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Le monde devancé par le surgissement de la peinture

En hommage à Pierre Bazin À Luc Tuymans, en toute amitié

Une relation entre l'être humain et le monde Blaise Pascal dans ses célèbres Pensées formule ceci : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans le secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. » Fils de marin pêcheur, apprenti forgeron, infatigable marcheur des côtes bretonnes ou des collines de l’Île-de-France, ensuite des pentes de la Sainte-Victoire, et enfin des paysages du Vexin normand, Pierre Tal Coat semble avoir toujours considéré l’espace du tableau comme le lieu même de l’émergence de cette relation perdue entre l’être humain et le monde ; de ce “ milieu entre rien et tout ” qu’évoque Pascal ; de ce secret impénétrable entre soi et le paysage qu’il lui faudra “ invinciblement ” exprimer ; de ce néant d’où tout a surgi et de cet infini où tout finira par être englouti, mais dont chaque tableau peut, envers et contre tout, témoigner. Et cela qu’il s’agisse d’un “ Quartier de viande ” peint dans les années 1928-1930 ; d’un Autoportrait daté 1936 ; d’un Massacres daté 1937 ; des paysages de rochers des années 1950 ; du majestueux Surgissant daté 1978 ; des derniers Autoportrait des années 1980-1985, tous réunis exceptionnellement à l’occasion de cette exposition d’anthologie. Qu’elle s’attache à la figure humaine, au paysage naturel ou au geste pictural en lui-même, toute son œuvre se définit à travers une approche spécifique du projet pictural, ou plutôt des approches successives qui seront pour l’artiste, à chaque occurrence, des permissions qu’il se donne à aller encore plus loin, encore plus juste, au plus près. « C’est cela vivre, être attentionné au monde et non essayer de plier le monde à ses complaisances. Par exemple, cette chose ici, on a l’impression qu’elle est en train de jaillir, en train d’être, en train de se faire, mais aussi, se faisant, il y a le disparaître. Il n’y a pas quelque chose qui ne se fasse sans aussi se défaire1. » Tal Coat a dès lors passé toute sa vie d’homme et de peintre à observer, à ressentir, à apprendre et à comprendre. Il a regardé la nature et le monde autour de lui avec les yeux de la nature et ceux du monde autour de lui. Il a voulu voir, voulu entendre, voulu croire. Et le réel devant lui s’est ouvert à son regard, est venu à sa rencontre. « J’ai regardé, observé dans la mesure de mes moyens, comment procédait mon regard. Comment le monde venait à moi2 » Il l’a reconnu, l’a accueilli et l’a laissé se révéler à travers chaque coup de pinceau. « Il y a Moi et le monde, Moi avec le monde, Moi au monde3 », déclare le philosophe et ami Henri Maldiney. Maintenant, c’est là, dans son œuvre. Sans effet. D’une simplicité désarmante et presque désarmée. Dépouillé, presque dénudé, « l’homme n’est qu’une transparence superposée à la transparence de la nature4 », en dira son autre et proche ami le poète André du Bouchet.

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Ce que c'est qu'être

peintre

Pierre Louis Corentin Jacob est né en 1905 en Bretagne, à Clohars-Carnoët. Il devient pupille de la Nation après le décès de son père sur le front d’Argonne, ce qui lui permet de poursuivre des études primaires à Quimperlé. Au milieu des années 1920, il s’installe à Paris, fréquente l’Académie de la Grande-Chaumière et travaille comme mouleur à la manufacture de Sèvres. Dans ses tableaux d’alors, il semble s’attacher principalement à la nature humaine, sa présence, son ancrage au sol, son rapport au travail, sa relation aux autres. Les figures y sont massives et remplissent le cadre, ce qui n’est pas sans nous rappeler l’œuvre de ses aînés Constant Permeke ou Jean Fautrier - soit autant de peintres qui, à des époques toutefois différentes, ont admiré le Bœuf écorché de Rembrandt, à l’instar d’un pèlerinage pictural.

