Nouvelles architectures locales
Brice Jean-François Mémoire de fin d’études Encadré par C. Bauer ENSA Nancy 2014
Sommaire
Introduction
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Constats et critiques révélant un tournant
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Définir l’architecture locale De l’architecture vernaculaire au régionalisme critique (1965-1983) Nouvelles théories pour l’architecture locale Synthèse: caractéristiques des architectures locales
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Du Sud au Nord, l’émergence de nouvelles influences Prises de conscience locales L’enseignement, outil essentiel pour une remise en question La reconnaissance de nouvelles solutions Une question cruciale: l’habitat local
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Théories et pratiques d’une nouvelle architecture locale moderne Wang Shu et le «slow build» Li Xiaodong et le régionalisme réfléchi La «favela high-tech» et Elemental Architecture altermoderne
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Conclusion
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Médiagraphie
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Introduction
Les instances de légitimation de l’architecture dans le monde, comme les fondations Aga Khan ou Pritzker, ou encore Holcim, ont récemment tourné leur regard vers des architectes des pays de l’hémisphère sud, émergents ou non, en raison de leurs constructions vernaculaires et/ou régionalistes. C’est ainsi que le Prix Pritzker a été remis en 2012 à l’architecte chinois Wang Shu. En Chine justement, pays dont la carte postale est désormais la ville générique mondialisée, une nouvelle génération d’architectes, à laquelle Wang Shu appartient, questionne le passé, et donc la véritable identité des lieux et des gens. Ces faits surviennent dans un contexte de saturation, de crise, en architecture, mais aussi dans d’autres domaines, notamment l’écologie et l’environnement. Les récentes crises écologiques et l’épuisement des ressources naturelles semblent avoir déclenché une prise de conscience dans ces pays qu’on appelle «développés» en raison de leur modernité et de leur capital: les pays du Nord. Les autres pays, le Sud, aspirent pour la plupart au même développement. Certains y parviennent peu à peu, mais incluent cependant des populations épargnées par l’industrialisation et l’essor économique, qui ont dû continuer à tirer parti du meilleur de leurs ressources locales, matérielles et humaines. Les pays du Nord ont longtemps présenté leur vitrine de développement aux pays du Sud, qui n’ont eu de cesse de vouloir se mettre à leur niveau, mais la situation semble s’inverser aujourd’hui. Le Nord voit le miracle industriel atteindre maintenant ses limites, et observe avec intérêt le Sud, où émerge une nouvelle génération d’architectes, ne croyant pas au rêve de la modernité à l’occidentale, mais plutôt en une dynamique locale.
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Introduction
Ces architectes qui ont émergé m’ont par ailleurs séduit, d’abord pour ce que leur architecture peut véhiculer en premier: des images émouvantes. Ensuite j’ai voulu appréhender leur travail plus en profondeur, et j’ai pu établir un lien entre tous. Bientôt diplômé et futur architecte, j’estime que les faits d’actualité et d’avenir me concernent. Consacrer un mémoire à une actualité sélectionnée me permettait de mettre en ordre des éléments de référence pouvant orienter mon idée d’une bonne architecture. Par ailleurs l’enseignement de l’architecture au sein des écoles en France reste très théorique et basé sur la conception spatiale, technique, mais assez peu sur leurs impacts sociaux, environnementaux, humains des constructions. Il s’agit donc de tenter de déterminer si, au XXIe siècle, les architectures tirant parti de ressources et potentiels locaux représentent une alternative aux modes de constructions modernes globalisés. L’émergence de dynamiques locales et leur reconnaissance à cette époque n’est certainement pas un hasard, et ce phénomène soulève plusieurs questions. On constate, ou du moins on finit par admettre, que la construction moderne présente des lacunes, dont la nature est à clarifier. Pour analyser les faits, il importe de les contextualiser. Ils sont en effet quasi contemporains à la rédaction de ce mémoire. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils m’intéressent directement. Comment aujourd’hui un réexamen des potentiels propres à un site, un peuple ou une culture peut palier aux lacunes de la construction moderne? Des éléments de réponse me sont apparus dans la presse spécialisée en architecture, mais aussi la presse internationale d’investigation, à même de ramener l’architecture à un phénomène de société, et ont soulevé d’autres questionnements. Doit-on forcément renier la construction moderne? Doit-on plébisciter entièrement les nouvelles architectures locales? Quels en ont été, quels en sont les avantages et les inconvénients? Existe-t-il des compromis entre les deux? Le propos développé dans ces pages tendra à montrer que les nouvelles architectures locales sont une alternative durable à la construction moderne car elles répondent à des besoins actuels et futurs (humains, matériels,
Introduction
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économiques...). Cependant pour pouvoir s’inscrire dans notre temps sans n’être qu’une résurrection rudimentaire de savoirs ancestraux, elles doivent aujourd’hui composer avec les rouages systémiques déjà en place de la construction moderne, qui ont résolument défini des standards immuables de la société actuelle. Une première partie dévoile un constat déjà vulgarisé de la fin du XXe siècle. La société moderne, héritière des progrès industriels, s’est uniformisée, et l’architecture n’a pas été épargnée par ce phénomène. Parallèlement au modèle de développement occidental, l’architecture dite «moderne» présente des lacunes et doit bientôt faire face à de nouveaux défis, notamment économique et écologique. En marge de son déclin présumé, un retour aux sources semble s’opérer par acupuncture en plusieurs endroits, dans un Sud pourtant en quête de développement. Comment expliquer ces faits et faut-il les prendre au sérieux comme une réelle alternative durable? Notre seconde partie permettra d’expliciter l’expression «architecture locale», choisie pour caractériser des mouvements distincts présentant néanmoins des similitudes: l’architecture vernaculaire et l’architecture régionaliste. Nous verrons comment les termes «vernaculaire» et «régionalisme» sont définis par certains théoriciens au cours du XXe siècle et au début du XXIe, ce qui les distingue, et ce que l’on en retient derrière le terme «local». Par la suite, on verra dans une troisième partie comment des architectes des pays du Sud ont émergé à contre courant des influences architecturales occidentales, et quelle a été la réception de leurs travaux. Dans leur sillage, c’est le Sud ordinaire qui est mis en lumière, révélant des solutions pouvant potentiellement inspirer les concepteurs du Nord, dont l’architecture s’essouffle et peut peiner à répondre à des enjeux majeurs de la vie. Enfin notre dernière partie présentera des solutions architecturales relevant d’un compromis avec le fonctionnement du monde industriel «globalisé».
Constats et critiques révélant un tournant
Il convient de noter avant toute chose que le constat présenté ci-après n’est pas totalement neuf. Il s’agit d’un constat dressé régulièrement par les observateurs des phénomènes sociétaux qui ont précédé ceux de notre époque, par lequel l’architecture est toujours concernée, même indirectement. Le constat qui suit n’est qu’une actualisation de cette démarche d’observation, en fonction des paramètres actuels. Il répond cependant à une question supplémentaire: qu’est-ce qui a changé depuis? Une société postindustrielle La révolution industrielle de la fin du XIXe siècle a rapidement permis des progrès techniques considérables, et ainsi la production de biens en grande quantité. En architecture, l’efficacité de l’industrie en termes de rendement a justifié l’abandon des modes de construction traditionnels, trop coûteux et employant une main d’œuvre trop conséquente. L’industrie a permis des progrès dans le domaine de la construction, grâce aux techniques et mises en œuvres rendues possibles avec l’intervention de l’acier. Le béton armé est le matériaux phare du XXe siècle, indissociable du mouvement d’architecture moderne apparu dans les années 1920, avec pour ambassadeurs Walter Gropius et l’école du Bauhaus, Ludwig Mies Van der Rohe et Le Corbusier. Le mouvement prône un certain minimalisme et loue les qualités structurelles mais aussi plastiques de ce matériaux. Apparu en Europe, il s’est répandu comme modèle dominant à la surface du monde occidental, en parallèle du système industriel.
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Constats et critiques révélant un tournant
L’acier et le verre combinés sont également très plébiscités dans le domaine de la construction par la suite, avec l’apparition d’autres mouvements succédant au modernisme. Le modèle industriel a été très critiqué au cours du XXe siècle, au même titre que la société de consommation à laquelle nous appartenons en Europe depuis la période des Trente Glorieuses1: une société influencée par un modèle états-unien, pour laquelle les industries (alimentaires, technologiques...) créent des besoins, par le biais de matraquages publicitaires, et y répondent par une production de biens consommables en masse. Remplir ces besoins est devenu un gage de réussite pour le consommateur. Par exemple, c’est par ce biais que l’automobile s’est notamment imposée comme un besoin primordial et un témoin de la réussite d’une personne aux yeux de la société. L’architecture postmoderne à la fin des années 1970 fait plus particulièrement écho à cette volonté commerciale. Outre le béton armé, c’est toute la construction occidentale qui s’est standardisée au cours du XXe siècle, par la fabrication industrialisée des «matériaux de construction», et leur mise en vente sur un marché identique à celui des autres biens consommables. A terme, le marché de la construction moderne a dicté ses standards aux professionnels du bâtiment, c’est-à-dire aux constructeurs mais également aux concepteurs, ainsi responsables eux-mêmes de la standardisation des édifices. La société occidentale, et par extension l’architecture, sont ainsi régies par les marchés mettant en cause des capitaux et les intérêts que chacun des acteurs pourra en tirer. L’architecture générique Le développement des industries tertiaires a provoqué l’installation rapide de quartiers de sièges économiques au sein des grandes métropoles, sous forme
1 De la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945) au premier choc pétrolier (1973)
Constats et critiques révélant un tournant
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d’immeubles standardisés. Ces quartiers, devenant vite des villes à part entière, sont construits sans véritable planification urbaine. Leur tracé résulte des artères routières et autoroutières les desservant. C’est le constat que dresse Kenneth Frampton en 1983: «Les dessertes routières et le jeu de la spéculation foncière imposent des restrictions aux possibilités d’intervention de l’urbanisme, dont les propositions finissent par se réduire.»2 L’architecte hollandais Rem Koolhaas, très influent quand à la critique de l’architecture contemporaine, publie en 2011 son ouvrage intitulé «Junkspace», dans lequel il définit ce qu’est devenue la ville actuelle, d’une manière certes provocatrice, mais permettant d’élever le débat: «L’édifice est désormais le fruit de la rencontre de l’escalator, de la climatisation et du Placoplâtre. Et l’essor du gigantisme suscite forcément un nouveau genre de ville, ce que j’appelle la «ville générique»: une ville dépouillée de son carcan identitaire, de son passé même [...]; une ville libérée de son centre, qui ne se définit plus que par sa périphérie, qui pousse constamment et envahit la campagne. Elle n’est plus horizontale mais verticale. Elle tourne le dos à ses voies de communication, elle a tué ses rues [...] La ville générique renouvelle constamment son architecture, comme le reptile se débarrasse de sa peau.»3 Ce modèle de ville décrit par Koolhaas, est présent principalement en Asie et dans les pays que l’on dit «émergents».
2 FRAMPTON Kenneth. «Pour un régionalisme critique et une architecture de résistance». Critique, n° 476-477, janvier-février 1987, p.67. Première parution en langue originale: «Towards a critical regionalism: six points for an architecture of resistance». in: FOSTER Hal, The Anti-Aesthetic, Essays on postmondern culture. Bay Press, 1983. 3 KOOLHAAS Rem, «L’architecture tourne le dos à la ville», Books, n°39, janvier 2013, p. 20
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Constats et critiques révélant un tournant
Haut: panorama de la ville de Shanghai, ville générique parmi tant d’autres Bas: le nouveau musée des Confluences de Lyon, conçu par Coop Himmelb(l)au
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L’architecture visuelle Le musée Guggenheim de Frank Gehry a conféré à la ville de Bilbao, jusqu’alors inconnue, son rayonnement international et son principal attrait touristique. Le bâtiment, par son design très ostentatoire, est lui même la marque de fabrique de son créateur; un objet design apportant une plus-value à la ville elle-même, dont l’industrie est sinistrée. Cette opération marketing a été suivie par de nombreuses opérations similaires partout dans le monde, où les élus étaient donc prêts à payer le prix fort pour s’accaparer un peu de l’aura d’architectes stars. Ces personnalités produisent un design résolument moderne, peu importe le contexte d’implantation, et procurent ainsi une attractivité motrice pour l’économie locale; le capital étant encore une fois la finalité. En France, de nombreux exemples témoins de la volonté d’obtenir cet «effet Guggenheim» voient encore régulièrement le jour sur les chantiers. L’un des derniers d’entre eux, inauguré en 2014, est le musée des Confluences à Lyon, réalisé par l’agence autrichienne Coop Himmel(b)lau. Cette opération, à l’esthétique déconstruite se voulant futuriste, est censé représenter une aubaine pour le gouvernement local qui a choisi d’accueillir cet ovni aux portes de la ville, visible en entrant dans Lyon par l’autoroute, et ainsi ponctuer remarquablement le nouveau quartier sud, lui aussi résolument «moderne». Cependant le bâtiment fait débat, même au delà du milieu des architectes, d’abord à cause de son design peu appréhendable, mais aussi simplement par rapport à l’intérêt douteux de ce genre d’opération monumentale symbolique. Au cours des années ayant suivi les débuts du postmodernisme, la portée de ces architectures fût telle, que les «starchitectes» sont aujourd’hui les protagonistes que l’on présente comme de «grands architectes» au public. Leur succès permet certes d’appréhender l’architecture par la voie accessible du design, mais il trompe le public quant à la véritable nature du métier, et en fait oublier les composantes de base, à savoir la construction, au détriment de l’image. En tout temps, les architectes les plus reconnus sont responsables de la diffusion de ce qu’est l’architecture, et elle sera par conséquent ce qu’ils choisissent d’en faire.
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Constats et critiques révélant un tournant
Les observateurs les plus pessimistes voient alors la dévaluation des autres praticiens de l’architecture. Dans l’ombre, relégué au rang de designer, l’architecte contemporain occidental lambda produit des dessins derrière son écran, et perdrait sa crédibilité sur les chantiers: «Les architectes contemporains fétichisent leurs projets, font du wysiwyg4 sur écran. L’architecte délègue toute la construction et est relégué au rang de designer faisant une architecture formelle, sans préoccupation de ce qu’il se passe sur le terrain.»5 Cette pratique est pourtant aujourd’hui admise. Les technologies de conception informatisées ont amélioré la productivité des agences, et continuent de convaincre dans ce sens. En règle générale, l’élan du milieu de la construction pour la technologie ne semble pas s’arrêter. L’influence du Nord sur le Sud Les pays concernés par cette hégémonie capitaliste, communément appelés le Nord en raison de leur situation géographique, ont foi en leur modèle et se sont autoproclamés «pays développés». Ce développement est en fait mesuré en terme de production de capitaux et de biens ayant une valeur marchande. Le modèle capitaliste occidental a fasciné le reste du monde, appelé le Sud, épargné par la révolution industrielle de la fin du XIXe, mais néanmoins concerné, la plupart des pays du Sud étant d’anciennes colonies. Suite à la seconde moitié du XXe siècle, bon nombre de pays du Sud, dits «émergents» ont tenté de se refonder en calquant leur système de développement sur celui du Nord. Le Sud émergent veut ressembler au Nord dans le but de s’intégrer à cette mondialisation et d’attirer le capital et les investissements étrangers. L’exemple le plus emblématique de cette volonté d’intégration est sans nul doute celui de la Chine, ayant réussi à délaisser le statut de pays «émergent»
4 wysiwyg = «what you see is what you get»: l’utilisateur voit directement à l’écran à quoi ressemblera le résultat final 5
FREY Pierre, [podcast audio] www.franceculture.fr
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pour celui de «puissance». Bon nombre d’industries européennes y ont délocalisé leurs centres de production en raison du coût de la main d’œuvre. Puis elles y ont délocalisé leurs sièges, ce qui a permis à la Chine de connaître un essor économique. Les constructions étrangères, plus particulièrement celles des grandes «puissances» occidentales, et chinoises, en l’occurrence presque exclusivement celles d’agences gouvernementales jusqu’à la fin des années 1990, ont radicalement modifié le paysage local. La carte postale de la ville chinoise est maintenant celle d’une ville «générique» faite de gratteciels. Cette influence est en quelque sorte une mondialisation à sens unique: du Nord vers le Sud. Les mégalopoles émergentes du Sud se sont élevées à l’image de celles du Nord. Ailleurs, les pays en développement, et même les plus pauvres, abandonnent leurs modes de constructions traditionnels et subissent «l’effet de l’attrait fascinant qu’exerce une civilisation inaccessible déterminée par la marchandise»6. L’architecte burkinabè Diébédo Francis Kéré décrit régulièrement ce phénomène à l’occasion de ses conférences: «Au Burkina Faso, nous rêvons de villes modernes, nous rêvons de votre mode de vie. Nous rêvons d’avoir des villes comme les vôtres. Comme Paris, New-York...[...]Le problème est que nous copions l’occident moderne, mais nous ne connaissons pas son histoire, et nous ne possédons pas les moyens de le faire correctement. Nous construisons des maisons dans lesquelles nous avons besoin d’air conditionné pour pouvoir y vivre. Dans un des pays les plus pauvres du monde, ce n’est pas la bonne solution.»7 Ce modèle de développement ne peut être compatible avec les pays d’Afrique subsaharienne. Ces pays ne disposent pas des atouts adéquats pour pouvoir attirer les investissements étrangers, et intégrer un processus mondialisé, no-
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Ibid.
7 Kéré Francis, «Bridging the Gap», 2010, Graduate School of Design, Université de Harvard, Cambridge, Ma [en ligne]
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Constats et critiques révélant un tournant
tamment à cause du climat peu accueillant et du manque de ressources naturelles. Ce facteur naturel leur impose la conscience écologique comme condition de survie, c’est-à-dire savoir construire avec et non contre la nature. La conscience écologique La société occidentale connaît depuis 2008 une crise majeure qui touche de nombreux domaines. On parle de «crise» depuis l’apparition d’un phénomène de récession économique touchant de nombreux pays du Nord, mais le terme s’est étendu aux problèmes environnementaux touchant l’ensemble du globe, résultant des abus de ressources et des pollutions des industries. Kenneth Frampton décrit en 2013 la situation écologique en ces termes: «On peut aisément affirmer que la propriété massive d’automobiles est le phénomène duquel bien d’autres découlent: le réchauffement climatique; la fonte de la calotte glacière; les conditions météorologiques extrêmes; la montée des océans [...]; la pollution des océans et la destruction des forêts tropicales dans notre poursuite effrénée aux réserves de pétrole; la périurbanisation de la planète, certainement suivie par son abandon éventuel et sa désertification; l’insupportable pollution de l’air de nos mégalopoles; la subtile corruption des processus démocratiques en termes de gouvernance et de poursuites judiciaires - ces difficultés apparaissent à la fois au niveau international et national.»8 La prise de conscience de l’épuisement des ressources naturelles de la planète a incité les grandes instances politiques mondiales à établir un mot d’ordre depuis déjà près d’une vingtaine d’années: le développement durable. Cette notion crée en 19879 appelle à mettre en œuvre des moyens afin de réduire l’impact de l’activité humaine, principalement industrielle, sur la nature.
