L'espace nomade, le cas particulier du Chant des pistes de Bruce Chatwin Jean-François GAUDREAU /1 est inutile de demander à un voyageur des conseils pour construire une maison. Le travail ne sera jamais achevé.
Après avoir /u ce texte dans un ouvrage chinois, Le Livre des Odes, je me suis rendu compte à quel point il était absurde de tenter d'écrire un livre sur les nomades.
Bruce Chatwi n,
Le Chant des pistes
S
i l'on observe le monde à partir d'une perspective d'abord spatiale, on constate que l'homme a adopté dans son développement deux rapports distincts vis-A-vis de l'espace: la sédentarité et le nomadisme. Ce que nous nous proposons d'étudier, c'est l'incidence de la représentation du nomadisme, et donc du personnage nomade, sur les représentations de l'espace et du temps dans le récit. Notre prédicat est le suivant: dans un mode de vie nomade, \'espace est conçu comme fondamentalement linéaire, les déplacements qu 'on y fait sont longs alors que le temps est divisé en deux époques mutuellement exclusives: un présent cyclique et futile et un passé mythique, toujours actif <<en parallèle», que l'on doit préserver et reproduire; dans un mode de vie sédentaire, l'espace est fondamentalement une surface délimitée à l' intérieur de laquelle les déplacements sont relativement courts et répétitifs alors que le temps est unifié, linéaire et historicisé (Kolig, Merlan , Munn)' . 1 Eri ch Kolig, ~(A Sense of History and the Reconstitution of Cosmology in Australian Aboriginal Society, The Case of Myth versus Histo ry», Anthropos, vol. 90, 1995, p. 49-67; Francesca Merlan, «We Useta Walk Around Ali the People», Caging the Rainbow: Places. PoliNes. and Aborigines in a North Australian Town ,
68 Nous posons donc l'hypothèse que ces pôles (des absolus purement conceptuels et abstraits qui se complètent dans chaque situation réelle dans des proportions qui varient) sont repérables dans des récits. Il découlerait donc de la représentation du nomadisme et de la sédentarité des conceptions du temps et de l'espace qui influenceraient les textes sur les plans de la forme et du contenu'Cette hypothèse sera essentiellement explorée selon la perspective théorique développée par Yuri Lolman dans Universe of the Mind. Celle-ci s'enrichira aussi du matériel littéraire, anthropologique, sociologique et philosophique nécessaire pour compléter notre point de vue. Nous respecterons les deux grands modes de vie précédemment énoncés en divisant le travail selon les ensembles observés. Il sera donc question du nomadisme et de la sédentarité dans ce qui les différencie à travers l'étude de certaines caractéristiques fondamentales. De l'espace et du temps, nous ne retiendrons ici que le premier. Cette dimension sera examinée en fonction de ses caractéristiques génératrices de sens: les oppositions centre/périphérie, linéarité/cyclicité et le rapport identitaire (ce que les signes/repères d'identification du personnage peuvent dire du rapport à l'espace). Nous nous attarderons aussi à une caractéristique de mémoire culturelle: celle de l' incidence sur le récit des moyens narratifs, traditionnels et modernes, présents dans le texte artistique
étudié.
Le récit retenu pour cette étude, tel que le titre de ce texte l' indique, est Le chant des pistes de Bruce Chatwin'- Généralement classé comme récit de voyage autobiographique, nous croyons justifié de l'étudier comme s'il s'agissait d'un ouvrage de fiction. Cela Honolulu, University of Hawai'j Press, 1998, p. 76-113; Nancy D. Munn, «ExcJuded Spaces: The Figure in the Australian Aboriginal Landscape» , Critical Inquiry, vol. 22, nO3, printemps 1996, p. 446-465. 2 Nous reprenons ici les termes de Mikhai1 Bakhtine, <œroblème du contenu, du matériau et de la fonne dans l'œuvre littéraire», Esthétique ellhéorie du roman, Paris. Gallimard, coll . ~( Tel », 1978, p. 21-82. 3 Bruce Chatwin. Le chant des pistes, trad. Jacques Chabert, Paris, Le livre de poche, coll. «Biblio », 1988 (The Songlines, Johnathan Cape, 1987); désonnais
indiqué (folio) lorsque nous le citons.
69 s'explique par le fait que Le chant des pistes, par sa construction et ses diverses histoires, relève de l'autofiction doublée d'un «essai spécifiquement romanesque (c'est-à-dire qui ne prétende pas apporter un message apodictique mais reste hypothétique ... )>>4 sur un âge d'or nomade de l'humanité. Cet essai, composé d'extraits des carnets de notes de l'auteur, que celui-ci destinait à devenir un éventuel essai anthropologique, assemble des fragments indistinctement fictionnels et/ou avérés dont les sources sont rarement notées. Il en allait de même dans ses carnets et toutes les notes retrouvées intactes après sa mort. C'est celte indétermination qui nous fa it qualifier l'essai de (<spécifiquement romanesque». En ce qui concerne la trame autobiographique, le choix évident des événements rapportés et leur mise en texte confèrent au récit toute la force de la fiction, ou bien celle de la réalité qui dépasse la fiction. LE CHANT DES PISTES
Comme nous l'avons mentionné plus haut, Le Chant des pistes est un récit difficile à définir. Chatwin y raconte son voyage en Australie, plus précisément dans les Territoires du Nord, en compagnie d' un homme, Arkady, qui a pour mandat du gouvernement territorial de cartographier les sites sacrés des Aborigènes pour les préserver du développement moderne (train, mines, agriculture, etc.). À travers ce voyage parsemé de rencontres avec des Blancs et des Aborigènes, l'auteur relate des tranches de son enfance et de sa jeunesse, de ses déplacements perpétuels, de ses recherches en archéologie nomade. Retracer le mode de vie originel, nomade, de l'homme a constitué sa principale préoccupation pendant les vingt-cinq années précédant la rédaction du Chant des pistes. La présence de Chatwin en Australie est une occasion supplémentaire de prendre contact avec des Aborigènes et de les comparer aux autres peuplades nomades qu'il a côtoyées dans le passé. Ce qui l'amène plus préci sément au centre de l'îlecontinent, ce sont les chants traditionnels aborigènes, véritables Milan Kundera, L'art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 89. (On sent bien que Chatwin voudrait pouvoir prouver la véracité de son hypothèse mais qu 'il ne le peut.)
