C’est comme ça que je l’aime. Habillée, cartable prêt, j’ai encore du temps de libre, aussi je reviens écrire en attendant la voiture. Maman monte à l’étage, me regarde et commence à pester à propos du collier que je porte. Il offense sa vue. On dirait un truc de drogué. Un truc de voyou. Me dit de l’enlever. T’as pas besoin de ça, elle ronchonne. Alors même que je suis assez grande pour aller au lycée. Je refuse de l’enlever et je réplique que, si je me couvrais tout le cou de colliers, ils coûteraient LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
196 moins cher à eux tous que le plus petit des colliers qu’elle porte. À chacun ses goûts. Elle se couvre de colliers en or gros comme des chaînes, je ne la critique pas pour autant, quand bien même je n’ai rien à manger. Et ce genre de babioles, je ne les achète pas. On me les donne, alors je les porte, et je ne sens pas pour autant que je triche avec moi-même quand je dis, « Tu es riche… même si tu nʹas pas d’argent pour soigner ta fille qui est très malade. Tu affirmes que ta fille est une droguée, comme ça tu la fourres à l’hosto. Tu as peur de perdre la face, au point que ta fille doit supporter d’être sous perfusion alors que ce n’est absolument pas nécessaire. Je te l’ai dit et répété à m’en emporter la bouche, tu ne me crois pas. Tu crois le docteur. Tout ce qu’il te dit, tu le crois. Mais quand le docteur te dit de faire plaisir à ta fille, de la consulter parfois, de lui consacrer un peu de temps, pourquoi ne veux-tu pas le croire ? » La guerre dans notre petite famille commence sur cette broutille. Maman n’en finit pas de vanter ses vertus. Tout ce qu’elle fait, c’est pour sa fille. Et qu’est-ce que sa fille reçoit de ce que sa mère essaie de lui donner ? Rien du tout. Elle n’en veut pas. Se comprendre l’une l’autre ? Écouter les explications de l’autre ? Demander parfois qu’est-ce que tu veux faire ? Jamais. Tout est décidé à l’avance. Le temps et les devoirs sont si quadrillés qu’il ne reste aucune liberté. Sauf de protester par la pensée. J’ai mes raisons, mais elles ne sont jamais bonnes dès que j’ouvre la bouche. Sauf de faire les choses en ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
197 cachette et garder le secret. Quand le secret est éventé, je l’assume et parfois même le revendique hautement. Ce que je veux, c’est être comprise pour ce que je suis. Je ne veux pas que maman me comprenne autrement. Même si le reste du monde ne comprend pas. Est-ce qu’il lui vient seulement à l’esprit que la personne la mieux placée pour comprendre sa fille, c’est la mère ? Mais tous ces temps-ci, il semble que maman est loin de moi. Nous sommes dans deux mondes différents. C’est bien vrai. Je suis morte. Je me tourne pour regarder les flacons de sang. Maman dit que je suis une malade mentale. Je ris entre mes larmes comme une folle, et lui demande : Tu viens juste de t’en rendre compte que j’ai des problèmes mentaux ? Mais qui donc fait des histoires ? Et qui donc a assez de sang-froid pour supporter de l’entendre insulter sa propre mère et qui, en plus, lui fait des courbettes ? Tu prétends que je ne t’aime pas et que je te regarde de haut. Mais si je ne t’aimais pas, maman, il y a longtemps que je serais loin. Pourquoi rester avec quelqu’un qui vous a donné un corps mais qui vous torture l’âme ? Je suis folle de faire en sorte que mon corps souffre. Foldingue. Pas comme les autres enfants à qui tu voudrais tant que je ressemble. Tu me compares aux autres, mais quand je te compare aux autres, je m’entends dire que je te prends de haut et que je ne t’aime pas. La seringue est de sortie une fois de plus. Dans la confusion de mon cerveau s’élève une voix qui réclame de voir mon sang. Les flacons de sang pourri sont secoués LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
198 violemment et débouchés. Leur puanteur est telle que les cheveux se dressent sur ma tête et que je voudrais disparaître de ce monde où il y a ma mère, pour qu’elle soit enfin seule comme elle le souhaite. Peut-être que ça mettrait un terme à ce que je ressens, et ce qui est sûr, c’est que je ne gênerais plus la vie paisible et heureuse de maman. Maman continue de dénoncer mes vilenies. Notre dialogue de sourdes se poursuit jusqu’à ce que le téléphone sonne. À neuf heures du matin, je décide d’aller au lycée, bien que mon visage soit baigné de larmes. Je pense à la maison où maman elle-même doit toujours être plongée dans ses larmes elle aussi. Pourquoi donc ? Est-ce qu’il y a un mur entre nous, que ce que chacune essaie d’exprimer ne soit pas compris par l’autre une seule fois ? À l’école, je suis enjouée, je fais le pitre quand les camarades le veulent. On chante des chansons amusantes aux heures creuses. Prend plaisir à manger. Chahute. Joue. Rie. Quand il est l’heure de rentrer à la maison, je m’assois et attends la voiture. Je ne veux pas penser ou espérer rien de mieux que de retourner à l’état normal de notre petite famille. Est-ce que maman va me regarder quand j’arrive ? Si elle ne me regarde pas, je ne la saluerai pas. J’irai me chercher quelque chose à manger. Sentirai cette odeur-là. Ferai mes devoirs ou n’importe quoi pour être aussi loin d’elle que possible. Ou bien je lui ferai mes excuses ? ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
199 Mais qui donc est prête à faire ses excuses quand on ne se sent toujours pas dans son tort ? Au premier pas que je fais en entrant dans la maison, effectivement maman ne me regarde pas : elle dort. Je regarde ce corps immobile. Elle respire toujours. Je n’ose pas me demander, Et si elle ne respirait plus ? Comment est-ce que je vivrais ? J’aimerais qu’elle me voie disparaître, plutôt que ce soit moi qui voie disparaître ce que je ne retrouverais jamais plus dans ce monde-ci.