8 FRAMPTON Kenneth, « Towards an agonistic architecture» («Vers une architecture agoniste»), Domus, n°972(septembre 2013), p. 13 9
Rapport de la commission de Brundtland
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Suivent ensuite divers sommets où les principales «puissances» mondiales discutent des mesures à prendre pour endiguer la crise écologique. Cette notion s’étend très vite au domaine de la construction, par l’apparition de nouvelles techniques énergétiques nécessitant à priori peu de ressources. Mais des années après son invention, l’expression «développement durable» ne convainc pas certains spécialistes, qui la considèrent comme l’oxymore de deux termes incompatibles. En effet, le «développement», propre à qualifier le système économique occidental, est tenu pour responsable de la crise écologique: «C’est une notion qui trompe l’opinion au bénéfice des grands de ce monde, en particulier si par développement on entend croissance écologique.»10. Pour certains, il s’agirait en réalité d’une croissance durable, en d’autres termes d’une «une stratégie pour que tout continue comme avant». Les entreprises qui y participent y voient leur intérêt financier. Selon Jacques Testart, le développement durable «cache plusieurs astuces pour que les acteurs économiques au pouvoir continuent de faire du profit», par la «planification scientifique de l’offre de consommation» et la «croissance durable des besoins»11. En outre, la définition du «développement durable» est réduite à des données chiffrées inscrites dans des normes, alors que l’impact réel ne se limite pas à ces réglementations. «L’idée reçue selon laquelle la faible empreinte environnementale d’un bâtiment résulte de la somme de ses caractéristiques [...] mesurables, donc inscriptibles dans des normes [...] s’est répandue. Mais ces paramètres comporteraient une dimension invisible, ce qui rendrait les dérives et détournements possibles.»12
10 p. 40
FAREL Alain, Bâtir éthique et responsable, Paris, Le Moniteur, 2007,
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TESTART Jacques, Idem
12
Ibid.
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Constats et critiques révélant un tournant
Par ailleurs les techniques du développement durable normalisées peinent souvent à être combinées à l’architecture du design décrite précédemment, et c’est parfois pour un manque d’esthétisme, aspect néanmoins utile à une bonne architecture, qu’on leur tourne le dos. Quelle alternative? Force est désormais de constater que les épreuves imposées par la nature et les difficultés économiques ont révélé une limite, au delà de laquelle le Nord est bien fragile. Alors que nous tendons vers un amenuisement de nos ressources, la construction se doit de devenir économe, et l’inspiration se trouverait là ou l’on construit avec peu, et c’est fatalement là où l’on n’a rien. Outre le cas de la Chine, ayant les moyens de polluer à sa guise, la conscience écologique persiste dans certaines contrées du Sud, par nécessité. En effet les populations n’ayant pas connu un développement similaire à celui du Nord on continué à vivre et à construire selon des traditions et des méthodes ancestrales, avec des moyens disponibles immédiatement et en abondance dans la nature environnante. C’est sans recours aux technologies industrielles que ces techniques sont nées et ont perduré jusqu’aujourd’hui. D’une manière plus surprenante, il émerge du Sud une nouvelle génération d’architectes, ne croyant pas au rêve de la modernité à l’occidentale, mais plutôt en une dynamique locale, pour lesquels la considération d’une architecture locale n’est même pas due à un manque de moyens, bien au contraire. Un réexamen des solutions primitives constituerait-il une leçon d’humilité, d’ingéniosité, et une source d’idées quant aux moyens et aux savoirs à déployer pour construire au XIXe siècle?
Définir l’architecture locale
Local opposé à global Pour nommer le changement observé désormais à divers endroits du globe, il était utile de trouver une expression synthétique pouvant caractériser l’ensemble des phénomènes architecturaux, multiples et distincts, participant à ce changement. Ces phénomènes architecturaux, tous singuliers, ne sont pas le produit générique d’une impulsion globale, d’un mouvement dicté par une tendance ou une école unique. Au contraire, ils sont chacun issus d’une impulsion locale. L’expression «architecture locale» utilisée ici recouvre plusieurs définitions. Le terme «local» se réfère à tout ce qui provient de la zone géographique même ou l’architecture en question est produite. On pourrait donc d’abord définir le terme «local» par tout ce qu’il n’est pas. Il s’oppose à «global», et donc à l’architecture générique mondialisée, qui participe à la disparition et/ou la supplantation de l’identité des lieux où elle s’implante. Des définitions multiples, mais quelle définition générale? Au cours du XXe siècle, divers écrits de théoriciens de l’architecture ont traité la question de la construction locale inhérente à un lieu. L’expression «architecture vernaculaire», très employée depuis la seconde moitié du XXe siècle, peut aujourd’hui se retrouver vulgarisée et brouiller les pistes quant au sens original de «vernaculaire». En janvier 2014, le journal Le Monde publiait ainsi un article titré «l’architecture vernaculaire, quand l’habitat se
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Définir l’architecture locale
Le Musée d’art moderne de Miami conçu par Herzog & De Meuron
Définir l’architecture locale
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fond dans son environnement»1 et présentait notamment en ses lignes le très moderne Musée d’art de Miami des architectes Herzog et De Meuron. Cela nécessite bien un éclaircissement quant à la définition de «vernaculaire», aux intentions architecturales d’un tel bâtiment, et à la conformité du bâtiment par rapport à cette définition. Pour parler d’une architecture en harmonie avec son environnement géographique, l’autre terme, moins utilisé en dehors du domaine architectural, est celui de «régionalisme», qu’il faudra également clarifier. Il convient de prendre des précautions par rapport à ces deux qualificatifs qui refont aujourd’hui surface. Souvent récupérés et détournés, ils ont évolué au fil du temps et de l’évolution de l’architecture, si bien qu’aujourd’hui les définitions et dérivés en sont multiples. C’est donc non pas en considérant certaines définitions comme fausses, bien qu’il y en ait certaines plus conformes que d’autres au terme défini, mais en embrassant ici ces définitions dans leur diversité, qui correspondent aux différentes opinions des théoriciens les ayant émises, que nous pouvons extraire un champ lexical, synthétisé ensuite en une définition. Il est aussi essentiel de distinguer les deux termes. Selon les définitions et les cas, une construction d’architecture dite «régionaliste» ne sera pas nécessairement «vernaculaire», et inversement.
1 GODFRAIN Marie, «L’architecture vernaculaire, quand l’habitat se fond dans son environnement», Le magazine du Monde, 24 janvier 2014 [en ligne]
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Définir l’architecture locale
De l’architecture vernaculaire au régionalisme critique (1965-1983) Le terme vernaculaire désigne étymologiquement et historiquement «tout ce qui est particulier à un pays»2. Cette définition large pourrait donc se substituer au terme «local» proposé plus haut, mais cette vision succincte ne suffit pas à définir cet adjectif qui mérite un éclairement historique plus précis. Le terme tire en réalité ses origines étymologiques de l’antiquité romaine. Le terme latin «vernaculus» signifiait «indigène» ou «domestique». Il est dérivé de «verna», qui désignait un esclave né dans la maison de son maître. C’est cette origine antique qui est reprise en 1982 par l’écrivain penseur Ivan lllich. Il définit le vernaculaire, en se rapportant à l’empereur romain Théodose, comme «tout ce que la domus (habitation urbaine unifamiliale ) romaine produit pour son auto-conservation, et qui n’est pas destiné au marché. [...] Il désigne l’inverse d’une marchandise. Etait vernaculaire tout ce qui était confectionné, tissé, élevé à la maison et destiné non à la vente mais à l’usage domestique.»3 Si l’adjectif est depuis longtemps utilisé pour qualifier des civilisations, des langues ou des biens, son emploi pour définir un type d’architecture est plutôt récent par rapport à l’existence de ce terme. 1965: Première redécouverte de l’architecture vernaculaire à l’ère moderne L’un des premiers ouvrages remarquables sur la question de l’architecture vernaculaire est celui de l’architecte et historien Bernard Rudofsky, intitulé «Architecture without architects», paru en 1965, en parallèle d’une exposi-
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Encyclop. t. 17, p. 75b (1765)
3
ILLICH Ivan, Le Genre Vernaculaire, Paris: Seuil, 1982
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Affiche de l’exposition «Architecture Without Architects» au MoMa de New York
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Définir l’architecture locale
tion éponyme au Musée d’Art Moderne de New-York en 1964. Ce livre unanimement salué s’est très vite imposé comme une référence. Bernard Rudofsky y propose une initiation à l’architecture vernaculaire, qui représente potentiellement une source d’inspiration et d’élargissement des pratiques de l’Homme à l’ère industrielle du XXe siècle, prisonnier de ses propres standards. Cette parution et l’exposition délivrent alors un message à contre-courant de l’architecture moderniste de l’époque, quatre ans après l’inauguration de l’une des cités phares du mouvement: Brasília. L’auteur a pour intention de provoquer l’ouverture d’esprit du lecteur, en présentant des ouvrages architecturaux brillants par leur diversité, pour la plupart datant de plusieurs siècles, dont la construction n’est pas aussi formatée que les constructions modernes, et qui, comme l’indique le titre, se passe d’architectes. Il choisit de nommer cet ensemble l’architecture vernaculaire: «Le propos de ce livre est de faire éclater notre étroite conception de l’art de bâtir, en explorant le domaine de l’architecture non codifiée. C’est un domaine si mal connu que nous ne savons au juste quel nom lui donner. A défaut de terme spécifique, nous dirons de cette architecture, selon le cas, qu’elle est vernaculaire, spontanée, anonyme, indigène ou rurale.»4 Comme architecte, Rudofsky utilisait lui-même un vocabulaire moderniste (présence du blanc, dépouillement, formes cubiques en béton et en verre) tout en faisant une critique ouverte de l’architecture moderne. Il rejetait la notion de concepts universels ou standardisés d’habitation et défendait plutôt l’idée que l’environnement bâti d’une personne devait refléter l’histoire, la culture et le climat de son environnement immédiat. Considérant la tendance architecturale de l’époque trop limitée, il propose de dépasser ces limites pour explorer une autre voie, pour laquelle les architectes occidentaux avaient encore peu de considération. Cette autre architecture était pourtant là bien avant la construction moderniste, élitisée par les grandes écoles de style comme le Bauhaus, auxquelles on eût tendance à conférer le
4 RUDOFSKY Bernard, Architecture sans architectes: une brève introduction à l’architecture spontanée. Paris: Chêne, 1977. p.3
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Deux des nombreux exemples d’architecture vernaculaire présentés par Rudofsky: Haut: Positano, ville montagnarde d’Italie Bas: structure urbaine de Marrakech, avec ses maisons quadrangulaires organisées autour d’une cour intérieure.
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monopole de l’art de bâtir. Cet élargissement est donc illustré par un inventaire de réalisations ancestrales bâties aux quatre coins du monde, accompagnées de leur localisation géographique, nous renseignant sur la civilisation à l’origine de la construction. Rudofsky explique qu’il y a un enseignement à tirer de la manière qu’avaient ces peuples de construire en harmonie et intelligemment avec les éléments naturels et l’environnement: «Nous avons beaucoup à apprendre de ce que fut l’architecture avant d’être un art de spécialistes. En particulier, les bâtisseurs autodidactes savent [...] adapter leurs constructions à l’environnement. Au lieu de s’évertuer comme nous à dominer la nature, ils tirent un profit extrême des caprices du climat, des obstacles de la topographie.»5 Cet attachement aux caractéristiques naturelles du site est la composante majeure de l’architecture vernaculaire telle que définie par l’auteur. 1983: Le régionalisme critique Le régionalisme est la «tendance à conserver ou à cultiver les traits originaux d’une région, d’une province»6. Étymologiquement, il s’agit d’un «esprit de région, de localité»7. Il est défini en 1878 comme la «tendance à ne considérer que les intérêts particuliers de la région, du pays qu’on habite». Cette approche faisant intervenir la notion de localité peut être illustrée entre autres par des constructions vernaculaires, ou plus généralement des constructions comportant des signes
5 RUDOFSKY Bernard, Architecture sans architectes: une brève introduction à l’architecture spontanée, Paris: Chêne, 1977, p.4 6 http://www.cnrtl.fr/definition/regionalisme 7 1877
J. de Reinach, Journal des débats, 2epage, 2ecol. ds Littré Suppl.
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attribuables à une région. Elle implique la notion d’exclusivité. Cette exclusivité absolue se dissipa peu à peu avec l’apparition dans les années 1980 du «régionalisme critique». Comme son nom l’indique, cette approche se distingue du régionalisme car elle opère une critique de l’architecture de son temps pour en tirer certaines qualités universelles, valables pour toute architecture en tout lieu, tout en continuant de mettre en avant les potentiels locaux. Introduite par les architectes théoriciens Liane Lefaivre et Alexander Tzonis en 1981 et vite reprise par Kenneth Frampton en 1983, cette position, plus contestataire que l’état des lieux de Rudofsky, a été l’une des plus débattues en architecture, de la fin de la période moderne à la période contemporaine. Défini par Tzonis et Lefaivre en 1981 dans leur ouvrage The Grid and the Pathway, le régionalisme critique encourage les traits architectoniques locaux ou individuels. Par leur usage du terme régionalisme, Lefaivre et Tzonis ont contribué à définir un mouvement architectural qui, selon eux, révélait une analyse prudente des identités locales résistant à des pratiques plus doctrinaires. Pour eux, ce mouvement s’inscrivait dans la continuité d’une longue succession d’architectes s’étant « opposés à une norme autoritaire et à une approche universelle», recherchant des moyens différents de construire, de façonner des paysages et des villes, qui « réaffirment la particularité d’une région, son environnement et ses composantes uniques, le caractère spécifique de sa culture, et enfin le mode de vie de ses habitants ». L’architecture du régionalisme critique résulte donc d’un positionnement architectural, d’une attitude volontaire et maîtrisée, contrairement au vernaculaire qui serait plutôt un phénomène ancestral spontané, apparu par nécessité, régi par des besoins et des éléments intrinsèques au lieu de construction. Lorsque Kenneth Frampton s’approprie en 1983 l’idée de régionalisme cri-
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tique8, celle-ci devient synonyme d’une résistance plus franche à l’homogénéisation impulsée par la culture techno-scientifique et capitaliste. Témoin d’une transformation radicale sur deux décennies des métropoles du monde développé, et de la «victoire d’une civilisation universelle sur des cultures localement modulées», Frampton veut voir dans le régionalisme critique une pratique médiatrice grâce à laquelle une culture locale de l’architecture se développe en opposition consciente à un puissant courant majoritaire Le propos fondamental du régionalisme critique était le suivant: «Amortir l’impact de la civilisation universelle au moyen d’éléments empruntés indirectement aux particularités propres à chaque lieu. Une inspiration directrice peut être trouvée dans des données comme l’intensité et la qualité de la lumière locale ou dans une tectonique dérivée d’une structure particulière, ou encore dans la topographie même du site.»9 Comme pour l’architecture vernaculaire, il s’agit de produire une architecture par et pour le site d’implantation, en construisant le site et sa topographie plutôt que de procéder à son arasement. Résistance ambivalente Dans son constat déjà Kenneth Frampton tient les progrès technologiques pour responsables du conditionnement des méthodes de construction, et par conséquent d’une supposée réduction des possibilités architecturales et urba-
8 En 1983 Kenneth Frampton publie son essai intitulé «Towards a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance», traduit en français par «Pour un régionalisme critique et une architecture de résistance». 9 FRAMPTON Kenneth. «Pour un régionalisme critique et une architecture de résistance». Critique, n° 476-477, janvier-février 1987, p.72 (Première parution en langue originale: «Towards a critical regionalism: six points for an architecture of resistance». in: FOSTER Hal, The Anti-Aesthetic, Essays on postmondern culture. Bay Press, 1983.)
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nistiques. Selon lui les techniques de production universelles enferment l’art de bâtir. C’est pourquoi il prône dans son appel à la résistance de «se garder de tout optimisme à l’égard des technologies avancées». Il ajoute qu’il faut «se mettre en travers de la technologie universelle et imposer pour le moins des limites aux progrès des techniques industrielles et postindustrielles»10. Mais l’omniprésence de ce qu’il appelle la technique universelle autorise néanmoins d’y avoir recours de manière mesurée. Frampton nuance son propos en incitant aussi à «se méfier aussi de la tendance toujours d’actualité à régresser dans l’historicisme nostalgique ou le décoratisme spécieux.» Le régionalisme critique n’est pas non plus une question de style ou de clichés, et se distingue ainsi du régionalisme basique, qui emploie des référencse visuelles à une région. Cette attitude de résistance ambivalente implique donc d’une part de limiter la course en avant vers le progrès technologique, et d’autre part d’éviter le retour en arrière, à travers des références formelles à des architectures du passé: «L’architecture ne peut demeurer une approche critique que si elle adopte une stratégie de résistance, prenant ses distances aussi bien par rapport à l’esprit des Lumières et à son mythe du Progrès que par rapport à tout désir irréaliste (et réactionnaire) de revenir à des formes architectoniques de l’ère-préindustrielle. [...] Cultiver cette résistance, c’est le seul moyen d’affirmer une identité culturelle qui ne risquera pas de se perdre lorsqu’elle recourra discrètement à la technique universelle.»11 Dimension universelle Pour justement ne pas tomber dans ce «double piège», le régionalisme critique embrasse des positions parfois ambiguës. Bien que plaidant en défa-
10
Ibid.
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Ibid., p.71
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L’église de Bagsvaerd conçue par Jorn Utzon en 1976
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veur de la culture universelle, il reconnaît, outre les caractères individuels propres à chaque région, des caractères architecturaux universels, ayant une valeur forte en tout lieu. Ces caractères peuvent par exemple être de nature spirituelle, sémantique, sans faire référence à une culture précise mais en employant des signaux clairement identifiables par l’esprit humain. De cette manière le régionalisme critique se veut libérateur et non restrictif. Son ouverture à une «culture mondiale» distingue le régionalisme critique du vernaculaire «classique», qui témoigne principalement d’un potentiel local. Frampton cite en cela l’exemple de l’église de Bagsvaerd, près de Copenhague, conçue par Jorn Utzon en 1976. Le bâtiment, notamment grâce à sa voûte intérieure, parvient à exprimer une dimension sacrée sans afficher de référence religieuse conventionnelle ni d’allusion symbolique, ce qui libère l’église d’une appartenance exclusivement théologique. Sans ces codes religieux le bâtiment devient la base d’une nouvelle affirmation régionale pour le reste du monde. Par ailleurs cette construction en béton recourt à la technique universelle. Une architecture humaniste Kenneth Frampton met également l’accent sur la relation entre l’usager et le bâtiment, qui doit s’opérer par l’adéquation du programme: «Il ne peut exister d’architecture nouvelle sans qu’apparaisse un nouveau type de relation entre usages et concepteurs, sans des programmes d’un nouveau type.» Cette adéquation du programme replace l’usager au centre de la pratique. Il s’agirait de penser un programme en fonction des besoins. Un exemple A cette époque, et ce malgré l’apparition des courants postmoderne et international, certains architectes ont contribué à l’émergence d’un courant régionaliste en leur région propre. Le meilleur exemple est certainement celui de l’école de Porto et de ses premiers ambassadeurs, Fernando Tavora puis Alvaro Siza. Le quartier Malagueira à Evora, opération de logements sociaux conçue par Siza et livrée en 1977, réinterprète les codes stylistiques et matériels de la cité d’ Evora: murs enduits à la chaux, liserés de couleur au niveau des baies...
