DÉLICIEUSE HORREUR — Jade Bergoend
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— JADE BERGOËND 3
— La représentation de l’horreur Horrere, en latin, c’est se hérisser et trembler d’effroi. L’horreur est en effet un affect puissant, le superlatif de la peur provoquée essentiellement par la vision du sexe et de la mort. Dire qu’elle est au fond des choses laisse à penser qu’elle est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux amateurs de pathétique et de frissons. Derrière le voile de la représentation, disait Schopenhauer, il y a, au fond, le monde que nous vivons, que nous souffrons et dont nous souffrons, celui qu’il appelle le monde comme volonté.
damit wir nicht an der Wahrheit zugrunde gehen ce qu’on peut traduire plus exactement par “ pour ne pas être coulé au fond par la vérité... ” Mais l’art ne fait pas seulement écran à la vérité (c’est la thèse de Freud dans Medusenhaupt – la tête de méduse) ; s’il nous en protège c’est aussi parce qu’il la révèle, se mesure à elle, ouvre sur elle. Représentation et horreur auraient donc partie liée. Quatre motifs sont plus particulièrement à l’origine du choix de ce titre.
Dans le vaste champ de l’horreur ne faut-il pas cependant établir quelques distinctions ? Les vagissements des nouveau-nés font écho aux râles des agonisants disait Lucrèce, l’horreur est devant nous, elle est derrière nous et l’on y revient toujours. A côté de celle qui vient du monde, il y a celle qui vient des hommes et celle qui vient des hommes est sans doute plus terrifiante que tout autre. Mais là encore il faut distinguer, elle peut être aussi bien l’objet de crainte et d’épouvante que de désir et de fascination. L’horreur peut ainsi être recherchée pour elle-même et mise en spectacle ainsi les monstres, les grands criminels libertins de Sade au château de Silling mais elle peut-être aussi pratiquée à froid et de façon irréfléchie, en respectant les règles strictes de la rationalité instrumentale. L’horreur et l’effroi sont alors suscités par la stéréotypie et l’impersonnalité des bureaucrates, par l’oubli fondamental dans lequel ils sont de l’appartenance à un monde commun. Les fonctionnaires du troisième Reich ne ressemblent-ils pas plus souvent aux personnages de Kafka qu’à ceux de Sadet Ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage, écrit Primo Levi. À côté de l’horreur réelle il y a enfin celle qui est seulement jouée ou esthétiquement représentée, expression qui, elle aussi, nous le verrons, est loin d’être univoque. Mais l’art n’est-il pas justement la parade imaginée par l’homme pour contenir toutes les espèces de l’horreur ? C’est ce que semble signifier la citation de Nietzsche mise ici en exergue. La représentation artistique serait alors un exutoire, un exorcisme ou une conjuration de l’horreur, un anti-destin comme le dit Malraux. Et chez Nietzsche c’est le cas, semblet-il, non seulement de l’art des œuvres d’art, mais d’abord du grand art et du grand jeu de la vie que le cas du funambule exemplifie : n’est-ce pas son art et son style qui donnent aux gestes de parade du danseur de corde, sa nécessité, sa souveraine perfection, et qui le préservent de verser dans l’abîme ? L’allemand de Nietzsche dit d’ailleurs : Wir haben die Kunst,
La représentation à l’épreuve
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L’expérience de l’horreur semble incompatible avec la distance qu’implique la représentation. Mettre à l’épreuve la représentation et remettre en honneur cette notion si souvent décriée par la pensée contemporaine, voilà ce qui a été certainement un des premiers motifs de notre choix. La notion de représentation, d’une part, on le sait, couvre tout le champ de l’expérience humaine, elle a des enjeux considérables et pourtant elle est l’objet de certaines critiques. Nous allons le montrer. Dans le domaine théorique (la théôria c’est un des théâtres de la représentation) pour utiliser la classification aristotélicienne, elle est au centre du débat philosophique par excellence, celui qui oppose le réalisme pour lequel la représentation doit se régler sur la res, la chose ou la réalité – elle en est le reflet – et l’idéalisme pour lequel la réalité n’est pas dissociable de la représentation qu’on en a et n’apparaît qu’à travers les opérations de sélection, de découpage, d’analyse et de synthèse effectuées par nos facultés représentatives. Dans le domaine pratique, la conscience que nous avons de nousmêmes aussi bien que la conscience que la société prend d’elle même se construisent autour de l’image qu’ils se donnent d’eux-mêmes : l’image spéculaire, l’image que nous donne le miroir et qui nous permet de nous voir comme les autres nous voient, l’image qui produit un dédoublement qui fonde la conscience que nous avons de nous-mêmes et autour de laquelle nous construisons notre personnage, a son équivalent dans les images que la société se donne d’elle-même dans un théâtre ou un spectacle permanent. Les hommes que nous sommes ne sont-ils pas les descendants de l’Homo sapiens sapiens, de l’homme qui est muni de cette boucle supplémentaire qui fait qu’il sait qu’il sait ? L’image est la matrice de toute
institution et il n’y a pas de société sans image, sans tout un système de représentation collective qui sont autant de figuration de l’invisible : c’est par exemple l’instance institutionnelle de l’Etat qui permet à la Nation qui est de l’ordre de l’immédiat, du vécu, de l’affectif (Nation, de nascere, naître) de se réfléchir, de se voir et de se penser. La représentation est donc bien la matrice de notre identité et aussi le mode sur lequel nous nous libérons de ce qui est sans image : de l’infra-humain, du chaos et de la mort, comme du supra-humain, de la transcendance et du sacré. Dans le domaine poétique enfin tous les débats autour de la poiètikè techné (technique productrice) qui, avant d’être le nom d’une technique particulière, est le nom générique de l’art, s’organisent depuis Aristote autour de la notion de la mimésis c’est-à-dire de la représentation. Et pourtant on pourrait lire toute l’histoire ou toute l’aventure de la pensée moderne comme une tentative toujours recommencée pour critiquer et se libérer de la représentation. L’histoire de la représentation vieille maladie de la philosophie occidentale écrit Deleuze dans une phrase emblématique. C’est, d’une certaine façon, cette maladie que dénonce Heidegger dans sa lecture de Descartes et de la philosophie moderne de la subjectivité pour laquelle le réel est rapporté au sujet, est mesuré à la représentation. Se représenter c’est toujours tenir en suspicion ce qui se présente pour l’assurer, le mettre en sûreté en le rapportant à l’évidence du sujet pensant, du cogito, du Je pense. Est réel ce qui correspond à mes idées claires et distinctes, c’est l’ontologie selon Descartes, est réel ce qu’on peut mesurer, c’est la parole de Max Planck que citera Heidegger... La représentatéité est le critère de la présence du présent, le mode de la présence de tout étant. Aussi le monde de Descartes est un monde qui n’est à la mesure que de l’entendement, il n’est pas celui que nous habitons et auquel nous sommes extatiquement exposés, ce que montrera Sein und Zeit. Penser, en effet, pour Heidegger, c’est être arraché à ce monde représenté pour être confronté à l’irreprésentabilité du réel, à l’impensé du fait de l’existence. La philosophie est d’abord fille de l’étonnement ; ce qui la met en route est une affection, un pathos, une stupeur devant le il y a, la merveille des merveilles, devant l’événement et l’avènement de l’être. Méditer en philosophe, écrivait en ce sens Valéry, c’est revenir du familier à l’étrange et dans l’étrange rencontrer le réel. C’est la même maladie qui est dénoncée par Nietzsche lui qui n’a pas cessé de critiquer le système
des représentations par lesquelles nous nous protégeons de la vie et de vouloir redonner à la pensée le goût du risque et du danger. Qu’est-ce que connaître ? demande-t-il ? Connaître, c’est reconnaître, c’est identifier le réel, ramener l’étrange au familier, le différent à l’identique, l’altérité du réel à la mêmeté de la représentation. Le langage qui donne une valeur objective à la représentation est un procès d’identification et de sublimation qui fonctionne à la peur et constitue comme un voile, un écran qui nous écarte et nous protège du flux chaotique du devenir : la représentation contre le réel, c’est Apollon contre Dionysos. Maladie que dénonce Marx et à Freud pour lesquels les systèmes de représentation conscients sont autant de falsification du réel : dès que l’on prend conscience il se produit une falsification, refoulement des pulsions ou chambre noire de l’idéologie, le monde tel qu’il nous apparaît est sens dessus dessous. Mais cette maladie ne concerne pas seulement la philosophie. L’histoire des arts depuis plus d’un siècle mais aussi l’histoire des sciences, nous exposent l’ampleur et l’intensité de la métamorphose de la représentation héritée de la Renaissance. L’espace des géométries non-euclidiennes aussi bien que celui de la peinture non-figurative renvoient, dit J. J. Goux, à un sujet opératif et non plus à un sujet focal (foyer et miroir du monde). La représentation apparaîtrait ainsi, à la limite, comme un concept surannée et vieilli. Et c’est jusque dans la culture de masse des sociétés démocratiques que la priorité est donnée aujourd’hui au vécu, au saignant, au direct comme si on voulait neutraliser la distance, l’écart, le recul, abolir la médiation qu’introduit nécessairement la représentation, comme si on voulait briser le miroir de la représentation pour accéder par effraction à la réalité du réel ou pour retrouver sous ce « moi » qui se voyait et se croyait « un », notre être formé d’une pluralité de pulsions et de forces. N’est-ce pas ainsi que le jeune Dionysos –et la petite Alice elle-même- firent usage du miroir ? Mais il est clair qu’on ne sort pas par un coup de tête du monde de la représentation quel que soit le sens que l’on donne à ce concept (fait de conscience ou objet offert au regard) et c’est pour en mesurer la nécessité et les limites que nous avons voulu le confronter à l’expérience de l’horreur qui en constitue d’une certaine façon le contraire, qui la met en jeu et qui en montre les enjeux. 5
— La représentation de l’horreur
L’expérience de l’horreur permet en effet de mettre à l’épreuve le concept de représentation dans la mesure où le re et il faudrait mettre à chaque fois un tiret signifie aussi l’articulation, l’opposition, la coupure, le dédoublement, le recul, la distance, la séparation, le vis-à-vis d’un sujet et d’un objet alors que l’horreur qui terrifie, atterre c’est-à-dire proprement met à terre, angoisse i.e. prend à la gorge provoque toujours l’identification de la pitié ou de la compassion, l’hypnose, la transe, l’emportement, l’hystérie collective, la fusion et la confusion. Elle oblitère la coupure sémiotique qui sépare le signe de la chose ; elle est l’autre de la représentation, ce qui n’accède pas à la scène, ce qui demeure ob-scène. Le spectacle de l’horreur coupe la parole, la désarticule, interdit la symbolisation et l’esprit critique. Le se représenter enveloppe par excellence, au contraire, un rapport théorique au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un rapport d’observation conçu sur le modèle de la vision. Le sens de la vision est éminemment celui qui, sans être affecté par son objet, nous laisse à distance et en retrait, dans une relation d’extériorité à l’égard de ce qu’on appelle justement un objet (ob-jectum : ce qui est placé là devant moi et qui me fait face) : Noli me tangere, ne touche pas, ça se regarde, ça se contemple, ça s’observe, de l’extérieur en gardant la bonne distance. L’expérience de l’horreur, au contraire, déstabilise et ruine l’assurance et la sécurité du spectateur, elle anéantit la distance au profit de l’identification compassionnelle, de la participation, et, à la limite, de la folie. L’intrusion du réel absolu expulse de toute sécurité familière, fracasse ou fait éclater le miroir de la représentation : la méduse -incarnation de l’horreur- pétrifie : on ne peut regarder l’horreur en face. C’est pourtant le propos du théâtre de la cruauté d’Artaud, par exemple, de chercher à abolir la coupure sémiotique, celle qui sépare le signe de la chose et à retourner en deçà de la représentation et c’est ce dont témoigne aussi ses éructations de poète. Mais n’est-ce pas aussi ce que cherchent les rockers et aujourd’hui les teufeurs dans les rave-party ? Au champ, la vie, la vraie ! ou comme on disait en 68 : sous les pavés, la plage ! Contre toutes les tentatives d’ensauvagement de l’art, contre le dionysisme sauvage, il s’agira de montrer qu’on ne sort jamais du jeu et de la représentation, du jeu de la représentation et que la volonté de coïncider avec la vie est, peut-être, le comble de l’imposture. Même l’horreur, on ne peut l’approcher que dans et par la représentation. 6
La représentation et la mort Le deuxième motif de ce choix procède d’un éblouissement celui qui fulgure entre la représentation et la mort. Le rapport entre le langage et la mort éblouit, écrit Heidegger, mais il demeure impensé. Plutôt que d’avoir la prétention, ici d’argumenter, contentons-nous de remarquer que la représentation, au moyen âge, c’est aussi le nom d’un rituel funéraire, représentation c’est le double, la figure ou l’effigie en cire du roi mort, le mannequin de cire qui tient la place du mort, du roi mort. Cela laisse apparaître que l’absence, le non-être ou la mort pourrait être le mobile et le motif de toute représentation, que le rapport entre la représentation et cette modalité de l’horreur ne serait donc pas contingent ou accidentel mais nécessaire et essentiel. L’homme se représente ce qui n’est pas, ce qui n’est plus, il double le cadavre du roi de sa représentation qui fait écran à la mort, à cette mort qu’il se re-présente. L’homme, disait Valéry, a inventé le pouvoir des choses absentes, par quoi il s’est rendu puissant et misérable. Cette acception du mot a l’avantage de mettre en évidence l’ambiguïté du concept de représentation tendu entre l’effet de présence qu’il rend possible et l’absence qui le fonde et le hante. Le re de représentation a d’abord en effet un sens intensif et non itératif ; la représentation rend visible et concrète la réalité qu’elle représente, elle l’expose ou l’exhibe, elle sort la présence de son enfouissement dans l’immédiateté pour la faire valoir, la souligner, elle suggère donc dans tous les cas une présence comme c’est particulièrement le cas dans son emploi au théâtre où la virtualité qu’est la pièce ne devient réelle que dans la représentation. Mais si l’on donne au re sa valeur initialement itérative ou répétitive, la représentation vient doubler ou se substituer ou tenir lieu de la réalité qu’elle représente. À la métaphore théâtrale se substitue la métaphore diplomatique, la représentation c’est la vicariance (vicarius = remplaçant) ou la lieutenance qui évoque alors une absence. Mais il est clair pourtant que ces deux sens opposés, l’intensif et l’itératif, renvoient l’un à l’autre de telle sorte que l’on pourrait rappeler le mot de Pascal et l’appliquer à la représentation en général, apparentée, pour la logique de Port-royal au genre du signe (La logique de Port-royal, I, VI, 81) : tout portrait porte présence et absence, plaisir et déplaisir. La réalité exclut absence et déplaisir.
