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PARTIE I
Architect(ur)e, Intelligence et « Architecte-Robot »
(Courtieux G., 1969, p.10)
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Comme nous avons pu le voir dans l’introduction, ce thème met en relation des termes complexes. Afin de structurer notre propos, il semble important de les délimiter en leur apportant des définitions puisqu’elles nous suivront tout le long de cette réflexion. En effet, s’il est légitime de se demander si l’I.A. remplacera l’architecte humain, il l’est tout autant de savoir ce que sont l’architecture et l’intelligence artificielle dans le but de pouvoir décrire ce que serait finalement une I.A. architecte, en quoi elle consisterait, ce qui la caractériserait.
Architecture, Architecture et Architecte
« L’Architecture est tout-à-la-fois une science et un art : comme science, elle demande des connaissances ; comme art, elle exige des talents : le talent n’est autre chose que l’application juste et facile des connaissances, et cette justesse et cette facilité ne peuvent s’acquérir que par exercice soutenu, par des applications multipliées » (Durand J. N. L., 1809, p.1). Si cette définition date de plus de deux siècles et qu’elle semble toujours valable aujourd’hui (et on sait que l’architecture s’est vue attribuer de nombreuses définitions au fil des âges), c’est car Durand met en évidence de manière très juste les deux valeurs fondamentales intrinsèques à l’architecture. Il met en avant ce dont elle doit être faite, et non ce qu’elle doit produire. C’est là-dessus que se rattache Melvin Charney lorsqu’il nous dit que « l’architecture est une réalité imaginaire qui dit et quelquefois suggère le non-dit, dont les racines théoriques se retrouvent aussi bien dans les sciences sociales que dans les sciences économiques, mais qui demeure également un art » (Sosoe L. K., 1994, p.51). Ainsi, comme le disent Durand et Sosoe, elle est à sa base la plus irréductible une science et un art, mêlant connaissances et talents. Pour les décrire par type, l’architecture concentre des données à la fois qualitatives (art) mais également quantitatives (science). Si l’architecture est en partie définie comme étant en partie composée d’une science, elle est bien plus souvent décrite comme composée d’art. Or, pour ce qui est de l’art, Kant dit que « Les arts figuratifs ou les arts de l’expression des Idées dans l’intuition des sens (…) sont ou bien l’art de la vérité sensible ou bien l’art de l’apparence sensible » où il place l’architecture dans la « première
espèce des beaux-arts figuratifs » (Kant E., 1990, p.224). Cela signifie que l’art se définit comme une épreuve sensible où l’architecture en est une expression. S’il est possible de définir ce qui fait l’architecture, il est difficile de réellement définir ce qu’est l’architecture, « Parce que la langue de l’architecture n’étant pas celle des mots, on ne peut qu’éprouver l’architecture, qui existe par sa simple présence. » 3 . Néanmoins, il est possible de donner une définition de l’architecte et de ses responsabilités, de son éthique ou plutôt de sa politique : « L’éthique n’est pas l’affaire de l’architecte, du moins en tant qu’architecte. Elle est l’affaire de l’homme en tant qu’homme. En revanche, ce qu’on met à tort sous le nom d’éthique concerne tout à fait l’architecte et relève de ce qu’on pourrait appeler une politique de l’architecture » (Ghitti J.-M., 2000, p.209). Cet engagement passe entre autres par l’apport de solutions qualitatives : « le civisme architectural n’est pas seulement de participer à l’action politique, il est aussi dans l’expression politique. L’architecture peut refléter les modes de vie, l’évolution des mœurs, les aspirations des gens » (Ghitti J.-M., 2000, p.212). Et ce reflet des « modes de vie » et des « aspirations » des gens s’exprime, par la dimension qualitative à une réponse adéquate, dans une anticipation des modes de vie et cultures d’habiter de l’individu, à se demander qui va habiter le projet et se mettre à sa place pour mieux répondre à ses attentes, lui proposer une solution adaptée, simple, spécifique et juste. Bien que « [l’]architecte [ne soit] pas chargé du bonheur des gens » (Dufau P., 1989, p.184), il ne doit pas pour autant négliger leur bien-être (Michelin N., 2003, p.47). Pour cela, le travail de l’architecte ne se limite pas à l’artéfact architectural lui-même : « [Le projet] se nourrit de nombreuses analyses et observations qui sont extérieures au champ propre de l’architecture. (…) Il prendra ou non en compte des éléments qui ne sont pas explicitement précisés dans le cahier des charges mais sont en fait tout aussi importants » (Michelin N., 2003, p.45). De fait, pour parler des « œuvres architecturales », comme on les nommait à l’époque (Peyre A. F., 1818), tels sont les éléments a minima nécessaire à prendre en compte pour y prétendre parvenir: le Programme, le Site, l’Espace, la Lumière, la Structure, le Confort, le Durable, les Matériaux, les Réseaux, l’Enveloppe, la Construction, l’Orientation et la Forme. (Michelin N., 2003, p.44‑52). Par cette notion de Poétique que Michelin avance par la suite, il est possible au mieux de distinguer la technique (la science) et le sensible (l’art) dont nous parle Durand : « Un bâtiment peut satisfaire à l’ensemble des critères qui viennent d’être évoqués (…) et pourtant être ressenti comme ennuyeux. Non pas qu’il soit « raté » mais, en le parcourant, on ne ressent rien – ou plutôt on ressent comme un
manque, une absence de magie. C’est ici qu’intervient le dernier critère, qui englobe tout : le poétique, le symbolique. Cela n’est pas quantifiable, et tient essentiellement à la volonté, à l’inspiration et au talent de l’architecte » (Michelin N., 2003, p.50). De cette manière, on peut dire que le travail de l’architecte ne relève pas du fait de construire mais de faire de l’architecture.