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Le quartier Malagueira à Evora (Portugal), par Alvaro Siza en 1977
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Malgré cette apparence de pastiche, elle recourt à des procédés constructifs modernes, tels que l’emploi du béton armé. Cette combinaison garantit l’efficacité de la proposition, et l’intègre parfaitement dans le paysage local. Dans son ensemble, l’oeuvre d’Alvaro Siza est par ailleurs la plus représentative de ce que l’on appelle aujourd’hui l’école de Porto. Siza est parvenu à imposer une identité architecturale portugaise humble sans copier aveuglément des caractères vernaculaires préexistants.
Nouvelles théories pour l’architecture locale 2010: La «nouvelle architecture vernaculaire» Pierre Frey, enseignant à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, publie en 2010 son ouvrage intitulé «Learning from vernacular», à la fois manifeste et catalogue d’une exposition du même nom. Le titre du livre n’est pas sans rappeler celui du «Learning from Las Vegas» de Robert Venturi, manifeste marquant le début du postmodernisme en 1972. Ce clin d’œil certes caricatural est en fait une manière pour l’auteur d’élaborer un nouveau manifeste prenant le contre-pied des idées du mouvement postmoderne et du style international. Cette démarche de parution, celle de publier un manifeste et un inventaire, est similaire à celle de Rudofsky une trentaine d’années auparavant et lui fait volontairement écho. «Learning from vernacular» réactualise la contestation et la recherche d’alternatives de «Architecture sans architectes», dans le contexte de la crise systémique actuelle. Ce contexte amène l’auteur à des constats alarmistes et des critiques virulentes du fonctionnement de la société actuelle, fondée sur l’industrie et l’économie de marché, ainsi que de l’architecture générée par celle-ci. Il rejoint en ce sens l’esprit critique d’Ivan Illich, et s’inspire d’ailleurs de sa définition du terme «vernaculaire». Il propose alors, comme solution à l’état actuel, de s’inspirer d’une «nouvelle architecture vernaculaire», qu’il définit comme une solution tirant parti des ressources locales, matérielles, et surtout humaines, et qui ne dépend pas d’un système de marché:
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L’école «faite main» réalisée en 2005 dans le village de Rudapur au Bangladesh par des ouvriers locaux, sous la direction de l’architecte Anna Heringer
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«Toutes les démarches qui tendent à agencer de manière optimale les ressources et les matériaux disponibles en abondance, gratuitement ou à très bas prix, y compris la plus importante d’entre elles: la force de travail. Tout ce qui demeure périphérique ou extérieur aux flux mondiaux du capital et tout ce qui, de gré ou de force, se dérobe à son contrôle. [...] La «nouvelle architecture vernaculaire» [...] peut apprendre des pratiques traditionnelles par osmose, par analogie, par interprétation ou par interpolation, mais certainement pas par imitation.»12 Il idéalise ainsi l’artisanat et les modes de construction requérant une maind’œuvre abondante, et des matériaux naturels disponibles tels que la terre ou le bambou. Il convoque alors deux ensembles de réalisations. Le premier est un inventaire succinct de constructions vernaculaires séculaires, moins fourni que celui de Rudofsky. Le second montre des projets d’architectes ayant vu le jour des années 2000 à aujourd’hui, illustrant sa définition d’une «nouvelle architecture vernaculaire». L’architecture des communautés La caractéristique majeure des œuvres architecturales décrites dans l’ouvrage est la participation de communautés entières sur les chantiers. Les participants sont d’ailleurs dans ce cas les futurs usagers du bâtiment. Pierre Frey fait l’éloge de la population en tant que main-d’œuvre dévouée au chantier, la qualifiant de «force de travail». Cette force de travail est selon lui un point clé de ce qu’il appelle la «nouvelle architecture vernaculaire». Sa définition d’une nouvelle architecture vernaculaire prend tout son sens dans des zones où la vie en communauté est une coutume. D’une manière générale, les exemples montrés par Pierre Frey illustrant une telle manière de bâtir se situent dans les pays du Sud. Pour s’imposer ailleurs, la «nouvelle architecture vernaculaire» devrait introduire un pareil esprit de groupe, sans
12 FREY Pierre, Learning from Vernacular : pour une nouvelle architecture vernaculaire, Arles : Actes Sud, 2010, p. 45
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quoi elle ne peut exister. Le centre d’art et de culture de Guga S’Thebe en Afrique du Sud, conçu par l’architecte sudafricaine Carin Smuts en 1999, ou plus récemment l’école «faite main» réalisée en 2005 par l’architecte allemande Anna Heringer, dans un village du Bangladesh, démontrent la capacité de l’architecture à fédérer un esprit de solidarité sur le chantier. Ouvriers et habitants locaux participent à la construction, mais sous la direction de l’architecte. Un vernaculaire d’architectes L’ouvrage comporte plusieurs contradictions. L’expression «nouvelle architecture vernaculaire» selon Pierre Frey porte une ambiguïté majeure. Elle réside dans le fait que Pierre Frey se démarque nettement de l’héritage de Bernard Rudofsky, en plaçant la conception de cette architecture dans les mains des architectes, alors que Rudofsky nous la présente comme un art de civilisations autodidactes. Le journaliste Valéry Didelon en fait ainsi la critique: «L’ouvrage souffre terriblement de ce postulat paradoxal. Par essence, les hommes de l’art lorsqu’ils s’emparent de ce qui leur échappe —l’architecture primitive, exotique ou ordinaire— lui font perdre inévitablement son altérité et donc son intérêt. Les « nouveaux architectes vernaculaires » présentés par Pierre Frey à la fin du livre apparaissent en cela comme de véritables chimères.»13 On peut toutefois valider la définition de Pierre Frey en tant que «nouvelle» et donc différente de celle de Rudofsky. Un certain déni des acquis occidentaux
13 DIDELON Valéry, « Pierre Frey. Learning from Vernacular : pour une nouvelle architecture vernaculaire », Critique d’art [En ligne], n°37, Printemps 2011. http://critiquedart.revues.org/1321
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Le constat pessimiste d’un échec de notre société contemporaine peut-être acceptable, mais le positionnement extrême de l’auteur vis-à-vis de ses fondements est peut-être un peu trop réactionnaire, et certaines solutions proposés ne sont absolument pas compatibles avec les problèmes énoncés auparavant. Par exemple dans la seconde partie du livre, l’apologie de l’habitat sur cour traditionnel chinois, semble hors-contexte alors que l’exode rural de millions de personnes en quête de confort moderne à toujours lieu en Chine. Ce que Pierre Frey oublie de mentionner c’est que l’ère industrielle qu’il décrie nous a pourtant bel et bien fourni des acquis dans tous les champs de la vie quotidienne, et surtout dans le domaine de la construction. La «force de travail» qu’il loue dans sa définition n’est que trop dérisoire face à la rapidité d’action des technologies actuelles. Certes on peut déplorer une certaine aliénation de l’homme au travail, mais revenir en arrière en employant une main d’œuvre abondante n’est certainement pas la solution à employer pour résoudre des problèmes de notre temps d’une urgence cruciale, comme par exemple loger des millions de personnes, même si les méthodes de la «nouvelle architecture vernaculaire» garantissent la pérennité du bâtiment. Pierre Frey admet qu’il « n’exprime peut-être ici que le désarroi et le désir d’un homme vieillissant ne supportant pas le bilan de sa propre génération, alors qu’il se pensait né pour y remédier». Finalement on peut considérer l’ensemble comme un recueil de réalisations intéressantes, mais l’ensemble est trop mince pour faire office de manifeste pertinent. La contextualisation de cette «nouvelle architecture vernaculaire» la rend exclusive au Sud non développé, et l’on se demande dans quelle mesure les constructeurs occidentaux peuvent concrètement réutiliser ses principes. En ce sens, la «nouvelle architecture vernaculaire» définie ici semble être une proposition aux ambitions larges, mais à l’envergure réduite. 2013: Pour une architecture agoniste14
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agoniste (adj.): qui lutte
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Ce qui est intéressant aujourd’hui est que les auteurs ayant traité cette question du régionalisme critique dans les années 1980 ont eu la présence d’esprit d’actualiser leurs définitions et leurs positions en 2013, à la suite de leur constat récent de la crise systémique, à l’ère de la mondialisation. En 2013, prenant la mesure du contexte de crise, Frampton publie dans la revue Domus un constat encore plus pessimiste que le premier: «l’espèce humaine a été incapable jusqu’à présent de faire le saut éthique et politique nécessaire pour engendrer une société capable de vivre dans un domaine écologique homéostatique15». Le ton n’est pas alarmiste, mais bel et bien résigné face à l’état des choses. Dans ce contexte il tente de ressituer le rôle des architectes. La solution réside selon lui en une «architecture agoniste de la périphérie, opposée au conformisme sans jugement du centre». En clair, l’architecture d’un lieu particulier, la périphérie, ne doit pas suivre aveuglément l’influence formelle d’un modèle dominant répandu, le centre. Dans la continuité de l’attitude de résistance qu’il prônait dans son essai de 1983, Frampton met en avant une nouvelle scène architecturale. Le terme agoniste est significatif de cette lutte: «Par le terme «agoniste», je tiens à évoquer l’idée d’une architecture qui continue à mettre l’accent [...] sur la nature spécifique de la topographie et du climat au milieu desquels elle se situe, tout en donnant priorité à l’expressivité et aux attributs physiques du matériaux dont l’œuvre est faite.»16 Il dresse ensuite une liste de travaux d’architectes menés au cours des deux dernières décennies, significatifs de ce mouvement agoniste et dont il se réjouit. Parmi eux on retrouve des exemples déjà cités par Pierre Frey dans
15 pouvant conserver son équilibre en dépit des contraintes extérieures 16 FRAMPTON Kenneth, « Towards an agonistic architecture» («Vers une architecture agoniste»), Domus, n°972(septembre 2013), p. 13 Agoniste: qui lutte
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Learning from vernacular. L’agence indienne Studio Mumbai, pour son travail intégrant l’artisanat, ou l’agence finlandaise Hollmén Reuter Sandman, pour son assimilation de l’architecture indigène sénégalaise, en sont quelques exemples. Ces références architecturales récentes, partagées à la fois par le «nouveau vernaculaire» et une attitude «agoniste» héritée du Régionalisme Critique, sont donc un corpus pouvant illustrer une définition synthétisant les points communs aux deux attitudes.
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Synthèse: caractéristiques des architectures locales L’architecture vernaculaire est donc la réponse architecturale trouvée par des civilisations ancestrales à l’enjeu d’implantation sur un site naturel. Elle dessert un besoin vital d’habiter et recourt à des techniques et des matériaux disponibles. Dans les années 1980, cette considération pour le site est l’un des points clés de la démarche du régionalisme critique face à l’hégémonie moderniste et aux dérives de la construction moderne et héritée de l’ère industrielle. Mais le contexte se prête également à délaisser les codes régionaux et à recourir de manière mesurée à la technique universelle pour recourir à ces fins. Suite à l’apparition d’architectures se différenciant des modèles modernes et postmodernes au XXIe, des théories de résistance sont échafaudées d’après ces exemples, par ceux qui les imaginent pouvoir répondre aux enjeux écologiques critiques actuels. Pierre Frey plaide pour une «nouvelle architecture vernaculaire» qui serait une démarche d’architecte inspirée de la construction vernaculaire, opposée radicalement au système de marchés, mais qui apparait trop comme un louange de la construction manuelle solidaire des pays pauvres du Sud. En 2013, Kenneth Frampton s’appuie sur les mêmes exemples architecturaux que Frey pour présenter un mouvement de lutte à travers cette architecture qu’il appelle «agoniste». Malgré l’évolution du contexte entre les années 1960 et 2013, l’architecture vernaculaire, le régionalisme critique et les théories récentes s’appuient sur des ressources constantes. Architecture du site L’un des points de départ indéniable de l’architecture locale est le site. Son climat, sa topographie, ses ressources naturelles sont autant de facteurs inhérents au processus du projet, participant parfois comme facteurs de risque. D’après Kenneth Frampton: «Une inspiration directrice peut être trouvée dans des données comme l’intensité et la qualité de la lumière locale ou dans une tectonique dérivée d’une structure particulière, ou encore dans la topo-
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graphie même du site».17 L’architecture et la nature doivent entretenir une relation intime, étroite, parfois ambiguë, pour que l’opération soit un succès. Les éléments naturels peuvent offrir tous les paramètres dont l’architecte n’aura qu’a disposer savamment pour installer le bâti. Réciproquement, l’architecte détient le potentiel pour mettre l’accent sur les qualités intrinsèques du site, parfois invisibles pour un œil insensible. Cette considération pour le site intervient de manière très pragmatique et efficace, dans les constructions à vocation écologique, répandues sous le nom de «constructions durables» depuis les années 90. Il en va simplement de la viabilité du bâtiment et de l’usage programmatique de se conformer à des contraintes climatiques, géographiques, topographiques. Dans les pays du Nord, la technologie a permis d’apporter des solutions à ces contraintes. Au Sud, elles sont résolues par des techniques ancestrales. Elle s’exprime également de manière particulièrement poétique dans l’architecture vernaculaire depuis toujours, comme en témoignent les exemples présentés par Rudofsky. Les civilisations ont su tirer avantage des contraintes initiales. Mais cet effet se retrouve aussi dans certains travaux d’architecture contemporaine. Les œuvres d’ Alvaro Siza sur la côte de Leça da Palmeira au Portugal, à savoir la piscine et le salon de thé, sont deux des meilleurs exemples de cette osmose poétique entre nature et architecture. L’écrivain Christian Norberg-Schulz décrit une influence plus spirituelle du lieu comme le «génie du lieu» ou «genius loci». Selon lui tout lieu naturel ou artificiel possède un esprit, que l’architecture peut parvenir à transcender. Architecture du peuple Une autre caractéristique d’une architecture locale est le rapport qu’elle entretient avec les populations rattachées au lieu de construction. Qu’il s’agisse d’un voisinage ou d’une civilisation, le peuple joue plusieurs rôles décisifs. L’architecture locale est ainsi faite pour le peuple qui en sera usager, mais également par le peuple, qui établit les nécessités provoquant des construc-
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FRAMPTON Kenneth, op. cit., p. 67
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Le centre dédié aux femmes à Rufisque (Sénégal), réalisé par l’agence Hollmén Reuter Sandman (2001)
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tions vernaculaires. Il apparait en effet dans les définitions présentées précédemment qu’une architecture conçue par et pour un peuple est par définition nécessairement vernaculaire, en particulier lorsqu’il s’agit d’un habitat. En tentant de subvenir à des besoins universels de manière locale, l’architecture peut alors produire des réalisations vernaculaires. Le besoin universel majeur est certainement celui d’habiter, et il est résolu de différentes manières selon les sites et les peuples, dont les différences font varier ce besoin. Un peuple existe en tant qu’unité culturelle, ethnique, religieuse. Il existe ainsi une diversité de peuples, à même de guider des architectures dans leurs modes de constructions, mais aussi leurs usages programmatiques singuliers. Comme l’énonçait Kenneth Frampton en 1983, l’usager détermine le programme. C’est par exemple dans les pays d’Afrique où la solidarité est de mise que l’on voit émerger des programmes de centres communautaires. Ainsi les architectes finlandaises Hollmén, Reuter et Sandman réalisent en 2001 au Sénégal un centre dédiés aux femmes, visant à plébisciter leur rôle central au sein de leur communauté. Techniques pour l’architecture locale Au cours de ces deux derniers siècles, les découvertes technologiques et leurs applications dans l’architecture auraient-elles engendré autant de problèmes que de solutions ? A l’époque préindustrielle, les techniques de construction différaient des techniques occidentales actuelles, dans la mesure où l’on privilégiait alors l’efficacité et le pragmatisme, en s’appuyant sur les habitudes de vie et en tenant compte des spécificités des régions, en particulier le climat. Les bâtisseurs utilisaient les ressources locales, et le gabarit des matériaux de construction dépendait de ce qu’un homme pouvait porter. Les techniques industrielles modernes ont un impact écologique important et, bien que permettant de réaliser des concepts architecturaux séduisants, elles pourraient devenir un luxe que nous aurons du mal à nous offrir dans l’avenir sans mettre en péril les écosystèmes dans lesquels nous vivons. Car si ces techniques ont indéniablement permis de réduire les coûts de construction, elles précarisent l’emploi, puisqu’elles requièrent généralement peu de qualifications. Certains proposent donc de repenser sainement le sec-
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Tara House, Kashid (Inde), 2005, par Studio Mumbai
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teur de la construction, en se basant sur l’unité de mesure essentielle de l’architecture, l’échelle humaine. Ce rééquilibrage pourrait consister à remettre au goût du jour matériaux locaux et savoir-faire éprouvés, sans pour autant abandonner un certain pragmatisme quant aux techniques modernes les plus pertinentes. Cela permettrait de redévelopper un corps d’artisans qualifiées, capable de proposer des réalisations de qualité et réellement originales, avec des matériaux plus authentiques. Il s’agit donc de remettre l’homme au cœur du processus, en promouvant l’artisanat, c’est-à-dire des procédés nécessitant l’apprentissage d’un savoir-faire technique, afin de redonner de la dignité à l’homme par la reconnaissance de son travail. Concevoir des produits simples et adaptés, c’est également garantir la maintenance, et donc la durabilité de l’édifice. L’œuvre de Studio Mumbai est la plus emblématique de cet état d’esprit. Comme l’énonce Kenneth Frampton: «A bien des égards, Jain18, bien que formé comme un architecte, est devenu une sorte de maître bâtisseur de la dernière heure, qui officie en tant que coordinateur de charpentiers. Avec une sorte de créativité transgressive, Studio Mumbai a démontré sa maîtrise non seulement sur le travail des menuiseries et des charpentes, mais aussi sur la céramique, le plâtre, la maçonnerie et la pierre broyée.»19 L’architecture artisanale implique forcément une main d’œuvre plus importante que pour les systèmes industrialisées, pour prétendre à la même rapidité d’action. Il semblerait à première vue que les technologies ayant fait leurs preuves soient difficiles à abandonner, et que des compromis soient essentiels pour que les techniques locales n’entraînent pas une régression. Une conciliation
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Bijoy Jain, architecte indien, est le fondateur de Studio Mumbai
19 FRAMPTON Kenneth, « Towards an agonistic architecture», op. cit., p. 10
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judicieuse serait la réinterprétation de techniques ancestrales au moyen des techniques actuelles. Un enjeu: préserver l’identité locale Ce qui importe le plus, c’est que la voie choisie contribue à affirmer une certaine identité singulière. L’identité est la principale victime de l’universalisation de la construction à la surface du globe. Une construction moderne de style international peut certes constituer une fois achevée un nouveau symbole, permettant d’identifier un lieu et ce qui s’y rattache, comme une tour Eiffel ou un musée Guggenheim, mais le risque majeur est que cette nouvelle icône supplante les traits identitaires du lieu qui précédaient son arrivée, plutôt que de les compléter. La préservation de l’identité locale ne peut alors pas se faire sans humilité à l’égard de l’histoire dont sont chargés les lieux, naturels ou artificiels, et les bâtiments. Mais «préservation» ne signifie pas un retour en arrière systématique. C’est même l’un des pièges à éviter. L’architecture locale aujourd’hui: un progrès humaniste La notion de progrès a toujours été le fer de lance de la recherche de nouvelles technologies. D’une manière générale, l’amélioration, le mieux, a toujours été le motif de la recherche de nouveauté. Le paradoxe de vouloir puiser dans des ressources anciennes et ancestrales au XXIe siècle plutôt que poursuivre une course vers l’avant peut sembler absurde pour certains, mais les acteurs de cette tendance récente effectuent non pas un retour en arrière, mais un renouvellement de l’identité locale, une résurrection consciente régie par des paramètres critiques contemporains. Cette nouvelle scène architecturale, face à l’essoufflement de la course industrielle et technologique, ou du moins face aux conséquences de celle-ci, défend ainsi le renouveau comme un vecteur d’amélioration des conditions de vie. En plus de leur portée écologiste, les nouvelles architectures locales ont pour vocation un progrès humaniste.