À l’occasion de sa première exposition parisienne à la galerie Fabre, dirigée par Henri Bénézit, il prend le pseudonyme de Tal Coat - “ front de bois ” en breton. Au début des années 1930, il fréquente tout à la fois Paul-Émile Victor, Ernest Hemingway, Balthus, Francis Picabia, Tristan Tzara, Gertrude Stein - dont il fera plusieurs portraits - et, surtout, Antonin Artaud, Francis Gruber et Alberto Giacometti - dont il fera également plusieurs portraits et une rare tête sculptée. Il peint des paysages presque métaphysiques - Les Arbres daté 1933 - et des portraits hiératiques - Autoportrait daté 1936 -, ou à l’inverse des figures basées des contrastes de couleurs presque stridents. En 1936, à l’occasion d’un voyage dans le sud de la France, il rencontre Pablo Picasso, et regarde attentivement son œuvre. Après la série dite des Vanité, Tal Coat s’engage, en réaction à la guerre civile espagnole, dans la série dite des Massacres aux lignes de plus en plus aiguisées et enchevêtrées. Comme si chaque personnage était entouré d’un fin réseau entrecroisé dont on ne peut savoir s’il est protecteur ou, au contraire, représentatif des lignes de tir et des tracés de balles qui pourraient l’anéantir. Pendant l’occupation, démobilisé, il gagne avec André Marchand Aix-en-Provence, où Charles-Albert Cingria et Blaise Cendrars se sont installés. Il en résulte des paysages presque torturés qui ne sont pas sans rappeler l’expressionisme d’un Chaïm Soutine et des intérieurs aux couleurs vives qui revisitent à leur manière le cubisme ; sans oublier un rare autoportrait daté 1943 qui doit autant à Vincent Van Gogh qu’à Picasso.

En 1946, après un court séjour à Paris, il reprend la route du sud et s’installe à Château Noir, atelier de Paul Cézanne quand il peignait au Tholonet. Il y côtoie le philosophe Henri Maldiney, son épouse la peintre belge Elza Vervaene et le poète André du Bouchet. Mais s’il s’agissait alors pour Maldiney de comprendre « ce que c’est qu’être homme », pour Tal Coat il s’agit maintenant de comprendre véritablement « ce que c’est qu’être peintre ».

Une rupture fondatrice fait ainsi jour : il ne s’agit plus de figurer une chose mais de faire advenir la nature même de cette chose donnée dans la peinture. Eugène Leroy ne voulait-il pas dans son œuvre « fixer de la lumière vraie dans de la couleur peinte » ? À l’inverse de Leroy, Tal Coat renonce, lui, aux pouvoirs de la couleur afin de ne fixer que cet enjeu d’un double rapport du peintre à la peinture et de l’être humain au monde. Dès lors, ni illustration, ni expression d’un sujet ou d’un motif, mais la seule recherche d’une incarnation avec/à travers/par la matière peinte. « Il y a quand même une logique puisque le tableau doit donner une impression de surgissement. Ce surgissement implique des profondeurs, des effacements. Ne peut surgir que ce qui fut effacé. On ne peut surgir de nulle part5. » Aussi, tout juste au sortir de la Seconde Guerre mondiale, pour la série dite des Profil sous l’eau, des suites de traits sombres balafrent-elles en obliques serrées la surface d’un profil quasi ruisselant. La tête y est réduite à un spectre sans face ; l’ombre n’est qu’un trait noir qui pèse comme un fardeau ; l’eau comme l’époque est battante, stridente, en débâcle. Pour les séries suivantes des Rocher, des Failles et des Mouvement d’eau des années 1946-1954, il n’y aura plus que des lignes et des ponctuations réduites à l’état de traces mais parfaitement justes, et quelques aplats d’ombres au cœur du tableau précisément positionnés. « En regardant, il ne faut pas s’obstiner à ce que l’on pourrait faire de ce que l’on voit. Il faut voir ce qui est. », professait son contemporain, le peintre Wols.