Nous avons pu voir que l’architecture se définit autant en tant que science qu’en tant qu’art : elle est une mise en œuvre couplée de technique et de sensible (Durand J. N. L., 1809). Ce qu’il faut comprendre c’est que l’architecture est architecture en tant qu’œuvre d’art technique ; elle est intrinsèque à elle-même. Par là-même, l’architecte ne produit pas nécessairement de l’architecture. L’architecte ne produit de l’architecture que s’il met en œuvre ces deux critères simultanément. L’architecture ne se crée pas d’elle-même, c’est l’architecte qui en est à l’origine par la mise en œuvre sensible des matériaux qu’il confond avec leurs caractérisations physiques propres. L’architecture n’est que l’appréciation du respect de cette mise en œuvre par l’architecte.
Intelligence Humaine et Artificielle
S’il apparait que les notions d’architecture et d’architecte sont anciennes et ont subi des évolutions (on rappelle que la plus ancienne trace du mot « architecte » date du Ve siècle avant J.-C.), la notion d’intelligence artificielle est bien plus jeune, elle remonte aux années cinquante. Mais pour autant, qu’est-ce qu’est réellement l’intelligence artificielle ? Nous sommes en droit de nous le demander. En effet, la notion est, aujourd’hui - et comme beaucoup d’autres notions – utilisée à outrance, si bien qu’il est difficile de savoir ce dont il en retourne réellement. Nous commencerons donc par clarifier tout cela… L’intelligence artificielle (ou I.A.) est, selon l’encyclopédie Larousse, « l›ensemble des théories et des techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l›intelligence ». Plus que l’« intelligence » de manière générale, on parle ici de l’intelligence humaine. On l’a vu plus tôt, Marvin Lee Minsky (chercheur au MIT) et John McCarthy (chercheur à Stanford), en 1956, définissaient l’intelligence artificielle comme suit : « Tout programme informatique qui accomplit des tâches normalement réservées aux Hommes du fait de leurs capacités intellectuelles. Il s’agit d’un programme sensé être doté de facultés comme l’apprentissage ou l’adaptation, et même d’une forme de raisonnement ». Selon eux, l’intelligence artificielle
serait donc en somme une machine capable de répliquer les facultés intellectuelles humaines, voire de les dépasser : « Le créateur d’autrefois se trouvait en quelques sortes debout sur les épaules de ses prédécesseurs, nourrit des connaissances transmises par la tradition il pouvait dans une certaine mesure se soustraire à la responsabilité de prendre des décisions. Le créateur aujourd’hui est en face de problèmes qui atteignent un niveau de complexité hors de portée de son intuition et où les quantités d’information sont telles qu’il est impossible même à l’intelligence du plus doué de les traiter. » (Courtieux G., 1969, p.13). Ce qui est mis en évidence par Courtieux est l’incapacité de l’homme à pouvoir assimiler les quantités d’information innombrables auxquelles nous devons nous confronter aujourd’hui. Là où la machine peut traiter plus centaines de gigas de données, le cerveau humain n’est pas capable de les retenir et de fait est encore moins capable de les traiter. De tels programmes sont aujourd’hui nécessaire à l’accomplissement des tâches que nous entreprenons et l’I.A. plus que les softwares semblent être la prochaine étape de cette évolution technologique. En effet, il ne faut pas confondre l’I.A. avec les softwares, les logiciels (de dessins, pour les architectes, par exemple) que l’on trouve encore aujourd’hui partout. Bien que leurs capacités de traitement de l’information soit déjà supérieure à celle d’un cerveau humain (dans certains cas), « il faut distinguer le digital(la première révolution numérique avec l’émergence d’internet) du computationnel (le calcul) : « Cette deuxième révolution, que nous vivons, acte la banalisation d’internet. Pour schématiser, le digital correspond aux premières heures de la CAO [conception assistée par ordinateur, NDLR] tandis que le computationnel renvoie aux capacités des ordinateurs à calculer massivement et à agir, réagir, interagir de manière autonome. » (Degioanni (J.