La représentation a partie liée à l’absence et à la mort qui sont à la fois et dans des proportions diverses défiées et déniée. Dans ce genre de rituel funéraire que l’on retrouve dans toutes les cultures du monde, il s’agit plutôt de maîtriser et de dénier (reconnaissance négative du refoulé qui n’est donc pas accepté) l’événement traumatique de la mort, de régler le passage du cadavre putrescent, objet instable, menaçant entre tous, à la propreté et à la stabilité du squelette.
L’art exercice de la cruauté
Mon troisième motif vient du constat que dans l’histoire de la représentation (comme objet offert au regard), la représentation de l’horreur n’est pas un secteur ou une partie bien délimitée de la représentation artistique, elle en est le fond manifeste ou latent, ce qui donne à l’art sa force déstabilisatrice et sa puissance d’étrangement, de défamiliarisation, le beau (n’étant) que le commencement du terrible (Rilke). Il n’y a donc pas de peinture ou de cinéma qui ne soit de l’image ordonnée à une altérité extrême, à un fond On trouve une confirmation de ce lien intime de la représentation et de d’invisibilité. L’art est fait pour troubler dit Braque et pour lutter contre l’horreur dans la colère sublime de Malevitch, l’indifférence de nos regards, il n’y a pas de un des initiateurs de la peinture abstraite ou surface vraiment belle sans une terrifiante non-figurative, l’auteur en 1915, au plus noir profondeur écrivait Nietzsche. Mettre à jour d’une histoire qui ouvre le XXè siècle, du cette dimension d’effroi qui est dissimulée carré noir sur fond blanc et, en 1918, du carré et latente dans toute œuvre ne relève pas blanc sur fond blanc. Après avoir vu ce qu’il d’une complaisance morbide, décadente, appelle la vie face à face, il va s’acharner, tel d’un goût pica fin de siècle mais renvoie à un nouveau Moïse, à dénoncer la représentaune histoire immémoriale et à une réalité tion, à briser les fétiches funéraires que mulmétaphysique. L’homme qui fait tout pour tiplie obstinément la peinture représentative. effacer les traces et les signes de la mort est en même temps l’être pour la mort, celui La représentation est toujours, pense-t-il, qui demeure fasciné par ce qui le détruit et représentation pour la mort et l’on retrouvera qui n’existe que dans l’absence d’issue de la un peu cette thèse chez R. Barthes, à propos mort. Tel est le paradoxe, les hommes ont de la photographie. À la peinture de mort, soif d’impressions vives, ils recherchent un il oppose ainsi toujours la peinture de vie. plaisir mêlé d’horreur, ils ont un goût stuLa représentation picturale est une peinture péfiant pour les combats de gladiateurs et funéraire du rappel, du souvenir posthume, pour les spectacles de supplices dans lesune tentative de compenser une perte par la quels l’horreur, si elle n’est pas jouée mais réduplication, la répétition et la conservation réelle est néanmoins réglée, ritualisée, obsessionnelle du modèle. Ce n’est que dans mise en scène et en ce sens représentée (au Malevitch, Carré noir sur fond blanc, 1915 la non-figuration que peut exister un rapport sens intensif). avec la vie, avec le sans visage primordial ou avec ce qu’il appelle l’infini. Et Malevitch de faire écho à la prescription iconoclaste de l’Ancien Toute l’histoire de l’art témoigne de la même hantise, elle est l’histoire testament dans cette affirmation, par exemple : La vie et l’infini sont pour d’une confrontation à l’abîme oublié. « Presque tout ce que nous appelons l’homme dans le fait qu’il ne peut rien représenter. Le monde messianique culture supérieure » écrit Nietzsche, repose sur la spiritualisation et l’apdisait le Zohar (livre de l’ancienne Kabbale, XIIe) sera un monde sans profondissement de la cruauté... sans cruauté par de réjouissance, voilà ce image. que nous enseigne le plus cruel de tous les animaux... C’est en assistant à des tragédies, à des combats de taureaux et à des crucifixions que jusqu’à
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— La représentation de l’horreur
présent l’homme s’est senti le plus à l’aise sur la terre ; et lorsqu’il inventa tion. Un événement est ce qui suspend le principe de raison ou, en tous l’enfer, ce fut en vérité son paradis. » Que le raffinement de la cruauté cas, ce dont l’intelligibilité ne peut être que rétrospective. Un événement soit l’une des sources de l’art, toute l’histoire de la peinture pourrait en est ce qui casse en deux l’histoire que l’on vit et nous oblige à reconfigurer témoigner : décapitation d’Holopherne par Judith ou de St Jean-Baptiste le monde. Catastrophe c’est renversement, retournement, bouleversement par Salomé, crucifixions, piétas, massacres des innocents, bœufs écorchés dans lequel le kata marque à la fois le mouvement de haut en bas et l’achède Rembrandt ou de Soutine, horreurs de la guerre gravées par Goya, l’art vement du processus délétère, comme c’est le cas du dénouement tragique est bien pour beaucoup un exercice de la cruauté. Il n’y a pas jusqu’au dans la tradition du théâtre grec. Il est sans doute encore trop tôt pour fond sanglant et indifférencié dont nous sommes issus qui ne doive être se représenter l’événement, contentons-nous de soutenir par provision que représenté. Dans L’origine du monde, le cadrage très serré du tableau de ce que ce qui donne son caractère horrifique, terrifiant et sublime à la Courbet nous oblige à voir ce que l’on n’avait jamais vu, la bouche d’ombre, catastrophe du 11 septembre c’est que cet attentat est un attentat contre la l’abîme féminin au milieu de l’abondante toireprésentation, en tous les sens que l’on peut son, broussailleuse et féline. « Horreur ! hordonner à ce terme. reur ! horreur ! » ainsi s’exclamait Kurtz face à une autre espèce de l’altérité, parvenu au cœur C’est par des cataclysmes naturels des ténèbres. Rien de plus important pourtant (déluge, tremblements de terre, éruptions que cette révélation, l’effroi n’est-il pas ce qu’il volcaniques, raz-de-marée) que le Dieu de y a de meilleur en l’homme (Goethe) ? Rien de l’Ancien Testament purifiait périodiquement plus important pour l’homme, écrit Bataille, la terre des vices et de la corruption des idoque de se reconnaître lié à ce qui lui fait le lâtres. Dans sa grandeur et sa monstruosité, plus horreur. S’exprime ici un désir lancil’hyperterrorisme d’Al Qaida a bien eu l’intennant qui traverse toute la modernité, désir de tion de prendre le relais de la vengeance et de retrouver sous la Grèce classique, la Grèce la colère divine. Hyperterrorisme, car il s’agit archaïque, derrière Thésée, le vainqueur du bien d’un terrorisme d’un nouveau genre : Minotaure, la Crète et son labyrinthe, désir aucune revendication territoriale, aucun mesde retour à la barbarie et à la cruauté, désir sage à attendre, rien à négocier. Dans la persCaravage, Holopherne 1598 de retrouver le sang rouge (cruor) et le crudité pective de la guerre totale et apocalyptique, (crudus) de la vie. l’ange exterminateur ne cherche qu’à détruire, jamais à composer, à détruire comme détruisaient Netchaiev et les nihilistes russes mis en scène par Dostoïevski, à purifier la terre – et la terre sacrée d’Arabie d’abord – de la présence des infidèles. Hyperterrorisme L’attentat contre la représentation qui s’exprime dans la grandeur absolue des moyens mis en œuvre. S’il Notre quatrième motif nous a bien évidemment été dicté par l’actualité, importe d’être sublime en quelque genre, disait Diderot, c’est surtout en par l’événement traumatique et catastrophique que nous avons vécu. Un mal. Avec quelle perfection Al Qaida a rempli ce programme ! L’Organiévénement est ce qui vient bousculer ou bouleverser la représentation que sation secrète a brouillé les cartes du vice et de la vertu, effacé l’opposition nous avions du monde, ce qui fait échec à toute compréhension, comme du meurtre et du suicide, de l’héroïsme et de l’ignominie, de la force d’âme c’est le cas de cet immense soulèvement de haine à notre égard. Un évé- et du ressentiment. L’anéantissement auquel elle s’est livrée est proprenement est toujours le surgissement imprévisible d’un réel, d’un surcroît ment sublime, au sens où Hegel l’entendait : la manifestation de l’infini a d’être qui vient troubler et déconcerter la connaissance et la représenta- anéanti la manifestation elle-même, la représentation a été celle de l’effon-