4
70 condensés de la culture plusieurs fois millénaires des autochtones. Ces chants sont en effet le noyau de la culture aborigène. Tout comme leurs langues, les chants concentrent de multiples significations dans les mêmes mots, ce qui fait qu'un chant est à la fois une carte géographique, géomorphologique, un itinéraire, un motif artistique pluridisciplinaire, un ensemble d 'obligations politiques, économiques, matrimoniales, commerciales, etc. La survie de la
Terre et la survie culturelle passent toutes les deux par la performance des chants et des danses, dont ils sont aussi des chorégraphies. L'exécution de toutes ces obligations constitue le cœur de la vie spirituelle des Aborigènes. Dans un monde à l'imaginaire aussi uni, il ne faut donc pas s'étonner de voir une trace considérée à la fois comme l'indice de la présence d ' un animal terrestre mais aussi comme celle d'un Ancêtre du Temps du Rêve, le temps mythique à la fois passé et contemporain, comme un signe qui touche une multitude de domaines en même temps. Chaque signe peut être interprété sur plusieurs niveaux simultanément. Comme nous le verrons plus loin, cette façon de lire le paysage se traduit de manière toute particulière quand il s'agit de parcourir un itinéraire. PERSPECTIVES THEORIQUES: Définition du nomadisme Nous définirons simplement et succinctement le nomadisme comme un mode de vie dans lequel l' homme se déplace continuellement, en groupe, généralement formé autour d'unités de
parenté, au gré de cycles (saisonniers, ritue ls, commerciaux, etc.)
qui commandent des itinéraires relativement précis. Nous voulons ici faire la différence entre ce mode de vie et l'errance ou l'itinérance qui nous semblent plutôt être des déplacements occasionnés soit par le loisir, soit, à l'inverse, par la force extérieure et dont une des caractéristiques est de ne pas nécessairement avoir de but extrinsèque précis. Le nomadisme est un mode de vie dont les buts poursuivis sont extrinsèques, même lorsqu'ils sont idéologiques, alors que l'errance et l'itinérance relèvent plutôt de la poursuite d' un but intrinsèque: la fuite ou la quête de soi.
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Fonctions du texte et sémiospbère selon Lotman Lotman attribue au texte artistique trois fonctions: celle de donner de l'infonnation (qu'elle partage avec tous les autres textes), ce lle de générer des sens nouveaux et multiples et celle d'emmagasiner dans sa mémoire particulière tous les contextes où il a été lu. Lorsque nous choisissons de traiter des oppositions centre/périphérie et linéarité/cyclicité ains i que du rapport identité/espace-temps, nous le faisons en considérant que chaque pôle est en rapport asymétrique avec son voisin et que cette hétérogénéité est potentiellement génératrice d'un sens. Lorsque nous choisissons de traiter des moyens narratifs traditionnels et modernes répertoriés dans le texte, nous le faisons en considérant ces moyens comme des véhicules des contextes précédents de lecture du texte ou du fragment particulier". Ces moyens peuvent être des traces d'oralité, des citations plus ou moins cachées, une onomastique particulière, etc. Une sémiospbère est un espace sémiotique relativement autonome6• C'est dans cet espace que se déroule toute situation de communication; cet espace est nécessaire à l'existence même et au fonctionnement des langages. La sémiosphère a en quelque sorte une existence préalable à celle des langages avec lesquels elle est en constante interaction. L' unité de sémiose, le plus petit mécanisme fonctionne l, n'est pas le langage isolé mais plutôt l'espace sémiotique entier de la cu lture utilisant ce langage. Une sémiosphère comprend un noyau organisé et auto·décrit et une marge, ou
frontière, où règne une plus grande liberté et où s'effectue la transition entre les sphères. Plus on se rapproche du centre, plus les signes s' organisent selon des codes établis et réglés; plus on s' en éloigne, plus ils sont atypiques, hybrides. Ces relations centre/périphérie et sémiosphère/langage s' établissent selon les lois de la binarité et de l'asymétrie. La binarité ne se réalise que dans la pluralité alors que chaque nouveau 5 Yuri M. Lolman, Universe ofthe Mind : a Semiolie Theory ofCu/lUre, trad . Ann Shukman, Bloornington, Indiana Uni versity Press, 1990, p. 18. , Idem, p. )23- )30.