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21 Ça fait un bon moment déjà que le cours est fini, mais aucun d’entre nous ne songe à rentrer à la maison. On continue de discuter en groupe à l’arrêt d’autobus et ce n’est que quand le soleil disparaît qu’on prend le dernier bus pour rentrer chacun chez soi. Je traverse la route devant ma maison. Aujourd’hui, elle n’est pas ouverte pour me recevoir comme la veille. La porte est fermée à clé. Cela signifie que maman n’est pas là, une fois de plus. Je n’ai pas eu l’occasion de saluer maman au retour de l’école depuis combien de jours ? Plusieurs jours, en tout cas. Maman n’arrête pas d’avoir à faire à l’extérieur, si bien qu’elle ne sait pas si je rentre à l’heure ou pas. Le matin, elle n’est pas en état pour que jʹaille lui dire bonjour avant de partir pour l’école. On ne se rencontre que la nuit, quand elle ouvre la porte de ma chambre et entre pour voir si je suis toujours là, et parfois je fais semblant de dormir. Si le lendemain je demande « Maman, à quelle heure tu es rentrée hier soir ? Je me suis endormie très tôt », je saurai peut-être si maman sait mentir elle aussi. À l’instant, j’ai demandé à la voisine : « Z’avez pas vu ma mère ? » Elle a éclairé ma lanterne en partie. « Un monsieur est passé la prendre en voiture en début d’après-midi. » C’est aussi bien d’avoir l’occasion de me retrouver seule à nouveau. Le repas terminé, j’irai me promener avec des ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
201 copains du voisinage, au lieu d’être mise à contribution pour des tâches ménagères on ne peut plus tatillonnes. Quand je rentre à la maison, il fait nuit noire. J’aurai le temps de fumer une des cigarettes que maman cache sans avoir à me soucier qu’elle sente le tabac à mon haleine. Quand la maison est un palais pour moi toute seule, j’en profite pour mettre la musique à fond, histoire de briser le calme angoissant sans les jérémiades de maman que j’entends d’ordinaire. Si elle était là, elle ne manquerait pas de m’engueuler pour que je baisse le volume comme elle le fait d’habitude. Je m’allonge pour buller. Regarde la fumée qui s’échappe de mes trous de nez. J’adore vraiment ça. Mais pourquoi est-ce que je déteste quand maman fume alors qu’elle aime fumer ? La sonnerie du téléphone couvre à plusieurs reprises la musique avant que je me bouge pour prendre l’appareil. « Allô ? » Pas de réponse. « Qui c’est qui appelle mais ne parle pas ? Ou alors c’est que la musique est trop forte ? » Je repose le combiné sur son socle et reviens m’allonger comme avant, puis la sonnerie retentit de nouveau. Je baisse le volume en vitesse et décroche le combiné une fois de plus. « Allô ? – Allô ? Ta mère est là ? Je voudrais lui parler. » Cette voix, je la reconnais parfaitement. C’est celle de la femme de l’homme qui est passé prendre maman en début d’après-midi. « Maman n’est pas là. Elle est sortie. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
202 – Elle est sortie il y a longtemps ? – J’sais pas. On s’est pas encore vues aujourd’hui. – Elle est sortie avec qui, tu le sais ? » Je n’aime pas ce genre de question. De quel droit veutelle savoir avec qui ma mère est sortie ? « J’sais pas. Je viens de vous dire qu’on ne s’est pas encore vues. » Et elle de répliquer aussi sec : « Oh, elle est avec mon mari, pardi. – Comment savez-vous ça ? » La moutarde commence à me monter au nez. Qu’est-ce qu’elle veut, cette bonne femme ? Si elle sait, pourquoi elle demande ? « Tout à l’heure on s’est croisés en voiture, près de chez moi. Comment ça se fait qu’elle est pas encore rentrée ? Où est-ce qu’il l’accompagne, est-ce que tu sais ? – Je ne sais pas. » Je commence à appuyer sur les mots. « C’est vrai, tu sais, je les ai vraiment vus. Je ne te raconte pas d’histoire. – Ouais, je sais, vous les avez vus. Alors, pourquoi estce que vous téléphonez ? – Je pensais qu’ils seraient déjà arrivés. S’ils ne sont pas rentrés à cette heure, ça risque d’aller chercher loin, tu sais. – Non, je n’sais pas, je dis encore plus sèchement. – Ils sortent souvent ensemble, non ? Quand ta maman revient, dis lui que j’ai appelé pour dire à mon homme de rentrer à la maison. Oh, et n’oublie pas de dire aussi à ta maman qu’elle laisse mon homme tranquille. » Et elle m’éclate de rire dans l’oreille. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
203 « Non, vous dites à votre homme de laisser ma mère tranquille. En plus, c’est pas la peine de téléphoner de nouveau. » Je raccroche séance tenante et vais me rallonger. Allume une nouvelle cigarette. Monte le volume. Je pense aux histoires de maman. C’est dit, quand elle sera de retour, on va discuter le bout de gras une bonne fois. J’en ai ras le bol de la femme de ce mec. Dimanche dernier, elle est venue gueuler devant la maison à réveiller tout le quartier. À force d’attendre maman, j’ai sommeil, mais je me défends de dormir. Le téléphone sonne de nouveau. Je vais le prendre sans me presser. « Allô ? – Allô ? Je voudrais parler à ta maman. » C’est encore cette folle, mais cette fois, je ne vais pas jouer son jeu. « Un instant. Ma mère n’est pas encore rentrée. » Ceci dit, je pose le combiné tout contre le baffle et tourne le volume à fond. La voisine sort en courant. « Eh, doucement, petite. Il est tard, tu sais. » Je baisse le volume en m’excusant, coupe le téléphone et dis à la voisine en pleurant : « La femme du monsieur n’arrête pas de téléphoner. »
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22 Fort tard, j’entends maman ouvrir la porte de ma chambre et entrer pour me regarder. Je ne bouge pas. Au bout d’un moment, elle recule et sort. Le lendemain matin, je vois que maman dort toujours. Je n’ose pas la réveiller pour l’interroger sur hier soir. Je file à l’école de bon matin et rentre au crépuscule. Aujourd’hui, maman, l’air d’une ogresse, est assise à m’attendre sur sa chaise favorite. Je n’ai pas le temps de lever les mains pour la saluer qu’elle me demande: « Pourquoi rentres-tu si tard, hein? » Je ne réponds pas et me réfugie à l’étage, mais elle me suit. « Je t’ai demandé pourquoi tu rentres si tard. » Je m’assois et baisse la tête pour l’écouter, mais maman ne dit rien de plus que, « Dis-moi pourquoi tu rentres si tard. Où étais-tu donc ? » Je la regarde droit dans les yeux. « Et toi, pourquoi estce que tu es rentrée si tard hier soir ? Où est-ce que tu étais ? » Je pose les questions qui attendent depuis la veille au soir. « Comment ça, tard ? Tu t’étais à peine endormie quand je suis rentrée, maman répond d’une voix dure. – Maman, la nuit dernière, quand je me suis couchée il était plus d’une heure et demie du matin. » Maman fait semblant de n’avoir pas entendu puis se met à grommeler. « Les adultes rentrent à l’heure qu’ils veulent. Tu n’es qu’une enfant. Tâche de rentrer à la ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
