L'Express du 02/08/2004 Les combines des francs-maçons par François Koch
Guerre de réseaux, règlements de comptes, déballage... Les frères s'entre-déchirent. Pour garder le pouvoir, manœuvres et coups bas se multiplient. En particulier au Grand Orient, principale obédience française, où la chasse aux sorcières est ouverte. Sur fond de crise identitaire et intellectuelle «Puissance symbolique régulière souveraine». Le Grand Orient de France, dit «GO», affiche fièrement ces quatre mots sur son fronton. Rarement sa puissance est apparue aussi symbolique. Depuis trente ans, ses effectifs ont doublé, pour atteindre 46 041 frères, mais cette vieille obédience, qui reste la première en France, ne pèse plus que 1 maçon sur 3 au lieu de 1 sur 2. «Nous répandons trop peu de vérités à l'extérieur du Temple et nous améliorons trop peu la société humaine», déclarait le délégué de la loge le Miroir lors du dernier convent, l'AG annuelle. L'obédience semble en panne d'idées ou de pensée et ne ferait entendre qu'un «silence assourdissant».
Le «rapport Worms» Le 25 avril 2003, un document intitulé «Peut-on voter le quitus pour 2003?» met le feu aux poudres au sein du Grand Orient. On en parle sous le tablier comme du «rapport Worms». Il met en lumière les carences de la gestion du GO. Guy Worms accuse l'exécutif d'avoir diffusé de faux graphiques sur l'évolution des cotisations des frères, non approuvés par les trois commissaires aux comptes, par ailleurs membres du GO, malgré le risque de conflit d'intérêts. Son imposant et vieillissant patrimoine immobilier ronge les finances de l'obédience. La réhabilitation ou la mise aux normes de sécurité des temples, dispersés sur 360 sites, a été évaluée à 12 millions d'euros. D'où la nécessité de recourir à l'emprunt. En 2002 et en 2003, les convents ont autorisé le GO à solliciter auprès des banques un crédit de 4 millions d'euros, avec une cotisation exceptionnelle de 11,36 euros par frère. Guy Worms dénonce un stratagème consistant à appeler cette contribution dès le 1er janvier et à ne contracter l'emprunt qu'au second semestre... afin de dégager des recettes destinées à combler le déficit de gestion. Un «tour de passe-passe» inacceptable pour le contrôleur d'Etat Worms, mais aussi pour de nombreux frères, qui jugent leur capitation annuelle, entre 300 et 400 euros, déjà trop
élevée. Le grand trésorier, Robert Najburg, et le grand maître, Bernard Brandmeyer, ne relèvent pourtant dans le rapport Worms que les «propos injurieux» et demandent la traduction de l'auteur en justice pour «éviter que notre obédience, polluée par certains membres indignes, ne se transforme en un forum où l'invective deviendrait une valeur maçonnique». A la conférence des congrès régionaux de mars dernier, Robert Najburg ne cachait pas, pourtant, les difficultés de l'ordre: «Aucune banque n'accepte de nous prêter de l'argent; il faut que vous sachiez que le GO est un va-nupieds; c'est la Sogofim qui est riche.» Cette SA détient en effet une grande partie du patrimoine immobilier de l'obédience. Pour retrouver une capacité d'emprunt, le GO veut absorber la Sogofim et, pour cela, a besoin d'un accord de Bercy afin que le paiement de la plus-value soit différé, immeuble par immeuble, à l'occasion de chaque cession à des tiers. Les frères compteraient sur Alain Bauer, l'ancien grand maître entré le 23 juillet à la commission conventuelle du budget, pour obtenir le feu vert écrit du ministre des Finances, Nicolas Sarkozy.