72 langage, en se réalisant, peut éventue llement être à son tour subdivisé. L'asymétrie est simplement ce qui caractérise les deux pôles qui sont en relation binaire en ce sens qu ' ils n'ont que des correspondances sémantiques partielles. C'est cette caractéri stique qui stimule la génération d'information puisqu'il faut «traduire» d' un langage à l'autre, d'un pôle à l'autre, pour assurer la communication. En cela, la sémiosphère assure son renouvellement et son évolution en stimulant à la fois l'avènement de nouveaux langages et l'unification de langages hétérogènes tendant à se ressembler. Aspects théoriques anthropologiques Pour faire écho aux préoccupations théoriques de Bruce Chatwin, c'est du côté de l'anthropologie que nous nous sommes tournés pour définir certaines figures et pour compléter notre point de vue. Deux articles fondent cette entrepri se: ceux de Nancy D. Muon et de Francesca Merlan. Ces deux textes traitent de l'espace chez les Aborigènes australiens . Nous avons suivi cette piste pour établir la comparaison nomades-sédentaires car elle est déjà présente dans Le chant des pistes. En effet, l'auteur-narrateur «étudie» les Aborigènes australiens dans le but d'extrapoler de ce qui reste de leur mode de vie et de leurs traditions un modèle de nomade archaïque. Il confirme ce qu ' il a lu sur eux dans la littérature anthropologique disponible à l'époque, en 1984, et joint ses observations à celles qu ' il a faites dans ses séjours chez d' autres peuples nomades. Les connaissances auxquelles les textes de Muon et Merlan donnent accès complètent certaines des informations chères à Chatwin, dix à quinze ans après sa disparition. Le texte de Nancy D. Muon, «Excluded Spaces : The Figure in the Australian Aboriginal Landscape» ', traite des tabous spatiaux et des détours qu'ils occasionnent chez les Aborigènes australiens à cause du centre et de son périmètre d'influence tels qu'i ls les conçoivent dans leur construction de l'espace. Ces notions découlent de la conception traditionnelle de la terre en tant que lieu de la loi ancestrale. Dans le système décrit, il peut y avoir deux types de centre: le centre fixe et le centre mobile. Le centre fixe est 7
Critical /nqll iry, vol. 22, nO3, printemps 1996, p. 446-465 .
73 une composante du territoire à laquelle on rattache une légende, ou un lieu cérémoniel, ou l'endroit où une personne est morte. Ce centre étend une aire d' influence plus ou moins grande selon le clan de l' individu qui se déplace, lui-même un centre mobile. Tout lieu et tout individu peut donc être à la fois un centre et une frontière, selon l' identité clanique de son vis-à-vis. La frontière de l'aire d'influence est elle-même très fluide . Généralement reliée au monde sensoriel, un individu peut faire fluctuer sa frontière ou se protéger de l' influence d 'un centre qui lui est tabou en modifiant la portée de ses sens. Munn traite surtout du détour, mais aussi de la restriction du champ visuel ou tactile, que ce soit en se couchant face contre terre et/ou en se couvrant d ' une pièce de ti ssu. Par ailleurs, la portée de l' influence peut être prolongée par les traces laissées par un individu. Il faut cependant établir la distinction suivante: les traces permanentes, qui deviennent des centres fixes, sont produites par les ancêtres mythiques du «Dreamtime» et constituent le canevas des déplacements et des détours des hommes du présent. Dans son chapitre «We Useta Walk Around, Ali the People» ' , Francesca Merlan traite du rapport à l'espace que les Aborigènes australiens entretenaient autrefois et de sa mutation dans le contexte de sédentarisation, surtout pendant les trente dernières années. Ce changement s'est effectué en parallèle avec la transformation de l'ordre social clanique et du rapport intergénérationnel, sui te à la prolongation du contact avec les Blancs. Autrefois, l' identité individuelle se formait dans son rapport intime au clan et aux lieux légendaires du clan . Il est à noter que les clans familiaux et totémiques diffèrent mais qu ' ils se recoupent largement. Ce territoire identitaire était composé de multiples centres (vo ir ci-haut) et les pratiques quotidiennes et rituelles ancraient la personne et le Rêve" au territoire à travers ces points précis du paysage. Ce rapport à l'espace est en réorganisation sous l'influence européenne et 8
Cag ing the Rainbow : Places. Polilies. and Aborig ines in a North Aus lralian
Town, Honolulu, Univers ity of Hawai'j Press, 1998, p. 76 à 11 3. 9 Le rêve est l'expérience onirique que J'on connaît, le Rêve est J'ancêtre cl anique
du passé mythique dont les traces éternelles sont toujours actives.
74 tend à calquer une conception sédentaire: réduction de la densité des centres et désémiotisation graduelle de ceux qui restent au gré de la réduction de leur fréquentation; basculement dans l'oubli de toponymes, de sentiments éveillés par les caractéristiques physiques du paysage, de souvenirs qui sont reliés à leur fréquentation , de relations humaines individuelles et claniques reliées à ces endroi ts. Tous ces aspects étaient autrefois fondateurs de l'identité aborigène, laquell e était fondée sur «a landscape interpreted and mediated through a complex and politicized mythopoeisi s»lO. Il en résultait qu ' une femme ,<trouvai!>, ses enfants en certains endroits ou qu'on nommait les gens d'après leur lieu de naissance. Avec la sédentarisation, le paysage perd de son importance symbolique. Du rôle premier qu'il jouait dans la reproduction personnelle et sociale par le contact immédiat et complet, il passe au second plan en tant que source de vie imaginaire. JI devient extérieur à la personne, il s'historicise et se réifie, il devient un concept malléable et relatif, un territoire dont on peut se servir sans danger pour la personne. 11 aurait autrefois été inconcevable de traiter le territoire comme une chose extérieure à soi, d' ailleurs, les anciens en sont toujours incapables. La lecture du Challt des pistes, comprenant déjà de multiples pistes sur le nomadisme, et de ces articles nous a permis de développer le prédicat de base énoncé au début du texte concernant l'opposition nomades/sédentai res. li nous semble clair que la définition de l'espace-temps nomade à laquelle nous arri vons, c'est-àdire le plus près possible de sa significati on anthropologique, même si elle n'est dérivée que d'une seule ethnie, peut présenter un degré de généralité suffisant pour entreprendre une opération d'induction à la littérature représentant le nomadisme en général. Cette opération de comparaison des différentes façon s d'être nomade est déjà commencée par Chatwin dans ses extraits de carnets. Nous exam inerons donc, à la lumière de ces observations lit-téraires et anthropologiques, la représentation qui est faite du nomadisme et de l'espace dans Le Chant des pistes à partir des 10
Francescn Merlan, op. cil., p. 112.