205 maison à l’heure. Vois comme ils font, les autres gosses. » J’ai du mal à supporter les reproches de maman. « D’où est-ce que tu tiens ça? » Maman élève la voix. « La voisine t’a vue. Elle m’a tout raconté. J’avais honte. Je ne savais plus où me fourrer. » Je pense à la nuit dernière. Sûr que la voisine a dû me voir et cafter à maman. « Alors, comme ça, tu préfères croire les autres plutôt que moi? » La voix de maman n’en devient que plus agressive. « Bien sûr qu’il faut que je croie les autres, vu que tu n’arrêtes pas de mentir. Tu m’as dit que tu rentrais tous les jours avant la nuit. Tu parles ! Si je n’écoutais que toi, autant être sourde et aveugle. Les gens n’inventent pas n’importe quoi histoire qu’on se dispute en famille. » Je ne proteste pas. C’est la vérité. Mais c’est mon tour de l’interroger: « Où étais-tu hier soir ? » Maman prend un air pincé. « Je suis allé voir un terrain. – On m’a dit que tu étais sortie avec le monsieur. – Qui t’a dit ça ? elle me rembarre. – On me l’a dit, c’est tout. On m’a dit qu’on t’avait vu partir avec lui. C’est vrai, m’man ? – Quand je te dis où je vais, tu dois me croire. Tu crois que les autres savent mieux que moi ? Ce n’est pas eux qui t’élèvent. – Ce n’est pas eux qui m’élèvent, mais toi tu les crois. Quelqu’un m’a téléphoné pour me le dire. La voisine LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
206 m’a dit qu’elle l’a vu passer te prendre. Hier soir, tu es rentrée très tard. Toi aussi, tu mens. Tu crois que je ne sais pas reconnaître le bruit de la voiture qui t’a déposée? » Je n’ajoute rien de plus, car maman lève la main pour me gifler. « Ça ne regarde que moi. Je suis ta mère, ne l’oublie pas. »
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23 Cette nuit, je suis incapable de fermer l’œil. J’ai la tête pleine des histoires de maman. Je ne voudrais pas anticiper sur les événements. Est-ce qu’il s’est réellement passé quelque chose ? Peu importe ce qu’ils ont bien pu faire : de toute façon, je n’ai rien vu. Attends avant de les calomnier. Mais s’il s’est vraiment passé quelque chose ? Est-ce que ça veut dire encore un suprême sacrifice de la part de maman ? « Je le fais pour toi, voyons. Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre, vieille comme je suis ? » Je suis assez grande pour savoir par moi-même si les gens de son âge font comme ma mère ou pas. Elles sont combien, les mères capables de faire ce que fait ma mère ? Elle mérite vraiment des louanges. La mère se sacrifie, la fille se désespère. Va pas comparer les deux. Tout ce qui se passe, c’est la faute à maman. Je n’y suis pour rien désormais. Je ne me désolerai plus du fait que maman est comme elle est, parce que c’est sa faute, pas la mienne. « Si je dois faire contre mauvaise fortune bon cœur, c’est à cause de toi, tu sais. Si seulement je n’avais pas d’enfants, si j’étais toute seule, je m’en irais au diable vauvert. Je trouverais toujours à me nourrir. Une fois morte, qu’est-ce que je pourrais bien emporter, de toute façon ? Tout ce que je fais encore à présent, c’est parce que je ne veux pas que vous vous sentiez inférieures aux autres. Mes parents, ils n’en ont jamais fait autant pour LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
208 moi. On pouvait même pas emprunter de quoi s’acheter une aiguille. » C’est vrai, ça. Ce que maman est devenue, c’est à cause de qui ? Je ne fais que me chercher des excuses. Ne te mets pas en colère contre maman. Regarde. Même ici, dans cette maison : est-ce qu’il y a quelque chose que maman ne s’est pas échinée à te procurer ? La chaîne stéréo, elle l’a obtenue de mon beau-père, le dernier en date. Le lit en santal sur lequel je suis allongée main sur le front vient aussi de lui. Les vêtements que je porte, maman les a achetés avec son argent à lui. Et la nourriture que je mangeais tous les jours, ça venait de qui ? N’était-ce pas ma mère qui me la procurait ? Et par quels moyens, sinon de la façon dont elle doit s’y prendre tous ces temps-ci ? Pour qui ? Pour moi, vraiment ? Pour qui suis-je un fardeau sinon pour maman ? Et elle croit que je suis heureuse, en plus. Ça fait des nuits et des nuits que je reste les yeux grands ouverts, si bien que c’est devenu une seconde nature. À cause de qui ? N’est-ce pas parce que je vois maman obligée de sortir avec des types comme ça ? N’est-ce pas parce qu’on n’arrête pas de me poser des questions méprisantes sur ma mère ? J’aimerais bien savoir s’il se trouve un seul gosse quelque part qui aime se sentir délaissé. Ou un adulte, d’ailleurs. Est-ce qu’il y a quelqu’un au monde qui ait envie de se sentir délaissé ? Il se peut, après tout, que ce soit sa façon à elle d’éviter de se sentir seule. Mais moi alors ? Je dois me consoler avec de l’herbe et des cachets ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
209 et des pleurs sans que jamais maman s’en soucie. Si elle me demandait seulement ce que je ressens… Depuis cinq ans que je dois vivre dans la maison toute seule, elle ne l’a jamais fait. N’a jamais demandé. Pas une seule fois. Parfois, quoi que ce soit que je raconte à maman, même si c’est tout à fait positif, j’ai peur de ce qu’elle va répondre. « M’man, aujourd’hui on a eu les résultats de l’exam. Je suis première, tu sais. – Ça suffit avec tes salades. Tu n’arrêtes pas de me créer des soucis. À présent que tu es reçue, il va falloir payer tes frais de scolarité pour le prochain semestre, n’est-ce pas ? Et où est-ce que je vais trouver l’argent, hein ? » Rien que ça, juste ces quelques mots de maman, et je n’ai plus envie de rien faire. Et mes copains, alors ? La vie des autres, alors ? « Si je suis reçu, mes vieux m’ont promis de m’acheter une tire. » Peu importe les autres. Si mécontente que je sois de l’existence que je mène, ce que je sais faire, c’est de continuer de la supporter. Dans deux jours, les examens sont finis. Je devrais dormir. Je devrais bachoter. Mais cette nuit je n’arrive pas à dormir. Toutes sortes de pensées m’encombrent le cerveau. Demain, j’aurai peut-être oublié. Demain, la vie doit être meilleure qu’aujourd’hui. Meilleure que maintenant. Le lendemain matin, je sors voir maman chez elle. Elle me regarde avec des yeux pleins de dégoût et me pose une question de derrière les fagots : « Tu fumes, à présent ? » LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
210 À ce point, je ne me demande plus comment elle sait. L’an dernier, elle est entrée dans ma maison. A farfouillé. Trouvé un mégot à la tête de mon lit. Cette foislà, je lui ai fait croire que son neveu avait fumé en cachette le soir où il avait dormi à la maison, tu ne te souviens pas ? Maman n’a rien dit d’autre que j’avais intérêt qu’il n’y ait pas de deuxième fois. Peu de temps après, elle a trouvé un mégot dans la boîte de tortillons antimoustiques. Je lui ai fait croire qu’un copain était venu à la maison. Elle a fait tout un foin à propos de mes fréquentations. Craignant que mes copains me dévergondent. Craignant que je les imite. En plus, elle n’a pas vraiment cru ce que je lui ai dit. M’a dit Attention à la troisième fois. Cette fois, c’est la troisième. La nuit dernière, maman a fouillé les effets personnels que j’ai laissés ici et a trouvé trois cigarettes dans une enveloppe qui m’appartient. Ça fait longtemps que je fume, tu ne le sais donc pas ? Et pas seulement des cigarettes. Les gens du coin ont rapporté à maman que, certains jours, ils me voient me défoncer au hasch quand ma mère n’est pas à la maison. Ils me voient dormir toute la journée. Parfois, je quitte la maison et me promène dans les rues. Quand on me demande d’où je viens, je réponds de façon incohérente. Maman me fait subir un contre-interrogatoire sans écouter mes excuses. C’est plus la peine. Désormais, autant qu’elle sache ce qui est arrivé à sa fille pendant tout le temps où elle ne s’est jamais occupée d’elle. Je dis à maman : « Je fume des cigarettes depuis la première ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