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Prises de conscience locales Dés les années 1970, des mouvements alternatifs isolés voient le jour, notamment dans les pays les plus impactés par de profonds changements économiques, que l’on nomme alors «pays émergents». Les figures de proue de ces mouvements émettent de sérieuses réserves vis-à-vis de la culture occidentale, et du pas qu’elle peut prendre sur les cultures locales. En Inde, l’activiste Bunker Roy fonde au cours de cette période le Barefoot College, une organisation non gouvernementale proposant à des personnes principalement issues du milieu rural, bien souvent illettrées, un enseignement pouvant les conduire à des professions qualifiées, dont le métier d’architecte fait partie. Bunker Roy critique le fonctionnement «top down» occidental, c’est-à-dire un fonctionnement hiérarchique où les directives proviennent de l’échelon le plus haut. La stratégie de Bunker Roy s’apparente ainsi à un système «bottom up», c’est-à-dire un fonctionnement participatif où les idées directrices sont générées à l’initiative de l’échelon le plus « bas » de la hiérarchie, pour être répercutées, déclinées et prises en compte par les échelons supérieurs. Concrètement, un fonctionnement calqué sur le principe «bottom up» reviendrait à donner plus de valeur aux initiatives locales plutôt qu’à une hégémonie et un commandement global. On peut également citer le travail précurseur de l’architecte égyptien Hassan Fathy, auteur de «Construire avec le peuple» en 1970, ouvrage présentant son œuvre majeure: le village de Gourna en Egypte (vers 1950). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’architecte égyptien Hassan Fathy, en se lançant
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Le nouveau village de Gourna dans les années 1950
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dans l’aventure architecturale du village de Gourna, propose des constructions économes et expérimente de nouveaux procédés constructifs. Militant de l’auto-construction et d’une esthétique de qualité, il implique les peuples dans la construction de leurs maisons et exploite les traditions locales. La réception de son œuvre pose la question d’une architecture pour le peuple et d’une rupture douce avec le passé. Architecte de la continuation historique, Hassan Fathy replace le peuple au centre de la construction d’une architecture résolument locale. Plus tard en Chine, l’architecte chinois Yung Ho Chang fait émerger à la fin des années 1990 , en installant son agence FCJZ à Pékin, une architecture saluée pour sa «combinaison d’une ingéniosité écologique et d’une réinterprétation créative de concepts chinois»1 . Yung Ho Chang est un autre pionnier d’une architecture bioclimatique inspirée par les enseignements de l’habitat vernaculaire. Directeur du Graduate Centre of Architecture de l’Université de Pékin, il exprime ses réserves face à la multiplication en Asie des construction «à l’occidentale» et choisit «de se concentrer sur quatre fondements de l’architecture: le site, le programme, l’espace et les formes. Il compte résister ainsi à une tendance vers la perte de la qualité de l’architecture, voire de l’architecture elle-même, dans la folle course en avant que vit la Chine. Il prône «le mini au lieu du méga, la qualité au lieu de la quantité, la lenteur (de la réflexion) au lieu de la vitesse, l’ordre au lieu du chaos.2 C’est aujourd’hui une nouvelle génération d’architectes de talent qui se tourne vers les ressources de l’architecture locale, en ayant compris les enjeux de la société contemporaine.
1 Napack Jonathan, «Yung-ho Chang Tries to Restore an Appreciation for Design : A Chinese Architect Goes Home», New York Times, avril 2001 [en ligne] http://www.nytimes.com 2 D’après: GAUZIN-MULLER Dominique, «Mutualiser connaissances, expériences et savoir-faire», in: Bâtir éthique et responsable, Paris, Le Moniteur, 2007, p.118
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L’enseignement: outil essentiel pour une remise en question L’un des points communs de plusieurs protagonistes ayant fait émerger une nouvelle architecture locale au sein de leur région d’origine est qu’ils ont bénéficié d’une formation en architecture dans des écoles du Nord. C’est là qu’ils ont pu acquérir un enseignement occidental de l’architecture, que l’on sait fondé entre autres sur les références historiques au Bauhaus, de Mies au Corbusier, mais aussi sur une connaissance technique fondamentale et même sur des bases d’ingénierie. Ils ont ensuite su, à leur retour chez eux, déjouer les pièges de l’importation de l’architecture occidentale afin de construire en harmonie avec le contexte et l’identité locale. Leur expérience à l’étranger semble leur avoir conféré une certaine clairvoyance quant aux enjeux de la construction locale, et aux possibilités avec lesquelles ils devaient composer pour fabriquer une architecture juste, économe, et pérenne. Leur architecture est véritablement durable, et ce non pas au sens commercial du terme. Leur parcours initiatique unique n’était évidemment pas empruntable par tous, mais le résultat qu’ils en ont tiré, c’est-à-dire leur façon de concevoir, peut désormais être un nouvel enseignement transmissible, qui mériterait même de l’être au sein des écoles. Francis Kéré Francis Kéré est un architecte burkinabè établi à Berlin, où il enseigne à l’Université, parallèlement à son activité dans sa propre agence d’architecture. Francis Kéré quitte en 1990 son pays natal, le Burkina Faso, afin d’étudier l’architecture à Berlin, où il obtient un diplôme de l’Université technique en 2004. Au cours de ses études, il crée en 1998 une association afin de financer son premier projet: la construction d’une école à Gando, son village natal, pour lequel il obtient le Prix d’architecture de la fondation Aga Khan en 2004. Architecture du site Ce premier projet est à l’image des premières aspirations architecturales de Francis Kéré. Le Burkina Faso, comme la plupart des pays d’Afrique, considère les sociétés occidentales comme un modèle de développement à suivre, dans tous les
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L’école primaire de Gando, par Francis Kéré (haut) Chantier encadré par Kéré (bas)
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domaines, y compris celui de la construction. Fasciné par les standards et les procédés occidentaux, par la façon dont on y construit les villes, le gouvernement burkinabè veut construire de la même manière. Mais les conditions locales, en particulier climatiques, posent des contraintes incompatibles avec ce mode de construction. Par exemple bâtir des logements selon les standards européens nécessitera une climatisation artificielle efficace, qui leur est financièrement hors de portée. La majorité des écoles au Burkina Faso sont par ailleurs construites en béton, dont l’utilisation augmente considérablement les coûts de construction et le gaspillage d´énergie. Construire ainsi n’est donc évidemment pas la bonne solution. Kéré se met alors à concevoir dans le but de répondre à des conditions climatiques extrêmes. L’enseignement qu’il a reçu à l’Université technique de Berlin lui a permis de comprendre des principes bioclimatiques naturels qu’il a su réinjecter dans cette école de Gando, en connaissance des conditions climatiques locales. Architecture du peuple L’un des buts de l’association crée par Kéré est de soutenir les habitants du Burkina Faso dans leur démarche de développement. Dans chaque projet la communauté entière participe à son développement. De cette façon, ils apprennent les techniques de construction et comment les entretenir. En parallèle de sa pratique, Kéré enseigne à l’Université technologique de Berlin sur les sujets de l’habitat, des bâtiments publics et du développement urbain, des stratégies pour des bâtiments climatiquement intéressants et l’utilisation soutenable des matériaux et des ressources locales. Sa devise est « Aider les gens à s’aider eux-mêmes ». Seuls ceux qui prennent part à ce processus de développement peuvent apprécier les résultats et sont en mesure d´utiliser les connaissances acquises pour leur propre développement. C’est l’essence de son approche architecturale. Li Xiaodong Li Xiaodong est un jeune architecte chinois au parcours également atypique. Suite à l’obtention de son diplôme à l’École d’architecture de l’Université Tsin-
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ghua à Pékin en 1984, il part étudier pendant quatre ans pour un doctorat à l’École d’architecture de l’Université de Technologie de Delft/ Eindhoven aux Pays-Bas, jusqu’en 1993. A la suite de cette formation, il pratique le métier d’architecte sur place, en collaborant notamment avec Alexander Tzonis, premier théoricien du régionalisme critique3. Il éprouve à la suite de cette double formation le besoin de clarifier ses intentions architecturales. Il retourne donc en Asie en 1997, non pas en Chine mais à Singapour, où il s’installe pour enseigner à l’Université et mener des recherches, et faire le bilan de son apprentissage. La même année il fonde Li Xiaodong Atelier. Ses projets vont de l’architecture à la conception d’intérieurs, ou l’aménagement d’espaces urbains. «La raison pour laquelle je suis allé à Singapour est que mon esprit était en quelque sorte «embrouillé» par les connaissances que j’avais appris en Chine d’une part, et aux Pays-Bas d’autre part. Et il m’était difficile de dire simplement quelle était l’architecture que je recherchais. C’est pourquoi je suis allé à Singapour, faire de la recherche, et rassembler mes idées.»4 Il choisit de rentrer en Chine en 2003. Jusqu’alors la Chine était en pleine émergence, et Li Xiaodong estimait qu’avant les années 2000 «la société n’était pas prête pour accueillir des idées créatrices et intéressantes dans la pratique architecturale»5. Cette année 2003 est cruciale car c’est le moment où la Chine est nommée pour accueillir les Jeux Olympiques de Pékin, ayant lieu en 2008, ce qui constitue une opportunité de pratiquer l’architecture en Chine, à la fois pour les architectes étrangers et locaux. L’architecture devient alors l’un des sujets centraux.
3 Créateur avec Liane Lefaivre du régionalisme critique, dans The Grid and the Pathway (1981) 4 XIAODONG Li, Iconic? Or towards a reflexive regionalism, conférence donnée à l’Ecole d’architecture de l’Université de Buffalo, NY, 31 oct. 2012 [en ligne] https://www.youtube.com/ 5
Ibid.
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Et c’est avec le recul nécessaire, apporté par ses expériences de l’architecture à l’étranger, que Li Xiaodong peut s’aventurer dans cette Chine en mouvement et en déjouer les pièges. Ses travaux d’architecte, mais aussi ses recherches et son enseignement ont été récompensés par de nombreux prix nationaux et internationaux en Chine, en Allemagne, aux USA et aux Pays-Bas. Li Xiaodong a obtenu la reconnaissance internationale pour son enseignement qui a reçu un RIBA (2000) et un SARA du Département d’architecture de l’Université nationale de Singapour (2001)6. Il est actuellement à la tête du programme d’architecture de l’École d’architecture de l’Université Tsinghua, à Beijing. Ses recherches et publications, dont de nombreux articles et livres en chinois et en anglais, couvrent une vaste palette de sujets allant des études culturelles aux études urbaines en passant par l’histoire et la théorie de l’architecture. Héritier des idées du régionalisme critique, Li Xiaodong porte une attention particulière au site en développant une approche similaire, qu’il nomme le régionalisme réfléchi. Bijoy Jain L’agence d’architecture Studio Mumbai, crée en 2005, constitue une véritable exception parmi les pratiques en Inde et dans le monde. Son fondateur, Bijoy Jain, a lui aussi été formé à l’architecture en occident, à la Washington University, à Saint-Louis, aux États-Unis. Il a notamment travaillé avec Richard Meier à Los Angeles, et a beaucoup voyagé avant de retourner vers sa ville natale pour crée son agence. A son retour, après 10 ans d’absence, l’Inde est devenue un géant économique et sa ville natale une mégalopole de 15 millions d’habitants, qui prône la construction hâtive. Bijoy Jain est alors confronté à l’angoisse d’une ville en pleine croissance. S’inscrivant à contresens de l’urbanisation galopante, il se
6 RIBA = Royal Institute of British Architects, SARA = Society of American Registered Architects
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donne le temps de la réflexion pour mener à bien ses projets. Architecture artisanale et humaniste Studio Mumbai utilise le paysage indien comme une ressource et crée des espaces qui s’accordent aux conditions climatiques locales, aux matériaux et aux technologies disponibles. Composé d’architectes, d’un charpentier, d’un maçon et d’un menuisier, l’équipe du Studio Mumbai travaille de manière différente de la plupart des agences d’architecture et s’occupe de tous les aspects, du design au chantier. Bijoy Jain poursuit un idéal de construction à contre-courant: «L’important est de continuer à bien faire des petites choses jour après jour, c’est un processus lent. Pourquoi sommes-nous fascinés pas l’ancien, par le traditionnel? Peut-être parce que nous avons perdu la capacité de faire les choses avec une discipline particulière.» La philosophie de Studio Mumbai est de rétablir un dialogue réel, productif et créatif entre les différents maîtres d’œuvres qui interviennent dans la construction. Les ouvriers, avec leur savoir-faire souvent acquis de générations en générations, sont associés étroitement dans chaque étape de conception. L’architecte les considère avant tout comme partenaires, et non seulement comme exécutants. Cette approche redonne à chacun la dignité et la reconnaissance qu’il mérite. Les architectes de Studio Mumbai développent leurs projets dans une relation étroite avec le contexte et le lieu, en s’inspirant de savoir-faire traditionnels et de techniques de constructions locales. Ils font preuve d’une grande ingéniosité pour répondre aux défis posés par la limitation des ressources. L’ambition de Studio Mumbai est de montrer qu’il est possible et même nécessaire de construire en s’appuyant sur un dialogue collectif. Cet échange de connaissance passe par l’imagination, la complicité, et la modestie. Bijoy Jain et son équipe ont construit au cours des quinze dernières années de magnifiques maisons aux détails parfaitement dessinés et maîtrisés. L’exposition Work-Place
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L’exposition «Work Place: Studio Mumbai»
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Pour l’exposition nommée Work-Place, Studio Mumbai a transporté toute une partie de son matériel de travail pour reconstituer son atelier dans cette installation: maquettes, prototypes, outils, matériaux, meubles, etc. Cette attention portée au détail procède d’une volonté de disposer dans l’espace un catalogue précis de ce qui constitue un atelier d’architecture vu comme un laboratoire de construction. Le projet Work-Place n’est pas une vitrine de la production architecturale de Studio Mumbai, mais propose un lien direct avec son approche pragmatique de la discipline architecturale. C’est précisément ce pragmatisme, également propre à l’architecture suisse, qui a séduit l’organisation Archizoom, organisatrice de l’exposition à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), et notamment l’architecte enseignant Harry Gugger. «N’est-il pas évident qu’en Suisse, plus que nulle part ailleurs, les architectes continuent de travailler en étroite et fructueuse collaboration avec un secteur du bâtiment de qualité exceptionnelle? [...] Studio Mumbai incarne la synthèse de la pensée conceptuelle, de la conception et du savoir-faire constructif en un seul et même processus, dans un seul et même lieu.»7 Cette exposition, bien différente des classiques affichages sur papier, témoigne d’une volonté particulière et attentive de transmission.
7 GUGGER Harry, Introduction de l’exposition, Work-place: Studio Mumbai, Archizoom p.10
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La reconnaissance de nouvelles solutions Le Prix Pritzker: observateur de tendances Le prestigieux prix Pritzker, souvent présenté comme l’équivalent du prix Nobel en architecture, est décerné chaque année par la Fondation Hyatt. Plus haute distinction officielle attribuable à un architecte, ce prix semble être au fil des années un indicateur des tendances architecturales à succès. Jusqu’en 2009, les lauréats du prix étaient les ambassadeurs d’architectures modernes, postmodernes et de réalisations au rayonnement international. Jean Nouvel fut en 2008 le dernier architecte occidental de ce type à recevoir cette distinction, et cela fut semble-t-il la fin d’un règne. L’attribution en 2009 de la récompense à l’architecte suisse Peter Zumthor, dont l’œuvre est encore unanimement saluée, marquait déjà un tournant dans la reconnaissance d’un certain type d’architecture, plus modeste et artisanale. Son attachement pour la matière et les techniques de construction sont sans doute en partie hérités de sa pratique de charpentier. L’architecte chinois Wang Shu obtient cette distinction en 2012. C’est la première fois depuis sa création, en 1979, que le prix distingue un Chinois. Wang Shu se distingue par son style d’architecture durable, humaniste, réaliste et intégrée à l’environnement. Bien moins médiatisé que certains de ses prédécesseurs (Hadid, Nouvel, Gehry...), il crée la surprise en s’imposant sur le devant de la scène architecturale. Les récents lauréats s’éloignent quelque peu des thématiques soulevées par le travail de Wang Shu, mais l’œuvre du dernier d’entre eux, le japonais Shigeru Ban récompensé en 2014, est empreinte d’un profond humanisme. Si l’accent mis sur une nouvelle architecture par la fondation Hyatt n’est que très récent, il existe cependant une autre fondation intéressée par cette question depuis des années. Il s’agit de la fondation Aga Khan.
Le prix de la fondation Aga Khan: recherche d’une tendance
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Le Prix Aga Khan d’Architecture, instauré en 1977 par l’Altesse Aga Khan, est décerné tous les trois ans à des projets qui établissent «de nouveaux standards d’excellence en architecture, en planification urbaine, en conservation du patrimoine et en paysagisme»8. Grâce à ses efforts, le Prix vise à identifier et encourager les concepts de construction qui répondent avec succès aux besoins et aux aspirations des sociétés à travers le monde, où les musulmans ont une présence significative. Il récompense tous types de projets de construction ayant un impact sur l’environnement bâti actuel, des projets modestes de petite taille aux complexes plus importants. Le processus de sélection met l’accent sur l’architecture qui subvient non seulement aux besoins physiques, sociaux et économiques de la population, mais qui stimule et répond également à leurs attentes culturelles. Une attention particulière est accordée au projets qui utilisent des ressources locales et la technologie appropriée dans des moyens novateurs et aux projets susceptibles d’inspirer des efforts similaires ailleurs. Les projets sélectionnés peuvent aller d’écoles innovatrices en terre et bambou à des bâtiments « verts » à la pointe du progrès. «Sur tous les plans, ces choix reflètent la préoccupation principale du Prix : l’impact des bâtiments et des espaces publics sur la qualité de vie. Le concept n’est pas rare de nos jours, mais il ne faut pas oublier que le Prix Aga Khan parle de ‘dimension humaine’ et de ‘durabilité’ depuis 1977»9. Quels qu’en aient été les fins, la vulgarisation de la notion de «développement durable» aura malgré tout permis à des instances profondément portées sur la question du durable comme la fondation Aga Khan d’être mises en lumière. A mesure que ce thème a gagné en popularité, les protagonistes et les travaux récompensés ces dix dernières années se sont fait remarquer, et ont réciproquement donné un visage plus agréable au durable, parfois décrié par certains
8 Page internet du prix de la fondation Aga Khan pour l’architecture: http://www.akdn.org/architecture/ 9
Ibid.