Vivre le réel

« Ma démarche va toujours le plus possible vers le réel. Mais comme nous ignorons le réel, nous sommes toujours en position d’attente ou de poussée vers le réel, mais jamais de plain-pied avec lui. Le réel n’est pas l’idée. C’est le fait de vivre6. » À l’expérience vécue de la marche de plain-pied dans les paysages cézanniens, en particulier la montagne Sainte-Victoire, ne répond plus que la marche agissante du pinceau dans la peinture et rien d’autre : des sillons et des points d’appuis ; des cassures dans les rochers et quelques éclats d’ombres et de lumières qui en éclairent les failles ; des présences dans l’espace et de la lumière entre ces présences. « Toute sensation est pleine de sens pour qui habite le monde en elle7. », précise Henri Maldiney. Ce qu’il lui faut ouvrir, déplier, déployer, amplifier c’est donc le territoire de la peinture face à celui du monde. « Surgissement dans la rencontre, l’aigu du point d’avancée extrême, la déchirure dévoilant. Cette tension ne peut être accordée qu’à une même tension perceptible dans les éléments constitutifs du tableau, tous liés8 […] »

Tal Coat expose l’aboutissement de ses nouvelles recherches Galerie de France et déconcerte la critique comme le public.

À partir de 1954, il rejoint la Galerie Maeght, et connaît enfin une audience plus internationale. Il y rencontre Raoul Ubac. Sa peinture devient de plus en plus rupestre, retrouvant les gestes premiers et fondateurs qui ont donné naissance à l’idée même de représentation, de figuration de soi et du monde autour de soi. En témoigne, entre autres, au sein de l’exposition, Foyer daté 1968 et ayant appartenu à André du Bouchet. « Émergences des profonds […] de cette énergie qui se prolonge hors le visible de l’action, cette force expansive qui n’est limitée9 […] » Autrement dit, la poursuite de cette recherche encore et toujours recommencée, sans relâche, sans compromission, de ce néant pascalien d’où l’être humain est tiré, et cet infini où il est englouti…

En 1961, nouveau lieu d’élection : Tal Coat s’installe en Normandie, dans l’Eure, à la Chartreuse de Dormont, près de Saint-Pierre-de-Bailleul, non loin de Vernon. Il ne le quittera plus jusqu’à son décès en 1985, mis à part ses allers-retours réguliers en Suisse. La couleur pure revient en force, mais profondément imprégnée dans la masse de la peinture comme si elle en irradiait. La lumière y est ainsi portée par la matière peinte, et vient vers nous comme une phosphorescence qui atteint et vient presque toucher notre rétine. « Ce n’est pas la couleur qu’il faut regarder mais la courbure qui vous relance constamment de la même manière que, dans le ricochet, l’eau relance le galet sur son plan10. » Tout provient donc des qualités et des propriétés inhérentes à la peinture, et se réalise avec elles, entre elles, par elles. En témoignent ici autant les formats plus importants des Escaliers de vignes daté 1971-1972 ou de Surgissant daté 1978, que les toutes petites formes juste brossées sur des couvercles de boîtes de couleur, la peinture y retrouvant symboliquement son origine même. Pour les uns comme pour les autres, tout est traversé non seulement par des états successifs de nature, mais surtout par la physicalité même de ces états de nature : leurs présences, leurs masses, leurs densités, leurs reliefs, leurs mouvements, leurs textures, leurs contrastes, leurs tensions… « Il est de regarder le monde, de s’approcher au plus près dans le faire quant aux phénomènes perçus, l’expression étant liée à la structure intime des matériaux, au-delà des lignes, tons, couleurs11. » Sans oublier leurs sensations, leurs sens et leurs sensualités, que ceux-ci soit du domaine de la vue ou du toucher, mais également de l’ouïe - leur stridence de couleur -, de l’odorat - leur densité de terre mouillée, de mousse sur écorce ou d’écume solidifiée - ou le goût - leur singulière douceur ou amertume…