211 année de secondaire, et je fume de l’herbe depuis la quatrième année. » Maman écoute mes aveux, puis les larmes lui montent aux yeux. L’index pointé sur mon visage, elle m’injurie copieusement. « Je ne veux plus t’élever, tu m’entends. Trop c’est trop, à la fin. Je me saigne aux quatre veines, et pour qui ? Tous les jours, je te donne les autres enfants en exemple à ne pas suivre, et tu n’as rien de plus pressé que de les imiter. Plus tu grandis, plus tu deviens insupportable. Rien que des emmerdes à n’en plus finir. Pourquoi que tu n’es pas morte quand tu étais toute petite, au lieu de grandir pour faire du chagrin à ta mère, hein, pourquoi ? » Quand elle a fini, elle sort de la maison et chasse l’oiseau de sa cage par dépit contre moi. La voisine demande, Et pourquoi que vous le relâchez, vous l’avez élevé si longtemps ? Maman répond : « Ma fille, je la relâche aussi. Je ne fais que la nourrir, et elle trouve encore le moyen de faire des siennes. Si on pouvait lui tordre le cou comme on fait d’une poule ou d’un canard, il y a longtemps que j’en serais débarrassée. » La voix de maman continue de m’injurier à l’arrière de la maison. Je me contente de l’écouter, sereine. Maman jette à la volée tout ce qui lui tombe sous la main dans la cuisine. Au bout d’un moment, elle sort. Se campe devant moi. Me demande entre pleurs et sanglots : « Combien de temps tu vas continuer de faire du chagrin à ta mère ? » LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
212 Ces mots, je les connais. Son ton de voix la trahit. Aussi plaintive et douce qu’elle soit, maman est en train de faire son numéro. En train de réclamer de la sympathie. Ses yeux sont injectés de sang. Je n’ose pas deviner ce qu’elle ressent réellement. « Quand ton père est mort, j’ai cru que tout allait s’arranger. Il avait tant de maîtresses, qui sont venus faire des embrouilles à n’en plus finir, si bien qu’on s’est retrouvées sans rien, obligées de vivre aux crochets des autres jusqu’à maintenant. Ta sœur, on ne peut pas compter sur elle. Toi-même tu sais bien à quel point on en a bavé depuis que tu es toute petite. Ah, quand tu étais petite, tu étais si bien. On te disait quelque chose, tu le croyais. Tu écoutais tout ce qu’on te disait. Une fois que tu es allée à l’école… C’est vrai ça, qu’est-ce qu’ils t’ont donc appris pour que tu sois devenue comme ça ? Tu es seulement bonne à me contredire. Je voulais que tu apprennes d’une certaine façon, et voilà que tu tiens à toute force à apprendre autre chose. C’est ça qui t’a entraîné à ce foutu… » Maman doit avoir oublié. Est-ce qu’elle ne peut vraiment pas se rappeler que je n’ai jamais voulu apprendre quoi que ce soit ? C’est elle qui a tout décidé, qui a donné des ordres impératifs, et pour finir elle accuse l’école. Elle accuse les profs. Elle accuse mes copains. Et elle, alors ? Je ne serais pas aussi déçue si j’avais choisi ma propre voie et m’étais gourée. À tout le moins, je me dirais en ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
213 tout bien tout honneur que c’est bien fait pour moi. Mais c’était un ordre. « Tu es ma fille. Tu dois le faire. Ce que je pense, c’est ce qu’il y a de mieux pour toi. Tu es ma fille, alors boucle-la. Si tu tiens à n’en faire qu’à ta tête, tu n’as qu’à devenir mère à ton tour et prendre soin de moi. » On s’est disputées en remuant tant de vieilles histoires que j’en ai marre de donner mes raisons, à savoir que tout ce qui est arrivé est arrivé par ma faute, pas celle de mes copains. J’aimerais bien savoir quel genre de copain se mettrait en quatre pour vous procurer des drogues. C’est pas le genre de truc qu’on se refile comme ça. Quel prof dans quelle école enseignerait à ses élèves de n’en faire qu’à leur tête ? Y a-t-il des parents qui savent vraiment et admettent que leur enfant a ses raisons, plutôt qu’un complexe d’infériorité ? Mais mes raisons à moi n’entrent jamais en ligne de compte. Elles sont nulles et non avenues. Maman me supplie d’aller me soigner à l’hôpital, mais je ne veux pas. Je ne suis pas accro au point de ne pas pouvoir m’arrêter de moimême. Je m’arrêterai quand je voudrai. Maman n’a rien voulu entendre, et qui plus est, elle m’a chassée de la maison. Désormais, elle n’aura plus d’enfants. Sa vie sera libre… Maman ne m’a pas adressé la parole pendant trois jours entiers. Je n’ai pas pu dormir. J’ai dû prendre des somnifères, au point de ne savoir quand je me réveillais, quand j’avais faim. La nuit, j’avais les yeux grands ouverts. J’ai repiqué aux amphètes. Passé mes nuits à cogiter. Que faire ? Depuis que j’étais petite, LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
214 maman n’a jamais été aussi en colère contre moi. Trois jours sans vouloir me dire un seul mot et pratiquement sans me regarder. À l’heure des repas, elle me prépare un plateau pour manger toute seule. En plus, elle parle de moi aux voisines en leur disant que, de toute façon, il faudra bien m’envoyer à l’hosto. Que faire ? Peut-être que je n’ai rien de mieux à faire que de dormir. Quand je dors, tout est calme, je n’ai à connaître de rien. Me réveille à n’importe quelle heure. Ce sera bientôt demain. C’est mon dernier jour d’exam. Maman ne veut pas me remettre l’argent pour le bus en main propre. Elle le donne à la voisine. Pendant tout le trajet, je n’ai aucune honte à pleurer assise seule dans l’autobus. Alors même que je voudrais être quelqu’un de dur, que je ne voudrais pas que mes larmes coulent. Quand je me rappelle tout ce qui m’est arrivé dans la vie depuis que j’ai des souvenirs – j’ai toujours été quelqu’un de bien, non ? J’ai toujours tout supporté. On m’a fait tellement souffrir. Papa ne m’a jamais aimée. Et voilà que maman ne veut plus m’aimer non plus. Alors, comment est-ce qu’une vie sans amour peut durer ? Bien sûr : à condition de n’aimer personne non plus. À partir de maintenant, je n’aimerai personne. Pas même moi. Je n’ai jamais eu de père depuis que je suis née. Désormais, je n’aurai plus de mère. Dans la salle d’examen, mon cerveau est incapable de trouver une seule réponse. Pas même à propos de moimême. À savoir : aujourd’hui, est-ce que je vais rentrer à ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