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conservateurs en raison de son supposé anéantissement de l’esthétique architecturale. La reconnaissance des prouesses technologiques L’agence d’architecture WOHA, basée à Singapour, est récompensée par la fondation Aga Khan en 2007 pour la réalisation du projet Moulmein Rise, un immeuble résidentiel de 28 étages, contenant une cinquantaine d’appartements. Cet immeuble résidentiel peut être considéré comme un pionnier quant à la récente prise de conscience de la conservation de l’énergie et le respect des traditions à Singapour. Le bâtiment répond aux questions d’intimité et de confort de l’environnement de ses habitants, tout en répondant aux besoins commerciaux et en introduisant une identité urbaine contemporaine. Ce pourrait être un classique immeuble résidentiel sous les tropiques. Mais sa particularité réside dans l’emprunt fait aux habitations vernaculaires de stratégies à faible consommation d’énergie pour contrôler le climat au lieu d’utiliser les moyens mécaniques habituels. Les fenêtres traditionnelles, adaptées à la mousson10 grâce à une ouverture verticale laissent passer l’air mais pas la pluie, et sont ainsi incorporées dans le design de l’immeuble, tout en permettant d’aérer les appartements. Elles sont un héritage de l’architecture vernaculaire malaise, vietnamienne et indonésienne. Le design relève le défi du climat tropical en réinterprétant les éléments traditionnels des fenêtres adaptées à la mousson et des murs perforés, et en établissant une relation entre les différents volumes pour optimiser la circulation de l’air. La façade incorpore de manière ingénieuse une version des balcons traditionnels, qui répond aux besoins de la vie quotidienne. L’orientation, l’arrangement intérieur, les débords, la ventilation, l’ombre et les ouvertures sont ici appliqués de manière tout à fait contemporaine. Ce succès est bel et bien obtenu avec des procédés industriels classiques mettant en œuvre les matériaux des gratte-ciels modernes.
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Ces fenêtres sont appelées «monsoon windows»
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L’immeuble du n°1, Moulmein Rise à Singapour, par WOHA
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La «monsoon window»
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Par son appréciation des technologies novatrices, le prix de la fondation Aga Khan ne récompense pas exclusivement des projets d’une nouvelle architecture vernaculaire au sens défendu par Pierre Frey. Ce genre de projet constitue une application paradoxale du Régionalisme Critique, dans la mesure où il tient compte de manière pragmatique des composantes du site, sans pour autant renoncer au gratte-ciel, l’un des archétypes de la construction moderne mégalopolitaine, décrié par Kenneth Frampton. Le Global Awards for sustainable architecture: rassemblement d’architectes Prenant la mesure du contexte et de l’émergence de nouvelles architectures locales, l’architecte Jana Revedin crée en 2006 le Global Award for Sustainable Architecture, en partenariat avec des institutions scientifiques internationales et la Cité de l’Architecture de Paris. Ce prix récompense chaque année cinq architectes internationaux engagés sur la voie du développement durable. Il a reçu le patronage de l’UNESCO en 2011. Face aux défis actuels, la fondation Locus qui délivre le prix s’emploie à réunir un panel d’architectes novateurs dont les travaux et les théories constitueraient un «laboratoire d’idées». Leur nombre est propice à lancer un mouvement. «Les défis économiques, écologiques, sociaux et culturels invisibles auxquels les sociétés contemporaines sont confrontées sont traitées par les architectes et les planificateurs dans leur recherche d’une nouvelle définition du progrès et de l’équilibre entre l’homme et l’environnement [...]. Le prix vise à établir une communauté fondée sur le dialogue et l’échange de connaissances et visions - un groupe de réflexion qui, au fil du temps, est devenu un «laboratoire d’idées» (do-tank) et un moteur du changement.»11 Depuis 2007, vingt architectes ont reçu cette récompense, dont en 2007 Wang
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Page de la fondation Locus (2014) : http://locus-foundation.org/
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Shu, et en 2009 Bijoy Jain et Francis Kéré. Cette récompense créée très récemment témoigne de la volonté actuelle de valoriser précisément des architectes représentant un mouvement alternatif, qualifié aussi d’avant-garde. Le sacre paradoxal de la Chine Le sacre en 2012 de l’architecte chinois Wang Shu est emblématique car il vient mettre l’accent sur la montée en puissance d’une nation entière qui a elle aussi créé la surprise au cours des dernières décennies. Pour connaître un tel essor économique, cette Chine a participé au système commercial mondial en devenant notamment le théâtre de l’implantation de projets phares de nombreux architectes occidentaux, tels que le stade olympique de Herzog & De Meuron, la tour CCTV de OMA, ou encore l’opéra de Paul Andreu, tous trois dans la ville de Pékin. L’architecture chinoise s’est elle-même développée en résonance avec les styles occidentaux, mais d’une manière plus décadente, en oubliant ses repères au détriment de sa croissance économique. «La vitalité de l’économie a trouvé son expression dans l’architecture. En Chine, il est possible de construire avec confiance, optimisme et à une échelle que l’on voit rarement ailleurs. Avec, une ambition brûlante, la Chine est devenue un laboratoire architectural pour le monde; et par conséquent, le marché le plus concurrentiel au monde pour ceux qui conçoivent les bâtiments.»12 Cette double reconnaissance est paradoxale. Les agences d’architecture chinoises sont principalement gouvernementales jusqu’au milieu des années 1990. Mais cette époque voit se multiplier les agences indépendantes. Certaines proposent une vision différente, des objectifs autres que la croissance du pays, et remettent en question l’identité chinoise. «Cette activité concurrentielle stimule la création d’une nouvelle architecture chinoise qui respecte
12 Lord PALUMBO, Discours de cérémonie de remise du Prix Pritzker, 25 mai 2012, Beijing [en ligne] http://www.pritzkerprize.com/
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la tradition locale, mais qui reconnaît et répond également à l’urgence des besoins actuels»13. Ces initiatives indépendantes sont encore minoritaires, mais en essor. Les idées mises en œuvre dans les travaux de Wang Shu sont précisément à contre courant des tendances architecturales chinoises majoritaires de ces dernières années, et de l’architecture pro-occidentale. Réciproquement, la Chine actuelle décrite, plutôt conforme à la description de la ville générique élaborée par Rem Koolhaas est encore loin d’être à l’image de l’œuvre consciente et attentive de Wang Shu. Mais le travail de Wang Shu constitue néanmoins une preuve du potentiel architectural que la Chine peut montrer au cours des prochaines années, pour s’affirmer idéalement comme un exemple à suivre. Un exemple qu’elle n’est pas encore totalement à l’heure actuelle. Son statut actuel de «leader» l’investit de cette mission par rapport au monde entier. Le fait qu’un architecte de la Chine ait été sélectionné par le jury constitue une étape importante dans la reconnaissance du rôle que la Chine aura à jouer dans le développement des idéaux architecturaux. En outre, au cours des prochaines décennies, une urbanisation réussie sera importante pour la Chine et pour le monde. Cette urbanisation, comme l’urbanisation dans le monde entier, doit être en harmonie avec les besoins et la culture locaux. «Les possibilités sans précédent de la Chine pour la planification urbaine et la conception tendront à être en harmonie à la fois avec ses traditions uniques du passé et de ses besoins futurs en matière de développement durable»14 L’implication du Nord Quelques architectes occidentaux ont eux aussi trouvé un grand intérêt dans la construction locale des pays du Sud, au point de s’y impliquer directement. On peut y voir une preuve d’altruisme, ou peut-être ont-ils simplement effacé
13
Ibid.
14
Ibid.
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certaines limites pour considérer que les problèmes du Sud étaient également ceux du Nord, et que trouver une solution chez les civilisation les plus démunies représentait un pas en avant quant aux problèmes de ressources, mais aussi d’identité, auxquels le Nord tendra également à être confronté. Kenneth Frampton s’enthousiasme de ce phénomène récent: «L’un des aspects les plus surprenants et gratifiants de la pratique contemporaine au cours des deux dernières décennies a été la manière dont les architectes accomplis d’un soi-disant «premier monde» se sont retrouvés à construire dans le «tiers monde» tout aussi éponyme. Ceci, en soi, n’est pas tellement inhabituel, mais ce qui a été unique ces derniers temps est la sensibilité [..] et la rigueur qu’ils ont toujours manifestées quant à la situation régionale et, parfois, à celle des autochtones, de sorte que l’on a le sentiment étrange que le résultat n’aurait pas pu être réalisé d’une manière plus pratique et poétique si le projet avait été traité par des architectes locaux plutôt que par des étrangers.»15 L’exemple le plus remarquable d’engagement est certainement celui de l’architecte Allemande Anna Heringer. Volontaire à 19 ans au sein d’une ONG engagée dans le développement rural au Bangladesh, Anna Heringer va étudier l’architecture à l’université autrichienne de Linz où les élèves sont incités à construire par eux-mêmes. Elle y découvre ce qui deviendra son matériau de prédilection, la terre crue. En quelques projets, réalisés surtout dans les pays que l’on dit «peu développés», Anna Heringer est parvenue à transmettre son engouement pour une architecture du site, du peuple et artisanale, bien ancrée dans son environnement, faite pour et par les communautés locales. Cette jeune architecte allemande déjà récompensée par le prix Aga Khan est devenue une référence grâce à sa mise en œuvre savante des différents matériaux naturels, tels que la terre ou le bambou, mais également son attention portée à l’économie générée par ses constructions. Elle témoigne par ailleurs d’une volonté de partager son
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FRAMPTON Kenneth, «Towards a agonistic architecture», op. cit.
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savoir, de le confronter et de répondre aux besoins du plus grand nombre16.
Une question cruciale: l’habitat local Cette nouvelle architecture locale semble certes résoudre efficacement des problèmes liés à l’économie et à l’écologie, mais la solution la plus utile qu’elle pourrait apporter serait certainement de répondre à un enjeu contemporain majeur: le logement. Le constat de l’accès au logement dans le monde peut en effet alarmer. Les pays du Sud connaissent une croissance démographique sans frein. Cette augmentation de la population s’ajoute à un exode rural permanent, ce qui a pour effet d’accroître la population urbaine de manière considérable et à grande vitesse. L’effet pervers de cette explosion de la démographie urbaine est la formation d’habitats spontanés aux abords des grandes métropoles: les bidonvilles. Le nombre d’occupants des bidonvilles a augmenté de 50 millions depuis 2003, soit un bidonville dont la taille représenterait deux fois celle de Tokyo. D’ici à 2050, la population des bidonvilles pourrait tripler pour atteindre trois milliards d’habitants si rien n’est fait pour enrayer la tendance.17 Les bidonvilles se retrouvent essentiellement dans les grandes villes d’Asie du Sud et du Sud-Est. Ils sont symptomatiques de ces mégapoles en devenir qui ont pensé l’urbanisation pour leur hypercentre mais n’ont pas pu anticiper ce qui se passerait dans leurs faubourgs et leurs banlieues. Si l’on considère le problème du logement à une autre échelle, le constat est loin d’être meilleur. En France, Patrick Bouchain résume l’échec du logement social ainsi:
16 d’après: SARANO Florence, «Anna Heringer, itinéraire engagé d’une architecte d’aujourd’hui», L’architecture d’aujourd’hui, n°381, p. 41 17 FAGOT Vincent, «Trois milliards d’habitants dans les bidonvilles en 2050», Le Monde, 7 avril 2005
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«Le logement social a été conçu pour répondre à un afflux de population chargé de culture, et on a construit un logement sans histoire. On peut penser qu’il fallait le faire parce qu’il y avait urgence, et c’est comme si ces 50 ans d’occupation de logements sociaux n’avaient pas d’histoire, parce qu’on en fait la table rase. C’est la première fois dans l’histoire de l’architecture qu’on ne gardera pas les traces de ses occupants, comme si le logement social était un logement hygiéniste et qu’à chaque fois il fallait lui retrouver son état d’origine.»18 Malgré les efforts consentis depuis, on parle encore en France au XXIe siècle de «mal-logement». La crise du logement frappe directement plus de 10 millions de personnes, dont plus d’un million sont en attente d’un logement social. La solution principale envisagée, à savoir le logement social classique, cible de nombreuses critiques, est à la recherche de clés pour se réinventer. Et Bouchain d’ajouter: «A une époque le politique pensait pouvoir tout régler. Il a ensuite pensé qu’il ne pouvait régler que certaines choses. Et ensuite il a abandonné certains terrains. Il suffit de se promener en banlieue pour s’apercevoir qu’il y a des terrains entiers qui sont abandonnés par le politique.»19 Ce constat du délaissement des zones occupées est applicable à la plupart des centres métropolitains du Sud bordés par une périphérie pauvre, dépassés par la question de leur aménagement salubre. L’impulsion du Sud: l’habitat informel Au cours de ses conférences, Francis Kéré met l’accent sur la différence entre l’habitat informel et l’habitat formel au sein de la ville de Ouagadougou, et la considération qu’en ont les instances politiques:
18 BOUCHAIN Patrick, Vivre en construisant, France Culture [podcast audio], 31 janvier 2013. http://www.franceculture.fr/ 19
Ibid.
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Habitat informel (haut gauche et bas) et formel (haut droite) à Ouagadougou
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«Il y a d’un côté ce que l’on appelle «informel». De l’autre il y a le «formel». Je ne sais pas ce que veulent dire «informel» et «formel», mais le fait est clair: cette structure qui est faite par les gens eux-mêmes est considérée comme primitive [...], comme le chaos, et est détruite pour être remplacée par une structure que nous essayons de copier de votre [en occident] façon de construire vos villes. Votre façon de vivre apparait à nos yeux si attractive que nous voulons la répliquer. Nous faisons tout pour la reproduire.»20 En Occident, l’institutionnalisation est tellement omniprésente qu’il est difficile d’imaginer une société sans ; pourtant, c’est son niveau qui permet essentiellement de faire la différence entre pays en voie de développement et pays développés. Les habitats informels ne font pas partie de ce monde systémique, d’où le terme « informel »21. Ce type d’habitat est traité aux abords des centres comme un réel problème, notamment en termes de salubrité. Mais en dehors de cela, les nombreux programmes d’éradication systématique des bidonvilles sont peut-être fondés sur une méprise fondamentale. En effet, les aménageurs, les autorités et les architectes qui «participent au système d’hétéronomie» peinent à comprendre qu’il est quasiment impossible, pour des résidents qui ont l’habitude d’un haut degré d’autonomie, d’emménager dans un nouveau logement qui, pour un coût supérieur, leur en laisse moins. Une nouvelle forme d’habitat vernaculaire Par opposition aux «plans de réhabilitation» hétéronomes, décidés par d’autres à un niveau supérieur, les habitats informels, c’est-à-dire les habitations spontanées, les quartiers de squats, les villes non planifiées, les bidon-
20 Kéré Francis, «Bridging the Gap», 2010, Graduate School of Design, Université de Harvard, Cambridge, Ma [en ligne] 21 D’après: DE MAAT Sytse, «Architectes sans impératifs», L’Architecture d’aujourd’hui, n°390, juillet-août 2012, p. 70-72
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Deux exemples d’implantation organique sur le relief Haut: habitat vernaculaire à Positano, Italie, XIIe siècle Bas: Favela (bidonville) da Rocinha à Rio de Janeiro, Brésil, XXe siècle
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villes ou favelas, sont conçus par des résidents non contraints par le marché immobilier, donc autonomes, dont le seul objectif est d’habiter et avoir un foyer. Cet objectif primordial nous permet de rapprocher l’habitat informel de l’habitat vernaculaire tel que le définit Ivan Illich, et ce plus particulièrement si l’on considère le monde occidental comme «un cadre non vernaculaire, marchand», où les habitats informels et leurs résidents, aménageurs certes marginaux mais autonomes, n’ont pas leur place. Par ailleurs, le parallèle entre les structures urbaines de l’habitat vernaculaire séculaire et l’habitat informel contemporain peut être saisissant, les deux «formes» d’habitat se développant de manière assez organique. Dans le Nord, les concepteurs et théoriciens commencent quant à eux à remettre en cause l’habitat standardisé, pointent ses défauts, et disposent sans doute d’une inspiration clé dans ces habitats informels, finalement vernaculaires à leur manière, car programmés par l’individu en réponse directe à ses besoins. Un inspiration L’habitat informel répandu aux abords des mégalopoles du Sud attire l’attention des architectes et urbanistes du Nord. Cet intérêt est probablement dû aux ressources créatives spontanées dont dispose la construction informelle, qui à l’inverse de celle des pays occidentaux, n’est justement pas formalisée par un design. Ces habitats informels détiendraient un potentiel pouvant être mis en forme dans des projets d’architecture-design à l’occidentale. Cette considération récente survient à une époque où le rôle de l’architecte, parfois plus esthète que constructeur, est remis en question par certains praticiens, notamment soucieux de la question locale, conscients de la pluralité des domaines d’action où l’architecture peut avoir un impact médiateur. Il ne s’agit pas uniquement de construire, les bâtiments peuvent avoir un impact par exemple social en améliorant les conditions de vie des habitants. Sytse de Maat, architecte et chercheur à l’EPFL, pointe à cet égard les défauts du logement social «classique». La stratégie de production du logement social repose selon lui sur une production industrielle massive et économique d’habitats standardisés. Mais il n’existe pas d’habitants standards «interchan-
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geables». Par ailleurs, le logement social apparait comme un marché basé sur l’offre, si bien que pour assurer des coûts réduits, les processus de la construction industrielle prennent le pas sur l’idée et sur le projet. De plus, la standardisation rend les résidents étrangers à eux-mêmes, en leur imposant des paramètres impersonnels. C’est bien ce sentiment d’aliénation qui incite au renouvellement des solutions architecturales, et que Sytse de Maat déplore: «se sentir chez soi, dans un des appartements génériques à louer dans une tour en béton, est à tout le moins un défi»22. L’habitat devrait respecter l’autonomie des occupants, mais, dans le logement de masse, l’appartement est fortement hétéronome, c’est-à-dire déterminé par des intervenants anonymes, autres que l’habitant. Il est dessiné, construit et financé par d’autres. Par exemple, le nombre de membres de la famille est limité à un standard, d’abord en réduisant la famille à sa forme nucléaire (un couple et des enfants), ensuite en compartimentant la maison selon des fonctions (salon, cuisine, chambres). De telles restrictions peuvent contraindre la vie quotidienne des familles plus grandes. Pour satisfaire les vrais besoins des habitants en tenant compte de leur diversité, le marché devrait au contraire être fondé sur la demande, et fonctionner par «une véritable interaction entre l’usager et l’habitat». Comment réinjecter les idées de l’habitat informel en occident? Les professionnels de ce sujet parlent de «villes générées par l’usager», d’«intervention par acupuncture», d’«habitat populaire contemporain», d’«architecture nécessaire», de «design urbain participatif», d’«urbanisme d’action» et d’autres termes qui partagent la même vision tout en modestie de la position de l’architecte. «L’intervention par acupuncture» offre peut-être le contraste le plus fort avec la planification classique. Par des actions petites mais précises, l’architecte pourrait donner l’impulsion à un développement dans la bonne direction. Le nouveau rôle de l’architecte serait alors d’observer et d’entraîner, d’aider
22
Ibid.
