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À la Bibliothèque de Genève, l'IA regardera des affiches en lisant des manuscrits

Cousine savante des BM au sein de la grande famille bibliothécaire de la Ville de Genève, la Bibliothèque de Genève (BGE) a pour mission de conserver et de valoriser un patrimoine de manuscrits, d'imprimés, de partitions musicales et d'images, s'adressant à la communauté scientifique aussi bien qu'au grand public. Comment la nouvelle vague des intelligences artificielles la touche-t-elle ? On pose la question à son directeur, Frédéric Sardet (qui expérimenta, durant ses études dans les années 80, les joies de la programmation d'outils d'intelligence artificielle appelés « systèmes experts » ).

Quelle est la perception des intelligences artificielles du type ChatGPT dans votre univers bibliothécaire ?

« Des craintes sont très vite apparues chez les bibliothécaires qui travaillent dans le domaine de la formation universitaire, focalisées sur des formes de plagiat. Ces IA permettraient en effet aux étudiant-e-s de remplacer leur réflexion par des textes générés automatiquement à partir de travaux existants. On trouve en ligne des outils de paraphrase basés sur la technologie de ChatGPT. Vous leur donnez un texte, ils le réécrivent en fonction du public auquel vous vous adressez, et ils vous assurent que le résultat de chaque réécriture est une version unique, qui ne peut donc pas être considérée comme du plagiat… des machines qui nous donnent l'illusion d'une maîtrise intellectuelle ? On sait que si on ne fait pas travailler notre cerveau, il perd ses connexions, on dit d'ailleurs aux personnes âgées de continuer à s'activer l'esprit pour prévenir la sénilité. Tout ceci me fait donc un peu souci. »

Les intelligences artificielles ont-elles une place à la BGE ?

« Les deux secteurs qui nous intéressent le plus sont la reconnaissance de l'écriture manuscrite et celle de formes graphiques ou dessinées. Nous sommes en discussion avec nos collègues de la Bibliothèque nationale et de plusieurs musées suisses pour voir comment on pourrait faire analyser par des IA les images numériques de nos collections d'affiches pour aider à leur catalogage. Il n'y a pas d'outils clés en main pour ce travail, nous sommes là dans une forme d'expérimentation… Quant à la HTR (Handwritten Text Recognition, reconnaissance de texte manuscrit), qui a fait l'objet de développements un peu plus anciens, elle permet déjà de faire des recherches textuelles dans des photos de pages manuscrites qui auparavant n'étaient consultables qu'en tant qu'images. »

Avez-vous une interrogation personnelle au sujet des IA « génératives » ?

L'idée d'un usage frénétique, peu réfléchi, qui délègue tout à la machine, suscite une autre préoccupation. Pour que ChatGPT génère du texte, il faut le guider en lui écrivant une “invite” (prompt). Pour obtenir un bon résultat, il faut développer un certain savoir-faire dans la manière de formuler ces invites, un peu comme lorsqu'on fait une recherche par mot clé sur Google. Mais il existe aujourd'hui des outils avec lesquels on peut contourner cette étape, automatisant la génération de l'invite elle-même… C'est une mise en abyme assez étonnante du processus réflexif que l'être humain est censé produire pour arriver à un résultat. À quoi va-t-on aboutir en termes de maîtrise des concepts, des idées, si on n'écrit plus qu'à travers

« J'ai travaillé dernièrement sur Rodolphe Töpffer [écrivain et illustrateur genevois considéré comme l'inventeur de la bande dessinée dans les années 1820-1830] et sur sa théorie de l'art, qui s'intéresse à la naissance du sentiment du beau et à l'origine de l'acte de création artistique. En parallèle, je lisais le neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux, qui a écrit quelques ouvrages sur la façon dont les sciences cognitives comprennent la place de l'art et de la beauté dans le cerveau. Le fait que des intelligences artificielles comme DALL-E nous proposent de produire des créations visuelles qui se génèrent d'elles-mêmes à partir d'un texte qu'on leur donne, et qu'une partie des milieux artistiques revendiquent cet usage, me pousse à me poser plein de questions sur ces processus : où se situe l'émergence du geste créatif, à quel moment naît une œuvre d'art ?

Je me pose également une question philosophique plus générale. Si nous mettons tout notre savoir et toutes nos créations à disposition de ces machines pour qu'elles deviennent l'outil avec lequel nous comprenons le monde, je me demande jusqu'où nous resterons capables de renouveler notre rapport aux choses. »

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