75 traces textuelles qui nous permettent de le faire. Nous porterons attention à la représentation du centre et de la frontière, de la fluidité de celle-ci, de ses bases sensorielles, de son extension dans l'espace à travers des signes. Nous porterons aussi attention à l'identification, voire même à l'identité entre le personnage et le territoire. L'ESPACE DANS LE CHANT DES PISTES
Toute la linéarité du récit est basée, hormis les extraits de carnets, sur une certaine progression géographique, du sud vers le nord, à travers le désert puis la brousse. On peut dégager trois types de rapports à l'espace dépendant de l'origine ethno-culturelle des personnages. En effet, les Blancs, les Aborigènes et le narrateurauteur présentent des points de vue tout à fait différents.
Les Blancs et l'espace 11 faut d'abord différencier deux catégories dans la population blanche représentée dans Le Challt des pistes: ceux que nous appellerons les colons et ceux qui travaillent pour les Aborigènes. Parmi les Blancs qui ne travaillent pas pour les Aborigènes, on observe encore une division entre ceux qui ont une attitude négative et ceux qui ont une attitude positive envers les autochtones. Ces derniers, peu nombreux, semblent avoir choisi la vie dans l' Outback (bush et désert) : on pense ici aux personnages de HanIon, de Franck OIson, du père Terence ou de Red Lawson. Ces gens semblent s'être relativement bien adaptés à la vie dans le désert et ne se plaignent pas du dénuement dans lequel ils vivent: on peut en déduire qu'ils l'apprécient au moins en partie. Ils ont gardé de leur mode de vie occidental l'habitude de vivre sous un toit permanent tout en situant celui-ci au centre d'un territoire qu'ils ont à parcourir régulièrement et sur de longues distances. Ils sont indéniablement des sédentaires dont le mode de vie s'adapte au désert et à la brousse et s'accommode des contraintes inhérentes à cet environnement.
76 Les autres Blancs qui ne travaillent pas pour les Aborigènes ont envers eux comme envers le territoire une attitude généralement négative. Ils vivent dans le Territoire du Nord surtout pour des raisons économiques et font tous les efforts possibles pour en réduire les conséquences. Par exemple, on remarque l'épisode du policier de Burnt Flat (130-131) qui enquête sur la mort d' un Blanc écrasé par un train routier et qui rejoint sans délai sa voiture de patrouille climatisée. On peut aussi penser à l' importance des amphétamines dans le camionnage pour la survie de l' intérieur de l'Australie blanche. Même si ce n'est pas textuellement mentionné, on peut se douter que les établissements fréquentés par les Blancs sont généralement climatisés et qu' ils profitent des commodités modernes de préservation des aliments comme le réfrigérateur. Nous croyons que l'absence de plus amples informations, compréhensible puisque les Blancs ne sont pas le sujet premier du récit, peut être perçue comme la marque de l'absence de différence notable de perception de l'espace en comparaison avec la conception générale du monde occidental, cette caractéristique est tout simplement omise parce que l'auteur attend du lecteur qu'il remplisse ce vide". Cette adéquation au schème occidental se remarque facilement sur une carte géographique à la présence de frontières complètement artificielles en plein désert, de lotissements agricoles de formes géométriques régulières, de l' utilisation de pancartes comme des signaux de danger en plein milieu de «nulle part», etc. Certains sites aborigènes situés en territoire blanc, comme le site du rêve Injalka dans Alice Springs (110), sont même clôturés pour établir une frontière entre deux territoires. La particularité de celte frontière est qu'elle n'a de réelle signification que dans un seul sens. Elle protège le site de l'invasion et elle crée le contour d'une zone «vide» pour les Blancs, une zone insignifiante d'où rien ne peut sortir pour eux puisqu ' il n'y a rien. Au contraire, ce «vide» est signifiant pour les Aborigènes, c'est un point plein et rayonnant pour lequel ils n'auraient pas vraiment besoin d'une clôture puisque le site étend par (mature» sa propre «aunl}). Il est d'ailleurs fort peu Il Umberto Eco, Lee/or in fabula, trad . Myriem Bouzaher, Paris, Le livre de poche, coll . «Biblio essais», 1985, p. 63.
