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MontrĂŠal

souterrain



MontrĂŠal

souterrain Sous le beton, le mythe

Fa b i e n D e g l i s e

[ h e l i o t r ope]



Rêver

C

e n’était qu’un rêve ! ». Elle ne s’en doute certainement pas, mais Céline Dion, célèbre chanteuse québécoise, a

peut-être déjà tout compris des mondes intérieurs, des villes souterraines et autres structures telluriques. Et c’est sans doute pour ça que l’Université Laval, dans la banlieue de Québec, lui a décerné, à l’été 2008, son tout premier doctorat honorifique ! En 1981 — c’était le 19 juin —, en livrant à l’humanité tout entière les 3 minutes 52 qui allaient la mettre sur la carte pour l’éternité, la diva a en effet résumé en mot et en musique, l’histoire de son rêve… dont l’expression, dans cette formule choc, colle finalement aussi très bien au rapport qu’entretiennent les humains avec un autre phénomène qui, comme Céline Dion, peut laisser perplexe: la vie dans une cave, qu’elle soit petite ou démesurément grande.


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Grottes, souterrains, habitats troglodytes, tunnels, sous-sol aménagés d’un bungalow… Depuis la nuit des temps, l’idée d’investir les entrailles de la terre pour se mettre à l’abri, pour inventer un monde idéal, pour construire un autre futur, fait fantasmer la terre entière. Après tout, la notion de profondeur et de caverne est irrésistiblement lié à l’existence humaine. Quant à l’imaginaire collectif, il ne cesse d’associer les espaces clos dissimulés sous la croûte terrestre à l’opulence d’une caverne d’Ali Baba ou à celle d’une cité perdue. Bien souvent. Mais il y a plus. Faire vibrer le sous-sol de son vivant est également une façon de servir un pied de nez à la Grande Faucheuse qui condamne inexorablement l’homme — et la femme par la même occasion — à prendre possession du sous-sol de la terre, allongé et immobile dans un costume en sapin. La perspective ultime est effrayante. Elle en motive aussi certain à creuser pour conjurer le sort en affirmant haut et fort que le six pieds sous terre ne sont pas juste pour les morts et au passage confirmer le prévisible: non, les entrailles de la terre ne sont pas forcément habitées par des montres infernaux, des dragons qui sentent le souffre, des serpents en tout genre, gardiens du cœur de l’Enfer où, bien sûr, personne n’a vraiment envie de finir.


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Environnement protecteur où le bonheur, la sécurité et la richesse sont à portée de pelle, espaces chtoniens qui concentrent toutes les grandes peurs de l’humanité, cette dichotomie du souterrain a bien sûr tout pour alimenter des mythes tenaces. Et elle ne s’en prive pas. En 1927, Fritz Lang lustre d’ailleurs allègrement cette notion de monde protégé, en deux teintes, dans son Metropolis, film culte posé sur pellicule par le maître autrichien. En noir et blanc et en silence, le réalisateur y exploite l’idée d’un univers idyllique, protégé et oisif, véritable jardin d’Éden suspendu au-dessus de la terre et alimenté par une ville intérieure souterraine où l’asservissement des masses règne. Alors qu’en haut, la classe aisée danse des ballets érotiques en mangeant des fruits, dans le soussol de la mégalopole, les ouvriers sont contraints de vivre au rythme des machines. Sombre… mais pas sans espoir. Sous terre, sous coupole ou suspendu, les mondes intérieurs trouvent aussi leur voie en 1976, sur les grands écrans du monde, avec Logan’s Run de Michael Anderson. Inspiré du roman de William Nolan et George Johnson, l’objet visuel plonge dans une société aseptisée et ultra-policée mise sous bulle. À l’intérieur de ce dôme du bonheur, les femmes, généralement blondes, sont


