Marcher en ville, la ville en marche.

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MARCHER EN VILLE LA VILLE EN MARCHE

La marche peut-elle faire urbanité aujourd’hui?

Borha Chauvet Directeur d’étude: Maëlle Tessier

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MARCHER EN VILLE - LA VILLE EN MARCHE

ENSAN Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes Mémoire d’étude - Cycle Master - Septembre 2014


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Je tiens à remercier tout particuliérement Maëlle Tessier, directrice de mémoire, ainsi que ma famille et mes amis pour leur soutien.

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PREFACE Ce mémoire est le fruit d’une expérience particulière que j’ai eu la chance de vivre. Etudiante à l’école d’architecture de Nantes, j’ai eu l’opportunité dans le cadre de l’option estuaire 2029, sous la tutelle de Cherif Hanna, urbaniste, d’organiser un atelier Public. Cet atelier était une démarche participative qui consistait à aller à la rencontre des habitants d’un lieu dans lequel nous imaginerons un projet. Ce dispositif consiste à apporter de nouvelles informations de l’ordre du sensible et de l’humain dans nos processus de projection afin de permettre une réponse dans laquelle l’habitant des lieux soit reconnu. L’atelier public était un projet en soit et c’est en cela qu’il devait répondre à une organisation poussée. C’est ainsi que nous avons eu la chance de rencontrer et travailler avec Flore Grassiot, qui fait partie du collectif Belge, Plastol. Flore exerce son métier d’architecte en réalisant des ateliers publics comme principaux de ses projets. Lors de plusieurs interventions, elle nous expliqua comment il était possible de monter un atelier public et les outils qu’elle convoquait. Elle nous partagea son expérience, tout en appuyant sur le fait qu’il n’y avait pas de « méthode » et que ces façons de faire n’étaient en rien exhaustives. C’est ainsi qu’après de longues discussions, mon groupe et moi-même décidions de choisir comme support une carte, outil récurrent dans les dispositifs de Flore. Travaillant sur la commune de Bouguenais, territoire périurbain à proximité de Nantes, et divisé (ou lié) par de nombreuses infrastructures routières, nous décidions d’opter pour un dispositif mobile. C’est ainsi qu’est né l’atelier public à bord d’un camion aménagé et tapissé de cartes à toutes échelles, de gommettes et de feutres Veleda. Un matin brumeux, nous sommes partis le sourire aux lèvres, pour rencontrer les habitants des lieux, Bouguenaisiens ou non, durant une semaine. Les débuts furent difficiles : « Bonjour nous sommes étudiants à l’école d’architecture de Nantes, nous travaillons sur la commune de Bouguenais, et nous aimerions que vous nous racontiez les lieux que vous habitez, votre Bouguenais à vous ». Le message était claire et peut être trop claire, après d’innombrable « Ah ben vous savez, je n’ai pas grand chose à dire moi … ». Nous décidâmes de changer de discours et de tenter de s’appuyer sur nos cartes, qui seules restaient là en arrière plan. Nouvelle tentative : « Bonjour nous sommes étudiants en architecture et nous aimerions vous faire participer à un atelier, cela consiste à dessiner sur cette carte le trajet que vous empreintez lorsque vous vous déplacez à pied ». Et là stupéfaction. Plus ils étendaient le trait sur la carte plus ils avaient de choses à dire, comme si au rythme de leurs pas, la ville se dessinait en eux. Parfois même, des personnes à qui on avait posé un million de questions sans réponses, se retrouvaient là face à la carte, dans un monologue effréné. Comment ré évoquer une trajectoire marchée peut elle susciter autant de détails sur l’espace traversé ? Voit-on les villes par les trajectoires qu’on en fait ? La marche est elle une façon particulière de faire l’expérience de nos villes ? Dans la continuité de notre travail et dans un soucis de se rapprocher des gens pour se rapprocher du territoire, nous avons fait l’expérience d’un entretien particulier, mis au point par l’un de nos professeurs Jean Yves Petiteau et nommé « la méthode des itinéraires ». C’est ainsi que nous fîmes un itinéraire à port Lavigne. Cette expérience fût particulière, bien qu’elle fût une aventure subjective, cela nous a permit d’avoir une vision d’ensemble du territoire, d’en connaître le dessous des cartes. La marche y a occupé une place centrale, car elle nous donné le temps d’éprouver le paysage sous nos pieds, tout en se le laissant raconter par notre invité. Une fois la démarche achevée, elle prenait encore plus son sens dans la manière par laquelle on allait la raconter. Nous avons suivi la technique de représentation classique aux itinéraires de Jean Yves Petiteau, c’est à dire des photos


«Atelier Public» mobile Dans le cadre de l’option de projet Estuaire 2029

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PREFACE

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suivies des passages écrits des moments forts de l’itinéraire. Finalement tous les participants de l’option ont eu l’opportunité de vivre cette expérience de l’itinéraire et de la marche. Et pour chacun d’entre nous bien qu’elle fût un moment très subjectif, nous a permis à tous de trouver de manière naturelle les enjeux que nous allions traiter. Que permet réellement la pratique de la marche dans nos processus de conception de projet ?

« Lors de la journée de l’itinéraire, l’autre devient guide. Il institue un parcours sur un territoire et l’énonce en le parcourant. Le sociologue l’accompagne. Un photographe témoigne de cette journée en prenant un cliché à chaque modification de parcours, temps d’arrêts, variations du mouvement ou changements émotionnels perceptibles, le dialogue est entièrement enregistré. Ce dispositif ritualise la journée, l’équipe est repérable, l’expérience sera unique et non reproductible, quelque chose d’explicite va se livrer dans l’instant. Il s’agit bien d’un rituel qui repose sur l’initiation du chercheur. Le parcours, n’est pas seulement le déplacement sur le territoire de l’autre, c’est en même temps un déplacement dans son univers de référence. Le territoire est à la fois celui qui est expérimenté e parcouru dans l’espace-temps, un déplacement sur son univers de références. Le territoire est à la fois celui qui est expérimenté et parcouru dans l’espace-temps de cette journée, et celui du récit métaphorique. L’interviewé nous livre en situation une histoire au présent et la mise en scène de cette journée particulière, confère à son récit la portée d’une parabole1 ».

1. PETITEAU (Jean Yves), PASQUIER (Elisabeth), « La méthode des itinéraires : récits et parcours » in L’espace urbain en méthodes, sous la direction de Michel Grosjean et Jean-Paul Thibaud, Edition Parenthèse, Marseille, 2001, 128p.


«Itinéraire» d’un artiste Dans le cadre de l’option de projet Estuaire 2029

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PREFACE

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SOMMAIRE REMERCIEMENTS .........................................................5

PREFACE .........................................................................6

SOMMAIRE ....................................................................10

INTRODUCTION ............................................................14

Chapitre I : L’espace urbain d’hier, rejoué en marchant .. .........................................................................................18 I.A- Flâner dans la ville industrielle .........................................................19 I.A-1. Flânerie .........................................................................................................19 I.A-1.a-L’invention littéraire du flâneur ............................................................................................19 I.A-1.b-Baudelaire, un auteur Romantique ....................................................................................20

I.A-2. La ville du XIXe .............................................................................................22 I.A-2.a-Les enjeux de la révolution industrielle ..............................................................................22 I.A-2.b-L’urbanisme stratégique Haussmannien ...........................................................................26

I.B- La pratique de la Flânerie comme posture d’observation et nouvelle vision littéraire de la ville ........................................................................30 I.B-1. La mise en situation du flâneur dans une attitude d’observation ...30 I.B-1.a-L’art de se perdre dans la ville labyrinthe ..........................................................................30 I.B-1.b-Un comportement subversif .................................................................................................32


I.B-2. L’écriture des paysages modernes de la ville ........................................36 I.B-2.a-Benjamin et la modernité .....................................................................................................36 I.B-2.b-Une interprétation poétique de la ville ...............................................................................38

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I.C-1. La Dérive .......................................................................................................39 I.C-1.a-La théorisation de la Dérive ...................................................................................................39 I.C-1.b-Debord et les origines du mouvement de l’International Situationniste ......................40

SOMMAIRE

I.C- Dériver dans la ville des 30 Glorieuses .............................................39

I.C-2. La ville de l’après-guerre ...........................................................................44

I.C-2.b-L’urbanisme unifié et banalisé de la reconstruction ........................................................48

I.D- La pratique de la Dérive, pour dénoncer, cartographier, et réinventer la ville .......................................................................................................51 I.D-1. Dénonçer les enjeux politiques de l’espace urbain ..............................51 I.D-1.a-La société du spectacle de Debord ......................................................................................51 I.D-1.b-Un comportement ludique-constructif ..............................................................................52

I.D-2. Cartographier le profil psychogéographique de la ville ........................54 I.D-2.a-La psychogéographie ............................................................................................................54 I.D-2.b-Les cartes psychogéographique .........................................................................................55

I.D-3. Réappropriation de l’espace de la ville ..................................................56 I.D-3.a-L’urbanisme unitaire ..............................................................................................................56

Chapitre 2 : Fabriquer la ville de demain en marchant .... .........................................................................................60 2.A- Transurber dans la zone ..................................................................61 2.A-1. La Transurbance ........................................................................................61 2.A-1.a-Stalker, de nouveaux architectes en marche ...................................................................61

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I.C-2.a-Les enjeux de la révolution invisible ....................................................................................44


2.A-1.b-Laboratoire d’art urbain et Observatoire nomade .......................................................62

2.A-2. La ville contemporaine ........................................................................... 66

12 2.B- La pratique de la transurbance pour trouver et révéler les devenirs de la ville .................................................................................................69 2.B-1. Pratiquer la marche pour révéler les « territoires actuels » ..............69 2.B-1.a-Les territoires actuels-la ville nomade .............................................................................69 2.B-1.b-La marche comme projet collectif ....................................................................................70

2.B-2. Trouver les « émergences » de la ville de demain ..............................73 2.B-2.a-La population nomade comme émergence ...................................................................73 2.B-2.b-Le Campo Boario, un espace public nomade .................................................................74

2.B-3. Rendre visible l’éphémère de la ville nomade pour la préserver ...76 2.B-3.a-Le différent support de représentation de la marche ...................................................76 2.B-3.b-L’ exposition de l’expérience de la marche ......................................................................77

2.C- L’architecte et l’artiste d’aujourd’hui en marche pour l’urbanisme de demain ? ............................................................................................78 2.C-1. Bruit du Frigo, randonnées et refuges périurbain ............................80 2.C-2- Francis Alys, un piéton planétaire ........................................................81

CONCLUSION ...............................................................86 BIBLIOGRAPHIE ..........................................................92


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SOMMAIRE

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INTRODUCTION

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La marche pédestre, est le mode de déplacement des bipèdes. Elle fut utilisée dés l’apparition des premiers hominiens, il y a environ 2 millions d’années1. Ce mode de déplacement permit une libération des membres avant, permettant progressivement la manipulation d’outils, simultanément à la marche. Dés lors, la marche n’est plus un simple moyen de déplacement, elle devient le moyen par lequel l’homme projette son action. Elle accompagne ainsi l’évolution de l’espèce humaine en créant les conditions d’un développement de ses facultés intellectuelles. De la séparation primitive de l’humanité, entre nomades et sédentaires dérivent deux manières différentes d’habiter le monde. Ces modes de vie impliquent des manières différentes d’arpenter, de percevoir, et de concevoir l’espace. Aux origines de la civilisation, la religion sépare l’humanité en deux catégories : les nomades et les sédentaires. Autrement dit deux manières d’habiter le monde, qui utilisent des référentiels géographiques et symboliques différents. Le mode de vie nomade implique une connaissance aiguë des territoires parcourus. La vision de l’espace est pratique et se construit dans une logique de circuits. Par opposition, le sédentarisme consiste à se déplacer dans une logique « d’aller-retour », générant des déplacements en rayonnement. La marche dans ces deux modes de vies n’occupe pas le même rôle, et n’offre pas la même vision du territoire et de sa construction. « Le trajet nomade a beau suivre des pistes ou des chemins coutumiers, il n’a pas la fonction du chemin sédentaire qui est de distribuer aux hommes un espace fermé, en assignant à chacun sa part, et en réglant la communication des parts. Le trajet nomade fait le contraire, il distribue les hommes (ou les bêtes) dans un espace ouvert, indéfini, non communiquant. »2 C’est ainsi que dans le quatrième chapitre du livre de la Genèse (la Torah), tant hébraïque que chrétienne, on rapporte l’histoire de la répartition égale du monde par Adam et Eve, à leur fils Abel et Caïn. Abel hérita de la propriété de tous les êtres vivants et Caïn celle de toute la terre. L’un sera nomade, l’autre sédentaire. « Aux différents usages de l’espace correspondent en fait différents usages du temps qui dérivent de la division primitive du travail. »3 Selon la volonté de Dieu, Abel se consacrera à l’élevage et Caïn à l’agriculture. Le travail du premier consiste à « aller », et celui de l’autre à « rester ». Abel qui passe ses journées dans les prairies pour faire paitre ses troupeaux, dispose d’une importante quantité de temps libre et se livre à la spéculation intellectuelle, à l’exploration de la terre et au jeu. Il pourrait être la figure de l’homo ludens, l’homme qui joue et qui construit un système éphémère de relations entre la nature et la vie. Par opposition Caïn reste dans ses champs pour labourer, peut être identifié à l’Homo faber, l’homme qui fabrique et qui au détriment de la nature construit matériellement un nouvel univers artificiel. Finalement c’est Caïn qui fera la différence entre le mode de vie nomade et l’errance en commettant le premier crime de l’humanité en tuant son frère par jalousie. Dieu le punira à l’errance éternelle. A l’inverse du nomadisme, l’errance est un déplacement occasionné par une force extérieure et dont la caractéristique est de ne pas avoir de but précis.

1. « Marche à pied », Wikipédia, l’encyclopédie libre, Avril, 2014. 2. DELEUZE (Gilles), GUATTARI (Félix), Mille Plateau, Editions de Minuit, Paris, 1980, 645p. 3. GAUDREAU (Jean François), « L’espace nomade, le cas particulier du chant des pistes de Bruce Chatwin », in Désert, nomadisme, altérité, article d’un cahier Figura, Montréal, 2000, p.19-24.


Au fil des siècles la marche se définit par son rapport au temps, par sa dimension spirituelle et ses connotations sociales. La marche et la ville se sont construites l’une et l’autre par une influence réciproque, entre le « plein » et le « vide ». Historiquement et culturellement la ville a été faite pour les piétons. C’est dans un article intitulé « ville pédestre, ville rapide » que le géographe Jacques Levy explique que « la métrique » des villes est constituée du couplage entre échelle et accessibilité et toujours pensée sur la capacité pour les habitants de les parcourir à pieds8. Mais depuis un demi siècle, la métrique automobile s’est imposée laissant peu de place au piéton. Il est dans l’air du temps de gagner du terrain sur l’automobile, et on assiste à un renouveaux des modes de trans-

4. Idem 5. ARASSE (Daniel), « La meilleure façon de marcher. Introduction a une histoire de la

marche », in Un siècle d’arpenteurs : les figures de la marche, Edition Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2000, 335 p. 6. Idem 7. TURCOT (Laurent), « La marche comme incorporation des rituels sociaux en public », in Marcher en ville, faire corps, prendre corps, donner corps aux ambiances urbaines, sous la direction de Rachel Thomas, Edition des archives contemporaines, Paris, 2010, 194 p. 8. LEVY (Jacques), « ville pédestre, ville rapide », in la revue Urbanisme, N°359, Edition La revue urbanisme, Paris, 2008, pp. 57-59

INTRODUCTION

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L’errance se rattache à la fuite ou à la quête de soi.4 De l’errance nait la transformation de l’effort physique de la marche en démarche spirituelle, la pérégrination5. La pérégrination de l’humanité sur terre, à travers la pratique du pèlerinage, a constitué une réalité sociale considérable à partir du XIVe siècle. Selon les origines étymologiques, le pèlerin est l’expatrié ou l’exilé. Il est partout un étranger inconnu des hommes. Le pèlerin participe avec les marchands, les clercs et autres catégories sociales de voyageurs professionnels à la grande mobilité humaine de l’Europe qui caractérise la fin du Moyen Age et de la Renaissance. Se crée alors, une « société itinérante » spécifique. Les protestants condamneront cette pratique, dénonçant le voyage comme une source de tentation et d’excès, et permettant au pèlerin d’échapper le temps de sa marche, au contrôle de la structure ecclésiastique.6 Finalement c’est sous le trait du pèlerin que la marche devient un motif autonome. A l’opposé du Pèlerin, le randonneur est une figure récente. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle les marcheurs en pleine nature sont généralement des « professionnels de la marche », paysans, bergers, chasseurs et montagnards. C’est au cours du XVIIIe siècle que l’apprivoisement du « pays affreux » des montagnes, que la nature se transforme en paysage sublime et permettra aux marcheurs professionnels d’être rejoints par les promeneurs. Qu’elle soit citadine, ou campagnarde, qu’il s’agisse du piéton sans carrosse ou du paysan attaché à la terre, la marche devient ainsi la figure d’une condition sociale. Pour la société bourgeoise, la marche est codifiée et rangée au second rang lorsqu’il y a possibilité de se déplacer en s’abstrayant des contraintes terrestres avec des véhicules tels que le cheval, le carrosse, ou la chaise à porteur. Ainsi l’obligation de marcher était perçue comme la marque d’une pauvreté financière, d’une infériorité sociale. Finalement c’est par l’apparition des promenades parisiennes à la fin du XVIIe siècle qu’apparait la figure littéraire et sociale du promeneur. Dans le Paris du XVIIIe siècle la promenade tient une place privilégiée7. Le jardin des tuileries par exemple est le lieu des conquêtes amoureuses ou encore le Cours-la-Reine comme lieu dédié à la déambulation mondaine. Mais la promenade plus qu’une posture sociale change aussi les représentations de ceux qui déambulent dans la ville : le regard des passants s’affine, s’individualise face à la mouvance générale des foules. Les promenades publiques, structures urbaines à part entière, sont une autre manière de vivre et de concevoir la ville. Finalement, les déplacements effectués par les citadins des capitales modernes, au delà d’être une posture sociale, ne sont plus uniquement vécus comme le passage d’un lieu à un autre mais laisse place à la promenade oisive et aux déambulations contemplatives.


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ports dits « doux », dont la marche fait partie. Dans un contexte de congestion urbaine, de pollution atmosphérique et d’épuisement des ressources fossiles, les politiques urbaines s’emparent de la marche pour répondre aux préoccupations contemporaines. La marche en ville est même devenue une nouvelle méthode de calcul qui permet de mesurer le potentiel piétonnier et ainsi les bonnes conditions de vie d’une ville ou d’un quartier. On parle de « marchabilité », walkability en anglais. Nantes métropole est plus qu’investit dans cette démarche de piétonisation du centre ville qui lui a permise d’être reconnue et élue comme Capitale verte de l’Europe, par la Commission européenne en 2013. Une ville « marchable » est aujourd’hui l’idéal que toutes les villes cherchent à atteindre, et l’urbanisme tente de rendre les centres villes aux piétons. C’est ainsi qu’on assiste en ce début de 21e siècle a une surabondance de la littérature consacrée à la marche en ville qui revêt un statut pluridisciplinaire. La marche intéresse à la fois l’ingénierie des transports, la santé publique, la sociologie, la philosophie, la géographie urbaine et l’urbanisme. La marche est à la fois universelle et spécialisée. Dans nos société contemporaines où il est possible de faire un aller retour, Paris-New York en une journée, pourquoi autant de professionnels s’intéressent à une action aussi élémentaire qu’est la marche ? Comme le décrit l’architecte Yasmine Abbas on assiste depuis une décennie à une nouvelle forme de déplacement qu’elle définit de « néo nomadisme »9. Les sociétés occidentales voient émerger de nouveaux modes de vie, qui permettent à la mobilité de s’étendre à la fois de manière physique, numérique et mentale. Dans ce contexte hyper technologique, que signifie l’acte archaïque de marcher en ville ? La marche aujourd’hui est elle seulement pratiquée pour sa possibilité à nous déplacer et sa dimension écologique, ou permet elle de soulever des questions fondamentales dans nos sociétés contemporaines ? Comme on a pu le voir, historiquement la marche est au fondement de la société et de la ville et revêt une pluridisciplinarité. Que ce passe t’il lorsqu’un professionnel de la ville se met à marcher ? La marche peut elle faire urbanité aujourd’hui ? Comme on a pu le voir dans la préface, la question ici ne sera pas de savoir qu’elles peuvent être les solutions urbaines pour rendre la ville plus accessible au piéton, mais d’aborder la marche en tant qu’expérience et démarche de projet. L’intention de ce mémoire et de déterminer de qu’elle manière la marche peut faire urbanité et pourquoi elle influence les professionnels de la ville dans leur démarches projectuelles. On entend par urbanité la définition du Larousse qui « décrit les spécificités, points de vues, réactions et modes de pensée associé au fait de vivre en ville »10. Il s’agit donc de prendre en considération tout ce qui relève d’une réflexion, d’un regard, d’une attitude sur la ville, qu’elle laisse ou non des traces dans l’espace urbain. Dans un second temps il s’agit de savoir ce que signifie le terme de « ville », et de quelle ville il s’agit. Le dictionnaire Larousse encyclopédique définit la ville comme « un milieu physique où se concentre une forte population humaine et dont l’espace est aménagé pour faciliter et concentrer ses activités : habitat, commerce, industrie, éducation »11. Mais cette définition ne fait pas l’unanimité et un grand nombre de géographes tentent de poser des mots pour décrypter les enjeux évidents que soulève la cité. En effet le géographe Pierre George définit la ville comme « un groupement de populations agglomérées caractérisé par un effectif de population et par une forme d’organisation économique et sociale ». Autrement dit réfléchir sur la ville, c’est aussi réfléchir sur ce qui la caractérise et donc émettre un point de vue sur son organisation économique et sociale. Pour Jacques Lévy, lui aussi géographe il sera question de définir la ville par son urbanité, et plus précisé-

9. ABBAS (Yasmine), Le néo-nomadisme, Editions fyp, Limoges, 201, 141p. 10. Définition du terme « Urbanité » dans le dictionnaire Larousse encyclopédique. 11. Définition du mot « Ville » dans le dictionnaire Larousse encyclopédique.


« Pierre Sansot observe que si l’homme est à l’image de sa ville, la ville est tout autant à l’image de l’homme : édifiée par lui, marquée en tous ses lieux, ceux ci, s’ils sont objectifs, sont aussi subjectifs. Le citadin et la ville – le sujet et l’objet – ne sont jamais séparés, et n’existent que l’un par l’autre. Une pensée qui séparerait subjectivité et objectivité ne pourrait pas rendre compte, d’une façon satisfaisante, de la réalité de ce qu’est une ville. »14

12. LEVY (Jacques) et LUSSAULT (Michel), Dictionnaire de la geographie, Editions Belin, 2006, 966p. 13. Idem 14. SHIN (Jieun), Le flâneur postmoderne : entre solitude et être-ensemble, Editions CNRS édition, Paris, 2013, 266p.

INTRODUCTION

Finalement nous prendrons le partie de définir la ville comme l’entend Lévy et de considérer que tout espace recevant des réactions, des points de vues, des modes de pensée associés au fait de vivre en ville, est un espace urbain. Donc si la pratique de la marche permet aux artistes, aux politiques ou aux professionnels de la ville, d’engager des réflexions et d’adopter des visions nouvelles sur la cité, alors cette déambulation fait urbanité, et produit la ville. Dans le contexte de crise économique que nous traversons en France, on assiste à une remise en cause et une métamorphose du statut de l’architecte et de l’urbaniste. De nouvelles manières de faire la ville apparaissent, dans un soucis d’humanité, d’écologie, on se tourne vers la participation habitante, des collectifs pluridisciplinaires se forment, de nouvelles réponses urbaines et architecturales apparaissent remettant en cause parfois même l’acte de construire. C’est dans ce contexte que ce mémoire tentera de répondre si la marche peut faire urbanité aujourd’hui. Pour cela on s’intéressera à un groupe informel italien créé en 1996, et constitué d’architectes et d’intellectuels de diverses spécialités, qui réalisent des déambulations collectives aux marges des villes. C’est en mettant en relation la flânerie Baudelairienne et la dérive situationniste, qui sont deux « façons de marcher » dans l’espace urbain, et mises en méthode à plus d’un demi siècle d’écart, que nous tenterons d’expliquer, ce qu’elles convoquent comme notions touchant à la société et la ville, et ce qu’elles produisent dans leur manière de redéfinir la ville et la société. C’est ainsi que notre première partie s’attellera à définir par l’étude des nombreux ouvrages littéraires produits par la flânerie et la dérive, ses influences d’ordre à la fois artistique, politique, sociales et urbaines. Nous montrerons ainsi comment l’expérience de la marche mise en méthode dans l’espace urbain et relatée de manière littéraire et cartographique, a pu changer la vision de ces villes contemporaines, et créer ainsi une réflexion, une manière de faire urbanité. Dans un second temps nous nous intéresserons à Stalker et identifierons ce qui place leur marche dans la continuité de la flânerie et de la dérive mais aussi ce qui fait que leur Transurbance est plus qu’une démarche mais une réelle action qui est une nouvelle approche dans les possibilités de faire la ville contemporaine. Pour finir nous verrons quelle influence Stalker a sur l’architecture d’aujourd’hui et comment ils peuvent initier de nouvelles manières de concevoir la ville de demain.

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ment « par la conjonction de deux facteurs : densité et diversité des objets de société »12. Il ne sépare plus les « villes » des « Non-villes », et utilise l’urbanité pour qualifier des espaces selon des gradients d’urbanité, c’est à dire de l’urbanité la plus grande, à l’urbanité la plus faible. Ce modèle comparatif selon Lévy devient « un instrument de mesure élémentaire et universel de la ville »13.


CHAPITRE 1

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L’espace urbain d’hier rejoué en marchant Cette première partie propose de s’intéresser et de mettre en relation deux manières de marcher dans la cité : la Flânerie et la Dérive. Ces pratiques de la marche ont été déterminantes dans les façons de voir et de représenter la ville à chaucne de ces époques. Bien que séparées de plus d’un demi siècle, elles apparaissent toutes deux dans des contextes de révolutions sociétale, qu’on nommera révolution industrielle pour celle du 19e siècle et révolution invisible pour celle de l’après seconde guerre mondiale. Toutes deux naissent à l’initiative de mouvements pluridisciplinaires, qu’ils soient artistiques ou intellectuels et sont empreintes d’une démarche singulière prenant en considération la ville et la société. La flânerie et la dérive sont à l’origine de nombreux ouvrages littéraires contemporains à leur époque, qui redéfinissent des visions de la ville, en même temps qu’ils théorisent et codifient ces marches. Ce chapitre propose d’analyser et de comprendre de quelle manière intervient la marche dans un processus de réflexion urbaine. Acte de contemplation pour l’une ou acte de réappropriation pour l’autre, la flânerie et la dérive déterminent la ville et la réécrivent pas à pas. « Pour aussi élémentaire qu’elle soit, cette activité n’a de sens que rapportée à ses entours et articulée aux situations qu’elle mobilise. (…) Si bien qu’étudier la marche nécessite d’intégrer l’environnement qui l’informe et spécifier les conditions à partir desquelles elle devient possible » Jean-Paul Thibaud 2008 Dans la définition du dictionnaire Larousse, le verbe flâner se définit actuellement par l’acte de « se promener sans but, au hasard, pour le plaisir de regarder, paresser, perdre son temps » tandis que dériver exprime le fait de « s’écarter de sa direction, s’abandonner, se laisser aller ». Dans ces deux définitions il n’est pas question explicitement de la ville, mais on comprend indirectement qu’il est question d’aller à contre-courant du contexte dans lequel on pratique la marche. Autrement dit, si l’on flâne et l’on dérive en ville, ces marches on pour définition d’être une pratique en décalage du contexte, et donc de l’espace urbain. Mais ces deux manières de marcher ont dû être longuement théorisées et codifiées, dans des contextes urbains particuliers, avant d’acquérir le sens commun qu’on leur connaît aujourd’hui. C’est ainsi que nous tenterons d’étudier le contexte dans lequel ces façons de marcher apparaissent, ce qu’elles permettent et enfin ce qu’elles produisent comme regard et réflexion sur la ville, autrement dit comme urbanité.