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les gens en formalisant leurs idées avec les moyens disponibles, en ayant conscience des liens qui unissent les habitants à leur maison, en étant sensible à l’autonomie et aux potentiels de l’initiative individuelle aidée par les réseaux sociaux, en faisant preuve d’empathie et de respect envers la manière qu’ont les gens d’interagir avec le bâti et leur environnement. «L’outil le plus important qu’on puisse apporter à l’habitat informel est certainement « le regard de l’architecte ». Ce regard qui voit, touche et sent l’environnement bâti et que les autres ne semblent pas avoir. Prêter ce regard aide les habitants à réfléchir à leurs besoins et à leurs réussites, suscite des occasions et des idées, et finalement les motive et les inspire dans leurs initiatives et leur ingéniosité. L’architecte peut ainsi agir assez facilement dans un environnement très sensible à l’intrusion et à l’hétéronomie.»23 Fort du constat de la similitude entre habitat informel et habitat vernaculaire, il semblerait alors qu’une approche vernaculaire créative dans l’habitat social permettrait d’aller vers des directions non conventionnelles, loin du fonctionnalisme et de l’efficacité, vers une architecture d’usage, de foyer et, plus loin, vers la construction comme un mode de vie en symbiose avec l’usager. La transposition du Nord: l’habitat participatif Dans la société actuelle un individu peut certes masquer la standardisation en personnalisant son espace intime, en y installant tous ses biens et sa décoration personnels, mais il n’a pas un contrôle immédiat de l’architecture du logement. Face au sentiment d’aliénation que peuvent éprouver les habitants au sein d’habitats standardisés, mais également l’image anonyme renvoyée par ce type d’habitation, le problème apparut comme une évidence et l’idée de la participation des usagers émergea comme une nécessité pour créer des logements «habitables». En France, l’habitat participatif permet à des particuliers de réaliser ensemble
23
Ibid.
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une opération immobilière de plusieurs logements. Ces personnes élaborent un projet composé d’espaces privés (les logements) et partagés (buanderie, salle de réunion ou des fêtes, chambre d’amis, etc.). Tous participent à la conception de l’immeuble et au choix des matériaux. La plupart mettent la main à la pâte lors de la phase de construction et assurent la gestion de la copropriété. Cette option a déjà pu faire des heureux en occident, mais selon Sytse de Maat, elle est incompatible avec le système de production de masse. Il en fait une critique assez extrême: «Fondamentalement, la participation de l’usager ne fait pas bon ménage avec le marché du logement de masse, pas plus que la diversité avec la standardisation. De plus, le terme de participation implique que l’usager est un élément extérieur aux projets du développeur, qui sont après tout dominés par les intérêts de l’industrie du bâtiment. De la même manière, on comprend que la participation de l’usager et l’habitat de masse sont inconciliables : l’une est de l’ordre vernaculaire, l’autre est une marchandise, ce qui nous amène au problème fondamental des logements de masse.»24 Selon lui, «les tentatives pour créer un environnement construit où les gens se sentent chez eux [...], la planification participative, l’action urbaine, l’animation, ou la médiation» n’auraient pas résolu ce problème fondamental, et l’on finit par s’apercevoir que la participation est intégrée au système industriel, puisque son objectif est de voir les usagers y participer. Si, par contre, le but est vraiment de contribuer à la vie de l’usager, il faudrait selon De Maat que les dynamiques de la participation s’inversent. Les experts devraient participer à la vie des habitants et étudier la manière dont ils interagissent avec leur logement. «Pour qu’un logement devienne un foyer, l’usager doit vivre en complète autonomie. Un cadre vernaculaire renforce cette autonomie. Les choses en
24
d’après: DE MAAT Sytse, op.cit.
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dehors de la maison sont soumises à l’hétéronomie, c’est-à-dire la décision des autres, si bien qu’on pourrait dire que le marché et la marchandise d’Ivan Illich coïncident avec l’hétéronomie.»25 L’habitat participatif serait en réalité la participation des usagers aux processus industriels classiques, alors que d’un point de vue humaniste, la technologie et ses organisations devraient être au service des gens, ce qui veut dire que les experts devraient offrir leurs services pour pouvoir participer à la vie des habitants. Réinventer le rôle des architectes permet justement de replacer l’usager au centre de la pratique. Le rôle des architectes Au milieu d’une période de renouvellement urbain, de politiques très coûteuses et dépendantes de la commande publique, Patrick Bouchain, propose de laisser faire. Sur 100ha aménagés, 25 restent sans finalité, mais pas sans intérêt pour Bouchain, qui propose de bâtir en fonction de la flexibilité des espaces, et des modes d’occupation: le long des lignes de chemin de fer, sur des friches portuaires et industrielles, entre les interstices... En bref, passer des terrains exclus aux terrains affranchis, gagner en liberté. Patrick Bouchain ne se revendique pas comme un architecte, mais plutôt un constructeur. Il défend un habitat de seconde main et l’idée construire en habitant, c’est-à-dire rester dans les lieux et les transformer, et de cette façon renouveler le désir de vivre ensemble, mais en bouleversant tout, en expérimentant: «Il n’y a pas d’architecture sans habitant. Il faut être un habitant et habiter ce que l’on construit et construire ce que l’on habite. On pourrait croire que les habitants n’ont pas leur mot à dire, alors que l’architecture est l’art le plus usité: tout le monde habite, tout le monde circule, tout le monde utilise l’espace
25
Ibid.
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public.»26 Selon lui il faudrait changer quelque chose dans notre façon d’envisager l’urbanisme et l’architecture. Il faudrait revenir à des petits modes de production, qui permettraient de retrouver des unités de quartier, d’arrondissement, ou de communauté. «Cela passe par une délégation. Ce n’est pas une vision totalitaire. Il y a certes des lois générales, mais il faut que l’individu puisse y prendre sa place.»27 Bouchain milite pour une «architecture de souveraineté communautaire», qu’il définit en ces termes: «Cela consisterait pour un politique, qui accepterait en utilisant les moyens techniques qu’il possède, comme des offices d’HLM, de faire à l’intérieur de ceux-là une petite unité qui s’autonomiserait par rapport au processus classique de production du logement social et qui, constituant un groupe, prendrait en main ses affaires.»28 Patrick Bouchain a mené une multitude d’expériences, comme de garder des résidents chez eux pendant les travaux. Dans une cité HLM où les résidents devaient être expropriés à cause de démolitions, Bouchain a choisi de mener les travaux en ne démolissant pas les maisons, mais en les transformant avec les gens. Mais encore une fois, ce type d’intervention participative répond à un désir d’amélioration d’un habitat formel existant, mais pas à l’urgence du mal-logement.
26
BOUCHAIN Patrick, op. cit.
27
Ibid.
28
Ibid.
Théories et pratiques d’une nouvelle architecture locale altermoderne
Les architectes et travaux présentés ci-après sont représentatifs d’une architecture tirant parti à la fois des ressources locales et de ressources universelles, et constituent ainsi une alternative plausible pour le XXIe siècle. Afin de mieux intégrer leur travail à un contexte contemporain, ils ont su assumer leurs convictions, tout en prenant en compte certains paramètres, économiques, politiques, technologiques, désormais essentiels au fonctionnement du monde de la construction et de la société, plutôt que d’entamer leur critique ou de militer pour leur abandon total, comme l’on fait les fervents ennemis réactionnaires de l’industrialisation et du capitalisme. Pour créer un mouvement alternatif capable de renverser les tendances existantes, il convient certainement mieux aujourd’hui de tirer avantage des rouages systémiques en place pour avancer plutôt que vouloir revenir au départ et risquer d’enrayer la machine. Il est à cet égard important de ne pas sombrer dans le déni complet des acquis de notre société. Ces compromis ainsi consentis par ces architectes sont la juste conjugaison des moyens de l’industrie de la construction et des paradigmes actuels avec les volontés de construire de manière locale et alternative. A l’inverse des pseudo manifestes, les théories élaborées par ces architectes sont par ailleurs d’autant plus valides qu’elles sont appuyées par un corpus d’édifices témoins des idées que leurs créateurs leur ont injecté avec brio. Il est peut-être plus prudent de patienter quelques années pour vérifier si l’impact de ces constructions sur leur milieu confirme leur excellence, mais l’on peut tout de même y voir une sorte d’avant-garde.
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Théories et pratiques d’une nouvelle architecture locale altermoderne
Wang Shu et le «slow build» Né en 1963 et éduqué en Chine, l’apprentissage architectural de Wang Shu débute au début des années 80, alors que la première école d’architecture chinoise voit le jour, à l’Université du sud-est. Avant la création de cette école, il n’y avait pas d’enseignement de l’architecture et pas non plus d’architecture, d’ailleurs. L’enseignement étant plutôt «vieux jeu», les professeurs refusent son diplôme à Wang Shu, considéré comme un mauvais élève. Ce premier anticonformisme signe le début de l’engagement de l’architecte chinois, qui commence alors à imaginer une nouvelle façon d’enseigner et de pratiquer le métier d’architecte d’une manière plus libérée. Il commence alors à exercer sans diplôme en 1995, en réalisant un gratte-ciel à Nanjing, en tant qu’assistant de l’architecte en charge du projet, qui lui accorde une certaine autonomie dans le dessin. Au cours des années 1990, là encore en tant qu’assistant, il apprend à gérer les différents aspects du métier au travers de la réalisation de petits projets, notamment des rénovations d’édifices anciens. Ces travaux lui apprennent à gérer les différents aspects de la pratique professionnelle. Mais le développement à grande vitesse du pays au cours des 15 à 20 dernières années à engendré leur destruction, au profit d’une reconstruction différente. C’est au cours des années 2000 que Wang Shu commence à s’intéresser aux résidus des démolitions massives que cette nouvelle Chine produisait. Les matériaux qui en résultaient avaient une faible valeur marchande, se revendaient pour très peu, mais personne ne voyait en eux le potentiel d’une véritable matière première. Wang Shu décide alors de réutiliser ces matériaux de récupération pour la construction du campus de l’académie des Beaux-Arts de Hangzhou en 2007. «Ces matériaux me servent aussi à présenter mes idées sur le temps, la mémoire et j’aime participer à la préservation de l’artisanat […].Mes constructions utilisent des matériaux traditionnels couplés à des procédés constructifs modernes. Je pense avoir travaillé avec la dernière génération d’artisans ca-
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pables de réaliser ce genre d’ouvrage […].»1 Wang Shu obtient le prix Pritzker en 2012. C’est la première fois depuis sa création, en 1979, que le prix distingue un Chinois. Wang Shu se distingue par son style d’architecture durable, humaniste, réaliste et intégrée à l’environnement. En 2007, il avait déjà reçu le Prix de l’architecture durable. Passé, présent, futur: l’équilibre L’architecture de Wang Shu «ouvre de nouveaux horizons et résonne en même temps en harmonie avec le site et la mémoire»2. Ses réalisations sont une évocation poétique du passé sans pour autant être une référence directe à l’histoire, ou même teintés d’un populisme nostalgique. L’architecture de Wang Shu est exemplaire dans son fort sens de la continuité culturelle et d’une réanimation de la tradition. Dans les travaux menés par l’agence qu’il a fondé avec sa partenaire et femme Lu Wenyu, Amateur Architecture Studio, le passé est littéralement doté d’une nouvelle vie car il est mis en relation avec le présent. La question du rapport au passé est particulièrement opportune, à l’heure où le récent processus d’urbanisation en Chine invite au débat quant à savoir si l’architecture doit être ancrée dans la tradition ou doit se tourner uniquement vers l’avenir. Souvent présenté au côté de certains de ses confrères chinois en tant que nouvelle scène architecturale chinoise, cette considération pour le passé n’est cependant pas transcrite dans les travaux de certains d’entre eux, comme par exemple dans les projets de Ma Yansong, fondateur du bureau MAD, formé chez Zaha Hadid. Le travail de Wang Shu est capable de transcender le débat, en produisant une architecture atemporelle, profondément enracinée dans son contexte, et toujours universelle.
1 REINHARD Hélène, interview de Wang Shu, AMC, n°214, avril 2012, pp. 14-17 2
Lord PALUMBO, op. cit.
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L’équilibre est alors un terme pouvant idéalement qualifier son œuvre: «C’est un équilibre difficile à atteindre, mais dans les œuvres de Wang Shu, le jury a vu l’émergence, pour la première fois, de façon authentique d’une architecture chinoise contemporaine; qui présente des bâtiments d’une originalité convaincante et qui abordent l’avenir, mais tirent leur sens et leur valeur du passé. Si l’architecture de Wang Shu est enracinée dans la longue et honorable culture, la tradition, et la localité de la Chine, il envoie aussi des signaux importants pour le reste du monde en raison de son langage architectural distinctif qui parle à tout le monde.»3 L’équilibre est également atteint à travers le langage architectural ambigu de Wang Shu. Il nous enseigne des leçons importantes: pragmatisme et compromis sont des notions différentes; «ordinaire» ne veut pas forcément dire «monnaie courante»; ce qui est vraiment moderne est ce qui crée le plus de possibilités contemporaines. Les bâtiments de Wang Shu sont aussi de bons compromis entre monumentalité et intimité; entre le passé et l’avenir; entre pictural et tectonique; entre espace public et privé. Un maître de la discipline architecturale En dépit de son âge, jeune pour un architecte, il a montré sa capacité à travailler avec succès à différentes échelles. Le Campus Xiangshan de l’Académie chinoise des Arts de Hangzhou est comme une petite ville, offrant un cadre d’apprentissage et de vie pour les étudiants, les professeurs et le personnel. Les connexions extérieures et intérieures entre les bâtiments et les espaces publics et privés offrent un environnement riche où l’accent mis sur l’habitabilité est majoritaire. Il est également capable de créer des bâtiments à l’échelle intime, comme de petits halls d’exposition ou des pavillons insérés dans le tissu du centre historique de Hangzhou. Comme tous les grands architectes, il le fait avec le naturel d’un maître, à tel point que l’exercice semblerait facile.
3
Ibid.
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Campus Xiangshan de l’Académie chinoise des Arts de Hangzhou
87
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Il appelle son bureau Amateur Architecture Studio, mais son travail est celui d’un virtuose en pleine possession des instruments de l’architecture: la forme, l’échelle, la matière, l’espace et la lumière. Le Slow Build Wang Shu sait relever les défis de la construction et les emploie à son avantage. Son approche de la construction est à la fois critique et expérimentale. Par l’utilisation de matériaux recyclés, il est capable d’envoyer plusieurs messages sur l’utilisation judicieuse des ressources et le respect de la tradition, et le contexte. Il donne une évaluation franche de la technologie et de la qualité de la construction d’aujourd’hui, en particulier en Chine. Les œuvres de Wang Shu qui utilisent des matériaux de construction recyclés, tels que les tuiles et les briques des murs démantelés, créent de riches collages de texture. Travailler en collaboration avec les artisans de la construction donne un résultat parfois imprévisible, qui apporte néanmoins de la fraîcheur et de la spontanéité. Wang Shu explicite sa démarche à l’occasion de la leçon inaugurale de l’Ecole de Chaillot du 31 janvier 2012 : «dépasser la distinction entre passé et monde contemporain». Il s’agit pour lui de baser son architecture sur la recherche d’une identité moderne qui n’aille pas à l’encontre de celle de la civilisation chinoise. Sa théorie du «slow build» prône une urbanisation plus attentive aux populations, et un ralentissement de la course effrénée au progrès technologiques. «Il y a cent ans, le rythme de vie chinois était plus lent que le rythme de vie occidental ; en cent ans, nous sommes devenus les plus rapides. Nous ne prenons plus le temps de réfléchir», déplore-t-il. Pourtant, il nuance : «La lenteur et la rapidité sont des notions toutes relatives ; la vitesse est aussi un élément de la culture traditionnelle ; il est possible de donner du temps à la réflexion, puis d’agir rapidement.»4 Il ne s’agit donc pas d’une méthode de construction lente puisque Wang Shu
4
SHU Wang, interview, Le Monde, 28 fév 2012
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plaide en faveur de la rapidité d’action avec des moyens inventifs et disponibles. Cependant il est essentiel que la richesse de la culture ait le temps “d’infuser” dans le projet. “J’étais écrivain avant de devenir architecte et l’architecture n’est qu’une part de mon travail. Pour ma part, l’humanité est plus importante que l’architecture, et l’art de construire plus important que la technologie”5 Le Musée d’Histoire de Ningbo «Les bâtiments de Wang Shu ont un attribut très rare: une présence monumentale fonctionnant à merveille et créant un environnement et une atmosphère de quiétude pour les activités de la vie quotidienne. Le Musée d’Histoire de Ningbo est un de ces bâtiments uniques qui, déjà frappant en photo, est semble-t-il encore plus émouvant visité. Le musée est une icône urbaine, un référentiel bien réglé pour l’histoire et un contexte où le visiteur vient en premier. La richesse de l’expérience spatiale, à la fois à l’extérieur et l’intérieur est remarquable. Ce bâtiment incarne la force, le pragmatisme et l’émotion tout en un.»6 La ville de Ningbo se trouve au sud de Shanghai, de l’autre côté de la baie de Hangzhou. Malgré près de 5000 ans d’existence, le paysage urbain de cette ville témoigne surtout des tendances architecturales et du développement de la Chine de ces trente dernières années: nombreuses tours, verre et acier, infrastructures routières importantes... On y distingue également les silhouettes de tours résidentielles en construction. Le Musée de l’Histoire de la Ville de Ningbo, livré en 2008, est implanté dans un quartier récent, dans le district de Yinzhou, sur une large esplanade, et semble attendre l’arrivée de futures constructions environnantes.
5
SHU Wang, leçon inaugurale de l’école de Chaillot, 31 janvier 2012
6
Lord PALUMBO, op. cit.
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Le musée dans le paysage du district de Yinzhou (haut) La façade du musée de Ningbo (bas)
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La tradition chinoise, inspiration picturale et technique. L’une des inspirations fondatrices de cette œuvre architecturale se trouve dans la peinture traditionnelle chinoise. Il s’agit particulièrement de paysages où se mêlent architecture traditionnelle, végétation et montagnes dominantes en arrière-plan. Une composition d’ensemble pittoresque, magnifiée par la présence de détails singuliers. Comme il le dit lui-même, Wang Shu a voulu faire du musée une montagne rocheuse: «Lorsque j’ai conçu cela, je pensais aux montagnes. Je ne pouvais pas concevoir quelque chose pour la ville, car il n’y a pas encore de ville ici [dans le district de Yinzhou], alors j’ai voulu faire quelque chose de vivant. Finalement j’ai décidé de concevoir une montagne. C’est une partie de la tradition chinoise.»7 Comme dans l’art pictural, le bâtiment s’apprécie dans son ensemble et en même temps retire de la richesse par ses multiples détails (différentes formes des baies, des blocs, des matériaux….), tant depuis l’extérieur qu’au sein des 30000 m² intérieurs. «Notre regard se perd dans les ouvertures aussi bien sur le musée que sur l’extérieur, les jeux de rampes et de fuites. Nous sommes dans un labyrinthe sinueux, à la découverte de jardins intérieurs. On trouve la présence de l’eau, de la verdure.»8 La technique artisanale traditionnelle: le «wa pan» L’autre inspiration, plus concrète, est issue de la volonté de conservation de la construction artisanale chinoise. La Chine possède en effet une connaissance technique que Wang Shu tient par ailleurs à transmettre à ses étudiants,
7 SHU Wang, In: McGetrick Brendan, «Ningbo History Museum», Domus n°922, Février 2009 8
Ibid.