En plongeant dans les temples, on découvre certes des frères qui planchent avec bonheur, jonglant avec les symboles et les paraboles philosophiques. Mais, au sommet de la pyramide, au GO c'est la guerre à outrance. Un univers impitoyable. Clans et réseaux. Pactes clandestins et trahisons. Faute de débat de fond, pour de sombres histoires de gros sous, en millions d'euros tout de même, les maçons s'entre-déchirent avec une passion qui n'a rien de fraternel. Si le pouvoir rend fou, la comédie du pouvoir maçonnique, surtout la perspective de devenir grand officier ou grand maître, rend frénétique. Comédie à laquelle s'ajoutent les intrigues autour de la hiérarchie des hauts grades, beaucoup plus secrète. Un mois avant la réunion, du 2 au 4 septembre, au Stade de France (Seine-Saint-Denis), du convent 6004 - puisque le calendrier maçon a 4 000 ans d'avance - les mœurs très mystérieuses de ces frères trois points nécessitaient bien un décryptage. «Bernard et moi, nous ne dormons plus depuis trois mois», confie Philippe Guglielmi, 52 ans, grand maître de 1997 à 1999. Surnommé le «capitaine Gug» en raison de son passé militaire dans l'infanterie, le maire adjoint (PS) de Romainville (Seine-Saint-Denis), consultant de profession, passe pour être à la tête du plus puissant réseau d'influence au sein du GO. Bernard? C'est Bernard Brandmeyer, 59 ans, grand maître depuis un an, chef de travaux dans un lycée technique de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). C'était en septembre 2003. Ce Lorrain né à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne) devient patron de l'obédience parce que le candidat programmé, l'avocat toulousain Jean-Michel Ducomte, actuel responsable de la Ligue de l'enseignement, n'est pas parvenu à se faire élire au conseil de l'ordre, face à un autre avocat toulousain, Jean-Paul Bouche, grand orateur du GO.
«Un brave type!» A la fois méprisante et complaisante, c'est l'appréciation la plus fréquemment entendue au sujet de Brandmeyer, candidat à sa propre succession. Comme si les frères étaient en partie heureux d'avoir un grand maître à leur image, lassés par l'intelligence du jeune Alain Bauer, le «cynique talentueux», selon la formule du Monde en 2000. Brandmeyer, c'est l'anti-Bauer. Surtout pour l'éloquence, la communication. La plupart de ses frères des loges bleues, les ateliers de base, ne connaissent même pas son nom, et le grand public ne s'est pas aperçu que le très médiatique Alain Bauer, 42 ans, criminologue et consultant, rocardien perçu comme proche de Nicolas Sarkozy, est «descendu de charge» en septembre 2003 (1). Pourquoi le «capitaine Gug» et le «soldat Brandmeyer» sont-ils si inquiets? «Le GO est victime d'une opération de déstabilisation des gaucho-trotskistes», s'alarme Guglielmi, pour qui la maçonnerie est le but d'une vie, le seul idéal. Et de citer pêle-mêle les noms des frères Guy Worms, Hugues Leforestier, Serge Jakobowicz et Edouard Boeglin. Sans oublier Patrick Kessel, encore soupçonné d'être le mystérieux animateur d'un réseau trotsko-lambertiste, ce que l'intéressé a toujours nié. Le capitaine a «tiré dans le tas». Worms? C'est incontestablement la bête noire du quatrième étage du 16, rue Cadet, l'imposant siège parisien de l'obédience, avec sa façade de métal et de verre, la ruche des grands officiers aux cordons orangés. «J'ai dit à Bernard: "Contre-attaque!'' révèle Guglielmi. Il se bat contre Worms depuis des mois.» En avril dernier, Worms, contrôleur d'Etat de 58 ans, socialiste et ancien membre du cabinet du ministre des Affaires sociales Pierre Bérégovoy, frère de la loge parisienne Persévérance, a lancé un appel à voter contre le quitus financier, en accusant d'incompétence le grand trésorier, Robert Najburg, 60 ans, directeur d'un établissement d'enseignement technique près de Paris. En mai, Worms dépose même une plainte maçonnique contre «Najburg et tous autres»,