I.A- Flâner dans la ville industrielle I.A-1. Flânerie

Charles Baudelaire décrit « le parfait flâneur » et sa posture « d’observateur passionné », « dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini » de la ville, et donne ainsi les trois conditions qui rendent possible la pratique de la flânerie. En effet dès la première phrase il s’agit de définir la Flânerie par le personnage qui marche, l’état d’esprit dans lequel il est, et les particularités du contexte dans lequel se déroule l’action. La flânerie n’existe qu’à travers la figure du flâneur, qui est par sa définition, le seul à être dans les conditions et donc dans la capacité à la pratiquer. Autrement dit il s’agit d’identifier qui est le Flâneur afin comprendre les motivations qui le poussent à pratiquer la Flânerie, et ainsi percevoir le sens de cette pratique. Laurent Turcot2, nous dit que le Flâneur « est un homme de lettre mis au service de l’observation rationnelle»3. En effet pour Baudelaire, « quelquefois il est poète »4 et qu’ « il se rapproche du romancier ou du moraliste »5. Le flâneur est donc un homme de lettre, et sous ses pas la description de la ville va revêtir un vocabulaire à connotation littéraire. En effet dans la description du Flâneur par De Lacroix, il définit celui ci comme un « lecteur de la ville », dans « le grand livre du monde » qui représente l’espace urbain. C’est ainsi que Laurent Turcot parlera même de « livre urbain »6, pour identifier la ville du XIX°. « Nous ne reconnaissons pour flâneurs que ce petit nombre privilégié d’hommes de loisirs et d’esprit qui étudient le cœur humain sur la nature même, et la société dans ce grand livre du monde toujours ouvert sous leurs yeux »7 Finalement le Flâneur est à la fois un poète, un romancier qui, en se promenant, utilise la pratique de la Flânerie comme moyen de lecture de la ville. L’intellectuel, qui de manière classique théorise et écrit en restant physiquement statique, devient un Flâneur qui pratique et lit la ville en entrant en mobilité.

1. COVERLEY (Merlin), Psychogeographie, poétique de l’exploration urbaine, Edition les

Moutons électriques, Lyon, 2011, 192p. 2. Laurent Turcot est un professeur et écrivain québécois. Il est professeur au département des sciences humaines de l’Université du Québec à Trois-Riviéres (UQTR). 3. TURCOT (Laurent), « Promenades et flâneries à Paris du XVIIIe au XXIe siècles, la marche comme construction d’une identité urbaine», in Marcher en ville, faire corps, prendre corps, donner corps aux ambiances urbaines, sous la direction de Rachel Thomas, Editions des archives contemporaines, Paris, 2010, 194p. 4. BAUDELAIRE (Charles), Le peintre de la vie moderne, (1863), Edition Fayard, Paris, 2010, 112p. 5. BAUDELAIRE (Charles), Le peintre de la vie moderne, (1863), Edition Fayard, Paris, 2010, 112p. 6. TURCOT (Laurent), « Promenades et flâneries à Paris du XVIIIe au XXIe siècles, la marche comme construction d’une identité urbaine», in Marcher en ville, faire corps, prendre corps, donner corps aux ambiances urbaines, sous la direction de Rachel Thomas, Editions des archives contemporaines, Paris, 2010, 194p. 7. DE LACROIX (Auguste), « Le flâneur», in Les Français peints par eux-mêmes, Editions L. Curmer, Paris, 1841, 66p.

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En 1863, Charles Baudelaire codifiera pour la première fois la Flânerie, au travers de la description du Flâneur, dans son ouvrage intitulé, Le peintre de la vie moderne1.

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I.A-1.b-Baudelaire, un auteur Romantique

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Pour bien comprendre la Flânerie il s’agit d’identifier son auteur Charles Baudelaire, qui s’appliqua à la codifier. Baudelaire est un poète Français né en 1821 et décédé en 1867 qui est à l’origine de la modernité poétique8. Il est une figure marquante de la littérature du 19e siècle car il est définit comme le précurseur du symbolisme des années 1870, du surréalisme de 1920 et de toute la poésie du 20e siècle. Charles Baudelaire décrit la Flânerie comme une pratique regroupant ou à la frontière de plusieurs disciplines, et caractérise le flâneur en tant qu’artiste. Dans l’ouvrage Le peintre de la vie moderne, le Flâneur est à a fois « observateur », « philosophe », « artiste », « poète », « romancier », « moraliste », « peintre », « historien » ou encore « chroniqueur de la pauvreté et de la petite vie ». Le Flâneur embrasse toutes ces disciplines, et l’action de la Flânerie lui permet d’explorer cette pluridisciplinarité. Dès le second mot il définit le Flâneur par le fait qu’il puisse être un Flâneur, autrement dit qu’il pratique la Flânerie. On comprend bien ici que ce qui définit le Flâneur n’est pas la casquette qu’il porte mais l’état d’esprit qu’il adopte et qui recoupe une multitude de disciplines. Le comportement du Flâneur, le fait qu’il pratique la Flânerie, qu’il prenne une posture face au monde fait de lui un intellectuel, qui entre dans une démarche de réflexion interdisciplinaire. Marcher apparaît donc comme une pratique esthétique qui est une posture à la fois artistique et intellectuelle, exercé par des Flâneurs qui s’inscrivent dans les courants de pensée et les mouvements de leur époque. Les flâneurs, en rupture avec les réflexions traditionnelles s’inscrivent dans des courants de pensée intellectuels et pluridisciplinaires qui touchent à la littérature, la politique et l’art. En effet Charles Baudelaire qui a codifié la flânerie est un héritier de la grande tradition classique et de l’esthétique formaliste, il s’inscrit dans le courant artistique du Romantisme de son époque. La flânerie est une pratique imprégnée des thèmes du Romantisme, qui privilégie l’expression du moi (individualisme), la nature (les paysages sauvages) et l’amour. Ce mouvement littéraire et culturel européen est apparu en France au début du XIXe siècle et influence tous les arts. Le romantisme, contrairement au rationalisme des Lumières vise à une libération de l’imagination, en laissant une grande place à la rêverie. Jean Jacques Rousseau qui est un précurseur du romantisme, écrit déjà en 1782 un livre qui sert de fer de lance au mouvement, intitulé Les rêveries du promeneur solitaire. Ici il dépeint avant l’heure une attitude de Flânerie non pas dans les paysages de la ville mais sur une île aux paysages naturels. La marche solitaire et rêvée, devient donc une composante essentielle du romantisme. L’art romantique est le langage artistique d’une société qui se cherche dans une pensée nouvelle après avoir tué l’ancienne, se reconstruit entre empires, monarchies et républiques, s’affole dans une révolution industrielle sans en maitriser le développement 9. Les artistes romantiques laissent place au doute et ils l’expriment chacun à leur manière, ayant pour seul style commun d’avoir chacun le sien. A contre courant de l’académisme, le romantisme utilise un vocabulaire jusqu’alors inexploré : le rêve, la folie, le doute, la peur, l’angoisse de n’être rien face à une nature déchainée, paradoxe d’une époque qui invente la machine pour mieux la dominer10. Le peintre romantique ne cherche plus à répondre à une commande mais peint son imagination et son besoin d’expression quitte à déplaire aux officiels. Le romantisme marque l’artiste libre. En effet la deuxième génération s’intéresse plus à la politique et la place de l’Homme dans ce 19e siècle où l’industrie et la modernité s’impose. C’est l’époque comme

8. Description du Larousse Encyclopédique de la personnalité de « Charles Baudelaire » 9. KRAMER (Antje), Les grands manifestes de l’art des XIXe et des XXe siècles, Edition Beaux Arts Editions, Issy-Les-Moulineaux, 2011, 272 p. 10. Idem


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Trimolet et Traviès, ces chroniqueurs de la pauvreté et de la petite vie.1 »

1. BAUDELAIRE (Charles), Le peintre de la vie moderne, (1863), Edition Fayard, Paris, 2010, 112p.


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on le verra des grands paradoxes sociaux, la spéculation du patronat côtoie l’extrême pauvreté des ouvriers, c’est ainsi que le style romantique s’affirme et s’affiche librement en prenant position politiquement et dénonçant les mots de la société par l’art11. Peu à peu le romantisme laissera place au réalisme, courant qui représente la vie quotidienne en France sous la deuxième république et le second Empire. Animé par sa proximité aux idées socialistes de l’époque, le courant se veut une controverse tant idéologique qu’artistique12. Ces artistes souhaitent moderniser l’art, non pas en rejetant le passé, mais en redéfinissant sa culture, son style et ses objectifs. Pour la première fois l’idée de futur et le questionnement sur l’évolution de la société se font sentir dans l’image. L’art est devenu le témoin d’une époque tiraillée entre nostalgie du passé, traditions, évolution sociale et progrès technique que l’on ne peut plus arrêter13. Finalement la flânerie apparait être une attitude poétique, une démarche esthétique et intellectuelle imprégnée du Romantisme de l’époque. Mais quand est-il de l’environnement dans lequel elle se pratique? Quel est le visage de ces villes du XIXe siècle, sont elle le décor que l’on imagine pour la pratique de la flânerie ?

I.A-2. La ville du XIXe I.A-2.a-Les enjeux de la révolution industrielle Les enjeux que soulève la révolution industrielle sont nombreux. Comme le souligne l’historien italien Leonardo Benevolo, à l’époque de la modernité, suite à la poussée démographique et aux transformations de la production, on assiste à une redistribution des habitants sur le territoire et à la création d’infrastructure industrielles dans les villes14. Le flâneur romantique du XIXe siècle apparaît à l’époque où se déploie dans la société, la promenade en tant que loisir de masse. En effet comme nous le dit Laurent Turcot « se promener sur les grands boulevards devient un acte ordinaire auquel toutes les classes sociales sont conviées (…) La promenade définit l’ordinaire du dimanche parisien »15. Le marcheur citadin est devenu un personnage positif, valorisé au point de devenir une figure exemplaire de la vie moderne16. Cette valorisation du « marcheur en ville » est indissociable du fait que sa marche est sans but utilitaire ou professionnel, sans fonction autre que le plaisir de la marche et le regard sur la vie urbaine. Les trottoirs de l’époque sont une scène où chacun se donne en spectacle, au milieu de la foule, qui caractérise les lieux publics de cette époque. Le terme de flânerie va donc par un abus de langage être utilisé pour définir ces promenades r écréatives qui profitent des multiples distractions que la ville offre. C’est dans ce contexte que certains flâneurs vont rédiger des manuels ou des physiologies à propos de la Flânerie, et dénoncer ceux qui s’improvisent Flâneur. « La flânerie suppose ces concentrations urbaines qui se développent au XIXe siècle, des concentrations telles qu’on peut marcher des heures durant sans voir un morceau de campagne. En marchant ainsi dans ces nouvelles mégapoles (Berlin, Londres, Paris), on

11. Idem 12. Idem 13. Idem 14. BENEVOLO (Léonardo), Histoire de la ville, Editions Parenthèses, Marseille, 2000, 509p. 15. TURCOT (Laurent), « Promenades et flâneries à Paris du XVIIIe au XXIe siècles, la marche comme construction d’une identité urbaine», in Marcher en ville, faire corps, prendre corps, donner corps aux ambiances urbaines, sous la direction de Rachel Thomas, Editions des archives contemporaines, Paris, 2010, 194p. 16. BAUDELAIRE (Charles), Le peintre de la vie moderne, (1863), Edition Fayard, Paris, 2010, 112p.


traverse plusieurs quartiers qui constituent des mondes différents, à part, séparés. Le flâneur apparaît à ce moment de l’histoire où la ville a pris des proportions telles qu’elle devient un paysage. »17

« Pour la première fois depuis les Romains un nouveau matériau de construction artificiel, le fer, fait son apparition.( Il va subir une évolution dont le rythme au cours du siècle va en s’accélérant. Elle reçoit une impulsion décisive au jour où l’on constate que la locomotive – objet des tentatives les plus diverses depuis les années 1828-29 ne fonctionne utilement que sur des rails en fer. Le rail se révèle comme la première pièce montée en fer, précurseur du support.) On évite l’emploi du fer pour les immeubles et on l’encourage pour les passages, les halls d’exposition, les gares toutes constructions qui visent à des buts transitoires. »20 En effet dès l’ouverture de son ouvrage Paris capitale du XIXe siècle, Benjamin pose les bases de la modernité, que nous approfondiront plus tard dans ce mémoire, et définit la représentation de cette civilisation par les nouvelles créations à base économique et technique21. Le progrès technique dans le domaine de la construction, est le résultat direct d’une nouvelle économie de production dans laquelle l’homme entretient un nouveau rapport au travail.

17. GROS (Frédéric), Marcher une philosophie, Edition Champs essais Flammarion, Avril,

2011, 312 p. 18. BENEVOLO (Léonardo), Histoire de la ville, Editions Parenthèses, Marseille, 2000, 509p. 19. Idem 20. BENJAMIN (Walter), Paris, capitale du XIXe siècle : Le livre des passages, 3e édition, Editions du Cerf, Paris, 1997, 972p. 21. « Notre enquête se propose de montrer comment par suite de cette représentation chosiste de la civilisation, les formes de vie nouvelle et les nouvelles créations à base économique et technique que nous devons au siècle dernier entrent dans l’univers d’une fantasmagorie. » BENJAMIN (Walter), Paris, capitale du XIXe siècle.

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Les différences sociales se prononcent dans l’espace de la ville. En effet les riches ont de grandes demeures ou villas à l’écart, tandis que les pauvres ont des habitations moins éloignées, maison en bande ou logements superposés dans des immeubles à plusieurs étages18. La ville à cette époque n’était pas savamment ordonnée en effet « la liberté individuelle, requise comme condition du développement de l’économie industrielle, se révèle insuffisante pour contrôler les transformations qui s’opèrent dans le domaine de la construction et de l’urbanisme, et qui sont précisément le produit du développement économique »19. Finalement la révolution industrielle, basée sur l’idée de liberté individuelle et par son nouveau rapport au travail à la chaine, influence la construction d’une ville de manière anarchique et éclatée, non planifié. La société moderne du XIXe, se définit dés l’introduction de l’ouvrage de Walter Benjamin, par le progrès que représente les nouveaux matériaux de constructions.

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Cette situation du philosophe Fréderic Gros emploi le mot « paysages » pour définir le visage de ces nouvelles mégalopoles. On parcourt ce paysage urbain comme on le ferait d’un paysage naturel. La ville est devenue une forêt, une jungle, le flâneur en est l’un des explorateurs. La ville prend les caractéristiques de la nature sauvage, de l’indomptable.


du travail.

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Comme le souligne Léonardo Benevolo, on assiste pendant la révolution industrielle à une augmentation des biens et des services produits par l’agriculture, l’industrie et les activités tertiaires, grâce au progrès technologique et au développement économique22. On assiste en parallèle à un développement des moyens de communication, avec l’apparition de la locomotive mise au point par Stephenson en 1815, et par conséquent la construction de vastes réseaux de chemins de fer, qui augmente la vitesse de diffusion du progrès23. Dans le même essor technologique on assiste à une augmentation de la production industrielle et des usines, qui confortent l’expansion d’un capitalisme commercial et financier. L’industrialisation a pour objectif la diminution des coûts et la banalisation du produit. Ainsi apparaît le Taylorisme qui vise le rendement du travail humain en usine par la parcellisation des tâches et le chronométrage des gestes visant à maximiser leur efficacité24. On voit apparaître dans l’ouvrage de Benjamin, les expositions universelles qui ont été plus que déterminantes pour définir et propager le visage de la modernité. Les expositions universelles sont inventées pour que les pays participants puissent arborer leurs différentes avancées et réalisations en matière de technique et d’industrie, au commencement de la révolution industrielle. On parle ici des « classe laborieuses » que sont les « travailleurs » cette nouvelle classe sociale qui est un produit direct de la modernité et consomme cette industrie comme on le ferait des loisirs, et deviennent ainsi la « première clientèle » de ces grandes expositions qui célèbre la société moderne25. L’apparition de la classe ouvrière, naissance du prolétariat et réclamation des droits sociaux. En effet cette mutation économique, au XIXe siècle incite les populations pauvres à émigrer vers les régions industrielles, où se trouvent les usines, afin d’y trouver du travail. Ainsi on voit apparaître la formation d’un prolétariat ouvrier ou « classe ouvrière », qui est un nouveau statut dans la ville. Cette population est pauvre et tente de survivre dans ces villes modernes, tout en se pliant à la répartition hiérarchique des pouvoirs dans l’entreprise. L’ouvrier et le patronat sont les figures même du modernisme des villes industrielles. Au XIXe siècle le nouveau statut social de l’ouvrier ainsi que les nouvelles usines voient apparaître de nouvelles réponses architecturales. En effet l’architecture se devait de répondre à des soucis de performance et était à la pointe de la modernité tant dans les matériaux que dans la mise en œuvre. En ce qui concerne le grand nombre d’ouvriers dans les villes on voit apparaître des solutions de logements tels que les maisons ouvrières en bandes qui sont les ancêtres de la maison individuelle. Cette nouvelle forme de logement viendra donner naissance à des propositions différentes pour répondre à la vie en com-

22. BENEVOLO (Léonardo), Histoire de la ville, Editions Parenthèses, Marseille, 2000, 509p. 23. Définition de « la révolution industrielle » dans le Dictionnaire Encyclopédique

Larousse. 24. Idem 25. « Les expositions universelles sont les centres de pèlerinage de la marchandise fétiche. « L’Europe s’est déplacée pour voir des marchandises » dit Taine en 1855. Les expositions universelles ont eu pour précurseurs des expositions nationales de l’industrie, dont la première eut lieu en 1798 sur le Champ de Mars. Elle est née du désir « d’amuser les classes laborieuses et devient pour elles une fête de l’émancipation ». Les travailleurs formeront la première clientèle. » BENJAMIN (Walter), Paris, capitale du XIXe siècle.


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munauté tel que les cités ouvrières ou les familistères.

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Ces nouvelles classes sociales en surnombre, vont être un nouveau pouvoir dans la ville et réclamer des droits. En effet, les premières formes de protection sociale sont des créations ouvrières au cours du XIXe siècle. Face à la prise de conscience des risques maladies, accidents du travail, vieillesse, les sociétés de secours mutuel vont naitre. Elles constituent un point d’appui pour les actions de grève et de solidarité. Les progrès de la conscience sociale vont inciter au passage de la solidarité à la résistance et à la lutte. La mutualité habitue les ouvriers à parler de leurs intérêts communs et à résister aux empiétements du capital. Les premiers systèmes d’assurances maladies et vieillesse ont été mis en place à la fin du XIXe siècle dans l’Allemagne de Birsmarck, avec l’objectif d’éviter la propagation des idées révolutionnaires dans la classe ouvrière. Par conséquence, comme l’explique l’auteur de Histoire de la ville, au XIXe siècle on assiste à la croissance de la population due à la diminution du taux de mortalité26 entrainant une poussée démographique pour l’époque. De plus on note un accroissement de la population urbaine dû à une population de plus en plus pauvre dans les campagnes, qui émigrent vers les régions industrielles pour trouver du travail, et marque un véritable exode rural27. De nouvelles cultures apparaissent à la modernité du XIXe dans le refus des valeurs traditionnelles. Leonardo Benevolo souligne ce contexte d’instabilité : « la rapidité et l’expansivité de ces mutations qui se déroulent sur quelques décennies (à l’échelle d’une vie humaine), et ne conduisent pas à un nouvel équilibre stable, mais laissent prévoir d’autres mutations toujours plus profondes et plus rapides »28. C’est dans une dévalorisation des formes traditionnelles autant matérielle qu’intellectuelle qu’apparaissent de nouveaux courants de pensée.

Le passage de la ville préindustrielle à la ville industrielle entraîne un bouleversement complet de la ville classique, c’est une discontinuité totale dans l’histoire urbaine. Comme on vient de le voir la révolution industrielle a entraîné une mutation économique, sociale et urbaine. Pour Paris, ce passage correspond à la formation du premier âge de « la métropole ». Haussmann qui est préfet de Paris entre 1850-1870, a été le maître d’œuvre au XIXe siècle, de l’opération de transformation urbaine de Paris. A cette époque la capitale Française subit une augmentation démographique, comme on a pu le voir précédemment, sa population passe de 1 à 1,6 millions d’habitants et sa superficie de 3 288 à 7 088 hectares29. Cette croissance énorme, rapide, de la capitale, entraîne un changement brutal de forme à organiser. Pour le Préfet il s’agissait de répondre à cette nouvelle expansion et d’unifier le nouvel ensemble urbain hétéroclite : c’est le sens de ses grands travaux, et notamment des percées destinées à réunir les quartiers (par la mobilité). Une « nouvelle grammaire urbaine », à une échelle plus dilatée, est à inventer : nouveaux îlots, nouveaux immeubles, nouveaux boulevards, nouveaux équipements publics, et mise en place d’un nouvel espace public homogène, à l’échelle du nouveau Paris. Pour réaliser l’unité du nouveau territoire métropolitain et organiser sa forme qui double dans sa surface, la ville haussmannienne opère les mutations suivantes : transformation du tissu urbain : parcellaire plus grand, plus régulier, typologies

26. BENEVOLO (Léonardo), Histoire de la ville, Editions Parenthèses, Marseille, 2000, 509p. 27. Définition de « la révolution industrielle » dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse. 28. BENEVOLO (Léonardo), Histoire de la ville, Editions Parenthèses, Marseille, 2000, 509p. 29. Idem


nouvelles d’immeubles (l’immeuble haussmannien), d’équipements, comme la gare, d’espaces libres, comme le square, de voies plus larges avec le boulevard.

transformation du paysage urbain : nouvelle réglementation urbaine créant un paysage urbain uniforme et homogène sur l’ensemble de la ville. transformation de la forme sociale : embourgeoisement de la capitale, déportation de la population du centre ville, division socio-spatiale est/ouest. transformation de la forme bioclimatique : réseaux d’assainissement, égout, adduction d’eau, jardins, plantations d’arbres, avec un traitement différencié est/ouest… lutte contre les épidémies30. L’apparition et le développement de la figure du flâneur sont en fait étroitement liés, comme on le sait, aux transformations urbaines de Paris qui, conduites par le baron Haussmann sous l’autorité de Napoléon III, visent à effacer les souvenirs des récents combats de rue et à se réapproprier la capitale pour exalter la modernité et les plaisirs de la vie urbaine moderne 31. En 1863, Baudelaire parle déjà du flâneur comme le personnage qui « admire l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberté humaine32 » et pose déjà les contours de ce climat de tension. Après la Guerre de 1870, la République mène rapidement à bien les travaux de reconstruction et, dès l’Exposition universelle de 1878, on peut voir en Paris la ville de l’égalité et de la démocratie, où se créée à travers des Boulevards, les véritables promenades de l’avenir. La littérature dénonce les maux de la société urbaine en période d’industrialisation refusant l’embourgeoisement de la capitale, le spectacle de la ville comme espace de plaisir. En 1939, dans l’ouvrage Paris capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin intitule l’un de ses chapitres « Haussmann ou les barricades ». Dans ce texte il s’applique à décrire les enjeux sociaux que souléve l’espace urbain Haussmanien, et le partie pris politique que prend la fabrication de la ville à cette époque. Il introduit son discours ainsi : « L’activité de Haussmann s’incorpore à l’impérialisme napoléonien, qui favorise le capitalisme de la finance. A Paris la spéculation est à son apogée. Les expropriations de Haussmann suscitent une spéculation qui frise l’escroquerie.»33 Dans cette citation Benjamin dénonçe le pouvoir autrement dit « l’imperialisme napoléonien » et ses pratiques telles que « l’activité Haussmanienne ». Il dénonçe cet urbanisme qui « favorise le capitalisme et la finance », qui sont les nouvelles valeurs qui régissent les sociétés de la révolution industrielle. Par la suite il va même employer le terme de « dictature » pour qualifier le régime Napoléonien, et dénonce les pratiques de Haussmann

30. BENEVOLO (Léonardo), Histoire de la ville, Editions Parenthèses, Marseille, 2000, 509p. 31. ARASSE (Daniel), « Introduction», in Un siècle d’arpenteurs : les figures de la marche, Edition Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2000, 335 p. 32. BAUDELAIRE (Charles), Le peintre de la vie moderne, (1863), Edition Fayard, Paris, 2010, 112p. 33. BENJAMIN (Walter), Paris, capitale du XIXe siècle : Le livre des passages, 3e édition, Editions du Cerf, Paris, 1997, 972p.

27 Flâner dans la ville industrielle

plus vastes.

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transformation des tracés urbain : percées plus longues, plus régulières, compositions


comme « un appui solide » à sa politique :

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Les intentions politiques Napoléonienne comme le dénonce ici Benjamin sont de « chasser le prolétatiat »34, et de construire une image neuve et propre de la ville, en cachant loin des centres-villes bourgeois les principaux problèmes sociaux de l’époque. Dans ce contexte de répression sociale, des écrivains vont dénoncer le régime au pouvoir, en exprimant les pensées du prolétariat de l’époque : « Hugo et Mérimée donnent à entendre combien les transformations de Haussmann apparaissaient aux Parisiens comme un monument du despotisme napoléonien. Les habitants de la ville ne s’y sentent plus chez eux ; ils commencent à prendre conscience du caractère inhumain de la grande ville. 35» Comme on l’a vu précédemment, les modifications que subit la capitale lors de l’apparition de la ville Haussamienne sont profondes, radicales, et ont pour intention d’avoir des effets précis : « Le véritable but des travaux de Haussmann c’était de s’assurer contre l’éventualité d’une guerre civile. Il voulait rendre impossible à tout jamais la construction de barricades dans les rues de Paris. (…) Haussmann cherche à les prévenir de deux façons. La largeur des rues en rendra la construction impossible et de nouvelles voies relieront en ligne droite les casernes aux quartiers ouvriers. Les contemporains ont baptisé son entreprise : « l’embellissement stratégique ». » Finalement La ville Haussmannienne est la réalisation urbaine d’un pouvoir politique, qui dans cette reconfiguration de la ville prend position sur les enjeux sociaux de l’époque. C’est dans ce contexte particulier, et dans cette conscientisation des enjeux que porte la ville, que le Flâneur, l’intellectuel se met à marcher. La ville du XIXe siècle est marquée par un paysage chaotique et violent. La révolution industrielle entraine, la pollution des grandes villes et la formation du prolétariat ouvrier. L’embellissement stratégique urbain du Baron Haussmann, implique de nombreuses démolitions et expulsions. Le comportement romantique et poétique qu’est la flânerie, s’avère donc en contradiction avec l’ambiance chaotique de la ville du XIXe siècle. C’est par cet écart de sens que la flânerie devient une posture, qui pour se pratiquer, va devoir réinventer son environnement, imaginer la ville.