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drement de la représentation. Longin disait déjà : quand le sublime vient à La fiction cinématographique du film catastrophe made in USA a été éclater où il faut, c’est comme la foudre : il disperse tout sur son passage. ainsi rattrapée et frappée de plein fouet par la réalité, par un réel depuis La restauration du califat, l’application de la charia, l’enfermement des longtemps soigneusement refoulé et forclos, (c’est-à-dire aboli, sans laisser femmes, l’extermination des idolâtres et des iconolâtres, de telles tâches, de traces ni de mots). En tendant un miroir à l’Amérique, les islamistes ont exigeaient des djihadistes qu’ils soient sublimes dans le crime. S’attaquer à fait voler en éclats et crever la bulle ou déchirer le cocon de la représentala représentation, c’était d’abord s’attaquer à ce que représente l’Amérique. tion, celui à l’intérieur duquel vivait un peuple épargné et surprotégé, un Avec un sens très sûr du symbole, les martyrs peuple qui depuis longtemps avait confondu se sont jetés vivants sur les signes géants de la guerre avec un jeu vidéo. Pour retourner le sa puissance militaire, politique et financière spectacle contre lui-même il leur suffisait de des USA, sur les icônes de l’Amérique, ainsi faire de leur propre mort une arme absolue que l’a confirmé le commanditaire présumé contre un système qui vivait justement de l’exdes attentats. On ne soulignera jamais assez clusion de la mort. la représentativité symbolique de ces tours manifestations de l’hubris, de la démesure de Ces images volées à la réalité qui coul’individu occidental. Les islamistes ne poupaient la parole au commentaire ont constitué vaient les voir que comme des tours de Babel pourtant aussi un grand spectacle dans lequel et de Babylone déjà frappées par le doigt de la réalité avait comme absorbé l’énergie de la Dieu. Ces tours jumelles, clonées l’une sur fiction pour devenir elle-même la plus spectal’autre, disait Baudrillard, renvoyant l’une à culaire des fictions. Le plus grand scénario l’autre étaient le symbole de l’interchangeade l’histoire des médias, les premières images bilité absolue des valeurs, de la domination d’un film muet à la puissance hypnotique, absolue de la valeur qui ne pouvait être que ont été filmé en direct par CNN ; mais ils défié, absolument. Attaquer la représentation avaient été conçus par un enfant adultérin de c’était aussi attaquer le spectacle de la société la CIA et du système saoudien. Ces images du spectacle, le spectacle d’une société dans filmées ont été en effet construites et mises laquelle l’exportation de la production cinéen scène par une instance meurtrière et absmatographique occupe le deuxième rang, traite qui aura imposé son propre scénario et juste après l’aéronautique. Or on sait que cette pris la télévision en otage. Il lui aura imposé production au service de la pulsion de mort ses propres choix symboliques et son propre est, pour l’essentiel, dominée par une extrême timing et aura finalement décidé de la guerre. Rembrandt, Le Bæuf écorché (1655), brutalité et qu’elle provoque, chez les specEt depuis, tous les jours, piégés, nous ne cestateurs, un effacement progressif de la limite entre la fiction et la réalité. sons de jouer ce scénario qui a été écrit par d’autres que nous. Même en Or voici que, cette fois-ci, le cinéma est rattrapé par la réalité et que des leur donnant la mort, nous accomplissons encore leur propre dessein. terroristes sans visage, des donneurs de mort encagoulés retournent à l’en- Piètre revanche : en mettant en boucle ces images pendant 77 heures, en voyeur, comme un boomerang ou un retour de flamme, le spectacle de la censurant puritainement toute image de mort, d’horreur et de charnier, civilisation du spectacle. L’imitateur, le miméticien tient de nouveau son en faisant disparaître toute image des “ disparus ” -seules les images des miroir diabolique et la gorgone qui pétrifie et porte la mort dans les yeux corps courbés comme de noires virgules sautant par dizaine des fenêtres s’y regarde et en se regardant, explose. du 100e étage nous rappelaient la dimension humaine du spectacle-, le
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pouvoir US a tenté de se réapproprier ces images. Évacuer systématiquement la mort, éviter tout face à face avec “ la vérité ”, c’est non seulement communier avec l’adversaire dans une même dénégation du corps (annulation d’éros pour les uns, de thanatos pour les autres), c’est non seulement rendre impossible tout travail de symbolisation (comment l’Amérique pourrait-elle dans ces conditions donner le jour à la beauté convulsive d’un Guernica ?), mais c’est surtout aussi interdire tout travail de deuil. Cela permet évidemment d’alimenter la haine et la vengeance et d’autoriser à bombarder, à massacrer sans trop d’états d’âme les petits et les innocents qu’on ne peut éviter.
vie sans mort... mais comment dans ces conditions identifier l’ennemi ? Il est l’identique et non l’autre, il a, de plus, été entièrement fabriqué par la superpuissance mondiale qui, pour avoir atteint un tel point de perfection et donc de vulnérabilité, devait un jour appeler une si totale volonté de destruction et s’en rendre complice. Impossible donc de concevoir la guerre en termes de rapports de force. L’ennemi est cette fois-ci un virus et un double, présent partout sur le territoire, à l’intérieur des avions de ligne régulière, il infiltre tous les réseaux de surveillance, détourne à son profit tous les circuits bancaires, prend à revers toute stratégie de défense. Depuis le 11 septembre, nous savons -et l’orgueilleuse Amérique d’abord- qu’il n’y a nulle part de sanctuaire et que nous habitons tous une cité sans rempart.
Mais ce qui nous donne très précisément ici le vertige c’est que l’ennemi a surgi de l’intérieur. Ce n’est donc pas d’un clash des cultures qu’il s’agit, comme l’avait prophétisé Samuel L’enjeu de cette rivalité a donc pour Huntington en réponse à Fukuyama mais plutôt objet l’image ou la représentation. S’attade l’exploitation d’une division interne à notre quer à la représentation a en effet un sens culture qui est à la fois grecque et hébraïque religieux et iconoclaste et les islamistes et qui est tout entière traversée par un affronse sont attaqués aux tours de Manhattan tement au sujet de la représentation et de comme, un an au paravent, les talibans l’image. Ce qui rend troublant les événements s’étaient attaqués aux bouddhas géants de dramatiques que nous avons vécus, c’est que Bamiyan. Ces statues pour la première fois, cette fois-ci, l’ennemi n’est pas à l’extérieur, il dans l’aire gréco-bouddhiste du Gandhara, n’est pas seulement l’autre diabolique que l’on avaient donné à celui qui dénonçait le pourrait identifier, circonscrire et neutraliser, monde de l’apparence, le visage grec du il est le même que nous. Hitler a dit un jour dieu de la belle apparence : Apollon. Mais Ariane, Thésée et le Minotaure Moyen âge à Rauschning qu’il n’y avait pas place sur la rien n’était en tout cas ici idolâtre, et s’il y a terre pour deux peuples élus, pour deux peuples liés par le sang, porteurs eu idolâtrie, c’était bien du côté de ses curieux étudiants en théologie qui de l’histoire universelle, ancrés dans le mythe, ayant tous deux la vocation considèrent encore le Coran comme une présence littérale absolue, totade l’holocauste et de l’apocalypse, et c’est comme dirait Girard la riva- lement fermée au travail de l’ijtijad (interprétation). Mais les Twin Towers lité mimétique entre le juif et l’aryen qui explique sans doute l’horreur qui escaladaient le ciel comme de gigantesques Totem et le reflétaient de extrême, l’horreur programmée, calculée et industrialisée de la solution toutes ses vitres biseautées étaient aussi le miroir de Narcisse dans lequel finale. Ne sommes-nous pas aujourd’hui dans le même cas de figure ? N’as- l’Amérique contemplait sa propre puissance : elles pouvaient donc avoir sistons-nous pas à l’affrontement en miroir de deux monothéisme, icono- exactement le statut de ce que ce qui est frappé d’interdit et de malédiction dules contre iconoclastes ? dans le deuxième commandement du Décalogue. L’interdit frappe dans Le discours du Président américain, dans ses premiers moments en la Bible non pas n’importe quelle représentation, elle ne s’en prend pas à tout cas, est la réponse en miroir à celui de son adversaire sans visage : l’image mais à ces images sculptées faites de main d’homme qui justement la croisade, le conflit monumental du bien et du mal, la croyance à une ne représentent rien, ne sont l’image de rien ou ne renvoient à rien d’autre
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qu’à elles-mêmes. C’est parce qu’elles ne valent que pour elles-mêmes, que ces stèles fermées faites de matériaux précieux et durables dont parle la Bible, c’est parce qu’elles sont des présences pleine, parfaites, complètes, massives dans lesquelles rien ne s’ouvre ni œil, ni oreille, ni bouche qu’elles constituent ce que les Grecs appelaient des idoles, des eidola. Nul besoin d’épiloguer, Manhattan, le coeur battant du monde a pu être perçu comme étant le lieu contre-nature où l’argent fait des petits, comme le lieu où le désir d’enrichissement a perdu sa limite, son ancrage, sa finalité et où la sauvagerie du marché se dévore lui-même sans autre but que son accroissement infini et insensé. L’implosion, l’effondrement formidable dans des tonnes de poussière de ces tours calcinés avaient, à n’en pas douter, une dimension religieuse et sacrée qui d’un coup a excédé pour toujours l’ordinaire des représentations médiatiques. Une fois admis le lien de fait, à la fois irrécusable et paradoxal de la représentation et de l’horreur, on peut s’interroger d’abord sur son fondement, ensuite sur ses effets et enfin sur ses modalités en posant trois questions : Une question théorique, explicite déjà, chez St Augustin dans les confessions (VI, 7), posée par lui à propos du goût des jeux du cirque de son ami Alypius : comment comprendre cet appétit de cruauté que l’on rencontre chez tous ceux qui se précipitent à certains spectacles ? Une question pratique au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire une question à la fois morale et politique : la représentation de la violence et de l’emportement sexuel ne sont-ils pas par eux-mêmes dangereux pour l’individu comme pour la cité ? Quel usage faut-il faire, par exemple des contes cruels que l’on raconte ou que l’on montre aux enfants, mais aussi des jeux vidéo qui sont tous des jeux de massacre, sans parler de la brutalité des émissions télévisuelles ? Une question poétique enfin : peut-on d’abord représenter l’horreur au sens du mal absolu ? Cette question signifie deux choses : est-il possible, par exemple de figurer (fingere) la mort de trois milles personnes dans une chambre à gaz ou de six mille personnes calcinées dans l’implosion de tours en fusion ? L’horreur ne nous laisset-elle pas sans voix ? Mais aussi, si cela s’avérait possible, cela serait-t-il légitime ? N’y aurait-il pas quelque chose d’obscène à vouloir représenter, par exemple, la Shoah ou Hiroshima ?