pour «falsification, tromperie et violation du règlement général». En réplique, le conseil de l'ordre, l'exécutif du GO, demande à la fin de mai le renvoi du frère Worms devant la chambre suprême de justice maçonnique, afin qu'il soit provisoirement mis à l'écart en vue de son exclusion. La sanction tombe le 24 juin sous la forme d'un décret: «Suspension à titre conservatoire, temporaire et exceptionnelle» pour «agissement non maçonnique pouvant porter atteinte aux intérêts généraux de l'ordre». «Worms? Comment tant d'intelligence et de talent peuvent-ils être mis au service de la destruction de l'obédience?» s'indigne Christian de Bonfils, 61 ans, grand secrétaire aux affaires intérieures. «Il ne faut pas sous-estimer. Comme le législatif a beaucoup de pouvoir, l'exécutif est faible et tremble toute l'année» Mais pourquoi un frère, aussi impertinent soit-il, pourrait-il être aussi dangereux pour le GO? Pourquoi une telle précipitation pour museler Worms, au risque d'en faire un martyr et de laisser apparaître les faiblesses du conseil de l'ordre, son déficit d'explications? Par crainte d'une contagion à la prochaine AG des 1 090 loges du GO. «Le convent est toujours une épreuve qu'il ne faut pas sous-estimer, commente Guglielmi. Chez nous, comme le législatif a beaucoup de pouvoir, l'exécutif est faible et tremble toute l'année.» C'est le syndrome maçonnique de 1995, une année noire où le GO avait connu l'une de ses plus graves crises: le convent avait démis tout le conseil de l'ordre pour avoir élu comme grand maître le médecin anesthésiste Christian Hervé en remplacement de Patrick Kessel.
Le GO en chiffres Le GO est une fédération de 1 090 loges regroupant 46 041 frères, dont 35 000 maîtres, parmi lesquels 10 000 fréquentent des ateliers de hauts grades. Age moyen: 56 ans. Moins de 40 ans: 10,2%. Plus de 60 ans: 33,1%. Quinquagénaires: 34,4%. Age moyen d'initiation: 43 ans. Budget annuel national du GO: 4,9 millions d'euros (M€). Sogofim (immobilier): 2,8 M€. Edimaf (éditions): 0,9 M€. Patrimoine immobilier: 360 immeubles d'une valeur totale d'environ 250 M€ (dont 40 M€ pour la rue Cadet). Capitation (cotisation) annuelle nationale et locale de chaque frère: de 300 à 400 €. Pouvoir exécutif: le conseil de l'ordre élit le grand maître. Composé de 35 membres, renouvelables par tiers tous les ans et élus par les congrès régionaux, avec au maximum deux mandats de trois années espacés d'au moins un an. Pouvoir législatif: le convent (ou assemblée générale) réunit trois jours par an un délégué par loge.
«A l'insu de son plein gré», le bouillant polytechnicien Worms sert donc Guglielmi alors que celui-ci mobilise ses troupes. Le trublion ne baisse pourtant pas les bras. Une motion de défiance au conseil de l'ordre circule dans les loges pour obtenir l'abrogation du décret de suspension frappant le frère Worms. Elle n'a presque aucune chance d'être approuvée par le convent. Si elle était soumise au vote - c'est-à-dire si elle recevait le soutien de 110 loges dans cinq régions - ce serait déjà un coup de semonce.
Pouvoir judiciaire: chacune des 17 régions dispose d'un jury fraternel, ses décisions pouvant être frappées d'appel devant la chambre suprême de justice maçonnique.