34. « Haussmann essaie de donner un appui solide à sa dictature en plaçant Paris sous un régime d’exception. En 1864 il donne carrière à sa haine contre la population instable des grandes villes dans un discours à la Chambre. Cette population va constamment en augmentant du fait de ses entreprises. La hausse des loyers chasse le prolétariat dans les faubourgs . » Benjamin 35. BENJAMIN (Walter), Paris, capitale du XIXe siècle : Le livre des passages, 3e édition, Editions du Cerf, Paris, 1997, 972p.


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I.B- La pratique de la Flânerie comme posture

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d’observation et une nouvelle vision littéraire de la ville « De même qu’un livre se lit accompagné d’une (ré)écriture immobile et s’écrit en même temps qu’il se lit pour soi et pour d’autres, le cheminer ressemble à une lecture-écriture36» J.F Augoyard.

d’observation

Au XIXe siècle, la société et la ville change radicalement et rapidement. Il Faut comprendre que c’est dans ce décor et avec les enjeux qu’il porte que la Flânerie apparaît. Dans les nouvelles métropoles de cette époque, il est possible de marcher des heures sans voir un bout de campagne. Le flâneur est donc tel un explorateur des temps modernes, qui parcourt des paysages inconnus car changeant et nouveaux. Finalement le marcheur fini par s’égarer dans sa propre ville. Et c’est justement l’un de ces objectifs et moyens pour parvenir à lire la société moderne. « … s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation. Il faut alors que les noms des rues parlent à celui qui s’égare le langage des rameaux secs qui craquent, et des petites rues au cœur de la ville doivent pour lui refléter les heures du jour aussi nettement qu’un vallon de montagne. Cet art, je l’ai tardivement appris ; il a exaucé le rêve dont les premières traces furent des labyrinthes sur les buvards de mes cahiers … » Enfance berlinoise. 37 Walter Benjamin parle ici d’éducation, pour définir cette manière particulière et fastidieuse qui consiste à se mettre en situation d’égarement. En effet être égaré, malgré la connotation négative que cela revêt aujourd’hui, devient une des principales conditions à la flânerie et n’est rendu possible que dans ces nouvelles capitales industrielles. En effet ici il compare de manière claire le paysage urbain au paysage naturel, en métaphorisant la flânerie au fait de se perdre en forêt. Finalement il tente d’identifier cette nouvelle figure de la ville en exprimant sa forme métaphorique de labyrinthe. Dans l’ouvrage Charles Baudelaire, Walter Benjamin pose des notions concernant la méthode de flâner en essayant d’identifier, de nommer les espaces urbains dans lequel le Flâneur pratique la Flânerie. “La ville est la réalisation de l’ancien rêve du labyrinthe [...] Paysage, c’est ce que devient la ville pour le flâneur. Ou plus précisément, pour lui, la ville est divisée entre ses pôles dialectiques. Elle s’ouvre à lui comme un paysage et l’enrobe comme une pièce. Ne pas trouver son chemin dans une ville peut être inintéressant et banal. Cela nécessite de l’ignorance, rien de plus. Mais pour se perdre dans une ville comme on se perd dans la forêt, cela requiert un différent apprentissage.” 38

36. AUGOYARD, (Jean – François), Pas à pas, Essais sur le cheminement quotidien en milieu urbain, Edition du Seuil, Paris, 1979, 185p. 37. BENJAMIN (Walter), Enfance Berlinoise, Edition du Payot, Paris, 2002, 81p. 38. BENJAMIN (Walter), Charles Baudelaire, Edition du Payot, Paris, 2002, 304p.


Dans ce contexte de capitales industrielles, le flâneur cherche à découvrir l’âme cachée de la ville, ce qui la rend non pas symbole du modernisme mais unique. Il s ‘aventure dans ses recoins en tentant de percer cette nouvelle société et de nouveaux comportements en ville. Le flâneur tente d’échapper à la vision unifiée des capitales du XIXe siècle. La recherche de cette poésie au Coeur de la ville, va être le symbole d’un regard romantique porté sur ces nouvelles métropoles. La ville industrielle par sa composition spatiale labyrinthique, dévoile une ville équivoque, autrement dit une ville susceptible de plusieurs interprétations. En effet Jieun Shin, philosophe au CNRS et auteur du Flâneur post-moderne, nous parle de l’acte de Flâner comme une façon « d’éprouver l’unicité »40 , c’est à dire la capacité pour le flâneur de développer un regard subjectif sur la ville dans sa dynamique collective. Le flâneur dans sa recherche personnelle de compréhension de la ville, met en lumière des thèmes communs à la ville. La flânerie est ce jeu de va et vient entre l’individu et la subjectivité poussée du regard permettant de s’ancrer dans une observation commune et partagée de ce qu’est la ville et la société moderne. La manière de flâner est codifiée. En effet il explique qu’il ne s’agit pas uniquement de suivre les routes principales de la même manière que tout le monde pour échapper à ce qu’il y a d’aliénant et de discriminant, car pour le flâneur parcourir la ville c’est parcourir la société et tenter de la comprendre. En revanche après la mise en situation, l’expérience de flânerie fait appel à une expérience empirique et sensible. Comme nous l’apprend Jieun Shin, « Le labyrinthe revêt une double signification : celle de la prison et celle du refuge.41 ». En effet cette figure labyrinthique de la ville est vue dans sa définition positive et permet au flâneur de se mettre en dehors, de se réfugier de la société moderne, dans les recoins spatiaux que cette nouvelle ville propose et ainsi de pouvoir acquérir un regard extérieur. Le même auteur décrit le labyrinthe par la particularité qu’ « Il n’a pas de centre, pas de périphérie, pas de sortie parce qu’il est potentiellement infini.42 » Cette description spatiale du labyrinthe intéresse le flâneur car lorsqu’il y déambule elle le met physiquement et spatialement dans une dimension symbolique de la ville. En effet arpenter une ville comme on le ferait d’un labyrinthe c’est n’être ni au centre, ni en périphérie, et ne privilégier ni l’un ni l’autre, être en dehors des hiérarchies classique que propose la ville dans son organisation spatiale. La flânerie se base clairement sur l’idée que le placement et l’attitude physique dans la spatialité de la ville, entraine un raisonnement mental particulier. En effet « Le labyrinthe nous révèle ainsi la possibilité et

39. SHIN (Jieun), Le flâneur postmoderne : entre solitude et être-ensemble, Editions CNRS édition, Paris, 2013, 266p. 40. Idem 41. SHIN (Jieun), Le flâneur postmoderne : entre solitude et être-ensemble, Editions CNRS édition, Paris, 2013, 266p. 42. Idem

La Flânerie, posture d’observation et nouvelle vision litteraire

« On flâne pour le plaisir de la surprise, de l’inattendu, (…) pour le goût de la découverte, pour un exotisme urbain créé par la couleur, (…) dans un ensemble urbain, dans lequel trop d’homogénéité émousse le plaisir de crée des villes grises. »39

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Ici on comprend que la ville et la société moderne ont fait émerger une nouvelle façon de déambuler. La Flânerie s’est construite pas à pas dans l’observation de la ville et en tentant de la qualifier, l’identifier, la nommer. La ville et le flâneur se construisent réciproquement., Le flâneur dans l’observation et la description poétique de cette nouvelle ville permet de préciser ce qui constitue les caractéristiques de la pratique de la Flânerie. Finalement, le flâneur déambule dans le paysage de la ville comme il le ferait dans un labyrinthe, car comme l’écrit Benjamin, “c’est ce que devient la ville pour le Flâneur”.


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la forme de la pensée multiple, de la « pensée complexe » (Edgar Morin).43 Autrement dit cette mise en situation particulière dans une ville à la figure spatiale symbolique permet de développer un type de pensée particulier, que Edgar Morin décrit ici de « pensée complexe ». Finalement, « Chaque grande ville est une immense maison de jeu. La flânerie en tant que jeu est une activité qui ne prête pas à conséquence44 ». On comprend bien ici que le flâneur exerce son expérience d’égarement dans le labyrinthe de la cité comme la capacité à exercer sa liberté, de manière ludique dans un jeu de mise en situation et de désorientation. Le flâneur joue avec sa façon d’arpenter la ville. I.B-1.b-Un comportement subversif

« Le flâneur est subversif. Il subvertit la foule, la marchandise et la ville, ainsi que leurs valeurs. » Frédéric Gros L’éloge de la lenteur La subversion pour le flâneur ce n’est pas de s’opposer mais de contourner, de détourner, exagérer jusqu’à altérer, accepter jusqu’à dépasser. La société urbaine en pleine industrialisation stimule ces promeneurs-observateurs dans leur désir d’excursion citadine. En allant à contre-courant d’un impératif de productivité, le flâneur s’exerce au déplacement pratique pour lui-même, pour le plaisir d’une promenade désœuvrée. Walter Benjamin le dit sous ces mots : le flâneur « va oisif comme un homme qui a une personnalité et proteste ainsi contre l’activité industrieuse des gens. »45. En effet comme le reprendra plus tard Walter Benjamin, “Ce flâneur de Baudelaire, dans sa mélancolie, sa lenteur, s’oppose à une pleine expansion de Paris, dans le contexte de révolution industrielle. Il vient alors comme un défenseur de la lenteur “46 . L’activité du Flaneur consiste principalement à se balader et à traîner, à scruter les environs, mais également à analyser la modernité dans une perspective critique. Toutefois, comme l’indique Walter Benjamin, le capitalisme rationnel et le processus de marchandisation qui définissent l’existence de la ville font en sorte que l’espace du mystère, observé par le flâneur, n’a plus sa place.47 Comme peut le faire remarquer Nuvalotti ici, le flâneur adopte une marche calme qui s’inscrit dans une temporalité longue. Ceci étant en contradiction totale avec a société de l’époque qui prônait la productivité, et donc dans une logique de rentabilité du temps. « La lenteur ne signifie pas l’incapacité d’adopter une cadence plus rapide. Elle se reconnait à la volonté de ne pas brusquer le temps, de ne pas se laisser bousculer par lui, mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde... » 48. La maitrise de la vitesse a permis de gagner du temps et de l’espace. Elle a bouleversé en profondeur la structure urbaine qui se manifeste notamment par un phénomène d’étalement urbain. L’accéléra-

43. Idem 44. Idem 45. BENJAMIN (Walter), Charles Baudelaire, Edition du Payot, Paris, 2002, 304p. 46. BENJAMIN (Walter), Paris, capitale du XIXe siècle : Le livre des passages, 3e édition, Editions du Cerf, Paris, 1997, 972p. 47. NUVOLATTI (Giampaolo), « Le flâneur dans l’espace urbain», in Géographie et cultures, Traduction de RIVIERE Clément, Edition Corps urbains, 2009, 12 p.

48. SANSOT (Pierre), Du bon usage de la lenteur, Editions Rivages, Paris, 1998, 12p.


«Rue de Paris, jour de pluie», de Gustave Caillebotte, 1877

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«Pont de l’europe», de Gustave Caillebotte, 1848-1894

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tion du temps et les changements de temporalités s’inscrivent dans un contexte de développement des technologies. L’artificialisation du monde modifie notre environnement, tant dans sa dimension temporelle que spatiale.

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On assiste à la fois à une dimension spatiale et sociale du temps.49 tant dans la nouvelle structure urbaine de la modernité composée des usines soumise à la vitesse de la productivité que dans les flux humains de cette société d’ouvrier soumis au taylorisme. Comme nous l’avons évoqué, l’esprit provocateur du flâneur s’exprime dans la lenteur et la liberté de ses mouvements, qui représentent la négation des contraintes temporelles. Au XIXe siècle, celui-ci aimait même se promener en compagnie de tortues. Une pratique originale, que Walter Benjamin décrit comme une « protestation contre les rythmes de vie forcenés en train de s’imposer, accompagnant les processus de taylorisation de la vie en ville ».50 Comme le souligne Nuvolatti, outre son inscription temporelle, la marche permet paradoxalement d’être à la fois seul et ouvert aux autres. Le refus de la vitesse permet au flâneur de s’inscrire dans une temporalité propice aux rencontres dans un rythme humain. « La marche dans la ville renvoie à une condition de solitude et de liberté dans le refus de la vitesse et des parcours imposés par le rythme urbain massifié : c’est le choix de temps et de pause personnels, qui dans le même temps, représente une ouverture vers les autres. »51 Le flâneur s’engage tout entier dans l’espace de la ville et de manière directe. « Le refus de l’enveloppe protectrice de l’automobile symbolise ainsi une sorte de revendication de subjectivisme, du primat de l’individu sur le véhicule prévaricateur, ainsi que la disponibilité à la fusion avec les autres acteurs. 52 » Il prend corps physiquement avec la cité, et lui permet d’accéder à une autre expérience de la société moderne. La marche par son rythme lent et sa proximité physique avec les lieux, permet contrairement au déplacement automobile d’aborder cette société de massification et de rentabilisation à contre sens. Cette question du rapport au temps est directement liée, comme on l’a développé précédemment, au rapport nouveau qu’entretient la société moderne avec le travail. Au 19 éme siècle la société moderne est à un tournant où les inventions explosent et où paradoxalement l’humanisme diminue de façon à ce que l’homme soit considéré comme machine. Le flâneur en plus de sa lenteur va revendiquer son individualité et ainsi détourner les effets de la société de massification qui a pour but d’assujettir l’homme. L’anonymat du Flâneur Bien que le flâneur soit un homme à la personnalité revendiquée, comme on le note dans de nombreux ouvrages littéraires, il ne cherche pas paradoxalement à exposer sa subjectivité dans l’espace urbain mais bien au contraire à la dissimuler. C’est ainsi que pour des auteurs comme Giddens, « le flâneur est le symbole de l’anonymat de l’espace urbain postmoderne 53 ».

50. NUVOLATTI (Giampaolo), « Le flâneur dans l’espace urbain», in Géographie et cultures, Traduction de RIVIERE Clément, Edition Corps urbains, 2009, 12 p. 51. Idem 52. Idem 53. NUVOLATTI (Giampaolo), « Le flâneur dans l’espace urbain», in Géographie et cultures, Traduction de RIVIERE Clément, Edition Corps urbains, 2009, 12 p.


Frederic Gros nous dit que « Baudelaire suggère que le flâneur est un promeneur observateur dans la foule, « un prince qui jouit partout de son incognito ». Autrement dit la marche du flâneur ne porte pas de codification sociales particulières. 55 » Car en effet être incognito suppose, de ne pas porter ou laisser transparaitre des signes qui corresponderait à une codification particulière, l’anonymat exige qu’il soit impossible pour quiconque d’identifier la personnalité et la nature des motivations du flâneur. Or le flâneur fu représenté dans de nombreuses peintures et est vêtu toujours de la même manière. dans l’ouvrage La Physionomie du Flâneur il est suggéré des vêtements et des accessoires très précis à tout homme voulant s’exercer à la flânerie et pouvant ainsi par ces codes et ces signes accéder au statut de flâneur. De plus on ne trouve pas au XIXe siècle de flâneur de sexe féminin et il est même encore aujourd’hui peu commun d’accorder le mot flâneur au féminin. Autrement dit le fait que le flâneur soit de sexe masculin pourrait, suivant la logique, être signe d’une codification sociale particulière pour l’époque. Baudelaire souligne l’idée que le flâneur se cache du monde, en ce plaçant au centre de ce monde. Le monde c’est la ville, et la foule, qui constitue cette société moderne56. Comme vu précédemment la flânerie se place dans cette ambiguité qui est de se placer au centre des choses pour mieux s’y cacher. De plus le fait que le flâneur se sente “partout chez soi”, marque la flânerie comme une façon de s’approprier l’espace parcouru. Le flâneur participe au tableau de ces villes industrielles, il est au centre de la foule, au centre de la ville, il participe physiquement à l’ambiance moderne, mais se place en dehors des dictats de la société par l’attitude et le point de vue extérieur qu’il adopte. Le flâneur se met à l’écart du monde non pas physiquement mais intellectuellement. La flânerie est un instrument de lecture de la ville. Le flâneur pour se mettre en condition d’observation, se doit de réinventer, de romancer son environnement. Il décrit un décor urbain qui s’ajuste à sa pratique, et se concentre ainsi sur l’âme cachée des capitales du XIXe, il recherche ainsi dans un contexte de métropolisation l’unicité de chacune d’entre elle. En réinterprétant de manière poétique les grandes villes, le Flâneur fait appel à l’utilisation de nouvelles notions pour décrire ce qu’est la cité contemporaine.

54. Idem 55. GROS (Frédéric), Marcher une philosophie, Edition Champs essais Flammarion, Avril,

2011, 312 p. 56. « Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde ». BAUDELAIRE (Charles), Le peintre de la vie moderne.

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Cette posture particulière qu’adopte le flâneur se définit par un va et vient entre une submersion totale physique de l’individu dans la foule et en paralléle à un maintien et renforcément de sa personnalité en qualité d’observateur. Le flâneur prend part au flux de la ville et à cette société de productivité, Il accepte, détourne pour mieux enquêter, il se déguise par son anonymat.

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“En pratique, le flâneur, comme le Baudelaire des Fleurs du mal, se mêle à la foule anonyme et ajuste ses mouvements a ceux des personnes qui habitent les lieux. Il s’agit d’une proximité physique, d’une rencontre intellectuelle qui se fonde sur l’expérience commune de la vie quotidienne dans l’environnement métropolitain, et ce, même si le flâneur finit 54 toujours par récupérer son individualité, son statut d’observateur.”


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I.B-2. L’écriture des paysages modernes de la ville I.B-2.a-Benjamin et la modernité En effet dans la seconde moitié du XIXe siècle, la révolution industrielle change le cours des événements, en Angleterre puis dans tout le reste du monde. Dans la définition encyclopédique du Larousse la révolution industrielle est définie comme l’ « Ensemble des phénomènes qui ont accompagné, à partir du 18e siècle, la transformation du monde moderne grâce au développement du capitalisme, des techniques de production et des moyens de communication »57. Déjà dans l’ouvrage Le peintre des temps modernes , Baudelaire pose un mot sur la société dans laquelle le Flâneur apparaît et qui justement lui donne tout son sens : la modernité. « (Ainsi il va, il court, il cherche. )Que cherche-t-il ? (A coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il) cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. »58 La Flânerie est une pratique qui existe parce qu’elle est une attitude particulière, dans une époque où la société est en pleine révolution et où il est difficile de la définir. C’est par la pratique de la marche que le Flâneur réussi à définir la modernité. Par la suite c’est Walter Benjamin dans le livre Paris capital du XIXe qui confirmera le concept de modernité évoqué par Baudelaire. « Dans ce titre où le suprêmement nouveau est présenté au lecteur comme un « suprêmement ancien », Baudelaire a donné la forme la plus vigoureuse à son concept du moderne. (…) C’est là la quintessence de l’imprévu qui vaut pour Baudelaire comme une qualité inaliénable du beau. Le visage de la modernité elle-même nous foudroie d’un regard immémorial. »59 Qu’il s’agisse de l’ouvrage littéraire de Baudelaire ou de Benjamin, chacun s’applique à décrire la modernité en abordant dans les différents chapitres qui les constitues des sujets connexes, tel que l’art, l’architecture, la mode, les classes sociales et bien sur la flânerie. La société moderne se caractérise par une mutation globalisée qui touche tous les domaines, et change profondément les modes de vies. Dans l’introduction de l’ouvrage de référence Histoire de la ville, l’historien italien spécialiste en architecture et urbanisme Benevolo Leonardo, situe la révolution industrielle parmi les mutations fondamentales de l’histoire humaine60.

57. Définition de « la révolution industrielle » dans le Dictionnaire Encyclopédique La-

rousse. 58. BAUDELAIRE (Charles), Le peintre de la vie moderne, (1863), Edition Fayard, Paris, 2010, 112p. 59. BENJAMIN (Walter), Paris, capitale du XIXe siècle : Le livre des passages, 3e édition, Editions du Cerf, Paris, 1997, 972p.


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La modernité est utilisée dans bon nombre de domaine, et plus que décrire elle exprime la possibilité d’adopter un nouvel esprit. La ville moderne, est une ville qui laisse place à l’interprétation et dans lequel il est possible d’adopter une posture romantique et d’imaginer la ville. C’est à ce moment là que la ville n’est plus uniquement perçue comme ce qu’elle est réellement mais aussi par ce qu’elle représente ou symbolise. Le regard fantasmé de la ville, est constitutif de celle ci. La ville est à la fois ce qu’elle est physiquement mais aussi ce qu’elle représente et l’image qu’on en a. I.B-2.b-Une interprétation poétique de la ville Comme on a pu le voir, le flâneur a pour caractéristiques de se déplacer à pied en conciliant trois activités : la marche, l’observation, et enfin l’interprétation. Il s’agit pour la ville de la modernité, d’une interprétation poétique. Featherstone parle de la flânerie comme « méthode d’écriture, de production et de construction de textes »61. Comme on a pu le voir à l ‘époque déjà des textes comme La physiologie du flâneur font état de ce que n’est pas et ne pourra pas être un flâneur, et qu’els son les bons usages de la flânerie. Ainsi cette marche est déjà mise en méthode, et l’aboutissement en est la production littéraire et artistique, qui rendent compte de « visions » de villes. Le flâneur et l’activité de Flânerie sont souvent associés à la production de textes particuliers. Dans des villes en changement rapide, le Flâneur en tant qu’intellectuel possède à la fois la sensibilité poétique et la science nécessaire pour lire la ville, dresser le portrait des multiples usages de la rue. L’utilisation du concept de Flaneur semble refléter la confusion de l’époque industrielle et la soif de la modernité ,d’entretenir de nouveau rapport avec les lieux et leurs habitants.62 Le flâneur par une mise en situation cherche à entamer une réflexion sur la ville dans laquelle il se met en relation directe avec l’espace de la ville et ses habitants. Suite au processus d’observation que permet la flânerie, le marcheur qui est en général un artiste va donner lieu à une production soit littéraire ou picturale. C’est au flâneur que revient la tâche ardue d’incarner à travers son art ses émotions presque perdues, le devoir de conjuguer la mobilité avec la lenteur dans le refus de l’homogénéisation, du contrôle social, au nom de la liberté et de la spontanéité de l’action et de la (re)signification continue des lieux ressentis. Hallberg observe que le flâneur, au cœur de la ville, est entouré de millions de personnes et de symboles qui s’entrecroisent sans cesse et capturent son regard. Il comprend qu’écrire est la seule façon de stopper le temps qui détruit tout. De telles œuvres permettent au lecteur de changer la vision des lieux qu’il fréquente habituellement ou occasionnellement, en les enrichissant des sens que le flâneur lui-même lui suggère.63 De façon contradictoire, l’expérience personnelle et solitaire du flâneur devient, par l’écriture, publique . Naturellement le travail du flâneur n’est pas seulement utile aux citadins à la recherche d’horizons de sens, mais aussi aux chercheurs qui se consacrent à l’étude

60. BENEVOLO (Léonardo), Histoire de la ville, Editions Parenthèses, Marseille, 2000, 509p. 61. « Le flâneur n’est pas seulement le vagabond dans la ville, chose qui doit être étudiée. La

flânerie est une méthode de lecture des textes, de lecture des traces de la ville. C’est également une méthode d’écriture, de production et de construction de textes » Featherstone, 1998.

62. NUVOLATTI (Giampaolo), « Le flâneur dans l’espace urbain», in Géographie et cultures, Traduction de RIVIERE Clément, Edition Corps urbains, 2009, 12 p. 63. Idem


Le flâneur est un homme de lettres et un artiste. Par la pratique de Flânerie, il réécrit, réinterprète, romance et imagine la ville actuelle. Elle décrit un point de vue, et est une réaction associée au fait de vivre en ville. En cela on peut affirmer que la marche au travers des conditions que suggèrent la pratique de la flânerie, fait urbanité. Elle est une attitude poétique, qui rejoue l’espace urbain chaotique des grandes villes industrielles. Le flâneur fait vivre un nouveau visage de la ville, qu’il révèle et fait exister pas à pas. Celui de l’unicité et de l’âme cachée de la ville labyrinthique. Le flâneur change nos points de vues, nos visions de la cité, et nous montre où regarder pour voir les paysages romantiques de la ville moderne. Le Flâneur par la pratique de la flânerie montre à quel point adopter un certain comportement en marchant dans la cité, peut rejouer l’espace présent, réécrire l’espace urbain et est une manière de faire urbanité. Mais ces nouvelles visions de la ville et cette manière de la révéler par la pratique de la flânerie vont-elles subsister dans le temps ? Vont-elles influencer les manières de faire la ville à venir ? Nous trouverons une réponse, plus d’un demi siècle plus tard, après les deux guerres mondiales qui marquèrent le XXe siècle, on voit apparaître un comportement qui s’avère être dans la continuité de la Flânerie mais qui pourtant sans détache sur bien des points. La pratique de la Dérive apparaît comme être une nouvelle manière de déambuler en ville, et non pas sans conséquences.

I.C- Dériver dans la ville des 30 Glorieuses I.C-1. La Dérive I.C-1.a-La théorisation de la Dérive La Dérive, en continuité avec la Flânerie, apparaît moins d’un siècle plus tard. Elle est théorisée par Guy Debord dans un article intitulé « Théorie de la Dérive » et parut dans la Magazine Les lèvres nues, en 1956. Les lèvres nues, une revue trimestrielle dont les auteurs sont des artistes qui émettent un regard critique sur la société. « Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psycho

64. Idem

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Dès lorson comprend que l’action de Flâner a permis aux intellectuels du XIXe siècle d’adopter une posture conscientisée dans l’espace de la ville en accord avec leur point de vue sur la société moderne. La Flânerie est donc à la fois un positionnement physique dans la ville, et une prise de positionnement intellectuel face à la société. Ceci constitue une réflexion sur la ville et fait déjàj de manière autonome, objet d’urbanité. Mais cette démarche éphémère engagée par le Flâneur donne lieu à une production littéraire qui communique une vision imaginée de la ville. Le visage rêvé de la ville est constitutif de sa réalité. Ce que l’on retiendra est cette vision imaginée de la ville, qui peut être rapprochée sans aucun doute, à nos pratiques d’architectes ou d’urbanistes. Imaginer la ville, c’est déjà projeter, faire urbanité, et la Flânerie apparaît comme un moyen de s’inscrire dans une réalité urbaine et sociale.