215 la maison ? Si je rentre, est-ce que tout aura changé ou non ? Maman aura-t-elle abandonné l’idée de m’envoyer à l’hôpital ? Je ne veux pas aller voir de docteur. Mais qu’est-ce que je peux faire ? Vu que maman insiste tellement, il faudra bien que j’y aille. Une fois sortie de la salle d’examen, je vais faire un tour au marché pour acheter des somnifères. J’ai assez de temps pour allumer de l’encens, invoquer les puissances sacrées. Si je survis à ce que je m’apprête à faire, dès que j’aurai ouvert les yeux, que je rencontre une vie meilleure. Et si je dois y rester, que je sois morte pour de bon. Pendant le trajet de retour à la maison, je pense à tous les gens que je connais. Si je meurs, combien se joindront à mes obsèques ? J’aimerais qu’il y ait un accident ici et maintenant. Que je sois la seule à mourir. Quand je traverse la chaussée, je prie qu’une voiture m’écrabouille. Ce serait tellement plus dramatique que de mourir d’un excès de somnifères. Ce soir, quand je rentre à la maison, je ne vois pas maman. La voisine me dit qu’un ami est passé la prendre en début d’après-midi. Je l’attends longtemps. Ne la vois pas revenir. J’aimerais la voir pour la dernière fois. Mais ne la vois pas. Cela fait cinq ans que je dors avec les cendres de papa. Je vis avec moi-même au point que je ne sais pas depuis quand je me déteste. Peut-être depuis ce matin. Ou alors plusieurs jours. Depuis que je suis en âge de me souvenir, j’ai toujours entendu maman se plaindre des difficultés qu’elle a eues à m’élever. Ton LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
216 père n’a jamais manifesté le moindre signe d’intérêt. Si je dois courber l’échine, c’est pour qui, hein ? C’est que je voudrais que vous soyez à l’aise. Alors, faites donc quelque chose pour que je sois à l’aise aussi. Du côté de ton père, c’est que des égoïstes. Mais qui n’est pas égoïste ? C’est ce que je rétorque volontiers à maman. On veut tous qu’on s’intéresse à nous, qu’on nous prenne en charge, et en plus on convoite ce que les autres ont. Même l’amour est égoïste. Moi, je suis toujours égoïste. Mais rien que ça, ça ne suffit pas. Je suis égoïste pour maman aussi. Ce n’est pas bien, ça ? Quel enfant accepterait que sa mère se mette sur son trente et un pour aller manger à l’extérieur avec des hommes qu’elle prétend n’être que des amis, et en plus ferait semblant d’être stupide ? Mais je le fais pour qui ? si ce n’est que je veux quʹon vous respecte, comme les enfants des autres ? Tout ce que tu veux, je m’arrange pour te le procurer. Dis voir un peu : celles qui sont plus riches que moi, est-ce qu’elles font comme moi ? Mais désormais maman n’aura plus à souffrir à cause de moi. J’ai avalé beaucoup de somnifères, au point que je ne sais pas si demain je vais me réveiller ou non. Dès que mes yeux se ferment et que ma tête s’engourdit, le visage de maman apparaît en face de moi, en même temps que sa bouche n’arrête pas de remuer. Pourquoi que tu n’es pas morte quand tu étais encore dans mon ventre ? Pourquoi être sortie de moi pour que j’aie à t’élever en pure perte ? Tu as voulu naître pour me créer des tas d’emmerdes… Il y a un sourire ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
217 sur le visage de maman. Elle est bien habillée et sort de la maison. Une voiture vient la prendre. C’est un ami de maman. Est-ce qu’il l’emmène vraiment dîner ? Je n’arrête pas de penser en cercles. La silhouette de maman a tellement changé qu’elle n’est plus reconnaissable. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je ne sais plus rien. Ne vois plus rien. Jusqu’à une autre nuit d’un nouveau jour. J’ouvre les yeux. Vois le plafond dans ma maison comme s’il tournait lentement sur lui-même. Ma tête est bourrée d’ouate. J’ai mal partout. Je me lève. Descends me laver. Me prépare à sortir acheter des médicaments pour en prendre encore. J’aime tellement le temps du sommeil. C’est si vide. On n’a rien à faire, comme les morts. Si la mort est comme un simple sommeil, c’est bien, n’est-ce pas. Cette nuit je vais doubler la dose. Mais avant que je puisse avaler ces cachets, il fait presque jour, parce que j’ai dû prendre le temps de rédiger mes adieux correctement. Le point principal de la note, c’est simplement de demander pardon à maman de lui faire de la peine. Le lendemain matin, je me hâte de quitter la maison pour aller voir un de mes meilleurs amis, dont les parents tiennent une pharmacie. Je le supplie de m’aider à acheter des somnifères. En fin de matinée, je rédige mes dernières volontés, histoire de, tout en avalant les cachets l’un après l’autre. Quand c’est fini, je ne sens plus rien. Mes souvenirs commencent à s’effacer. Dans ma tête, c’est comme si quelque chose de lourd écrasait tout. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
218 Dès que j’atteins le lit, je peux ouvrir les yeux. À ce moment-là, je pense à maman. Pense à ma sœur. Pense à papa. Pense à tout un tas de gens à m’en donner le tournis. Mon cerveau grésille, la tête me tourne, comme si des dizaines de milliers d’insectes tourbillonnaient sous mon crâne. Ils vrombissent parmi le bruit de ma voix et de mes rires alors même que je m’endors. M’endors. Dors à poings fermés. Quand je reprends conscience, je me vois allongée les yeux grands ouverts sur le lit numéro 19. Je me souviens que je suis déjà venue coucher ici il n’y a pas bien longtemps, mais pas dans ce lit. Le voilà, celui dans lequel j’ai couché, de l’autre côté de la travée. Je me regarde dans ma tenue de malade d’un bleu ciel délavé. Me tourne pour chercher des yeux mon uniforme scolaire. Et le vois plié à côté de mon lit. Mes effets personnels sont encore tous là, sauf les cachets. Une aide-soignante au visage familier vient changer le drap qui recouvre le matelas de mon lit. Ceux qui me connaissent assez viennent me demander comment ça se fait que je sois de retour à l’hôpital. Pour le moment, je ne comprends rien à ce qu’on me raconte. Je n’ai pas de pensée. Je n’ai rien à dire à personne. Ne peux rien expliquer. Je sais seulement que la seule chose qui m’importe maintenant, c’est de dormir aussi longtemps que possible. Mes paupières se closent sous le poids des drogues. Je me souviens seulement que, moi qui suis ici, j’ai avalé quantité de cachets alors que j’avais le ventre vide. Je me renARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
219 dors quand je suis incapable de résister à la houle intérieure qui me submerge. Quand je rouvre les yeux à nouveau, je vois maman debout en train de me regarder. Comment a-t-elle fait pour venir ici ? Qui a téléphoné pour le lui dire ? Quelqu’un a dû m’emmener ici et prévenir maman. Je ferme les yeux une nouvelle fois. J’ai peur de faire encore des miennes. Et alors le bruit de conversation de tout à l’heure devient de plus en plus faible, si bien que je ne saisis pas de quoi on parle. Je rouvre les yeux. Les vois tous les deux en train de s’éloigner. Je me réveille pour de bon en fin d’après-midi. En hâte, je me débarrasse de ma tenue de malade. Mais je n’ai pas encore posé le pied hors du lit que je perds connaissance. Je n’ai plus conscience de rien jusqu’au crépuscule du jour suivant. Tout à fait le crépuscule. Je me réveille, change la tenue de malade de l’hôpital contre mon uniforme scolaire. Passe un long moment dans les toilettes. La lumière dans les toilettes est assez forte pour que je voie le bock à injections. Je l’ai pris discrètement à l’instant. Ainsi que trois aiguilles, et une fiole pour échantillon d’urine. J’essaie de nouer la courte cordelette de ma chemise autour de mon poignet. Y parviens. Tape fort deux trois fois sur le dos de ma main du côté qui est attaché. Les gros vaisseaux sanguins gonflent aussitôt. Je me dépêche de dévisser le bouchon transparent de la fiole, que je pose à portée de ma main. Retire une aiguille de sa gaine et l’enfonce dans une veine gonflée. Aussitôt, LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