-F.), 2018). C’est donc sur le traitement autonome des données que se crée la distinction entre software et I.A.. L’autonomie d’une I.A. n’est pas celle d’un logiciel permettant le calcul de l’ensoleillement, de la surface de plancher ou autre que des logiciels d’architecture (comme ceux de géants tel qu’Autodesk ou Abvent) peuvent proposer, non. Il est possible de parler d’I.A. à la condition qu’il ne sera pas nécessaire de demander ces données au software ; elle s’occupera de déclencher le calcul à notre place. Une I.A. fournirait les données d’ensoleillement ou les surfaces de plancher par elle-même, sans que personne n’ait besoin de manipuler l’I.A. de manière à ce qu’elle fournisse ces informations. C’est sa condition « autonome » qui la différencie du software. Pour être plus clair, reprenons l’exemple de la surface de plancher : une personne lambda voulant connaitre la surface de son plancher va devoir, à chaque
fois qu’elle veut la connaitre devoir aller cliquer sur l’outil du logiciel qui la calcule pour lui. Dans le cas d’une I.A., la demande perpétuelle des surfaces de plancher va être enregistrée et, à partir d’un certain nombre de répétitions, l’I.A. va d’elle-même « cliquer » sur l’outil. L’utilisateur n’aura plus besoin de le faire, l’I.A. aura « compris ». Il ne s’agit ici que d’un exemple qui tente de vulgariser le fonctionnement d’une I.A.. Pour reprendre le cas de Deep Blue (software) et d’AlphaGo (I.A.) on a d’un côté le logiciel Deep Blue à qui on a appris préalablement les parties et les combinaisons d’une partie d’échecs, là où AlphaGo a appris à partir d’une certaine quantité de parties préenregistrées, mais aussi, il s’est amélioré à force de jouer : il a appris à jouer de mieux en mieux, jusqu’à battre un des champions du monde. N’étant pas expert en la matière, je ne m’avancerai pas à décrire le système algorithmique ou l’exactitude des manières d’opérer de tels systèmes. S’il est bien une chose qu’il faut retenir ici est, qu’à la différence d’un software, l’I.A. apprend. S’il lui est possible de faire une telle chose, c’est en partie grâce au RL ou Reinforcement Learning (Jaderberg M., V. MNIH, et al., 2016 ; Karpathy A., 2016 ; Andrychowicz M., F. Wolski, et al., 2017 ; Gudimella A., R. STORY, et al., 2017), qui donnent cette faculté d’apprentissage à la machine. Pour autant, les DNN rencontrent encore quelques problèmes, étants toujours en développement (Zhang C., S. Bengio, et al., 2016 ; Arpit D., S. Jastrzębski, et al., 2017 ; Shwartz-Ziv R. et N. Tishby, 2017). Aussi, tout ceci est rendu possible par un système de « curiosité » (Curiosity driven exploration) qui amène, qui pousse l’I.A. à explorer aléatoirement différentes pistes et les enregistrer, de manière à pouvoir les réutiliser par la suite si nécessaire (Karpathy A., 2016 ; Dubey R., P. AGRAWAL, et al., 2018). Pour résumer de manière simple et compréhensible, l’intelligence artificielle se définie comme une machine imitant la cognition humaine tout en surpassant de loin ses capacités, et étant capable d’évoluer, de s’adapter en se modifiant elle-même. Cette capacité d’évolution par adaptation en ferait plus qu’une machine à imiter. L’I.A. serait en réalité une machine dotée d’une cognition au moins égale, si ce n’est bien supérieure à celle de l’homme.