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de la ville. J. Donald a récemment observé que la relation entre le roman et la ville n’est pas une simple relation de représentation : un texte est activement constitutif d’une ville. Écrire ne se résume donc pas à enregistrer ou à réfléchir sur les caractéristiques d’une ville, il s’agit également d’une opération destinée à construire une image de la ville elle même.64


géographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés. 65»

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Contrairement à la Flânerie, l’acte de Dérive peut être pratiqué à plusieurs. Il ne s’agit pas ici de décrire un personnage, car aucun nom n’est donné à cet individu qui se met en dérive.Une fois encore il s’agit bien de décrire un comportement face au contexte ici dit sans détours, celui de la ville. Alors que Baudelaire décrivait la Flânerie comme comportement actif face à son environnement, « voir le monde, être au centre du monde, rester caché du monde », il s’agit au contraire pour la Dérive d’adopter un comportement qui paraît au premier abord passif. En effet il s’agit de se « laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres ». Mais qu’il s’agisse de « se cacher du monde » comme c’est le cas pour la Flânerie, ou de « renoncer aux raisons de se déplacer » lorsqu’on pratique la Dérive, il s’agit bien là de détourner les manières classiques de se déplacer et ainsi d’être en contradiction avec les logiques imposées par le contexte. Il est question pour la Flânerie et la Dérive, d’acquérir un point de vue extérieur par le biais d’une pratique mettant à l’écart de toutes contraintes, en détournant la manière de pratiquer leur environnement. L’international Situationniste qui reprendra la Théorie de Debord définira la Dérive de la manière suivante :« Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique de passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d’un exercice continu de cette expérience. »66

Guy Debord, personnalité à l’origine de la Dérive, est né en 1931 et mort en 1994. C’est un écrivain, théoricien et cinéaste français67. Il est tout d’abord membre du lettrisme, puis principal animateur de l’international Situationniste qui est un mouvement créé en 1957. Guy Debord a élaboré dans des essais, comme celui intitulé la Société spectacle écrit en 1967, ainsi que dans des films d’avant-garde, une critique radicale de la société d’après guerre marquée par l’imbrication du capitalisme et des médias. Dans la Théorie de la Dérive, Guy Debord n’hésite pas à faire référence de manière positive ou négative aux mouvements précédantscette pratique. En effet il mentionne les sociologues urbains que sont Chombart de Lauwe 68 et Ernest Burgess69, les surréalistes, le physiologiste Français Pierre Vendryes70, et pour finir l’essayiste et théoricien révolutionnaire socialiste et communiste allemand, Karl Marx71. En citant à la fois des sociologues, artistes, physiologiste et théoricien révolutionnaire impliqué politiquement, il énonce de manière détournée les disciplines que convoque la pratique de la Dérive. En effet en 1964 dans « le questionnaire de l’International Situationiste »72, les membres du mouvement de Guy Debord se voient répondre à la question d’appartenir ou non à un mouvement artistique ou politique. Finalement l’IS ne se considère ni un mouvement politique ou artistique, et bien que leur

65. DEBORD (Guy), « Théorie de la dérive », publié dans Les Lèvres nues n° 9, décembre

1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958. 66. Anonyme, Définitions, dans « Internationale Situationniste », 1, 1958 67. Définition de la personnalité de « Guy Debord» dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse. 68. DEBORD (Guy), « Théorie de la dérive », publié dans Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958. 69. Idem 70. Idem 71. Idem 72. « Questionnaire de l’International Situationniste », Publié dans Internationale Situationniste n° 9, août 1964.


La revue Les Lèvres Nues, dans laquelle a été oubliée «la théorie de la dérive», 1956

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intentions aient des points communs avec l’art et la politique, ne pas se considérer faire partie de ces mouvements est une façon pour eux d’en exposer la critique. Ils ne sont pas un mouvement politique parce qu’ils ne veulent « rien à voir avec le pouvoir hiérarchisé, sous quelque forme que ce soit »73, mais sont « le plus haut degré de la conscience révolutionnaire internationale ». L’international situationniste n’est pas non plus un mouvement artistique contemporain en ne se soumettant pas « à faire de l’art comme on fait des affaires ». Mais finalement ils finiront leur propos et ouvriront le débat à savoir ce qu’est un artiste au juste : « nous sommes des artistes par cela seulement que nous ne sommes plus des artistes »74. En conclusion l’International situationniste est plus que jamais imprégné des mouvements politiques et artistiques de son époque par le fait justement qu’il les critiques et cherche à les redéfinir. Pourtant Francesco Carreri, architecte italien membre de Stalker comme nous le verrons plus tard, situe les origines de la dérive dans le domaine de l’art. En effet en 1921, le mouvement DaDa lance son premier meeting sur la rive gauche de Paris, à Saint Julien le Pauvre. Le but est d’apporter une vision différente de Paris, et de mettre en valeur le « Banal » de la ville. Chaque participant au meeting choisi un lieu qu’il veut présenter et prépare des documents. Cette présentation n’est pas comme les autres : il s’agit de présenter les choses poétiquement, sensiblement. Chaque personne fait appel à sa mémoire, à la psychologie. Après cette visite, il ne reste aucune trace dans l’espace, mais une trace écrite sous forme de publication. Un manuel de description d’une visite. Il s’agira de la seule visite réelle qu’il y aura, mais il y aura encore trois publications, relatant des visites fictives dans d’autres endroits de Paris. Cette démarche a permit de remettre en lumière, par le rassemblement, un lieu abandonné du quartier : un terrain vague devant une église délaissée. C’est ainsi que la marche en groupe devient un outil de réappropriation. Careri définit ce lieu comme : « Un espace à investir, familier mais inconnu, rarement visité mais évident. Un espace banal, sans utilité, qui n’a pas de réelle raison d’exister.75 Par leur démarche, le mouvement DaDa contrairement au Flâneur s’oppose radicalement et de manière politique à une vision hyper technologique de la ville de l’époque, une vision futuriste. La ville DaDa c’est la ville du banal, de « l’anti art » qui refuse les standards et la vitesse. Dans les années 50, le mouvement de l’International Situationniste va au delà des visites DaDa en érigeant la dérive comme esthétique politique, qui permet de s’opposer au capitalisme d’après guerre. Après le mouvement DaDa les précurseurs de l’IS sont le Lettrisme, l’International Lettrisme ( IL), et le groupe artistique CoBrA. Chacun de ces mouvements sont opposés aux tendances avant-gardistes désormais institutionnalisées76. Dans un premier temps, pour les Lettriste il s’agissait de fractionner la poésie jusqu’à la lettre, de la déconstruire pour permettre à la langue de s’affranchir. Finalement cette

73. A la question « L’internationale situationniste est-elle un mouvement politique ? », la

réponse sera :« Les mots « mouvement politique « recouvrent aujourd’hui l’activité spécialisée des chefs de groupes et de partis(…) L’I.S. ne veut rien avoir de commun avec le pouvoir hiérarchisé, sous quelque forme que ce soit. L’I.S. n’est donc ni un mouvement politique, ni une sociologie de la mystification politique.» «Questionnaire de l’IS 74. Tandis qu’ils répondront à la question de savoir si l’I. S. est un mouvement artistique : « Une grande part de la critique situationniste (…) à montrer à quel point les artistes contemporains, (…) se condamnèrent pour la plupart à faire de l’art comme on fait des affaires. (…) Nous sommes des artistes par cela seulement que nous ne sommes plus des artistes : nous venons réaliser l’art. » Questionnaire de l’IS

75. CARERI (Francesco), Walkscapes : la marche comme pratique esthétique, essai traduit de l’italien par Jérôme Orsoni, Editions Jacqueline Chambon, France, 2013, 217 p. 76. KRAMER (Antje), Les grands manifestes de l’art des XIXe et des XXe siècles, Edition Beaux Arts Editions, Issy-Les-Moulineaux, 2011, 272 p.


logique destructrice et réductrice fut appliquée à tous les arts et à tous les thèmes de société comme permettant une création nouvelle et libérée. Le passé devait être intégralement dissous et amené à une nouvelle genèse77.

Ainsi tous les mouvements à l’origine de l’International Situationniste sont à la fois artistiques et politiques, chacun dans une démarche révolutionnaire en rupture avec les dictats de leur époque81. C’est ainsi qu’apparaît « La dérive », comme l’implantation d’une nouvelle forme de comportement dans la ville, un mode de vie se situant en dehors des régles de la société Bourgeoise. Durant tout le début du 20e siècle, on fait l’expérience de la marche comme d’une forme d’ « antiart ». Francesco Careri définit cette période d’ « Anti-Walk ». Pour finir après avoir fait un tour d’horizon du paysage artistique dans lequel nait l’International Situationniste, il est important pour comprendre les enjeux de la Dérive, de comprendre ce que signifie le choix du mot situationniste pour les membres du mouvement : « 1. Que veut dire le mot « situationniste « ? Il définit une activité qui entend faire les situations, non les reconnaître, comme valeur explicative ou autre. 82» Ainsi les membres du groupe, parlent de « faire les situations ». La notion de situation, dans le dictionnaire Larousse répond à deux définitions: « - Manière dont quelque chose, un lieu est placé par rapport à d’autres choses, d’autres

77. Idem 78. Idem 79. CARERI (Francesco), Walkscapes : la marche comme pratique esthétique, essai traduit de l’italien par Jérôme Orsoni, Editions Jacqueline Chambon, France, 2013, 217 p. 80. Idem 81. COVERLEY (Merlin), Psychogeographie, poétique de l’exploration urbaine, Edition les Moutons électriques, Lyon, 2011, 192p.

82. « Questionnaire de l’International Situationniste », Publié dans Internationale Situationniste n° 9, août 1964.

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Par la suite on assiste à l’apparition de l’International Lettrisme (IL), fondée en 1952 par Guy Debord et Gil Wolman déjà membres du mouvement Lettriste. L’idée de ce groupe était de canaliser les actions des anarchistes et chaotiques des Lettristes individualistes et de leur conférer une signification plus politique78. Le groupe qui se concevait comme une alternative au socialisme bureaucratique, refusait toute œuvre achevée, tout travail ; il revendiquait la liberté, dans son acceptation la plus violente, et dénonçait toutes les formes de morale. En 1957 Asger Jorn et Guy Debord fournissaient les premières images d’une ville fondée sur la dérive. En expérimentant les comportements ludico créatifs et les ambiances unitaires, la dérive urbaine lettriste se transformait en construction de situations79. En parallèle on voit apparaître le groupe CoBrA fondé en 1948 par le Belge Christian Dotremont, le Hollandais Constant Nieuwenhuys et le Danois Asger Jom. Le nom du mouvement reprend les initiales des trois villes dont sont originaire les fondateurs : Copenhague, Bruxelle et Amsterdam. Les membres de CoBrA se référent à l’art populaire ou à l’Art Brut, ils entendaient libérer l’art de son microcosme élitiste pour en faire le produit de tous. Finalement tous les adeptes de ce mouvement se mirent a redonner de l’envoûtement au quotidien80.


lieux.

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- Ensemble des événements, des circonstances, des relations concrètes au milieu desquels se trouve quelqu’un, un groupe. »83 Autrement dit une situation est paramétrée à la fois par la position géographique du marcheur en relation avec d’autres éléments de référence, et les « circonstances » dans lesquelles il se déplace. C’est ainsi que L’International Situationniste donne la définition d’une situation construite comme étant le « Moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements. »84 Les enjeux sociaux et urbains, que soulève l’époque de l’après-guerre vont donc être plus que déterminant dans la construction de situation, par la pratique de la Dérive, et ainsi le conditionnement même de son élaboration. Finalement la Dérive apparait être une attitude ludique, une démarche de résistance imprégnée des idées révolutionnaires et artistiques de l’époque. Mais quand est-il de l’environnement dans lequel les Situationnistes se déplacent ? Qu’elle est le visage de ces villes de l’après-guerre, sont-elles le décor qu’on imagine lorsqu’on évoque la pratique de la Dérive ?

I.C-2. La ville de l’après-guerre I.C-2.a-Les enjeux de la révolution invisible Dans ce même esprit de bouleversement économique, moral et culturel, le Larousse encyclopédique définit l’époque des trente glorieuses comme étant la « période historique comprise entre 1946 et 1975 pendant laquelle la France et la plupart des économies occidentales connurent une croissance exceptionnelle et régulière, et à l’issue de laquelle elles sont entrées dans l’ére de la société de consommation »85. L’économiste Jean Fourastié qui est à l’origine de l’expression Les Trentes Glorieuses, donnera en 1979 comme titre à son ouvrage « la révolution invisible », et s’appuie sur la description de deux villages français que 30 ans d’évolution séparent afin de décrire les profonds changements qui caractérisent cette société d’après-guerre86. La ville de la reconstruction La ville de l’après guerre est marquée par la reconstruction qui est planifiée, et qui se caractérise par de nouveaux besoins en logements ainsi qu’une évolution des techniques et des matériaux de construction. L’année 1958 marque la réglementation des grands ensembles dans le cadre des « zones à urbaniser en priorité ». La politique de la Reconstruction des villes sinistrées a laissé place à cet urbanisme d’un type nouveau, à la rénovation des centres anciens et à l’aménagement du territoire87. A la même date, le ministère de la Reconstruction et du logement devient ministère de la construction. Cette fusion sera grandement critiquée.

83. Définition du mot « Situation» dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse. 84. Anonyme, Définitions, dans « Internationale Situationniste », 1, 1958 85. Définition des « Trente Glorieuses» dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse. 86. FOURASTIE (Jean), Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Edition Fayard, Paris, 1979, 299p. 87. VOLDMAN (Danièle), La Reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique, Edition L’Harmattan, Paris, 1997, 308p.


Publicité pour l’achat d’automobile de la marque «Renault», 1959

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Grâce à la démocratisation de la voiture et dans un contexte de rapide développement économique et démographique, les pouvoirs publics cherchent des nouvelles solutions, pour assurer rapidement l’édification des périphéries urbaines, intégrant en même temps un objectif de modernisation du pays, par la construction de routes, d’aéroports et de zones d’activité spécialement aménagées pour l’activité industrielle. L’architecture et l’urbanisme des trente glorieuses peut ainsi généralement paraître une pâle copie des projets des maitres du mouvement moderne mais simplifié par soucis d’économie. De plus cet urbanisme est marqué par l’analyse rigoureuse des standards d’espaces pour les différents besoins humains. On y répond par une architecture en béton armée souvent dans la forme de tours ou d’immeuble « lamelliformes » (barres). L’alignement traditionnel sur rue disparaît, et laisse place à l’insertion de la mobilité automobile par la création de parkings, de routes et d’autoroutes urbaines. Comme nous le développerons plus tard, cette nouvelle facilité et rapidité de déplacement voit naitre une nouvelle manière de faire la ville en séparant les fonctions (travail, habitat, loisirs). Le fordisme, la tertiairisation et l’industrie de consommation Guy Debord écrit en 1967 dans La Société du spectacle que les conséquences du modèle fordiste ne sont pas à analyser sur le seul plan de la production. C›est la Société toute entière qui s›en trouve modifiée : « Avec la révolution industrielle, la division manufacturière du travail et la production massive pour le marché mondial, la marchandise apparaît effectivement comme une puissance qui vient réellement occuper la vie sociale. » Grâce entre autre au Plan Marshall, qui est une aide financière apporté par les Etats Unis au développement économique de l’Europe, la France entreprend sa reconstruction qui permet l’émergence d’une économie à plein régime, soutenue par de nombreuses innovations techniques. En effet, la croissance des années 1950-1970 est tirée par les activités industrielles et le bâtiment ainsi que les services marchands88. A cette époque, on souligne une forte augmentation de la productivité au travail suscité par l’évolution de la population active. Dans ces actifs on assiste à un vaste transfert du secteur primaire vers le secteur secondaire puis tertiaire89. Le progrès technique permet de démocratiser l’automobile, et de soutenir la logique de production standardisée à grande échelle, ainsi que le commerce des énergies tel que le carburant. Cet âge d’or se voit aussi par la même occasion marquer la naissance de la grande distribution qui est une nouvelle forme d’entreprise et marque l’ère de la consommation et le début de la mondialisation avec des structures telles que Mac Donald, qui sur un principe commun sont reproductibles n’importe où dans le monde. Tout comme la révolution industrielle, l’essor économique de la révolution invisible change profondément le rapport au travail, et on voit apparaître de nouvelles valeurs, telles que la performance, paramétré par le rapport entre temps et production. L’être humain qui travaille dans ces usines de la consommation ne sont plus qu’un maillon de la grande chaine industrielle, le travailleur est peu à peu déshumanisé. C’est ainsi que Guy Debord dans son essai souligne l’impact humain qu’entretien ce nouveaux rapport au travail : « Ce déploiement incessant de la puissance économique sous la forme de la marchandise, qui a transfiguré le travail humain en travail-marchandise, en salariat, (…) L’économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l’économie. « 90 De plus en plus nombreux ces nouveaux travailleurs, comme c’était le cas pour les ou-

88. Définition du mot « Situation» dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse. 89.Idem 90. DEBORD (Guy) la société du spectacle article 41


vriers au XIXe siècle, forment une nouvelle classe sociale.

L’ascension économique est l’une des principales conditions à nos deux révolutions. En effet si l’on reprend les définitions du Larousse, oùla révolution industrielle est le« développement du capitalisme, des techniques de production et des moyens de communication »94 et l’époque des Trente glorieuse estle moment où « la plupart des économies occidentales connaissent une croissance exceptionnelle et régulière »95. En effet c’est dans ce développement capitaliste et libéral que le rapport de l’homme au travail va

91. Définition de l’époque des « Trente Glorieuses» dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse. 92. Idem 93. Définition de l’époque de « La Révolution Industrielle» dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse. 94 . Définition de l’époque des « Trente Glorieuses» dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse. 95. Idem

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lors des Trente Glorieuses on voit la formation d’une nouvelle catégorie socioprofessionnelle, que sont les « cols blancs ». Ils correspondent à la nouvelle classe moyenne, qui est le résultat de la tertiairisation de la population active, et définit la bureaucratie par le port de chemises blanches en opposition aux blouses bleues des ouvriers. A cette époque on assiste à une augmentation sensible du pouvoir d’achat, et une réduction des inégalités de revenu. La mise en place d’une réelle protection sociale du travailleur pendant plus d’un demi siècle mènera à la naissance de la sécurité sociale en 1945, qui aura pour but de garantir les individus et les familles contre certains risques, appelés risques sociaux. Les Trente Glorieuses sont fondées sur un « partage » des grains de productivité entre profits et salaires, entre production et consommation de masse91. C’est ainsi qu’on voit apparaître en 1950 la création du SMIG (le salaire minimum interprofessionnel garanti). C’est dans cette réclamation de protection et droit social des travailleurs de ces sociétés libérales et capitalistes, qu’on voit apparaître une atmosphère oppressive faisant réagir un grand nombre d’artistes, intellectuels, philosophes et politiciens92. L’individu protégé socialement voit ses conditions de vie améliorées et la démographie des villes augmenter brusquement. En effet la France assiste au Baby-boom de l’après guerre . Cette augmentation de la population en milieu urbain viendra réorganiser l’espace de la ville de manière significative. Finalement ces changements économiques et démographiques, mènent à redéfinir l’espace de la ville. La consommation des années 50 et 60 reflète l’optimisme, la confiance en l’avenir et la croyance en une ascension sociale collective et continue. Dans un premier temps c’est une consommation qui respecte les clivages de la société, en effet ouvrier et cadre ne mangent pas la même chose, puis à la fin des années 60 on voit apparaître un mode de consommation dépassant la logique des classes. La publicité mais aussi certaines séries télévisées et films, véhiculent des idéaux de beauté, de bonheur, de liberté et de réussite sociale caractérisée par une consommation codifiée. Elle est donc un nouveau pouvoir capable de véhiculer des idées au même titre que la religion, la philosophie ou la politique. Les gens entrent dans cette ère de grande consommation, et achètent de nouveaux objets qui ne répondent plus uniquement au besoin, mais au plaisir. J.K Galbraith définit cette époque comme « l’ére de l’opulence ». En effet les taux d’équipement des ménages en téléviseur, machine à laver ou réfrigérateur, en France, passent de 10% en 1954 à 7080% en 1975-1976 » 93.

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L’apparition des cols-blancs, naissance du salariat et réclamation des protections sociales.


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être profondément remanié et changer de manière déterminante la société et la ville. Ces nouvelles sociétés et cette nouvelle organisation de la ville entraine des métamorphoses idéologiques, de nouveaux pouvoirs contrôlent la ville, des cultures se construisent autour du rapport au travail et à la consommation. Dans le même contexte, finalement ces deux révolutions au profit de la modernité privilégie la vitesse, la pollution, la consommation, la standardisation et néglige au sein de leur société les conditions du bien être humain « (…) la matérialisation de l’idéologie qu’entraîne la réussite concrète de la production économique autonomisée, dans la forme du spectacle, confond pratiquement avec la réalité sociale une idéologie qui a pu retailler tout le réel sur son modèle. »96 La classe ouvrière et la classe salariale se tournent vers l’état pour trouver une protection sociale et financière. C’est ainsi qu’on parle d’état providence c’est l’époque riche en droits sociaux avec la création du logement social. L’Etat-Providence est une conception de l’Etat où celui-ci étend son champ d’intervention et de régulation dans les domaines économiques et sociaux. Elle se traduit par un ensemble de mesures ayant pour but de redistribuer les richesses et de prendre en charge différents risques sociaux comme la maladie, l’indigence, la vieillesse, l’emploi et la famille. Entre Flânerie et Dérive, marcher dans l’espace de la cité, c’est être témoins et redéfinir les représentations symboliques de l’époque .

Avec la Troisième République, c’est une autre ville, dans son fonctionnement politique, qui naît et que Jacques Lévy nomme la « ville de l’âge démocratique ». Cette ville est définie par un projet politique, la démocratisation de la société. Pour cela, elle se dote d’un espace public commun qui caractérise l’espace républicain français (laïc, sécularisé, indivisible) et d’un système résidentiel approprié (invention du logement social). Après la guerre, la ville industrielle continue de croître rapidement, par densification du centre et extension de la périphérie, la question du logement est devenue de plus en plus cruciale : c’est l’époque de la construction massive des grands ensembles en banlieue par table rase. Mais aussi de la rénovation urbaine en ville, par destruction des tissus anciens pendant que les lotissements pavillonnaires continuent de proliférer sans contrôle urbanistique.

En effet en ce qui concerne l’époque des trente glorieuses, comme le souligne Leonardo Benevolo, on assiste à l’analyse des fonctions qui se déroulent dans la ville97. Ainsi Le Corbusier en distingue quatre : habiter, travailler, cultiver le corps et l’esprit et circuler98. Construire et concevoir suit une logique de standardisation empreinte du fordisme de l’époque, on dessine un immeuble comme on dessinerait une voiture, par un assemblage de pièces fonctionnelles. Dans cette séparation des fonctions de la vie urbaine, l’époque de la reconstruction place la question du logement au centre de la réflexion urbaine, on parle de machine à habiter. En ce qui concerne la séparation des activités productives sur le territoire, Leonardo Benevolo en distingue trois99 : « l’unité d’exploitation agricole disséminée sur le territoire » (agriculture), « la cité linéaire industrielle », et « la ville radio-concetrique des échanges » (le commerce). Dans l’émergence d’une société de consommation on voit apparaître les

96. DEBORD (Guy) La société du spectacle, Edition Gallimard, Paris, 1996, 129p. 97. BENEVOLO (Léonardo), Histoire de la ville, Editions Parenthèses, Marseille, 2000, 509p. 98. Idem 99. Idem


Comparatif du tissus de la ville radieuse avec celui de la ville traditionnelle et coupe d’un

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grandes surfaces en France à la fin des années 1950 pour répondre à la grande distribution. Debord souligne la réorganisation du tissu urbain se polarisant autour des nouveaux temples de consommation que sont les hypermarchés, rationalisant les parcours, les horaires et les pratiques.100 Les activités de loisirs sont considérées comme une fonction autonome telle que la circulation qui est structuré par la séparation de ses voies en fonction du moyen de transport emprunté. Finalement « la définition des éléments minimums correspondent à chacune des fonction urbaines »101. Dans la continuité du mouvement de constructivisme artistique, l’architecture et l’urbanisme se définissent à cette époque par une décomposition totale afin de dégager les éléments constructifs fondamentaux. La reconstruction se fait dans une logique d’édification par combinaison, on parle de l’unité d’habitation. Cette façon de concevoir et construire est déterminé aussi par la standardisation des éléments de construction, et par l’apparition de préfabrication en architecture ce qui amène les professionnels de la ville dans une démarche de conceptualisation totale et une possibilité de reproductivité des éléments architecturaux . Finalement l’empreinte architecturale et urbaine de cette époque comme nous l’explique Leonardo Benevolo est « la recherche des modèles de regroupement des éléments fonctionnels, avec en perspective, la définition globale de la ville moderne »102. Pour les concepteurs de l’après guerre, « l’aspect global de la ville peut devenir dans le même temps, varié et ordonné »103. On parlera de « composition architecturale unitaire » 104. Finalement comme on peut le voir que ce soit au 19e siècle ou au milieu du 20e , le citadin perd pied avec la ville. Dans un premier temps le travail se déshumanise avec une logique de productivité pendant la révolution industrielle, et finalement c’est l’espace même de la ville qui en suivant des logiques de standardisation lors de la conception, qui rapporte l’esprit de l’usine dans l’espace de l’habitat même. « La production capitaliste a unifié l’espace, qui n’est plus limité par des sociétés extérieures. Cette unification est en même temps un processus extensif et intensif de banalisation. »105 La position de Dérive auquel vont se soumettre les membres de l’International Situationniste va permettre de percevoir et de dénoncer l’espace urbain comme aseptisé, policé, empêchant l’émergence de toute conscience collective. L’urbanisme fonctionnaliste est accusé d’organiser l’impossible appropriation de la ville, de même que l’absence de vie, de sens et de signe. Marcher, dériver en ville n’est donc pas une pratique neutre pour les situationnistes. Elle constitue d’une part un outil pour mieux connaître des morceaux de ville et y expérimenter des émotions. D’autre part, elle est au cœur d’une critique de la société urbaine et de son ancrage spatial, et constitue à ce titre le fondement d’un projet subversif.106 La ville des 30 Glorieuses est marquée par un paysage en pleine reconstruction. Elle

100. MICHEL (Franck), Un modèle d’errance active… La marche un art de flâner et de

quêter la liberté, Magazine l’Autre vois N°9, 2007, 101. BENEVOLO (Léonardo), Histoire de la ville, Editions Parenthèses, Marseille, 2000, 509p. 102. Idem 103. Idem 104. Idem

105. DEBORD (Guy) La société du spectacle, Edition Gallimard, Paris, 1996, 129p. 106. BONARD (Yves) et CAPT (Vincent), « Dérive et dérivation. Le parcours urbain contem-

porain, poursuite des écrits situationnistes ? », in Esthétique et pratiques des paysages urbains, Edition Articulo, Journal of Urban Research, 2009. 14p.


cartographier, et réinventer la ville I.D-1. Dénonçer les enjeux politiques de l’espace urbain . Henri Lefebvre définissait, en 1973, l’espace comme un produit politique107. En effet l’espace de la ville est un support politique cristallisant les représentions et les prises de position sur le monde et l’ordre social. Ainsi, l’espace politique renvoie, pour Lefebvre, a un espace pris comme support, objet ou enjeu de stratégies et de luttes contradictoires. Ce dernier définissait l’espace social comme la somme de trois abstractions se composant de l’espace « conçu » (celui des architectes, des urbanistes), mais aussi de l’espace « perçu » et de l’espace « vécu », ces trois éléments participant à sa production. I.D-1.a-La société du spectacle de Debord . C’est dans ce contexte que Guy Debord publie en 1967 un essai intitulé « la société du spectacle ». Cet essai est au cœur de la pensée politique de Guy Debord et de l’Internationale Situationniste. Il se compose de 221 aphorismes. Par « spectacle », il ne faut pas entendre « un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». Ainsi, l’ensemble de l’ouvrage est une critique de l’économie et de la politique. L’auteur s’inscrit dans le prolongement de l’essai que développe Marx en 1867 dans Le Capital, et qui est une critique du fétichisme de la marchandise. En effet la phrase d’ouverture de la Société du Spectacle fait directement référence à la phrase d’ouverture du Capital de Karl Marx108 : Dans la première phrase de son livre, alors que Marx parle d’une «immense accumulation de marchandises», Debord fait référence à une « immense accumulation de spectacles » . Dans cet ouvrage la société est décrite en plusieurs chapitres qui énoncent une lourde critique des enjeux sociétaux de l’époque. En effet l’auteur parle de « la marchandise comme spectacle », du « prolétariat comme sujet et comme représentation », du « temps spectaculaire », de « l’aménagement du territoire », de « la négation et la consommation dans la culture », et de « l’idéologie matérialisée ». Dés le sommaire Guy Debord pose les enjeux d’une société de consommation, qui se base selon lui sur l’apparence, l’illusion, une société du spectacle, qui change les rapports au travail, créé un nouveau prolétariat, joue des représentations, entretient un nouveau rapport au temps et à la culture sur le principe de mentalités de consommation, de nouvelles idéologies et produit ainsi un nouvel aménagement du territoire qui en est la symbolique. « La société qui modèle tout son entourage a édifié sa technique spéciale pour travailler la base concrète de cet ensemble de tâches : son territoire même. L’urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se dé-

107. LEFEBVRE(Henri), Le Droit à la ville II :Espace et politique,(1973), Edition Anthropos,

Paris, 2000, 284 p. 108. Définition de « La société du spectacle» dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse.