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— Politique des spectacles Si l’horreur est le fond des choses, la culture et le langage seraient alors là pour contenir l’horreur, en tous les sens du terme, ils la refreinent mais aussi la gardent en réserve et s’y alimentent, autant dire : ils auraient une fonction cathartique. Les débats que pose aujourd’hui le problème de la censure de la violence et de la sexualité à la télévision n’a peut-être guère changé – mutatis mutandis – depuis l’époque de Platon et d’Aristote. Platon condamne la tragédie, Aristote la sauve au nom de sa fonction cathartique. Tout le problème ici revient donc à comprendre le lien qui peut exister entre la mimèsis et la catharsis, la représentation et la purgation. Platon condamne les muthoï, les fables que les bonnes femmes racontent aux enfants pour les effrayer. Ces fables sont pourtant à la base de l’éducation aristocratique fondée sur la mimèsis, sur l’imitation de modèles exemplaires et héroïques. Mais ces mythes, quant à leurs énoncés ou à leurs contenus, sont pour Platon des mensonges, des fictions d’autant plus séduisants qu’ils se complaisent dans la violence et la sexualité et quant, à leurs formes ou à leur mode d’énonciation, ils s’opposent à la diégésis (récit) simple : ils ne sont assumés par aucun auteur ou par aucun sujet, ils commencent toujours par un : on raconte que... Il était une fois... N’est-ce pas exactement pour les mêmes raisons que certains parents critiquent aujourd’hui l’éducation traditionnelle en se demandant : pourquoi effrayer les enfants avec des histoires de loups, de sorcières, d’abandon en forêt, de séparation cruelle ? Ne faut-il pas plutôt protéger, préserver les enfants de ces récits qui risquent d’être pour eux traumatisants ? Ne faut-il pas condamner cette pédagogie de la peur ? Comme Aristote et contre Platon la psychanalyse répond : les muthoï et les horreurs qu’ils racontent ont une fonction pédagogique, thérapeutique, cathartique. Non, ce que racontent les contes ou les fables n’est pas rien ; oui ce qu’ils révèlent est terrible, absolument terrible. Mais l’enfant a justement besoin d’entendre que le monde est terrible et qu’il pourra y vivre. Ces histoires de sorcières et de marâtres détestées et mises à mort, cela correspond à son instinct de mort, à sa passion de détruire. C’est parce que ses pulsions sont représentées par des personnes et des situations, parce qu’elles prennent figure sous forme de monstres qu’il peut défouler son agressivité, apprendre que l’angoisse et la culpabilité qu’il connaissait à l’égard de ses propres pulsions ne le retranche pas pour autant du monde terrible et 12
conflictuel dans lequel il est appelé à vivre. Comme un rituel initiatique les contes aguerrissent et préparent l’enfant à quitter la maison du père. Vouloir l’en préserver c’est le préparer à recourir aux narcotiques et aux drogues pour continuer à vivre dans le monde de rêve dans lequel on l’aura confiné. S’il avait joué plus souvent à colin-maillard, il saurait que la mort aux yeux bandés peut frapper à tout moment et il aurait peut-être moins peur devant la vie. Cette argumentation fondée sur le rôle thérapeutique de la figuration de l’horreur est exactement celle que l’on trouve chez Aristote. C’est au livre VIII de la Politique qu’Aristote parle le plus explicitement de la catharsis, mais il s’agit de la catharsis musicale. La musique et la transe n’ont-ils pas d’ailleurs toujours été les remèdes les plus puissants dans la purgation archaïque des passions ? La musique est aussi, pour Aristote, un art représentatif, elle représente des dispositions et des affections et, parmi les différents genres de musiques, il y en a une, celle qui use de l’enivrante et dionysiaque flûte de pan, qui représente des états de possession (enthousistikaï 1340 b 34), de transe, de frayeur, de pitié, de tous ces états qui mettent les sujets hors d’eux-mêmes. Ces musiques parlent plus au corps qu’à la tête, elles stimulent ces états de transes (transire c’est voyager) mais en même temps elles les apaisent, car elle provoque un plaisir qui neutralise les troubles éveillés par les mélodies, ce qui rétablit l’équilibre de l’âme. Elles exercent donc un effet sédatif, à la manière d’une purgation, dit Aristote. Mais cette catharsis musicale ne s’adresse qu’à la partie vulgaire du public ; aussi doit-elle être distinguée de la catharsis théâtrale qui résulte de l’opération mimétique elle-même. Le grand texte est celui de Poétique IV où la question de la représentation est évoquée à propos de la question limite de l’horreur. La mimèsis dit Aristote est naturelle à tous les hommes, c’est par elle que nous apprenons (regardez les jeux des enfants !), elle nous dispose à la pensée et au savoir, elle nous apprend à voir et à théoriser. D’où vient-il, demande alors Aristote, que nous prenions plaisir à la représentation, même à la représentation de choses qui sont laides et repoussantes ? Et de prendre comme exemple les cadavres et les bêtes sauvages. Nous sommes en effet ici aux limites du représentable. La civitas, la cité, la civilisation, pour parler
latin, ne commencent-elles pas avec cette expulsion de la sauvagerie ou de la barbarie ? le champ de Mars et le théâtre de Dionysos n’étaient-ils pas situés extra-muros ? Rien de plus humain, par ailleurs, que le geste d’ensevelir les morts qui nous a donné notre nom d’homme ; inhumare humanum est dira Vico. Mais représenter un cadavre – on songe au radeau de la Méduse et aux heures passées à la morgue par Géricault – est supportable. Le spectacle de la mort nous effraie moins que la mort elle-même ; il nous permet de la regarder et de la penser. Ce pouvoir est la conséquence de la fonction théorique de la catharsis. La catharsis nous permet d’expulser un mal, de guérir le mal par le mal. Cette médication prophylactique et homéopathique, est une pharmacie, un pharmakon, un poison et un remède. La vertu de l’alchimie mimétique nous permet même de transmuer la peine en plaisir.
voit que la purgation tragique ne peut opérer que si l’on donne à la mimèsis non son sens restreint platonicien d’imitation, de copie, de reproduction, de reduplication ou de singerie mais un sens beaucoup plus large et un sens actif : par la grâce de l’art, elle rend présent, elle fait apparaître, elle révèle ce que la nature occulte ou encrypte. La mimèsis consiste ici à schématiser, simplifier, épurer, abstraire, transposer, clarifier. Comment autrement affirmer que le spectacle du mal libèrerait du mal ? Le spectacle tragique n’est pas un face à face solitaire avec la violence, il s’accomplit au contraire grâce au dispositif public et communautaire du théâtre, dans un espace civique dans lequel la passion ténébreuse est symbolisée, portée au langage, écrite, tirée au clair, ce qui permet le recul de la pensée et évite une adhésion immédiate et sans distance, une participation silencieuse et muette. La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle, la mise à distance fonde l’ordre symbolique. La forclusion du symbolique (Lacan) la confusion de la carte et du territoire, du jeu et des règles du jeu est au contraire proprement ce qu’on appelle la folie. À l’époque de la tyrannie du direct et du live, au moment où, dans l’espace privé, le flux ininterrompu des images suspend la parole, empêche la symbolisation et suscite l’adhésion immédiate, c’est peut-être de spectacle, de distanciation, de représentaGéricault, Le radeau de la méduse, 1818-1819, tion que nous avons le plus besoin.
C’est ce dont témoigne de façon exemplaire la tragédie qui est la plus haute forme de l’art, l’art politique par excellence. Cet art a en effet pour charge d’expulser les deux affects qui rendent impossibles le rapport politique : à savoir la terreur (phobos, phobie), l’excès de haine qui délie et dissout le rapport social et la pitié (éléos), l’excès d’amour qui provoque l’identification immédiate avec autrui. C’est pourquoi le spectacle tragique doit représenter un héros qui puisse susciter à la fois terreur et pitié, qui porte en lui la contradiction fondamentale de l’homme, l’énigme de l’humain et de son destin boiteux, l’énigme de l’homme, être terrible (deinos), monstrueux et merveilleux à la fois, suscitant l’horreur et la compassion. Voilà pourquoi l’histoire d’Oedipe l’innocent qui ne savait pas mais à qui son désir de savoir a fait découvrir l’horreur de son destin, est le mythe tragique à son plus haut degré de perfection, le modèle de la tragédie, la tragédie de la tragédie : Oedipous, oïdi (enflé) pous (pied), le boiteux infirme abandonné, oïdï pous, l’homme qui sait, l’homme qui a compris l’énigme des pieds, l’homme à deux pieds (dipous) enfin que nous sommes et dont la claudication, sapiens et demens à la fois, trahit l’appartenance humaine et est la marque de ce qu’Aristote appelait philanthropon, du sens de l’humain. On
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— Au commencement était la mort Un mémorial ? Pas vraiment, puisque l’oeuvre n’inclut pas la distance respectueeuse de l’acte de mémoire. Posons la question simplement : À quoi sert une oeuvre, ce presque rien ? D’instinct, de par la lumière, qui est souvent utilisée par les artistes comme symbole spirituel, nous sentons un artifice solonnel voire religieux.Il y a là comme un mystère célèbré. La lumière apporte une limite à l’espace. Entre noous et l’oeuvre, une frontière. Cette cage est à la fois frontière et franchissement. La démarcation stricte entre l’espace du monde et l’espace de la scène d’un suicide, entre l’immédiateté de l’humain (nous regadant l’oeuvre) et l’inconnu de la mort et du vide (l’espace de l’installation). Les deux espaces s’offrent comme structures de relation. En effet, c’est en inscrivant une frontière et en créant un espace spécifique que l’artiste apporte quelque chose d’essentiel à l’ensemble de l’oeuvre, qui délimite l’espace, en inscrivant une véritable césure et donc une respiration. Cette mise à distance entrouvre un sentiment d’effroi, nous sommes là tout près de l’espace de la mort mais pourtant en dehors, près à y plonger. Nous hésitons, nous cherchons dans le répertoir visuel de notre expérience du monde, pour finalement découvrir que nous sommes face à cette plaie mortelle, chair meurtrie et ensanglantée, transposer l’esthétique commerciale du caisson lumineux, qui en devient d’autant plus picturale, sensationnelle et séduisante, à la manière des oeuvre de Jeff Wall. « Le regardeur fait le tableau » déclare Duchamp, et Godard continue : « Il faut être deux pour faire une oeuvre ». Nous sommes les créateurs de cette illusion : notre regard nous trompe, mieux, crée. Le spectateur à la volonté de comprendre la vision de l’artiste, de créer une oeuvre en rapport avec lui, de le toucher dans ca propre chair. Car la chair entretient un rapport étroit avec l’art pictural et tout au long de l’histoire de l’art, les pinceaux la couvrent et la découvrent. Cette fascination pour le tissu du corp humain semble être constitutive de la peinture qui parait se définir à travers le rapport à la réalité, dans le but de s’approcher de la sensation de la présence du corps. Si l’art antique a comme point central la figure humaine, les artistes de la Renaisance, dans le but d’améliorer leur art, veulent aller plus loin dans la découverte du corps : ils pratiquent la dissection et collaborent avec des médecins. Léonard de Vinci consigne dans de nombreux dessins ses recherces anatomiques témoignant de l’ordre mathématique du monde, ancré dans 14
la Renaissance. Le Caravage, plus tard, exploitera la chair comme personne, en prenant notamment comme modèle le cadavre d’une prostituée enceinte retrouvé noyée. Il representera le corps d’une Vierge Marie au visage verdâtre et au ventre gonflé dans la mort de la vierge. Entre les deux guerres, les peintres s’attachent en partie à représenter le corps d’une réalité brute. Le Royaume-Uni fourmille d’artistes qui mettront au centre de leur volonté artistique l’ambition de « capter la chair ». Stanley Spencer (1891-1959), peintre britannique, travaille à un rendu très particulier de la chair humaine à la texture flasque, relâchée et à la peau livide, devançant les portraits et les nus d’un lucian Freud. Pendant la guerre, Stanley Spencer considère les horreurs de ces évènements, de sa vie et des siens et déclare qu’il sent « que l’unique façon d’en finir avec cette effroyable expérience serait que tous décident soudainement de s’abandonner à tous les excès, à tous les désirs charnels sexuels, à la bestialité, quel que soit le nom qu’on voudra donner. C’est là qu’est le patrimoine des joies humaines. » Encore en Angleterre, l’école de Londres avec Lucian Freud et Francis Bacon montre des exempkes importants d’une peinture où le corps est chair. À la manière de Bacon, la vie est réduite à « la naissance, la copulation et la mort, c’est tout », notamment à travers la représentation de la chair, et comme chez Spencer la chair s’exprime par la dualité entre horreur et délice. La photographie est souvent présentée comme analogue de la mort. Benjamin et Barthes ont tous deux développé l’idée à leur manière. « La Photographie représente ce moment (...) où je ne suis ni un sujet ni un objet, mais plutôt un sujet qui se sent devenir objet : je vis alors une micro-expérience de la mort : je deviens vraiment spectre » explique Barthes.