Il suffit qu'un frère connu pour son indépendance à l'égard de la direction en place se fasse élire au conseil de l'ordre pour provoquer un branle-bas de combat. Cette année, le nom du Parisien Hugues Leforestier est abondamment cité comme le coin enfoncé dans un système de pouvoir trop verrouillé. Cet ancien cadre bancaire de 49 ans dirige aujourd'hui le Caveau de la République, une scène d'humoristes. Qui veut tuer son frère l'accuse d'être trotskiste. «Il veut nous refaire le coup de Kessel! lance Guglielmi. En plus, c'est un copain de Worms.» Pourquoi voit-il en Leforestier un «trotskiste»? Simplement parce qu'il est ami de Serge Jakobowicz. Qu'importe si ce dernier a quitté la Ligue communiste révolutionnaire pour rejoindre le PS il y a vingt-cinq ans! Citer Jakobowicz permet en fait surtout d'effrayer des frères en leur rappelant la «sinistre affaire corse» de janvier 2000. Reste Edouard Boeglin, 61 ans, tout récemment diabolisé. Ce journaliste à la retraite, conseiller municipal chevènementiste à Mulhouse, fut le premier grand maître adjoint d'Alain Bauer. Il y a si longtemps qu'il avait annoncé la rédaction d'un essai sur les grands maîtres du GO que les intéressés avaient fini par espérer le projet enterré. Guglielmi le premier. Apprenant la parution imminente, l'ancien grand maître en a eu des sueurs froides - Fayard devait éditer ce livre mais vient d'en suspendre la publication. Le titre provisoire du pamphlet (Main basse sur la maison Cadet?) est en effet un clin d'oeil à Guglielmi, car Main basse sur le Grand Orient de France est le titre de l'une de ses circulaires, où il dénonçait déjà, il y a plus d'un an, une tentative de prise de contrôle de l'obédience par le réseau «gaucho-trotskiste», au travers des associations Comité Laïcité République, la Libre pensée et Europe et laïcité. «Le GO ne produit plus de discours, plus de message, plus de philosophie politique. Il fait de l'incantation obsessionnelle sur la fraternité»
Guglielmi soutient que le livre à venir de Boeglin participe de «la tentative de déstabilisation du GO». Si l'Alsacien féru d'histoire croque les grands maîtres du GO - y compris le «capitaine Gug», le «vrai patron actuel», selon lui - il exprime surtout ses désaccords de fond. «Le GO capitule devant l'air du temps et ne produit plus de discours, plus de message, plus de philosophie politique, regrette Boeglin. L'obédience fait de l'incantation obsessionnelle sur la fraternité.» Des critiques partagées par les trois anciens grands maîtres Paul Gourdot, Patrick Kessel et Jacques Lafouge. «Les frères se plaignent des silences du GO, confie Jacques Lafouge, 70 ans, grand maître de 1996 à 1997, qui s'exprime à titre personnel. Depuis sept ans, la tête de l'obédience ne donne plus d'impulsion, par souci de ne pas déplaire; avec Bernard Brandmeyer, c'est la catalepsie.» Pour cet ancien directeur des ressources humaines d'Aerospatiale, le thème de la laïcité est laissé à l'abandon, comme la préparation du centenaire de la loi de 1905, séparant les Eglises et l'Etat. Stéphane Fillette, 46 ans, chirurgien-dentiste et artiste peintre, ancien grand secrétaire aux affaires intérieures de Lafouge, regrette le temps où le GO était un «espace de création d'une pensée collective». Même Guglielmi ne peut pas s'empêcher de le reconnaître: «Nous n'avons pas été bons sur la laïcité.» Les francs-maçons aiment par-dessus tout que les qualités intellectuelles d'un grand maître soient visibles sur un plateau de télévision, pour en ressentir de la fierté. C'est peu dire que les frères téléspectateurs de la chaîne Public Sénat ont été déçus par la prestation de Bernard Brandmeyer lors de l'audition que la commission Stasi sur l'application du principe de la laïcité dans la République a consacrée aux obédiences maçonniques. Surtout que les représentants du Droit humain ou de la Grande Loge féminine de France, deux autres obédiences, ont, eux, capté l'intérêt des membres de la commission. On peine à croire que Brandmeyer soit l' «éminence grise de la République» qu'il prétend être (2).