La Dérive, pour dénoncer et dessiner la ville

I.D- La pratique de la Dérive, pour dénoncer,

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entraine une métamorphose du tissu urbain de façon rapide et radicale. La révolution invisible est marquée, par la société de consommation et la formation du salariat que constitue les cols blancs. L’urbanisme banalisé et unifié de la reconstruction, implique de nouvelles manières de faire la ville, et cherche à rendre fonctionnelle l’architecture et l’urbanisme, ayant un impact considérable sur les manières de vivre à cet époque. Le comportement ludique et révolutionnaire qu’est la dérive, s’avère donc en contradiction avec l’ambiance fonctionnelle de la ville de l’après guerre. C’est par cet écart de sens que la dérive devient une posture, qui pour se pratiquer, va devoir construire, dénoncer, cartographier le contexte dans lequel il se déplace et ainsi réinventer l’espace de la cité.


veloppant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor. »109

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Ainsi il apparaît clairement que la ville regroupe tous les enjeux que pose la société et la dérive apparaît comme une prise de position politique. I.D-1.b-Un comportement ludique-constructif Comme on a pu le voir, « La derive » est l’implantation d’une nouvelle manière de se comporter dans la ville, permettant de se situer en dehors des règles de la société. Les situationnistes par la pratique de la Dérive considérent la ville comme un terrain d’exploration, de jeu, et un moyen de lutter contre l’utilisation du temps libre comme moyen de production (de consommation). La dérive vient défier le capitalisme, l’efficacité, la consommation110 Ils appelleront “ville ludique” la nouvelle facette de la ville dans laquelle ils marchent. La ville ludique permet à chacun de l’utiliser comme il le veut, c’est un espace pour l’expression de nouveaux comportements, pour gaspiller du temps utile et le transformer en temps ludique constructif111. Homo faber et Homo ludens L’être humain a d’abord été qualifié par Carl von Linné d›Homo sapiens 112 (homme qui sait) puis d’Homo faber (homme qui fabrique). Selon Henri Bergson113, l’homme se définit par l’invention d’outils afin d’améliorer ses conditions et les résultats de son travail. Johan Huizinga nous dit dans l’ouvrage Homo ludens écrit en 1939, que «Tout jeu est d›abord et avant tout une action libre»114, et donc condition à la liberté des civilisations : « (…). ce qui est vrai de l’acte de fabriquer l’est aussi du jeu : nombre d’animaux jouent. En revanche ; le terme homo ludens, l’homme qui joue, me semble exprimer une focntion aussi essentielle que celle de fabriquer, et donc mériter sa place auprès du terme Homo

109. DEBORD (Guy) La société du spectacle, Edition Gallimard, Paris, 1996, 129p. 110. BONARD (Yves) et CAPT (Vincent), « Dérive et dérivation. Le parcours urbain contem-

porain, poursuite des écrits situationnistes ? », in Esthétique et pratiques des paysages urbains, Edition Articulo, Journal of Urban Research, 2009. 14p.

111. SIMAY (Philippe), « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situation-

nistes », in Métropole (en ligne), Editeur Philippe Genestier, 2008, 12 p. 112. « L’Homo sapiens, est une espèce regroupant les hommes actuels. Il y a trois cent mille ans, le premier représentant direct de notre espèce apparaît sur terre : l’homo sapiens. Il va explorer la terre, atteindre tous les territoires de notre planète, puis se sédentariser et se lancer à la conquête du monde de l’imaginaire. Il fixe son espace, le délimite et invente la propriété, la famille, la défense du territoire, la vie conjugale, le travail, l’agriculture. » Définition de « Homo Sapiens », du Dictionnaire Encyclopédique Larousse.

113. « (…)si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire

et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. »Henri Bergson, L’Evolution créatrice, 1907. 114. HUIZINGA (Johan), Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, Editions Gallimard, 1988, 340 p.


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faber. » 115

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En effet selon lui la pratique du jeu est «Indispensable à l’individu, comme fonction biologique, et indispensable à la communauté pour le sens qu’il contient, sa signification, sa valeur expressive, les liens spirituels et sociaux qu’il crée, en bref comme fonction de culture.»116 L’expression Homo ludens insiste sur l’importance de l’acte de jouer. En effet, la thèse principale de Huizinga est que le jeu est une condition à la culture. La marche convoque cette notion de jeu, et la trouve dans les degrés de liberté que lui offre le territoire parcouru. C’est en ce sens que la ville par ses réponses spatiales vient influencer directement l’Homo ludens, et les cultures de nos sociétés. C’est au le modèle du joueur, de l’Homo ludens, tel que l’a décrit l’historien hollandais que Debord et Lefebvre vont respectivement s’interresser. En effet en 1961, Henri Lefebvre évoque déjà tous les enjeux que souléve le jeu : « Le jeu, à notre avis, est multiforme et multiple. Loisir et jeu ne se recouvrent pas exactement. Ne serait-ce pas le jeu qui parachève et couronne la sociabilité ? (…) Le jeu ne correspond à aucun besoin élémentaire, encore qu’il les présuppose tous. Il correspond à des désirs affinés et différenciés, selon les individus et les groupes, désirs qui tuent vite la monotonie et l’absence de possibilités. »117 Le jeu est vu comme un outil permettant de mettre le monde en chantier et d’en réinventer constamment les règles. C’est précisément ce qui manque à la ville. Les règles qu’impose l’urbanisme moderne ne permettent plus de se perdre dans la ville, autrement dit d’être pris à son jeu. Car l’art de se perdre en ville comme on se perd dans un labyrinthe, cet art dont Benjamin disait qu’il demande toute une éducation, tombe lui même en désuétude. Pour Debord, « on peut découvrir d’un seul coup d’œil, l’ordonnance cartésienne du prétendu « labyrinthe » du Jardin des Plantes et l’inscription qui l’annonce : LES JEUX SONT INTERDITS DANS LE LABYRINTHE. On ne saurait trouver un résumé plus clair de l’esprit de toute une civilisation. Celle là même que nous finirons par abattre ».118 Pour défaire « l’ordonnance cartésienne » des villes, les situationnistes vont promouvoir de multiples stratégies ludiques dont la plus subversive est celle de la dérive. Tout comme la flânerie baudelairienne la dérive est un mode d’expérimentation qui partage la même vision de la ville comme réservoirs de virtualités. « L’internationale Situationniste en 1957 reconnaissait dans le fait de se perdre dans la ville une possibilité concrète expressive de l’antiart et l’assumait comme un moyen esthético-politique grâce auquel subvertir le système capitaliste de l’après guerre. »119

La Psychogéographie est décrite par les situationnistes comme l’ « Etude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant sur le comportement

115. Idem 116. Idem 117. LEFEBVRE (Henri), « Utopie expérimentale : Pour un nouvel urbanisme », in Revue Française de Sociologie, n°3, 1961, 197p. 118. DEBORD (GUY), « Ariane en chômage » p.71

119. CARERI (Francesco), Walkscapes : la marche comme pratique esthétique, essai traduit de l’italien par Jérôme Orsoni, Editions Jacqueline Chambon, France, 2013, 217 p.


L’objectif sera de détourner des cartes de villes pour les transformer en cartes psychogéographiques qui mettraient au jour la structure cachée des espaces urbains. Il offre l’occasion au marcheur de dessiner un ensemble de tracés embrouillés et complexes, car les parcours engendrés par les dérives sont autant de détours accumulés, additionnés les uns aux autres, qui aboutissent finalement à dresser une carte semblable à un vaste gribouillage sur une feuille. Le rendu graphique, pictural ou plastique des trajets de la dérive s’apparente donc à un ensemble d’entrelacs qui se soustrait à tout plan éventuel et qui s’oppose à toute construction linéaire. Ces cartes sont donc le résultat direct de l’objectivisation de la dérive. Autrement dit tracer le parcours de la dérive, n’a pas de sens dans la logique de déplacement traditionnel. Ces cartes matérialisent sous format graphique les états d’âmes des individus au contact de l’espace urbain. Et finalement c’est pour cela qu’elles sont plus artistiques que scientifiques, et cherchent à tracer le rapport entre les quartiers et les sentiments qu’ils suscitent. La plus connue est sans aucun doute la carte de Guy Debord intitulé « the Naked City » (guide psychogéographique de Paris). Dans cette carte faite de collages, les flèches rouges indiquent sur fond blanc le parcours de la dérive qui relie des unités d’ambiances. Pour Guy Debord, il s’agit des « tendances spontanées d’orientation d’un sujet qui traverse ce milieu sans tenir compte des enchainements pratiques, des fins de travail ou de distraction, qui conditionnent habituelle-

120. Anonyme, Définitions, dans « Internationale Situationniste », 1, 1958 121. DEBORD (Guy), « Introduction à une critique de la géographie urbaine », in Les lèvres nues N°6, Bruxelles, 1955. 122. COVERLEY (Merlin), Psychogeographie, poétique de l’exploration urbaine, Edition les Moutons électriques, Lyon, 2011, 192p.

123. BONARD (Yves) et CAPT (Vincent), « Dérive et dérivation. Le parcours urbain contem-

porain, poursuite des écrits situationnistes ? », in Esthétique et pratiques des paysages urbains, Edition Articulo, Journal of Urban Research, 2009. 14p. 124. DAVILA (Thierry), « Errare humanum est, remarques sur quelques marcheurs à la fin du XXe siécle», Un siècle d’arpenteurs : les figures de la marche, Edition Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2000, 335 p.

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Finalement la dérive, c’est un moyen de dessiner la ville nue mais aussi un moyen ludique de réclamer son territoire123. En effet la dérive situationniste a pour principe la non préméditation du trajet à parcourir, la découverte pas à pas d’un trajet urbain que le piéton s’approprie en même temps qu’il l’invente, et qui a pour fonction de produire un dépaysement au cœur même de la ville.124

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affectif des individus. » 120Les origines du terme Psychogéographie sont situées à Paris en 1950 par les lettristes, comme on a pu le voir, un mouvement énonciateur des situationnistes. Sous la direction de Guy Debord, la psychogéographie devint un outil pour tenter de transformer la vie urbaine. La définition de la psychogéographie par Debord est : « l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus »121. Finalement la Psychogéographie est, comme son nom l’indique le point où la psychologie et la géographie se rencontre. Elle est un moyen d’explorer l’impact de l’espace urbain sur le comportement. C’est ainsi que la Dérive constitue le principal outil afin d’apréhender « le relief psychogéographique »122, des changements d’ambiances des quartiers et des rues de l’espace urbain. Ainsi l’objectif d’arpenter ces territoire à pied, de pratiquer la dérive est de localiser les ambiances, de les évaluer et enfin de les expliquer. La dérive qui assume la dimension ludique de l’exploration urbaine se double donc du repérage psychogéographique dont la fonction constructive est plus manifeste. A partir de ces observations relevées sur le terrain, les « psychogéographes » reportent et localisent ces aires d’ambiances sur des cartes.


ment sa conduite »125. La carte traditionnelle est détournée pour lui faire dire ce qu’elle cache. C’est finalement une carte fonctionnelle dans laquelle il s’agit de faire la critique des espaces réels, représentés et vécus, par l’introduction de la subjectivité.

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I.D-3. Réappropriation de l’espace de la ville

La dérive consiste à se « réapproprier le réel »126. En effet comme le décrit L. Turcot, « Debord conçoit la dérive comme une forme de déplacement susceptible de faire naitre de nouvelles idées en matière d’urbanisme ». « L’architecture est le plus simple moyen d’articuler le temps et l’espace, de moduler la réalité, de faire rêver. Il ne s’agit pas seulement d’articulation et de modulation plastiques, expression d’une beauté passagère. Mais d’une « modulation influentielle », qui s’inscrit dans la courbe éternelle des désirs. L’architecture de demain sera dons un moyen de modifier les conceptions actuelles du temps et de l’espace. Elle sera un moyen de connaissance et un moyen d’agir.»127 Ivan Chtcheglov (alias Gilles Ivain), Formulaire pour un Urbanisme Nouveau, 1953. L’Urbanisme unitaire se définit par l’International Situationniste par la « Théorie de l’emploi d’ensemble des arts et techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement. » 128 Le Formulaire pour un urbanisme nouveau paru dans le n° 1 de juin 1958 commence par un constat : « Nous nous ennuyons dans la ville ». Dans ce texte Gilles Yvain, ayant pour pseudonyme d’Ivan Chtcheglov, suggère que les quartiers de la ville « pourraient correspondre aux divers sentiments catalogués que l’on rencontre par hasard dans la vie courante ». De sorte que « chacun habitera sa cathédrale personnelle ». Il s’agit bien « de construire des situations comme un des désirs de base sur lesquels serait fondée la prochaine civilisation ». On pourrait penser que les situationnistes dénoncent le fonctionnalisme du Mouvement international. Mais l’urbanisme unitaire qu’ils préconisent, n’est pas « une réaction contre le fonctionnalisme, mais son dépassement : il s’agit d’atteindre, au-delà de l’utilitaire immédiat, un environnement fonctionnel passionnant »129. Tout en reconnaissant au fonctionnalisme des côtés positifs, comme le confort et « le bannissement de l’ornement surajouté », ils lui reprochent de s’être compromis avec « les doctrines conservatrices les plus immobiles ». Ils rejoignent Lefebvre, sur la nature de cet urbanisme unitaire qu’ils préconisent. En effet, pour eux, « les fonctions une fois établies, le jeu leur succède »130et il faut envisager « le milieu urbain comme terrain d’un jeu en participation »131. D’autre part, « … l’urbanisme unitaire est distinct des problèmes

125. JORN (Asger), Pour la forme, Editions Allia, Paris, 2001, 288 p. 126. TURCOT (Laurent), « Promenades et flâneries à Paris du XVIIIe au XXIe siècles, la

marche comme construction d’une identité urbaine», in Marcher en ville, faire corps, prendre corps, donner corps aux ambiances urbaines, sous la direction de Rachel Thomas, Editions des archives contemporaines, Paris, 2010, 194p. 127. Ivan Chtcheglov (alias Gilles Ivain), Formulaire pour un Urbanisme Nouveau, 1953. 128. Anonyme, Définitions, dans « Internationale Situationniste », 1, 1958 129. CHTCHEGLOV (Ivan), « L’urbanisme unitaire à la fin des années 50 », in L’Internationale situationniste n° 3 de décembre 1959. 130. SIMAY (Philippe), « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », in Métropole (en ligne), Editeur Philippe Genestier, 2008, 12 p.

131. CHTCHEGLOV (Ivan), « L’urbanisme unitaire à la fin des années 50 », in L’Internatio-


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esthétiques. Il va contre le spectacle passif, principe de notre culture où l’organisation du spectacle s’étend d’autant plus scandaleusement qu’augmentent les moyens de l’intervention humaine. »132 C’est ainsi qu’implicitement « l’urbanisme unitaire rejoint objectivement les intérêts d’une subversion d’ensemble » 133. Finalement le début de chacun des paragraphes de l’urbanisme unitaire à la fin des années 50 et assez représentatif des objectifs de l’urbanisme unitaire. En effet on peut lire que « l’urbaniste est distinct des problèmes de l’habitat », « distinct des problèmes esthétiques », et chaque paragraphe s’attelle à décrire ce que n’est pas l’urbanisme unitaire en faisant ainsi une critique ou un état des lieux de l’urbanisme de l’époque. On comprend bien qu’il s’agit là plus d’une démarche visant à changer la vie, par la révolution, pour changer la ville et non l’inverse. Les Situationnistes sont des artistes des politiciens, des philosophes. Par la pratique de la Dérive, ils réécrivent, réinterprètent, redessinent et dénoncent la ville actuelle. Tout comme la flânerie, il s’agit ici aussi de décrire les spécificités, d’apporter un point de vue, ainsi que d’agir en réaction aux modes de pensée associés au fait de vivre en ville. C’est en cela qu’on peut de nouveau affirmer que la marche, sous de nouvelles modalités que suggère la dérive, fait urbanité. Elle est une attitude ludique, qui rejoue l’espace aseptisé et orienté des villes de la reconstruction. Le Situationniste fait vivre un nouveau visage de la ville, qu’il révèle et fait exister pas à pas. Celui de la ville ludique et de la liberté qu’elle offre. Les situationnistes changent nos points de vues, nos visions de la cité, et dénoncent l’espace de la ville comme étant un espace politisé. Par la pratique de la flânerie ils nous montrent à quel point, adopter un certain comportement en marchant dans la cité, peut permettre d’échapper au contrôle de l’espace contemporain. Mais ceci permet aussi de dessiner, de mettre en évidence l’ambiance psychogéographique de la ville et est ainsi en révélant la ville nue, un instrument pour faire urbanité. La ville parcourue par les situationnistes est le lieu où se manifeste les tensions et les luttes sociales. Comment cette prise de conscience de l’espace urbain politisé vat-elle avoir comme influence sur la ville et la société à venir ?

Finalement comme on a pu le voir dans cette première partie qu’il s’agisse des Flâneurs ou des Situationnistes, il s’agit d’intellectuels qui dans un contexte de révolution sociétales et de bouleversement de l’espace urbain, se sont emparés de la marche, l’ont pratiqué dans la cité, leur permettant d’engager une réflexion sur leur époque. La marche est une attitude qui permet la production au travers de différents supports, de nouveaux points de vues, et de décrire les spécificités de la ville contemporaine à ces deux époques. C’est en cela que la pratique de la flânerie et de la dérive font chacune Urbanité. Trouver la posture à adopter pour se déplacer en ville paraît permettre à nos protagonistes de trouver leur place dans une époque mouvementée, et de trouver leur propre regard pour affronter le changement. La théorisation et la codification de la dérive et de la flânerie a entrainé une redéfinition de la société, par le choix de nouveaux termes, tel que « la modernité » ou la « société du spectacle ». Ceci permet par la même occasion de mettre en avant les enjeux que revêt la ville à cette période. Les flâneurs réécriront la ville, les situationnistes la dénonceront. A ces deux époques il y a un changement de vision qui même si il n’influât pas physiquement et directement sur l’espace de la ville interagira avec les représentations qu’on en a. Ceci, en rejouant son présent, changera à jamais son avenir. On peut ainsi se demander quelles influences ont eu la pratique de la flânerie et de la dérive sur nos villes du début du XIXe siècle. Marcher, pour rejouer le présent de la ville, est-elle une pratique que l’on retrouve aujourd’hui ? Si oui est ce une pratique littéralenale situationniste n° 3 de décembre 1959. 132. Idem 133. Idem


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ment de la flânerie ou de la dérive ou est-ce une nouvelle manière de traverser l’espace ? De nouveaux professionnels se sont ils emparés de la marche ? Marcher est-elle devenue une nouvelle manière de fabriquer la ville d’aujourd’hui, une nouvelle pratique urbaine ? Qu’elles sont les enjeux de la ville d’aujourd’hui et quels sont les impacts que peuvent avoir ces nouvelles façons de faire sur nos pratiques de concepteurs ? mais sur l’objet architectural tout court ? C’est ainsi que nous tenterons de montrer au travers de l’étude du laboratoire d’art urbain Stalker comment et de quelle façon il est possible aujoud’hui de fabriquer la ville de demain en marchant.


CHAPITRE 2

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Fabriquer la ville de demain en marchant

« Les Stalker ne sont pas tout à fait des artistes. Pas vraiment des urbanistes non plus, ni des militants. En fait, ils ne sont pas autre chose que ce qu’ils font. Que font donc les stalker ? Ils arpentent. ils cherchent des itinéraires et des territoires, dans les villes et entre les villes, qui échappent aux cartographies connues et permettent d’en inventer d’autres. Pour les suivre, un jeu de pistes. »1 Gilles A. Tiberghien

1. TIBERGHIEN (Gilles A.), « La vrai légende de Stalker », in cahier VACARME 28, Edition Vacarme, Paris , 2014, pp. 94-


2.A- Transurber dans la zone 2.A-1. La Transurbance

Tour de Rome, 5 au 8 octobre 1995, (la marche comme genèse du laboratoire) C’est en 1995, que les architectes entreprennent « Le Tour de Rome » et qui est considéré comme l’acte de naissance de Stalker. Du 5 au 8 octobre 1995, durant quatre jours et trois nuits, les jeunes architectes et urbanistes réalisent le tour de Rome à travers les friches, les terrains vagues, les zones interstitielles et abandonnées de la ville. Le voyage a débuté dans une gare désaffectée , et ensuite s’est poursuivi à travers les champs, les fleuves, les voies ferrées, dans un espace situé au-delà de la périphérie des années 50. Cette expérience donnera naissance au groupe Stalker d’une part, ainsi qu’à la nomination des espaces périphériques traversés : les territoires actuels. Le « Tour de Rome » y est décrit par

134. Idem 135. Idem 136. STALKER, A travers les territoires actuels, Edition Jean-Michel Place, Paris, 2000, 62 p.

137. Idem 138. CARERI (Francesco) – Conférence à L’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris, le 3 Octobre 2013- (Vidéo) 139. CARERI (Francesco) – Conférence à L’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris, le 3 Octobre 2013- (Vidéo)

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En 1990, pendant les grandes grèves étudiantes à Rome contre la privatisation des universités, les premiers Stalker, à l’époque, encore étudiants en architecture, prennent conscience d’appartenir à une nouvelle génération134. Ces jeunes gens composé de Francesco Careri et Lorenzo Romita, ont occupé leur faculté, comme beaucoup de leurs collègues en Italie à ce moment-là. Ils protestent contre les conditions dans lesquelles se déroulent leurs études. Lorenzo Romita, propose dans l’assemblée des occupants de prendre à la lettre l’expression italienne : « étendons un voile de pitié » sur la faculté. L’idée plaît, et une performance est organisée. Le politique et le culturel se rencontrent. A partir d’ici, des amitiés se nouent.135 Cette époque que l’Italie traverse restera dans les mémoires sous le nom de « La pantera », qui tient son nom d’une panthère qui s’était échappée du zoo de Rome. En effet chaque semaine elle apparaissait quelque part puis disparaissait à nouveau et personne ne sait plus si on l’a finalement retrouvée. L’histoire est devenue symbolique pour ces jeunes gens qui se considéraient comme mobiles et insaisissables136. C’est 3 ans plus tard, en 1993, que se met en place en Italie « l’opération politique de lutte contre la corruption » connue sous le nom de « Mani pulite ». Stalker s’invente dans ce contexte qui marque la fin d’une époque et réagit face au délabrement du paysage politique italien et international. En 1994, Silvio Berlusconi, dit le « Cavalier » entre sur la scène politique137, et c’est justement à la même période que le groupe d’affinité désormais constitué pénètre dans une zone à l’abandon, sur les rives du Tibre, envahie par les cannes138, juste au pied de grands immeubles d’un quartier populaire. Les futurs Stalker y trouvent des gros rouleaux de stores en bois que des ouvriers y ont laissés. Ils les déroulent au milieu des cannes, et cela fait des passerelles. Des bobines de câbles téléphoniques forment des tables, et vite ils organisent un petit bar, appellent des amis musiciens et artistes et invitent la population du quartier à une fête appelée Vivilerive (Vive les rives). Cette première action contenait déjà les traits essentiels de leur attitude future : découvrir des zones inconnues des gens qui habitent à côté, et organiser une intervention avec ce qu’on y trouve. Ils ne laissent pas de traces matérielles, ils ne créent pas d’objets, mais ils parviennent à changer un peu la mentalité de ceux qui y assistent ou y participent.139

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le groupe Stalker dans leur livre Stalker, Les territoires actuelscomme: « une action menée à Rome sur un parcours circulaire de soixante kilomètres entièrement accompli à pieds pendant cinq jours, qui se voulait de souligner l’existence d’un système territorial diffus et de lui attribuer une valeur parmi l’art du parcours. »140. Dans cette description les Stalkers décrivent les objectifs de ce Tour, mettant l’accent sur leur volonté de « souligner l’existence d’un système territorial diffus ». Il est donc question ici par la pratique de la marche de vérifier l’hypothèse d’un lieu, qui paraît avoir des potentialités et caractéristiques urbaines particulières, et par la Transurbance collective, de révéler et valoriser ce territoire. Pour les membres de Stalker, la Transurbance c’est « le fait de traverser, en tant qu’instrument de connaissance phénoménologique et d’interprétation symbolique du territoire, est une forme opérante de lecture et donc de transformation d’un territoire, un projet »141. Autrement dit pour eux la marche est plurielle, elle permet de traverser, d’être un instrument et une forme de lecture et de transformation du territoire. Finalement, ils la définissent comme « un projet ». Dés le début il est important de comprendre que pour Stalker, la pratique de la marche est véritablement considérée comme le projet même. C’est parce qu’elle permet de se mettre en situation pour lire, connaître le territoire, que de la même manière elle laisse place à son interprétation et donc simultanément à sa transformation.Comme le dit si bien Gilles A. Tiberghien, « Stalker est né par jeu et continue comme un jeu, comme une manière de vivre sa vie»142 . 2.A-1.b-Laboratoire d’art urbain et Observatoire nomade C’est ainsi que pendant ce « Tour de Rome », le collectif informel d’architecte va prendre en 1995 le nom de « Stalker, laboratoire d’art urbain » .Comme l’explique Francesco Careri : « Au moment où nos premières expériences se sont déroulées, nous n’avions pas encore de nom. C’est un journaliste qui nous a rendu attentifs au fait que le film Stalker du cinéaste russe Andrei Tarkovski avait beaucoup de similarités avec notre démarche lors de notre projet de “Tour de Rome”, c’est-à-dire avec cette idée de visiter quelque chose d’inconnu. “Stalker” en anglais signifie “maniaque”, c’est celui qui suit les gens, ça peut même être un chef d’accusation ! Mais c’est surtout un terme de chasse, un terme archétypique d’une société de nomades, d’errants, de cueilleurs. En russe, c’est le miroir de la vie, de la réalité. Dans le film, c’est une représentation, c’est une réalité transformée par un état d’âme»143. Ainsi on note dès l’appellation du groupe une forte imprégnation artistique ici cinématographique, et qui se confirmera comme on le développera plus tard par des performances en hommage à des personnalités artistiques . En ce qui concerne la composition de Stalker il est en réalité difficile de parler d’un « groupe » ou même d’évoquer un noyau d’origine. Un label est déposé en tant qu’ « association culturelle » et 6 personnes en font partie, mais cela n’est qu’administratif, et différents individus peuvent contribuer en fonction des occasions à la mise en œuvre d’un projet144. Cette association de jeunes gens se définit en 1996 comme un « sujet collectif », et qui se veut un « laboratoire » d’où son appellation de « laboratoire d’art urbain ». Un laboratoire suivant le dictionnaire Larousse est définit comme étant un « Ensemble