Exister, c'est d'être le là du monde

Entre vivre et agir, faire et peindre, ce qui surgit donc des pleins, des creux et des sillons du paysage ressurgit dans l’épaisseur des pleins, des creux et des sillons du tableau - mémoires de ces tranchées de l’Argonne où tant de soldats, dont son père, ont été fauchés par les balles et dont les corps abandonnés ont ensuite nourri paradoxalement la terre ? Et ce que le pied a touché du sol ou ce que la main a touché du rocher nous touche en retour - expériences des marches de Tal Coat en Bretagne, en Provence ou dans le Vexin normand, des escalades de montagne d’Henri Maldiney, des explorations des confins de Paul-Émile Victor ? Et ce que le paysage contient de phénomènes la peinture les réalise dans sa corporéité... Toute l’œuvre de Tal Coat se tient et demeure dès lors dans cette pensée concise mais ouverte sur l’infini d’Henri Maldiney : « Exister, c’est être le là du monde12 » Autrement dit, pour un peintre : exister, c’est faire être en peinture des là du monde. En cela, Maldiney comme Tal Coat se démarquent de la pensée de Martin Heidegger : l’homme peut avoir vis-à-vis de sa propre existence le même rapport que la pierre a avec elle-même. Ce qui le fait “ exister ”, ce qu’il le fait “ être ”, c’est l’expérience que l’homme peut avoir avec cette pierre qui lui préexiste, c’est ce que cette pierre lui dit, ou ne lui dit pas, ou le dit sans lui, hors de lui. « Vous savez les rochers ont toujours été pas seulement refuge mais ont toujours attiré les hommes non pas seulement comme abri mais comme entité et comme réserve… Entité comme vous et moi. C’étaient des lieux doués d’âme, de conscience13. » Encore et toujours ce défi pascalien que nous évoquions en introduction à déchiffrer le secret impénétrable de la présence de l’être humain dans le monde. Ce que Tal Coat résume d’un trait : « Nous croyons appréhender le monde, nous ne sommes que visités par lui14 »

« Je ne peins pas l’estre, je peins le passage », nous dit Montaigne dans ses célèbres Essais. Durant les cinq dernières années de sa vie, Tal Coat réalise également des faces nues, des visages à peine esquissés - parfois titrés Portrait, parfois titrés Autoportrait - où tout ce qui surgit semble là encore s’effacer dans le même moment de peinture, au cœur du même mouvement de pinceau. Et ceux-ci ne sont pas sans rappeler le principe pictural des Otages de Jean Fautrier : exprimer une impossible résolution entre l’humain et le monde, un être et une pensée de soi, un individu et son corps, une forme et son contour, une matière et sa nature au moment où tout va leur être enlevé, où tout va être désintégré. « Un visage ?

C’est une sensation que j’avais, d’aller vers moi-même, de courir après moi-même. Finalement quand on va, on ne va que vers soi-même. C’est à dire : il y a toujours une partie de soi qui vous a devancé, c’est la partie la plus prompte et c’est cette partie là que j’essaye de mettre en route15 […] », proclame Tal Coat, fidèle en cela à la pensée d’Henri Maldiney : « Être présent, c’est être à l’avant de soi16 » Et ce qui nous a devancé nous regarde en retour courir vers elle. C’est ce qu’a tenté durant toute son existence Tal Coat, c’est le projet qu’il a “ tenu ” toute sa vie au sens de “ tenir debout ” : faire face à cette part de lui-même qui l’a devancé, faire face à cette clairvoyance qu’elle porte comme un flambeau afin de l’éclairer dans sa course.

Regard pour regard

« La poésie n'est que le signe de ce qui fait vivre, un écho, et vraiment l'ombre de l'homme, et il se trouvera toujours quelqu'un d'assez insensé pour ne vouloir vivre que pour ces signes, cette ombre. Dire par ces signes17 […] », souligne André du Bouchet. La peinture, et celle de Tal Coat tout particulièrement, également. Aussi, nous invite-t-elle à être - ou à devenir - ce « quelqu’un d’assez insensé ». Écoutons donc ce que la peinture nous dit “ par [ses] signes17 ”, dans sa matière. Selon Bachelard, « Les choses nous rendent regard pour regard. Elles nous paraissent indifférentes parce que nous les regardons d’un regard indifférent ? Mais pour un œil clair, tout est miroir ; pour un regard sincère et grave, tout est profondeur18. » Debout devant cette œuvre qui se tient elle aussi debout devant nous, faisons face à ce qui nous fait face, et rendons lui “ regard pour regard ” afin d’en percer toutes les nécessaires profondeurs.

Marc Donnadieu

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