Le nouveau conseiller de l'ordre, Daniel Morfouace, directeur adjoint de l'IUFM du Nord-Pas-de-Calais et soutien de Jean-Pierre Chevènement en 2002, déplore lui aussi que le GO soit si peu entendu: «Surtout sur l'Europe, la guerre en Irak, la précarité, la justice et les prisons.» «Le colloque de juin dernier sur les prisons a permis de diffuser nos idées, soutient Alain Bauer. Le GO est comme le sucre dans l'eau, l'important n'est pas qu'on le voie, mais que l'eau soit sucrée. Le conseil de l'ordre est toujours critiqué, accusé d'en faire trop ou pas assez.» Du temps de Bauer, c'était plutôt trop. Les frères lui ont surtout reproché son soutien au quotidien Le Monde contre le livre à succès de Pierre Péan et de Philippe Cohen, La Face cachée du «Monde». 1er mars 2003. Une tribune d'Alain Bauer, en tant que grand maître, très critique sur le livre de Péan et de Cohen, est publiée à la Une du quotidien: «Le Monde, ses dirigeants et ses journalistes ne méritent pas le procès en sorcellerie qui leur est fait.» Or le conseil de l'ordre n'a pas été consulté. Furieux, Edouard Boeglin l'a, par écrit, vertement chapitré. Six mois plus tard, au convent 6003, la fièvre n'est pas tombée. Lors du débat sur le rapport d'activité, 3 frères sur 8 l'accusent d'avoir «volé au secours du journal Le Monde». Et le frère Jean-Pierre Legay, un psychanalyste de la loge parisienne A l'espérance couronnée, de conclure: «De quel droit le grand maître ès qualités est-il témoin du Monde dans la procédure judiciaire opposant ce quotidien à Péan et à Cohen?»
«j'ai entendu un frère écarté de la route vers la grande maîtrise s'écrier: "Mais c'était mon tour!"» Un quart de la réponse de Bauer est consacré à cette affaire. «Il est dans ce livre des révélations exceptionnelles et des pages immondes, persiste-t-il. On pouvait contester Le Monde... mais pas en utilisant les méthodes qu'on lui reprochait. On se salit en utilisant des méthodes sales.» Pour Bauer, le fait que Le Monde soit «le seul groupe de presse dans ce pays qui n'appartienne pas à un marchand d'armes» justifie aussi son soutien. Il n'a manifestement pas convaincu tous ses frères, puisqu'il reconnaît que 11% des participants au convent lui ont refusé un vote favorable sur son activité en raison de sa prise de position sur Le Monde. Peut-être en partie à cause de cette affaire, des membres du GO ont demandé que la prochaine AG des loges organise un «premier débat de prospective». Pour cesser de subir les événements? Dans sa présentation aux délégués, le président du convent, Gaston de Medeiros, veut manifestement donner une impulsion: «Les maçons réunis en convent en 6001, en 6002 et en 6003 ont découvert que nous serions en panne, en déficit, voire en sclérose d'idées. Le maçonnisme serait en train de s'appauvrir, en ressassant, en remâchant les mêmes idées, les mêmes concepts usés, galvaudés, avec risques d'assèchement de notre imagination inventive et même de sclérose de notre génie créateur, à cause de la routine de notre comportement.» Medeiros déclare donc ouverte la «chasse» aux concepts promoteurs de la pensée humaine, pour permettre au Grand Orient de France de maintenir sa place de «visiteur-guide» de la «société moderne». Les cinq heures prévues pour ce débat seront-elles productives alors que de 1 100 à 1 200 frères y sont invités?
Le piège corse Depuis quatre ans et demi, l' «affaire corse» n'en finit pas de hanter le Grand Orient. Le 22 janvier 2000, rue Cadet, siège du GO à Paris, quatre autonomistes corses, représentant la direction militaire du FLNC, dont deux poseurs de bombes présumés, sont reçus par quatre frères. Trois sont membres du conseil de l'ordre: Simon Giovannai, grand maître, Raymond Ceccaldi, président du conseil économique, social et culturel de Corse, et
Serge Jakobowicz, délégué national du PS aux droits de l'homme et à l'antiracisme. Le quatrième frère, sans qui cette réunion singulière aurait peu de sens, se nomme François Rebsamen, secrétaire national aux fédérations socialistes. Il nie sa présence. Mais il est bien le seul. Cherchant à reproduire l'expérience réussie de l'ancien grand maître Roger Leray, qui avait efficacement participé aux négociations en NouvelleCalédonie avant les accords de Matignon en 1988, Giovannai espérait apporter sa pierre à la paix en Corse. Seulement, quelques jours plus tard, l'information paraît dans La Croix, «de source policière». Il est vrai que deux équipes avaient «filoché» les indépendantistes