140. STALKER, A travers les territoires actuels, Edition Jean-Michel Place, Paris, 2000, 62 p.

141. Idem 142. TIBERGHIEN (Gilles A.), « La vrai légende de Stalker », in cahier VACARME 28, Edition

Vacarme, Paris , 2014, pp. 94143. Entretien pour Archimade par Stephane Collet et Philippe Rahm avec Laurenzo Romito et Francesco Careri le 1er juillet 2001. 144. TIBERGHIEN (Gilles A.), « La vrai légende de Stalker », in cahier VACARME 28, Edition Vacarme, Paris , 2014, pp. 94-


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de chercheurs effectuant dans un lieu déterminé un programme de recherches»145. C’est dans cette intention que le collectif Stalker met en œuvre des promenades, des dérives, des « actions architecturales « aux frontières de la ville ou aux marges de certaines communautés, qui opèrent une nouvelle lecture du territoire, tout à la fois critique et politique. Stalker arpente ainsi Rennes, Milan, Miami ou Berlin en proposant au public des marches à travers les «vides urbains». Aujourd’hui, Stalker promeut un réseau de recherche, l’Osservatorio Nomade qui contribue à « l’évolution créative de territoires à travers les champs croisés de l’urbanisme, de l’expérimentation et de programmes d’éducation en relation avec les populations locales »146. Comme on l’a vu précédemment, Stalker porte en son nom, l’importance de ses influences artistiques , et c’est au travers de deux performances, l’une en hommage au poète Pasolini et l’autre à l’artiste du Land Art Robert Smithson, qu’ils revendiquent leurs origines intellectuelles et esthétiques. Walkabout Pasolini (hommage à Pasolini) , 4 novembre 1995 Pier Paolo Pasolini est un écrivain, poète, journaliste, italien. Il est né à Bologne en 1922 et décède à Ostie en 1975. Le 4 novembre 1995, un an avant « Le Tour de Rome », les Stalker rendent un hommage à Pasolini près du Mandrione, un ancien aqueduc romain, intitulant leur action Walkabout Pasolini. Le mot « walkabout » est une référence directe à Bruce Chatwin et à son livre Le chant des pistes147 écrit en 1987, et devient une référence importantes pour Stalker148. Walkabout Pasolini consiste à répandre trois cents mètres d’asphalte peint en bleu le long de la via del Mandrione, et ainsi faire référence aux vers d’un poème sans titre de Pasolini de 1951, distribué en même temps, photocopié sur une feuille : « […] un peu en dehors du centre éclairé, à côté de ce silence, une route d’asphalte bleue, semblait plongée dans une vie immémoriale, intense et combien antique »149 Le terme Walkabout définit un rite de passage auquel s’adonne les populations aborigènes d’australie, et qui s’acte par une marche. A l’âge de 13 ans, les jeunes aborigènes allaient loin de leur famille dans l’étendue sauvage et à leur retour étaient considérés adultes par la communauté150. Walkabout Pasolini n’est pas sans sens pour Stalker car elle intervient justement un an avant leur officialisation, et porte toutes ces significations et symboliques du rite de passage. En ce qui concerne la performance elle se manifeste par une référence directe à la littérature mais aussi à une personnalité engagée qu’était

145. Définition du mot « laboratoire » tirée du Dictionnaire Encyclopédique, Larousse. 146. Description de « Stalker » par le site internet ARCHILAB. 147. Le Chant des pistes, c’est Chatwin en Australie. Il y découvre les « itinéraires chantés » (songlines). D’après la tradition aborigène, ces chants sacrés sont à la fois une description géographique et un récit mythique de la création du monde. Il rencontre les aborigènes, mais aussi des Australiens blancs encore plus méfiants envers cet Anglais représentant un Empire détesté. Chatwin peint une Australie complexée par ses origines, hésitant entre culpabilité et vitalité, et toujours passionnante. Le Chant des pistes est aussi le dernier chant de Chatwin, écrivain qui, des grands espaces, a toujours rapporté de grands livres. 148. CARERI (Francesco) – Conférence à L’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes, le 17 Mars 2004-(Vidéo) 149. Pier Paolo Pasolini, Tutte le poesie, vol. 1, collezione « I Meridiani », Arnoldo Mondadori, Milano 2003, pp. 754-755. 150. CHATWIN (Bruce), Le chant des pistes, (1988), Edition Grasset, Paris, 2000, 78p.


Le 3 mars 1996, soit un an après leur formation officielle, les Stalker réalisent Stalker rundown (hommage à Robert Smithson), sur une carrière abandonnée dans la banlieue de Rome. Ils font un parallèle direct avec l’œuvre de Smithson auquel ils font référence et renversent 96, de 1996 (date de Stalker rundown), pour retrouver le 69, de 1969, date de l’année de la réalisation, de Asphalt rundown par l’artiste américain venu à Rome. L’œuvre de Robert Smithson consistait à déverser une benne de goudron dans une carrière. Il documenta l’experience au moyen d’un film, d’une carte et d’une série de photographies. C’est ainsi que Stalker répète le même système, sur le même site. Ils dévalent dans la pente comme des tonneaux et incrustent, dans l’image en noir et blanc de la décharge, cinq vignettes où ils apparaissent d’abord debout sur le bord, puis en pleine action, l’ensemble donnant à la fois un sentiment de chute et de suspension, dans le temps et dans l’espace151. De cette manière ils reproduisent avec leur corps en mouvement l’asphalte coulant dans la pente de la carrière dans l’œuvre de Robert Smithson. Comme l’écrit Thierry Davila : « Si cet acte est un hommage insistant à l’artiste américain, il est aussi une façon de traiter la mémoire de ses gestes au moyen du déplacement, d’intégrer Smithson à une actualité de la mobilité pour souligner les rapports féconds entre le Land art et le nomadisme actuel (…). » 152 Le Land art est un mouvement artistique auquel participe Robert Smithson , et voit apparaître en son sein ce que Francesco Careri nomme le « Land Walk ». En effet dans la seconde moitié du 20e siècle, les artistes ont vu dans la marche une forme d’art qu’ils pouvaient utiliser pour intervenir dans la nature. En 1966, la revue Artforum publia le récit du voyage de Tony Smith le long d’une autoroute en construction. Une controverse éclata entre les critiques modernistes et les artistes minimalistes. Certains sculpteurs commencèrent à explorer le thème du parcours d’abord en tant qu’objet et, ensuite, en tant qu’expérience. Le Land Art revisita à travers la marche les origines archaïques du paysagisme et des rapports entre art et architecture en conduisant la sculpture à se réapproprier les espaces et les moyens de l’architecture. En 1967, Richard Long réalisa A Line Made by Walking, la célébre ligne dessinée en foulant l’herbe d’un pré. L’action laisse une trace sur le terrain, l’objet sculpté est complètement absent, c’est le moment où la marche se transforme en une forme d’art autonome. La même année, l’artiste auquel Stalker rend hommage, Robert Smithson fait A Tour of the Monuments of Passaic. C’est le premier voyage à travers les espaces vides de la périphérie contemporaine. Le voyage dans ces nouveaux territoires conduit l’artiste à faire quelque remarques : le rapport entre l’art et la nature a changé, la nature a changé, le paysage contemporain produit ses propres lieux de façon autonome, dans le refoulé de la ville se trouvent les futurs à l’abandon produits par l’entropie153 ,autrement dit l’état de « désordre » du système154. Si comme on a pu le voir les artistes du Land art ont été déterminants pour Stalker, la dérive situationniste, développée dans notre première partie, est naturellement le point

151. DAVILA (Thierry), Marcher, Créer : Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siécle, Edition du Regard, Paris , 2007, 187p.

152. Idem 153. CARERI (Francesco), Walkscapes : la marche comme pratique esthétique, essai traduit de l’italien par Jérôme Orsoni, Editions Jacqueline Chambon, France, 2013, 217 p. 154. Définition du mot « entropie » dans le Dictionnaire Encyclopédique Larousse.

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Stalker rundown (hommage à Robert Smithson), 3 mars 1996

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Pasolini. Cet hommage exprime la transposition d’un imaginaire dans des lieux retirés, elle est la première transformation d’un territoire en y changeant l’interprétation à l’aide d’une ligne d’asphalte bleu (œuvre d’inspiration artistique), et la lecture d’un poème (œuvre littéraire). En rendant cet hommage Stalker marque déjà son état d’esprit de transformer « les visions du territoire » et non pas de réaliser cette image sur le territoire directement.


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de départ des expériences du laboratoire italien tout en étant radicalement différente en ce qui concerne à la fois la méthode et l’état d’esprit. Néanmoins les Stalker gardent un certain sens du jeu, du hasard et de la rencontre, un intérêt pour l’exploration urbaine, des caractéristiques qui, comme vu précédemment étaient chère aux situationnistes. Mais à la différence de leurs aînés, ils s’éloignent des centres-villes pour explorer la périphérie. De même, il n’y a pas de chef, certains écrivent, d’autres dessinent ou filment : qu’ils soient paysagistes, architectes, artistes ou citoyens du monde, tous participent et discutent à des degrés divers des actions à entreprendre. Finalement leur hommage à Robert Smithon est une métaphore à ce qui va être l’essence même de l’état d’esprit de Stalker. En effet en revenant sur les lieux de Asphalt Rundown de Smitshon, les architectes se rendent compte que la coulée d’asphalte dans ce qu’elle porte comme signification chaotique est finalement le lieu d’une incroyable diversité écologique. ainsiils écriront dans le texte qui accompagne les clichés photographiques, que malgré les transformations chaotiques que peut subir un territoire, la nature reprend toujours ses droits. En 1969 c’est l’asphalte qui dévalait la pente pour tout détruire dans une zone industrielle abandonnée et chaotique, aujourd’hui c’est Stalker qui traverse ce territoire et dévale cette même pente pour révéler et reconnaitre la richesse de vie présente sur ces territoires sauvages et qui se forme de manière autonome. Finalement la pratique de la marche va permettre de fédérer les membres du laboratoire Stalker et va s’avérer être leur marque de fabrique. En effet la marche va être leur moyen d’agir sur le territoire. La marche étant en contradiction avec l’idée qu’on se fait d’un projet architectural et urbain classique, on peut se demander dans quel contexte cette préoccupation de la marche est-elle apparu pour le laboratoire ? Qu’elle est la ville dans laquelle Stalker pratique la transurbance ? Est-ce une ville qui laisse la place au piéton ?

2.A-2. La ville contemporaine En introduction à son compte-rendu des quatre journées du tour de Rome, Lorenzo Romito déclare : « Nous avons voyagé à travers le passé et le futur de la ville, à travers ses souvenirs oubliés et son devenir inconscient, sur un territoire créé par l’humain mais par-delà sa volonté. Dans ce vide, nous identifions une géographie éphémère et subjective, les propositions instantanées d’un monde en continuelle transformation. En fait nous avons créé un espace sans l’avoir planifié ou construit, en le traversant simplement»155. Lorenzo Romito évoque le territoire traversé comme étant un territoire en continuelle transformation, qui échappe au contrôle de l’homme, et ainsi se fait par lui même, en étant à la fois le passé et le futur de la ville. L’architecte membre de Stalker parle ici de la ville contemporaine, la ville héritée de l’étalement urbain dû à la démocratisation de l’automobile dans la seconde moitié du XXe siècle et donnant lieu à des infrastructures routières telles que le périphérique dans les grandes villes. L’espace urbain s’est organisé autour de ce nouveau moyen de déplacement et on trouve aux abords de ces infrastructures routières qui ont mangé la campagne, des centres commerciaux, des Mac’Donald’s. eCes abords sont souvent utilisés comme déchèterie de la ville. La zone périphérique des grandes villes, reflète les coulisses des grandes métropoles, où tout ce qui est refoulé, ce trouve ici. La Zone, comme l’appelle Francesco Careri refléte « l’inconscient de la ville ». Déjà dans le film de Tarkovsky, l’un des personnages dit : « Je ne sais pas ce qui se passe, ça ne dépend pas de la Zone, ça dépend de nous »156. Dans cette réplique le personnage traverse des espaces qu’il nomme « La Zone », des espaces à l’abandon, déserts, industriels et périphériques similaire à ceux traversés par Stalker. Cette phrase expose ce qui rapproche le film de Tarkovsky, avec l’état d’esprit du laboratoire d’art urbain, en effet il est question dans les deux cas de traverser des espaces refoulés, mais aussi de comprendre

155. ROMITO (Lorenzo), « Stalker », in Peter Lang and Tam Miller éd., Suburban discipline 2, Princeton architectural Press, 1997, p. 132-133.

156. Réplique du Film Stalker de Andrei Tarkovsky


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ce qui s’y passe, et la réponse à cette question est « ça dépend de nous », autrement dit Stalker comprend que c’est leur attitude et leur état d’esprit sur ces territoires qui va leur permettre de savoir ce qui s’y passe. Comme on l’a vu précédemment la pratique de la marche est une posture, et la Transurbance est l’état d’esprit qu’ils choisissent d’adopter. La ville dessinée par l’automobile. « La ville tendit à se diluer dans la campagne. Elle perdit ses limites. (…) La ville flotte en quelque sorte dans un manteau devenu trop large»157. La diffusion massive de l’automobile, qui s’accéléra en France dans les années 1960, provoqua un développement considérable du réseau d’infrastructure urbain et interurbain pour éviter la congestion des réseaux existants. La ville va être aménagée de sorte à ce que la voiture puisse pénétrer partout et très vite, donnant lieu à toute sorte de réalisations allant de la pénétration d’autoroutes au cœur des villes à la mise en place de voies périphériques écrasant les quartiers existants sur leur passage158. Ceci va ainsi engendrer des ruptures d’échelle majeures dans l’aménagement des villes et de l’ensemble des territoires. Pour Marc Wiel, ces nouveaux territoires périphériques engendrés par l’automobile, se caractérisent par des Friches d’activités et des Friches sociales. Ce nouveau type d’urbanisation soulève des enjeux sociaux fort159, elle ghettoïse la population qui se retrouve à vivre dans des quartiers composés d’une classe sociale particulière, et coupé du le reste de la ville comme c’est le cas pour les grands ensembles ou les quartiers de maison pavillonnaire. Ceci est le résultat d’un fractionnement du territoire, et d’une discontinuité du tissu urbain présent dans la zone. En effet on trouve de tout dans la Zone, tout ce qui doit être caché, les grosses infrastructures qu’elles soient routières ou industrielles, autrement dit ce qui pollue et qu’on ne veut pas voir en ville, mais aussi les temples de la consommation que sont les grandes surfaces et qui sont pour certaines à l’échelle d’une ville, et qui n’entretiennent aucun rapport avec l’extérieur. Mais surtout il y a des gens, que ce soit les populations refoulées des centre ville tel que les personnes nomades où encore les gens du centre ville qui viennent y jeter leur machine à laver cassée, ces territoires sont pratiqués et eux aussi sont vivant bien qu’on ne veuille pas forcément le voir. C’est ainsi que Francesco Careri nous explique comment les architectes ont dans les années qui suivirent l’expansion de l’accessibilité à l’automobile, pris conscience de l’existence de cette ville, qu’ils définirent péjorativement, de cancer et n’hésitait pas à l’appeler la « non-ville » ou de « chaos urbain ». Leur point de vue était alors qu’il fallait soigner le cancer, donner de la qualité à ces espaces, et ceci à coup de grandes opérations de chirurgie territoriale dans les vides urbains. En effet le projet était d’apporter dans le chaos de la banlieue de nouvelles parcelles d’ordre en saturant et suturant les vides et permettant ainsi de recoudre les fragments de ces territoires périphériques. Mais plus tard on essaya au contraire de regarder ce qui était en train de ce passer dans ces vides, et on comprit que la « ville diffuse » était en fait un véritable système territorial, « «un

157. WIEL (Marc), La transition urbaine, ou le passage de la ville pédestre à la ville moto-

risée, Edition Mardaga, Bruxelle , 1999, 150p. 158. LA CITE DE L’ARCHITECTURE, Circuler, quand nos mouvements façonnent la ville, Edition Alternatives, Paris, 2012, 192p. 159. « Périurbanisation éparpillée de l’habitat, paupérisation des grands ensembles, entrées de villes proliférantes, stagnation ou déclin des centres villes, friches, pertes ou gains des recettes fiscales selon les communes (…) s’expliquent au moins partiellement , comme des conséquences du faible coût d’aller vite, pour l’essentiel grâce au pétrole bon marché. » WIEL (Marc), La transition urbaine.


« Les espaces vides tournent le dos à la ville pour permettre l’organisation d’une vie autonome et parallèle, mais ils sont habités. »161, et c’est en considérant ces vides non pas comme des vides, mais comme des chemins à parcourir, que Stalker développe sa réflexion. La ville d’aujourd’hui reste encore à définir mais il semble que l’héritage de l’accessibilité automobile dans la cité ai formé de nouveaux espaces enclavés refermant les maux de la société contemporaine. Des territoires refoulés et à l’écart de ce qu’on veut voir de nos villes. Qu’est ce que la pratique de la marche de Stalker, la transurbance souléve comme enjeux dans nos villes contemporaine ? La marche comme l’entend Stalker peut-elle dessiner la ville de demain ?

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système d’installation suburbain à faible densité qui formait des tissus discontinus, et dilatés dans les larges aires territoriales»160. Le modèle de la « ville diffuse » décrivait effectivement le phénomène qui animait les territoires suburbains, mais l’analysait à partir des pleins et non pas de l’intérieur des vides. Or, comme le dit Francesco Careri ce qu’il appelle les « diffus »,qui sont les habitants de ces territoires périphériques, fréquentent ces vides ‘nont pas été inséré au système.

révéler les devenirs de la ville 2.B-1. Pratiquer la marche pour révéler les « territoires actuels » 2.B-1.a-Les territoires actuels-la ville nomade Stalker arpente ce qu’il appelle, les territoires actuels. Pour comprendre ce que signifie cette appellation il s’agit d’en définir les termes. Le territoire urbain dont on parle ici, c’est ce qui « forment le négatif de la ville bâtie, les aires interstitielles et marginales, les espaces abandonnés ou en voie de transformation» 162 . Autrement dit tout ces espaces « entre », les vides urbains, les territoires coincées par les espaces pleins, et qui se compose de paysages organique et inorganique. Ces territoires représentent un nouvel horizon pour Stalker et les intéressent par le fait qu’ils ne soient pas explorés, et qu’ils forment la face obscure, l’inconscient, les espaces de conflit de la ville. Ce paysage qui n’intéresse personne se construit de manière autonome et est pour Stalker la représentation urbaine de notre civilisation. Stalker interprète ainsi les pleins du bâti, ou encore les fragments hétérogènes de la ville, comme les îles d’un archipel. La mer représente alors le vaste vide qui l’englobe. En traversant cette mer du vide, Stalker dit qu’il « navigue » dans « différentes mer »163 et souligne ainsi sa continuité spatiale. En effet évoluer dans ces territoires de l’intérieur reconsidère la lecture que l’on fait traditionnellement de la ville. L’espace périurbain prends les allures d’ « une «forêt» continue constituée à son tour d’autres espaces hétérogènes qui se ramifient et pénètrent dans la ville et forment ainsi un système». Finalement dans ces aires marginales et les zones périphériques pas encore structurées apparaît le visage de notre ville contemporaine. Il s’agit en effet de la ville que notre civilisation s’est construite

160. CARERI (Francesco), Walkscapes : la marche comme pratique esthétique, essai tra-

duit de l’italien par Jérôme Orsoni, Editions Jacqueline Chambon, France, 2013, 217 p. 161. Idem 162. STALKER, A travers les territoires actuels, Edition Jean-Michel Place, Paris, 2000, 62 p. 163. STALKER, A travers les territoires actuels, Edition Jean-Michel Place, Paris, 2000, 62 p.

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2.B- La pratique de la transurbance pour trouver et


spontanément et qui ne correspond pas aux théories des architectes et des urbanistes. Pour Talker c’est parce que ces projets sont en dehors des logiques de la ville moderne que la société contemporaine est incapable de reconnaître la valeur de ces territoires.

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Dans la nomination « territoires actuels », Stalker choisit le terme « actuel » pour signifier le « devenir autre » de ces espaces. Il s’agit de la même définition que celle développée par Michel Foucault : «L’actuel n’est pas ce que nous sommes mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, à savoir l’autre, notre devenir autre»164. Autrement dit l’actualité de ces territoires est le fait que par l’état dans lequel ils se trouvent au présent portent déjà leur futur. Ce sont des espaces qui sont en continuelle transformation, difficilement intelligibles et ne font pas l’objet de projets urbain ou architectural. Ces territoires sont dans un état d’attente, un état de devenir. Pour Stalker fabriquer la ville de demain c’est s’engager dans l’analyse de ces « territoires actuels », des territoires en devenir et en mutation. L’idée est de mettre en évidence ces « délaissés », ces interstices, ces taches blanches, cette ville sauvage , le non planifié, et le nomade. Car il s’agit bien là de la ville nomade, cette ville qui n’est que vide, qui n’est que chemin. Stalker, en tant qu’architecte ne cherche pas à appliquer les manières de faire du projet comme on le ferai dans la ville sédentaire, mais bien de développer des outils adaptés, un état d’esprit particulier permettant de faire du projet nomade dans la ville nomade. C’est ainsi que Stalker entreprend des marches collectives, transurbe dans ces territoires actuels afin de les révéler. Une façon pour eux de préserver des zones de « libre échange » dans un monde de plus en plus surveillé. 2.B-1.b-La marche comme projet collectif La marche collective est une action, et comme le dit Francesco Careri « une miscrosituation expérimentale »165. Elle permet de fédérer au travers de l’action collective, mais aussi d’activer un processus mental rendu possible pendant la marche. Le fait qu’elle soit collective permet aussi à chacun de trouver sa méthode de représentation, sa propre vision du parcours, et de l’espace traversé et de générer non pas une, mais des expériences. « Mais comment un sujet collectif peut il circuler dans une multiplicité, dans un territoire disponible et ouvert, dans un espace fluide à l’identité non fixée, sans figer le devenir de ce qu’il traverse, sans le réifier ? Comment s’insérer à plusieurs dans un devenir ? Et comment faire pour qu’arpenter les devenirs ne soit pas un moyen de les contrôler, de les maitriser ? » Pour regarder ces espaces, Stalker, a choisi de les traverser, comme on l’a vu précédemment par la pratique de la marche, en les laissant être ce qu’ils sont ou ce qu’ils deviennent. La marche est pour Stalker une œuvre collective réalisée par un sujet multiple. Dans un premier temps nous allons décrire ce que n’est pas la marche collective pour Stalker. En effet il est à la mode de comprendre par collectif une dimension participative. Mais comme le dit très sévèrement Francesco Careri à une conférence à l’ESA 166, la pratique de la marche pour eux n’a rien de participatif. Il parle de parcours personnel, de rencontrer l’autre et finalement de situations qui se font « sur mesure » en fonction du lieu, s’éloignant comme il le dit avec ses mots de « la méthodologie de la participation ». Il est important de souligner que le déplacement opéré par Stalker diffère absolument de la marche en groupe telle qu’on l’entend généralement . Les déplacements tel que les cortéges, défilés et procession, par leur structure répétitive, fonctionnent comme des

164. Idem 165. CARERI (Francesco) – Conférence à L’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris, le 3 Octobre 2013- (Vidéo) 166. Idem


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rites167. En effet ils sont des systèmes publics de représentation qui circulent, qui utilisent le territoire pour apparaître, ou pour s’imposer, en comptant sur la force du nombre. Ils délivrent un message, s’adressent à une mémoire collective, utilisent en tout cas l’énergie d’un groupe pour exprimer, exposer ou démontrer quelque chose. Il n’est rien de tel dans les déambulations du laboratoire Stalker. Parce que ce genre de manifestation se déroule dans les territoires de la ville où l’architecture est ordonnée. En effet il s’agit uniquement des terrains vagues pouvant accueillir les déplacements de Stalker. Le fait qu’ils pratiquent leur transurbance dans les espaces en déshérence et laissés pour compte, situe déjà le travail du groupe en dehors de la représentation sociale, politique et publique. Et c’est justement parce que ces zones qu’ils pratiquent ne portent pas de signes et de symboles culturels, que ce sont des lieux où les mots font défaut. C’est ainsi qu’ils font l’expérience de la disponibilité, de cette « ville résiduelle » et s’abandonnent en errant à l’intérieur, à « sa fluctuation mutante »168 . Ces déplacements en territoires inconnus, ou préjugés, demande de déconstruire le cadre intellectuel, psychique, social, et tout particulièrement notre expérience de la ville et de l’architecture. Il s’agit donc pour les arpenteurs du laboratoire Stalker, en se déplaçant de s’abandonner aux devenirs à l’œuvre sur le territoire. La pratique de la marche est un moyen de désobjectivisation du décor urbain, chacun en traversant les territoires actuels fait appel à sa propre interprétation, à sa subjectivité. La transformation de la ville pour Stalker passe par l’expérience vécue de la marche, plutôt qu’en la réalisation d’un objet architectural, subi et imposé au territoire. Pour Stalker les territoires actuels sont des espaces nomades, et la marche, la transurbance en est l’un des projets nomades. Contrairement aux situationnistes, qui ont inventé à la suite de la dérive, l’urbanisme unitaire, la marche pour Stalker devient le projet urbain. Stalker considérant la circulation plutôt que l’ architecture, renonçe à élever des édifices, et le groupe se démarque d’une approche de la ville en préférant l’occupation de terrains, la traversée créatrice du territoire. Thierry Davila nous dit que « la ville de l’oubli est la ville du déplacement » 169. En effet c’est l’espace de la ville qui n’est pas marqué par le temps, parce que pas marqué par des architectures qui « figent » le temps. Il n’y a pas de mémoire de ces lieux. « Ne rien ajouter au territoire, n’y déposer aucun objet, fabriqué, n’y édifier aucun monument durable, n’en pétrifier aucun moment, telle sera donc la façon dont Stalker, lorqu’il arpente les terrains vagues, s’abandonne au devenir, tente de se glisser dans la fluidité des espaces disponibles et en travail, hors de tout plan d’occupation des sols. »170 Il ne s’agit pas, en marchant, contrairement aux situationnistes, d’utiliser la ville, comme support à la désorientation, mais plutôt de circuler dans la ville inorganique, dans les zones organique de la ville, loin des rues et des quartiers de la mégalopole, en terres inconnues. L’intention ainsi est de regarder le dépaysement à l’œuvre, pour constater son existence sous la forme de terrains vagues. Dès lors il ne s’agit pas de construire l’architecture du devenir mais plutôt d’appartenir d’une manière éphémère, au devenir à l’œuvre, aux transformations en cours. Il s’agit de ne rien ajouter au territoire si ce n’est une manière de faire et de voir. Ne rien ajouter au territoire permet d’accompagner le devenir.