77 probable que l'influence du site soit limitée par la clôture. Cet objet physique actualise dans la sémiosphère des Blancs une frontière précise et tranchée qui n'ex.isterait autrement que sous une forme de «champ de force» dans la sémiosphère des Aborigènes. Paradoxalement, la clôture est à la fois la frontière et le pont entre deux univers, entre deux conceptions différentes du centre et de la frontière: le centre fixe de l'Aborigène rayonne et sa frontière est fluide et variable selon son clan et sa perception sensorielle alors que le centre fixe du Blanc est délimité par une frontière matérielle. En ce qui concerne les Blancs qui travaillent pour les Aborigènes, mi s à part leurs voyages de cartographie, leur rapport personnel au territoire, celui qui transparaît de leur usage ne diffère pas fondamentalement de celui qu 'entretiennent les autres Blancs. C'est leur rapport affectif, inspiré par les habitants traditionnels, qui est très différent. Le symbolisme aborigène leur est familier tout comme le symbolisme occidental. Ils sont en quelque sorte à michemin entre les deux conceptions et travaillent à la survie culturelle des autochtones tout en tentant de la faire cohabiter avec la vision utilitaire des Blancs majoritaires . Position déchirante entre toutes. On peut déduire de ces rapports, somme toute peu décrits, que les Blancs entretiennent avec le territoire qu ' ils ne changent pas fondamentalement leur système d ' identification personnelle. Ils sont tous ancrés dans le monde occidental, perpétuent la mémoire et le mode de vie de leurs parents et autres ascendants. Arkady même si l'auteur met tout le premier chapitre au service d'une tentative de prouver que son ami est nomade - revient toujours au frais de l'air climatisé, dans un appartement aux rideaux tirés et se détend en lisant et en jouant du Bach sur son clavecin dans un bled perdu au milieu du désert, lui-même aux antipodes du monde culturel dont il (Arkady) est originaire. (Beau contraste quelque peu paradoxal quand on s'y arrête un peu.) De même, la façon dont les Blancs gardent en mémoire leur rapport à la terre est finalement très conventionnelle: ils utilisent des cartes, des photos et des rapports écrits. Apprendre les chants, par exemple, en plus d'être sacrilège,
78 ne leur serait d'aucune utilité puisqu ' ils se déplacent tous en véhicules motorisés alors qu ' un chant décrit le paysage au rythme de la marche avec tous les détails que cela peut entraîner. Il est impossible de chanter le paysage au rythme imposé par une camionnette. Les Aborigènes et l'espace Les Aborigènes représentés dans Le Chant des pistes sont presque tous, à part le père Flynn et Titus Tjilkamata, des anciens d 'âge vénérable. Ils sont bien sûr tous initiés, sinon ils ne seraient d'aucune utilité au travail d' Arkady (qui doit établir la carte des lieux sur lesquels ils peuvent revendiquer des droits de «propriété»), et connaissent à fond leurs chants et les territoires qui s' y rattachent. Le contact prolongé de leur monde avec celui des Blancs a amené leurs parents vers la sédentarisation ; ils ont continué ce mouvement et leurs enfants et petits-enfants sont de nos jours en train d 'achever de se fixer. Il en résulte que leur mode de vie est en contradiction avec une certaine partie de leurs traditions, surtout en ce qui concerne les tribus originaires du désert. Cependant, toutes et tous font ou ont fait à un moment ou à un autre des walkabout, des déplacements le long de leur itinéraire totémique. Revenons au contexte de sédentarisation. Chaque représentation d'un centre d'habitation aborigène démontre leur inadaptation à la fixité spatiale. Les déchets s'accumulent et ne sont pas ramassés ; les bâtiments, habités ou non, sont débités en bois de chauffage et ne sont de toute façon pas réparés ni entretenus comme ceux des Blancs. Certains préfèrent même vivre dans des abris de branchage à côté de la cabane qui leur est attribuée, laquelle est souvent un rour en tôle ondulée. On sent bien, à la lecture, que cohabitent en eux de raçon conflictuelle le nomadisme et la sédentarité : ils connaissent les chants, pratiquent les rituels mais les visites de leurs terrains sont de plus en plus espacées et s'effectuent le plus souvent en transport motorisé. Jls ne savent presque plus chasser et la plupart des jeunes ne persévèrent pas dans l'apprentissage des rituels, ce qui fait que la terre n'est presque plus chantée et qu'elle meurt graduellement. Leurs rapports aux centres fixes et à la linéa-
79 rité du déplacement disparaissent graduellement en même temps que les initiés capables de les entretenir. On peut cependant remarquer que plusieurs comportements traditionnels relatifs aux centres mobiles, c'est-à-dire aux relations interpersonnelles, continuent de se perpétuer. Nous pensons ici à l'épisode relaté aux chapitres 20 et 21. Les hommes voyagent avec Arkady et les femmes avec Marian. La division sexuelle des connaissances est stricte et les représentants de chaque sexe ne font vraiment confiance qu'à leurs semblables: «"Ne vous inquiétez pas, dit-il (Arkady). Elle (Marian) est toujours comme cela quand elle est avec les femmes." Si elles l'avaient vu frayer avec un étranger, elles auraient été persuadées qu'elle irait trahir leurs secrets et ne lui auraient plus rien dit>, (145-146) . Peut-être qu 'Arkady ne serait pas vraiment considéré comme un étranger mais il dit luimême qu'«elle est toujours comme cela». Le caractère rituel du parcours effectué ressort aussi au moment d'établir le campement. Ou plutôt les campements. Le critère sensoriel énoncé dans le texte de Munn explique assez bien la distance qui sépare le bivouac des hommes de celui des femmes: «Notre groupe se sépara en deux camps, à portée de voix l'un de l'autre. Les hommes s'installèrent en cercle avec leur balluchon et se mirent à parler à voix basse» ( 149). Un autre comportement traditionnel, relatif à la puissance
du signe, marque cet épisode .