et qu'un officier des RG se trouvait dans les étages. La Place Beauvau aurait voulu «se venger» de Matignon, qui, informé de cette rencontre, ne s'y était pas opposé. Par la suite, le déluge médiatique est alimenté par les frères euxmêmes. Le Figaro publie un courrier au conseil de l'ordre adressé par Philippe Guglielmi, ancien grand maître et vénérable d'honneur de la loge PasqualePaoli, qui regroupe une partie de la diaspora corse à Paris: il critique une «initiative négative en termes d'image». Puis une tribune, dont l'un des signataires est le futur grand maître Alain Bauer, regrette que le GO semble être l'instrument «d'une diplomatie de l'ombre, conduite sans mandat, au service d'intérêts qui sont, globalement, en discordance avec les principes que nous défendons». L'affaire prend un tour psychodramatique lorsque, le 25 mars 2000, un ami de Guglielmi et de Brandmeyer, le frère Xavier Pasquini, journaliste et militant infatigable contre les sectes dangereuses, «passe à l'Orient éternel», c'est-à-dire décède, en langage maçonnique, foudroyé en plein discours contre
Giovannai lors d'un congrès régional francilien. Quelques semaines plus tard, le grand maître démissionne: «J'en avais marre de passer mon temps à devoir parer aux magouilles et je refusais que le GO risque l'implosion.» A 55 ans, Giovannaï, consultant de profession, espérait avoir tourné la page du GO. L'ancien militant de l'UJP (gaulliste) puis du PS a fait part de sa démission de l'obédience en novembre 2002 pour rejoindre la Grande Loge d'Italie. Et, surprise, le 12 juin dernier, saisi par le conseil de l'ordre, le jury fraternel de la région Centre a exclu du GO le Marseillais Giovannaï! Il vient de faire appel devant la chambre suprême de justice maçonnique pour comprendre ce qui motive cette singulière procédure. Pourquoi en effet limoger un ancien grand maître déjà démissionnaire depuis près de deux ans? Pour pouvoir le rayer des livres d'histoire de l'obédience? Pour l'empêcher de revenir un jour au GO ou dans une autre chapelle de la maçonnerie française? Giovannaï préside depuis février dernier le Grand Orient traditionnel de Méditerranée, qui dit regrouper 12 loges masculines et féminines, soit 500 frères et soeurs. Le petit GOTM risquerait-il de tailler des croupières au grand GO?
«Cela me laisse pantois, confie le directeur de l'Observatoire du religieux d'Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), Bruno Etienne. La franc-maçonnerie est une société initiatique ou n'est rien. Même si l'on vient au GO parce que les paroisses et les partis politiques ne servent plus de refuges structurants.» Edouard Boeglin est aussi affligé, mais parce qu'il redoute que son obédience ne soit plus progressiste: «Quel effet d'affichage vis-à-vis des religions qui portent atteinte à la dignité des femmes! Nous nous préoccupons d'adapter la cérémonie maçonnique de "reconnaissance conjugale'' aux homosexuels, mais nous refusons toujours d'initier des sœurs au GO.» En 2002, une telle perspective avait été repoussée par 70% des délégués du convent. «Ce débat est étouffé, renchérit Stéphane Fillette, qui se dit mitterrandien. On nous répond toujours que la mixité existe déjà au GO, sauf qu'on a oublié de l'étendre aux femmes!» Une pique d'humour à l'encontre de ceux qui se satisfont de la possibilité offerte aux loges de recevoir en visiteuses des sœurs d'autres obédiences. Le GO a quinze ans de retard sur le Rotary, qui, lui, est devenu mixte. «Tous les arguments contre l'initiation des femmes sont des prétextes indignes, ajoute Daniel Morfouace. Les sœurs sont des frères comme les autres.» Quels prétextes? C'est le plus souvent l'envie de se retrouver entre hommes. «La présence d'une jolie femme nous transforme en coqs, confie Robert Najburg. J'aime la fraternité rugueuse du Grand Orient.» C'est la «virilité fraternelle» évoquée par Bruno Etienne, selon qui les frangins aiment aussi, pendant les agapes, se raconter des histoires grivoises, à l'abri des oreilles féminines. «Nous ne sommes pas venus en franc-maçonnerie pour retrouver ce que l'on vit dans le monde profane, ajoute Christian de Bonfils. Nous voulons échapper à l'emprise de la femme, que ce soit la mère ou l'épouse.» «Rien ne justifie la non-mixité, à part des arguments au-dessous de la ceinture, soutient René Andrau, un Toulonnais de 61 ans, ancien grand orateur de Guglielmi. Quant au risque de séduction, cela me laisse pantois sur la maturité de ceux qui en parlent.»