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Francis Bacon, Portrait of Pope Innocent X, 1953
Stanley Spencer, Caption, 1959
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Lucian Freud, Reflection (Self Portrait), 1985
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— Le regard avant tout Le regard vient d’abord : c’est lui qui definit la beauté, par sa réception, par sa propension à l’illusion. Qui regarde, qui est regardé, qui comprend le regard posé ? Et deja intervient, en parallèle, le regard voyeur, qui nous invite nous aussi à regarder la girafe qui prend par derriere une ravissante femme blonde ou encore Beast in me, quand le taureau, qui, tout Zeus qu’il soit, n’en est pas moins avant tout un puissant animal, enlève Europe, dont le regard plein d’amour nous trouble au plus profond : il ne s’agirait donc pas d’un enlèvement contre nature mais bien une alliance amoureuse entre la femme et la bete ? C’esrt en tout cas ce que nous suggère le titre beast in me – la bête en moi qui m’habite autant qu’elle me pénètre. Le regarde enfin qui doute et qui ne saura jamais si ce qu’il voit est réalité ou fiction. Comme le sont si souvent les images et les mots, à la limite entre réalité et fiction- une limite floutée – racontant la réalité, l’inventant, donnant forme à la fiction, à l’image, les tirant vers la réalité et vice versa. Tous ces regards qu’on aime troubler, capter, leurrer, fasciner.
Imaginer / voir la souffrance et la mort « Snuff » : vulgairement, crever. Les « snuff movies », des films qui montrent l’horreur, pour le plaisir de celui qui regarde et le gain de celui qui produit. La mort, essentielle, doit être présentée comme étant réelle, et visible dans son déroulement. Donc, filmée. On doit voir le mourant sur le point de mourir, entrain de mourir, et non la mort ayant deja réalisé son oeuvre. Le mouvement et la durée font spectacle. « Mythe ou réalité, les snuff movies renouent avec une pratique abandonnée depuis quelques siècles : l’immolation ou le massacre organisés à des fins de spectacle. Qui dit spectacle dit plaisir » (Gérard Lenne, la mort à voir,edition du cerf, 1977). Des snuff, on ne sait aujourd’hui encore s’ils sont mythe ou réalité : ils bénéficient encore et toujours du doute, de cette « incertitude fondatrice », selon les termes de Paul Ardenne (Extreme, Esthétiques de la limite dépassée, Flammarion 2006), cette incertitude qui laisse le spectateur jouir de la contemplation de la souffrance et de la mort. Images floues qui suggere, notre regard ne sait plus ce qu’il regarde vraiment - mais un plaisir qui ne serait pas le même si le soupçon de réalité n’existait pas. Le frisson domestiqué ne satisfait pas le regard. L’horreur délicieuse, entre fantasme, fiction et réalité, est ici à son comble. 16
Regarder la mort pour voir la vie Comme beaucoup d’enfant grandissant dans des familles de condition modeste, la première, voire la seule image qui aura accompagné l’enfant durant ca petite enfance, l’unique imago est celle du Christ crucifié. Est ce de là, de ce prétendu bien révélé par la souffrnace que vient le goût pour l’horreur délicieuse, et la conviction, peut-être, que les représentations du « bien » ne sont séduisantes que quand elles sont associées à la souffrance, au masochisme du sujet, au sadime du regard ? Le travail d’une matière morte, nous montre en réalité la beauté sublime de la vie, les couleurs somptueuses de ce qui fut vivant, l’émouvante sensualité de l’organicité. Collishaw et Freud se retrouvent dans les tréfonds de l’âme humaine et tous deux s’effraient de ses secrets et admirentson organisation spontanée, ses structures naturelles, complexes, élaborées avec patience dans le but de donner forme à l’indicible sans le trahir. L’ingéniosité de notre cerveau est sans limites, comme celle de l’analyste, comme celle de l’artiste, pour transformer nos sentiments les plus cachés en images, en rêves et en symptômes. Regarder les pulsions de mort et en extraire la vie, par la matière.
In fine, la beauté Certain dans l’art contemporain parlent du « beau au risque du décoratif », la beauté du monde, ici, ne prend jamais ce risque la, parce qu’elle englobe la tonalité du monde, sans catégorie a priori de ce qui est beau ou il ne l’est pas. On se positionne dans la joie neitzschéenne de la reconnaissance du monde dans sa réalité la plus crue et l’affirmation de la vie dans sa pleine richesse, sans rien en exclure, fût-ce la mort et son obscène contemplation. La beauté de l’illusion, de la « corruption des images », selon cette expression chère a Collishaw. Une beauté qu’il faut comprendre entendre, prendre avec soi. La beauté organique, sale, l’horreur délicieuse, quand la forme prend le pas sur la dégradation. Le paradoxe d’une beauté qu’on saisit- qui nous saisit- alors même qu’on ne la voit pas. La beauté que voit l’aveugle. Dostoïevski n’est pas le seul à le suggérer : c’est la beauté, et elle seule, qui sauvera le monde. Ou peute-être, finalement, sera-ce la dérision. Du sublime, revenir a l’humain. À soit même. Au héros ? Quel héros ? On nous emmène ailleurs encore, vers Narcisse, quand pour voir la beauté du monde, il ne nous reste plus qu’à nous pencher sur nous mêmes, et scruter, avec attention,
notre propre reflet. Ce qui nous est offert par l’image, nous dit Michele Robecchi, c’est avant tout la lutte. Ainsi, le texte qui vient à la suite, peut bien sûr être compris d’abord comme le dit Julie Gil, comme un lieu potentiellement glamour dans un hotel très particulier. Mais ce pourrait être aussi, une suite qui ne finit jamais : la lutte contre la mort elle même. Il ne nous reste qu’à la regarder. Regarder des images que les textes qui suivent vont gébérer en vous, lecteurs.
“ L’horreur délicieuse, entre fantasme, fiction et réalité, est ici à son comble ” Barbara Polla
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Bergoend Jade, sympathique, 2014 17
“ Le fond des choses est horrible. ” J. Chardonne.
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Bergoend Jade, Cloche, 2014
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— La fascination de l’horreur Au livre IV de la République (439e-440a), Platon évoque un personnage – Léontios – qui passe, au Pirée, devant des cadavres suppliciés : En même temps qu’un vif désir de les voir, il éprouva de la répugnance et se détourna ; pendant quelques instants il lutta contre luimême et se couvrit le visage ; mais à la fin, vaincu par le désir, (épithumia) il ouvrit tout grands les yeux, et courant vers les cadavres, il s’écria : voilà pour vous, mauvais génies (kakodaimonès), dit-il, emplissez-vous de ce beau spectacle ». Tout n’est-il pas dit dans ce passage de Platon ? Le cadavre c’est la décomposition, l’instabilité, l’informe, la mort, il emblématise le genre des choses horribles qui, selon l’étymologie, provoquent le hérissement, le frissonnement, le tremblement. Mais malgré cette épouvante, et après s’être, comme Moïse devant le buisson ardent, recouvert la face de son manteau, Léontios, dominé par la pulsion scopique du voyeur, finit par se repaître du spectacle et dévore des yeux les cadavres suppliciés. Le cadavre qui fait trembler et qui fascine appartient, selon R. Otto, en tant que tremendum et fascinans, au sacer, au sacré. Le sacré, qu’il soit haut ou bas, divin ou diabolique est toujours cette irruption monstrueuse du réel qui vient tout à coup déranger la tranquillité satisfaite du monde rassurant que nous nous sommes constitué et qui provoque des réactions ambivalentes, le dégoût et le goût pour le dégoût. Et quoi de plus commun que ce goût du sang ? Les honnêtes gens que nous sommes ne sommes-nous pas tous comme Léontios ? 20
Ne finissons-nous pas par nous précipiter et nous agglutiner, comme des mouches, autour des blessés et des morts dès que, quelque part, il y a ce qu’on appelle, un accident ? Platon, on le sait, condamne et frappe d’interdit ce désir qui émane de la partie sensible et irrationnelle de notre âme. Toute la République de Platon est un gigantesque dispositif destiné à censurer de façon policière non seulement la vision directe mais la représentation de la violence et de la passion qui est par excellence le fait de la tragédie. Au livre III, on le sait, les poètes tragiques, avec les plus grands honneurs sans doute, sont éconduits, reconduits aux portes de la cité (398 b). Ce qui était un symptôme de maladie et de faiblesse pour Platon devient, à l’autre bout de la philosophie, un symptôme de santé et de force. C’est le monde étriqué des hommes mutilés que nous sommes, celui de la mort refoulée et rentrée, qui sue l’affolement et l’angoisse. Ne rien éluder, vivre à hauteur de mort, est au contraire le signe de la grande santé. Cette thèse est celle de Hegel, celle de Nietzsche, on la trouve aussi chez Bataille. La grande santé, au rebours de l’escamotage idéaliste, consiste à regarder en face ce qu’il peut y avoir de destructeur et de cruel au fond de l’existence et à affirmer la vie jusque dans la mort. Dans la mesure où ils le peuvent... écrit Bataille, les hommes recherchent les plus grandes pertes et les plus grands dangers comme s’ils étaient faits non pour le plaisir mais pour l’héroïsme, non pour l’accumulation mais pour la dépense et la ruine. La séduction extrême, écrit-il aussi, est peut-être à la limite de l’horreur. L’horreur séduit, elle fascine,
elle possède celui qui y cède et le conduit (se-ducere) au silence de la volonté. Cette attirance désintéressée, vertigineuse et sans fond vers la mort est celle que portent au langage Baudelaire et Sade, par exemple ; plus qu’aucun autre, ils ont su faire ce qui demande le plus de force : maintenir ce qu’il y a de plus terrible, maintenir l’œuvre de la mort, pour reprendre les mots de Hegel. Mais comment se maintenir en la mort ou comment regarder la mort en face (Hegel) ? Comment être soi-même la joie éternelle du devenir, joie qui enferme en elle la joie de détruire comme le dit Nietzsche ? Pour que l’expérience de la mort soit possible, il faudrait se regarder cesser d’être ce qui est évidemment impossible. C’est à cette difficulté que Bataille répond en disant : c’est par le subterfuge du spectacle ou de la représentation que l’impossible peut devenir possible, renouant ainsi avec la plus classique des théories, celle de la mimèsis que l’on trouve dans la poétique d’Aristote. Prenant l’exemple de la littérature la plus populaire, la littérature policière qui fait toujours fond sur la représentation du danger et de l’horreur, Bataille montre que, grâce à elle, le lecteur peut jouir par procuration du sentiment d’être en danger que nous donne l’aventure d’un autre. N’avons-nous pas ici une réponse à notre première question ? l’art est un exercice de la cruauté qui nous permet de ne rien éluder, qui nous permet de vivre à hauteur de mort, grâce au détour de la représentation.