220 mon sang s’échappe par le bout de l’aiguille. J’attrape vite la fiole et la place dessous. Regarde les gouttes de liquide rouge avec un sentiment de satisfaction, puis dénoue lentement la cordelette. Le sang n’en coule que plus librement. Chaque goutte tombe rejoindre les autres au fond de la fiole. À ce moment-là, je ne ressens rien, à part le soulagement de voir mon propre sang. La douleur est circonscrite au bout de l’aiguille. Je retire l’aiguille. Soulève la fiole. Elle est seulement à moitié pleine de sang. Ensuite, je me dépêche de tout remettre en place. Revisse le bouchon. Cache les aiguilles dans l’ourlet de ma chemise replié à l’intérieur de ma jupe. Mets la fiole dans ma trousse de cosmétiques. Quand, au sortir des toilettes, je lève les bras pour arranger mes vêtements, les aiguilles que je viens de cacher tombent sur le sol. Maman me demande pourquoi je les ai prises. Je ne sais que répondre. Elle les ramasse. Les regarde. Puis les jette dans la poubelle, négligemment. Elle sait bien ce que je ferais si j’en trouvais une. Je regarde désolée ce qu’elle vient de jeter. Qu’est-ce que je vais utiliser à la place désormais ? Maman prend les affaires sur mon lit, puis me précède jusqu’à l’ascenseur. Nous descendons au rez-de-chaussée. Pendant que nous attendons la voiture qui va nous reconduire à la maison, maman me raconte que la voisine lui a téléphoné vers dix heures hier matin pour la prévenir. Quand elle est arrivée, elle m’a trouvée sur le lit à l’hôpital. J’étais inconsciente, tenais des propos ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
221 incohérents. Le docteur ne m’a pas fait de piqûre, n’a pas prescrit de médicaments. Je n’écoute pas depuis bien longtemps ce que maman me raconte que je me sens si assommée que je m’endors. Je ne sais donc pas quel preux de maman est venu me reconduire à la maison ce jour-là. J’ai disjoncté et ne sais rien des changements qui interviennent autour de moi. Pendant longtemps, tout est calme, dénué de pensées. Aucun rêve n’intervient pendant toute la durée de ce long sommeil. Parfois je pense que je suis déjà morte. La sonnerie du sans-fil retentit près de mon oreille. Me réveille en pleine nuit. Puis tout revient au calme. Il n’y a que le bouton rouge allumé qui dit que le téléphone a bien sonné. Je n’ai pas rêvé, mais personne ne parle à l’autre bout du fil. Je prends le combiné et vais le replacer sur le socle, puis reviens m’allonger où j’étais. Ce n’est pas mon lit. C’est le pouf de maman, installé au rez-de-chaussée, une couche en forme d’assiette de grande taille recouverte d’un matelas multicolore et doux qui pulse chaque fois que je bouge.
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24 Je regarde autour de moi. Ne vois personne. Même maman n’est pas là. Il n’y a que la clé dans la serrure pour empêcher les gens d’entrer si je ne leur ouvre pas. Je cherche maman tout en sachant qu’elle n’est pas là. Le loquet de la porte à l’arrière de la maison n’est pas poussé, ce qui signifie que cette nuit maman va sûrement rentrer. « M’man ! M’man ! » j’appelle. J’aimerais bien savoir où elle trouve le culot de me laisser seule alors que je suis dans un tel état. À quoi pense-t-elle donc ? Où estelle passée ? Ou alors, elle est partie avec celui qui m’a ramenée. Ils sont allés se donner du bonheur à l’extérieur, c’est ça ? Et m’ont laissé tomber ? M’ont laissé tomber une fois de plus ? Des heures ont passé et je n’ai encore rien mangé. Mon ventre réclame. Je m’arrache du lit. Me mets debout. Jambes mal coordonnées, je titube jusqu’au gardemanger. Il est vide. Dans le frigo, il n’y a que des fruits. Je prends un mangoustan pour le manger. Détache l’écorce et la jette, mais c’est raté. Elle rebondit contre un barreau de fer et je dois aller la ramasser et la jeter à nouveau. L’horloge dit qu’il est très tard et maman n’est toujours pas rentrée. Je traîne mon corps faible jusqu’à l’étage. Tâtonne dans l’obscurité à la recherche du commutateur. Finis par le trouver. Je m’en reviens m’asseoir où je fais mes devoirs d’ordiARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
223 naire, et commence à noter tout ce qui vient de se passer, dans la mesure où mon cerveau embrumé s’en souvient. J’ai dormi une nuit et deux jours. Me suis saignée à l’hôpital, où j’ai tourné de l’œil. La fiole pleine de sang est dans ma trousse à cosmétiques. Elle y est encore, vraiment. Je l’ai donc fait. Fait le mal. Essayé de me faire souffrir. Je cherche la fiole dans la trousse à cosmétiques. À présent, l’hémoglobine s’est prise en caillots et séparée du plasma plus liquide qui flotte en surface. Il y a un dépôt trouble au fond du récipient. Il y a en a vraiment si peu ! Une voix de ma conscience me dit, Dans ce cas, regarde au dos de ta main. Il ne reste pratiquement pas trace de ta douleur. La douleur que je désire ardemment. « Ce que tu veux, c’est souffrir. » Comme si j’étais en train d’essayer de me donner l’ordre de sortir du tiroir du bureau le cutter qui me sert à aiguiser les crayons. Je regarde la fiole de sang de nouveau d’un air insatisfait. La pose. Puis marche jusqu’à la corbeille où maman met ses sous-vêtements sales. La prends. Jette. Jette. Et, pour finir, jette la corbeille violemment contre le mur. Je m’assois et pleure longuement. Pense à mon propre comportement. Je ne sais plus ce que je vais bien pouvoir faire désormais. Peu à peu, je remets tout en place, jusqu’au dernier soutien-gorge. J’enlève l’élastique sur un côté puis remets le soutien-gorge sur la pile. Je vais me servir de l’élastique comme d’un garrot. Je l’attache autour de mon poignet, le même. L’étire jusqu’à ce qu’il serre bien. Quand ma main s’engourdit, LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