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La technique de construction «wa pan» avec des matériaux récupérés haut: dans un village de la région bas: sur les murs du musée
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au cours de visites de villages anciens. Il tient à ce que certaines traditions demeurent et servent enfin à la composition d’un style architectural chinois, fondé sur le potentiel des techniques, formes et concepts locaux, plutôt qu’engendré par cette course effrénée à la construction, aujourd’hui visible dans les émirats du Moyen-Orient. Wang Shu injecte dans la construction du musée une technique traditionnelle chinoise, le «wa pan». Cette méthode, notamment employée dans les régions de Chine soumises aux typhons, consiste en l’empilement de tuiles et de briques, matériaux récupérés des ruines de bâtiments démolis, pouvant dater d’il y a 1500 ans. La démarche se rapporte clairement à l’architecture vernaculaire chinoise. Cette méthode ancienne propre à la région est peu utilisée dans l’architecture contemporaine. Elle a dû pour l’occasion être réapprise par les ouvriers. Nouvelle architecture chinoise Lorsque Wang Shu remporte le concours du musée, le bâtiment reçoit vite des critiques, qualifié de bâtiment «anti-moderne». Mais selon l’architecte cet argument est basé sur une définition très restreinte de la modernité, qui consisterait à prendre le dessus sur le passé. La modernité de Wang Shu est au contraire empreinte d’un véritable devoir de mémoire quand à l’identité chinoise. Le bâtiment est nouveau et donne en même temps l’impression d’avoir toujours existé. L’architecte a eu une approche artisanale, locale et en même temps de designer, l’ensemble étant résolument contemporain dans ses formes : la réunion de blocs géométriques aux angles aigus, l’alliance du béton à la tradition, le détournement de la tradition… Le musée de Ningbo est un véritable témoin de la démarche du «slow build» et peut à ce titre être perçu comme un signe de l’avènement d’une nouvelle architecture chinoise, en contraction avec l’architecture chinoise contemporaine des années 2000.
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Li Xiaodong et le régionalisme réfléchi Au cours d’une conférence donnée en octobre 2012 à l’école d’architecture de l’Université de Buffalo aux États-Unis, l’architecte chinois Li Xiaodong présente sa démarche personnelle comme un «régionalisme réfléchi», qu’il oppose à une architecture «iconique». L’emploi de cette expression n’est pas surprenant venant de cet architecte lorsque l’on sait qu’il a travaillé, lors de ses années de formation aux PaysBas, auprès d’Alexander Tzonis, architecte initiateur de l’idée de «régionalisme critique»9. Tout comme Wang Shu, Li Xiaodong cherche à mettre l’accent sur une identité chinoise à travers une architecture contemporaine, mais sa démarche n’est pas celle du «slow build». «Un enjeu particulier pour un lieu particulier»10 La démarche de Li Xiaodong est basée sur la contextualité. Comme il le dit lui-même, il existe toujours «un enjeu particulier pour un lieu particulier». Cette approche d’une évidente pertinence n’est pas encore celle des constructeurs en Chine. En témoigne le foisonnement de villes nouvelles dont la planification est régie de la même manière d’une ville à l’autre, selon les mêmes principes spatiaux, et par une économie qui incite à systématiser les modes opératoires les plus rapides. Face à cette profonde modification du territoire, Li Xiaodong déplore qu’on se rende trop peu compte de la valeur des lieux de projet. Selon lui, ce délaissement est dû à l’essor trop fulgurent de la société chinoise, au détriment de ses valeurs culturelles et esthétiques. Ceci a semé la confusion parmi
9 Dans l’ouvrage The Grid and the pathway de Liane Lefaivre et Alexander Tzonis. 10 JACQUIER Francis, LEROUX Marlène, «Li Xiaodong, l’architecture reconstructive». L’architecture d’aujourd’hui, n°380, nov-déc 2010, p. 27
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les architectes, qui peinent à asseoir une nouvelle identité de l’architecture chinoise, partagés entre une civilisation passée dont ils sont fiers et un futur moderne qui leur tend les bras. Pour lui la solution est claire. Elle se trouve dans «l’essence significative du lieu»: le paysage, les ressources du territoire, les usages et le champ culturel propres à un groupe de population. Ces éléments permettent de prendre conscience des enjeux du projet. Les théories du régionalisme réfléchi font écho à celles du régionalisme critique, que Li Xiaodong affectionne. De la même manière, il veut s’opposer à une uniformisation culturelle en s’appuyant sur des forces contextuelles, source d’enrichissement de son architecture. Dans le contexte actuel chinois d’une urbanisation démesurée, cette réflexion, qui tend plutôt à l’intégration douce d’une architecture avec son environnement, reste encore très marginale. C’est en particulier pour cela que Li Xiaodong développe essentiellement ses projets dans les zones rurales, grâce à des financements majoritairement issus de fondations privées. Li Xiaodong s’appuie volontiers sur les travaux d’autres architectes contemporains pour illustrer sa théorie, notamment l’immeuble résidentiel Moulmein Rise à Singapour11, lauréat du Prix Aga Khan en 2007. L’architecte chinois soulève la question du virage post-colonial, c’est-àdire du devenir identitaire des anciennes colonies, en particulier tropicales comme Singapour. Ces pays doivent trouver le moyen de prétendre à leur indépendance et de s’affirmer, et ce à travers leur architecture. Assimiler une architecture comme référence à un lieu, physiquement et visuellement, et par extension à un peuple, est le meilleur moyen de présenter et d’identifier physiquement et visuellement ce lieu et son peuple. Singapour est une jeune cité-état, indépendante depuis 1965. Ancienne colonie britannique, la montée en puissance de Singapour, du petit port colonial à la ville commerçante prospère, se ressent à travers son architecture: ses commerces, ses parcs et ses gratte-ciels.
11
cf. p. 63
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Dans les premières décennies après l’indépendance, l’architecture des gratteciels de Singapour copie les styles occidentaux. Comme Bangkok ou Hong Kong, la cité-état s’érige comme une ville «générique» qui pourrait être n’importe où. Depuis lors, Singapour peine à définir son identité et à s’identifier en tant que pays uni. Divers architectes occidentaux sont invités à y bâtir, mais produisent une architecture qui leur est propre et dénaturent le lieu, par la construction d’énormes buildings, conférant au paysage urbain l’apparence d’un «mirage», qui selon Li Xiaodong n’a pas sa place à cet endroit. L’émergence de la «périphérie» face au «centre» «Il y a un débat entre le centre et la périphérie. Les pays accédant à l’indépendance veulent eux aussi à leur tour prétendre au statut de «centre». Mais il existe une distinction majeure entre ce qu’est véritablement le centre et ce qu’est la périphérie. Le centre produit des idées, il rayonne en sciences, économie, technologie... La périphérie tente d’acquérir ces propriétés en copiant les idées du centre, mais de cette manière elle perd ses propres repères, sans lesquels elle se retrouve systématiquement dans l’ombre du centre, et ne peut prétendre à en devenir un à son tour.»12 Selon Li Xiaodong, Rem Koolhaas est probablement l’un des premiers à réaliser qu’il ne faut pas suivre le centre, mais penser de manière indépendante, et tenter d’identifier quels sont les problèmes de la périphérie. Cette dialectique contemporaine du centre opposé à la périphérie est aussi avancée par Kenneth Frampton dans son essai sur l’architecture agoniste13. Les concepteurs de Singapour semble comprendre cette théorie du centre opposé à la périphérie à partir des années 1990, et commence à concevoir en se basant sur leur compréhension des enjeux auxquels ils sont censés répondre.
12 XIAODONG Li, Iconic? Or towards a reflexive regionalism, conférence donnée à l’Ecole d’architecture de l’Université de Buffalo, NY, 31 oct. 2012 [en ligne] https://www.youtube.com/ 13
cf. p.40
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On réalise en fait à Singapour que l’architecture doit répondre à des questions locales. Le pays a commencé à définir son identité propre, qui a également conduit à un réexamen de ses racines. Pour ce lieu n’ayant ni histoire ni culture ancestraux, l’enjeu principal est naturel: la «tropicalité» La réponse logique est de concevoir en intégrant des solutions climatiques intelligentes. La tour résidentielle de l’agence WOHA et sa «monsoon window», fenêtre conçue pour permettre une ventilation efficace du bâtiment, adaptable en cas de pluie, témoigne ainsi de ce «régionalisme réfléchi» dont parle Li Xiaodong, et que la fondation Aga Khan a également salué. Ce «régionalisme réfléchi» ne prône pas la même méfiance que le régionalisme critique vis à vis des technologies. Dans un contexte sans accroche historique comme Singapour par exemple, l’utilisation de la technologie est un moyen de desservir une réponse réfléchie en fonction du besoin local, qui est en l’occurrence la gestion du climat tropical. Signataire de divers accords internationaux sur l’environnement, les efforts de Singapour et de ses habitants pour contribuer au respect de l’environnement et aux économies d’énergies sont en hausse. Maintenant, la cité-état, comme d’autres villes asiatiques contemporaines, a sa propre notion de modernité et ses propres références aux traditions architecturales du passé. Le scénario actuel combine aspirations à la mondialisation avec une sensibilité envers l’environnement local. Ces notions de «centre» et «périphérie» peuvent également correspondre respectivement au milieu urbain attractif et au milieu rural, progressivement déserté par ses résidents attirés par le «centre». Cette interprétation prend tout son sens dans le travail de Li Xiaodong, qui construit principalement en milieu rural. Le cadre est par ailleurs moins hostile à l’expression de ses idées. L’héritage du régionalisme critique Ce régionalisme réfléchi prend ses distances vis-à-vis du régionalisme critique pour mieux s’intégrer au contexte, différent de celui des années 1980. Les craintes et mises en garde exprimées par Frampton quant au futur lors de la publication de son premier appel à la résistance se sont concrétisées par une amplification des phénomènes économiques, écologiques, tendant à
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la saturation. Frampton l’a bien souligné dans son plus récent essai de 2013, «Pour une architecture agoniste». Le régionalisme réfléchi apporte à ce dernier écrit une réponse réaliste. Dans les grandes lignes, la considération pour le site est la même que chez Frampton, mais tous les moyens sont bons pour formaliser une proposition. Li Xiaodong ne mentionne aucune méfiance visà-vis des technologies avancées de la construction, et reconnaît implicitement à travers ses exemples qu’elles sont l’apanage de l’architecture contemporaine du XXIe siècle. En cela il s’écarte même volontiers de l’architecture vernaculaire, dont il n’a pas besoin pour apporter des solutions efficaces contextualisées. L’école-pont de Pinghe: un point d’acupuncture Le village de Pinghe où s’implante le projet se situe dans la province du Fujian, située en zone subtropicale, au sud-est de la Chine. L’école construite par Li Xiaodong relie deux monuments représentatifs de l’histoire locale: deux Tulou14 du XVIIe siècle situés de part et d’autre d’un ruisseau. Plus de 3000 bâtiments de ce type sont répartis dans la province et sont désormais classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. L’architecture est résolument moderne, affirmant une distance par rapport au langage vernaculaire environnant, tout en restant modeste et respectueuse du contexte. Supportée par deux piles en béton, la structure est formée par deux poutres triangulées en acier qui enjambent la rivière. Dans l’intervalle se trouvent les locaux de l’école. La façade en lamelles de bambou ajourées permet le passage de l’air. Sa teinte intègre le bâtiment au milieu des édifices en terre. Malgré sa taille et ses différences par rapport au contexte, l’école est pourtant devenue le centre physique et spirituel du village, auparavant sur le déclin. Ce projet, véritable point d’acupuncture curatif, témoigne de cette idée d’émergence du centre face à la périphérie. Il se veut être un remède
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Bâtiment de plan circulaire de la tradition chinoise
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Plan de masse de l’école-pont de Pinghe
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L’école-pont de Pinghe
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face aux maux locaux conduisant à la désertion des zones rurales, en créant des liens physiques et sociaux dans le village. Cette école-pont n’est pas seulement pour Li Xiaodong un élément symbolique participant à la liaison physique des parties du village, elle met surtout les enfants au centre de tous les regards. «En traversant, chacun est mis en contact visuel et auditif avec cette joyeuse activité, ce qui favorise une atmosphère positive dans le village. De fait, le projet est devenu au fil des mois plus qu’une simple école. Il est désormais le centre de toutes les activités sociales, et esquisse ainsi la transformation d’une communauté en déclin en une société dynamisée.»15
15
JACQUIER Francis, LEROUX Marlène, op. cit., p. 28
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La «favela high-tech» et Elemental Lors de sa conférence du 1er octobre 2009 au Centre Pompidou, l’architecte italien Andrea Branzi, notamment fondateur du groupe Archizoom, fait l’hypothèse de l’évolution de la ville générique vers un modèle de ville englobant toutes les autres métropoles, une ville mondiale. La population urbaine mondiale en 1900 était de 170 millions et pourrait dépasser 9 milliards en 2050. C’est pour tenter de mieux anticiper cette profonde mutation, plutôt que de l’empêcher, qu’ Andrea Branzi propose une nouvelle Charte d’Athènes. Cette «grande ambition», comme il la présente lui-même, se base sur le constat suivant: «Notre société vit et se développe à condition d’être capable de se reformer en permanence ». Cette nouvelle charte devrait changer la vision de la ville et de l’architecture. Elle annoncerait la fin de la ville contemporaine telle que nous la connaissons. Comme le dit Branzi: «Le temps des grandes planifications, des mégaprojets, des révolutions monologiques est révolu; aujourd’hui, il convient d’aborder la transformation du monde en partant de petites choses, de sous-systèmes environnementaux, des microprojets domestiques, qui seuls sont capables de pénétrer les grandes métropoles.»16 Andrea Branzi voit l’avenir de la ville comme une « favela high-tech », c’està-dire comme une structure flexible capable de s’adapter positivement aux perpétuelles évolutions de la vie contemporaine, ce que la rigidité des bâtiments contemporains empêche. Jusqu’à présent les bâtiments étaient conçus avec une spécialisation qui rendait leur conversion longue et difficile, donc coûteuse. Andrea Branzi nous livre des solutions pour réintégrer du lien social et de l’individuation dans la ville.
16 BRANZI Andrea, «Le projet à l’époque de la crise et de la globalisation: vers une nouvelle charte d’Athènes», Le Visiteur, n°18, p. 50
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«La ville traditionnelle est un organisme rigide, spécialisé, totalement inadapté aux mutations continuelles que réclament les besoins sociaux et technologiques. Il faut par conséquent interpréter la cité comme une «favela high-tech» constituée d’opérateurs fonctionnels susceptibles de se plier à tout type d’activités en temps réel.»17. Il est également primordial selon lui d’accomplir de grandes transformations à travers des microprojets: «Il faut interpréter le phénomène urbain comme un agrégat moléculaire, dénué de forme stable et définitive, une sorte de plancton en continuelle transformation, un hémisphère de microclimats, de sous-systèmes, d’espaces interstitiels, qui tous ensemble définissent la véritable qualité d’habitation des mégapoles.»18 Le travail de l’organisation Elemental, dirigée par l’architecte chilien Alejandro Aravena peut dans une certaine mesure assez bien illustrer la favela high-tech et l’agrégat d’espaces interstitiels dont parle Branzi. Alejandro Aravena, architecte, enseignant, chercheur, praticien, est diplômé de l’Université catholique de Santiago du Chili en 1992. Il crée son agence en 1994, et exprime dans ses premiers travaux (bâtiments publics, universitaires, maisons privées) son intérêt pour la matière et la géométrie. Mais il accède véritablement à la reconnaissance à partir de 2000, en intégrant l’organisation Elemental, qu’il dirige depuis 2006. Elemental est une organisation hybride mi-office public, mi-agence indépendante. Elle est partenaire de l’Université de Santiago du Chili. Elle est principalement vouée à la conception de modèles d’habitat social.
17
Ibid., p.53
18
Ibid., p. 54
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Quinta Monroy Haut: l’opération avant (gauche) et après (droite) l’arrivée des constructions des habitants Bas: l’opération au milieu des quartiers pauvres en périphérie de Iquique
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La question durable au Chili Le régime autoritaire du général Pinochet a coupé pendant une quinzaine d’années le Chili de toute influence extérieure, notamment du postmodernisme. Centrés sur l’enseignement de l’Université Catholique, les architectes ont développé un langage stable et atemporel, aujourd’hui d’autant plus libéré. De nombreux travaux remarquables d’architectes chiliens ont été publiés dans des revues internationales ces dernières années, par exemple ceux de Mathias Klotz, Smiljan Radic ou encore l’agence Pezo Von Ellrichshausen plus récemment, pour ne citer qu’eux. L’urgence sociale de la construction de logements est nettement plus forte dans les pays du Sud qu’en Occident. L’achèvement de la dictature chilienne du général Pinochet et l’accès à la démocratie à la fin des années 1990 correspondent également à l’arrivée du débat sur le développement durable au Chili. Comme ailleurs en Amérique du Sud, le renouvellement urbain est assez rapide, et les mégalopoles en développement produisent des inégalités plus nettes qu’en Occident. L’urgence de la situation impose de trouver des solutions immédiates sans déployer de moyens supplémentaires, contrairement aux stratégies actuelles du développement durable occidentales, nécessitant souvent un premier investissement conséquent (certes amorti par la suite). Elemental cherche donc à faire «mas con lo mismo», mieux avec le même, c’est-à-dire les conditions ordinaires du marché de la construction. L’interprétation de l’objectif de durabilité selon Aravena fait écho aux propos d’ Andrea Branzi en un point: la flexibilité. Si « l’architecture du logement ne peut plus se contenter d’être une commande sociale et doit devenir durable, c’est par sa propre réversibilité, sa capacité de revenir à un état minimum antérieur, à partir duquel on pourra transformer, reconstruire»19. Ce leitmotiv
19 ARAVENA Alejandro in: CONTAL Marie-Hélène, Réenchanter le Monde, l’architecture de la ville face aux grandes transitions, Paris: Alternatives, 2014, Col: Manifesto
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prend corps au travers des déjà nombreuses opérations de logements sociaux de l’organisation Elemental. La première d’entre elles, le quartier «Quinta Monroy» à Iquique au Chili, en témoigne. Si l’on décide de faire le parallèle avec l’expression «favela high-tech» de Branzi, cette architecture n’a évidemment rien à voir avec l’architecture high-tech des années 1970 ayant succédé au mouvement moderne, avec les travaux de Renzo Piano et Richard Rogers. On peut considérer que contrairement à l’idée communément répandue, «High-tech» ne fait pas ici référence à de nouvelles technologies électroniques de pointe, mais à des technologies ou techniques désormais acquises et rapides. Le logement social Le quartier «Quinta Monroy» est né dans les années 1960 sur un terrain occupé illégalement en banlieue de la ville chilienne d’Iquique. Moins d’une centaine de familles y vivaient dans des conditions précaires. Une solution de relogement dans un ghetto impopulaire fut proposée, mais cette alternative fut rejetée par les familles. La population jugea que le lien social qu’ils avaient créé au fil des années leur conférait la légitimité de rester. En 2001, Elemental a mené le relogement sur place des 100 familles dans le cadre d’un programme public, qui alloue des subventions aux familles les plus pauvres pour qu’elles accèdent au logement. Pour la construction de logements sociaux neufs, le gouvernement chilien délivre une subvention restreinte, 7500 dollars, avec laquelle les aménageurs sont censés acheter le terrain, préparer les infrastructures et construire les unités de logement. Il est alors possible de réaliser des logements d’une quarantaine de mètres carrés uniquement, comportant une pièce à vivre, une salle à manger, une cuisine, une chambre et une salle de bains. Ces logements sont qui-plus-est implantés en marge des centre-villes, sur des terrains à très faible valeur foncière, créant ainsi une périphérie pauvre, rendant l’accès à l’emploi et aux avantages de la ville difficiles.