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toutes de blanc vêtues — comme chez les Raëliens, tiens ! — la vie est douce, les questions sur l’existence peu nombreuses et les ballades en sous-sol nombreuses. La lumière y est aussi très belle, jusqu’à l’âge de 30 ans où, à l’appel d’un ordinateur central, les habitants du coin sont invités à mourir, lors d’une grande cérémonie — qui met laser et cristal en vedette —, visant à lutter contre la surpopulation dans un espace clos où les murs ne peuvent, bien sûr, pas se déplacer. En 2003, le bouquin City of Ember de Jeanne DuPrau — dont une mise à l’écran vient d’être orchestré par Gil Kenan — prenait place dans un environnement tout aussi confiné avec sa ville sous terre, fonctionnant en autarcie avec ses gentils citoyens, sa serre et sa puissante génératrice. Dans ce monde, le bonheur est à porter de roche, les livres ont tous été écrit à la main, par les citadins telluriques et personne ne se pose de question. Jusqu’à ce que la génératrice décide de flancher, menaçant de plonger toute la communauté dans le noir. Sans espoir de voir autre chose arriver. Plus prosaïque, avec au centre de l’intrigue l’amour entre un marginal et une petite bourgeoise, le sous-sol habité de Luc Besson, dans Subway en 1985, est certainement moins profond. Il propose aussi une incursion dans la vie qui s’est installée en marge


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Montréal, première ville du 20 e siècle Le journaliste Peter Blake publie dans la revue américaine « Architectural Forum » ces commentaires élogieux : « Par la conjonction heureuse d’experts à grande vision, de l’initiative privée et de la chance, Montréal est à la veille de devenir la première ville du 20e siècle, en Amérique du Nord. (…) ce qui classe ce centre-ville à part des autres, ce ne sont pas tant les tours de gratte-ciel que leurs racines qui se développent en un réseau à plusieurs niveaux de boutiques, de facilités de transport, et de galeries pour piétons. » Source : Dimanche-matin, 4 novembre 1966

dans le métro de Paris. La proposition est mi-sociologique migrotesque, avec son voleur à la tire monté sur des patins à roulette, son grand black qui se gonfle les muscles dans des chantiers de construction souterrains, son fleuriste qui sent l’arnaque à plein nez et son charmant spécialiste dans le dynamitage de coffresforts. Un policier blasé et son fidèle compagnon, Batman, ne sont également pas à oublier.


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La vie secrète dans les sous-sols fait rêver. Et le rêver se cultive d’ailleurs très jeune, à travers des créations destinées aux enfants. Les Tortues Ninja de Kevin Eastman et Peter Laird ne vivent-elles pas dans les égouts, là où d’ailleurs ces charmantes créatures un brin hyperactives sont devenues humanoïdes après avoir été en contact avec des déchets radioactifs ? Quant au monde des Barbapapas, ces ovoïdes personnages imaginés par Annette Tison et Talus Taylor, ne devient-il pas plus propre après que les usines polluantes, la gestion de déchets et le transport des humains aient tous été placés sous terre, après un sinistre épisode d’ultrapollution ? Anecdotique et enfantine, cette révolution en sous-sol présentée en une planche dans l’Arche de Barbapapa résume pourtant en 1974 les préoccupations du moment, mais aussi le lien étroit qui s’installe depuis des années entre la conquête du sous-sol et l’environnement. L’un étant vu comme une façon de se protéger de l’autre. En Mongolie, dans la capitale post-communiste d’Oulan-Bator, les anciens paysans ruinés le comprennent d’ailleurs chaque jour, comme l’a montré récemment la journaliste Catherine Schwaab dans les pages du magasine français Paris Match. Condamné à


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l’itinérance dans un coin du globe où le «dzud», un vent glacial qui peut atteindre le chiffre dramatiquement froid de -60 degrés Celsius, dicte sa loi et sème la mort, ces vagabonds et leurs enfants ont trouvé la solution pour survivre. Ils se plongent sous terre à la recherche des canalisations d’eau chaude, «des canalisations qui acheminent de l’eau à 130 degrés celsius», peut-on lire au terme d’une visite guidée dans la ville où «de loin en loin, ponctuant les chaussées, des couvercles ronds se soulèvent sur des visages tuméfiés par l’alcool et la suffocation.». Le réconfort est dans le sous-sol. Mais il n’est pas sans risque : «le métal peut vous cuire comme un steak ou bien c’est une fuite qui vous ébouillante dans votre sommeil», poursuit la grande reporter. À Oulan-Bator, la réalité dépasse de manière percutante la fiction qui pourtant aime bien carburer aux drames qui se jouent en sous-sol.  5


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