224 je relâche l’élastique. Je fais cela encore et encore. Finalement je débouche la fiole. Attache l’élastique à nouveau. Frappe fort le dos de ma main avec la paume de mon autre main. Appuie avec soin le cutter doucement sur ma chair. Un peu de sang sort. Je l’essuie et il s’arrête de couler. Ma main est de plus en plus engourdie. J’ai gardé l’élastique trop longtemps, si bien que ma main se congestionne. Aussi, je décide d’appuyer la pointe du cutter au même endroit, délibérément, fortement. La lame entaille la veine et le sang s’écoule presque sans discontinuer. La fiole en est bientôt pleine. Tout le bureau se couvre de sang. L’élastique de maman est remis sur la pile avec le reste. Des gouttes rouges font piste de l’étage au rez-de-chaussée et au frigo. Je mets mon sang au frigo. Je veux que maman le voie comme la fois d’avant. Quand maman pleure, je suis atterrée, et pourtant je veux que maman le voie, même si ça me fait au cœur une plaie plus profonde que la pression de la lame du cutter. Ce soir, je n’ai pas sommeil. Je vais attendre maman. Je ne peux pas dormir. Je me sens d’attaque. J’aime regarder mon propre sang. C’est excitant. C’est comme si chaque goutte arrosait mon cœur, insufflait mon cœur pour le faire pulser vigoureusement. L’excitation transcende la douleur, à un point tel que moi-même ne comprends pas comment c’est possible. Maladie mentale. Folie. Je ne suis pas folle. Mais le docteur un jour m’a dit que j’avais des problèmes mentaux. Que j’aimais la ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
225 douleur. Ne se rend-il donc pas compte que cette douleur est ce qui me donne conscience de moi ? Qu’elle me fait savoir que, aussi longtemps que j’ai mal, je suis toujours en vie ? Que je ne suis pas encore morte ? Chaque fois que je m’endors, je pense toujours que je meurs. Je me réveille. J’essaie de me faire mourir peu à peu. J’entends la porte s’ouvrir en bas. Maman est de retour alors que je suis en train d’essuyer les traces de mes saletés. Vite, je mets le cutter dans le tiroir. Mon pied camoufle le bout de chiffon humide. « Qu’est-ce que tu fais ? maman demande, me voyant nerveuse. Comment ça se fait que tu ne dors pas à cette heure? » Je ne réponds rien. Reste assise impassible comme si je n’ai pas entendu les questions de maman. Maman s’approche de moi. Me regarde. Regarde le plancher. Regarde le linge sous mon pied. S’en empare. « Qu’est-ce que c’est que ce sang ? » Pas de réponse. Je me remets à marcher bras croisés dans le dos pour aller vers l’arrière de la maison. En passant devant le rideau, j’essuie discrètement le sang figé sur ma main. « Qu’est-ce qu’elle a, ta main ? Montre voir. » Maman saisit mon poignet. Le soulève. Dès qu’elle voit la plaie, ça suffit à la faire se sentir mal. Elle se laisse tomber sur le lit, mains aux tempes. Pleure tout en demandant, « Pourquoi ? Pourquoi ? Tu es en colère contre qui ? Dis le moi. Pourquoi est-ce que tu fais ça ? » LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
226 Je me contente de me tenir debout à regarder maman. Je suis embarrassée. N’arrive pas à penser. Ne fais que repousser du pied sur le plancher le chiffon qui m’a servi à essuyer le sang. Maman se lève et vient à moi. « Tu t’es servie de quoi pour te charcuter ? Donne-le moi que j’aille le jeter. » Cherche autour du bureau, mais en vain. Ouvre le tiroir. Soulève le cutter plein de sang. Puis le repose, comme si elle était absolument écœurée. Après quoi, elle revient s’allonger et continue de pleurer. Je me précipite au rez-de-chaussée. Ouvre le frigo. Sors la fiole de sang. Puis cours retrouver maman. Lui montre la fiole. « Regarde, c’est mon sang, et pourtant je ne pleure pas, moi, » dis-je tout en secouant la fiole. Le bouchon ne ferme pas bien et du sang sort. M’inonde la main. Coule le long de mon bras. Maman s’enfouit le visage dans l’oreiller et sanglote à s’en tordre le corps. Je me contente de la regarder avec un sentiment étrange. Désolée. Satisfaite. Et me disant que je fais pleurer maman une fois de plus. Je sais que j’ai fait une très mauvaise action. La voix de ma mère n’arrête pas. « Est-ce que tu te rends compte que tu es complètement folle ? Folle comme le docteur a dit. Qu’est-ce que tu as contre moi, hein ? Tu n’es pas contente à cause de quoi ? » Maman se tourne pour me regarder, alors même que ses yeux sont pleins de larmes. « Pas du tout, je réponds. Je ne sais pas ce que j’ai. J’ai envie de me faire sortir du sang. Quand je le vois, je suis heureuse. » ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
227 J’ai vraiment envie de le voir, et je l’ai déjà vu. Les pleurs qui coulent le long des joues de maman sont comme les gouttes de mon sang qui sont en train d’inonder mon cœur. « Je t’en supplie, ma chérie. Ne recommence pas. » Maman me l’arrache des mains. Marche jusqu’à la porte. S’apprête à la jeter. « Fais pas ça, m’man ! je hurle. Si tu la jettes, je te jure que je vais me taillader de partout. » Maman soudain se fige, puis se tourne pour me dévisager. « Tu as vraiment envie de mourir, c’est ça ? » Cela dit, elle pose brusquement la fiole sur le bureau puis se met à faire les cent pas, ne sachant que faire. « Va te laver et te coucher. Demain, je t’accompagnerai chez le docteur. Et au temple aussi. » Son ton s’est radouci. Elle me dit de tout nettoyer, puis s’en va dans sa chambre, pleurant encore. Les sanglots de maman traversent l’obscurité cette nuit. Allongée, j’écoute, pleine d’amertume. Dans l’obscurité, je n’entends pas de ronflements comme au cours des nuits passées. C’est tellement anormal que je ne parviens pas à fermer l’œil. Mais dans l’obscurité de cette nuit, voilà que je me vois allongée dans le cercueil de verre, décorée de couronnes faites de lotus. Il y a un agrandissement photographique de moi placé sur le côté. Plusieurs hommes s’entraident à porter mon cercueil et vont le déposer sur le corbillard. Quand le bonze tire sur le fil sacré, mon cercueil se met en branle. Je vois LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
228 mon visage boursouflé et qui commence à se décomposer. La peau de mon corps commence à se déliter. Un liquide visqueux sourd de mon dos. Mes membres ne peuvent pas bouger. Même ma respiration oppresse ma poitrine. Je suis allongée immobile dans le cercueil de verre, et vois les lotus noirs. Ils sont vraiment noirs. Leurs pétales flétris, leurs tiges torves. Les doigts joints qui étreignent le lotus sont nettement boursouflés et verdâtres. Les sanglots longs de la musique à l’extérieur sont encore plus poignants que les sanglots de maman. Ils secouent ma conscience et, en même temps, sèment la confusion parmi mes sentiments. Est-ce que je veux vivre ou est-ce que je veux mourir ? Est-ce que les membres de ma famille me manquent encore ? Ils ne sont venus que pour la forme. Que pour jeter des fleurs en bois de santal sur le cercueil. Que pour voir mon corps une dernière fois. Participer aux obsèques qui tirent à leur fin. Un homme détache le couvercle du cercueil puis regarde mon abominable visage et promptement détourne la tête, pinçant son nez contre la puanteur qui bientôt force tout un chacun à retenir sa respiration. Cette odeur m’embarrasse fort, bien que ça fasse longtemps que je la supporte. Au bout d’un moment, quelqu’un vient me lancer du lait de coco au visage. Je sens une fraîcheur soudaine sur tout mon visage. Me réveille en sursaut. Les sanglots de maman ont cessé. Quand je regarde l’obscurité de la chambre à nouveau, je me remue lentement. Me sens toute engourdie. La plaie me ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