... dans le camp des femmes éclata un bruyant tumulte. Chacune d'ellcs poussait des hurlements et, dans la lumière de leurs feux , je distinguai Mavis qui sautillait de c i de là en
montrant quelque chose au sol. «Que sc passe-t-il ? cria Arkady à Marian . - Un serpent! » répondit-elle d'une voix joyeuse. Il avait suffi de la trace du passage d'un reptile pour rendre les femmes hystériques. Les homm es, eux aussi, devinrent nerveux.(149)
Le simple contraste de ton entre le comportement des Blancs, pourtant habitués au désert et à la brousse, et celui des Aborigènes
80 démontre que le danger physique de l'apparition du serpent est plutôt illusoire . On doit plutôt se douter que le danger arrive par l' influence des ancêtres associés aux lieux ou présents sur les lieux et dont le représentant est le serpent. On reconnaît ici une des caractéristiques du rayonnement d'un centre qui «envoie» des signes aux visiteurs qui approchent. Peut-être que les Aborigènes cachent la crainte profonde du signe de l'ancêtre dont le territoire est visité derrière une peur factice de l'animal physique. Toujours est-il que le territoire «communique» à ses visiteurs et que ceux-ci le <disen!» sur bien plus de niveaux de signification que tout Occidental ne le fait. Cette vie du territoire ressort clairement chaque fois qu'est illustrée la réaction des anciens à l'annonce de la destruction possible de certains monuments naturels qui pourrait nier la création ou provoquer la destruction de la Terre, du monde entier, ou d'une partie du monde. Les anciens font vivre la Terre et elle les fait vivre, l'identification est presque complète et en cela ils rejoignent d'autres traditions que Chatwin cite dans ses carnets: Tu ne peux pas emprunter le sentier avant d'être toi ·même devenu le Sentier.
Gautama Bouddha
Un manuel sûfi, le Kashf-al-Mahjub, déclare que, vers la fin de son voyage, le derviche devient le Chemin et non ce lui qui l'emprunte. [ ... ] Arkady, à qui je mentionnais cela, me signala que les aborigènes possédaient un concept tout à fait similaire [ ... ] En passant toute sa vic à suivre et à chanter J'itinérai re de so n ancêtre, un homme devenait à la longue la piste, l' ancêtre ct le
chant. (251-252)
La vie entière d' un Aborigène australien est exactement le geste mystique qu'il doit poser pour être en accord avec ses croyances, ses traditions, pour remplir les devoirs qui lui sont conférés et pour découvrir et nourrir son identité propre, individuelle et clanique. Tous les aspects de sa vie intérieure et extérieure sont condensés dans l'activité de garder vivante la terre qui lui est confiée. Pour ce
81 faire , il doit connaître ses chants, les réciter et effectuer les rituels qu' ils nécessitent. Ce que font les Aborigènes représentés dans Le Chant des pistes. Prenons l'exemple d'Alex, vers la fin du récit, à Cullen, dans une zone de brousse. Alex est probablement un des Aborigènes les plus proches du mode de vie ancestral de son peuple. Il vit nu lorsqu' il est seul dans le désert et ne se couvre que d' un manteau de velours lorsqu'il est en société. Il chasse uniquement à la lance, le fusil ne fai sant pas partie des chants du Dreamtime, et connaît la faune et la flore de son environnement comme si elle fai sait partie de lui, ce qui est en quelque sorte le cas. Rol f m'avait dit plus tôt qu 'Alex possédait unc de ces coquilles d'huitres perlières de la mer de Timor qui s'échangeaient dans toule l'Australie depuis des temps immémoriaux. Elles étaient utilisées au cours des cérémonies de la pluie et Alex avait, de toute évidence, rempli Je contrat ceUe année. Il nous surprit ensui te tous deux en plongeant la main entre les boutons de son manteau de velours et en en ressortant le pendentif à J'extrémité d'une ficelle. [ ... ] «D'où cela vient-il? » demandai-je en désignan t la
coquille.
«Broome)), dit Alex d'un ton catégorique. [ ... ] «O K, dis-je. Les coquilles viennent de Broome?
Qu'est·ce que vous envoyez en échange ?» (... ] «Planche, dit-il. - Tjuringa I2 ?» demandai·je. Il approuva d'un signe de tête. «Des affaires sacrées? Des chants et tout ça ?» Il hocha la tête de nouveau. (392)
Échanger des chants implique d'ouvrir à son voisin le fondement de son identité. Être propriétaire d'une partie fondamentale de l' identité de son voisin, et vice versa, établit un équilibre qui ga12
«Un tjuringa ( ... ] est une plaque ovale faite de pierre ou de bois de muJga. C 'est
à la fois une partition et un guide mythologique. C'est le cotps réel de l'ancêtre (pars pro lotO). C'est l' alter ego de l'individu, son âme, son obole à Charon, son
titre de propriété foncière, son passeport et son billet de retour vers l'intérieur de la terre» (CdP, 403). Ce qui est une métonymie conventionnelle pour l'Aborigène est un trope stupéfiant pour J'Occidental moyen.
82 rantit la paix, dans la mesure où personne ne commet de sacrilège. Cet échange premier est accompagné d'une série d'autres échanges qui renforcent les liens socio-économiques (exogamie, échanges commerciaux, échanges symboliques de choses inutiles, etc.) La «monnaie» d'échange principale est donc le chant, qui constitue aussi le mode premier de conservation de la mémoire du paysage. Un autre exemple significatif de la vivacité des chants chez les anciens qui fait justement ressortir la propriété mémorielle est sans contredit celui de Limpy. Lorsqu'il se rend à Cycad Valley pour visiter un site important de son chant où il ne s'est jamais rendu, il se repère quand même et sait exactement où il est et où il doit aller : Lorsque Arkady tourna le volant sur la gauche, Limpy bondit de nouveau (après avoir été immobile pendant sept heures). [ ... ] Il jeta un regard fou aux rochers , aux falaises, aux palmiers, à l'eau. De ses lèvres qui se déplaçaient à toute vitesse, comme celles d'un ventri loque, nous parvenait un bruissement, telle son du vent dans les branches. Arkady comprit tout de suite ce qui se passait. Limpy avait appris ses strophes du Dasyure à la cadence d'un homme qui marche, à cinq kilomètres-heures, et nous roulions à qua-
Tan le.