“ Quête, quotidienne et obsessionnelle, d’une beauté différente, mise en scène, qui renvoie le spectateur à sa propre étrangeté. ” Barbara Polla
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— Poétique de l’horreur Le sublime. L’esthétisation de l’horreur a quelque chose d’odieux et l’on comprend le tollé que vient de susciter la remarque du compositeur Stockausen : « Ce à quoi nous avons assisté, et vous devez changer totalement votre manière de voir, vient-il de dire à propos du 11 Septembre, est la plus grande œuvre d’art jamais réalisée : que des esprits atteignent en un seul acte ce que nous, musiciens, ne pouvons concevoir ; que des gens s’exercent fanatiquement pendant dix ans comme des fous en vue d’un concert, puis meurent... » Apollinaire, lui, ne trouvait-il pas esthétique les champs de bataille et Diderot n’a t-il pas déjà ouvert toutes grandes les vannes du romantisme en montrant que seule la terreur – et il faudrait y inclure celle qui allait advenir dans le champ politique – peut vivifier et rajeunir le génie poétique ? Et pourtant transformer l’horreur en spectacle, le déplaisir en plaisir c’est le propre des représentations que l’esthétique appelle sublimes. Pas de meilleur exemple de cela que le plus célèbre des vers de Lucrèce. Il se trouve au début du livre II du De natura rerum : suave mare magno... « Qu’il est doux, sur la grande mer, dit-il, quand les vents agitent les flots, d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui ; non que la souffrance d’autrui soit un plaisir si grand, mais qu’il est doux de voir à quels maux on échappe ! Qu’il est doux encore de contempler la disposition des grands champs de bataille, sans prendre sa part au danger ! » Toute l’analyse du sublime par Burke pourrait être tirée de ces vers. Des objets qui choqueraient dans la réalité deviennent dans les représentations tragiques la source d’une 22
forme très vive de plaisir, reprenant ainsi presque mot à mot le passage déjà cité de la Poétique d’Aristote. La passion de la terreur produit toujours du délice quand la menace n’est pas trop proche, ajoute-il. Cette forme très vive de plaisir n’est pas un plaisir positif comme celui que donne le beau, c’est un delightfull horror, une horreur délicieuse qui est une privation au deuxième degré. La terreur est liée à la menace que plus rien n’arrive, à la menace d’être privé de lumière (ténèbres), d’autrui (solitude), de langage (silence), de vie (mort). En suspendant cette menace l’art nous procure un soulagement qui agite et intensifie la vie de l’esprit. Kant reprendra et approfondira cette analyse et toute l’analytique du sublime pourrait être comprise à partir, cette fois-ci, du célèbre fragment de Pascal sur le roseau pensant, sur le contraste existant en l’homme de la finitude et de l’infinitude. Comment en effet comprendre l’inquiétante étrangeté de ce plaisir dans le déplaisir qui est le propre du sentiment du sublime ? Si, alors que nous nous sentons écrasés et annulés par la grandeur absolue du ciel ou par la puissance déchaînée de l’océan, nous éprouvons, à l’occasion de cet anéantissement, du plaisir, c’est que nous prenons obscurément conscience que nous appartenons à un autre ordre que celui de la nature. « Mais quand l’univers l’écraserait, avait écrit Pascal, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien ». La bonne distance : Antonin Artaud et Bertolt Brecht. On peut dire que la conquête de la représentation perpectiviste suffit à caractériser la Renaissance. Grâce à la géométrie, l’homme devient le maître de
la rationalité des apparences elles ne sont plus un théâtre d’ombres il devient le rival de Dieu, il peut à volonté créer « des objets d’amour, des monstres qui font peur, des figures bouffonnes qui font rire, écrit Léonard. Mais cette omnipotence est subordonnée à une condition : « une seule personne, dit le même Léonard, peut être à la fois à l’endroit le plus propice pour voir le tableau ». C’est pourtant bientôt tout le modèle de la représentation perspective qui va entrer en crise lorsqu’on va s’apercevoir que tout point de vue sur la réalité est arbitraire, qu’il y en a plusieurs possibles et que selon que l’on arrive par la porte de côté ou qu’on le regarde de face, le tableau d’Holbein “ Les Ambassadeurs ”, présente soit une tête de mort vue en anamorphose, soit la magnificence satisfaite des représentants du pouvoir. On pourrait dire par analogie que toute l’histoire du théâtre au XXe siècle a été dominée par deux points de vue antagonistes : celui du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud qui place la perspective trop près, tout contre la vie jusqu’à sortir de la représentation et celui du théâtre critique de distanciation (Verfremdunsgeffekt) de Bertolt Brecht qui place au contraire le point de vue trop loin, puisqu’il cherche à éviter à tout prix la participation du spectateur au spectacle, participation et magie qui sont, pour lui, le propre du théâtre bourgeois qui, comme toute formation idéologique, vise à conforter des rapports de domination. Pour Artaud, le scandale de la pensée est d’être séparée de la vie. Il faut donc faire sauter la scène du théâtre occidental qui sépare les acteurs des spectateurs, assis, consommateurs, jouisseurs et voyeurs.
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Jade Bergoend, Flower, 2014
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Jade Bergoend, Flower, 2014
“ Mettre l’horreur en acte, écrire pour approcher cette horreur, la sublimer, déplacer par l’écriture et dans l’écriture le sadique de la pulsion. ” Jean Genêt
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— Le sublime dans l’horreur Enfoncer un peu plus le métal dans la chair et sentir les frissons parcourir son corps. Il n’avait pas peur, bien au contraire, il se délectait de cette souffrance qu’il infligeait. A chaque fois que la lame pénétrait sous la peau de sa victime, il éprouvait un plaisir malsain à entendre sa proie gémir. Il n’était pas un de ces hommes qui pervertissaient l’art. Lui savait comment s’y prendre. Le sang ne jaillissait pas en torrents incontrôlables. Il n’offrait pas un spectacle d’horreur mais une véritable œuvre d’art. Sa maîtrise était parfaite. Il ne pouvait que jouir devant une telle beauté, et ne s’en serait privé pour rien au monde. Depuis toujours, il avait rêvé de créer l’art le plus complet, celui dans lequel tous les sens seraient en éveil, et il avait réussi. Il emmenait de jeunes femmes, les plus innocentes possibles, jusque dans son atelier et les libérait. C’était un art qui se construisaient à deux, une valse dans la douleur et la monstruosité, une danse où la pureté encore naissante rencontrait son sauveur, une ode à la liberté de l’esprit face à la dégradation de l’enveloppe corporelle. Il les choisissait toujours d’une vingtaine d’années. Après, on ne pouvait plus sauver leur âme. En tant qu’artiste, c’était son rôle de les mener jusqu’à la Vérité, jusqu’à l’Absolu. Un véritable rituel entourait la préparation de son sujet. Il n’avait hélas trouvé aucune autre alternative que de commencer par les souiller. Il attendait qu’elles perdent conscience sous l’effet de ses produits avant de les attacher sur une croix, au sol. Patiemment, il guettait leur réveil tout en préparant ses outils de travail. Quand elles rouvraient les yeux, elles possédaient toujours ce même regard suppliant, conscient
de leur impossibilité d’agir. Mais il ne s’en lassait jamais. Elles se mettaient généralement rapidement à crier de toutes leurs forces. Il devait alors leur expliquer qu’il ne leur voulait aucun mal, qu’il était là pour les aider. Après cela, il pouvait commencer à sculpter. Il partait de leurs belles mains de femme et remontait avec son scalpel jusqu’à leur visage de fille dans des courbes délicates et aériennes. Pendant l’acte, une force supérieure s’emparait de lui. Dieu, qu’il pouvait les aimer ces créatures si pures ! Il s’attaquait ensuite à leur ventre. Sans doute était-ce ce qui le délectait le plus. Il enfonçait la lame d’un coup sec et calculé avant de la retirer par à-coups, déversant toujours un filet de sang sur la lame. Elles gémissaient. Il les aimait, les vénérait. Elles se débattaient tant bien que mal. Cela ne faisait qu’augmenter son taux d’adrénaline. Il devait coûte que coûte rester précis dans son geste. Si elles le mettaient en difficulté, il ne faisait que jouer plus longtemps avec elles pour jouir un peu plus de l’occasion. Il les forçait à boire leur propre sang avant de les clouer à la croix. Ensuite, il les laissait là, les hydratait, les nourrissait au besoin et les observait agoniser dans une excitation démesurée, pendant qu’il les peignait. Parfois, il allait les rassurer, leur réexpliquer qu’il avait sauvé leur âme et passer sa main dans leurs cheveux. Il ne pouvait se passer de ce spectacle et sans cesse, il avait besoin de le renouveler non sans y mettre plus de sang mais en le faisant toujours durer un peu plus longtemps, jouant davantage avec ses victimes. Tous les plaisirs étaient réunis dans son art : celui de l’ouïe, de la vue, du toucher de cette chair si fraîche, l’odeur de la peur et le goût que faisait naître dans sa bouche
le sentiment de supériorité. Jamais il ne s’en lasserait. Pourtant, alors qu’il pensait toujours avoir atteint le bonheur en se rassasiant du plus grand des plaisirs, il se passait tout au plus un mois avant que la faim le reprenne. Dieu comme il aimait sauver les âmes ! Elina
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Irving Penn Mascara wars, 2001
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— Mascara Wars En se promenant dans l’exposition Irving Penn aux galeries Pace, il y avait beaucoup de photos sur l’écran qui étaient visuellement frappant et émotionnellement provocateur. Un en particulier m’a fait arrêter et pas seulement regarde, mais aussi réfléchir à la question de l’apparence et tous les problèmes qui y sont associés. « Mascara Wars » par Irving Penn touché sur les couches les plus profondes, parfois invisibles de maquillage et l’obsession de l’embellissement. Le spectateur est choqué de voir un visage fantomatique pâle marqué par ce qui apparaît comme une poussière blanche et un œil injecté de sang qui a mascara sur. Les applicateurs de mascara ressemblaient plus à des chaînes plutôt que les normales que je vois beaucoup de filles utilisent. La signification symbolique est tout à fait
extraordinaire dans ce close-up. L’être humain tourmenté semble crier par cet œil répulsive sur toute la souffrance qu’elle ou même il fait face en essayant d’être attractif. Personnellement, je l’habitude de ne pas envisager ce que beaucoup de femmes ont à supporter dans leur quête pour être belle. Tout le stress de trouver une combinaison esthétique de maquillage n’a jamais vraiment évident pour moi jusqu’à regardant cette photo et puis penser à ces complications. L’un œil dans « Mascara Wars » est en mesure de révéler l’angoisse de l’esprit des modèles et beaucoup de gens en général, que nous sommes dans une culture où beaucoup essaient d’être magnifique et utiliser le maquillage comme un moyen. La leçon importante de cette photo est donc de se contenter de la façon dont vous regardez au
lieu d’appliquer une façade de maquillage et avoir été torturé par elle. Nous ne devrions pas respecter ce que le statu quo nous dit que c’est beau ; nous devrions plutôt nous dicter notre propre interprétation de ce qui est attrayant, et de suivre nos propres points de vue. Guerres devraient vraiment être menée contre mascara et mirage des outils de similaire, comme Irving Penn aurait voulu.