Ce débat n'aura pas lieu. Le grand maître Brandmeyer est surtout préoccupé par le rajeunissement du GO - «A ce rythme de vieillissement, on risquera, dans quelques années, de confondre, sur une photo, le conseil de l'ordre avec le Politburo des meilleures années de la défunte URSS...», déclarait-il en 2003 au convent - et les finances de l'obédience. «Plus on s'engueule sur les questions d'argent, plus on ignore les questions de fond», regrette Jean-Pierre Legay. La gestion de l'obédience et les luttes de pouvoir internes obsèdent donc bien des frères. «Des réseaux décideraient de qui fait quoi dans le prochain conseil de l'ordre, déclarait le délégué de la loge les Trois Frontières au dernier convent. Mes frères et moi-même aimerions qu'il n'y ait pas un quarteron de frères qui régente secrètement la vie de l'obédience.» «Il y a dix ans, j'ai entendu un frère écarté de la route vers la grande maîtrise s'écrier: "Mais c'était mon tour!'' se souvient Jacques Lafouge. La crise de 1995 est née du ras-le-bol d'un système et je sens cette grogne remonter aujourd'hui.» L'ancien grand maître soupçonne, lui aussi, Guglielmi d'être l' «éminence grise du GO». Le «Capitaine» organiserait des dîners, sous couvert de l'Association des amis de Xavier Pasquini (voir l'encadré page 29), pour évoquer la carrière maçonnique des frères invités. Guglielmi ne nie pas que ses «dîners entre amis» servent à identifier les futurs hiérarques du GO. «Qui ne le fait pas?» cherche-t-il à relativiser. «J'aime trop le Grand Orient pour le laisser mourir sous les coups du réseau trotskiste, lâche Guglielmi. Nous l'avons bien contré.» «Il voit des complots partout», affirme Lafouge. Christian
Eyschen, 50 ans, secrétaire général de la Libre Pensée et membre du Parti des travailleurs (lambertiste), ne dit pas autre chose: «Ceux qui accusent les trotskistes de complots ne veulent pas voir la poutre qu'ils ont dans l'oeil: ce sont les socialistes qui sont à la manœuvre au sein du GO.» Pourquoi? Quel enjeu pour des trotskistes ou des socialistes? L'élection présidentielle de 2007. Non pas qu'il faille contrôler le GO pour accéder à l'Elysée, mais certains préfèrent le neutraliser. Des socialistes, surtout, qui gardent un souvenir amer des tentations chevènementistes ou chiracophiles de nombreux frères du GO. On est loin, très loin, de 1970: le grand maître s'appelait Jacques Mitterrand et il déclarait sur les ondes de France Culture: «Si la franc-maçonnerie n'existait pas, le marxisme devrait l'inventer. Un marxiste, même, pour être complet, devrait être franc-maçon. S'il ne l'est pas, il ne peut que se grandir en se comportant comme s'il l'était.» L'essentiel est sans doute ailleurs. «J'ai été surpris, lors de mon premier mandat, de voir à quel point les passions humaines pouvaient ruiner les enseignements de l'initiation», déclarait en 2003 Brandmeyer - ingénu ou sincère? - pendant son discours d'installation. Les passions maçonniques, plutôt! Si le rituel pratiqué dans les temples permet le débat sans conflit, il conduit aussi à une fraternité excessive, avec des débordements d'affection et d'agressivité. Des outrances particulièrement visibles chez les frères atteints de «cordonnite». Cette pathologie désigne ceux qui veulent être «à l'Orient», là où sont placés les maçons de pouvoir, du simple vénérable de loge au grand maître de l'obédience. Les méchantes langues susurrent que ces titres ronflants et ces honneurs de pacotille procurent surtout une jouissance égocentrique à ceux qui n'ont pas réussi à faire carrière dans le monde profane. Philippe Guglielmi ne cache pas qu'en accédant à la grande maîtrise il s'est senti profondément reconnu. Dans leur grande sagesse, les maçons du GO ont limité le nombre de