229 fait mal, mais je me sers quand même de cette main-là pour me lever du lit. « Où vas-tu ? » Maman vient juste de s’éveiller. Zut. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour me lever sans faire de bruit. Ça veut dire que maman n’a dormi que d’un œil pendant tout ce temps. « Ne te saigne pas de nouveau, tu m’entends ? » Quand maman a fini de parler, je claque la porte de la chambre, laissant maman seule à ses réflexions. Je m’assois un moment à mon bureau, puis me lève et vais voir l’horloge. Deux heures du matin déjà. Mon ventre proteste. J’ai faim, aussi je me fais une tasse de café, puis marche jusqu’au frigo et prends la fiole de sang pour la regarder. Supposons que je prenne ce sang et le verse dans la tasse de café, qu’est-ce que ça va donner ? Je dévisse le bouchon de la fiole. Trempe le bout du doigt. Agite les caillots pour m’amuser. C’est tout doux, tout mou. Je prends deux morceaux de pain. Si je prélève des caillots et les étale sur le pain en guise de confiture, ça aura goût à quoi, hein ? Je m’interdis de penser plus avant, parce que j’en viens à prendre peur de moi-même au point que mes cheveux se dressent sur ma tête. J’arrête mes pensées mauvaises à ce stade, m’empresse de finir le café, puis prends la fiole toute poisseuse de sang et monte la déposer sur mon bureau. Dès que maman se rend compte que je suis remontée à l’étage, elle ouvre la porte de la chambre et vient voir. LA VOIX DU SANG | ARUNWADI ARUNMART
230 « Pourquoi as-tu encore amené ce sang ? elle demande d’un air tout à fait ensommeillé et épuisé. – Juste pour le regarder. Ça m’aide à me détendre quand j’écris. » Ce n’est pas la vraie raison, mais il faut bien que je lui bourre le mou comme ça. Maman reste debout à me regarder pendant si longtemps que je me sens embarrassée et ne sais que faire. Alors, j’attrape la fiole et la secoue fort, pour que ça gicle et que maman ne puisse pas supporter de le voir comme je le souhaite, et finalement la voilà qui se réfugie dans la chambre en claquant la porte-moustiquaire à la volée. Ensuite, je me mets à noter ce qui s’est passé ces tout derniers jours pour autant que je m’en souvienne. Au bout d’un moment, je m’arrête d’écrire. Me faufile dans la chambre de maman. La lumière extérieure qui pénètre dans la chambre est assez forte pour que je voie maman endormie la main sur le front. Je reviens où j’étais. Prends la fiole de sang. La soulève pour la regarder. Au bout d’un moment, je verse un peu de sang dans le creux de ma main. Il se propage entre mes doigts. Je le laisse s’écouler en gouttes sur tout le bureau. De ma main gluante de sang, je malaxe les minces feuilles de papier déjà souillées de sang. C’est si amusant qu’un rire léger sort. Je me demande tout de même comment je fais pour rigoler, si bien que je me tourne vers le miroir pour voir. Ça c’est trop fort ! Je vois mon propre sourire si détestable apparaître dans le miroir. Alors même que je suis tout à fait certaine qu’à ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
231 l’instant j’étais vraiment de bonne humeur, ce que je vois, de mes yeux vois, à présent, c’est que je souris comme si je voulais tuer quelqu’un. Aussitôt je me mets à chercher l’élastique dont je me suis déjà servie, et heureusement je le trouve tout de suite. Me hâte de me lier le poignet du côté déjà charcuté. Ouvre le tiroir. Prends ce bon vieux cutter. Incise au même endroit. Le sang gicle comme d’un pistolet à eau. Mais au bout d’un bref instant, je dois me dépêcher de tout ranger et tout nettoyer, parce que des bruits étouffés me parviennent de la chambre de maman. Maman est réveillée et vient me voir pour me parler de ceci et de cela. En résumé, le docteur et maman pensent que je dois me faire soigner en hôpital psychiatrique pendant un certain temps. Je dis à maman que j’irai si j’ai le temps, mais qu’aujourd’hui, je n’irai pas à l’école parce que je ne me sens pas du tout en état de me déplacer jusque là. Maman m’ordonne d’enlever mon collier d’os de serpent de mon cou, car elle craint que je sois victime de sa magie. Elle pense que je suis possédée par un esprit. Puis elle me pend une amulette autour du cou à la place. Je continue d’écrire jusque tard dans la matinée du jour nouveau, puis me prépare pour aller faire soigner ma blessure. Je suis encore sous l’effet des cachets que j’ai pris hier. J’essaie de trouver les autres. J’aimerais en prendre encore. Je les cherche pendant si longtemps que je suis irritée, jusqu’à ce que je réalise que maman les a tous confisqués.
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25 Quand je me rends au dispensaire du camp, l’infirmier militaire me demande : « C’est à quel sujet, mademoiselle ? » Je lui montre ma main sans rien dire. Il me dit d’aller dans la salle d’opération. Il me demande comment c’est arrivé et quand. Je réponds seulement que je me suis blessée avec un couteau vers deux heures du matin. « Si longtemps que ça ? J’ai bien peur que la suture ne prenne pas. Bon, on va voir. En frottant fort, si le sang coule, ça prendra peut-être. » Cela dit, il entreprend de faire son devoir. Je m’absorbe calmement dans la douleur de ma main. Plus ça fait mal, plus le sang dans mon corps circule. Ça me fait penser que je suis toujours en vie. Au bout d’un moment, un soldat entre, armé d’une seringue. C’est pour une piqûre anesthésique. Je le regarde avec intérêt. « Ça ne sert qu’une fois, n’est-ce pas ? » Le soldat me jette un coup d’œil en biais. « Bien sûr, mademoiselle. » Je lui souris. « Dans ce cas, quand vous aurez fini, j’aimerais bien l’avoir pour jouer avec à la maison. » Il demande à quoi je veux jouer. Je ne réponds pas. Lui dis seulement que j’en ai vraiment envie. Il plante doucement l’aiguille autour de la plaie. Après ça, il se sert d’une aiguille recourbée pour me faire des points de suture avec habileté. Avec trois points, la plaie se ferme. ARUNWADI ARUNMART | LA VOIX DU SANG
233 Je m’empare promptement de la seringue et la glisse dans mon sac, puis vais à la section pharmacie. On me donne une flopée de médicaments. Mais je ne les prendrai pas, car j’en ai ras le bol. Ces temps-ci, je dois prendre des cachets à tous les repas. Sur le chemin du retour, une fois de plus, je me fais la réflexion : « À quoi ça sert de vivre ? »
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234 Quand Arunwadi a écrit La voix du sang, roman paru en 1997, elle n'avait pas encore tout à fait 21 ans. Ce texte fort, inattendu de la part d'une jeune Thaïlandaise, a tout de suite trouvé un public par‐ mi la jeunesse déboussolée du royaume et est devenu un livre culte. Récemment réédité, il a aussi fait l’objet d’un film, Chinese Roulette.
« Ce roman est basé sur une histoire vraie, mais la réalité n’est pas tout entière dans ce livre. La douleur fait partie de la vie ; elle n’est nullement un divertissement de l’âme. Quand elle devient livre, une fois le livre lu elle prend fin, mais la vie continue. Ce livre donnera peut-être de moi une idée différente à chaque lecteur, ce qui est le droit de l’imagination de chacun. Quant à moi, mon devoir est accompli. » Arunwadi Arunmart
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