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“ il y a une sorte d’absence dans l’image, ce n’est que l’illusion de la façon dont ces images ont été prises qui fait que ces choses exercent un contact visuel ” Mat Collishaw
Derrière leur trame raffinée un lourd lot d’horreurs. L’esthétisation extrême a cette vertu : elle sait faciner. L’esthetisation, pour le meilleur, arrache le regard au réel. Pour le pire, elle suggère ou signale la préciosité, la superficialité, la gratuité, comme, peinture, chez Cabanel, Winterhalter et tant d’autre petits maîtres. Affaire de dosage, sans doute, mais plus encore de contenu, l’équation étant celle-ci : à contenu creux, esthétisation vaine.
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Jade Bergoend The eyes, 2014 29
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Luis Buñuel, Un Chien andalou, 1928
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Stanley kubrick Orange mécanique, 1971
— A Clockwork Orange Violence, pessimisme et déchaînement d’images. L’accueil fait dans la presse à Orange Mécanique est à la mesure de la claque reçue par la critique. Enthousiaste mais assommée, admirative mais secouée... Le seul soupçon de reproche portant sur la mise en images de la violence jugée excessive par une minorité plus sensible. « Un volcan en éruption, une sorte de séisme cinématographique », voilà Orange Mécanique pour Le Monde qui égrène les superlatifs : « époustouflant, tonitruant, extravagant, harassant, irritant, fascinant, bourré de trouvailles et de surprises, et constamment dominée par l’exceptionnelle maîtrise d’un réalisateur qui s’égale ici aux plus grands ». En choisissant d’adapter le roman d’Anthony Burgess, Kubrick s’attaque à un sujet vaste et pluridimensionnel.
Il s’inscrit d’abord dans son temps et démontre une réelle modernité dans le propos. « Toutes les névroses, les obsessions et les frustrations faites d’érotisme et de sadisme de notre époque sont ici évoquées » note Aspects de la France. Combat développe la même idée : « il y a dans cette nouvelle Comédie Humaine tout l’âme résumée des temps modernes : Kubrick passe en revue la révolte des jeunes, dénonce la grisaille et la veulerie du monde adulte (...) et s’élève contre le fascisme latent qui menace, les savants et la science ». C’est toute la société qui est visée, une société « à bout de souffle » précise Le Canard Enchaîné, une « société désaxée » pour La Croix, dont Kubrick « démonte le mécanisme de la violence ». Il n’épargne rien ni personne, caricature chaque catégorie, chaque profession,
et livre « une analyse sociologique de premier ordre » apprécie Témoignage Chrétien. Orange Mécanique est aussi, estime L’Humanité Dimanche, « une œuvre d’avertissement », qui vaut beaucoup pour son universalité. « Tout gravite autour du problème de la dignité et de la liberté de l’homme » considère L’Education.
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Joel-peter Witkin Harvest, 1984
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— Baroque et hétéroclite Né à Brooklyn de père juif et de mère catholique1, Witkin est témoin à l’age de six ans d’un accident de voiture prémonitoire de son univers photographique : la tête coupée d’une petite fille roule à ses pieds. Dès l’âge de 16 ans, Witkin prend en photo des monstres. Il étudie la sculpture et obtient une licence de beaux-arts en 1974. Après son installation à Albuquerque, il fait une thèse sur la photographie et enseigne à l’université2. Il commence à exposer en 1969.
Witkin est fasciné par les êtres aux caractéristiques physiques étranges, difformes et singulières, qu’il recrute par petites annonces pour créer ses photos. Celles-ci sont des mises en scène soignées de portraits de personnes mêlées à des objets dans un assemblage baroque et hétéroclite. Les photos sont souvent retravaillées (griffures sur le négatif, traitements chimiques, maculage, etc.). Witkin crée une ambiance qui renforce l’aspect morbide des sujets et la poésie de la prise de vue.
Ses provocations, goût pour le morbide et pour les monstres suffiraient sans doute à lui attirer un certain public. Mais il a aussi capté l’attention d’une partie du monde de l’art et des institutions avec une pose artistique aux prétentions démesurées. L’envie de faire une photographie commence avec un dessin réalisé à partir d’une référence historique, artistique, d’une personne ou d’une pensée. Le dessin est le codex3 d’une recherche impliquant des gens et des éléments divers combinés entre eux de façon fréquemment disparates. Cet univers physique est alors enregistré par un appareil photo. Le film exposé est développé, ce qui donne une bande de douze négatifs bien nets4. Je choisis alors un négatif que je griffe et coupe. Je ne fais aucun collage ni surimposition.
“ Un scénariste doit chaque jour tuer son père, violer sa mère et trahir sa patrie. ”
Luis Bunuel
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— Secouer le coeur, encore Mat Collishaw est connu pour sublimer l’horreur. Ses oeuvres les plus célèbres révèlent une fascination pour les aspects les plus sombres et les plus crus de la vie, qu’il magnifie tout en les transformant en visions d’une beauté proche du sacré. Ses oeuvres attirent irrésistiblement le spectateur dans un monde à la fois primitif et intensément romantique, charnel et dur, un monde qui ne cesse de nous rappeler nos passions réprimées et l’essence même de la vie, intrinséquement belle et douloureuse. Ces caractérisations désormais bien connues de l’oeuvre de Collishaw reposent sur trois piliers qui méritent ici toute notre attention : une connaissance approfondie de l’histoire de l’art, l’utilisation méticuleuse de toutes les technologies de l’image, qu’elles soient anciennes ou futuristes, et un désir inextinguible de troubler la perception du spectateur. Collishaw positionne souvent son travail au sein même d’un dialogue avec des chefsd’oeuvre du passé, et met le spectateur au défi de ses propres émotions grâce à l’utilisation de techniques toujours réinventées. Last Meals on Death Row est une série de natures mortes représentant le dernier repas parfaitement documenté de condamnés à mort américains. Collishaw a recomposé lesdits repas, documentés par Jacquelyn Black dans un livre du même titre, et les photographiés à sa manière si personnelle, comme s’il était un maître flamand devant ca palette. Cette lumière se cache dans l’obscurité du thème pour n’éclairer que quelques détails de ce dernier geste de vie : se nourrir avant de mourir. Cette lumière oblique, sur un verre, le rebord 36
d’un plat, sur des oeufs, une pomme, ou sur des frittes, semble éclairer à rebours de sens une réalité que l’on voudrait ignorer. Cette lumière est celle d’un peintre – et qu’importe que ce soient des photographies : le trouble technique, qui croise le trouble conceptuel, est là aussi pour dire que les anciennes distinctions, les hiérarchies longtemps affirmées, entre la peinture et la photographie, sont définitivement obsolètes. Afin de nous secouer davantage encore, Collishaw intitule chacune des pièces du nom du condamné à mort. Johnny Frank Garrett, James Russel, William Joseph Kitchens... Le dernier repas n’est pas un concept, c’est bien ce qui a été mangé par un homme vivant que nous avons exécuté dans l’heure suivante. Au-delà de la peine de mort, ces travaux de Collishaw se réfèrent également, comme soouvent chez l’artiste, à la chrétienté qui a baigné son enfance. La Sainte Cène est elle aussi un dernier repas, qui préfigure la résurrection. Mais jamais Mat Collishaw ne moralise, ni ne politise. L’artiste donne à voir. Ses oeuvres ne sont pas un appel à la suppression de la peine de mort, mais évoquent cette douleur qu’il vient fouiller au tréfonds de notre âme : nous savons et nous laissons faire. Alors contemplons. Et c’est ainsi que finalement, au-delà des sentiments troubles qui nous animent devant ces Last Meals on Death Row, c’est la beauté qui retient notre regard et l’amène à revenir, encore et encore, sur ces images d’une perfection possible.
“ La naissance, la copulation et la mort, c’est tout ” Mat Collishaw
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Mat Collishaw Last Meals on Death Row, 2011 37
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Mat Collishaw Flowers, 2011
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— Fleurs du Mal ou Fleurs de joie ? Les fleurs traversent l’oeuvre de Collishaw comme un collier de merveilles. Fleurs en flammes, fleurs syphilitiques, fleurs habillées de peau de tigre, fleurs torturées comme le Christ de Bunchenwald, fleurs transformées par la terre sur laquelle elles poussent, une terre baignée de pétrole, fleurs femmes, fleurs félines, fleurs carnivores... les fleurs de Collishaw nous parlent de joie et d’apocalypse, de transformations magiques, mais aussi de monstrueuses pollusions hybridant règnes végétal, humain et animal dans un mélange imaginé et orchestré par l’artiste, ce Prométhée des temps modernes, plus encore que par le scientifique. Et voici les fleurs soudain chargées d’une chair obcène et inquiètante qui se meut sur elle-même sous des cieux non moins inquétants... Fleurs du mal ? Transformation, fusion, hybridation de photographiede fleurs, de viande en macération, de poisson, de peau humaine ou animale dévorée par les bactéries les plus résistantes : la pourriture se supperpose allégrement à la beauté des fleurs. Cette pourriture, et avec elle la décadence, le déclin, seraient-ils inscrits voire mérités ? Mais les fleurs de Collishaw sont si belles... Fleurs de joie ? Sublimes sans aucun doute et nous en reprendrons volontiers un bouquet, avec épines et pustules, et tant pis pour la déréliction, si la beauté est dans l’image ! Les fleurs-catastrophes de Mat Collishaw sont un exemple du sublime qui hante la plupart de ses oeuvres : fascination et effroi mêlés dans un même regard. Régis Durand nous les détaille avec déléctation. 39
— L’autoprotrait comme suicide Analogie de la photographie à la mort et analogie de l’appareil photographique à l’arme à feu. Shooter, viser, recharger, tirer sont les verbes utilisés pour l’usage du pistolet et de l’appareil photographique. Un jeu révèle d’une manière singulière cette parenté. Dans les années qui suivent la Première guerre mondiale apparaîtdans les Luna Park et les fêtes foraines une étrange attraction : le tir photographique. Le gagnant du tir photographique, dont JeanPaul Sartre aura fait l’expérience victorieuse, reçoit non pas un ours en peluche mais la photographie étrange, que celle où l’on se voit se tirer dessus. Duel entre soi et soi. Vertige d’une autodestruction, de l’image d’un suicide, dans le sens propre du mot « se tuer soi-même ». Mais qu’est ce que cette photographie si ce n’est un autoportrait ? L’autoportrait prendrait-il le goût du suicide ? La philosophe Suan Sontag nous guide dans cette direction. Elle développe l’idée que l’autoportrait représente une forme de sublimation du suicide – un harakiri esthétique dans lequel l’artiste entre en duel avec luimême. Mat Collishaw, au moment de l’instalation de Suicide Suite, presque par jeu, procède à une exploration de la photographie et de l’image qu’il offre : il se photographie allongé sur le sol, dans la Suite, bras et jambes écartés, un fusil entre ses jambe pointant en direction de sa tête. L’artiste n’a jamais souhaité considérer ces images comme un « travail », ni les révéler, ni les inclure dans l’oeuvre. Nonosbant cette volonté, elles apportent, à ceux qui ont eu le privilège de les voir, un axe de réflexion supplémentaire. D’abord, cette similitude entre l’essence de l’autoportrait et la mise en scène de 40
l’autoportrait en suicidé apporte un supplément de vertige. Nous voyons un artiste mort, une figure moderne de la crusifixion. L’artiste comme figure martyr du Christ.Le fusil est ici un substitut phallique dont ne saurait ignorer la charge érotique (élémentaire selon Mat Collishaw, l’une des raisons pour lesquelles l’artiste n’a pas voulu que ces images existent), mais que l’on ne peut pas éviter de mettre en rapport avec l’image du Christ sur la croix. En 2004, Collishaw sera d’ailleurs lui même le Christ en croix dans sa vidéo Shakin’ Jesus. La souffrance esthétisée nous révèle que derrière l’oeuvre se trouve en fait l’artiste bien sûr, et son statut, tout autant. Écoutons Collishaw parler de ses oeuvres : « Je pense que l’idée de désespoir provient d’abord du sentiment du malaise de l’acte artistique luimême, puis d’aller accrocher son oeuvre dans une galerie et de bâtir tout un scénario. Dans un sens il y a urgence ou désespoir à vouloir dire quelque chose, peut être est-ce parce que je ressens du désespoir sur la façon dont les chose sont en général. C’est pourquoi j’essaie de mettre en evidence ce désespoir en sachant que derriere tout cela il n’y a véritablement rien si ce n’est le vide, l’absence. C’est un sentiment vide et noir. » L’acte artistique, un sentiment vide et noir ? Comme un trou noir ? Un espace particulier où tourbillonnent la mélencolie et l’urgence comme cette installation inaugurale, Suicide Suite, combine espace confiné du sentiment du suicidé, espace de la scène d’un suicide, espace de l’image prisonnière dans la chambre noire et pour finir espace tourmenté de l’artiste.