167. THIERRY (Davila), « Errare humanum est, remarques sur quelques marcheurs à la fin du XXe siécle. », Un siècle d’Arpenteurs : Les figures de la marche, édition Réunion des Musées Nationaux , Paris, 2000, 335 p 168. Idem 169. DAVILA (Thierry), Marcher, Créer : Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siécle, Edition du Regard, Paris , 2007, 187p. 170. Idem


2.B-2. Trouver les « émergences » de la ville de demain

Stalker utilise la marche non seulement pour révéler les espaces traversés mais ils le résument ainsi : « marcher pour trouver une émergence, ensuite se concentrer sur cette émergence »173. En italien, le mot « émergence » a un double sens. Il signifie à la fois quelque chose de nouveau qui émerge, mais aussi un « grave problème » et qui se rapproche de la signification anglaise, emergency, et se traduit par le mot urgence. La situation dans les banlieues des grandes villes, l’immigration et la non-intégration, l’abandon des vastes terrains urbains, la spéculation immobilière, le manque de logement sont qualifiés habituellement d’ « émergences », par Stalker. Les explorations par la pratique de la marche des interstices urbaines constituent toujours le point de départ. Le « sleepout », organisé en 2006, était un tour à pied, avec des étudiants italiens et hollandais, par différents camps de gitans à Rome, où ils restaient dormir. En 2008, ils ont marché pendant des journées le long du Tibre, en découvrant une surprenante humanité venue du monde entier s’y installer dans des baraques. Stalker reproche aux médias et aux autorités de survoler en hélicoptère les bidonvilles, de ne jamais s’aventurer à pied dans ces nouvelles zones blanches sur les cartes, et pourtant de condamner ces populations. Finalement, l’apparition d’émergence est ce qui s’impose à eux dans l’expérience de la marche, dans la Transurbance. Stalker se focalise donc sur une réalité, et comme on l’a vu dans la première partie, en se confrontant aux enjeux de l’espace de la ville, se confronte indéniablement aux enjeux que porte la société contemporaine. Ainsi les émergences semblent être assez importante pour valoir la peine d’intervenir. C’est alors que Stalker s’arrête et imagine de nouveaux moyens de se concentrer sur ces émergences.

171. STALKER, A travers les territoires actuels, Edition Jean-Michel Place, Paris, 2000, 62 p.

172. Idem 173. STALKER, A travers les territoires actuels, Edition Jean-Michel Place, Paris, 2000, 62 p.

La Transurbance, trouver et révéler les devenirs

Finalement, Thierry Davila décrira la marche comme un « dispositif plastique spéculatif » autrement dit désignant un lieu d’observation, et d’une façon plus générale une réflexion intellectuelle. C’est ainsi que la question urbaine pour Stalker s’est développée à travers plusieurs marches. Pour eux cette pratique permet de sauvegarder le devenir des territoires actuels en les abandonnant. Comme le dit Francesco Careri, la marche créé des outils pour vivre autrement l’espace qui nous entoure, elle est une forme d’écoute du territoire. Ainsi Stalker distingue trois moments essentiels dans ses marches. D’abord accéder aux territoires pour les traverser ensuite et percevoir alors le devenir172. Aucun de ces moments n’existe pour lui-même de manière isolée et autonome, chacun ne s’effectue et ne prend son sens que dans l’expérience générale que constitue le parcours. Finalement, nous avons décrit de quelle manière par la pratique de la marche Stalker accédait aux territoires, les traversait ensuite pour les révéler, les reconnaitre et finalement nous allons voir de qu’elle manière ils perçoivent ses devenirs.

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Finalement la marche ici encore intervient comme une réécriture permanente, mais i les mots font encore défaut, pour écrire précisément la ville. En effet les processus de la ville refoulée restent à nommer, à désigner, par ceux qui ceux qui comme Stalker, prennent le temps de les regarder, de les traverser. Stalker parle d’ « amnésies urbaines »171, pour décrire les enjeux que constitue le fait d’essayer de nommer cet inconscient de la ville. Si l’on prend le sens de la notion d’amnésie chez Freud, il s’agit là par un travail analytique de trouver les termes d’une description possible.


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Dans le port de Naples, ils ont tissé des hamacs avec l’équipage pakistanais d’un navire bloqué depuis des mois sur les quais. A Nice, Stalker a organisé un « repas de quartier ». Il peut s’agir de l’engagement à long terme, , dans un HLM délabré aux portes de Rome, Corviale, pour créer avec les habitants des espaces communs, ou de la tentative de pousser les gitans à améliorer eux-mêmes leur situation dans les camps. Ils rapportent avec satisfaction les paroles d’une habitante de Corviale qui leur a dit : « Avant votre venue ici, nous ne savions pas où nous vivions »174. Pour Stalker, il s’agit désormais de laisser des traces, à leur manière, et suivant le contexte. « C’est percevoir le langage inconscient de la mutation, interroger sans prétention à la description et identifier. C’est la transcendance actuelle en tant que perception inexorable de signifiés existant dans un continuel mouvement.»L’objectif est de laisser une trace de notre contact avec cette objet et avec ce spectacle, dans la mesure où ils font vibrer notre regard, virtuellement notre toucher, nos oreilles, notre sens du risque, du destin ou de la liberté. Il s’agit de déposer un témoignage, non plus de fournir des informations». Merleau-Ponty, extrait choisi par Stalker pour illustrer leur chapitre « percevoir les devenirs ». Finalement les déplacements physiques n’engagent qu’une partie limitée de leur temps. Le reste du temps les Stalker entreprennent un travail, souvent minutieux, dans un HLM ou dans un camp des nomades, dans un squat d’immigrés ou dans un village de montagne. Ces projets comportent de nouveaux paramètres à gérer : problèmes bureaucratiques, recherches de financements, gestion des différends entre les groupes habitants ces lieux. L’aspect ludique, pourtant si essentiel dans leur démarche, risque parfois de s’estomper devant les dynamiques, pas toujours facilement maitrisables, qui naissent de la volonté́ d’aider concrètement ces nouvelles réalités à « émerger », surtout lorsqu’il s’agit d’ immigrés et de leur situation si pénible dans l’Italie contemporaine. Ces rapports ne sont jamais neutres, les Stalker ne veulent pas être des urbanistes ou des assistants sociaux qui proposent des solutions préalablement bénies par les institutions. Ce sont toujours des rapports affectifs et surtout des prises de position.175 2.B-2.b-Le Campo Boario, un espace public nomade Comme on l’a vu, bien que Stalker avait eu jusqu’alors pour objectif de révéler l’espace en le « pratiquant », à partir de 1999, un événement va les faire évoluer. Cette année-là, cinq mille Kurdes ont suivi leur leader Ocalan, qui a demandé l’asile politique, et se sont ainsi installés à Rome dans un ex-abattoir. Ce bâtiment est situé dans un quartier populaire riche de traditions (Testaccio), et a été fermé en 1975. L’énorme cour, entourée de bâtiments bas laissés à l’abandon, a vu s’installer peu à peu des activités marginales : quatre conducteurs de fiacres pour touristes y ont mis leurs chevaux, des gitans ont pris un coin, un centro sociale assez connu dans la ville s’est installé dans une aile176. Les Stalker se rendent compte que la communauté d’immigrés a créé des lieux de rencontre, des cafés improvisés, des salons de coiffure. Une forme d’espace public, en somme. Lorsqu’on leur demande de participer à La Biennale des jeunes artistes de l’Europe et de la Méditerranée, le laboratoire investit le Campo Boario autrement dit les les anciens abattoirs de Rome. Ce bâtiment est déjà occupé par des Gitans, des Maghrébins et des Sénégalais.

174. CARERI (Francesco) – Conférence à L’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris, le 3 Octobre 2013- (Vidéo) 175. CARERI (Francesco) – Conférence à L’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris, le 3 Octobre 2013- (Vidéo) 176. CARERI (Francesco) – Conférence à L’Ecole Spéciale d’Architecture de Paris, le 3 Octobre 2013- (Vidéo)


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Du 4 au 8 juin, ils proposent un workshop intitulé De Cartonia à Piazza Kurdistan. Pour la circonstance, le bâtiment est rebaptisé Ararat, du nom de la montagne kurde sur laquelle se serait échouée l’arche de Noé après le déluge. Pendant quatre jours, les Kurdes racontent leur voyage dans une ambiance à la fois studieuse et festive. Des artistes, des intellectuels parmi lesquels ses architectes urbanistes, des anthropologues et des écrivains prennent la parole. Des étudiants font la cuisine avec les familles installées là, aménagent des salles où prendre le thé et constituent une bibliothèque pour pouvoir se documenter sur les cultures des populations contraintes à l’exil. On débat sur les thèmes du voyage et de l’identité des peuples déplacés et opprimés. Ils proposent la réalisation d’un jardin avec les plantes et les arbres que l’on trouve en Kurdistan. Ils ont distribué des « cartes de non-identité » et fondé une « université nomade ». On organise un repas avec toutes les communautés présentes. Et on construit Il Tappeto Volante(le tapis volant), une installation itinérante faite de ficelles et de tubes de cuivres suspendus représentant, presque à l’échelle 1/1, la Chapelle Palatine de Palerme, construite par les Normands dans une architecture arabo-musulmane et censée avoir été un lieu de culte à la fois pour les chrétiens, les juifs et les musulmans. « Finalement on transforme un territoire actuel en lieu où se vérifient directement les potentialités de l’échange entre l’activité artistique et la solidarité civile »177. Chaque année la communauté kurde y fête le Nouvel an, le Newroz, événement central de la vie kurde. Car, malgré tous les projets municipaux de « requalification » du Campo Boario, ce monde bariolé résiste. C’est ici que s’est conclue, en 2008, la première manifestation en Italie de gitans et en faveur des gitans, co-organisée par Stalker 178 . Stalker parait être très contradictoire dans ces actions, en effet au début Stalker mettait un point d’honneur à ne laisser aucune trace dans les lieux qu’il traversait et finalementse retrouve à organiser des Workshop dans des lieux désaffectés , ou encore comme on peut le voir sur un autre de leur projet, à construire des architectures manifestes telles qu’une maison de quartier (Savorengo Ker la casa di tutti). Il s’agit là de ce concentrer sur les émergences révélée par la pratique de la marche, et de laisser des traces en se focalisant sur ces « urgences » permettant de cette manière de dénoncer la condition humaine, par la dénonciation de la ville. Stalker dénonce la ville pour dénoncer des conditions de vie.

2.B-3. Rendre visible l’éphémère de la ville nomade pour la préserver

Finalement Stalker est un catalyseur, un « activateur » d’espace. Il intervient par la pratique de la performance, qui prend place sur les territoires actuels. Sa manière de rendre visible cette action éphémère est l’image. Qu’il s’agisse de production cartographique, photographique ou filmique. L’intention ici n’est pas d’enregistrer la réalité de manière objective, mais de traduire une expérience personnelle, et donc d’exprimer une vision subjective du territoire, et de la représenter visuellement. La traduction subjective contrairement à l’enregistrement objectif est du registre de l’invention. En effet un tel travail demande d’inventer d’autres langages, pour inventer d’autres espaces. Il n’est pas possible de dire avec des concepts empruntés à l’architecture ce que l’exploration de nouveaux territoires a pu leur apprendre, car par essence « nouveaux », nous n’avons pas encore les mots pour les décrire et tenter de le faire condamneraient à reconduire le nouveau à l’ancien. Il s’agit de trouver les modalités de leur expression, de créer leurs conditions de visibilité. Si les Stalker voient et font voir autre chose, c’est qu’ils créent de nouveaux lieux pour ce faire. Le monde de l’art est celui qui leur offre le plus d’opportunités, celui qui est le plus à même d’activer ces processus de création. C’est un monde dont ils se servent et auquel ils ne sauraient s’identifier sous peine de perdre leur propre identité, composite,

177. Idem 178. Idem


polymorphe, en devenir comme les territoires qu’ils explorent. Stalker doit avancer, évoluer tout en restant insaisissable.

D’ou l’importance pour eux d’une œuvre comme Transborderline montrée à la biennale de Venise, à Ljubijana et dans les jardins de la Villa Medicis en 2000179. L’œuvre est constituée d’une vaste spirale qui s’étend sur plusieurs mètres à la manière d’un fil de fer barbelé, elle évoque une frontière imaginaire à l’intérieur de laquelle des échanges sont permis, mais exprime aussi le fait qu’il est impossible de passer d’un bord à l’autre tout en restant entre deux. Cette œuvre pose ainsi la question des frontières, des limites et de l’accessibilité à un espace, à un territoire. De plus ayant participé à la biennale de Venise, Stalker a récemment bénéficié d’une exposition dans l’un des plus grands centres d’art contemporain de France, le Capc de Bordeaux. Ceci pose question du fait que ce ne soit pas des artistes à proprement parler, mais leur pratique empreinte à l’art contemporain. Leurs préoccupations tournent autour de la ville et de l’espace public, et ils pensent, comme Cesare Brandi, que « l’espace qui appartient à l’architecture, ce n’est pas un endroit géométrique et individualisé, ce n’est pas la projection idéale d’une pensée humaine ou le contenant de notre être-dansle-monde, mais, en réalité, c’est notre être-dans-le-monde même, qui est invisible et indistingable» 180. C’est ainsi qu’il présente deux œuvres au CAPC de Bordeaux , à travers les territoires actuels 1996, et Dominomiami 2000-2001, toutes deux faisant référence à la pratique de la marche par le groupe Stalker. les territoires actuels 1996 se compose de cartes de couleurs jaune et bleue disposées sur trois tables et installées dans la pénombre invitent le spectateur à y tracer son propre chemin à l’aide d’une lampe de poche qui leur est mise à disposition, pendant que des vidéos composées d’images de ville sont projetées sur l’un des murs de la salle. Quand à Dominomiami 2000-2001 est composée d’une installation photographique horizontale faite de nombreux clichés morcelés et collés sur des caisses de bois et d’un poème vertical calligraphié au crayon sur la cimaise. La zone photographique et le texte poétique d’Adrian Castro : « When she carried a Calabash » témoignent d’une déambulation du groupe Stalker le long de la Miami River. Le fleuve est un lieu et un lien public au long duquel « entre-temps, entre-espace, entre-culture », se déclinent 63 identités distinctes. On retrouve dans ces expositions toute l’essence de Stalker. S’ils sont exposés dans des musées dédiés à l’art c’est parce que comme celle ci, ils ne voient pas leur production visuelle comme une finalité, mais la retranscription de leur démarche intellectuelle. En effet il s’agit là comme le ferait certains artistes de poser des questions, qui trouveront une réponse dans les questions qu’elles susciteront. C’est une démarche intellectuelle, une façon d’être et de se positionner à la fois dans l’espace physique de la ville actuelle, mais aussi d’adopter une posture face à la société, de prendre un parti. Stalker tente de comprendre la ville d’aujourd’hui et de la même manière que pour les flâneurs et les situationnistes, par la pratique de la marche permet de révéler les enjeux que portent la ville aujourd’hui, et ainsi apporter une nouvelle vision qui participe par l’invention, par la

179. Respectivement dans le cadre de la Biennale, de Manifesta 3 et de l’exposition « La

Ville, les jardins, la mémoire ». 180. BRANDI (Cesare), « La spazialita antiprospettica » in Bruno Zevi ed., Archittetura concetti di una controstoria, Rome, Newton Compton, 1994, p. 74. Cité par Lorenzo Romito, « Stalker », art.cit, p. 133.

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La tâche que les Stalker se sont assignée est précisément de rendre visible et de distinguer, pour ne pas ignorer ou simplement confondre. Distinguer, c’est souligner les limites entre les choses, les mettre en évidence pour les transformer.

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pratique, l’intellectualisation de l’espace àfabriquer l’avenir. Reconnaître le présent, c’est déjà construire l’avenir, déplacer les idées reçues, et faire la ville autrement.

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Lors de la conférence à L’ESA Paris, une personne dans l’auditoire pose la question suivante à Francesco Careri : « Comment la marche peut être un outil de production du territoire de la ville ? Comment ces cartes sont utilisées et permettent la conception de la ville ? ». Finalement Francesco Careri répondra, que les cartes produites ne sont pas une finalité et que le message que Stalker fait passer est une remise en cause de la formation d’architecte. En effet il encourage les étudiants à se passer de leur logiciel de CAD, tel qu’Autocad, espace virtuel de la ville, à se déplacer avec les gens, déplacer son corps et son esprit dans la réalité de la ville. Et finalement à force de se promener, on fini par trébucher, sur ce que Stalker appelle des émergences. La marche est un moyen pour Francsco Careri de connaissance, de raconter des histoires qui n’ont jamais été racontées avant et de permettre ainsi de donner une réponse plus réelle. Car « quand on s’engage dans l’espace de la ville, la police en grec, on fait politique ». Finalement il paraît évident que la pratique de la marche par le laboratoire Stalker, fait urbanité. Elle le fait de plusieurs façons. Dans un premier temps l’action même de la marche, la transurbance, fait urbanité. En effet elle fait acte de « reconnaissance » du territoire parcourue comme étant le lieu de la ville qui symbolise notre civilisation contemporaine. L’expérience éphémère de la transurbance collective, en rejouant le moment présent de ces territoires, révèle son actualité et préserve ainsi son abandon et son devenir. Préserver le devenir de certains territoires en y intervenant par une pratique nomade, la marche, tel est le projet urbain du laboratoire. Ensuite Stalker, va représenter son expérience de la marche, et produire sur autant de supports que par de personnes différentes, des points de vues et des visions des territoires traversés. Cette production pluridisciplinaire et subjective permet ainsi de faire urbanité et pose une multitude de questionnement quand à ce que sont « les territoires actuels » traversés. Ces documents au lieu de donner une réponse, pose question et ainsi engage une réflexion urbaine, on peut ainsi dire qu’il font urbanité. Pour finir pendant l’expérience de la marche le laboratoire Stalker trébuche sur ce qu’il appel « les émergences » du territoire. Se concentrer sur ces « émergences » est pour eux une façon d’accompagner le devenir de la société et donc de la ville. C’est ainsi qu’ils organisent des projets qui sont entre la performance artistique, où l’organisation d’événements tel que des workshops. Ces projets son des supports à la cohésion sociale et permettent à un moment donné de changer la vie, de faire évoluer les mentalités et ainsi en créant de nouveaux points de vues sur la ville et la société, de faire urbanité, l’urbanité de demain.

2.C- L’architecte et l’artiste d’aujourd’hui en marche pour l’urbanisme de demain ? Ce chapitre a pour vocation de dresser un état des lieux d’architectes, sociologues et artistes, utilisant la marche pour intervenir sur l’espace de la ville. Les références ont été consciemment choisies pour illustrer, ce qui pour moi peut être une « dérive » de l’état d’esprit de Stalker pour fabriquer la ville, ou encore ce qui peut s’avérer être une ouverture dans des manières renouvelées de faire la ville, en suivant la logique artistique qui préférera toujours poser une questions plutôt que de donner une réponse.

2.C-1. Bruit du Frigo, randonnées et refuges périurbain « Bruit du frigo est un collectif de création qui se consacre à l’étude et l’action sur la ville


ment, 1998, photovidéo tournée durant la transurbance de Rome, octobre 1995 Collection laboratoire

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et le territoire habité, à travers des démarches participatives, artistiques et culturelles.»181

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En effet Bruit du Frigo se définit comme étant à la croisée entre territoire, art et population, et décrivent leurs projets comme proposant « des façons alternatives d’imaginer et de fabriquer notre cadre de vie, à petite et à grande échelle, de manière éphémère ou pérenne, à partir d’une immersion concrète dans le réel et d’une attention particulière aux pratiques quotidiennes ». Autrement dit Bruit du frigo conçoit et met en œuvre des dispositifs de prospective urbaine et d’émulation citoyenne, mêlant aménagements temporaires, art et actions collectives. C’est ainsi que l’un des projet principal de Bruit du Frigo est d’avoir mis en place ce qu’ils appellent des « randonnées périurbaines ». En effet dans une continuité avec l’état d’esprit Stalker, avec qui il vont travailler en commun, leur intention est non seulement de revendiquer la liberté d’arpenter le territoire, mais aussi d’arpenter les marges, les vides de la ville pour permettre de la renouveller. « La déambulation est un chemin d’accès à la ville, un instrument de lecture et de remise en question. Si la flânerie reste une condition de découverte du monde, flâner à travers, tout autour, sans tenir compte des itinéraires conseillés devient aujourd’hui acte de performance, de résistance. La traversée de la ville en creux induit un recul qui permet le renouvellement de la perception, un nouvel éclairage sur notre quotidien et nos manières de faire.» Extrait du manifeste «La ville en creux, morceaux choisis» -Bruit du frigo 2000 C’est ainsi que les randonnées périurbaines sont des marches exploratoires collectives à travers les périphéries des villes, en particulier les espaces délaissés générés par l’urbanisation contemporaine. Les métropoles urbaines, et plus précisément l’espace périurbain, offrent une échelle de territoire et une diversité de paysages propices à l’aventure et à l’exploration. C’est ainsi que Bruit du Frigo envisage ces territoires comme des terres de randonnée. Et c’est justement là qu’ils s’écartent considérablement de l’état d’esprit de Stalker. En effet la marche dans les territoires actuels est un moyen de révéler et de trouver des « émergences » déjà présentes. Ces territoires n’ont jamais eu vocation à être des territoires de randonnée et les détourner de cette manière revient à refuser de voir ce que les zones périurbaines portent en elles, au lieu de les reconnaître, on les ignore. En acceptant leur accessibilité de cette manière on signe par là même l’extinction de ces territoires. En effet si le projet de Stalker est de « laisser à l’abandon » ces territoires pour les préserver c’est que l’incorporation d’une tout autre pratique qui ne serait pas déjà présente viendrai altérer la richesse, le devenir des territoires dans ce qu’ils ont d’actuel. Le collectif Bruit du Frigo va même jusqu’à parler de la possibilité de développer « une forme nouvelle de tourisme en périphérie des villes aujourd’hui ». Pour eux, ce changement de perception par la pratique de la randonnée permettrait « le développement d’un usage plus riche et étendu des périphéries urbaines », supposant donc la potentialité spéculative du territoire et non pas sa reconnaissance en tant que territoire actuel. Il s’agit donc d’y incorporer une pratique pour lui donner un sens, et m’interroge donc sur la collaboration du collectif avec le Laboratoire Stalker tant ils me paraissent éloignés dans leurs démarches. Le collectif réalise donc des tours de 5 à 6 jours dans la périphérie Bordelaise, qui les amènent à créer pour ce nouvel usage urbain un nouveau type d’équipement public, il

181. Formulaire de présentation du collectif Bruit du Frigo, disponible sur leur site internet.


2.C-2- Francis Alys, un piéton planétaire A l’opposé de la vision des dérives situationnistes un ensemble d’artistes entreprennent, dés la fin des années 60, de géométriser les déambulations, de tracer des lignes droites ou circulaires en marchant, ou de marquer le sol par des formes dessinées destinées à être parcourues par le visiteur. Rien ici ne serait être abandonné au hasard de la dérive, rien ne saurait être arbitrairement construit, puisque le marcheur suit un parcours le conduisant d’un endroit précis à un point, ou à tout le moins à une zone d’arrivée, prévue. L’individu qui marche ne se contente pas de faire un trajet, car il laisse aussi derrière lui les preuves de ses parcours accomplis. Il introduit du temps et de la mémoire dans ses déambulations en abandonnant à ceux qui le suivront, et sous ses pas, « les vestiges de ses promenades ». 183 C’est ainsi que j’ai choisi trois œuvres de Francis Alys, un artiste marcheur, qui bien qu’il ne soit pas archiecte ou urbaniste, produit au travers de performances, dans la cité, une forme d’urbanité. Ces artistes marcheurs pourraient par les enjeux que soulèvent leurs œuvres et les réflexions qu’elles engagent sur l’espace urbain, inspirer les professionnels de la ville. Francis Alys fonde sa pratique artistique sur ses pérégrinations, sur la notion de mobilité. Il trouve son inspiration dans le flux de la vie urbaine et sillonne les rues de Mexico et d’autres villes pour réaliser des œuvres d’art . Alys est à la fois voyageur, touriste et flâneur. Ses réalisations convoquent de multiples mediums, depuis la performance jusqu’à la peinture, en passant par la photographie et la video. The loser the winner : le trajet parcouru, trajectoire et trace The Loser/the Winner de Francis Alys est une action pendant laquelle l’artiste « déroule » littéralement son pull au cours d’une escapade entre deux musées de Stockholm. Alys entame une marche en laissant derrière lui l’extrémité d’un fil de laine par lequel se défait, pendant sa progression, son tricot. Lorsque la déambulation prend fin, le pull a entièrement disparu et n’importe quel badaud peut suivre, a la trace, le trajet parcouru par l’artiste en cheminant dans la ville le long du fil. Finalement en traversant la ville le long de ce fil, le citadin vit la ville autrement. Il alimente son parcours de l’imaginaire que lui évoque ce fil de laine, et finalement en suivant pas à pas cette trace, il se laisse prendre par l’histoire. Cheminer le long de ce fil n’a d’autre but que le moment présent c’est à dire déambuler dans la ville sans but, à part

182. Formulaire de présentation du collectif Bruit du Frigo, disponible sur leur site internet.

183. DAVILA (Thierry),« Errare humanum est, remarques sur quelques marcheurs à la fin du XXe siécle. », Un siècle d’Arpenteurs : Les figures de la marche, édition Réunion des Musées Nationaux , Paris, 2000, 335 p.

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Cet exemple montre bien les dérives de la marche dans les territoires actuels. Stalker ne cherche pas à trouver une réponse quand au devenir de ces espaces, ils ne cherchent pas à y insérer de nouvelles pratiques où encore à y édifier une architecture quelconque, car ce ne serait pas reconnaître ces territoires pour ce qu’ils sont. C’est intéressant de voir que c’est en se comparant à d’autres pratiques similaires au laboratoire que l’on comprend l’importance de leur état d’esprit, de ce que signifie le « être Stalker ».

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s’agit des refuges périurbain. En effet afin de promouvoir la pratique de la randonnée ils proposent d’implanter une série de refuges autour de la Communauté urbaine de Bordeaux. C’est ainsi qu’ils construisent toutes sortent de refuges, permettant à leur touristes périurbain, de consommer les territoires actuels, dans des édifices uniques entre sculpture et architecture. 182


celui qui reste abstrait, de suivre une ligne tracée au sol. Alys par cette performance non seulement romance, apporte une fiction à l’espace de la cité, mais permet par la même de faire revivre un parcours, subjectif, de traversée urbaine.