Arkady rétrograda en première et la voiture avança
au pas. Instantanément Limpy accorda son rythme à cel ui de la nouvelle vitesse. Il souriait. Sa tête se balançait d'un côté et de J'autre. Le son devint une belle mélodie frémis sante; et l'on sut qu ' il était le Dasyure. (409)
Ils arriveront au bout du chant à pied, exactement au bon endroit, sans jamais y être allés auparavant. Cela est rendu possible par le fait que chaque pas du parcours de l'ancêtre Dasyure, une espèce de marsupial ressemblant au chat et probablement disparu, fait partie du chant et que chaque élément un tant soit peu important du paysage est décrit en tant que "un ou l'autre pas. Il est donc évident que Limpy connaît par cœur son chant, malgré sa longueur incroyable, puisqu'il devrait être capable de parcourir à pied les trois cent kilomètres qui séparent son territoire habituel de Cycad
83 Valley et qu'en plus, il est capable de le reprendre à n' importe quel point de l'itinéraire sans l'avoir parcouru au complet.
L'auteur-narrateur et l'espace Notons d'abord que Bruce Chatwin occupe une positIOn hybride en ce qui concerne l'espace. On le perçoit plutôt comme un voyageur que comme un nomade; voyageur dans le sens que Paul Bowles prête à son personnage, Port, dans The She/tering Sky : He did not think of himself as a 10uri5t; he \Vas a traveler. The differencc is partly one of time, he would explain. Whereas the tcuri st generally hurries back home al the end of a few weeks or months, the traveler, belonging no morc to one place lhan to the next, mayes slowly, over periods of yeaTS, from one part of the earth to another. "." as he claimed, another important difference bctwecn tourist and tTaveier is that the former accepts his Qwn civilization without question; not sa the traveler who compares il with the others, and rejects those clements he finds not to his Iiking. 1l
Cette définition correspond étrangement au type de voyageur auquel Chatwin s'associe. Il précise lui-même: «Les noms des tribus que j 'a i connues sont sans importance [ ... ] tous gens dont les voyages, contrairement aux miens, n'avaient ni début ni flID,(35). En fait, la différence entre les centres des nomades et ceux de Chatwin se situe au niveau du temps que chacun y passe. Chatwin, comme on peut le lire dans Ana/ollly of Restiessness'4, fait d'assez longs séjours dans son appartement de Londres pour préparer ses voyages, mais aussi chez de nombreux amis à travers le monde, surtout lorsqu'il met en forme et rédige sous forme de livre les multiples notes qu'il a prises. On constate donc que, comme les nomades, il fréquente périodiquement des centres fixes dont les frontières sont précises tout le long de ses itinéraires. Cependant, ses séjours sont assez longs, au moins quelques semaines, et l' itinéraire suivant n'est que rarement prévu avant la fin de son séjour. De plus, ses voyages n'obéissent pas à des cycles particuPaul Bowles, 77,. Sileftering Sky, Hopewell, The Ecco Press, 1998 [1949], p.J314. L4 Bruce Chatwin, Anatomy ofRestless"ess, New York, Viking, 1996.
Il
84 liers extérieurs à sa seule volonté. On pourrait donc affirmer que Chatwin fait vraiment figure de voyageur, de vagabond professionnel : si sa vie peut être observée comme un long itinéraire ponctué d 'arrêts, les motivations de ses déplacements sont habituellement intTinsèques. On dénote dans Le Challt des pistes une forte identification de l' auteur-narrateur à la réalité spatiale. Le second chapitre en entier est consacré à cette caractéristique de sa personnalité. Dès son enfance, durant la guerre, il passe le clair de son temps à se déplacer de parent en parent, en compagnie de sa mère qui le confie pour de longues périodes à ses tantes. C'est là qu'il entre en contact avec l' histoire de sa famille: alors qu'une moitié a toujours été très sédentaire, l'autre moitié, y compris l'une de ses tantes, est atteinte de bougeotte congénitale héréditaire. Stratford on Avon, lieu de résidence de ses tantes, plonge le jeune Chatwin dans la culture anglaise avec toute la puissance que le souvenir shakespearien peut déployer. Pourtant, ce sont les souvenirs et les récits de voyages des amis et des membres de la famille qui stimulent le plus son imagination. Un des passages les plus significatifs concerne l'étymologie de son nom de famille: Un jour, ma tante Ruth me dit que notre nom de famille avait été jadis «Chettewynde)), cc qui , en anglo-saxon, signi fiait (de
chem in to rtueux » ; et en mo i s'insinua l'idée que des liens
mystéri eux reliaient en semble la poésie, mon nom propre et la routc. (23)
Le reste de sa vie démontre bien que ces liens mystérieux, à défaut d 'être bien tangibles, sont particulièrement puissants. Comme lorsque le jeune expert en tableaux modernes se réveille aveugle et qu'il recouvre la vue sur le chemin de l'aéroport où il va prendre l'avion pour le Soudan. Dans Le Challt des pistes, l'auteur-narrateur fait pratiquement oeuvre d 'ethnogéographe tout en réarrangeant les noms de lieux, ce qui peut créer une confusion qui entretient l'ambiguïté sur