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Le projet Mandataire de l’opération, Elemental engage une réflexion pour tirer avantage de cette subvention. Plutôt que de considérer ces quarante mètres carrés comme une modeste maison à construire, les architectes choisissent cette surface comme la première moitié d’un plus grand logement, fonctionnel et de qualité, au lieu d’une maison complète mais médiocre. La subvention publique leur sert alors à fournir dans ces premiers mètres carrés les éléments que les familles ne peuvent pas financer elles-mêmes, tels que les pièces d’eau et les escaliers. Pour la seconde moitié, c’est aux familles de la construire elle-même, une telle démarche d’auto-construction étant assez répandue en Amérique Latine. Le collectif de logements prend ainsi la forme d’une série de L en béton mitoyens. Cette base rigoureuse laisse le champ libre à un développement plus aléatoire, même réversible. Les habitants peuvent venir construire leurs nouvelles pièces dans les interstices au fur et à mesure, selon leurs moyens. La faible hauteur des bâtiments et la densité de l’ensemble sont des contraintes formelles garantissant l’efficacité et la viabilité de la proposition. Les moyens Dans sa recherche de fonds, Elemental a pris contact avec la Chilean Oil Company, société pétrolière, qui leur a fourni les fonds suffisants pour démarrer leur projet jusqu’à ce que l’organisation puisse s’autofinancer. La collaboration perdure jusqu’à présent, non plus seulement pour des questions d’argent, mais pour garantir à Elemental de prétendre à un statut d’entreprise professionnelle. L’Université Catholique de Santiago a par ailleurs aidé l’organisation à accéder à des commandes publiques plutôt qu’à l’enseignement. «Ce dont le logement social a besoin est de la qualité professionnelle, pas de la charité professionnelle.»20
20
ARAVENA Alejandro, Interview dans Archidea, n°47, 2013
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Le semi vernaculaire Le compromis proposé par Elemental semble désormais évident quant au rôle des architectes vis-à-vis de l’habitat informel. «L’architecture est capable de synthétiser la complexité sans la réduire»21.Les architectes ont une capacité de formalisation et comme le souligne avec raison Sytse de Maat: «l’architecte ne pourra jamais concevoir des habitats informels»22. Ils laissent ainsi le champ libre aux habitants qui sont les mieux à même de pouvoir décider de ce que sera leur foyer. Conjuguer formel et informel est un très bon moyen d’obtenir les qualités des deux types d’architecture. D’un côté, le design, les moyens industriels et leur efficacité. De l’autre, la décision d’une communauté quant à l’occupation d’ensemble, et d’individus quant à leur foyer. La moitié de la réalisation de l’habitat étant à la charge des futurs habitants, une collaboration des architectes avec ces derniers est essentielle, et prend plus de sens qu’une «participation». Cette démarche d’auto-construction se rapproche de l’architecture vernaculaire en plusieurs points. En outre, selon la définition de Pierre Frey, on voit ici le succès de l’implication d’une «force de travail». Mais le succès de l’opération d’ Elemental est aussi celui des moyens de la construction moderne standard, employés avec intelligence, économie et sans rejet. Le béton si souvent décrié est bien présent. On pourrait considérer la démarche comme perfectible, en regard des méfaits environnementaux des matériaux de construction que sont le béton et la brique, mais l’urgence justifie ici les moyens choisis, et leur utilisation dans de faibles budgets s’inscrit déjà dans une attitude durable. Et par dessus tout, au delà de cette ultime considération environnementale, c’est l’humain qui est gagnant. Le pragmatisme d’ Elemental est selon Alejandro Aravena à l’image de l’architecture chilienne dans son ensemble: «Ce qui est typique de l’architecture
21
Idem
22
DE MAAT Sytse, Op. Cit., p. 72
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chilienne est l’équilibre entre austérité et sophistication»23. Des qualités qui peuvent engendrer des bâtiments pérennes, et donc véritablement durables.
23
ARAVENA Alejandro, Op. Cit.
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Architecture altermoderne L’historien de l’art Nicolas Bourriaud, spécialiste de l’art contemporain, préside en 2009 à la Tate Modern Gallery de Londres une exposition intitulée «Altermoderne». «Alter» signifie «autre» en latin et évoque le changement en anglais, ouvrant à une multiplicité de choix autres que la voie unique. Et «moderne» se rapporte à une modernité du XXIe siècle. Fin du postmodernisme, la globalisation comme nouvelle base Cette exposition présente un ensemble d’œuvres d’art contemporain qui reflètent leur contexte de création. Nicolas Bourriaud le décrit comme la fin du postmodernisme et l’avènement d’un nouveau mouvement, qu’il nomme «altermodernisme». Dans ledit contexte, la «globalisation» (ou mondialisation) a posé les bases d’une culture désormais mondiale, résultante des interconnexions multiples et instantanées des cultures diverses que l’on connait aujourd’hui, notamment grâce à Internet. Le mouvement altermoderne, représenté par un ensemble d’artistes, et d’architectes, serait à même de prendre le contrôle de ces changements. Il n’a pas une origine spirituelle ou géographique fixe, mais plutôt temporelle. Il s’agit d’un «projet collectif qui ne se rapporte à nulle origine, mais dont la direction transcenderait les codes culturels existants, et en emporterait les signes dans un mouvement nomade»24. Paradoxalement, ce nouveau mouvement ne se place pas selon Bourriaud dans le sillage de la «globalisation». Il se dresse contre elle, tentant d’éviter les pièges tendus à l’époque postmoderne: mythe du progrès, universalisme. Mais il est également opposé aux théories multiculturalistes de l’ère postmoderne (l’éloge de la différence culturelle), et refuse le repli identitaire.
24 BOURRIAUD Nicolas, Radicant, pour une esthétique de la globalisation, Paris: Denoël, 2009, p. 45.
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Cette attitude n’est pas sans rappeler le positionnement ambigu du régionalisme critique de Kenneth Frampton. Il s’agissait alors de résister d’une part au piège du retour vers des styles régionaux perdus, et d’autre part à l’hégémonie d’un courant unique. L’identité se crée De nouvelles singularités seraient nées sous le règne de la globalisation. Ces identités sont donc des acquis de la globalisation. Elles sont la preuve que l’on peut créer des identités, plutôt que de persister à vouloir à tout prix uniquement les préserver, et de penser que l’identité est nécessairement préexistante au projet d’architecture. En ce sens l’identité n’est pas nécessairement ancestrale. Les architectes auraient précisément cette capacité de création. On peut à nouveau percevoir derrière cette idée un écho au régionalisme critique. Frampton montrait avec l’exemple de l’église de Bagsvaerd conçue par Utzon qu’il était possible d’affirmer une nouvelle identité, considérée comme régionale, pouvant transmettre des signaux se référant à une culture mondiale, appréhendable de manière universelle. La hauteur et la luminosité d’une voûte en béton peuvent provoquer un effet «sacré» sans se rapporter à une religion particulière. Nicolas Bourriaud prône une lutte contre le repli identitaire, qui serait un enfermement trop radical face à la menace d’une tendance hégémonique: «C’est bien ce contre quoi il faut précisément lutter. Le repli identitaire, sous couvert de lutte contre l’hégémonisme culturel, produit en effet des effets atrocement pervers.»25 Il conçoit plutôt que l’art doit se focaliser non pas sur l’origine, mais sur la destination: «les artistes qui m’intéressent, au lieu de travailler à partir de « leur » culture, travaillent par destination : ils visent des figures culturelles, au
25 CAILLE Emmanuelle, ROBERT Jean-Paul, «Radicant, la modernité émergente», entretien avec N. Bourriaud, D’architectures, n°200, août 2001
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lieu de partir de celles-ci»26. Cette considération pour l’art s’applique à l’architecture. L’identité créée par l’architecte peut affirmer une prise de position par rapport à l’identité préexistante, pour la remettre en question et l’améliorer. Dans les pays émergents, les conflits entre globalisation et identités locales peuvent ainsi se résoudre de manière créative, plutôt que de s’exprimer de manière conflictuelle. Le mouvement altermoderne se veut «radicant». Nicolas Bourriaud empreinte cet adjectif à la botanique. Littéralement, est radicante une plante, comme le lierre, qui fait pousser ses racines au fur et à mesure qu’elle avance. Les architectures altermodernes tireraient leur force des instabilités et de la fluidité, et pourraient être nomades. C’est par ailleurs grâce à cet état nomade que les architectes se sont formés aux quatre coins du monde pour mieux questionner leurs racines, d’abord dans leur aspect concret (matériaux, climat, culture...), puis en comprenant leur forme abstraite. Pour faire simple, cette forme abstraite de l’identité implique les enjeux universels auxquels l’aspect concret répond de manière locale. Construire avec un site, avec un peuple, ou avec une culture est un enjeu universel, résolu par exemple par une ventilation efficace sous les tropiques, une isolation thermique performante dans les pays nordiques, adaptées aux changements... Plus précisément, il s’agit de considérer les enjeux sociaux et environnementaux partout, et la mutation potentielle de ces enjeux dans le temps: «les constituants d’une identité architecturale ne sont plus seulement spatiaux mais sociaux, économiques, culturels, voire émotionnels ; ils donnent une légitimité et des fondations stratégiques au projet»27. Les architectes doivent donc pouvoir s’adapter aux conditions changeantes dans le temps et l’espace. Leurs réponses architecturales n’obéissent alors à aucun conformisme esthétique.
26 BOURRIAUD Nicolas, in: CAILLE Emmanuelle, ROBERT JeanPaul, «Radicant, la modernité émergente», op. cit. 27 ARMENGAUD Marc, «L’identité au barycentre du développement durable», D’architectures, n°200, août 2011
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En Chine, l’opération de rénovation du port de pêche de l’île de Zhoushan, commencée en 2010 témoigne de ce nomadisme de l’architecture. Sont conviés à l’opération l’architecte Burkinabè Francis Kéré, la Française Françoise-Hélène Jourda, et d’autres architectes réunis par la fondation Locus, sur proposition de Wang Shu et sa femme Lu Wenyu, les architectes en charge de la direction du projet. Vue de loin, une telle réunion d’architectes contemporains peut ressembler à un projet de forum de «starchitectes» façon Vitra ou Novartis à Bâle. Cependant leur démarche ne relève d’aucune question de signature architecturale, mais d’une attitude attentive. Les architectes choisis parviennent à s’enraciner sur le site en travaillant avec les bâtiments restants de l’ancien port, Wang Shu ayant posé comme condition de ne pas les détruire. Comprendre les enjeux locaux leur permet d’avoir cette capacité d’enracinement. Le succès de l’exportation des architectes de cette nouvelle génération valide les théories de Bourriaud. Cette faculté d’adaptation a déjà été démontrée par les agences d’architecture finlandaises (Hollmén Reuter Sandman, TYIN) ayant construit en Afrique, et également par Studio Mumbai lors d’un récent projet mené au Caire. Pour le moment, Francis Kéré a quand à lui principalement conçu des bâtiments sur son continent natal, au même titre que Wang Shu a pour le moment construit presque uniquement en Chine. Mais au vu de leur démarche, leur expatriation ne serait pas de mauvais augure.
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Ancien port de pêche industriel de l’île de Zhoushan.
Intervention par acupuncture sur l’existant de l’ancien port industriel de Zhoushan, par l’architecte finlandais Sami Rintala. La «forme de radoub» est un bassin initialement prévu pour l’accueil de navires.
Conclusion
La finalité de la présente étude était de caractériser un phénomène dont j’ai récemment observé l’émergence, d’abord en le définissant. La notion de «vernaculaire» à laquelle beaucoup se réfèrent volontiers, se retrouve aujourd’hui vulgarisée à tort et finit par être mal comprise. Elle n’intervient pas systématiquement dans toutes les architectures qualifiées ici de «locales». Plus savante, celle de «régionalisme critique» est aussi trop exclusive pour décrire le corpus dans son ensemble. Le terme local peut bien-sûr sembler vague, mais c’est une précaution choisie suite à un croisement de définitions de ces deux notions, réinterprétées depuis la fin des années 2000. Le régionalisme critique est une démarche, le vernaculaire est un état. Le régionalisme critique est contrôlé, le vernaculaire est spontané. Mais les deux notions impliquent des principes communs. Le premier d’entre eux est le respect du lieu originel. Il y a toujours un site préalable à l’intervention humaine, et il faut construire avec et non pas contre la nature. Le non-respect du paysage physique et visuel va à l’encontre de l’identité du lieu. L’architecture locale recentre donc la construction autour de questions essentielles: le site, l’humain et la culture. Ces trois notions peuvent garantir la durabilité si elles sont bien appréhendées. Elles forgent des identités riches et diverses, qui sont un repère pour l’Homme, et qui sont mises en danger par l’uniformisation. Cette définition est appuyée par un corpus d’écrits et d’édifices, alimenté en temps réel lors de mes recherches, écrivant une page de l’histoire de l’architecture dont on parlera peut-être dans plusieurs années, comme un simple effet de mode ou un mouvement à part entière.
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Conclusion
Le dernier événement en date est l’initiative de l’architecte Marie-Hélène Contal. En mai 2014, elle réunit certains des protagonistes présentés dans ce mémoire, lauréats du Global Award for Sustainable Architecture, dans le cadre d’une exposition, parallèle à la publication d’un manifeste éponyme: «Réenchanter le monde»1. Contrairement aux architectures vernaculaires présentés par Rudofsky en 1965, cette exposition ne présente pas directement des civilisations, mais des protagonistes et leurs agences, véritables catalyseurs d’idées, qualifiés d’avant-garde. Au même titre que les récompenses décernées ces dernières années par diverses instances, cette exposition et ce manifeste témoignent de la volonté du Nord qui, face aux défis environnementaux à venir, affiche un objectif: prendre le contrôle du changement global, et ce avec des solutions locales, comme on en voit dans le Sud. Ces nouvelles architectures sont en outre souvent mises en avant quand à leur pertinence dans le débat du développement durable. Cette question n’est cependant pas l’idée forte de mon propos. Il n’est pas ici un objectif absolu mais plutôt un effet bénéfique, obtenu en résolvant des problèmes plus basiques et fondamentaux, impliquant de manière juste la notion de durabilité. Le développement durable n’est qu’un argument pour diffuser leur travail, pour lesquels la notion de durabilité dépasse les aspects économiques et écologiques. Cela explique d’ailleurs la distance volontaire prise dans ce mémoire par rapport à ce développement durable occidental, formel et normé. Ce n’est pas uniquement en répondant à des exigences normatives et budgétaires que l’on fait du durable. Le contexte du XXIe siècle impose de trouver des solutions de notre temps. A cet égard, une architecture «locale» n’insinue pas forcément un retour en arrière. Il faut plutôt considérer ce qui est atemporel, pouvant à la fois répondre à l’urgence et durer. Certains ont bien saisi la complexité des enjeux et tentent de trouver des solutions théoriques à ce changement global,
1 Cité de l’architecture et du patrimoine - L’exposition proposée du 21 mai au 6 octobre 2014 à Paris Global Award for Sustainable Architecture
Conclusion
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à l’instar d’Andrea Branzi avec sa «nouvelle charte d’Athènes» en 2010. Mais les mieux à même de concrétiser des théories sont les acteurs: les architectes. A travers leurs réalisations il démontrent finalement que leurs solutions, au premier abord perçues comme un bouleversement, tiennent finalement d’une méthode: l’adaptation d’acquis au contexte actuel. Adaptation technique et culturelle d’héritages ancestraux par Wang Shu, dans une Chine en perte de repères; adaptation au site en adoptant un régionalisme réfléchi, comme Li Xiaodong; adaptation aux peuples et aux moyens, avec flexibilité, comme Elemental. Construire avec le site, les peuples et les techniques adaptées est un idéal, et la réalité nécessite encore de faire des compromis, afin que le résultat soit le meilleur, en regard de l’objectif initial. L’adaptation est aussi la bonne attitude dans la mesure où tout n’est pas contrôlable. On peut adopter l’attitude du régionalisme critique ou réfléchi, mais laisser de la place pour des phénomènes vernaculaires, spontanés. Ces phénomènes libres impliquent la nature, mais aussi désormais les bases de la société du XXIe siècle, son fonctionnement. Ce début de siècle implique une autre modernité, trouvant sa résonance dans un mouvement «altermoderne» non fédéré. Le succès de ces compromis prouve également qu’il ne faut pas abandonner nos acquis, tant les acquis formels et techniques que les acquis informels et naturels. Comme le suggérait le philosophe Gilles Simondon, la technique et la culture peuvent collaborer. L’architecture locale n’est pas non plus un renoncement au progrès. Si l’on définit ce progrès en fonction de l’humain, il s’agit de l’amélioration des conditions de vie. C’est aussi ce bénéfice humain qui fait de ces nouvelles architectures locales de bonnes architectures. A travers des expositions et des conférences, ces idées font l’objet d’une diffusion active, et délivrent un enseignement trop absent des écoles qui, axées sur l’héritage moderniste, gagneraient à intégrer des références du Sud. L’architecture est un domaine vivant. On ne peut pas la réduire à la dimension formelle et constructive du bâtiment. Il faut imaginer son impact futur sur l’environnement et les gens. Par cette considération, les protagonistes de ce mémoire se montrent dignes de grands architectes.
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Conclusion
«La vie est importante, l’architecture ne l’est pas. Il est certes bon de connaître des choses de la culture, de la peinture, de l’art. Mais ce n’est pas essentiel. Ce qui est essentiel, c’est le bon comportement de l’Homme dans la vie.» Oscar Niemeyer
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Médiagraphie Ouvrages BOURRIAUD Nicolas, Radicant, pour une esthétique de la globalisation, Paris: Denoël, 2009, 224 p. CONTAL Marie-Hélène, Réenchanter le Monde, l’architecture de la ville face aux grandes transitions, Paris: Alternatives, 2014, 156 p. (Col: Manifesto) FREY Pierre, Learning from Vernacular : pour une nouvelle architecture vernaculaire, Arles : Actes Sud, 2010, 170 p. FAREL Alain, Bâtir éthique et responsable, Paris, Le Moniteur, 2007, 139p. ILLICH Ivan, Le Genre Vernaculaire, Paris: Seuil, 1982, 252 p. RUDOFSKY Bernard, Architecture sans architectes: une brève introduction à l’architecture spontanée. Paris: Chêne, 1977, 154 p. Articles de périodiques ARAVENA Alejandro, Interview dans Archidea, n°47, 2013, pp. 10-15 ARMENGAUD Marc, «L’identité au barycentre du développement durable», D’architectures, n°200, août 2011 BRANZI Andrea, «Le projet à l’époque de la crise et de la globalisation: vers une nouvelle charte d’Athènes», Le Visiteur, n°18, pp. 10-15 CAILLE Emmanuelle, ROBERT Jean-Paul, «Radicant, la modernité émergente», entretien avec N. Bourriaud, D’architectures, n°200, août 2001 DE MAAT Syste, «Architectes sans impératifs», L’architecture d’aujourd’hui, n° 390, juillet-août 2012, pp. 70-72
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Remerciements à Caroline Bauer pour avoir accepté de suivre ce mémoire, ainsi qu’au jury de soutenance et à Clémence Merklen pour avoir accepté de le lire.