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Paradox of Praxis : la marche éphémère, la question du temps Francis Alys realise cette action a Mexico en 1997. L’artiste se promène dans les rues torrides de la ville, en poussant devant lui un bloc de glace de forme rectangulaire, d’environ un mètre de long sur soixante-dix centimètres de large, et d’une épaisseur de cinquante centimètres. Le parcours de l’artiste tel que la vidéo le retrace, s’est déroulé sur une journée entière, de neuf heures du matin à huit heures du soir. Au fur et a mesure de l’avancée de la marche, la glace fond jusqu’à n’être plus qu’une boule, une balle qu’Alys pousse, avec ses pieds, avant qu’elle ne se transforme en une petite flaque d’eau sur le bitume. Naturellement, le glaçon disparait peu à peu. On précisera, en prenant la logique explicitée par Thierry Davila, que la durée de vie du pain de glace détermine celle de l’action. Le glaçon est une métaphore de l’artiste qui marche. En effet marcher permet d’approuver le terrain sous ses pas, de subir la mesure du temps qui s’écoule, et finalement comme le pain de glace, de se métamorphoser au fur et à mesure qu’on avance, d’être façonner par l’espace que l’on traverse tout en nous aussi laissant une trace éphémère, celle de notre passage. Le glaçon en glissant dans la rue change l’espace sur son passage, en laissant une trace humide derrière lui mais aussi se change lui même en laissant un peu de lui dans l’espace il change peu à peu. The green line : tracer des lignes, la question des frontières En adaptant l’action à un nouveau contexte, troublé par des tensions politiques, Francis Alys ne manque pas d’engager ici des questions épineuses. Sans pour autant agir en militant, il se présente aux frontières palestiniennes et israéliennes, ne revendiquant rien de particulier. L’artiste superpose à la frontière préexistante une ligne légère et fragile qui viendrait figurer de manière transitoire et éphémère une limite, une séparation. Tout en agissant sans idéologie, en accomplissant progressivement son trajet par la marche, Alys trace la limite et l’éprouve simultanément : il agit à proximité d’une localité́ fortement policée. Sous des airs de pérégrination innocente, sa démarche interroge audacieusement la liberté d’action. Voici comment il exprime la dimension politique de son travail : « La racine de politique est polis. A partir du moment où la ville est choisie comme champ d’expérimentation, le domaine du travail est par définition politique, au- delà de tout engagement personnel. » L’attitude de l’artiste nous intéresse ici particulièrement. Francis Alys se place en « voyageur-funambule », marchant le long d’une ligne qu’il trace lui-même progressivement, une ligne fragile, mais qui n’en reste pas moins une séparation. Devant lui, la frontière est invisible, impalpable, mais bien existante, signifiée par les autorités. Derrière lui, la ligne de peinture verte dessine une frontière à la mesure de son propre corps, le temps d’un parcours. Finalement chacune de ces œuvres artistiques fait urbanité à partir du moment elles suscitent des questionnements et engagent des réflexions sur la ville. Celle du parcours que l’on a choisi ou non et qu’on empreinte pourtant quotidiennement pour traverser la cité et pour se la représenter. Celle de la conscientisation l’espace urbain en y déambulant puisse nous transformer, nous métamorphoser, avoir une influence directe sur nos civilisations. Et finalement la question si actuelle de l’appartenance de l’espace de la cité, limitée par des frontières, qui séparent et qui divisent des civilisations, engrainant l’intolérance mutuelle.


Francis Alÿs, The Green Line, 2004

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CONCLUSION L’action aussi élémentaire qu’est le fait de marcher en ville, lorsqu’elle est pratiquée par des intellectuelles, s’avère soulever, de complexes enjeux, malgré la simplicité de sa mise en œuvre. Les marches comme on a pu le développer dans ce mémoire, qu’il s’agisse de la Flânerie, de la Dérive ou de la Transurbance n’ont pas vocation à changer physiquement l’espace de la ville. Elles ne font pas urbanité en intervenant directement sur les bâtiments publics, les maisons, les rues mais en les regardant différemment. Ces maniéres de marcher sont à l’initiative et au service d’intellectuelles, qu’ils soient artistes, écrivains, politiciens, architectes ou urbanistes, pour proposer de nouvelles visions de la ville actuelle et ainsi influencer ses devenirs. Marcher permet d’engager une réflexion pour rejouer le présent et fabriquer la ville à venir. En effet marcher dans l’espace urbain rend possible une démarche de réflexion sur la ville puisqu’elle est une action pluridisciplinaire, puisqu’elle induit d’adopter une posture intellectuelle et physique, de lire, d’écrire, de dénoncer, de dessiner, de s’approprier, de préserver et de rendre visible des territoires, autant de paramétres qui permettent de redéfinir la ville et d’y apporter de nouvelles visions. - Une action pluridisciplinaire : Qu’il s’agisse de la Flânerie, de la Dérive ou de la Transurbance, toutes sont empreintes d’une dimension pluridisciplinaire. Bien que certaines se pratiquent seule, d’autres collectivement, les personnages qui s’adonnent à cette forme de déplacement en ville sont originaires de champs disciplinaires très différents pour seul point commun d’être des intellectuels étant déjà engagé dans la vision qu’ils ont de leur époque. Pour la Flânerie, ceux qui s’adonnent à ces déambulations, les Flâneurs, sont aussi bien artistes, écrivains, ou philosophes. Les situationnistes qui pratiquent la Dérive ont une âme révolutionnaire et ses protagonistes se composent aussi bien d’artistes, de politiciens, sociologues, de réalisateurs, d’écrivains ou encore de philosophes. Finalement c’est la transurbance de Stalker, qui bien qu’à l’initiative d’architectes et d’urbanistes, est une pratique dont n’importe qui peut faire l’experience. Cette transdisciplinarité est à la base de ce que permet d’engager la pratique de la marche comme réflexion urbaine, c’est par sa richesse des regards qu’ils soient professionnels ou non, autour d’une expérience commune, d’une réflexion partagée, par des subjectivités, qui posent des questions sur l’espace urbain et font urbanité. - Une posture intellectuelle et physique : Comme on a pu le voir l’invention de ces différentes marches que sont la Flâneries, la Dérive ou encore la Transurbance, ont été accompagné d’une redéfinition de la société en mettant en évidence les enjeux principaux. C’est ainsi que le flâneur, inventera le concept de « la modernité », que le situationniste décrira « la société du spectacle » et enfin que Stalker définira les « territoires actuels », les espaces qui sont le reflet de la civilisation contemporaine. A chaque époque, dans l’invention de chacune des marches, il fût nécessaire pour ceux qui la pratiquent de redéfinir, de renommer la société dans laquelle leur réflexion prenait place et ainsi de redéfinir l’espace de la ville dans laquelle leur action se déroulait. Ainsi l’invention de la marche leur permit d’adopter une posture intellectuelle, mais aussi physique dans l’espace de la ville, et de définir la maniére dont ils vont se déplacer en fonction de ce qu’il veulent voir. - Une lecture de la ville : Etant une posture intellectuelle et physique dans la ville et la société la marche va être utiliser comme instrument permettant de lire la ville. Comme on lirait un livre en le regardant, le marcheur, lit la ville pas à pas. Le Flâneur, pratique la Flânerie pour se perdre dans la ville labyrinthe, et trouver l’âme cachée de la métropole moderne. Le situationniste, pratique la Dérive, pour en se laissant aller aux sollicitations


- Redessiner la ville : Ces marches misent en pratique donnent aussi lieu à de nombreuses productions graphiques. En ce qui concerne la Flânerie on note surtout des productions picturales qui mettent en scène la figure du flâneur dans la ville, permettant ainsi de représenter la modernité romantique de l’époque. Pour les situationnistes et Stalker, ils utilisent aussi bien la production cartographique, que la photographie et la filmographie. Autant de support qui permettent des visions subjectives de la ville, autant par le choix du support que par la personnalité de l’individu qui l’a produit. Réécrire la ville produit des visions intellectuelles différentes de la ville, alors que redessiner la ville produit de nouvelles visions spatiales de l’espace urbain. Ces moyens de représentations sont souvent ceux utilisés en tant que support de production, de connaissance objective sur l’espace de la ville. Une carte à une certaine vérité absolue, elle est une vision objective du territoire, ici il s’agit de la détourner et de « re-questionner » ces supports en leur y appliquant une vision subjective. Finalement chacune de ces maniéres de marcher, en faisant la représentation subjective de l’experience vécue lors de la traversée des territoires, apportent encore de nouvelles visions, de nouvelles données, de nouveaux points de vues et réflexions sur la ville. - Preserver, révéler la ville : Mais l’experience de la marche est aussi un moyen par sa pratique dans certains territoires de les préserver et de les révéler. Que ce soit le Flâneur, les Situationnistes ou Stalker, chacun en pratiquant la ville labyrinthe, la ville ludique ou les territoires actuels, permet de faire exister ces espaces, de leur donner le sens et la reconnaissance qu’ils doivent recevoir. C’est une action qui dans le moment présent, assure au contexte d’être pratiqué avec la vision qu’en à le marcheur et d’exister ainsi le temps de la traversée. La ville devenait poétique sous les pas du Flâneur, elle devenait Politique sous les pas du Situationniste, et elle est en metamorphose, en devenir sous les pas de Stalker. Si bien que représenter la figure du marcheur sur une peinture dessine implicitement le contexte, et une vision particulière de la ville. - Rendre visible la ville : Finalement on peut se demander si ces marches auraient eut le même impact, si elles étaient restées de simples expériences éphémères et qu’elles n’avaient jamais fait l’objet de quelconques représentations ou productions graphiques ou d’ouvrages littéraires. Ce qui est vrai et notable pour la flânerie, la dérive ou la transurbance c’est qu’elles font toutes état d’une promotion importante par ceux qui la pra-

CONCLUSION

- Une réécriture de la ville : Ces déambulations donnent lieu à chaque époque à une importante production littéraire. Qu’elles soient poétique, politique, philosophique, sociologique, elles sont toutes autant de visions sur la ville, qui rejouent le présent. La Flânerie et la Dérive seront codifiées ou théorisées par des ouvrages littéraires qui en définissant le positionnement intellectuel et physique que doit adopter le marcheur dans la ville, décrivent les enjeux de la société de l’époque. Qu’ils soient poésie, essais philosophique ou politique, comptes rendus, manifestes ou encore théories, chaque production littéraire qui émane de la marche est une nouvelle vision sur la ville qui participe à son devenir. Les Flâneurs ont pu par la pratique de la flânerie, écrire la poésie des paysages romantiques des métropoles modernes. Les situationnistes par la dérive ont écrit des manifestes dénonçant la ville de l’après guerre comme lieu où se manifeste les tensions et les luttes sociales. Et Stalker par la transurbance à pu révéler le devenir des territoires actuels et les émergences de la ville nomade.

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du terrain, trouver la ville ludique des villes uniformisées et banales de la reconstruction. Stalker pratique la transurbance, pour trouver les « émergences » de la ville nomade. A chaque époque nos marcheurs enquêtent dans une ville dont il réinvente la vision au fur et à mesure qu’ils la traversent. Ces visions sont alors totalement en contradiction avec la vision des villes qu’on à de l’époque. Qu’il s’agisse de la ville labyrinthe, lors des travaux de Haussmann, de la ville ludique lors de la reconstruction d’après guerre ou encore de ville nomade dans nos sociétés contemporaines où ne pas être sédentaires est plutôt mal perçu. Ces nouvelles visions engagent la réflexion, révèlent les enjeux de l’époque et ouvrent le questionnement sur le présent et l’avenir de la ville.


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tiquent. En effet pour la Flânerie on ne compte plus les ouvrages littéraires et les productions picturales qui traitent du sujet et dont les auteurs sont principalement les flâneurs eux même. En ce qui concerne la dérive entre les quotidiens dans lequels certains articles venaient même à réapparaitre plusieurs fois, la littérature critique et politique, la production cartographique, les expositions ou encore la réalisation de Films et ici encore toujours produite par les situationnistes eux même. En ce qui concerne Stalker, on retrouve le même schéma la production d’ouvrages littéraires, des expositions dans les centres d’arts contemporains et un nombre considérable de conférences dans les différentes écoles d’architecture françaises, ici encore les architectes Stalker sont à l’origine de ces démarches. Finalement n’ayant pas eu de regard critique aux époques contemporaines à ces marches, elles font l’objet aujourd’hui de nombreux ouvrages écrits à la fois par des critiques d’art, des sociologues, des urbanistes, elles sont ainsi décortiquées et reprises à toutes les sauces. Finalement ce qu’on peut se demander, c’est que si elles n’étaient pas forcément comprises et entendues à l’époque où elles se pratiquaient, ces marches non t’elles pas permisent un autre avenir à nos villes ? Que serait l’image romantique de Paris et la culture litteraire Française aujourd’hui, si personne n’y avait Flâné au XIXe siècle ? Y aurait il eu Mai 68, si les situationnistes n’avait pas dénoncer l’espace politique de la ville par la dérive ? Et que sera la ville demain, celle dans laquelle on transurbe, celle qui accueille la population nomade que nos sociétés refoulent ? Ces différents questionnements peuvent paraître politiques, culturelles, philosophiques, artistiques ou sociales, et c’est justement parce que ces marches font appel à autant de champs disciplinaires différents qu’elles sont capables d’engendrer des réflexions sur la ville, de faire urbanité. La marche pratiquée en ville, à une époque donnée, par des personnalités engagées rend possible des questionnements complexes. Mais ici il ne s’agit pas de donner une réponse mais d’engager une réflexion. En effet, chaque époque s’est vue développer une façon de déambuler dans la ville. C’est dans l’invention de cette marche, que celui qui la pratique, afin d’adopter une posture intellectuelle et physique face à la ville et à la société, se voit devoir redéfinir celle ci, et par la même la réinventer, il propose de nouvelles visions, de nouveaux visages de la cité contemporaine. Ceci posent des questionnements qui touchent autant à l’architecture, qu’à la société, qu’à la vie et finalement à l’humain. Ces questionnements soulevés par la pratique de la marche ne vont pas répondre de manière directe à ce que sera la ville à venir, elle permet de l’influencer, de l’orienter, elle engage un processus, une démarche critique et remet en cause des visions trop figés qu’on aurait de la ville. Nous sommes à une époque où les évolutions technologiques sont-elles que la ville se transforme à une vitesse phénoménale, tout est en métamorphose constante. La ville d’hier, n’est plus la ville d’aujourd’hui et ne sera pas la ville de demain. Marcher en tant qu’architecte, urbaniste et comme le montre de nombreuses conférences dans des écoles d’architecture de Stalker, c’est aussi revoir notre positionnement en tant qu’architecte dans la société et nos maniéres de pratiquer notre métier. Le développement des nouvelles technologies est tel qu’il est possible pour un architecte de faire un projet à l’autre bout du monde sans quitter son siége et son écran d’ordinateur. Dans une telle situation, on se base sur une connaissance du territoire disponible par le biais d’internet et qui fait état d’une vision objective d’un territoire, une analyse relevée il y a 2 ou 3 ans par une commune voulant appuyer sa politique. Marcher pour fabriquer la ville, c’est se lever de son siége et sortir dans l’espace de la ville, là où les choses se passent, où les gens vivent, prendre la mesure du temps, l’échelle du territoire, et trébucher sur ce que Stalker appel les émergences, autrement dit les enjeux de la ville et du site traversé, pour en tant que professionnel de la ville, accompagner son devenir. Mais surtout être un architecte ou un urbaniste qui marche, c’est être conscient de l’implication politique qu’engendrent nos démarches projectuelles sur un territoire et être libre de nos choix. Finalement comme on a pu le voir avec Stalker, pratiquer la marche pour fabriquer la ville de demain, amène non seulement à une redéfinition du statut de l’architecte et de l’urbaniste mais aussi à


Pratiquer notre métier en tant qu’ « architecte-urbaniste marcheur », pose la question de ce que pourrait devenir l’architecture et l’urbanisme de demain. Comme on a pu le voir, la pratique de la marche non seulement soulève des questionnement, mais lorsque les intellectuels, professionnels de la ville et habitants s’y intéressent, on y répond non pas par une réponse (comme pourrait l’être le projet architectural classique), mais par des questionnements. C’est ce que Stalker a fait en se concentrant sur les « émergences » des territoires actuels, ils ont construit des projets qui suscitent plus de questions qu’il n’y répondent. C’est ainsi que Stalker empreinte énormément au domaine de l’art, au projet tel que les performances ou les oeuves d’art manifestes. Et si l’avenir de l’architecte se trouvait dans la pratique artistique, dans sa capacité avec une peinture, une sculpture, un film, à remettre en cause, à être une critique de la société, et à développer par ainsi de nouveaux regards, de nouveaux points de vues de nouveaux comportements, capablent de changer les mentalités d’une époque. Si l’architecture de demain était celle de faire réfléchir sur la ville, de faire voir les enjeux qu’elle souléve. Si la réponse urbaine et architecturale pouvait être aussi de construire des projets manifestes qui n’ont d’autre fonction que de poser question de changer le regard sur la vie et sur la ville ? Des projets qui puissent être éphémères ou non, capables de déplacer les regards, d’accompagner les devenirs. Mais de tels projets supposent d’admettre que l’architecte ne peux par une réponse spatiale et un projet architectural, soigner les maux de la société, mais par contre en questionnant la ville, permettre à la société elle même de panser ses plaies par une nouvelle manière de voir la ville.

CONCLUSION

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l’invention d’une nouvelle manière de faire du projet. Dans nos formations d’architectes dans pratiquement toutes nos options de projet et dans les visions qu’on a de l’architecture dans nos sociétés contemporaine, il s’agit en tant que projet final de construire. L’architecte est traditionnellement vu comme un bâtisseur de la ville. Pratiquer la marche en tant que professionnel de la ville conduit non seulement à faire la ville autrement, mais à reconsidérer si la réponse architecturale et urbaine comme on l’entend traditionnellement est nécessaire et s’avère même être une finalité. En effet Stalker n’hésite pas à parler de projet lorsqu’il traverse à pied des territoires, il n’hésite pas à parler non plus de projet lorsqu’il organise des Workshop ou des repas. Dans chacun de ces projets, lorsqu’il s’agit de construire quelque chose c’est pour être un support à la cohésion sociale et non pas la finalité même du projet. Certains disent que Stalker pourrait se perdre dans la politique ou dans l’assistance sociale, pour moi et pour bien d’autre ils nous ont ouvert les yeux sur les fondements de notre pratique d’architecte et d’urbaniste, en apportant au travers de la marche une expérience humaine, sensible et précise de la réalité du territoire, de nos villes contemporaines. Finalement marcher c’est placer les contextes qu’on traverse, comme étant le contenu même du projet. Dans cette état d’esprit, l’architecte marcheur, qui on l’espère ne sera pas une espèce rare, aura l’occasion de réinventer constamment à la fois son métier et ses projets au vu d’un contexte urbain et social en continuel changement.


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installation éphémère en Antarctique, 2007


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OUVERTURE

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En 2007, l’artiste britannique Lucy Orta a développé en collaboration avec son mari, Jorge Orta, un projet ambitieux : Antarctica. Leur travail affiche clairement des prises de positions fortes sur l’humanité, l’individualité et le collectivisme. Le projet a ceci de remarquable qu’il présente l’expédition éprouvante des artistes, accompagnés d’une équipe de scientifiques, depuis Buenos Aires jusqu’au continent désertique et glacé de l’Antarctique, en vue d’y installer un campement très particulier. Sur place sont installés cinquante « Dome dwellings » conçus pour l’occasion, un genre de tentes de survie traditionnelles aux couleurs de tous les drapeaux du monde symbolisant la diversité des peuples. Ils constituent l’« Antarctic village ». Il s’agit en fait d’accueillir les populations migrantes et les réfugiés sur un territoire libre symboliquement situé en Antarctique, continent neutre où l’activité militaire et les armes sont interdites, laissant la place à la recherche scientifique et environnementale. Un village-refuge pour les victimes de conflits politiques et sociaux dans leur pays d’origine. Les artistes ont aussi mis en place un « Antarctica World Passport » délivré au réfugié désirant devenir citoyen du continent libre. En retour, chaque nouveau citoyen se voit confier certaines responsabilités : lutter contre les actes de barbarie, la pauvreté, soutenir le progrès social, protéger l’environnement, sauvegarder la dignité humaine et les droits inaliénables à la liberté, la justice et la paix dans le monde. Le travail de Lucy Orta a pour vocation de provoquer une véritable prise de conscience par rapport à certaines questions posées par la société ...


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Présentation des Auteurs

Fréderic GROS : est un philosophe français, spécialiste de Michel Foucault. Il est professeur de philosophie politique à l’université Paris XII et à l’Institut d’études politiques de Paris. Walter BENJAMIN (1892 - 1940) : était un philosophe, historien de l’art, critique littéraire, critique d’art et traducteur (notamment de Balzac, Baudelaire et Proust) allemand de la première moitié du xxe siècle, rattaché à l’école de Francfort. Charles BAUDELAIRE (1821 - 1867): était un poète maudit ou poète méconnu dans la France de Napoléon III et la Belgique de Léopold Ier, Charles Baudelaire n’a publié que deux volumes de son vivant, les Fleurs du mal et les Paradis artificiels. Il n’en est pas moins la figure centrale du grand tournant littéraire de la décennie 1850-1860, admiré d’emblée par Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. Jieun SHIN : est Docteur en sociologie (université Paris-Descartes), et est chargée de recherche au Korean Studies Institute à l’Université nationale de Pusan (Corée du Sud). Edgar Morin (1921 - ...): est un sociologue et philosophe français. Il définit sa façon de penser comme « constructiviste » en précisant : « c’est-à-dire que je parle de la collaboration du monde extérieur et de notre esprit pour construire la réalité ». Pierre SANSOT(1928 - 2005) : était un philosophe, sociologue et écrivain français. Mike FEATHERSTONE : est professeur de sociologie au Goldsmiths. Il est l’auteur de la culture de consommation et postmodernisme (1991, deuxième édition, 2007) et à l’annulation de la culture: la mondialisation, le postmodernisme et Identité (1995). J. DONALD (1833 - 1918) : était un politicien américain de Pennsylvanie qui a servi comme ministre de la guerre sous le président Ulysses S. Grant et aux États-Unis Sénat pendant près de vingt ans. Guy DEBORD (1931 - 1994) : était un écrivain, essayiste, cinéaste et révolutionnaire français. C’est lui qui a conceptualisé la notion sociopolitique de « spectacle », développée dans son œuvre la plus connue, La Société du spectacle (1967). Debord a été l’un des fondateurs de l’Internationale lettriste (1952-1957) puis de l’Internationale situationniste (1957-1972), dont il a dirigé la revue française. Francesco CARERI (1966 - ...) : vit et travaille à Rome. C’est un architecte italien, il créa en 1995 le Groupe «STALKER». Gil WOLMAN (1929 -1995) : était un cinéaste, plasticien, poète et écrivain français. Asger JORN (1914 - 1973) : était un peintre danois. Il fut l’un des fondateurs du mouvement CoBrA et de l’Internationale situationniste. Christian DOTREMONT (1922 - 1979) : était un peintre et un poète belge, célèbre pour ses logogrammes. Constant NIEUWENHUIS ( 1920 - 2005 ) : plus connu sous le nom de Constant, il fonda en 1948, avec Corneille, Karel Appel et son propre frère, Jan Nieuwenhuys (en), l’Experimentele Groep in Holland (nl). Il fit aussi partie du mouvement CoBrA. Il a fait partie de

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INTRODUCTION

Lénoardo BENEVOLO (1923 - ...): est un historien italien, spécialisé dans l’architecture et l’urbanisme.

MARCHER EN VILLE - LA VILLE EN MARCHE

(par ordre d’apparition)


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l’Internationale situationniste de 1958 à 1960, année de sa démission. À partir de la fin des années cinquante, Constant développa son projet urbain New Babylon. Le projet, constitué de dessins et de maquettes, est une œuvre qui tente de réaliser l’utopie d’une ville situationniste. Jean FOURASTIE (1907 - 1990) : était un économiste français, connu notamment pour avoir été à l’origine de l’expression les Trente Glorieuses désignant la période prospère qu’ont connue la France et la plupart des pays industrialisés de la fin de la Seconde Guerre mondiale au premier choc pétrolier (1947-1973). Ce terme est passé dans le langage courant. J.K Galbraith (1908 - 2006) : était un économiste de nationalités canadienne et américaine. Il a été le conseiller économique de différents présidents des États-Unis, de Franklin Delano Roosevelt à John Fitzgerald Kennedy et Lyndon B. Johnson. Karl Marx (1818 -1883 ) : était un historien, journaliste, philosophe, économiste, sociologue, essayiste et théoricien révolutionnaire socialiste et communiste allemand. Carl VON LINNE (1707 -1778 ) : était un naturaliste suédois qui a fondé les bases du système moderne de la nomenclature binominale. Johan HUIZINGA (1872 - 1945 ) : était un historien néerlandais, spécialiste de l’histoire culturelle. Henri LEFEBVRE (1901 -1991 ) : était un universitaire français, sociologue, géographe et philosophe. Ivan CHTCHEGLOV ( alias Gilles IVAIN) (1933 -1998) : était un théoricien politique français, activiste politique et poète, né à Paris d’un père Ukrainien et d’une mère Française. Gilles A. TIBERGHIEN (1953 - ...) : est un philosophe français, maître de conférences à l’université Paris I Panthéon Sorbonne où il enseigne l’esthétique.Il est membre du comité de rédaction des Cahiers du Musée d’art moderne et des Carnets du paysage. Il a dirigé la collection Arts et esthétique aux éditions Carré, Hoëbeke et Desclée de Brouwer. Andrei TARKOVSKI (1932 -1986) : considéré comme le plus grand réalisateur soviétique avec Sergueï Eisenstein, il a réalisé sept longs-métrages qui le placent parmi les maîtres du septième art. Robert SMITHSON (1938 -1973 ) : était un artiste américain lié, entre autres, à l’art minimal et au land art. Pier Paolo PASOLINI (1922 - 1975) : était un écrivain, poète, journaliste, scénariste et réalisateur italien Bruce CHATWIN (1940 - 1989 ) : est un écrivain britannique, auteur notamment de récits de voyages. Thierry DAVILA : Historien de l’art, philosophe de formation, également commissaire d’exposition, conservateur au Mamco, Thierry Davila est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’art contemporain Tony SMITH (1912 - 1980 ) : est un artiste américain. Il est souvent cité comme pionnier de la sculpture minimaliste américaine. Richard LONG (1945 - ...) : est un sculpteur, photographe et peintre anglais. C’est l’un des principaux artistes du Land art. Michel FOUCAULT ( 1926 - 1984 ) : est un philosophe français dont le travail porte sur les


rapports entre pouvoir et savoir. Il fut, entre 1970 et 1984, titulaire d’une chaire au Collège de France, à laquelle il donna pour titre “Histoire des systèmes de pensée”. En 2007, il est considéré par The Times Higher Education Guide comme l’auteur en sciences humaines le plus cité au monde.

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MARCHER EN VILLE - LA VILLE EN MARCHE

INTRODUCTION

Lorenzo ROMITO : architecte italien et fondateur du Laboratoire d’art urbain, Stalker.


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