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Mat Collishaw Shakin’ Jesus., 2004
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Daikichi Amano, Untitled, 2011
— Human nature Le plaisir de faire une chronique sur un sujet aussi foisonnant que celui des arts visuels tordus vient aussi souvent des suggestions que je reçois de la part de lecteurs. Seriez-vous donc vraiment surpris d’apprendre que l’artiste qui fait l’objet de notre dégoût cette fois-ci est une proposition de notre nanardienne préférée ? Les clichés de Daikichi Amano, qui marient érotisme, grotesque et bestioles, sont à la fois sublimes et carrément répugnants. Une mention s’imposait donc ! J’étais par contre bien loin de me douter jusqu’où mes recherches sur le sujet me mèneraient… Daikichi Amano est né à Tokyo en 1973. Il étudie l’art aux États-Unis, mais c’est lors du retour dans son pays natal que l’artiste développe un langage particulier avec la
photographie. C’est qu’enfant, Amano était déjà vivement intéressé par la sexualité. Peutêtre même un peu trop. Les jeunes filles de son école le détestaient ; le garçon adorait se faufiler dans leur vestiaire pour les observer. Ses expérimentations lui ont même valu quelques visites à l’hôpital. En effet, il aimait particulièrement insérer de petits jouets ou d’autres objets comme des effaces dans son… orifice personnel. On comprend peut-être mieux maintenant d’où lui vient cette fascination pour l’érotisme, voir la pornographie, qui se retrouve dans chacune ses œuvres. Le Tentacle erotica (drôlement traduit de l’anglais par Tentacule érotique) ou encore le Squid porn, ça vous dit quelque chose ? C’est pourtant un genre pornographique que l’on retrouve au Japon depuis le début des années 1800.
Il a d’abord fait son apparition dans des gravures illustratives ukiyo-e pour finalement atterrir dans la culture pornographique Hentai. À l’époque, la censure très stricte du pays ne permettait pas de représentation du sexe masculin, mais cette loi ne faisait pas mention des pénétrations tentaculaires – métaphore dans la forme pour représenter le phallus. Grosso modo, vous l’aurez donc deviné, il s’agit donc du viol d’une femme par une pieuvre. C’est de cet univers particulier que s’inspire Amano pour créer ses photographies… et aussi ses films. C’est dans son stutio appelé Genki Genkin (qui signifie « agréable sensation ») que notre homme rallie ses modèles pour créer ses visuels. 43
En plus des traditionnelles pieuvres, ces femmes rencontrent également des calmars, anguilles, grenouilles, vers de terre, cafards et autres bestioles, selon l’inspiration du moment, qui viendront souiller leur corps et épouser leurs courbes. Ces petites bêtes, pour la plupart achetées à la poissonnerie du coin, sont toujours vivantes au moment du shooting et mangés par la suite, afin d’éviter le gaspillage. Et si ces créatures étaient de toute façon destinées la consommation, aussi bien s’amuser avec elles un peu avant. C’est du moins l’avis de l’artiste et de son équipage. D’ailleurs, ces bestioles ne sont pas utilisées dans le but de déranger, ni même de dégoûter. Il s’agit plutôt d’une exploration entre leurs formes et caractéristiques propres et celui du 44
corps humain. Les femmes qui s’adonnent à l’exercice prétendent en éprouver des sensations plus que satisfaisantes. Si la plupart des photographies qui se retrouvent dans cette chronique sont plutôt softs, d’autres beaucoup plus extrêmes et explicites existent, et c’est sans parler des films pornographiques sur le thème (toujours produits par Amano) qui en découlent. Comme ce n’est pas la vocation de cette tribune, je vous laisse le soin d’effectuer vos propres recherches, si le sujet vous intéresse plus en profondeur – sans mauvais jeu de mots ! Toujours est-il que l’esthétisme est au cœur même des photographies de l’artiste. Les mises en scènes réglées au quart de tour donnent place à un mélange de couleurs et de textures inattendues pour un résultat surréaliste souvent aussi très près de l’art abstrait. Mais
c’est cette dualité entre le repoussant et l’érotisme, entre le beau et le visqueux et entre le naïf et le pervers qui rend ces clichés si mystérieux, et peut-être même si envoûtants. Dans ses photographies Daikichi Amano (né en 1973 au Japon), enfant terrible d’Hokusai, ne recule devant aucune étreinte, même les plus impossibles. Ses orgies monstrueuses à l’esthétique précieuse touchent à l’abject et mettent en scène des femmes au visage d’ange qui se confondent avec serpents et lombrics, anguilles aux élégantes courbures et entrelacs qui s’insèrent dans tous les orifices. Des crapauds vivants sont sucés à pleine bouche, cafards, larves et autres invertébrés s’enlacent, s’emboîtent et s’absorbent mutuellement jusqu’à ne plus former qu’une sorte de corps
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Betsy van langen, fish, 2010
hybride, animé de mouvements irrésistiblement sensuels. Chaque animal possède sa beauté secrète ; l’artiste se fait fort d’en révéler les grâces : anguilles lisses et ondoyantes, poulpes transparents et brillants arrangés en de troublantes compositions. Bien qu’elles plongent le spectateur dans un malaise parfois proche du dégoût, les images de Daikichi Amano connaissent un succès international. Elle compose des tableaux nouveaux avec des corps d’actrices et d’animaux, qui traduisent ses cauchemars en images immobiles. Des clichés d’une beauté touchant au surnaturel s’inspirant des natures mortes hollandaises et des portraits d’Arcimboldo, de la mythologie japonaise et des grands peintres d’estampes Ukiyo-E de la période Edo, en particulier les estampes érotiques Shunga. Amano mène
ce travail photographique avec le souci obsessionnel de la perfection. Ses clichés s’approchent de l’abstraction, tant les reflets de chair y prennent des couleurs de joyaux. Du répugnant, on passe au sublime. C’est tout le talent de Daikichi Amano : donner à la mort la valeur d’une résurrection. Réactualisant cette idée très ancienne que la beauté est forcément liée à la disparition, Daikichi s’inscrit en droite ligne de cette poésie millénaire qui chante les choses fugaces et éphémères.
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— Le dispositif sympathique Le style visuel que choisit pour Délivrance Jade Bergoend est plus que médités. Comprenons-le comme une impulsion donnée par l’artiste à la sympathie. Ce terme « sympathie », dit l’étymologie, signifie au départ « souffir avec ». L’usage le fait évoluer aux temps modernes vers un tout autre sens, en le débarrassant plutôt plus que moins de sa charge de pathos et de souffrance « le fait d’éprouver les mêmes sentiments ». Sympathiser avec, partager d’identitques affects, des ressentis communs, autour desquels peut se rassembler une communauté culturellement unifiée, partageant collectivement des valeurs. Voilà sans doute quel fut l’objectif de Délivrance lorsque que Jade Bergoend en a formé le projet : nous rendre, nous spectateurs, solidaires de la souffrance d’autrui, faire que nous ne nous indifférions pas du malheur ou de son spectacle. Mais, entendons-le bien, sans tomber dans le travers maladif de l’image pathétique ayant cette vocation d’abord, susciter la compassion morbide ou juissive. On s’est inquiété à juste titre, dès les débuts du photoreportage, de ses effets trop fréquemment compassionnels. Le faiseur d’images, rennonçant à l’objectivité, va volontiers incliner vers la sensibilité, sinon la mignardise, dans ce but : rendre le spectateur de l’image non seulement otage de ce qu’il voit mais aussi « sensible-dépendant ». Il s’agit là non de laisser le regard former son appréciation en lui donnant les moyens visuels de le faire, mais bien de forcer ce même regard à fondre dans l’image, à s’y mélanger, à brouiller travail de vision et sourires ou larmes d’émotion. 46
Non que l’émotionnel soit haïssable : nous ne percevons rien, sauf à être lobotomisés, hors l’émotion. Il devient en revanche douteux lorsqu’il est fabriqué de toutes pièces, programmé, lorsque son instrumentalisation se fait propagandiste. On citera à cette entrée, caricaturale à force de mendier l’empathie forcenée, la grande photographie humanitaire, reconnue pour user et abuser des figures de l’exagération sensible au lieu de se cantonner à ce qui devrait rester son but unique, produire une image équitable de l’homme sans majuscule, une image à la mesure (et non à la démesure) de l’humanité telle qu’elle vit et va son train dans le monde tel quel. Regardons les soigneuses et sidérantes images d’un Sebastiao Salgado, photographe onusien et grand producteur devant l’Histoire contemporaine e portraits compassionnels en diable, parfois jusqu’à la littéralité (juxtaposer un homme famélique et un arbre mort dans un contexte de désert...). Qu’il donne à voir des orpailleurs brésiliens maculés de boue, des errants dans une savane africaine oudes migrants en attente de rejoindre un pays de Cocagne, Salgado opère de manière invariante en surenchérissant sur l’effet plastique. Un effet recherché : noir et blanc, utilisation de filtres, appui mis sur le contraste..., redimmensionné de manière à dramatiser l’image en plus de son contenu. Autre équation à retenir, au vu cette fois de ce pensum pleurnichard ? Drame plus dramatisation égale formule suspecte. Le trop est toujours l’ennemi de la mesure et de l’équilibre.
“ Je veux secouer le coeur de l’homme parce qu’il adore ça. ” William Eugène Smith
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Jade Bergoend Délivrance, 2014
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“ Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger, c’est-à-dire toute ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est une source du sublime ; ou, si l’on veut, peut susciter la plus forte émotion que l’âme soit capable de sentir. ” Edmund Burke
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