mandats au conseil de l'ordre à deux. «J'aurais pu faire changer cette règle», confie le Capitaine, laissant apparaître l'étendue de son influence. «Quel dommage de devoir se priver d'un tel tribun, consensuel et charismatique», déclare le Parisien Olivier Diederichs, 39 ans, adjoint au grand secrétaire aux affaires intérieures. Le jeune inspecteur général peut se réjouir. «J'en ai marre de passer pour le chef occulte d'une mafia, le parrain, confie Guglielmi. J'ai décidé de revenir et d'occuper une haute fonction.» L'ancien grand maître ne cache pas qu'il devrait être élu le 1er septembre «grand régulateur du Cinquième Ordre international» par les vingt-sept «très illustres et parfaits maîtres» de la chambre d'administration du grand chapitre général. Cinquième Ordre international? Cette nouvelle structure maçonnique, dont la création doit être ratifiée par le prochain convent du GO, aura pour vocation le développement sur tous les continents de la franc-maçonnerie laïque, fondée sur le rite français, rebaptisé, pour l'occasion, «rite de fondation». C'est une deuxième étape, après 1999, année où ce rite retrouva sa hiérarchie autonome pour les hauts grades, refermant une parenthèse de cent quatre-vingt-quinze ans, période pendant laquelle il était considéré comme inférieur à un autre rite du GO, le rite écossais, ancien et accepté. Le décret de refondation du 17 mai 1999 fut signé par le grand maître... Philippe Guglielmi, consacré «premier garant du rite» (3). Il est assuré de devenir le premier grand régulateur, pour un mandat de six ans renouvelable une fois, car Alain Bauer ne souhaite pas se présenter contre lui, ni devenir son adjoint. En accédant à ce titre international, qui lui permettra de retrouver une visibilité médiatique, Guglielmi saura-t-il calmer les luttes intestines qui minent le GO? «Nous aurons peu subi durant cette année les relents de quelques adhérents ayant confondu la francmaçonnerie et les jeux du cirque», déclarait en 2003 Alain Bauer, alors grand maître descendant de charge. Avant que ne s'ouvre, dans un mois, le convent 6004, que son président soit «accompagné au debhir pour prêter son obligation» et qu' «une batterie d'allégresse soit tirée en son honneur», le grand maître Bernard Brandmeyer pourra-t-il dire, comme son prédécesseur, que «la maçonnerie de caniveau s'est heureusement asséchée»?
Post-scriptum Le secret: «Le secret maçonnique doit être scrupuleusement observé par tous les frères. Les communications à la presse profane, relativement à des faits maçonniques, doivent être interdites et les frères qui appartiennent au journalisme sont priés de s'inspirer avant tout des intérêts de l'ordre et de s'abstenir de publier soit ce qui se fait et ce qui se dit en loge, soit des commentaires sur des actes ou des dires des francs-maçons en tant que francs-maçons.» Extrait de l'article II de la Constitution du Grand Orient de France.
L'humour: «Les francs-maçons du Grand Orient sont tolérants et fraternels. Tolérants, car ils admettent qu'une partie d'entre eux sont des cons. Fraternels, car ils ne donnent pas leurs noms.» (1) Alors que le grand maître est le seul habilité à s'exprimer au nom de l'obédience, Bernard Brandmeyer nous a fait savoir, dès le 24 juin, qu'il refusait de répondre aux questions de L'Express. Par la suite, plusieurs entretiens que nous avions sollicités avec des membres ou d'anciens membres du conseil de l'ordre ont été refusés en raison d'un veto du grand maître. (2) Dans la revue Histoire et patrimoine, 2004. (3) Le principal idéologue de cette refondation est Jacques Georges Plumet, grand vénérable du grand chapitre général du GO (rite français), dont l'essai Ad majorem GODF gloriam (éditions A l'Orient) fait autorité.