85 le genre du récit. Son mode de prédilection pour garder ses impressions, pour mémoriser le territoire, c'est la prise de notes dans ses carnets. Peu de références y sont précisément notées, quelquefois le lieu, rarement les dates. Ce qui fait que, par exemple, lors de l'épisode du coquillage d ' Alex, si l'on tire une ligne droite entre Broome et Cu lien, où il est écrit que cet événement se déroule, on ne passe pas au travers du désert de Gibson, tel que mentionné dans le texte, mais au travers des Kimberley, une région montagneuse aride. À moins qu'il s'agisse d'un autre Cullen que celui de la carte, ce dont nous doutons. Il est plutôt probable que certains noms soient volontairement travestis ou intervertis, ce que font d'ailleurs beaucoup d'écrivains de voyage et de journalistes modernes, pour protéger les co=unautés concernées. REPRESENTATION D
NOMADISME DANS LE CHANT DES PISTES
Avouons-le, il y a peu de représentations du nomadisme en tant que tel dans le récit. Cependant, comme il en est le sujet centraI, son influence ne peut être absente de la lecture que nous en faisons , tout comme il n'a vraisemblablement pas pu être absent des intentions de l'auteur au moment de l'écriture. Sur le plan de la forme, il est clair que, malgré une bonne dose d'ambiguïté, c'est au fur et à mesure des déplacemenls de l'auteur-narrateur que nous sont relatés les événements qui lui arrivent, les rencontres dont il est témoin, les paysages qu ' il traverse. Parallèlement à ce premier niveau de narration. on nous donne aus-
si à lire de larges tranches des carnets de voyage, soigneusement choisies, qui viennent agir en une manière de contrepoint pour renforcer les considérations anthropologiques de l'auteur en même temps que celles-ci complètent les notes de ses carnets. Chatwin mentionne d ' ailleurs qu ' il se sépare d' Arkady un certain temps pour se retirer dans une roulotte de Cullen, un village isolé dans la brousse, pour faire de l' ordre dans ses notes des vingt dernières années. Il annonce clairement que ce que nous lisons de lui est très travaillé, il ne s'agit pas seulement d'impressions recueillies sur le vif.
86 Sur le plan du contenu, les voyages de cartographie en compagnie des vieux Aborigènes et les déplacements de l'auteurnarrateur à travers le désert et le bush sont certainement ce qui se rapproche le plus de nomadisme, dans sa version moderne. En fait, c'est une version accélérée de ce que pourrait être la migration rituelle, n'était de l'urgence de protéger le territoire. Quant aux carnets, dont le nomadisme est le sujet central, toutes les informations qui y sont colligées participent à l'ébauche d ' un âge d'or de l'humanité, celui d'un nomadisme originel expliquant la difficulté d' une certaine part de l' humanité à tenir en place. NOMADISME ET SEDENTARITE
Sur le plan spatial, une tendance semble se dessiner. Chez les sédentaires, les centres et les frontières sont fIxes. La modifIcation du champ sensoriel n'affecte par ailleurs nullement ces dernières et elles ne peuvent être prolongées que par décret arbitraire (comme les territoires enclavés que sont les ambassades). Chez les nomades, les centres peuvent être mobiles ou fixes, la frontière est fluide et varie selon le clan et le champ sensoriel de l'individu ainsi que selon la présence de signe servant d'extension à la frontière. Comme l' Aborigène traditionnaliste s'identifie complètement à son territoire, tout problème d'incompatibilité avec le territoire qu'il traverse doit être réglé rituellement. Pour le Blanc sédentaire, il en va tout autrement: il peut être partout à moins que les occupants du territoire ne soient assez forts pour le chasser ou lu; octroyer la permission d'être présent. Nous n'avons pu ici comparer le nomadisme et la sédentarité que sur la base de la relation à l'espace. li y a certes des oppositions comme celle de linéarité et de cyclicité ou celle de perception du centre et de la périphérie mais elles sont partielles en l'absence de leur contrepartie temporelle. C'est lorsque l'on constate à quel point les associations temps cyclique - espace linéaire et temps linéaire - espace délirnüé sont fortes que le nomadisme et la sédentarité se démarquent comme sémiosphères réellement asymétriques, pour ne pas dire diamétralement opposées.
87 Bibliographie BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du romall, trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, coll. «Teh>, 1978. BOWLES, Paul, The Sheltering Sky, Hopewell, The Ecco Press, 1998 [1949]. CHATWIN, Bruce, Allatomy of Restiesslless: Seleeted Writings, 1969-1989, édité par Jan Borrn et Matthew Graves, New York, Viking, 1996.
_ _--:-,--_' Le Challt des pistes, trad. Jacques Chabert, Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio », 1988. ECO, Umberto, Leetor in fabula, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Le livre de poche, coll. « Biblio essais », 1985. KOLlG, Erich, «A Sense of History and the Reconstitution of Cosmology in Australian Aboriginal Society, The Case of Myth versus History», Anthropos, vol. 90, 1995, p. 49-67. KUNDERA, Milan , L'art du roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986. LOTMAN, Yuri Mikhaïlevitch, Universe of the Mind: a Semiotie Theory of Culture, trad. Ann Shukrnan, Bloomington, Indiana University Press, 1990. MERLAN, Francesca, «We Useta Walk Around Ali the People», Caging the Rainbow: Places, PoUlies, and Aborigines in a North AustraUan Town, Honolulu, University of Hawai'i Press, 1998, p. 76-113. MUNN, Nancy D., <<Excluded Spaces: The Figure in the Australian Aboriginal Landscape», Critieal /nquiry, vol. 22, n° 3, printemps 1996, p. 446-465.