I.A.rchitecte
De cette même manière, une I.A.rchitecte serait une I.A. capable d’imiter l’architecte humain. En fait, elle ne se contenterai pas d’imiter, elle serait une I.A. architecte à part entière. Elle serait architecte au même titre que l’homme, voire peut-être supérieure à lui. Soyons clairs, cela n’existe tout simplement pas pour le moment. Il n’y a aucun « architecte-robot-qui-sait-tout » (Courtieux G., 1969, p.10) qui soit à ce jour. Et même s’il on pourrait venir à penser que cela est du au fait que « le milieu de l’architecture est bien sou-
vent le dernier à profiter de l’innovation » (comme on l’entend dans toutes les bouches), or il n’est pas tout à fait vrai. « Le contexte socio-culturel du début des années 60 est singulier: La cybernétique, cette méta-science basée sur la théorie du traitement des informations, imprègne la culture informatique et les esprits. Elle se retrouve ainsi dans des projets d’architecture » (Morandi C., 2010, p.147). Très tôt, des architectes comme notamment Paul Quintrand commencent à s’intéresser aux nouvelles technologies. Ce dernier, à partir d’une réflexion personnelle se figure qu’ « il devrait y avoir une possibilité pour l’architecte de formaliser et de renseigner les dessins au fur et à mesure de leur production » (Morandi C., 2010, p.148). Cette idée que l’architecte puisse transmettre ses réflexions à la machine est ce qui nous intéresse ici. Plus qu’un outil de l’architecte, le fait que l’I.A. puisse se doter d’une telle réflexion et d’une indépendance vis-à-vis de l’homme est ce qui nous intéresse plus particulièrement. Comme Morel le dit : « The theory holds that robots and machines are the Neo-Ruskinian gadgets of those types of architects who are incapable of accepting their own obsolescence, as convinced of their own infallibility as booksellers as they are of the need of a greater human touch than the algorithms of Google and Amazon. Of course, reality proves every minute that the opposite is true, and a mere glance at the situation in architecture finds itself and shows the extent of this misjudgment. Indeed, virtually all architecture can be described as a pastiche business, in which a few often basic outlines or elementary lines of scripts result in thousands of buildings, just as the sperm of a few prime bulls results in millions of other bulls intended for the food chain. » 4 (Morel P., 2014, p.84) Mettons-nous d’accord sur le fait que l’I.A. en question n’est pas de l’ordre de la construction, nous nous concentrons sur la phase de projet, qu’on pourrait nommer de phase conceptuelle et qui s’arrête au moment où la réalisation commence. On ne s’intéresse aucunement à la faculté de l’I.A. à savoir empiler des briques jointées de mortier. Ce qui nous importe particulièrement est la phase de réflexion, qui relève de l’imagination du projet dans sa phase conceptuelle, comprise entre l’émergence d’une idée et la fin de la phase d’esquisse.
4 Traduit de l’anglais : « La théorie soutient que les robots et les machines sont les gadgets néo-Ruskiniens du genre d’architectes incapables d’accepter leur propre obsolescence, convaincus de leur infaillibilité de la même manière que pour libraires revendiquent la nécessité d’une touche humaine plutôt que du recours aux algorithmes de Google et d’Amazon. Bien-sûr, la réalité prouve chaque minute l’inverse, et un simple coup d’œil à la situation en architecture s’y retrouve également et montre l’étendue de cette erreur de jugement. En effet, virtuellement toute architecture peut être décrite comme un pastiche au sein duquel souvent, quelques grandes lignes basiques ou élémentaires de script résultent en des milliers d’édifices, de la même manière que le sperme de quelques taureaux pères résulte en des millions d’autres taureaux destinés à la consommation ». Le terme néo-Ruskinien vient de John Ruskin, qui dans son ouvrage The Seven Lamps of Architecture (Les Sept Lampes de l’Architecture), de 1849, s’oppose à Viollet-le-Duc sur la question de la restauration des bâtiments. Il défend la non-restauration pour laisser l’histoire s’opérer, jusqu’à ce que le bâtiment « meurt » et le fait qu’il faille accepter qu’il ait une fin (Wikipédia, 2019).
En d’autres termes, l’I.A. dont il est question ici est une machine-concepteur, capable d’esquisser un projet et de le porter à maturité : une I.A.rchitecte. Bien qu’une telle machine n’existe pas, comme on l’a dit plus tôt, il s’agit tout de même de ce dont il est question dans ce mémoire : une I.A.rchitecte est une I.A. qui se doit d’être dotée d’une fibre artistique et/ou architecturale, celle là-même que celle d’un architecte humain.
L’I.A.rchitecte serait ainsi une machine dotée d’une cognition au moins égale, si ce n’est bien supérieure à celle de l’homme lui permettant, une mise en œuvre couplée de technique et de sensible. Cette dernière dimension passe par la mise en œuvre sensible des matériaux qu’il confond avec leurs caractérisations physiques propres. A travers ces critères, l’I.A.rchitecte serait apte à produire de l’architecture. L’I.A. étant déjà capable de mobiliser les compétences scientifiques requises, l’I.A.rchitecte doit être à même de pouvoir créer ce qui fait que l’architecture est également un art : du sensible.